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AU CIEL DU SOLEIL (Paradis, X-XIV) Tout comme dans les deux cantiques qui précèdent, le rapport entre les étapes du voyage et la place qui leur est consacrée dans le texte est, dans le Paradis, asymétrique. Ainsi si Dante consacre huit chants aux trois ciels infé- rieurs (Lune, Mercure, Vénus)', il en consacre treize aux quatre ciels supé- rieurs (Soleil, Mars, Jupiter, Saturne) 2 et, à l'intérieur même de ces deux groupes, dans le premier, comme dans le second, se vérifie le même rapport asymétrique entre espace diégétique et espace narratif. D'autre part, si de forts enjambements narratifs relient parfois entre eux les chants consacrés à un même ciel' des césures peuvent au contraire isoler à l'intérieur d'un même ciel un épisode, qui est ainsi mis en relief'. Parallèlement, le passage d'un ciel au suivant peut être souligné par la fin du chant ou, au contraire, estompé par la continuité narrative et métrique. La diversité des articulations narratives -rup- tures, continuités et enjambements - constitue la grande respiration rythmique du texte dantesque. Entre le groupe des ciels inférieurs, où s'étend l'ombre que projette la Terre, et le groupe des ciels supérieurs, Dante ménage plus qu'une simple césure, presque un tournant du texte. S'opposant à la forte invective par 1. Chants III à IX. 2. Chants X à XXII. 3. Les deux couples de chants consacrés respectivement au ciel de Vénus et au ciel de Saturne, par exemple. 4. Le cas le plus remarquable est celui du chant VI, tout entier consacré au long discours de Justinien, qui se détache ainsi nettement à l'intérieur du ciel de Mercure. Chroniques italiennes n. 57 (1/1999)

AU CIEL DU SOLEIL - Chroniques italienneschroniquesitaliennes.univ-paris3.fr/PDF/57/Marietti.pdf · Trinité, par exemple, noyau théologique du ciel du Soleil, rigoureusement définie

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AU CIEL DU SOLEIL(Paradis, X-XIV)

Tout comme dans les deux cantiques qui précèdent, le rapport entre lesétapes du voyage et la place qui leur est consacrée dans le texte est, dans leParadis, asymétrique. Ainsi si Dante consacre huit chants aux trois ciels infé-rieurs (Lune, Mercure, Vénus)', il en consacre treize aux quatre ciels supé-rieurs (Soleil, Mars, Jupiter, Saturne)2 et, à l'intérieur même de ces deuxgroupes, dans le premier, comme dans le second, se vérifie le même rapportasymétrique entre espace diégétique et espace narratif. D'autre part, si de fortsenjambements narratifs relient parfois entre eux les chants consacrés à unmême ciel' des césures peuvent au contraire isoler à l'intérieur d'un même cielun épisode, qui est ainsi mis en relief'. Parallèlement, le passage d'un ciel ausuivant peut être souligné par la fin du chant ou, au contraire, estompé par lacontinuité narrative et métrique. La diversité des articulations narratives -rup-tures, continuités et enjambements - constitue la grande respiration rythmiquedu texte dantesque.

Entre le groupe des ciels inférieurs, où s'étend l'ombre que projette laTerre, et le groupe des ciels supérieurs, Dante ménage plus qu'une simplecésure, presque un tournant du texte. S'opposant à la forte invective par

1. Chants III à IX.2. Chants X à XXII.3. Les deux couples de chants consacrés respectivement au ciel de Vénus et au ciel de Saturne,par exemple.4. Le cas le plus remarquable est celui du chant VI, tout entier consacré au long discours deJustinien, qui se détache ainsi nettement à l'intérieur du ciel de Mercure.

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laquelle se termine le chant IX, une véritable pause méditative ouvre le chantX, qui est en même temps le premier des chants consacrés au ciel du Soleil oudes esprits sages. L'écart désormais définitivement établi avec la Terre permetà Dante narrateur de porter son regard sur l'univers, création amoureuse duDieu trinitaire. Les deux terzine d'ouverture associent, en chiasme, le regardcréateur de Dieu, d'une part, et, d'autre part, le regard sur l'univers de la créa-ture en quête de Dieu. L'appel au lecteur qui suit, le plus long du poème,amplifie cette entrée en matière cosmique s . En revanche le passage du ciel duSoleil au ciel de Mars, le ciel des combattants de la foi, se fait insensiblement,au milieu du chant XIV, la blanche clarté du premier cédant le pas, dans l'étin-cellement des sempiterne flamme', à la clarté rougeoyante du second. Cet effetmarqué de "fondu enchaîné" allonge encore un peu l'espace narratif, déjàconsidérable, consacré au ciel du Soleil'. Il lui confère aussi une plus grandecohérence sur le plan de l'image et de la signification : la triple évocation dunom du Christ au chant XII B trouve un écho dans celle du chant XIV 9 et, sur-tout, puissamment annoncée au chant XI par la figure du saint stigmatisé, l'ap-parition de la Croix, symbole de la Passion et de la Rédemption'°, donnecomme un accomplissement solennel à l'évocation de la Création par laquelles'ouvre le premier des chants du ciel du Soleil.

Les cinq chants ainsi définis sont reliés entre eux, non pas par desenjambements narratifs", mais par le retour plus ou moins différé d'une mêmeimage, le cercle, qui est la forme géométrique en laquelle se manifestent lesesprits sages'. L'unité thématique des ciels supérieurs s'appuie en effet surl'image plastique qui rassemble et figure symboliquement les âmes venues àla rencontre de Dante personnage, de l'Empyrée où elles séjournent. Toutcomme l'échelle mystique pour les esprits contemplatifs, l'aigle héraldiquepour les esprits justes et sages, ou la croix pour les chevaliers du Christ, le

5. X, 7-27. À propos des appels au lecteur, cette création dantesque, voir Erich AUERBACH,Studi su Dante, Milano, Feltrinelli, 1985, p. 309-323.6. XIV, 66.7. Avec ses quatre chants et demi, il s'agit de l'espace narratif le plus long consacré à l'un desciels des planètes. Seul le ciel de la Lune peut en vanter un aussi long, mais l'espace y est engrande partie absorbé par les explications théologiques de Béatrice.8. XIV, 70-75.9. XIV, 103-108.10. X, 124-126.11.L'enjambement narratif entre les chants X et XI est atténué par l'exclamation ouvrant lechant XI et le long regard réprobateur sur l'inutile affairement terrestre, une symétrie s'établis-sant par ailleurs entre ce regard vers le bas et le regard vers le haut auquel est convié le lecteurau début du chant X.12.XI, 14; XII, 3, 5; XIII, 12, 19-21; XIV, 1, 23.

