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CHAPITRE PREMIER I LS ÉTAIENT DES TRAÎNE-VASE, des errants qui n’usaient guère de belles manières et qui n’avaient pas toujours la goule très pro- pre, mais ce long voyage pour atteindre le royaume d’Obscurie, cette traversée des eaux mortes de l’immense marais de Fagne, les avait rendus bien plus piètres encore. Ils se reprochaient mutuellement d’empester, choisissaient d’en rire car, se laver en utilisant l’eau mal- saine à leur portée, sans poudre épurante, c’était prendre le risque de se retrouver atteint par la maladie, celle qui vous faisait vous réveiller un beau matin avec des écailles, des nageoires ici ou là, quand il ne vous prenait pas en plus une irrépressible envie de vous jeter dans l’onde délétère pour rejoindre les poissons. Ils arboraient de sales trognes, certes, avec des poils qui donnaient l’impression qu’on leur avait écrasé un hérisson sur le bas de la figure, mais ils étaient riches, nantis de cette masse d’or sous forme de sculpture qui alourdissait le bateau. Ils en étaient venus à échanger peu de mots, se comprenaient le plus souvent d’un simple regard. Ramant ou scrutant les alentours afin de déceler la présence d’un animal qu’il serait aisé de capturer pour assurer la pitance, ils ne se lassaient pas de contempler la vasti- tude verdâtre hérissée de roseaux et d’arbres dont on peinait parfois à apercevoir la cime, et ne pouvaient s’empêcher d’éprouver un sen- timent nostalgique à l’idée qu’ils se trouvaient sur le point de quitter ce territoire liquide parsemé d’îlettes qu’ils connaissaient si bien. Ils avaient grandi à partir d’un certain moment, inéluctablement, étaient devenus de hauts flandrins au corps trop étiré pour ne pas être sen- sible au moindre souffle d’air un peu brutal, et c’était sans doute ce qu’ils supportaient le moins.

AU LARGE DES VIVANTS

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1ER CHAPITRE

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Chapitre premier

Ils étaIent des traîne-vase, des errants qui n’usaient guère de belles manières et qui n’avaient pas toujours la goule très pro-

pre, mais ce long voyage pour atteindre le royaume d’Obscurie, cette traversée des eaux mortes de l’immense marais de Fagne, les avait rendus bien plus piètres encore. Ils se reprochaient mutuellement d’empester, choisissaient d’en rire car, se laver en utilisant l’eau mal-saine à leur portée, sans poudre épurante, c’était prendre le risque de se retrouver atteint par la maladie, celle qui vous faisait vous réveiller un beau matin avec des écailles, des nageoires ici ou là, quand il ne vous prenait pas en plus une irrépressible envie de vous jeter dans l’onde délétère pour rejoindre les poissons. Ils arboraient de sales trognes, certes, avec des poils qui donnaient l’impression qu’on leur avait écrasé un hérisson sur le bas de la figure, mais ils étaient riches, nantis de cette masse d’or sous forme de sculpture qui alourdissait le bateau. Ils en étaient venus à échanger peu de mots, se comprenaient le plus souvent d’un simple regard. Ramant ou scrutant les alentours afin de déceler la présence d’un animal qu’il serait aisé de capturer pour assurer la pitance, ils ne se lassaient pas de contempler la vasti-tude verdâtre hérissée de roseaux et d’arbres dont on peinait parfois à apercevoir la cime, et ne pouvaient s’empêcher d’éprouver un sen-timent nostalgique à l’idée qu’ils se trouvaient sur le point de quitter ce territoire liquide parsemé d’îlettes qu’ils connaissaient si bien. Ils avaient grandi à partir d’un certain moment, inéluctablement, étaient devenus de hauts flandrins au corps trop étiré pour ne pas être sen-sible au moindre souffle d’air un peu brutal, et c’était sans doute ce qu’ils supportaient le moins.

