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AU DESERT Une anthropologie du tourisme dans le Sud marocain

Au Desert Une Anthropologie Du Tourisme Dans Le Sud Marocain

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AU DESERTUne anthropologie du tourisme dans le Sud marocain

@ L'Harmattan, 2007 5-7, rue de l'Ecole polytechnique; 75005 Parishttp://www.1ibrairieharmattan.com diffusion. harmattan @wanadoo.fr harmattan [email protected]

ISBN: 978-2-296-03294-1 EAN: 9782296032941

Corinne CAUVIN VERNER

AU DESERTUne anthropologie du tourisme dans le Sud marocain

prface d' Alban Bensa

L'Harmattan

PREFACE

Le tourisme, une conomie du spectacle

Cet ouvrage tudie l'trange face face entre touristes europens et guides locaux, tel qu'il se donne voir dans le Maroc d'aujourd'hui. Corinne Cauvin Verner y rvle la puissance heuristique, pour la comprhension de notre poque, de la relation touristique ds lors que celle-ci n'est plus dcrite et pense comme une pratique marginale ou impure. Ce souci d'exactitude n'est envisageable qu' condition de se dgager de la totalisation monographique 1 qui privilgie les notions de communauts dont les membres partageraient les mmes rgles et les mmes conceptions du monde. En l'occurrence, en effet, l'enqute de terrain part d'une srie de situations - des randonnes

organises dans le dsert - qui se dveloppent entre des personnes auxparcours diffrents. Les interactions ne constituent pas une socit mais des processus qui se dveloppent, chaque fois et en gros, de la mme faon. Une mme logique de situation est l'uvre qui gouverne les attitudes des voyageurs encadrs et celles de leurs htes de quelques jours. Afin d'expliquer cette cohrence, Corinne Cauvin Vemer saisit sur le vif selon quelles voies se codifient les paroles, les gestes, les motions, les images de soi et de l'autre, au fil des changes divers qui s'grainent du dbut la fin de chaque voyage touristique. Elle tablit aussi les trajectoires des personnes impliques, en remontant d'un ct vers la France, de l'autre vers les villages ou les villes d'o viennent les guides marocains. Elle nous propose ainsi d'apprhender l'exprience touristique comme un phnomne la fois local et global, exemplaire de l'histoire contemporaine. L'exprience touristique est d'autant plus complexe qu'il s'agit d'une rencontre phmre mais organise, de vrais-faux moments de first contact programms par des agences de voyage spcialises dans la dcouverte et l'aventure. Avec une trs grande finesse, Corinne Cauvin Vemer analyse les liens qui unissent, le temps d'un tour , une quipe de guides marocains un groupe de touristes qui, euxmmes, le plus souvent ne se connaissaient pas. L'tude de cesDodier, N. et Baszanger, I., Totalisation et altrit dans l'enqute ethnographique , Revue Franaise de Sociologie, XXXVIII, 1997, 37-36.1

relations entre des personnes venues pour vivre un rve, et d'autres organises pour le vendre, dcrypte ce jeu de dupes o chacun se trompe soi-mme et trompe l'autre pour mieux satisfaire, son imaginaire, ou ses espoirs d'une vie meilleure. Le fond de l'affaire est un imbroglio serr de motivations contraires o l'conomique le dispute l'imaginaire, l'interpersonnel au collectif, la parodie de l'authentique au double-jeu. Au prix d'une ethnographie sans a priori culturaliste2 et plongeant ses racines dans l'histoire occidentale et maghrbine du dsert, Corinne Cauvin Verner dmle l'cheveau des relations au cur desquelles sont ngocies entre Marocains et Franais des images vraies du dsert et de ses habitants supposs. Car, tout comme la religion a besoin de surnaturel, le tourisme marche l'authenticit. Faute de savoir de quoi au juste cette authenticit est faite, il faut la fabriquer en montrant des dunes (finalement assez rares dans le dsert), en s'habillant en Touareg, en disant d'un ton nigmatique des proverbes typiques , etc. Ce travail pris en charge par les guides entretient les clichs que littrateurs et artistes de tout poil ont labors depuis la fin du XVIIIe sicle. Touristes, crivains-voyageurs et cinastes disent au fond en effet la mme chose. Corinne Cauvin Verner met en vidence ces rcurrences toujours trs efficaces en remontant aux sources de l'orientalisme convenu que partagent lettrs et randonneurs. Des jeux de classements des diffrentes populations indignes chers l'administration coloniale, aux brochures donnes par les agences de voyage leurs clients, en passant par la promotion d'un artisanat traditionnel , il s'agit toujours d'loigner l'autre de soi pour l'embellir. L'exotisme est un esthtisme. Le tourisme a besoin de ces constructions pour donner vivre aux Europens ce qu'ils sont venus chercher dans le dsert. Encore fallait-il saisir les modalits concrtes de consommation de l'exotisme, donner comprendre les dceptions, les malentendus et aussi les moments forts de cette exprience la fois attendue et redoute. Loin de se limiter une approche globale du tourisme, Corinne Cauvin Vemer innove en portant son regard sur l'intimit mme des personnes. Les quipes touristiques dclenchent en effet des sortes de crises cognitives, morales et parfois affectives. Qu'il s'agisse de cette femme qui croit qu'on lui jette des cailloux, de ceux2

cf Bensa, A., La fin de l'exotisme. Essais d'anthropologie critique, Anacharsis,

Toulouse,2006.

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qui pestent contre l'agence parce qu'ils n'ont pas vu assez de dunes, de la difficult d'un groupe htroclite se constituer comme tel, du couple qui dcide, en plein dsert, de divorcer ds qu'il sera rentr en France ou des relations sexuelles des guides avec des randonneuses trangres, il est certain que l'exprience touristique est potentiellement explosive, mme si finalement ces mini-drames font partie du scnario. La tension qui habite les relations entre touristes et guides n'est pas l'effet d'une hypothtique interculturalit mais rsulte de la confrontation de dsirs contradictoires. De part et d'autre, l'attirance pour l'exotisme ctoie le racisme inscrit parfois au cur de la relation sexuelle elle-mme. L'exaltation de Touareg ternels masque mal la sourde inquitude suscite par la dcouverte de la pauvret et des rancurs qu'elle gnre. L'esprance d'une aide qu'une touriste pourrait accorder aux guides pour leur permettre d'migrer vers l'Europe se mle de la jalousie et des sentiments de vengeance post-coloniaux. En se transformant, le temps d'une fiction, en fils du Bdouin et en fille du dsert, le guide marocain et la touriste nouent des rapports falsifis que la sexualit ne fait qu'exacerber. Au moyen d'une criture la fois aigue et pudique, Corinne Cauvin Verner dveloppe ici une approche ethnographique trs matrise de la crise psychique et de ses laborations en termes sociaux. Car ce basculement des consciences, ce douloureux vertige associ toute sortie de soi ou exotisme vcu, fonctionne comme une prime optionnelle offerte implicitement par les agences de voyage. Il fallait toute la rigueur d'une ethnographie des situations et un grand respect des personnes impliques dans ce jeu pour atteindre ainsi l'exprience touristique dans sa secrte incandescence. Du ct marocain, la participation ces entreprises touristiques peut servir aussi d'exutoire des tensions internes, entre ans et cadets, pres et fils. Corinne Cauvin Verner s'attache ainsi dcrire la vie domestique des maisonnes dans ses rapports au nouveau travail qu'offrent les agences de tourisme. De jeunes hommes, non encore maris et souffrant de l'autorit de leurs anciens, trouvent dans le mtier de guide l'occasion de rationaliser leurs comportements dviants en regard d'une communaut intransigeante en matire de conduite morale. En retour, ils rapportent la famille des ressources financires susceptibles de sauver une conomie agricole toujours en difficult. Le tourisme injecte dans les budgets des fermes de quoi maintenir un quilibre financier et fonctionne comme une soupape de 9

scurit pour un systme social autoritaire. L'ethnologie renoue ici avec ses champs d'investigation plus habituels, ceux qui concernent les organisations sociales prennes et leur reproduction. Ce n'est pas un des moindres mrites de ce livre que d'affirmer, preuves ethnographiques l'appui, que les pratiques sociales locales ont la vie dure et que le temps long des socits maghrbines n'est pas ncessairement renvers par le temps court du tourisme dont les vagues, certes, irriguent les conomies mais viennent aussi s'craser contre les murs de la forte autonomie de la vie sociale rurale marocaIne. L'ethnographie des situations touristiques n'alimente en rien l'ide d'un choc des cultures mais, au contraire, souligne combien les interactions voient se croiser des stratgies parfaitement intelligibles les unes aux autres, tantt compatibles entre elles, tantt problmatiques. Les frontires qui sparent les guides marocains de leurs htes ne relvent pas mcaniquement de leur appartenance des mondes distincts mais de divergences d'intrts. Les Marocains cherchent des solutions budgtaires leur conomie rurale, les Franais investissent leurs conomies dans des pisodes susceptibles, pensent-ils, de compenser, ne serait-ce qu'un moment, les mfaits de la modernit contemporaine. Rien ne semble jou d'avance dans ce croisement de projets opposs et pourtant ces expriences du tourisme se stabilisent dans une trange reprise des attitudes. D'un voyage l'autre, les diffrences entre les aventures le cdent aux rcurrences parce que, dans cette mise en scne, il n'y a d'autres rles que ceux assigns chacun. Le grand paradoxe du tourisme de masse tient cet enfermement des rapports sociaux dans un strict codage. Les clients des agences sont lancs sur des circuits puis reviennent la case dpart sans vraiment tre partis parce que tout est fait pour que leur voyage les conforte dans leurs illusions et leurs fantasmes. Les guides et leurs familles matrisent le processus en y puisant les moyens financiers d'amliorer leur vie conomique et, par l, de conforter leur organisation sociale propre. Pourtant, comme dans les bonnes pices de thtre, les passions peuvent enflammer les uns et les autres et laisser croire, le temps de quelques actes, que les transgressions auront raison des rgles tablies (par l'industrie touristique d'un ct et les communauts villageoises marocaines de l'autre) ; mais, aprs le dtour de l'expdition, chacun rentrera chez soi et les dromadaires seront bien gards.