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cercle, symbole de perfection, figure les esprits sages, qui se présentent sousla forme de lumières étincelantes réunies en trois couronnes", dont Danteauteur, par de longues comparaisons aux articulations du texte", se plaît à sou-ligner les mouvements d'une concorde et d'une harmonie parfaites. Sur leplan du symbole, d'autre part, une intrication s'établit aussitôt entre le chiffretrois que génère l'évocation initiale de la Trinité et les trois couronnes d'es-prits 15 : celles-ci finiront du reste par se disposer à la manière des trois cerclesconcentriques qui figureront celle-là dans l'Empyrée 16.

Ce texte, dominé par le double volet symétrique des chants XI et XII surles Ordres Mendiants et leurs fondateurs, est par ailleurs traversé d'un bout àl'autre par des lignes de force dans lesquelles les chants sur saint François etle franciscanisme sont également pris: la figure de l'inversion, d'une part, semanifestant à tous les niveaux de l'écriture, et, d'autre part, une conceptionchristocentrique de la Sagesse assimilant celle-ci à la Charité et à la Justice,conception qui recoupe celle du Livre de la Sagesse et de son interprétationtraditionnelle'.

1. L'inversion

Si l'on entend par inversion, à la manière de Pierre Fontanier, "un cer-tain changement d'ordre, et un ordre, un arrangement nouveau et tout particu-lier", cette figure du discours peut englober le chiasme rhétorique ou lechiasme narratif et, au niveau de l'énonciation, cet échange de bons procédés

13.La forme circulaire que prennent par groupes de douze les esprits sages est évoquée sous lesappellations les plus diverses : corona (X, 65), ghirlanda (X, 92), beato serto (X, 102), coro(X, 106), glorïosa rota (X, 145), cerchio (XI, 14), santa mola (XII, 3), ghirlande (XII, 20), veracostellazione (XIII, 19-20), li santi cerchi (XIV, 23).14.X, 64-69 (comparaison associée au chiasme); X, 139-148 (comparaison associée à la méta-phore-périphrase); XII, 10-21; XIII, 1-24 (comparaison associée à l'anaphore).15. X, 1-6. Cette intrication Trinité/couronnes d'esprits sages se révèle nettement aux vers 49-51 du même chant, puis aux vers 25-27 du chant XIII, et elle est soulignée par l'insistance surle chiffre trois: les trois tours de danse (X, 77), les trois chants célébrant la Trinité (XIV, 28-33).16.XIV, 67-78; XXXIII, 115-120.17. Sur cet ouvrage, attribué à Salomon, mais rédigé en réalité sous le règne de l'empereurAuguste par un Juif d'Alexandrie, dans les dernières décennies du premier siècle avant notreère, cf. l'article qui lui est consacré par Maurice GILBERT dans Dictionnaire de Spiritualité(vol. XIV). Chrysostome LARCHER, O.P. en a donné récemment une nouvelle traduction,avec un ample commentaire (Le Livre de la Sagesse ou la Sagesse de Salomon, Paris, LibrairieLecoffre, J. Gabalda éd., 1983). Au même auteur, nous devons un volume d'études sur ce mêmeouvrage (Études sur le Livre de la Sagesse, Paris, Librairie Lecoffre, J. Gabalda éd., 1969).

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qui pousse un théologien dominicain, Thomas d'Aquin, à tisser l'éloge du fon-dateur de l'Ordre concurrent du sien, le franciscain, et Bonaventure, un théo-logien franciscain, à tisser l'éloge de saint Dominique 19 . Et, comme le chiasmeest parfois souligné par le parallélisme, l'inversion est ici mise en relief parune stricte symétrie : aussi l'éloge est-il construit suivant un même modèle et,dans les deux cas, suivi d'une réprobation de la dégénérescence des OrdresMendiants dans laquelle chacun des deux panégyristes reprend son rôle habi-tuel. Plus profondément encore, l'inversion se manifeste par un jeu subtil desubstitution, un jeu de masques, entre le narrateur-auteur et les trois espritssages prenant la parole au ciel du Soleil, Thomas, Bonaventure et Salomon.Bien que Dante n'hésite pas, tout au long du poème, à "redresser" un certainnombre d'opinions exprimées dans l'oeuvre écrite de ses personnages ou dansla sienne propre, nulle part ailleurs le décalage entre le discours imaginé et lediscours réel n'est en effet aussi flagrant et continu qu'au ciel du Soleil. Unesorte de délégation de la parole se met en place, — triple en fonction du sym-bolisme trinitaire affectant les structures narratives du ciel du Soleil (les troiscercles de bienheureux, les trois bienheureux qui prennent la parole), — parlaquelle Dante donne sa propre vision des choses de la terre et du ciel, mais enquelque sorte une vision authentifiée par des saints et valorisée par ce quiapparaît comme un retour sur eux-mêmes dû à leur condition nouvelle de bien-heureux.

Si l'emploi du chiasme20 n'est peut-être pas plus fréquent dans ces cinqchants que dans l'ensemble du Paradis et du poème, du moins peut-on noterqu'il intervient à des moments-clés et parfois dans des formes originales. LaTrinité, par exemple, noyau théologique du ciel du Soleil, rigoureusementdéfinie par Thomas d'Aquin avec une grande recherche lexicale et à l'aide de

18.Pierre FONTANIER, Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, p. 283.19.Dante semble s'être inspiré de la tradition suivant laquelle, le jour de la fête respective desdeux fondateurs des Ordres Mendiants, un dominicain était chargé de célébrer, le 4 octobre,saint François et un franciscain, saint Dominique, le 7 août. Cf. Vittorio SERMONTI, IlParadiso di Dante. Revisione di Cesare Segre, Milano, Rizzoli, 1993, p. 180.20. Bernard Dupriez, dans Gradus, donne du chiasme la définition suivante: "Placer en ordreinverse les segments de deux groupes de mots syntaxiquement identiques" et remarque que"c'est presque toujours dans le second groupe que se place l'inversion" (Paris, Union généraled'Éditions, 1984, coll.l0/18, p. 111).

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mots-rimes jouant sur la notion de un et de trois 21 , s'épanouit dans un doublechiasme qui accompagne en écho le chant des âmes :

Quell 'uno e due e tre che sempre vivee regna sempre in tre e 'n due e 'n uno...

22

L'entrée dans le ciel du Soleil est soulignée par un chiasme amplifié parla répétition :

... ma del salirenon m'accors'io, se non com'uom s'accorge...23

De même, la formation de la première couronne entourant Dante etBéatrice s'accomplit dans un triple chiasme :

Io vidi più folgor vivi e vincentifar di noi centro e di sé far coronapiù dolci in voce che in vista lucenti..?°

— syntaxique (far di noi. . .e di sé far), lexical (dolci voce vista lucenti) et pho-nétique (ci /vo /vi /ce), — un triple chiasme qu'appuient la forte allitération dupremier vers de la terzina et le parallélisme du deuxième.