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Pour conserver une taille raisonnable, il aurait fallu acquérir du toiseur, cet élixir peu facile à se procurer qui, en Fagne, vous évitait de grandir quand vous étiez un habitant du Nord et de rapetisser lorsque vous demeuriez au Sud. Car il en était ainsi, dans cette vaste contrée de terres morcelées et de marécages aux eaux corrompues, tout, hom-mes, bêtes, végétaux et objets, prenait des dimensions stupé fiantes par rapport à la localisation géographique. Au Septentrion, il était fréquent de voir des bougres privés de toiseur devenir hauts de plus de huit pieds, c’est-à-dire presque deux fois la taille d’un individu de constitution courante, et d’autres, en Fagne méridionale, si petite lets qu’ils se trouvaient incapables d’enjamber une crotte d’aquachien. Les aquachiens et leurs déjections étant eux-mêmes soumis aux sin-gulières fluctuations de mensuration, les nabots de tout poil devaient plus d’une fois effectuer de longs contournements s’il leur avait pris l’idée de s’aventurer quelque peu au nord de leur fief.

Jodok et Clincorgne avaient eu trop à faire pour se mettre en quête de toiseur. En outre, pour payer la précieuse potion, ne pos-sédant plus un écu vaillant, ils se seraient vus contraints de tailler des copeaux d’or dans la statue de Renelle, geste qui, ils ignoraient pourquoi, leur répugnait à accomplir. Craignaient-ils de dévaluer le trésor constitué par l’effigie de métal jaune de la magicienne ? Redoutaient-ils une improbable réaction post-mortem de la grosse mégère à jamais figée ? Avec une sorcière de l’acabit de la Renelle, il fallait s’attendre à tout, d’autant que, lorsqu’ils l’observaient trop longtemps, il leur semblait parfois qu’elle clignait de l’œil ou ébau-chait un mince sourire.

Ils avaient été très occupés durant plusieurs semaines, oui. D’abord manier à tour de rôle les rames afin de propulser la barque lourde-ment chargée dérobée dans la darse où le baron Tillot faisait ranger toutes ses embarcations, puis chasser çà et là pour se nourrir, ou bien chaparder des poules ou des porcs à soie bleue dans quelques fermes isolées. Éviter les groupes de maufaiteurs, aussi, ces errants toujours en quête de rapines, circulant à bord de radeaux ou de méchantes barcasses et qui n’hésitaient pas à vous fendre le crâne d’un coup de hache pour vous dépouiller, ne fût-ce que de vos heuses1. Ils avaient

1 Bottes.

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certes pris soin de recouvrir la statue d’or de roseaux séchés afin de simuler un transport de marchandises sans valeur, mais l’œil des cra-pules en tout genre ne se laissait pas facilement berner.

Le plus pénible avait été la traversée de la Fagne du Sud. Livrés sans défense au sortilège de petitesse sévissant sur ce territoire, ils avaient vu jour après jour leur puissance musculaire diminuer, leur taille devenir celle de jouvenceaux pas même capables de soulever correctement une masse d’armes, de sorte qu’ils ne pouvaient guère tirer plus d’une heure sur les rames sans se relayer. Fallait-il qu’ils fussent maudits car, comble de malchance, le bachot avait rechigné à perdre beaucoup de son importance comme il aurait dû le faire et, de surcroît, cette teigneuse de Renelle, même muée en statue, leur avait elle aussi réservé la méchante farce de ne perdre qu’un nombre restreint d’onces et de pouces. Que ce fût au Nord ou au Sud, il en était parfois ainsi en Fagne, l’enchanterie vengeresse mise en place par le mage Vorpil n’accablait pas toujours de la même façon les êtres et les choses. La pluie, le froid n’avaient rien facilité non plus. Des flèches liquides leur étaient tombées dessus en permanence et claquer des dents était devenu une sorte d’habitude.