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L'une des grandes forces de ce livre tient son souci de ddouaner le tourisme du soupon tenace dont les intelligentsias l'accablent. Il n'est pas que rassurance de soi au contact de l'autre mais peut ouvrir la voie quelques ravissements qui laissent des traces. Il n'est pas non plus la courroie de transmission de la modernit polluante mais peut contribuer perptuer des formes sociales qui n'ont pas envie de disparatre. Car les migrations saisonnires des touristes et de leurs devises suivent le mme chemin que les envois de mandats par les travailleurs immigrs installs en France. Elles alimentent du nord vers le sud un mme flux financier. Tandis que les touristes achtent ainsi leurs rves de puret antique, les immigrs envoient au pays les sommes ncessaires, entre autres besoins, l'entretien de cette illusion. Le tourisme relve de l'conomie du spectacle et il faut savoir gr Corinne Cauvin Verner de nous le donner penser en ces termes, grce ce livre stimulant et neuf. Alban BENSA ERESS

Il

A V ANT-PROPOS

Sur la rive

Essouffle par dix annes de travail dans l'audiovisuel comme assistante de ralisation documentaire puis comme scnariste, je dcide en 1993 d'interrompre mon activit professionnelle pour reprendre des tudes d'ethnologie, une inclination de jeunesse. La trve ne doit durer qu'un an. Je l'envisage comme la possibilit de satisfaire quelques exigences intellectuelles que les esquisses efficaces du scnariste vertueux ont plutt malmenes. Je suis dispose au voyage. Mon terroir est fait de vase coloniale: Indochine, Dahomey, Madagascar. Dans les maisons de vacances, la mmoire des territoires d'Outre-mer est suspendue des reliques de jade, d'bne ou d'ivoire, matires des rcits nostalgiques d'o le rel a t merveilleusement chass, ne laissant plus flotter que les paisses vapeurs des croisires premire classe. Puis un jour, surgit ce que les familles s'appliquent taire: le mtissage. La rvlation du sang noir fait tourner l'aventure coloniale en roman faulknrien. L'hritage est lourd et informe. Cette anne-l, je pense me saisir de l'ethnologie pour clairer les recoins obscurs d'une mmoire devenue embarrassante. Mais au cours d'un voyage en Australie, d'autres projets de recherche se dessinent. Traversant les tendues dsertiques du pays, mon compagnon rpte avec conviction que ce n'est pas le vrai dsert. Il a parcouru deux fois le Sahara, depuis l'Algrie jusqu'au Niger. Qu'entend-il par vrai dsert ? Tout bien rflchi, il me convient d'abandonner l'encombrante mmoire familiale pour un terrain exotique qui matrialise davantage la rupture. L'Algrie tant difficile d'accs aux trangers, je pointe le doigt sur la carte du Maroc. Prudente, je limite mes dplacements aux lisires du Sahara. Je parcours ainsi Tafilalt et valle du Dra, sjournant conscutivement Merzouga et Zagora. Les deux oasis assemblent dunes, palmiers et Hommes bleus . Hlas! Ce sont des lieux touristiques et je suis en qute d'authenticit. Le dfi mrite d'tre relev mais je ne le sais pas encore. Face l'oasis de Merzouga, les dunes de l'erg Chebbi attirent une foule internationale varie. Les excursions au pied de l'erg composent un curieux ballet. Al' aube et au couchant, la piste

ordinairement dserte est envahie de vhicules tout-terrain dfilant toute allure. Soudain, un invisible horloger immobilise dans un alignement parfait la nue de mtal sur les monticules de fortune. Dans une remarquable synchronie, les portires s'ouvrent, les acteurs d'un rituel improbable descendent de leur voiture pour se photographier, silhouettes dcoupes sur l'erg lointain. Du pied des dunes, ils disposent tout juste d'une heure pour prendre la mesure de la beaut sauvage du Sahara. C'est qui parviendra le premier au sommet ou, plus 'modestement, s'loigner suffisamment de la masse pour prendre quelques clichs sans les autres dans le cadre. Certains s'puisent et finissent par s'asseoir. Aussitt accosts par des locaux accoutrs d'toffes bleues et flanqus de dromadaires, ils acceptent rarement de lier contact et prfrent s'en retourner prs des vhicules. Malgr la beaut du site, je dcide de ne pas y sjourner plus longtemps. Zagora ne dispose pas d'autant d'atouts. L'unique dune est distante de trente kilomtres et semble avoir t pose l uniquement pour attirer les touristes. Davantage qu' Merzouga, les touristes voyagent hors cadre organis et sjournent dans des htels relativement bon march. Ils sont une 'proie facile pour les gosses des rues en qute de dirhams et ils vitent difficilement la compagnie d'un guide local qu'en voyageurs avertis, grce au Guide du routard, ils identifient comme un faux-guide . Mon terrain commence comme a, videmment banal. Je fais la connaissance d'un faux-guide prcisment, au demeurant sympathique et dont je m'vertue croirequ'il n'est ni faux, ni guide

- une

rhtorique qui donnera matire de

longs dveloppements. Comme les touristes, je teste la lgendaire douceur des oasis; j'achte quelques colliers; je construis dans ma tte diffrents projets d'tude, escomptant bien revenir plus longuement. Lorsque je me prsente quelques mois plus tard, au cur de l't, rien ne va comme prvu. A la recherche d'un imaginaire local qui ferait cho au mythe occidental du dsert, j'ai choisi d'tudier la lutte contre la dsertification. Mon sujet se drobe. Mes informateurs me dsinforment. Ne rsidant pas l'htel, je suis tenue de prsenter mon passeport tous les trois jours au commissariat pour couter de gnreuses mises en garde. Je pose trop de questions. Les gens viennent vers moi, non pas pour y rpondre, mais pour en valuer le sens politique. Trs rapidement, le bruit court que je suis une envoye

des Nations unies charge d'enquter sur les Sahraouis - une position14

inconfortable quand on n'a pas les Nations unies derrire soi. Les sdentaires me renvoient vers les nomades tandis que les nomades, conformes leur lgendaire hospitalit, faisant mine de m'accueillir se soustraient mes investigations. Toujours la recherche d'un imaginaire local, je rabaisse mes prtentions la collecte de traditions orales et amoncelle ainsi quantit d'enregistrements dont je me demande encore si je les dcrypterai un jour. Malgr moi, je deviens experte en folklore magico-religieux. L'crasante chaleur du mois de juillet et les attentions de mes htes me font finalement prendre la fuite au bout de trois semaines. De retour en France, je dois me rendre l'vidence: mieux vaut changer d'objet d'tude. Je tente de simplifier l'image de Zagora, d'en tracer mentalement l'esquisse. Il m'apparat alors qu'une de ses principales vocations, c'est d'y attirer les touristes et de les y retenir, grce aux charmes exotiques du Sahara. Pendant l't, j'avais sympathis avec un nomade sdentaris organisant, timidement l'poque, de petites randonnes dos de dromadaires. Il avait beaucoup insist pour me vendre une excursion mais je m'y tais drobe: je n'tais pas touriste. Peu peu, l'ide se forme que, paradoxalement, le tourisme est peut-tre une bonne cl pour accder cette socit et un moyen sr d'apaiser les craintes de mes htes. Je dcide de me joindre un groupe de randonneurs constitu depuis la France. A partir de l, tout change. N'tant plus l'objet de mfiances, des procdures d'adoption plus ou moins convenues, plus ou moins relles se mettent en place et, si la qualit d'ethnologue me fait toujours dfaut, je deviens au moins quelqu'un de familier. Mon sujet s'enfuit alors vers d'autres rives: l'enqute sur les tribus du Sud marocain, effectue dans l'antre des archives, mobilise un temps toute mon attention. Avec les annes, je multiplie sjours et randonnes. Confronte aux phnomnes dits d'acculturation, je tente d'valuer les enjeux de la rencontre. Me dlestant des explications vertueuses sur l'authenticit sociologique, j'observe des paroxysmes. Htes ou visiteurs, il y a ce que nous sommes et ce que nous rvons d'tre. Par un effet de circularit, les images produites par la rencontre se rflchissent, se choquent parfois. J'en viens raliser cinq films documentaires. Dix ans ont pass lorsque je me rive enfin l'criture pour construire le rcit anthropologique de cette situation touristique dans le Sud marocain. Sans l'amiti, la confiance et la collaboration des 15

guides auprs desquels j'ai enqut, je n'aurais pu mener bien ce travail qui va contre-courant du lieu commun selon lequel l'ethnologue aurait pour mission de tmoigner de l'essence primordiale des socits. Les nomades du Sahara sont l'objet d'un culte littraire. Autour d'eux se constituent des communauts quasi mystiques, avec ses prophtes (des Joseph Peyr Thodore Monod), ses fidles (des mharistes aux touristes), ses cultes (la marche), ses rituels, ses sacrifices (changes de boissons ou lgendaires diffas) et ses objets sacrs (la dune, les vestiges). Au lieu de m'indigner de la vigueur et de la pluralit des ajustements, corchant l'image de Sahariens que la tradition ethnologique s'est plu dcrire comme suprmement primitifs, j'ai mis l'accent sur les logiques inverses qui, pour sauver l'essentiel, s'ouvrent sur le monde et ngocient l'avenir. En consquence, mes informateurs privilgis ont t les femmes et les plus marginaliss des guides qui, loin des conventions du centre, m'ont paru dtenir une sorte de vrit sociale. Ce livre leur est ddi et consistera dire par le menu ce que je leur dois.

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INTRODUCTION

Le tourisme, un objet rcalcitrant de l'anthropologie

Objet nouveau de l'anthropologie, le tourisme n'a pas encore acquis toute sa lgitimit. Les analyses empruntent la psychologie sociale et comportementale, la sociolinguistique, la sociologie interactionniste ou mme aux sciences de l'ducation mais souvent, elles ne rendent compte ni des structures des socits tudies, ni du petit vcu des indignes qui, ct des grandes mises en scne de leur authenticit , continuent de vivre, de se marier, de voter s'il y a lieu. D'un comparatisme violent, on n'y retrouve ni les objets canoniques de l'anthropologie (la parent par exemple), ni les mthodes consacres (production de monographies, recours un informateur). Le tourisme serait-il insaisissable en tant qu'objet? Exception faite de contributions modestes et marginales, ce n'est qu' partir des annes 1960 que le tourisme se constitue en objet d'tudel et il faut attendre la dcennie suivante pour qu'il s'impose sur la scne des sciences sociales, avec la publication, en 1973, des articles de Dean Mac Cannell et d'Erik Cohen2, puis, en 1974, avec la naissance d'une revue spcialise qui lui offre une tribune crdible: Annals of Tourism Research, A Social Sciences Journal. Deux ans plus tard, en 1976, la Banque Mondiale et l'Unesco organisent un sminaire international sur son impact social et culturel. Nelson Graburn, qui tudie la commercialisation de l'artisanat primitif, met en place un programme d'enseignement de l'anthropologie du tourisme l'universit de Berkeley. Les tudes se multiplient mais elles choisissent de demeurer clives. Ou bien elles se focalisent sur les pays metteurs en tudiant l'histoire et la structure culturelle du tourisme, ou bien elles se concentrent sur les socits d'accueil pourEn rfrence aux travaux de la dcennie: Theron Nunez, Tourism, Tradition and Acculturation. Weekendismo in a Mexican Village , Southwestern Journal of Anthropology, 34, 1963, pp. 328-336. Daniel Boorstin, The Image: A Guide to Pseudo-Events in America, New-york, Harper and Row, 1964. J. Forster, The Sociological Consequences of Tourism , International Journal of COlnparative Sociology,5 (2), 1964, pp. 217-227. 2 Dean Mac Cannell, Staged Authenticity , American Journal of Sociology, 79, 1973, pp. 589-603. Erik Cohen, Nomads ITom Affluence: Notes on the Phenomenon of Drifter Tourism , International Journal of Comparative Sociology, 14, 1-2, 1973, pp. 89-103.1