De même encore, l'annonce des deux «princes» destinés à conduirel'Église vers son Epoux se fait par une structure en chiasme :

... in sé sicura e anche a lui più fida,due principi ordinô in suo favore,che quinci e quin di le fosser per guida."

comme la définition de saint Dominique,

...il santo atletabenigno a' suoi e a' nemici crudo...

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21. XIII, 52-60.22. XIV, 28-29.23. X, 34-35.24. X, 64-66.25. XI, 34-36.26. XI, 56-57.

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dont la naissance en Castille vient d'être évoquée à l'aide d'un jeu verbal (sog-giacelsoggioga) reproduisant l'écusson aux quatre quartiers disposés enchiasme27 .

Et si les écarts des représentants des deux ailes extrémistes du francis-canisme, Ubertin de Casale et Mathieu d'Acquasparta, sont évoqués par unchiasme au chant XII28 , une structure en chiasme souligne également, au chantXI, les «erreurs» des brebis dominicaines

29 .

Une forme complexe du chiasme donne son ossature à l'explication deSalomon à propos de la proportionnalité chez les âmes de la clarté, de la cha-rité et de la vision béatifique 30; le chiasme n'affecte encore cependant quel'ordre des signes et nous restons dans ce que nous venons de définir commele chiasme rhétorique. Mais la figure du chiasme peut aussi intervenir dans lanarration, comme un élément de variation et de mise en relief. Ainsi le dip-tyque formé par les chants XI et XII est en décalage avec la narration, avec uneffet de large enjambement narratif, grâce au chiasme qui intervient dansl'ordre des segments narratifs (présentation des esprits de la première cou-ronne par Thomas d'Aquin, panégyrique de saint François par le mêmeThomas, panégyrique de saint Dominique par Bonaventure, présentation desesprits de la deuxième couronne par Bonaventure) et permet l'anticipation dupremier élément au chant précédent31 . Mais, surtout, rapprochés au centre dela structure narrative grâce au chiasme, les deux éloges ressortent mieux, leurssymétries sont mieux perçues.

Parmi les symétries des deux éloges figure au premier rang la doubleallégorie des épousailles, de François avec la Pauvreté et de Dominique avecla Foi, une autre façon d'identifier les deux saints au Christ 32 . Discrètementannoncé par la métaphore-périphrase en clôture du chant X33, le motif desépousailles du Christ avec l'Église célébrées au moment de la Passion ad altegrida domine l'introduction des deux éloges et en constitue tout au long

27. XI, 52-54.28. XII, 124-126.29. XI, 127-129.30. XIV, 40-42 et 49-51.31. La présentation des esprits de la première couronne par Thomas d'Aquin se place dans ladeuxième moitié du chant X.32. "...allegorie gemelle che, rammentando l'unione di Cristo morente con la Chiesa (XI, 32-33), sottolineano, insieme con la Cristo-somiglianza dei due santi, la loro comune vocazioneecclesiale " (Kenelm FOSTER, O. P., Gli elogi danteschi di S. Francesco e di S. Domenico, inDante e il francescanesimo, Lectura Dantis Metelliana, Cava dei Tirreni, Avagliano Ed., 1987,p. 235).33.X, 140-141.

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comme la toile de fond sonore 34 . Cependant, si les épousailles de François avecPauvreté fournissent le fil conducteur de la vie du saint, celles de Dominiqueavec la Foi apparaissent plutôt comme un simple pendant. En fait, le filconducteur de la vie de saint Dominique racontée par Bonaventure est encore,comme pour saint François, la pauvreté absolue. A l'intérieur des terzine mar-quées par la triple répétition à la rime du nom du Christ, est mise en relief, dansun parallélisme souligné par la césure, l'acceptation par l'enfant Dominiquede la pauvreté, première règle pour une vie parfaite selon l'enseignementévangélique :

Ben parve messo e famigliar di Cristoché '1 primo amor che 'n lui fu manifesto;fu al primo consiglio che dié Cristo 35

Le lecteur est surpris de trouver à l'origine du parcours spirituel du saintfondateur des dominicains le conseil donné par le Christ au jeune hommeriche : "Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le auxpauvres, et tu auras un trésor dans les cieux; puis viens, suis-moi" 36 . Le lec-teur sait en effet qu'un tel conseil est à la source de la vocation franciscaine,puisqu'il concerne un événement que les franciscains considèrent commel'événement fondateur de leur Ordre. Tous les anciens biographes de saintFrançois, et notamment saint Bonaventure, racontent comment, après avoiraccueilli le "vénérable" Bernard, son premier compagnon, le saint décidad'ouvrir trois fois les Évangiles pour obtenir une confirmation et une orienta-tion de leur vocation commune 37 . Ce conseil du Christ était familier auMinistre Général des franciscains, qui l'avait rapporté dans sa Legenda Maior,

conformément à toute la tradition biographique antérieure 38 , comme étant lepremier texte qui se présenta aux yeux de saint François et de son compagnon.L'inversion dans l'énonciation semble ici jouer à plein. Mais en réalité, siBonaventure parle avec ses propres mots, c'est afin de traduire la pensée de

34. XI, 31-33.35. XII, 73-75.36. Matthieu, 19, 21.37.Légende Majeure ,3, 3 (Saint François d'Assise, Documents rassemblés et présentés par lesPP. Théophile DESBONNETS et Damien VORREUX O.F.M., Paris, Éditions franciscaines,1968, p. 583).38. Le texte de Matthieu (19, 21) est également cité dans Vita I (X, 24) et Vita II (X, 15) deThomas de Celano, dans l'Anonyme de Pérouse (II, 11 a) et dans Légende des trois compagnons(VIII, 29).

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Dante, pour qui un même modèle évangélique de désappropriation préside àla naissance des deux Ordres Mendiants. Ces derniers doivent donc s'abstenir,comme l'Eglise le doit39, de poursuivre des fins temporelles : leur vocation estexclusivement spirituelle puisqu'ils ont été chargés par Dieu de rappeler àl'Eglise le caractère exclusivement spirituel de sa mission, comme Thomasl'indique par la métaphore de la "barque" et Bonaventure par celle du "char"40 .Le mépris des biens terrestres en échange des biens spirituels, ce contemptusmundi dont Dante fait le leit-motiv du ciel des esprits sages, est par ailleurs lepremier pas vers la sagesse. Ce même thème réapparaît dans la structure dis-jonctive Non... ma... mettant en valeur le sens spirituel des études théolo-giques de saint Dominique41 , une structure qui s'amplifie par l'anaphore peuaprès (non... non... non...) pour souligner solennellement l'objectif de l'Ordredominicain, la défense de la doctrine chrétienne contre tout fourvoiement lié àla cupidité42. La métaphore qui rend compte de l'action du saint en faveur dela vraie foi, ce n'est pas la métaphore des épousailles, mais la métaphorebiblique du "jardin" et de la "vigne" dont le Christ lui-même l'a désignécomme le vivifiant "cultivateur" 43. C'est sur cette métaphore que se greffe lapolémique de Dante auteur contre la Papauté corrompue de son temps, contrele "mauvais vigneron"44 .