La frontière entre les deux Fagnes avait fini par être franchie. Le sorti-lège d’accroissement s’était mis à jouer son rôle, redonnant graduel lement à Jodok et Clincorgne des forces et une constitution convenables. Il était devenu plus aisé de faire progresser la flette2, rapporter un cochon volé avait cessé d’être une épreuve quasi insurmontable. Les épées des deux traîne-vase avaient repris une taille satisfaisante, ce qui ne manquait pas d’être rassurant en cas de mauvaise rencontre. Cela avait duré un certain temps puis, comme il fallait s’y attendre, la montée en graine s’était trop développée. Jodok avait pris des pouces à n’en plus finir. Il était devenu si grand qu’on aurait presque pu le confondre avec un Moine Pourpre, un de ces religieux fanatiques qui, au nom de Mûm, leur dieu des Hauteurs, prônaient le grandissement sans limites, l’élévation vers l’Inacces sible et Vénérée Cime garante de moult félicités. Quant à Clincorgne, colosse au naturel, il avait atteint des sommets bien plus sidérants encore, une taille très supérieure à celle de son compagnon, qui faisait que le moindre coup de vent l’ondulait mieux qu’un croquedru en rut.

2 Barque.

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Pour l’heure, le grand louchon urinait à l’arrière de la barque, comme pour dire irrévérencieusement adieu au vaste marécage qui l’avait tant malmené. Sa miction tombait à présent de si haut qu’on eût dit qu’une cascatelle venait de voir le jour pour se jouer des eaux glauques conta-minées par les viles pratiques des alchimistes d’autrefois.

— Fait soif, grogna Clincorgne en remettant en place les aiguillettes de ses chausses. J’ai la gorge aussi sèche que le connin d’une momie.

— Parce que tu as déjà eu accès à ce genre de divertissoire ? se moqua Jodok.

Le géant se contenta de grogner une fois de plus. Il louchait, ce qui n’était pas nouveau, mais son œil divergent s’appesantissait sur la gourde en peau de bouc gisant au pied de la statue de la Renelle, ce qui n’était pas fait pour plaire à son compagnon.

C’était dans cette outre velue que Jodok avait soigneusement mis à l’abri les restes liquides de Candorine, la fille du baron Tillot. La jolie donzelle et lui s’étaient épris l’un de l’autre mais, devenue folasse à cause de la maladie des eaux pesteuses, la blondelette s’était prise un temps pour un poisson, puis avait fini par se liquéfier, devenir une flaque dont Jodok avait récupéré jusqu’à la moindre goutte. Candorine ayant toutefois commencé à se métamor phoser partiel lement en eau quelque temps auparavant sans que son compa-gnon s’en rendît compte, il n’était pas certain qu’elle fût entière dans la bote, ce qui ne manquait pas de tourmenter Jodok. Ce der-nier veillait sur l’outre-reliquaire à ses yeux bien plus précieuse encore que la statue d’or de Renelle, alors il n’était pas question que Clincorgne la reluque avec l’espoir d’en licher le contenu pour s’humidifier le gosier.

Il ne pleuvait plus depuis trois jours. La réserve d’eau céleste accumu lée grâce à des feuilles de nénuphar coupées, placées d’une certaine façon à l’avant de la flette, était épuisée et il était exclu de consommer le brouet brenneux du marais qui, sans poudre épurante, comme pour le décrassage, avait de bonnes chances de vous faire pousser des nageoires sur les omoplates, de vous décorer çà et là d’écailles et de barbillons à la commissure des lèvres.

— L’Obscurie est un pays de montagnes et de forêts, déclara Jodok, nous ne devrions pas attendre longtemps pour tomber sur un ruisseau ou un lac.

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— Il est possible qu’on croise avant une bande de vampires, une coquinaille assoiffée elle aussi qui aura tôt fait de nous exsanguiner.

— Ton cou est pour l’heure si haut perché que je ne vois pas comment ces satanés buveurs de sang s’y prendraient pour y plan-ter leurs crocs.