valuer le tourisme en termes d'impact. Les pionniers ont beau faire des enqutes de terrain, les arguments conomiques et thiques font cran. Le ton est celui de la dnonciation: le tourisme, passeport pour le dveloppement 3, provoquerait une dgradation identitaire des socits. Au cours de la dcennie suivante, les travaux adoptent un ton moins critique. Du ct des socits d'accueil, le tourisme est envisag comme un processus d'interaction sociale ayant des effets sur le maintien, la transformation ou la recration de frontires ethniques4. Du ct des pays metteurs, il est analys comme un rituel. A la recherche d'une authenticit perdue au fil de l'industrialisation et de la modernisation, le touriste serait un profane en qute de sacr, parcourant le monde pour comprendre le caractre htrogne de la socit moderne. Les grilles thoriques utilisent les outils conceptuels des Cultural Studies et jouent sur des associations avec la fte, le jeu, le plerinage et les prgrinations5. Depuis la fin des annes 1990, les chercheurs se replient sur les tudes pistmologiques et, plus ils tudient le tourisme d'un point de vue pistmologique, plus ils doutent de sa pertinence en tant qu'objet de l'anthropologie. En 2000, Dennison Nash clt un colloque en relevant que les tudes souffrent d'un manque de thorisation et que le tourisme n'a pas acquis toute sa lgitimit6. Faudrait-il abandonner l'objet, faire comme s'il n'existait pas? Ct franais, Jean Michaud et Michel Picard recommandent davantage d'tudes de cas du point de vue des socits locales, qui n'aborderaient plus le tourisme comme objet premier de la recherche, dans une perspective macroscopique, mais comme un phnomne organique se dveloppant dans une situation devenue familire l'ethnologue: son terrain de recherche habituel - dmarche induisant une familiarit du chercheur avec sonCf Emanuel de Kadt, Tourism: Passport to Development ?, 1979. 4 Cf Charles F. Keyes et Pierre L. van den Berghe, Tourism and Re-Created Ethnicity , Annals of Tourism Research, 2 (3), 1984, pp. 343-352. Dean Mac Cannell, Tourisme et identit culturelle , Communications, n 43, 1986, pp. 169185. 5 Cf Joffre Dumazedier, Vers une civilisation des loisirs, Seuil, 1962. Robert Lanquar, Sociologie du tourisme et des voyages, PUF, 1985. Jean-Didier Urbain, L'idiot du voyage. Histoires de touristes, Plon, 1991. Rachid Amirou, Imaginaire touristique et sociabilits du voyage, PUF, 1995 - la liste des rfrences ne prtend pas tre exhaustive. 6 Dennison Nash, Conference Report , Annals of Tourism Research, 27, 3, 2000, pp.816-817. 183

terrain, antrieure l'tude du phnomne touristique7. Globalement, les Amricains dominent ce jour le champ de la recherche. Les tudes concernent majoritairement les continents amricain, europen et sud asiatique. Le Maroc est pourtant un important pays rcepteur de touristes. Avec les transferts financiers des Marocains rsidant l'tranger, le tourisme est l'une des principales sources de devises (deux milliards d'euros en 2004) et une option prioritaire du dveloppement conomique: le roi Mohammed VI annonce un objectif de dix millions de visiteurs par an. En consquence, le mot patrimoine fleurit sur toutes les lvres. Les sites bnficient de programmes de rhabilitation et les coopratives artisanales prolifrent en milieu rural. De plus en plus d'tudes paraissent, confies prioritairement des gographes qui inventorient et comptabilisent des donnes chiffres. Grce l'essor rcent du tourisme dit de dcouverte (de montagne ou de dsert), de nouvelles approches se dessinent, plus microsociologiques et qui rpondent un engouement pour le nouveau concept de tourisme durable , ou quitable . Mais ces enqutes ne font pas le deuil de questionnements thiques auxquels nul n'est en mesure de rpondre. Le tourisme est-il un facteur de dveloppement ou une exploitation de type nocolonial ? Comment associer les populations aux activits de sauvegarde et de valorisation du patrimoine culturel et naturel? Comment rendre efficace l'aide de l'Unesco? Comment faire du tourisme international un moteur de croissance sans que la socit traditionnelle ne soit atteinte dans son intgrit? S'efforant de rpondre ces questions, les chercheurs maghrbins privilgient les oppositions dominants/domins, tradition/modernit et, ce faisant, relguent les populations vivant du tourisme aux marges de la socit. Contamines, dcultures, elles ne seraient plus porteuses d'aucune authenticit8.

7 Michel Picard et Jean Michaud, Tourisme et socits locales , Anthropologie et socits, 25 (2), 2001. 8 Cf Mohamed At Hamza, Tigammi n'iromiyine: tourisme et conflit dans le Haut-Atlas central , in M. Berriane et H. Popp (ds.), Le tourisme au Maghreb, diversification du produit et dveloppe111entlocal et rgional, Rabat, Facult des Lettres et des Sciences humaines, 1999, pp. 195-200. Ahmed Taoufik Zainabi, Les guides propritaires de bazars ou l'mergence d'une nouvelle catgorie socioprofessionnelle Zagora (Maroc) , in M. Berriane et H. Popp (ds.), Le tourisme au Maghreb, op. cit., pp. 249-252. 19

N'ayant pas initialement projet d'tudier le tourisme, je n'avais pas de bagage thorique mettre l'preuve. Je savais nanmoins que je ne voulais pas tudier la socit d'accueil d'un ct, la socit mettrice de touristes de l'autre, mais plutt me placer l'intersection des deux, au point de rencontre que constituaient les circuits de randonnes dans le dsert. La position fut difficile maintenir. L'tude du tourisme agite un double jeu de questions, autour de l'objet lui-mme et des mthodes d'analyse qu'il requiert. O l'observateur doit-il se placer, pris dans l'tau de la rencontre entre deux populations? O situer les enjeux de cette rencontre et comment analyser les procs d'acculturation dont elle serait la cause? Comment dpasser les propositions postmodemes pour tenter de rendre compte des effets de structures? Les travaux rcents recommandent d'ancrer les analyses dans les socits d'accueil mais peut-on ignorer les touristes, leur savoir sur les socits qu'ils viennent observer? C'est bien en miroir de leurs attentes que les guides inventent des noncs identitaires: par exemple se dire Touareg, quand ils ne le sont pas. Pour comprendre les enjeux de cette manipulation, il faut convoquer les typologies construites par l'observateur occidental depuis le XVIIIe sicle. Comment tudier les modalits de la rencontre? Les guides s'efforcent d'idaliser leur patrimoine sur un mode quelque peu thtral mais qui sont les acteurs, qui sont les spectateurs? Les touristes ne sont pas des consommateurs passifs puisque ce sont eux qui stimulent la conscience d'un hritage culturel et d'une identit. Les guides sont-ils des victimes impuissantes? Ils mettent le tourisme au service de leurs propres objectifs. Ils regardent les touristes et apprennent les connatre mieux que les touristes ne les connatront jamais. Ils se servent de ce qu'ils laborent leur intention pour construire une ethnicit qui n'est pas qu'une faade adapte la rencontre de l'Europen en mal d'identit touareg. On remarque en effet qu'ils manipulent les mmes signes identitaires en face de touristes marocains, convaincus eux aussi d'tre en prsence de Touareg et dont les attentes ne diffrent gure de celles des Europens. En laborant une image d'eux-mmes, ils redfinissent des systmes d'appartenances et s'approprient de nouvelles valeurs. En outre, les touristes ne sont pas les seuls acteurs jouer un rle dans les redfinitions identitaires. A travers les manifestations folkloriques, l'Etat contribue dfinir les attributs culturels des populations sahariennes. C'est lui qui fixe la programmation 20

touristique, autorise ou dfend l'accs un territoire. Ainsi, avant les annes 1990, les populations n'accdaient Mhamd qu'avec des autorisations de l'arme car la ville, situe une trentaine de kilomtres de la frontire algrienne, avait t le thtre, en 1980, d'affrontements avec le Polisario (Front Populaire pour la Libration de la Seguiet el Hamra et du Rio de Oro). Ni les locaux, ni les touristes n'employaient le nom de Sahraouis pour dsigner les nomades de la rgion. Ils lui prfraient celui de Sahariens ou de Touareg. Les randonnes procdent d'une innovation. Comment en mesurer l'ampleur? La notion d'authenticit se rvle une impasse anthropologique. Par exemple, doit-on considrer que les guides sont travestis en Hommes bleus? S'ils ne travaillaient pas pour le tourisme, ils seraient vtus des fripes des marchs occidentaux, comme tout un chacun dans le Sud. Puisqu'ils sont guides, ils s'habillent d'une gandoura bleue qu'ils ne quittent que rarement, mme lorsqu'ils sjournent Marrakech ou Paris, car elle leur permet de revendiquer une identit saharienne. En randonne, certains guides dclament des dictons prtention philosophique, extraits de la littrature de voyage occidentale: La vrit du dsert, c'est le silence. , ou Ce qui embellit le dsert, c'est qu'il cache un puits quelque part. . Ceux qui se sont maris une trangre et ont migr dans les grandes mtropoles europennes donnent un sens ces proverbes et, de retour au pays natal, les alimentent de leur exprience. Enfin, puisque les Europens attribuent l'tiquette de Touareg toutes populations nomades, chaque Marocain du Sud escomptant tirer un bnfice du tourisme international se prtend Touareg. Mais les anciens nomades ne se disent Touareg qu'en face des trangers. Entre eux, ils s'identifient toujours comme 'arb, Bdouins . Beaucoup d'anthropologues valuent que le tourisme engendre une commercialisation de I'hospitalit, institution traditionnelle de la tribu. Mais hbergement de touristes et hospitalit sont-ils mettre en regard? Les structures de l'hospitalit sont inchanges. Les bnfices du tourisme permettent de recevoir plus et mieux et en certaines circonstances, les familles d'accueil refusent le paiement des sjours. L'acculturation n'est pas ncessairement ce qu'il y a de plus voyant: la faon de s'habiller, de dpenser, etc. Au retour des circuits, certains guides se solent. Les touristes y voient le signe d'une dgnrescence mais les guides ne sont pas les seuls Marocains consommer de 21

l'alcool. Ils ont plus d'argent donc ils boivent plus. Ils se cachent moins surtout, ce que leur reprochent leurs compatriotes. Pourquoi se montrent-ils autant? O, quand et avec qui boivent-ils? Les recherches anglo-saxonnes tablissent que la relation touristique, transitoire, non rptitive et asymtrique, favoriserait les comportements dviants: larcins, prostitution, mendicit et fraudes9. En effet, au contact des trangers, certains guides adoptent des conduites plus ou moins transgressives qui leur permettent de matrialiser la violence symbolique de la rencontre et de ngocier les rapports de force. Mais l'exprience montre qu'ils restent soumis un contrle social des activits. Un vol est svrement jug et puni. Le tourisme ne dtruit pas toute forme d'autorit. Si le tourisme est apprhend, non pas comme objet premier de la recherche, mais comme un facteur de changement social parmi d'autres, une approche historique s'impose. Quelles taient les ressources du groupe tudi? Quelles taient ses relations organiques avec les autres formations socio-conomiques? Le tourisme n'est pas un tout invent: ces guides-bazaristes ou faux-guides souvent dcrits comme une nouvelle catgorie socioprofessionnelle, peu recommandable et dculture, renvoient la figure historique du drogman1o. La dcadence du nomadisme a prcd l'explosion touristique. Employs comme militaires, chauffeurs, mineurs, les nomades taient dj en ville et familiers de l'conomie montaire. A ct de leurs activits pastorales, ils possdaient des terres dans les palmeraies et des maisons dans les villages o entreposer leurs rcoltes. A quel moment les figer de manire isoler ce qui relverait d'une hypothtique tradition? L'organisation de circuits de randonnes permet aux nomades sdentariss de conserver une identit d'leveurs, de prserver un systme d'alliances, de se rapproprier un territoire, de conqurir un statut social, voire de bnficier d'un retour de prestige: ils clbrent de grands mariages et font construire des puits dans le dsert pour abreuver les troupeaux. Les guides n'engloutissent pas les bnfices dans une conomie de gaspillage. Ils acquirent des dromadaires et l'indispensable complment de luzerne et de dattes que la pnurie de pturagesCf Erik Cohen, The Sociology of Tourism: Approaches, Issues and Findings , Annual Review ofSociology, 10, 1984, pp. 373-392. 10 Cf Franois Pouillon, Un ami de Thophile Gautier en Orient, Camille Rogier. Rflexions sur la condition de drogman , Bulletin de la Socit Thophile Gautier, n 12, 1990, pp. 55-87. 229