Renvoyée aux deux extrémités de la structure narrative par le chiasme,la double présentation des esprits des couronnes par Thomas et Bonaventurese signale également par des symétries. La place attribuée dans leur couronnerespective à Siger de Brabant, "qui démontra d'importunes vérités", et àJoachim de Flore, "doté d'esprit prophétique" est la plus importante de cessymétries. Il s'en dégage également un principe unique qui relève de l'auteur-narrateur et non des personnages qu'il met en scène. Dans un cas comme dansl'autre, pour souligner la symétrie et sa signification, l'esprit cité en dernierest situé à côté du personnage qui présente. Par la répétition, l'accent est missur leur éclat éternel (essa è la luce etterna//... e lucemi da latoll...45). Or, onle sait, les thèses de Siger sur une distinction rigoureuse de la philosophie et

39.Monarchia, III, 10 et 14.40.XI, 118-120 et XII, 106-108 .41.XII, 82-85.42.XII, 91-96.43.XII, 71-72, 86, 104.44. Sur cette polémique, je me permets de renvoyer à mon article paru en 1994 dans le n° 37de Chroniques italiennes, p. 5-30 (Simon le Magicien: l'Église vue du Paradis).45.X, 136; XII, 139.

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de la théologie furent combattues par Thomas d'Aquin, celles de Joachim deFlore sur l'Église spirituelle, par Bonaventure. De plus, présenter Joachimcomme un prophète, c'était "lui donner exactement la qualité que lui refu-saient frère Bonaventure et frère Thomas, qui ne voyaient en lui qu'un fauxprophète". Les deux théologiens sont donc amenés ici à revoir leur opinion àla lumière de la vérité divine qui rétablit l'ordre des valeurs subverti par l'igno-rance humaine. Leurs propos ne reflètent plus les hommes qu'ils furent, maisles bienheureux qu'ils sont désormais, et ils tiennent à le faire savoir. Quant àSiger et à Joachim, ils ont leur place au Paradis parce que, comme le ditÉtienne Gilson, chez le premier, Dante appréciait la séparation radicale de phi-losophie et théologie, fondement indispensable de la séparation du domaineimpérial et du domaine pontifical que lui-même préconisait, et, chez le second,l'éradication annoncée de tout penchant temporel dans l'Église". Par laprésence de ces deux esprits on reviendrait ainsi au principe d'imitation parl'Église de la vie du Christ sur lequel est construit le double éloge des deux"guides" envoyés à son secours.

Plus que par l'échange de rôles entre Thomas et Bonaventure, les deuxéloges des saints fondateurs des.Ordres Mendiants sont marqués par l'emprisede la pensée de Dante sur ses personnages. Leur figure historique est uneamorce pour le rôle qui leur est dévolu dans le poème 48. Le choix des deux per-sonnages tour à tour panégyristes et accusateurs, — à propos desquels il fau-dra rappeler que ni l'un ni l'autre n'avaient été encore canonisés au momentoù Dante écrivait°', — s'est imposé avant tout par l'importance de leur oeuvrethéologique, y compris sur le thème de la sagesse, mais aussi probablement parles circonstances qui les ont réunis. Nés à peu de distance l'un de l'autre 50, etmorts la même année 51 , ils furent reçus ensemble au nombre des Maîtres del'Université de Paris le 23 octobre 1256, à l'issue du premier volet de la que-

46. É. GILSON, Danté et la philosophie, Paris, Vrin, 1972, p. 262.47. Ibid., p. 256-279.48. Conformément à la mise en garde désormais canonique d'Erich AUERBACH : "Si puaesserecerti che ogni personaggio storico o mitologico che appare nel poema deve significare qualchecosa che ha uno stretto rapporto con ciô che Dante sapeva della sua esistenza storica o mitica, eprecisamente il rapporto di adempimento e figura; ci si deve guardare dal togliere al personaggiotutta la sua esistenza storico-terrena per assegnargli soltanto un valore allegorico-concettuale"(Figura, in Studi su Dante..., p. 224).49. Thomas d'Aquin fut canonisé en 1323, Bonaventure de Bagnorea, en 1482.50. En 1221, Bonaventure; en 1228, Thomas.51. En 1274.

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relie entre les Ordres Mendiants et le clergé séculier. Thomas et Bonaventureavaient en effet participé l'un et l'autre, séparément, à la réfutation du Traitédes périls des Derniers Temps, dans lequel Maître Guillaume de Saint-Amour,prenant le contrepied du joachimisme eschatologique qui fustigeait la vie déré-glée des clercs, proclamait, lui, que les seuls périls encourus par l'Égliseétaient les progrès des Ordres prétendant revenir à la vie du Christ et desApôtresS2 . Le pamphlet avait été jeté au feu par la commission pontificale char-gée de l'examiner et la querelle s'était soldée pour l'heure par une victoire deprincipe des Ordres Mendiants.

À partir de cette base historique, et sans trop tenir compte de l'évolutionultérieure de leur oeuvre ou de leur action, Dante a pu construire sa célébrationdes fondateurs des Ordres Mendiants, et son blâme de la dégénérescence deces mêmes Ordres, sur le principe commun de la pauvreté évangélique qui luitenait tant à coeur. Or si la distorsion est moindre, sur ce plan, en ce quiconcerne Bonaventure, elle est vraiment considérable pour Thomas d'Aquin.Si, en effet, à un moment donné de sa vie, celui-ci avait défendu la spécificitédes Ordres Mendiants contre le clergé séculier, il n'aurait pu souscrire à uneprésentation de la vie de François d'Assise mettant en relief la seule pauvreté,lui qui ne s'était pas montré, loin s'en faut, un tenant fervent de la théorie dela pauvreté évangélique comme désappropriation absolue53. En réalité, tout ensuivant la Légende Majeure de Bonaventure, la biographie du saint d'Assiseque Thomas restitue est toute imprégnée de l'esprit des Spirituels joachimitesque le Ministre Général avait âprement combattus en son temps. Les deuxgrands motifs de la vie de saint François chez Dante, les stigmates en tant quesceau authentifiant la Règle de manière définitive54 et la pauvreté comme vertucomportant toutes les autres, s'y rattachent. C'est dans l'oeuvre d'Ubertin de

52. Gratien de Paris, O.F.M., Histoire de la fondation et de l 'évolution de l'Ordre des Frèresmineurs au Xlll

esiècle, Roma, Istituto storico dei Cappuccini, 1982 (l e' éd. 1928), p. 219.

53. Thomas d'Aquin avait réfuté cette interprétation de la pauvreté évangélique dans sa Summatheol. 2a 2ae, 185, 6. Cf. K. FOSTER, Gli elogi danteschi..., p. 238. C'est en grande partie grâceà la position des dominicains que Jean XXII put en 1323, par sa décrétale Inter nonnullos, décla-rer comme hérétique l'interprétation franciscaine de la pauvreté du Christ et des apôtres surlaquelle l'Ordre et l'Église tout entière devaient se modeler. Consulter, sur ce sujet, AndreaTABARRONI, Paupertas Christi et apostolorum. L'ideale francescano in diuscussione (1322-1324), Roma, Istituto storico italiano per il Medio Evo, 1990 (Nuovi studi storici, 5).54. Gratien de Paris, Histoire de la fondation..., p. 406. CfLégende Majeure, Prologue et IV,11.

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Casale", le principal représentant de ce courant franciscain à son époque, queDante avait pu lire, par exemple, le Sacrum commercium Beati Francisci cumDomina Paupertate 5b . En reprenant à ce récit allégorique d'inspirationbiblique la métaphore des épousailles, il en fera à la fois le fil conducteur nar-ratif et le thème allégorique principal de la vie de François d'Assise, l'amourpour la Pauvreté se confondant avec la fidélité au Christ :

... a' frati suoi, si com'a giuste rede,raccomandd la donna sua più Gara,e comandd che l'amassero a fede... 57

Cette terzina sur la mort du saint, en particulier, qui par les notionsd'«héritage», de « recommandation » et de « commandement », évoque le res-pect dû au Testament, est une sorte de profession de foi spirituelle, à laquelleDante auteur associe autant Thomas, qui parle, que Bonaventure, quiapprouve, tout en prêtant à celui-ci par ailleurs les propos désapprobateursbien connus à l'égard d'Ubertin de Casale 58 .

Si Thomas est loin de juger suivant ses principes à propos de la pauvretéau chant XI, il sera également amené à s'éloigner de son point de vue terrestreau sujet de la création, au chant XIII, où, en reprenant l'explication déjà don-née par Béatrice d'une création en quelque sorte par délégation 59, il embrasserades théories néoplatoniciennes contre lesquelles il s'élevait sur terreb°. AinsiDante choisit le ciel du Soleil pour un hommage considérable au grand théo-logien dominicain, en lui donnant la parole à trois reprises et en lui prêtant une

55. Sur la connaissance par Dante de l'Arbor vitae crucifixi Jesu, rédigé par Ubertin en 1305, etqui contient des passages du Sacrum commercium ainsi que des extraits essentiels de l'oeuvreeschatologique Lectura superApocalipsim de Pierre-Jean Olieu, le grand Spirituel provençal , cf.Raoul MANSELLI, Pietro di Giovanni Olivi ed Ubertino da Casale, in « Studi medievali », serieterza, anno VI, fasc. 11, 1965, p. 95-122.56. Sur la façon originale dont Dante s'inspire de cet ouvrage "didactique" et sur la place de lapauvreté dans l'éloge de saint François, cf. Erich AUERBACH, Francesco d'Asissi nella"Commedia", in Studi su Dante..., p. 227-40.57.XI, 112-114 (... à ses frères, comme à des héritiers légitimes, il recommanda sa dame la pluschère et il leur commanda de l 'aimer fidèlement...).58. Sur la position de Dante dans Ies querelles franciscaines, je me permets de renvoyer à monarticle, paru dans Chroniques italiennes, n° 20, 1989, p. 39-59 ("Toi qui n'écris que pour effa-cer...": les tribulations du mouvement franciscain dans le "Paradis" de Dante) et aux réfé-rences bibliographiques qui y sont contenues.

59. VII, 124-144.

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grande maîtrise rhétorique'', mais en l'amenant chaque fois à modifier large-ment, sinon à renverser, ses positions. Il confie à Thomas d'Aquin un rôleimportant, mais le contraint à jouer à contre-emploi sur une partie au moinsdes thèmes abordés. Telle est la règle du ciel du Soleil, le ciel de la Sagessedivine, dans laquelle trouvent leur source tous les ruisseaux de la sciencehumaine et se dissipent les brumes de l'ignorance.

Lorsque Salomon prend à son tour la parole, au chant XIV, le lecteuravisé sait déjà que, encore une fois, l'âme sainte ne se confond pas tout à faitavec l'auteur biblique. Salomon est appelé par Béatrice à éclaircir un douteque Dante n'a pas encore formulé au sujet de la résurrection des corps, àapprofondir en fait une explication qu'elle-même avait amorcée en conclusionde sa « leçon » sur la création62. Pourquoi lui? La réponse nous est fournie parla narration : Salomon répond avec une voix "modeste" comme celle quedevait avoir en parlant à Marie l'archange Gabriel 63 . C'est donc en tant qu'au-teur présumé du Cantique des cantiques que Salomon intervient. Interprétésouvent comme une prophétie des noces mystiques du Christ et de l'Église, cetexte est ici plutôt évoqué suivant son autre interprétation de préfiguration dumystère de l'Incarnation, suprême-acte d'amour pour sa créature de la part deDieu ainsi que suprême acte de justice, comme l'avait rappelé Béatrice 64. Dureste, de la lumière resplendissante de Salomon se dégage "un tel amour",avait souligné Thomas en la présentant65 , que cette interprétation s'impose.S'incarner, c'était pour le Fils de Dieu prendre cette enveloppe de chair, cecorps que les bienheureux sont appelés à retrouver après le JugementUniversel. Le lien conceptuel est bien rendu par l'invention poétique. MaisSalomon doit répondre à une question très précise, presque technique : lesbienheureux conserveront-ils avec leur nouveau vêtement charnel, cette autrevesta66 qu'est leur resplendissante lumière? On s'éloigne là de la significationallégorique du Cantique des Cantiques; mais Dante avait pu admirer dans unautre texte attribué à Salomon, le Livre de la Sagesse, la représentation desjustes après leur mort, ce « scintillement » de lumière qui rencontrait, s'il ne

61. Son exposé en trois parties du chant XIII, par exemple, est comme scandé par trois couplesde rimes homonymes placés aux principales articulations (costa... costa, pare... pare, parte...parte, aux vers 37-39, 89-91,119-121).62. VII, 145-148.63. XIV, 34-36.64.VII, 118-120.65. X, 110.66. XIV, 39.