impose. Ils achtent des terres dans les palmeraies, y cultivent des palmiers-dattiers, des crales et du henn. De la sorte, si l'activit touristique venait s'arrter, ils auraient reconstitu un capital et ne se trouveraient pas dmunis. A lire les relations de voyage de la priode coloniale et prcoloniale, on se dit que les touristes, eux non plus, n'ont rien invent. Ils ne font que vrifier les strotypes et rejouer les grands mythes qui prexistaient au tourisme de masse. Par exemple, leur dception, rcurrente, de ne pas avoir parcouru le vrai dsert, tait dj formule, dans les mmes termes, au XIXe et au dbut du XXe sicle. O est la frontire? Le tourisme entretient l'une des plus fcheuses tendances de l'anthropologie la fiction archasante, qui substitue

des socits historiques des socits traditionnelles - Maghreb etSahara sont depuis longtemps malades de ce phnomne. L'tude prsente montre, au contraire, que des systmes de reprsentations, des pratiques collectives et individuelles, rsistent l'activit touristique intensive. Objet paradoxal, le tourisme met l'preuve les modles canoniques de l'exercice anthropologique comme il peut, l'inverse, les lgitimer. Faisant apparatre, mieux que d'autres objets plus convenus, les dynamiques l' uvre dans les stratgies de construction identitaires, il permet de relever d'tranges continuits et de vrais modes de rupture. Mais il dsordonne les mthodes des gnrations prcdentes. Confondant le statut de l'ethnologue et celui de touriste, il dispenserait presque d'informateurs. Que devient le strotype du vieux sage, fin dtenteur du savoir? Sur ce terrain, c'est aussi vers les jeunes et les marginaux que l'ethnologue doit se tourner. Non que les vieux, d'ailleurs, n'y entendent rien. Ils affectent de n'y rien comprendre mais ils dbattent du tourisme dans les assembles villageoises et, en vertu des lois patriarcales, indiquent o investir les bnfices. Le tourisme ne saurait tre trait comme un objet autonome car il n'y a pas un avant et un aprs des socits livres aux golden

hordes - pas plus qu'il n'existe de socit pure et originelle. Leschercheurs dplorent un manque de thorisations des tudes. En effet, l'objet bouscule les catgories. Sorte de nud du monde moderne, autrement dit un fait social total , on tire un fil et tout le reste vient. Il mobilise constamment plusieurs lexiques, en premier lieu desquels ceux de l'imaginaire et de l'conomie: au Sahara, les randonnes sont une activit conomique cense satisfaire un 23

imaginaire occidental tout aussi fru d'archasmes que de projets de dveloppement, dits humanitaires. En regard, les comportements des guides ne sont pas qu'conomiques. Objets de dsir, eux aussi sont curieux des touristes et les envient. La rencontre stimule la conscience de leur hritage culturel et, concurremment, des rves de modernit et de changement. Les imaginaires des guides et des touristes sont diffrents mais ils se rflchissent. D'o prendre le tourisme pour en valuer le feuilletage et rendre compte des effets de miroir? Les stratgies des acteurs ne sont jamais qu'instrumentales. Elles sont socialises, indissociables de systmes de reprsentations qu'ils ne peuvent nier mais dont ils cherchent ngocier ressources et contraintes. Pour reprer ces mdiations, je suis frquemment partie en randonne et me suis efforce, chaque fois, de noircir mes carnets d'une collection de faits et de dialogues quotidiens. Optant pour une approche strictement documentaire, fidle la chronologie des vnements, le rcit que je soumets au lecteur n'expose pas la gamme

complte des comportements et des fantasmes des touristes - il Ymanque, notamment, un exemple de relation de sduction. On y oscille entre le divers et l'identique, le singulier et le gnral. Un sjour vaut-il pour un autre? Les touristes sont-ils toujours un peu les mmes?

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JOURNAL

D'UNE RANDONNEE

Octobre 1998. Paris Orly. La salle d'embarquement est pleine. Destination: Ouarzazate. La plupart des passagers sont vtus en randonneurs: chaussures de marche, pantalons et vestes safari garnis de poches fermeture Eclair, laines polaires et sacs dos. Avant le dpart, j'ai contact une des participantes, Monique, employe des Postes dans une petite ville normande. Au tlphone, elle m'a dclar doctement que si elle partait dans le dsert, C'est que cela devait se faire. . Je dvisage les voyageurs: impossible d'identifier mes futurs compagnons de voyage. Comme tout le monde, je me plonge dans la lecture des journaux. Le tourisme se nourrit de mmoire: la revue Royal Air Maroc Magazine consacre un dossier aux affiches publicitaires de l'poque coloniale. La buvette de l'aroport de Casablanca, o nous faisons escale, est dcore de photographies du couple Humphrey Bogart-Ingrid Bergman runis dans le film quasi-ponyme de Michael Curtis. 1942. J'y suis encore: Play it again, Sam. Pendant la seconde partie du vol, change de banalits avec mon voisin. Yves, 30 ans, est Lyonnais, infirmier dans un service de ranimation. Tout fier, il m'annonce qu'il part en excursion dans le dsert. Comme je lui prdis que nous allons participer la mme randonne, son visage se rembrunit. J'ai bris son rve d'une exprience singulire. Cherchant effacer cette maladresse, j'en commets une seconde: ne souhaitant pas me dissimuler, je lui dis laraison de mon voyage. Son regard devient grave:

- Alors,

je vais

tre un objet d'tude? . C'est moi qui suis dsappointe cette fois, et bien rsolue ne plus dfier la perspicacit de mes informateurs.Deuxime jour

Notre groupe compte huit personnes, cinq femmes et trois hommes, dont deux couples. Nous quittons l'htel rustique de Ouarzazate o nous sommes arrivs deux heures du matin pour prendre place dans un minibus en direction de Zagora, trois heures de route. La route dfile. Les regards sont vides. Les imaginaires vagabondent, dessinant en marge de l'itinraire des voyages fantasmagoriques faits d'autres tracs, d'autres histoires.

Au passage du col de l'Anti-Atlas, le chauffeur fait halte un point de vue signal par un large panneau. C'est le rituel de tout voyage. Chacun en connat les rgles. L'indiffrence n'est pas de mise. Il convient de descendre de son vhicule, arm de son appareil photographique. Quelques minutes plus tard, on doit avoir repris la route. Direction la valle du Dra. Le Dra dsigne le plus long cours d'eau du Maroc, ainsi que la rgion qui s'tend sur les deux rives de ce cours d'eau, entre les chanes montagneuses du Saghro au nord, et du Bani au sud, sur une longueur de deux cents kilomtres. La route goudronne qui fend la province en suivant le cours de l'oued depuis Agdz jusqu' Mhamd, dernire oasis de la valle avant la frontire algrienne, est jalonne de casbahs et de villages fortifis en terre; elle est borde de palmiers-dattiers l'ombre desquels sont cultivs de l'orge, du bl, un peu de lgumes et du henn. De chaque ct de ce ruban de verdure, les steppes montagneuses et les plateaux prsahariens sont des terres vocation pastorale. La vgtation y est pauvre: armoise, alfa, pineux. Les nomades transhumants y vivent sous des tentes brunes tisses en laine de chvre et de dromadaire. Dans toute la valle, le climat est aride, avec des tempratures estivales qui atteignent cinquante degrs. En toutes saisons, des vents de sable prolongs rodent les sols et provoquent un desschement progressif qu'accentuent les effets de surcharge pastorale. Petite agglomration d'encadrement rural qui servait de base administrative et militaire pendant le Protectorat, Agdez n'a que peu d'attraits. Pourtant, elle ressemble l'ide que je me fais de l'Afrique. Un vent de poussire donne un air de climat saharien. La population y est plus noire que blanche. Une nonchalance gnrale rythme les activits, du bistrot aux boutiques d'artisanat. Les hommes d'ge mur sont assis la terrasse des cafs, guettant l'interlocuteur de choix qui diffuser les nouvelles. Sur des airs de musique reggae, des jeunes jouent au billard dans l'arrire-salle des cafs. La place est encombre de vhicules et d'une foule bigarre: touristes escorts de bazaristes, de faux-guides et de gamins en qute de dirhams, de bonbons ou de stylos, citadins venus prlever leurs intrts sur les ngoces, transhumants du jebel Saghro, oasiens cultivateurs, militaires et policiers. Herv, 30 ans, Lillois, employ dans les assurances, tente de

photographier un groupe de femmes juges typiques - femmesabandonnes, ges, plus ou moins rduites la mendicit. Trs au fait des choses, le groupe lui suggre de distribuer quelques dirhams: il 26

rcolte en retour une vole d'injures. Monique a disparu dans une boutique d'artisanat. Elle en revient coiffe d'un chche bleu. Pensant s'tre mtamorphose en nomade, elle s'est dguise en touriste. Les faux-guides exercent depuis les annes 1970. Main d'uvre non-qualifie, ambulante, rmunre par les commerants sous forme de commissions, ils bnficient aussi d'avantages en nature: mobylettes, cigarettes ou mme boissons alcoolises. On les dit faux parce qu'ils ne dtiennent pas la prcieuse plaque minralogique dlivre par le ministre du Tourisme. Du coup, leur activit doit rester clandestine. Une brigade de police spcialise est charge de les rprimer, surtout dans les grands centres urbains de Fs et de Marrakech o touristes et locaux les peroivent comme des parasites. Pourtant, cette profession non structure s'impose comme une composante majeure des conomies locales. Dans la valle du Dra, elle est une alternative au chmage et l'migration vers les grandes mtropoles du pays. Tandis qu'on approche de Zagora, on en vient aux questions pratiques. Ren, 67 ans, retrait d'un commerce d'lectromnager dans le Finistre, demande - Comment s'appelle ce village? Ces passants sont-ils des nomades? O allons-nous dormir ce soir? . Le chauffeur, qui ne comprend pas le franais, rpond toutes ses questions: - Sahra, Sahra! . Le dsert a aimant la diversit rgionale. Ne reste plus que le signe, considrable. A Zagora, annonce d'un changement de programme: nous devons poursuivre jusqu' Oulad Driss, quatre-vingts kilomtres. Murmure de mcontentement. Bien dans le ton d'un sjour d'aventure, l'improvisation n'est pas du meilleur effet. Il nous faut encore franchir une troite digue de roches nues peu leve appele le Bani. Cette arte, limes naturel qui marque la frontire gographique du Sahara, se poursuit vers l'ouest jusqu' Tata. Elle est traverse de cluses pratiques par les affluents du Dra, dont les dbouchs portent en arabe le nom de 10m, en berbre imi, la bouche . A l'entre de ces cluses, se sont dveloppes, sur le flanc mridional, plusieurs grandes oasis gnralement regroupes sous le nom d'oasis DraBani: Assa, Foum el Hassan, Akka, Tata, Foum Zguid, Mhamd. Lorsque nous parvenons au bivouac d'Oulad Driss, lieu de dpart du circuit, le groupe est affam et de mauvaise humeur. Unjeune homme de 25 ans nous attend la descente du vhicule:

-

Bonjour, bienvenue, marhaba! Je suis Mokhtar, votre guide! . Vtu d'une gandoura bleue brode et la tte ceinte d'un chche noir, il 27

nous toise d'un air hautain, la main sur la hanche. Sous ses ordres, des employs plus sobrement vtus s'appliquent dcharger les bagages du toit du vhicule. Doublement mcontent de notre retard et de l'achat d'un chche chez un concurrent, il nous laisse djeuner seuls. Le tagine est froid et les esprits inquiets. Tandis que le groupe se plaint du manque d'informations sur le droulement du sjour, je ressens l'ambigut de ma situation. Chacun sait que je suis dj venue. Si je dois veiller ne pas rvler une exprience qu'ils souhaitent faire par eux-mmes, je dois malgr tout rpondre leurs questions. Lorsque le guide rapparat, c'est pour nous convier visiter la boutique du camping o s'acquirent les indispensables vtements climatiss utiles la randonne: chches, gandouras, sarouels, babouches, etc. Mais le vendeur a beau s'essouffler vanter ses articles, il ne parvient vendre qu'un seul chche. Le dpart est fix au lendemain matin. Le groupe est nerveux: on s'impatiente de ne rien faire. Mokhtar improvise alors une visite guide du ksar d'Oulad Driss. Le village, cinq kilomtres au nord de Mhamd, comptait deux mille habitants en 1979. Il s'est vid, depuis, de la moiti de sa population car l'agriculture ne survit pas aux dernires vagues de scheresse. A l'absence de pluies, au climat aride et au mouvement continu du sable vers la palmeraie, s'ajoute une baisse du niveau des nappes phratiques et une augmentation du taux de salinit de l'eau. Le grand barrage d'el Mansour ed-Dahbi, au sud de Ouarzazate, ne suffit pas rgnrer la production agricole d'une valle longue de deux cents kilomtres. L'eau fuit, s'vapore. La gestion des canaux est dfaillante et les volumes lchs vers le Sud trop irrguliers. Les agriculteurs les moins dmunis s'approvisionnent par camions-citernes. Certains prfrent reprendre les activits des artisans juifs, orfvres ou forgerons, partis du pays. Ceux qui ont vendu suffisamment de terres ouvrent des commerces. Les autres partent vers le Nord. Oulad Driss prsente l'architecture typique des anciennes cits sahariennes: les maisons sont maonnes en terre et rparties le long de ruelles fraches et obscures. On y croise des femmes voiles d'toffes noires brodes de sequins et de fils de laines multicolores. Herv essaie de les photographier. Elles protestent mais le guide laisse faire: il ne faut pas contrarier le touriste. Le groupe se laisse conduire, nonchalant, dans une maison traditionnelle du village. Autour du puits de lumire central, quatre 28

piliers soutiennent deux tages. Les balustrades sont sculptes de motifs gomtriques. Les plafonds assemblent troncs de palmier et branches de tamaris. De la terrasse, la vue embrasse la palmeraie et au loin le dsert. On s'indigne de la profusion des antennes paraboliques, de l'insalubrit des venelles et de la vtust des habitats. Notre hte est un tout jeune homme de seize ans, occasionnellement employ pour approvisionner les bivouacs et servir les repas. Il offre un th et des ptisseries, dont Mokhtar juge utile de prciser le cot: cinq dirhams par personne. Mais libre chacun de donner davantage. Il me prend partie de ses ennuis: un concurrent s'est prsent comme son frre et a empoch le rglement d'un sjour. La veille, l'occasion d'un fort vent de sable, un touriste a gar son portefeuille dans les dunes. Il menace de ne pas payer sa randonne s'il ne retrouve pas son argent. La visite nous a permis de faire connaissance. L'pouse de Ren, 65 ans, retraite comme lui, s'appelle Simone. C'est elle qui rvait du Sahara. Cinq ans plus tt, elle avait mis de ct une coupure de presse sur les randonnes, parue dans un magazine cologique. Elle en avait parl Ren qui, incapable de se dplacer sans une canne, lui avait rtorqu: - Non mais tu ne te rends pas compte, on ne va pas s'embarquer dans un truc comme a ! . L'article avait disparu sous une pile de journaux, puis rapparu. Simone avait fini par prendre contact avec le voyagiste et, malgr les rticences de Ren, elle les avait inscrits. Le voyagiste auprs duquel le groupe a effectu ses rservations est affili la Fdration Loisirs Vacances Tourisme et fonctionne en partenariat interne avec une association d'aide aux populations touareg: 6 % du chiffre d'affaires finance une aide au dveloppement au Maroc, au Mali et au Niger. Les touristes, toujours complexs dans leur rapport aux populations locales, trouvent ainsi une justification honorable leur voyage. De retour en France, quelques-uns participent bnvolement aux activits de l'Association: changes de classes, formation d'aides mdicaux, cration de dispensaires, construction de puits, dons de vtements, de mdicaments, de matriel scolaire, obtention de visas, accueil des guides, l't, en Europe, l'occasion des assembles gnrales annuelles du voyagiste. La structure n'emploie qu'un directeur et une secrtaire. Ses frais de fonctionnement sont rduits et ses tarifs infrieurs ceux proposs par beaucoup d'autres agences. La publicit se fait par le bouche oreille , un peu par la presse et les salons 29

professionnels. Statistiquement, la clientle est franaise, provinciale, d'ge moyen et issue des classes moyennes: beaucoup d'infirmires, d'employs du secteur tertiaire, d'enseignants et de retraits. Jamais d'ouvriers, quelques agriculteurs de produits bio , des professions

librales - mdecins et pharmaciens. La proportion de femmes estnettement suprieure celle des hommes. Le soleil s'est couch. Les premires toiles apparaissent. Mubrak, un chamelier d'une cinquantaine d'annes, prpare le th sur un feu de brindilles. Le groupe s'est rassembl en cercle autour de lui et se partage des petites assiettes d'amandes, de dattes et de cacahutes. Mokhtar lance le triomphal: C'est le Whisky marocain! , servi aux touristes en toutes occasions. L'adage n'amuse gure. Il meut davantage les musulmans, tout contraints qu'ils sont par l'interdit d'alcool. Chacun voque ses prcdents voyages. Le groupe doit subir le rcit de la dernire expdition d'Herv, alpiniste chevronn qui s'est rabattu sur cette formule de randonne, accessible aux enfants indique la brochure, pour tre accompagn de sa petite amie, Aline, 23 ans, vendeuse chez un marchand de jouets Lille. Ceux qui n'ont pas beaucoup voyag parlent des reportages qu'ils ont vus la tlvision. On a droit aux immanquables: - Qui ronfle? et - Qui sait lire les toiles? . On mange la soupe marocaine, harra, et on attend le tagine plus d'une heure. On s'adapte difficilement la lgendaire dure saharienne. Les conversations sont coupes de grands silences. On s'exclame alors sur la puret de ce silence et la causerie reprend. - Pourquoi Mokhtar ne mange-t-il pas avec nous? , interroge-t-on. Lors des premires randonnes auxquelles je participais, les guides se mlaient aux touristes. Les excursions tant bien moins rodes, la hirarchie des fonctions n'apparaissait pas avec autant d'vidence. Depuis qu'une rigueur professionnelle s'est instaure, la tche est devenue monotone et les accompagnateurs en sont las. En dehors de quelques animations spcifiques, chacun mange, dort et communique avec son groupe d'origine. Vient le moment d'attribuer des surnoms, une tradition locale assez rpandue. Les guides demandent aux touristes de prsenter leur situation professionnelle et familiale. En fonction des indications fournies, ils suggrent pour les femmes Fatima, Zahra, la fleur , ou Dwiya, celle qui illumine ; pour les hommes Chibani, le vieux , Ali Baba, ou Idir, celui qui agit . Ils slectionnent aussi certains qualificatifs franais, tels que le costaud , ou la chiante . 30

Le camping est particulirement bien amnag et protg: sur un terrain sablonneux encadr par des murs en pis, une vingtaine de tentes brunes (khama) sont confortablement amnages de tapis et de matelas. A l'ombre des palmiers, des seguias dlimitent des parcelles d'orge et de la luzerne. L'endroit est coquet et n'a rien d'un espace sauvage. Pourtant, Christle, 50 ans, sans profession, rsidente Roquebrune-Cap-Martin, est prise d'une peur incontrle. A deux reprises, elle interrompt les conversations pour que nous coutions un hypothtique rdeur. Soudain, elle pousse un cri. Elle est convaincue d'avoir reu une pierre. Mokhtar se lve complaisamment pour jeter un il derrire le mur d'enceinte: il n'y a personne. S'ensuivent de longs dbats pour savoir o dormir: sous la tente ou la belle toile? Chacun est libre d'aller o bon lui semble dans les cinq hectares du camping. Mais on se regroupe sous une seule et mme tente. Troisime jour L'appel la prire de la mosque voisine nous rveille cinq heures. Nous avons pour consigne de diviser notre sac en deux pour n'emporter que le strict ncessaire. C'est tout un dilemme car on ne sait pas quoi renoncer. Le bagage reste volumineux: vtements de rechange, trousse de toilette, pharmacie, sac de couchage et mme pour certains, matelas et oreiller. Les chameliers rassemblent les dromadaires. D'une interjection approprie, Ouch I, ils font baraquer l'animal et arriment autour de sa bosse un harnais pourvu d'une sorte de guidon droit en fer. Sur ce harnais, ils disposent des couvertures et fixent des doubles paniers emplis de denres et de matriel. Les touristes sont-ils surpris du peu d'apparat de cette selle de fortune?

Au dpart de la caravane - moment d'motion intense - ils ne veulentpas monter. Simone a peur: elle a rv qu'elle tombait et le lever du jour n'en dissipe pas le souvenir. Herv dclare que c'est sans intrt s'il ne peut pas diriger lui-mme sa monture. Lorsque la caravane s'branle enfin, le soleil est dj haut dans le ciel. Elle va d'un pas lent au milieu de petites dunes plantes de tamaris. Chacun de nous dispose d'une gourde personnelle laquelle se dsaltrer pendant la marche. Les guides attendent les lieux de campement pour boire dans une tasse commune. Il est peine midi lorsque la caravane fait halte pour le djeuner. Tandis que le groupe se repose, les chameliers dchargent les dromadaires, tendent tapis et couvertures et distribuent des 31

oranges. Ils entravent les animaux en liant leurs pattes avant, rassemblent le matriel de cuisine, font circuler des petites assiettes de dattes. Mouloud, le cuisinier, aid d'un ou deux chameliers, s'affaire la prparation d'un genre de salade nioise . Il a 24 ans. C'est un cousin du guide. Employ depuis seulement quelques mois, il ne sait pas bien parler le franais. L'organisation des randonnes fonctionne sur une division du travail hirarchique et statutaire. Les guides sont issus d'une mme famille ou d'un mme lignage. Ils grent la constitution des quipes et ont ncessairement une bonne connaissance du franais. Les cuisiniers sont des cousins en attente d'tre forms comme guides. Sortes de seconds des randonnes, ils grent l'intendance de la caravane. Les chameliers sont des cousins, des fils de tribus allies ou des anciens esclaves. Occups la gestion du troupeau et du chargement, ils ne sont pas tenus de parler le franais. Les guides sont pays vingt-cinq euros par jour, les cuisiniers quinze euros, les chameliers dix euros. Aux salaires, s'ajoutent pourboires et commissions. Les effectifs des quipes varient selon le volume des groupes. Il faut compter un dromadaire par touriste et un chamelier pour deux trois dromadaires, toujours attachs la file indienne. Ni le guide ni les chameliers ne montent sur les dromadaires, dj lourdement chargs de bagages, de nourriture, de matriel de cuisine, de couvertures, d'eau et parfois de bois. La saison touristique s'tend d'octobre mai. Pendant ces huit mois, les randonnes emploient une trentaine de personnes. Assis prs des randonneurs, Mubrak prpare le th. Et comme hiver, il porte un petit bonnet de laine. Il n'est pas vtu de l'clatante gandoura bleue des guides mais d'une simple chemise de coton brun sur un vieux pantalon de coupe occidentale. Une corde noue autour de sa taille lui fait office de ceinture, de longe, lui sert puiser l'eau et attacher les fagots de bois. Son visage burin de vieux Saharien lui vaut d'tre beaucoup photographi. Il y est habitu. A chaque dclic d'un appareil, il s'exclame: - Beaucoup merci la famille! , version franaise pique d'humour du shukrn bezzf constamment employ par les touristes mais inusit localement. Les Marocains lui prfrent des formules de politesse moins timores, comme Allah yarham el wldn, Que Dieu bnisse tes parents . Mais le groupe est enchant de la maladresse de la tournure attribue

une mconnaissance du franais - on reprend en chur: Beaucoupmerci! 32

Aprs le service des trois ths, Mubrak rejoint les autres chameliers. Certains d'entre nous somnolent, d'autres rdigent carnets de voyage et cartes postales. Une heure plus tard, le cuisinier tend une petite nappe en plastique sur les tissages de coton bon march faisant office de tapis. Nous faisons cercle autour du plat unique, en nous aidant d'une fourchette ou d'un morceau de pain. Les accompagnateurs se rassemblent de leur ct pour manger plutt du pain tremp dans un peu de sauce parce qu'ils ne conoivent pas de manger des crudits. Un fruit comme la tomate est d'introduction rcente au Sahara. Beaucoup de nomades n'en avaient pas vu avant les annes 1970. Une fois le repas termin, le cuisinier rcure les plats avec du sable, les rince avec trs peu d'eau et les range dans les paniers. Puis, c'est la sieste gnrale accompagnateurs d'un ct, touristes de l'autre. La ntre est ponctue de soupirs et de plaintes car on commence endurer les insectes. Le soleil tourne et ceux qui taient l'ombre finissent par se retrouver au soleil. Dsuvrs, certains tentent une petite promenade, pieds nus, autour du camp. Mais le sable est si brlant qu'ils se replient trs vite l'ombre, regrettant maintenant d'avoir achet de grosses chaussures de randonne. De lgres sandales auraient mieux convenu. Vers 15 heures, Mokhtar donne l'ordre de lever le camp. Pendant que les guides s'agitent pour rassembler le troupeau, plier les couvertures et charger les bts, le groupe commente: - chamelier, il a une drle de tte avec son chche . Oh ! Regarde , ce mIS comme a . - Ce chameau, on dirait qu'il n'arrive pas sortir un rot! Il se gargarise! T'as de belles dents tu sais! - J'espre qu'ils vont pouvoir finir la randonne!. .. Mokhtar, donne-moi le plus gentil! Non sans apprhension, ils se sont dcids monter. Assis les jambes cartes sur les volumineux paniers, ils jugent leur position trs inconfortable. La corde arrimant le chargement frotte sur leurs jambes sans cesse ballottes par le roulis de la marche. Sont-ils trop en avant, trop en arrire, sur la bosse? Comme ils ont peur de la chute, ils s'accrochent au guidon. Le corps tendu devient rapidement douloureux. Indiffrents leur peine, les chameliers tirent les dromadaires attachs par trois la file indienne. Ils se placent cte cte pour parler et chanter d'interminables refrains. Ils se taquinent pour dfinir

qui mrite d'tre guide - une fonction privilgie, bien rtribue et33

exempte de corves. Comme Mokhtar ne semble pas reprer le lieu du bivouac, Mouloud, le cuisinier, le charrie gentiment: - Et tu veux nous emmener jusqu' Dakar !... . Au fond, personne ne remet en cause sa comptence car s'il a peu d'exprience du Sahara et de la vie nomade, lui seul est capable de grer un groupe de touristes. Il parle le franais couramment. Il sait tre l'coute, satisfaire les dsirs, limiter les mcontentements. Il a visit la France, la Belgique, la Hollande et il a une petite amie franaise. Comme disent ses cousins, les chameliers Omar et Rahmn : - Il comprend bien ce que le touriste a dans la tte . Mouloud, lui aussi, a une copine europenne. Omar, la trentaine, est mari depuis un an l'une de ses cousines. Rahmn, 29 ans, est clibataire. Au campement du soir, le groupe se dclare trs fatigu. On bondit pourtant pour photographier Omar quand il fait sa prire. Les chameliers ont dispos les tapis en forme de U autour du foyer. Tout autour, ils ont plac harnais et couvertures pour qu'on s'y adosse, protg du vent, des dromadaires et des animaux errants. Le campement est tourn vers l'est. Les dromadaires ont t entravs d'une patte replie sur le genou, pour viter qu'ils ne drivent trop pendant la nuit la recherche de pturages. Tandis que Mouloud cuisine une harra et un couscous, Mubrak prpare le th. On le photographie encore. Simone se flicite d'avoir vaincu sa phobie des dromadaires: - J'ai grandi un peu... . Mokhtar s'enquiert du bientre du groupe: - Alors a va l'htel mille toiles?.. . J'y dcle l'ombre d'un reproche sur le manque de participation aux tches du campement. Assis prs du foyer, il commence jouer de la flte. Mouloud l'accompagne de percussions, tandis que les chameliers chantent et frappent dans leurs mains. Ils nous incitent en faire

autant - comme il est d'usage dans les campements. Mais on craint leridicule. Christle fait remarquer: - On n'est pas au Club Med ! . Attire par une publicit parue dans le magazine fminin Cosmopolitan, snob et lgante, propritaire d'un riad Marrakech, elle estime ne plus rien avoir dcouvrir du Maroc. Pouss par les autres, Belkher se met danser. Lorsque le rythme s'intensifie, il est proche de la transe, il imite l'oiseau. C'est ainsi que dansent les Sdn Bill et les Gnwas, confrries noires du Sud marocain. Aux applaudissements du groupe, il lance un triomphal: - Merci n 'muk I, merci de ta mre! . Les touristesquestionnent:

-

n 'muk, qu'est-ce

que a veut dire? . Nul ne

rpond, comme si la langue arabe restait le seul champ de libert. 34

Aprs le dner, ils s'cartent pour nous laisser dballer nos sacs de couchage, nous dvtir et nous brosser les dents. Ils s'installent une dizaine de mtres, s'enroulant tout habills dans une ou deux couvertures.Quatrime jour

- Pourquoi on est partis sept heures et demie ce matin? D'habitude, on part huit heures, non? Les reins, les jambes, les pieds sont douloureux. On n'a que trs peu dormi cause d'un couchage inconfortable, de la clart de la lune et du froid nocturne. Les petits matins nous dissminent vers les quelques bosquets pouvant abriter des lieux d'aisance. Chacun essaie de reprer la direction que prend l'autre et de s'en carter. La plupart du temps, il convient de toussoter pour s'assurer que la place n'est pas dj occupe. La toilette ne doit consommer que trs peu d'eau. Certains utilisent des lingettes imbibes de lotions nettoyantes que l'on rassemble dans un sac en plastique qui fait office de poubelle commune. Lorsqu'on lve le campement, Belkher brle le sac d'ordures en l'arrosant d'essence. Il abandonne les dchets alimentaires aux dromadaires et aux animaux errants. En milieu de matine, nous nous scindons en deux groupes. Accompagns du guide, les randonneurs traversent des cordons de petites dunes que chameliers et dromadaires contournent pour s'pargner une fatigue inutile. Lorsqu'on se retrouve en fin de matine, le groupe des chameliers chante tue-tte. Leur bonne humeur contraste avec notre morosit. Christle, qui marche toujours avec sa trousse maquillage sous le bras, querelle le guide tout instant parce qu'il lui donne moins de couvertures qu'aux autres ou qu'il lui fait monter le dromadaire le plus inconfortable: - Pourquoi tu me donnes le seul chameau qui n'a pas de poignes? . Bientt, le silence revient, plein de concentration laborieuse. On n'entend plus que le pas feutr de la caravane. Mokhtar, jugeant de l'tat de fatigue de la troupe, dcide d'avancer l'heure du djeuner. Le groupe en profite pour relire la brochure. Press de questions sur l'itinraire et les emplacements des campements, Mokhtar prsente une carte dtaille de la rgion, de celles que l'on trouve l'IGN Paris. Ren s'en empare: - O sommes-nous prcisment? Peux-tu m'indiquer ce puits sur la carte?

35

Un nomade s'approche, vivement salu par les chameliers qui l'invitent partager le repas. Cousin matrilatral, il fait patre ses dromadaires distance de la tente familiale. Les touristes semblent avoir retrouv leur bonne humeur. Ils le dvisagent: - Il a un si beau sourire, alors que sa vie est dure! . Lui aussi nous dvisage, particulirement les femmes, dont il demande en catimini si elles sont maries. Les nomades de la rgion ont beau savoir que les touristes apprcient, pour des raisons qu'ils ne s'expliquent pas, de marcher des kilomtres au Sahara, ils peinent imaginer que des femmes puissent voyager seules, sans frres ni maris pour les chaperonner. Herv, le chasseur d'images , exhibe une camra numrique. Le groupe s'extasie devant la technologie de l'appareil qui passe de main en main avec prcaution. L'un de nous lit Fortune carre, de Joseph Kessel. Tout le monde admet que c'est un bon auteur: - Pas comme ce Le Clzio, irritant, prtentieux, non?.. Dsert, j'ai eu du mal! . Il est plus de 15 heures lorsque les chameliers secouent Mokhtar et Mouloud pour les rveiller de leur sieste. Le groupes'exclame, moqueur:

-

Alors,

vous

tes

fatigus,

vous,

les

guides ?!... . La marche de l'aprs-midi s'accompagne d'une longue conversation sur les actions humanitaires du voyagiste au Niger. Christle aimerait en savoir plus sur Mano Dayak, chef de la rbellion touareg dcd dans un accident d'avion. N'tait-ce pas un attentat? Elle s'tonne de mon ignorance. Une ethnologue devrait savoir ce genre de choses, les Touareg du Niger ne sont-ils pas plus intressants tudier que ces nomades d'oprette que le Maroc offre au touriste de passage? Dgot par l'aspect rcratif de la marche, Herv se maintient l'arrire de la caravane. Monique vomit. Mokhtar lui propose de marquer un temps d'arrt mais elle refuse, dtermine subir son mal jusqu'au bout. D'ailleurs, chacun souffre de quelque chose. Au campement du soir, Simone dirige une sance de yoga sous le regard amus des chameliers. Mokhtar et Mouloud se mettent y participer. A dfaut de s'tirer, chacun est pli de rire. Jusqu' prsent, nous avons consomm du pain de boulangerie achet Mhamd avant le dpart. Comme nous avons puis les rserves, Belkher ptrit une pte et prpare un grand feu avec des branches de bois mort que les chameliers sont alls ramasser avant la tombe du jour. Il carte les braises, jette sa pte dans le sable et la recouvre de cendres chaudes. Crpitement de flashes d'appareils 36

photo. Moins d'une heure plus tard, suivant le volume de la pte, il sort le pain du sable, juge de sa cuisson en le soupesant, le tapote avec un torchon pour le dbarrasser du sable et en gratte les bords un peu brls. Il le laisse refroidir puis le partage. On juge que c'est dlicieux. Mubrak revient avec un dromadaire charg de bidons d'eau qu'il est all puiser quelques kilomtres. Tout de suite aprs le dner, il s'carte du groupe pour aller se reposer de sa course supplmentaire et s'exclame: - Mubrak courage beaucoup! . Pas de folklore ce soir. Seul Mouloud fredonne, en installant son couchage proximit des paniers cuisine.Cinquime jour