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l'avait pas déclenchée, sa propre imagination de poète. D'autre part, comme ledémontrent les études actuelles 67, les exégètes du texte ont cru y déceler lacroyance à une résurrection des corps. Il reste que Salomon s'exprime en destermes qui rejoignent le mysticisme d'un Bonaventure. Dans ce cas aussiDante auteur attribue à l'âme de Salomon une « perfection » de connaissancesur le sujet que l'auteur biblique n'avait pas explicitée.

Au demeurant, Dante narrateur insère à ce niveau du texte le rappelsolennel d'un acte de charité de Dieu à l'égard de sa créature qui sert parfaite-ment de transition à l'apparition de la Croix à la fin du chant et, en confiant àSalomon le rôle de porte-parole sur ce sujet, il souligne son importance dansl'élaboration même des chants du ciel du Soleil.

IL Salomon au ciel du Soleil

La narration, pour commencer, s'organise, grâce aux interventions répé-tées de Thomas, autour du personnage de Salomon, la cinquième "lumière" dela première couronne d'esprits sages. Déjà la place qui lui est réservée estsymboliquement importante, le cinq étant le symbole de l'homme et du mondedans lequel s'accomplit son destin, et par conséquent le symbole du pouvoirimpérial qui en a la charge sur cette terre". On ne peut qu'établir un rapportentre cette cinquième place et l'insistance sur le chiffre cinq dans la formationde l'Aigle héraldique au ciel de Jupiter, à partir, qui plus est, de l'inscriptionqui constitue l'incipit du Livre de la Sagesse 70 . Nous remarquerons au surplusque l'exhortation de l'incipit (Diligite iustitiam, qui iudicatis terram) se trans-formera dans le corps de l'ouvrage en Diligite lumen sapientiae, omnes quipraeestis populis71 , indiquant bien une identité de Sagesse et Justice qui jettecomme un pont entre le ciel de Salomon et celui de David72 . Dans sa présenta-tion, au chant X, Thomas insiste sur la beauté de la cinquième lumière : c'est

67. C. LARCHER, Études sur le Livre de la Sagesse..., p. 318-327.68. X, 109, puis de nouveau XIII, 48. Même insistance pour Riphée ( chant XX, 69), à proposduquel cf. Paul RENUCCI, Dante disciple et juge du monde gréco-latin, Paris, Les BellesLettres, 1954, p. 254-257.69. Cf. Ernst Robert CURTIUS, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris, P.U.F.,1956, p. 611612.70. XVIII, 88-96.71. Vulgate, Sapientia, 6, 23.72. David est 1' âme qui forme la pupille de l'Aigle (XX, 37).

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"la plus belle" de la première couronne", une notion hiérarchique qui n'existepas du reste pour la deuxième, celle de Bonaventure. Si bien que Dante narra-teur peut désigner au chant XIV Salomon, par une périphrase, comme la lucepiù dia (la plus proche de la lumière divine et donc la plus resplendissante) /delminor cerchio". Mais Thomas instaure, de plus, à son propos, par un habileusage de la rhétorique, une double attente, conceptuelle et linguistique, qui luipermet de le mettre davantage en relief dans la narration :

... a veder tanto non surse il secondo. 75

Le théologien provoque par ces mots le doute de Dante, qu'il prendra lesoin de formuler lui-même au chant suivant (comment? Salomon n'eut pasd'égal en sagesse? Et Adam? et le Christ?), juste avant de prononcer son élogede saint François 76, et consacrera enfin une partie de son intervention du chantXIII à l'éclaircir. En employant le verbe "surgir", par ailleurs, il propose à soninterlocuteur-disciple un jeu verbal, qu'il commentera (les rois "surgissent",s'élèvent, par leur condition, au-dessus des autres hommes, leurs sujets) touten annonçant par ce biais l'invective de l'Aigle contre les mauvais rois chré-tiens :

e se al "surse" drizzi li occhi chiari,vedrai aver solamente rispettoai regi, che son molti, e' buon son rari. 77

Cette mise en scène soignée du personnage de Salomon, si elle renvoieen premier lieu au modèle du monarque demandant à Dieu le don de la sagesseroyale afin de bien exercer la justice, laisse également percer l'influence deSalomon auteur sur l'auteur du ciel du Soleil au plan des réseaux métapho-riques et des conceptions qu'ils recouvrent.

Quand Thomas reprend la parole au chant XIII, après la parenthèse del'intervention de Bonaventure, c'est donc pour justifier le sens de sa défmition(... a veder tanto non surse il secondo), laquelle malgré tout, par la réminis-

73. X, 109.74. XIV, 34.75. X, 114.76. XI, 26.77. XIII, 106-108. L'invective en acrostiche contre les mauvais rois chrétiens se trouvant, elle,au chant XIX.

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cence biblique précise qu'elle implique76 , avait permis à Dante de reconnaîtrel'identité du personnage. Il n'y parviendra que dans la partie centrale de sondiscours, après son explication sur les causes secondes de la création entraî-nant la différence entre les divers talents chez les hommes, une explication quilui permet en même temps de conforter l'opinion de son interlocuteur-disciplesur la supériorité absolue de la nature humaine chez Adam et le Christ, créa-tion directe de Dieu79. Le sujet de la requête de Salomon avait déjà été abordédans la Monarchie, afin de souligner l'aptitude du monarque universel,dépourvu de cupidité, à rendre la justice (iustitia) avec sagesse (iudicium) 80 . Laprière de Salomon demandant à Dieu le don de la justice est citée, telle qu'elleapparaît dans les Psaumes ("O Dieu, donne au roi ton jugement, au fils de roita justice"81 ). Dans le Convivio aussi Dante avait évoqué la demande deSalomon, en donnant la référence exacte de la Vulgate, le troisième livre desRois. A ce même passage se reporte Thomas dans l'élucidation de sa présen-tation en forme de devinette :

Non ho parlato si, che tu non posseben veder ch'el fu re, che chiese sennoaccid che re sufficïente fosse...

Et puis :

Onde, se cid ch'io dissi e questo note,regal prudenza è quel vedere impariin che Io stral di mia intenzion percuote.. e:

Deux formules se dégagent qui reprennent les mots mêmes par lesquelsDieu résume ce que Salomon a demandé : sapientiam ad discernendum iudi-cium. Sagesse comme justice. Cette fois-ci, Thomas ne se contredit pas, aucontraire. Il puise dans l'Ancien Testament des arguments qui vont dans lesens d'une distinction consignée dans son oeuvre de théologien: certains

78. Vulgate, 3 Regum 3, 12 (le verbe "surgir" s'y trouve). 3 Regum correspond, dans la Biblede Jérusalem , à 1 Rois.79. XIII, 37-87.80. Mn. I, XIII, 7.81.Ps. 72 (71), de Salomon.82. XIII, 94-96 et 103-105. Cf. 3 Regum 3, 11. Sur Salomon et la figure du monarque, cf.Claudette PERRUS, Visages du roi et du conseiller dans la "Divine Comédie" de Dante, in Lepouvoir monarchique et ses supports idéologiques aux XIV`-XVII` siècles, études réunies par J.DUFOURNET, A. FIORATO et A. REDONDO, Paris, Publications de la Sorbonne Nouvelle,1990, p. 1-7.

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"reçoivent le don de sagesse à un plus haut degré : dans la contemplation desréalités divines ils peuvent connaître des mystères plus élevés et, dans lesaffaires humaines, ils sont capables de se diriger eux-mêmes et de diriger lesautres" 83 . Il y a pour Thomas, comme pour Dante, comme pour Dieu, unesagesse propre au roi qui lui permet de rendre justice. Il n'y a pas de bon roisans ce don, d'origine divine quoique concernant les choses terrestres (c'est àDieu directement que Salomon s'est adressé pour l'obtenir; c'est le Saint-Esprit qui le donne à qui il veut, selon Thomas d'Aquin). Les rois théologiens,que Dante avait déjà blâmés 84 , sont exclus du nombre des bons rois

85 .

Le Livre de la Sagesse comporte aussi une prière pour l'obtention de lasagesse royale. Ce livre, en dépit des hésitations de la tradition concernant sacanonicité, a fait l'objet d'une relecture de la part des chrétiens dès la fin duue siècle. Dans la Patristique déjà, l'aspect spirituel et l'aspect éthique du livresont approfondis : la Sagesse, en tant que personnage symbolique, est assimi-lée au Christ et, en tant que vertu, se confond avec la vertu de justice. Dans lecommentaire de Raban Maur (IX e siècle), la principale source biblique pour leMoyen Âge, l'interprétation christique, de même que l'importance donnée authème de la justice, se confirme (la Sagesse c'est le Christ, le juste persécuté,c'est encore lui, ce qui donne au texte le sens messianique d'une prophétie dela Passion) 86 . On s'est interrogé, par ailleurs, sur l'éventualité d'une influencedu Livre de la Sagesse sur certains textes du Nouveau Testament (plus parti-culièrement les Épîtres de saint Paul et l'Évangile de saint Jean), la seuleréponse étant la constatation que des affinités profondes existent entre eux surcertains points87 .

La relecture que Dante fait à , son tour du Livre de la Sagesse, d'après leschants du ciel du Soleil, part naturellement de ces prémisses. Le christocen-trisme en est la clé, mais avec un intérêt plus marqué pour les images qui l'ex-priment et qui se transforment dans le Paradis en de nouveaux réseaux méta-phoriques. On ne peut exclure d'autre part que l'interprétationchristocentrique ne se confonde avec la thématique de l'exul immeritus imagede l'Agneau, une thématique qui se développe au ciel de Mars avant de seconclure au ciel des Étoiles fixes 88 . Le premier réseau métaphorique est celuide la lumière. Sagesse "est un reflet de la lumière éternelle,/ un miroir sans

83. Summa Theol. Ila Ilae, q. 45, a 5. Cf. Aimé SOLIGNAC, Sagesse, dans Dictionnaire deSpiritualité..., p. 110-111.84. Dans VIII, 145-148, il avait raillé le "re da sermon", probablement Robert d'Anjou.85. XIII, 97-102.86. M. GILBERT, Sagesse de Salomon..., p. 66-72.87. C. LARCHER, Études sur le Livre de la Sagesse..., p. 11.88. Sag. 4, 10-14 ; Pd. XVII et XXV.

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tache de l'activité de Dieu,/ une image de sa bonté", elle est "plus belle que lesoleil,/ elle surpasse toutes les constellations,/ comparée à la lumière elle l'em-porte..." 89 ; au ciel, les justes seront des lumières en mouvement, "comme desétincelles à travers le chaume ils courront" 90 . Dans la critique récente, oncherche la source de la "poésie de la lumière" du Paradis dans des ouvragesmalgré tout assez rares en Occident; sûrement à l'égard du thème de lalumière, Dante assimile et mélange des suggestions de différentes origines 91 ,mais il faudra peut-être se demander d'abord si le texte biblique, un livre dechevet pour le poète en toutes circonstances, n'a pas eu sur lui davantage d'in-fluence que tout autre, en tenant compte au surplus du fait que l'origine desmétaphores est plus profondément enfouie dans l'imaginaire que ne l'est dansl'intellect celle des concepts.

Nous avons vu que Dante connaissait sûrement, ne serait-ce que parl'intermédiaire d'Ubertin de Casale, le Sacrum Commercium. Pourtant leschéma courtois de cet ouvrage ne comporte pas à proprement parler la men-tion d'un "mariage" avec le saint; une "alliance" est scellée entre DamePauvreté, d'une part, François et ses compagnons, d'autre part. C'est dans laLégende Majeure de Bonaventure que Dante puise la métaphore de Pauvretéépouse de François ("Voyant que celle qui avait été la compagne habituelle duFils de Dieu était devenue désormais l'objet d'une répulsion quasi universelle,il eut à coeur de la prendre pour épouse et lui voua un amour éternel"), et il sechargera ensuite de la filer pour suivre les différentes étapes de la vie du saint.La symétrie lui suggère ensuite de reprendre la métaphore en l'adaptant àd'autres personnages : pour les noces de Dominique et de la Foi, plus encoreque pour celles de François et Pauvreté, aurait-il eu à l'esprit aussi un autremodèle? D'autres épousailles avaient été célébrées en effet entre Salomon etSagesse, dans des termes assez proches de ceux qui sont utilisés pour l'amo-roso drudo :

"C'est elle que j'ai chérie et recherchée dès ma jeunesse;j'ai cherché à la prendre pour épouse,et je suis devenu amoureux de sa beauté.Elle fait éclater sa noble origine en vivant avec Dieu,car le maître de tout l'a aimée."93

89. Sag. 7, 26 et 29. Citations tirées de La Bible de Jérusalem.90. Sag. 3, 7.91. Maria CORTI, Percorsi dell'invenzione. Il linguaggio poetico e Dante, Torino, EinaudiPaperback, 1993, p. 160.92. Légende Majeure, 7, 1 (Saint François d'Assise..., p. 621). Bonaventure reprend à la lettrela Vita II de Celano (2 C 55). Cf. XI, 55-66.93. Sag. 8, 2-3. Cf. XII, 55-66. Ce passage du Livre de la Sagesse est d'ailleurs repris dansSacrum commercium, ch. 19 (Saint François d'Assise, Documents..., p. 1288).