Nous faisons route vers le grand erg Chigga, clou du voyage dont la photographie illustre la brochure du voyagiste. Les randonneurs sont impatients car les massifs de petites dunes plantes de tamaris n'ont pas apais leur soif d'espace sauvage. Pendant le djeuner, c'est l'esclandre. Christle est irascible. Mcontente d'avoir marcher six heures par jour, d'tre affreuse sans mise en plis et de ne pouvoir se laver, elle lance avec exaspration: - De toute faon il n'y a pas de programme! . Mokhtar, excd, ne se contient plus: Puisqu'il n'y a pas de programme, chacun peut prendre son sac et partir de son ct! . Silence. Puis, il ajoute: - Je suis le guide, je suis l pour rpondre vos questions. Vous ne devez pas attendre la fin de la randonne pour dire que je n'ai servi rien. . Simone et son mari s'emparent de l'occasion. Curieux de l'itinraire, de la signification des toponymes, de la faune, de la flore, des coutumes, ils interrogent Mokhtar sur un ton convenu qui l'indispose: - Quelle est la dure de vie d'un chameau? - 33 ans, et selon le dicton arabe, pas trois jours de plus, pas trois jours de moins. - A quel ge les jeunes chamelles ont-elles leur premier petit? - A cinq ans. - Combien de petits une chamelle peut-elle avoir dans sa vie? - Six. - Combien de temps dure la gestation? - Un an. - Est-il vrai qu'en Mauritanie on engraisse les femmes avec du lait de chamelle? 37

Mokhtar questionne Mubrak, qui confirme vasivement: - On boit beaucoup de lait de chamelle l-bas... Pour ceux qui n'en ont pas l'habitude, a rend malade... . - Est-ce qu'on fait du beurre ou du fromage avec? . - Oui, on fait une sorte de fromage qu'on mange avec des dattes. . Dans ce dialogue d'enqute, qui pourrait tre celui de l'ethnologue, Mokhtar s'efforce de rpondre patiemment. Mais on sent poindre une contrarit que des paroles agrables ne pourront plus dissiper. J'ai de la sympathie pour lui, je le connais depuis plusieurs annes et je sais mesurer ses efforts pour tre un bon guide . Par ailleurs, je comprends les attentes des randonneurs, dus d'tre traits comme un groupe de plus, fatiguant avec ses questions, ses remarques, ses faons d'tre. Beaucoup de tentes sont plantes Chigga car c'est une zone riche en pturages et qui produit deux belles rcoltes par an. La plaine au pied de la grande dune est une dpression argileuse qui retient les eaux de ruissellement de l'Anti-Atlas et du Bani, jusqu' former, un peu plus l'est, l'occasion d'une bonne pluie ou d'une crue, un lac temporaire. Mais cette cuvette d'Irq, autrefois borde de pturages et de terrains de chasse, est rarement en eau. La zone ne justifie plus son ancien nom de grenier bl du Dra. Au-del de l'erg, s'tendent des plaines sablonneuses et proprement sahariennes menant jusqu' la hamada du Dra, haut plateau rocheux dont le rebord septentrional prsente une falaise abrupte. Etendue vers le sud jusqu'aux dunes de l' Iguidi, cette hamada se prolonge au sud-ouest de la hamada de Tindouf. La zone d'pandage est couverte de vgtation. Il y a de nombreux puits. Nous croisons des gosses vtus de petites chemises brunes, appliqus guider leurs chvres jusqu'aux points d'eau. Le groupe questionne encore: - Est-ce que ce sont des vrais nomades, qui nomadisent encore? . Mokhtar rpond que non. Pourtant, ce sont bien des enfants de pasteurs nomades. Tandis que femmes et gosses restent proximit de leur tente, les hommes emmnent les dromadaires vers des pturages lointains, comme ce berger que nous avons rencontr le troisime jour. Mais ce ne sont pas de grands nomades caravaniers, tels que les dessinent les romans piques du Sahara. Se peut-il que nous ayons communiqu notre imaginaire du dsert aux guides? Mokhtar a-t-il rpondu n'importe quoi pour se dbarrasser de la question?

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A Chigga, on dispose d'une demi-journe de pause. Il fait trs chaud. Il y a des nues de mouches et de fourmis. La sieste n'apporte aucun repos. Omar confie aux autres chameliers qu'il vient de tuer une vipre corne, Urn 19rnt, dont la morsure est mortelle. Vers 16 heures, notre guide nous invite prendre serviettes et maillots de bain pour aller nous faire enterrer dans le sable chaud. On accueille la proposition avec rserve: les femmes n'ont pas envie de se montrer dvtues; certains ne tiennent pas tre ensevelis. Alors, Mokhtar

cherche nous convaincre de l'authenticit de la tradition - ceux quel'exprience ne tente pas n'auront qu' regarder les autres. Il creuse plusieurs trous sur le flanc d'une dune, nous engage nous y tendre, puis nous recouvre de sable et nous ajuste lunettes de soleil et chche, en nous recommandant de rester ainsi pendant une quinzaine de minutes. Sous les effets conjugus des rayons du soleil et de la chaleur du bain , on ne tient pas plus de cinq minutes. Le cur bat vite et fort. Lorsque l'on s'extrait du trou, le sable s'est mlang la sueur et a form une crote paisse sur la peau. Pour s'en dbarrasser, il faut se frotter nergiquement. Comment ne pas penser tous les nomades alentour, quips de jumelles pour surveiller leurs troupeaux et dont le regard peut tomber sur ces touristes nus qui se tortillent au milieu des dunes? Nous entreprenons l'ascension de la grande dune, haute de cent cinquante mtres. Mokhtar monte toute vitesse, Herv sur les talons. Les autres soufflent et peinent l'arrire, gravissant la dune en

s'aidant de leurs mains - un dfi l'esthtique du geste sportif. Est-ceque nous effectuons une sorte de plerinage? On voque le mont Saint-Michel. Christle se dcourage et stationne au milieu de la dune, dcrtant que le site est bien assez beau. Elle s'allonge sur le sable et braque son appareil en direction du couchant en effectuant de minutieux rglages. Simone et Ren ont emprunt un chemin buissonnier et se sont enliss. Mokhtar doit revenir sur ses pas pour les aider rejoindre les crtes. Ces petites anecdotes dmontrent la fragilit de l'exprience collective. La qute de chacun n'est pas de se conformer un ensemble de rgles mais au contraire de s'en dmarquer. Au sommet, les dunes s'tendent perte de vue. Les touristes en ont le souffle coup. Est-elle exalte ou mlancolique, la contemplation s'achve avec la remise en service du dispositif photographique. Cette fois, on prend soin d'apparatre dans le cadre car le clich sera une preuve de la performance et immortalisera 39

l'aventure. On tudie sa pose: Herv se jette en arrire d'un sommet, Aline s'tend langoureusement sur le sable. Enfin le soleil se couche et les plerins sont dus. Le ciel est voil, l'astre est peine visible. Les marathoniens dvalent la dune en courant. Les autres flnent pour n'arriver qu' la nuit tombe, tout mus l'ide qu'ils auraient pu se perdre, n'et t le petit feu du campement. Mokhtar et les chameliers sont d'humeur joyeuse: une chvre a t achete une tente voisine. L'animal a t gorg, pendu une branche de tamaris et dpec. Nous assistons au retrait des viscres, soigneusement nettoys, puis la dcoupe des quartiers de viande. Le groupe ne s'en meut pas. S'engage mme une discussion anime sur quelques tours de main franais: saigne du cochon, boudins, civets... En matire de tripaille, ils ne sont pas des novices. Ils dvorent les abats que les chameliers pensaient se rserver. Attirs par le bruit des percussions et les odeurs de cuisson, des nomades s'approchent: un repas de viande est un repas de fte. L'honneur recommande de le partager gnreusement. Assembls distance des touristes autour d'un grand feu o Belkher cuit le pain, ils jouent de la musique et font passer de main en main une bouteille d'alcool de dattes. On entend leurs rires jusque tard dans la nuit.Sixime jour

5h30. Le campement s'veille. La nuit a lav nos empreintes mais le sable glac du petit jour est mouchet de traces d'animaux: gerboises, souris, corbeaux, chacals, renards, scarabes, araignes... La caravane quitte le campement. Les randonneurs se retournent, et longtemps encore, pour contempler la grande dune. Ils ont eu l quelque chose de l'impression du vrai dsert. A l'oasis sacre d'Dm L'alag, on pntre dans le tombeau de Sidi Abderrahmn. Le corps du saint a t dplac depuis que deux individus, dont un Franais, ont saccag la tombe la recherche d'un trsor. L'oasis est pourvue d'un camping amnag par une famille riche et influente de Mhamd, rpute pour ses discordes familiales. Tout en se dsaltrant d'un coca, le groupe dsapprouve que la boisson-phare de la globalisation amricaine ait russi pntrer I'hinterland saharien. L'excitation lie l'achat de souvenirs commence poindre. On examine les tapis sur lesquels on est assis et on questionne: - Un tapis comme a, a va chercher dans les combien? . Mokhtar rpond: - Entre 3 et 4 000 francs. . C'est un 40

prix exorbitant, sans rapport avec la valeur du tapis, de surcrot vilain et lim. Puis, il ajoute, tactique: - Je vous emmnerai dans un centre d'artisanat o il y a des objets anciens et o vous ne serez pas obligs d'acheter. . Chacun profite de l'eau de la source pour se laver. Les chameliers se rasent. Les randonneurs s'en vont par deux sous les palmiers avec des seaux d'eau qu'ils se renversent sur la tte. Ils soignent leurs pieds corchs car leurs chaussures neuves ont favoris l'apparition d'ampoules. En allant pieds nus, ils se sont plants des pines d'acacia que Mokhtar extrait l'aide d'un petit trousseau de pinces appel mungch. Et l'on reparle du programme pour se fliciter qu'il n'yen ait pas ou qu'on en ait chang. N'est-ce pas la condition d'un tourisme non-ordinaire? La satisfaction est de courte dure. Sur la piste, vhicules toutterrain et mobylettes dfilent un rythme soutenu. C'en est fini du silence. Un minibus dverse sa clientle juste ct de nous. Les deux groupes se regardent et se jaugent. Le guide des nouveaux arrivants est un jeune Marrakchi habill de vtements de sports en tissu synthtique brillant en comparaison duquel nos guides paraissent d'authentiques Bdouins. Notre groupe se vante de l'thique de son excursion, ralise pied, comme de vrais Sahariens.Septime jour

Malgr leurs entraves, les dromadaires se sont beaucoup loigns pendant la nuit. Les chameliers doivent partir leur recherche jusqu' l'erg voisin d'el Bgam. Du sommet d'une petite dune, Mokhtar scrute I'horizon avec ses jumelles. Dissimul derrire des buissons d'alfa, Herv le traque pas de loup pour le photographier. La caravane se met en branle avec deux heures de retard. Le groupe marche vive allure. C'est qui parviendra dpasser les autres. Herv, qui s'efforait de toujours rester l'arrire, occupe maintenant le peloton de tte. Charg d'un lourd sac dos que les dromadaires pourraient porter, il s'vertue gravir au pas de course chaque monticule de sable. Quant Ren, il a beau marcher avec une canne, sa fiert est d'arriver bon premier aux haltes pour s'crierencore, tout essouffl:

- Ah,

ils sont beaux les jeunes!