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La beauté de Sagesse est la beauté même de l'univers :

"Avec toi est la Sagesse, qui connaît tes oeuvreset qui était présente quand tu faisais le monde...'°

Nous en arrivons ainsi au thème, riche en images, de l'univers, créationde Dieu, par lequel la créature peut rejoindre son créateur; il ouvre, commenous avons vu, le ciel du Soleil. Dieu étant l'artisan du monde, il peut êtreconnu par qui observe les merveilles de l'univers : "...car la grandeur et labeauté des créatures / font, par analogie, contempler leur Auteur' 9S .

Si Dieu et Sagesse ne font qu'un, l'homme en revanche ne peut appré-hender en aucun cas la sagesse divine. Dans sa prière Salomon constate cetteimpossibilité en ces termes :

"Quel homme en effet peut connaître le dessein de Dieu,et qui peut concevoir ce que veut le Seigneur?Car les pensées des mortels sont timides,et instables nos réflexions;un corps corruptible, en effet, appesantit l'âme,et cette tente d ' argile alourdit l'çsprit aux multiples soucis"

En évoquant le sort céleste de Salomon, au sujet duquel les théologiensdiscutaient, Dante prête au plus prestigieux d'entre eux des propos qui fontécho aux paroles de sa prière: les voies de Dieu pour attribuer le salut sontimpénétrables au jugement humain, entravé par les passions'. Mais par lebiais de cettte opposition entre sagesse divine et sagesse humaine, le discourssur la sagesse au ciel du Soleil ramène au Christ. L'homme se rapproche de lavraie sagesse, qui est celle de Dieu, lorsqu'il abandonne ses propres critèresde sagesse dans la «folie» de la Croix. Cette inversion des valeurs est déjà àl'ouvre dans le Livre de la Sagesse, à travers l'image du juste récompensépour la "folie" de sa vie à la stupéfaction des impies :

"Ils se diront entre eux, saisis de regretset gémissant le souffle oppressé :«Le voilà, celui que nous avons jadis tourné en dérisionet dont nous avons fait un objet d'outrage, nous, insensés!Nous avons tenu sa vie pour folie,

94. Sag. 9, 9.95. Sag. 13, 5.96. Sag. 9, 13-15.97. XIII, 112-142. Comparer Vulgate : Quis enim hominum poterit scire consilium Dei? et XIII,141: vederli dentro al consiglio divin...

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et sa fin pour infâme.»"98

Les deux saints fondateurs des Ordres Mendiants ont suivi l'enseigne-ment du Christ à propos de l'état «parfait» du dénuement absolu. La Pauvretéa rendu François méprisable aux yeux des hommes (dispetto) comme elle-même est méprisée (dispetta). Aussi cet état de perfection dans la pauvreté aopéré le retournement, les rapprochant de la sagesse divine, du Christ-Soleil.Cette logique paulinienne"qui parcourt le ciel du Soleil se conclut par l'appa-rition de la Croix et l'annonce de la Résurrection.

*

Tous les aspects de la figure de Salomon au ciel du Soleil (locuteur ouréférent) ramènent à la Charité et au Christ. Evoqué au départ comme unelumière qui répand autour d'elle par réverbération l'amour de l'Esprit Saintlors de l'Incarnation (spira di tale amor), c'est à lui que revient pour finir l'ex-plication du rapport lumière-charité chez les bienheureux 100 . C'est le Salomondu Cantique des cantiques. Mais le Salomon du "troisième livre des Rois", desPsaumes et du Livre de la Sagesse, le roi prudent qui, directement de Dieu "dequi seul vient cette faveur'', obtint le don de Sagesse-Justice ne s'écarte pasnon plus de la notion de Charité car

"l'amour, c'est l'observation de ses lois,l'attention aux lois, c'est la garantie de l'incorruptibilité,et l'incorruptibilité fait qu'on est près de Dieu" 102.

La regal prudenza, d'origine divine, est une sagesse qui n'a pas d'égale(sanza pare, impari 103) : elle se place sur un autre plan par rapport à celle duChrist et d'Adam, mais la rejoint en Dieu.

Cependant, on ne peut atteindre la sagesse sous quelque forme que cesoit qu'en écartant la fascination des biens terrestres, la cupidité s'opposant àla charité qui est la recta dilectio, la vraie forme d'Amour 104 . C'est par cecontemptus mundi que Salomon a obtenu la sagesse ("Je l'ai préférée aux

98. Sag. 5, 3-5.99.1 Cor. 1, 18-31.100.XIV, 40-51 (chiasme éclaté, mentionné plus haut : chiarezza ardore vis'ione/ vision ardorraggio).101.Sag. 8, 21.102.Sag. 6, 18-19 ("ses lois" renvoyant à "sagesse").103.XIV, 89, 104.104. Mn. I, XI, 13-14.

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sceptres et aux trônes/ et j'ai tenu pour rien la richesse en comparaisond'elle" 105); c'est ce motif qui d'un bout à l'autre accompagne le ciel du Soleil,avec plus d'éclat parfois, comme dans la double exclamation du chant XI fai-sant ressortir le contraste entre la terre et le ciel :

O insensata cura de' mortali,quanto son difettivi sillogismiquei che ti fanno in basso batter l'ali!

Oh ignota ricchezza! oh ben ferace! 10fi

La vie de François d'Assise est le moment fort du texte, le moment oùle contemptus mundi, vécu sous la forme de la pauvreté absolue, rencontredans le miracle des stigmates la «folie» de la Croix. C'est pourquoi seulFrançois est le Sol Oriens des textes bibliques — comme la tradition francis-caine le voulait, y compris la tradition franciscaine officielle représentée parBonaventure 107 . Le ciel du Soleil, le premier des ciels supérieurs, donne ainsiun avant-goût du Christ-Soleil brillant au milieu de tous les astres et les dépas-sant tous en clarté lumineuse de la célèbre comparaison par laquelle s'ouvre letriomphe du Christ au ciel des Étoiles fixes'. En lui se rencontrent, diraBéatrice, cette "sagesse" et cette "puissance" qui rouvrirent à l'homme le che-min du ciel 109 . C'est ce même Soleil, "le Soleil des anges", que Béatricedemande à Dante de remercier pour la grâce qu'il lui a accordée d'entrer dansle ciel qui porte son nom :

E }Matrice cominciè : «Ringrazia,ringrazia il Sol de li angeli, ch'a questosensibil t'ha levato per sua grazia». 10

Marina MARIETTI

105.Sag. 7, 8.106. XI, 1-3 et 82.107.Légende Majeure, Prologue. Cf. K. FOSTER, Gli elogi danteschi..., p. 248.108. XXIII, 25-33.109. XXIII, 37-39.110.X, 52-54.

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