. Anim du

fantasme de l'claireur, il n'arrte pas d'anticiper l'itinraire. Comme

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il se trompe souvent, Mokhtar passe son temps courir aprs lui pour le remettre dans le droit chemin. Nous faisons halte un puits muni d'une pompe nergie solaire. L'quipement a t financ par un touriste allemand. Un troupeau de dromadaires s'y abreuve. Le groupe photographie encore. Mokhtar ironise: - Vous vous moquez des Japonais mais vous, les Franais, vous tes pires! . Aprs le djeuner, ils questionnent nouveau: - Quelle est la hauteur de Chigga? . Mokhtar ne sait pas. Ils reformulent la question: - Chigga, combien? 160? .. . Mokhtar hsite: - Oui... 160 environ, parce que a change, selon le vent... . Ils comparent avec la dune du Pila. Bien qu'ils ne comprennent pas l'arabe, ils s'essaient constamment traduire les conversations des guides: - Ils se moquent toujours de Belkher, le pauvre... et lui il dit: mais laissez-moi, pourquoi c'est toujours moi qu'on embte, je n'ai rien fait... . Belkher m'a demand une cigarette; il a emprunt mon bret parisien et mes lunettes de soleil et il prend la pose devant les objectifs. Mais pas un touriste n'accepte de le photographier ainsi. Ils se moquent de lui: - Tu veux avoir l'air d'un cow-boy! ... Et lui de leur rpondre: - Marlboro n 'muk ! . Tandis que le groupe somnole, Christle a entrepris de se maquiller et ne cesse de se plaindre: la chaleur est insupportable, le rythme de la marche trop soutenu, le guide lui a donn de l'eau empoisonne et elle n'a mme pas de srum antittanique en prvention de ses blessures aux pieds. Elle s'agite, elle fait du bruitpuis dclare, en jetant nerveusement son sac:

- Si

c'est mon heure,

c'est mon heure! ... Amus, Mokhtar lui rtorque: - Alors l... si moi je fais boire de l'eau empoisonne aux touristes... Oh l l !... . Cette crainte, rarement formule, est pourtant partage: tous les randonneurs mettent discrtement des pastilles dsinfectantes dans leur gourde. C'est le dernier jour de la randonne: le groupe s'efforce d'tre aimable et un peu reconnaissant. Lorsqu'au campement du soir, Mokhtar propose d'aider les chameliers ramasser du bois mort, les ractions sont pourtant molles. Herv reste allong, Yves ramasse le tas des autres en s'exclamant: - Mais y en a plus du bois, a y est, ils ont tout ramass!... . Toujours passionns de cartographie, ils dtaillent le croquis de l'itinraire figurant sur le programme. Ils contestent la ralit du parcours, demandent revoir la carte IGN et

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oprent des vrifications. Ils posent inlassablement les mmes questions. Dernire nuit la belle toile. Quelques-uns restent veills, contempler la silhouette des chameliers assis autour du feu. Invits prendre place parmi eux, ils restent l jusque tard, enchants, souriants, attentifs des conversations qu'ils ne comprennent pourtant pas. Huitime jour Les chameliers se sont levs avant l'aurore. Ils ont allum un grand feu pour cuire, sous la cendre, un pain la graisse et aux pices, chahma. Comme c'est un mets trs apprci, ils s'en disputent les morceaux. Le groupe y gote contrecur et juge que c'est bof.Mokhtar devient sarcastique:

- Ah

oui c'est bof la randonne,

bof

Mubrak... . Yves s'exclame: - Oh ben il n'y a plus beaucoup de confiture, il tait temps qu'on arrive! . Le cuisinier se vexe et en rapporte immdiatement un pot. Sur le reg, les marcheurs ramassent des pierres. Ils les examinent: sont-ce des fossiles, des mtorites? Leurs accompagnateurs, eux, ramassent des balles d'arme feu. Ils se les montrent et se les changent. Le groupe s'inquite de combats rcents avec le Polisario. Mokhtar prcise: nous traversons un ancien camp d'entranement militaire. Depuis que la zone est dcime par la scheresse, l'arme et le tourisme sont les seuls dbouchs conomiques offerts aux anciens nomades ayant d renoncer aux activits pastorales. Autrefois, la rgion tait incontestablement plus fertile, comme en tmoignent les gravures rupestres, la toponymie (hss oued na 'm, le puits de la rivire aux autruches ) et les lits sec des cours d'eau. Ruines et ncropoles indiquent une grande densit de population pendant l'Antiquit. Dans leur tradition orale, les habitants de Mhamd vantent une terre qui fut trs arrose et entoure de forts. Largement au sud de l'oasis, l'habitat tait si dense que l'on se dplaait, dit-on, de maison maison. Malgr sa position, au sud de deux chanes de l'Atlas, les oasis du sud de la valle du Dra n'taient pas marginalises. Tmoins de civilisations antiques paennes, juives et chrtiennes, elles fournirent aux grandes dynasties musulmanes leurs promoteurs et leurs fondateurs. Ports sahariens trs dynamiques, elles taient indispensables la vie conomique du nord de l'Atlas et 43

profitrent mme aux Etats europens, en alimentant leur stock montaire grce l'or rapport du Soudan. La dcadence du nomadisme fut prcipite par la pacification, dans les annes 1930, puis accentue par les indpendances. Lorsque les souverains effectuent leur traditionnelle tourne du royaume et qu'ils n'oublient pas de se dplacer jusqu' Mhamd, ils n'annoncent aucune mesure concernant l'acheminement d'eau. Sur leur passage, les sujets sacrifient leurs derniers moutons en signe d'allgeance. Ils n'ont plus, ensuite, qu' plier bagage. La randonne s'achve. De retour au bivouac d'Oulad Driss, je croise un des guides qui m'est le plus intime. Il n'est plus autoris accompagner les groupes des voyagistes europens car il se montre souvent agressif avec la clientle. Mais il guide encore les individuels contacts Zagora. Je le retrouve ici en compagnie d'tudiantes australiennes pour lesquelles il a organis un bivouac de trois jours. L'une d'elles est devenue sa copine . Je le flicite sur le professionnalisme de leurs randonnes. Au lieu de savourer l'loge, il me rpond avec une pointe d'agressivit qu'ils n'ont besoin d'aucun voyagiste tranger et qu'ils n'ont plus craindre la concurrence des autres agences: un propos fallacieux. Bien que les brochures ne le mentionnent pas, il est d'usage de laisser un cadeau ou un pourboire aux chameliers au retour des circuits. Simone y avait pens. Elle distribue quelques cahiers d'coliers. Les autres ne veulent rien donner, ni dirham, ni tee-shirt, ni chaussures, ni torches lectriques. Ils font valoir qu'ils n'ont plus d'argent, qu'ils ont dj pay, ou encore qu'ils trouveraient plus juste de faire du troc. Mubrak s'enquiert auprs de Mokhtar : - Quelques cahiers, c'est tout? . Nous sommes achemins en minibus jusqu' Zagora. La route est jalonne de constructions inacheves. Un barrage de police nous arrte Tagounit, ville de garnison situe entre Mhamd et Tamgrout o, presque systmatiquement, sont effectues des oprations de contrle. Alors que les touristes ne sont pas soumis aux vrifications, Mokhtar est somm de prsenter sa carte d'identit. Le policier le taquine, palabre, jusqu' ce que lui soit vers un bakchich. Nous djeunons chez notre guide, dans une maison construite en terre sur le bord de l'oued, cinq kilomtres du centre de Zagora. Le patriarche nous salue et retourne son poste de commandement, auprs des maons qui effectuent des travaux de consolidation. Pour le

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reste, la maison est calme: les femmes passent discrtement de la cuisine aux jardins ; les fillettes sont l'cole. Cette petite ruche a sa dmographie. Les ans se prsentent comme des 'arb, Bdouins , leveurs de chvres et de dromadaires, se dplaant depuis Mhamd, l'est, jusqu' Guelmim, l'ouest, passant l'automne dans les palmeraies pour y surveiller les rcoltes de dattes. Au dbut des annes 1970, la scheresse leur impose de se fixer, Mhamd d'abord, o ils cultivent du bl, des dattes, de la luzerne, puis la priphrie de Zagora, dans cette maison o nous sommes reus. Le patriarche est n dans les annes 1930. Fils de grand commerant, il est tour tour mhariste dans l'arme franaise, puis mineur au Tafilalt, commerant, soldat de l'arme marocaine, jusqu' sa retraite, en 1975. Tout au long de sa vie et au gr de ses dplacements, il se marie onze fois. De sa dernire pouse, il a huit enfants, cinq garons et trois filles, ns entre 1965 et 1990. Tous vivent sous le toit familial. La maisonne abrite encore la grandmre maternelle, veuve, et son plus jeune fils, orphelin; deux tantes maternelles, divorces; une nice, orpheline; un aveugle; une deux jeunes servantes noires et, selon les circonstances, quantit d'autres personnes qui y sjournent momentanment. Le surnumraire de femmes, sur trois gnrations, fait de cette maison une petite cellule matriarcale qui mrite presque le nom de contre-socit. Les cinq garons exercent tous le mtier de guide. Ils ont un peu frquent l'cole coranique mais ne savent ni lire ni crire. Ils n'ont suivi aucune formation professionnelle. En milieu d'aprs-midi, nous sommes conduits au hammam de Zagora. Chacun en rvait: pouvoir se laver enfin, compltement, avec beaucoup d'eau. Le hammam est situ proximit du quartier de prostitution et comporte deux btiments distincts: celui des hommes et celui des femmes. Nous payons un tarif inhabituel: 25 dirhams par personne au lieu de 5 dirhams, pour avoir le privilge de nous faire frictionner, manipuler et d'accder aux robinets d'eau car selon les jours et les heures, le hammam est bond, et la circulation y est impossible. La nudit n'y est pas tolre. Lorsqu'on se retrouve au-dehors, on est mconnaissable: proprement vtu d'effets occidentaux, coiff, ras, chacun a recouvr sa dignit culturelle. Aprs nous avoir introduits chez un bazariste o il prlve une commission de 30 % sur les achats, Mokhtar prtexte devoir rgler une affaire urgente et nous laisse aux soins du vendeur. La visite du bazar est riche en rebondissements. Le touriste en tait 45

demandeur et voil qu'il s'en plaint. Il a prvu d'y consacrer une certaine somme mais juge les articles, par principe, trop chers. Il reproche au vendeur de marchander tout en contestant d'office les prix indiqus. Celui qui pensait ne rien acheter acquiert quelque chose et celui qui visait un achat repart sans rien. Quelle que soit l'attitude du commerant, elle est juge inapproprie et caricaturale: comportement affect, paroles mielleuses, costumes voyants. On n'en ressort qu' la nuit tombe pour tre guid, cette fois, dans un htel de charme amnag d'une piscine et de beaux jardins sous pergolas, et dot d'une licence d'alcool. Les touristes y jouissent d'un vrai moment de dtente o se mle au raffinement de l'exotisme un avant-got de retour la civilisation. A la