Clincorgne avait cessé de fixer l’outre dans laquelle Candorine ne pouvait que se languir. Il avait tiré son épée et, à l’aide d’un pan de sa cape, en astiquait la lame afin de tenter d’en débarrasser les points de rouille qui s’y étaient déposés. Avec sa face camarde, son nez pareil à une goutte de chair et l’incisive qui lui faisait défaut, il res-semblait à une de ces grossières effigies de bois que certains vigniers plantaient dans l’eau pour protéger leur raisin gris aquatique de la goinfrerie des oiseaux.

— La suite, c’est quoi ? s’enquit-il en montrant l’éboulis de roches et de caillasses qui marquait à la fois la fin du marécage et les pre-mières toises appartenant au royaume d’Obscurie.

Au-delà de la coulée minérale, qui n’était pas bien haute, des sapins au tronc rougeâtre et aux aiguilles en forme de pointe de flèche mon-traient leurs cimes sombres qu’aucun souffle d’air ne faisait bouger. Un soleil froid éclairait le ciel depuis que les nuages avaient disparu, de sorte que le paysage prenait un aspect austère, peu accueillant, qui ne donnait guère envie d’aller à la découverte. Une bête, un rapace, probablement, faisait entendre un son rauque d’olifant, un cri si puissant qu’on l’imaginait d’une taille effrayante. Mais peut-être s’agissait-il d’autre chose…

— La suite, c’est d’abord envoyer la flette par le fond, maugréa Jodok en saisissant lui aussi son glaive.

— Foutrebleu, elle pourrait encore nous être utile, cette fichue barcas se ! protesta Clincorgne. Imagine que les choses tournent mal en Obscurie, qu’il nous faille guerpir en vitesse pour une raison ou pour une autre. Et puis je ne compte pas finir mes jours dans ce royaume qui paraît aussi peu hospitalier qu’un chenil d’aqua-chiens…

— On trouvera toujours un moyen de regagner la Fagne. Au pire, on construira un radeau. Ce qui presse pour l’instant, c’est de mettre la statue d’or à recueillette, de la soustraire à la vue de quelque bougre qui pourrait avoir l’idée de venir rôder dans les parages.

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— Le coin n’a pas l’air très fréquenté.— N’empêche. Je te conseille de t’emparer dans la barque de tout

ce que tu souhaites emporter, car je vais la couler avec la Renelle aurifiée à son bord. Ainsi, logé dans la vase du fond du palud, recou-vert de quatre ou cinq pieds d’eau fangeuse, le trésor sera à l’abri des convoitises. Quand nous aurons déniché un moyen terrestre de véhiculer la statue, nous viendrons la repêcher.

Comme les deux traîne-vase l’avaient espéré sans risquer beau-coup d’être déçus, l’effigie en or massif de la magicienne n’avait pas échappé au charme d’accroissement lors de sa traversée de la Fagne du Nord. Elle avait quasi doublé de volume et de poids, si bien que la ligne de flottaison de l’embarcation s’en était trouvée fort affectée, obligeant à écoper plus d’une fois. La Renelle statufiée leur avait joué le vilain tour de ne guère rapetisser quand ils peinaient à ramer dans le Sud mais, dès que l’enchanterie s’était inversée, elle s’était hâtée de devenir un monstrueux fardeau. C’était à croire qu’il demeurait quelques onces de malfaisance en elle en dépit de son état peu envia-ble, qu’elle disposait encore de moyens de nuire, de se venger.

— Mes nippes et ma flamberge mises à part, je n’ai pas grand-chose à sauver, grommela Clincorgne. Toi, en revanche, il ne faut pas que tu oublies ta Candorine métamorphosée en eau de grenouille.

Il y avait de l’ironie dans la voix du louchon. De toute évidence, il doutait fort que la fille du baron Tillot pût un jour recouvrer un état charnel. Cela ulcérait Jodok en son for intérieur, mais il n’en laissait rien paraître. Il croyait dur comme fer qu’il retrouverait Candorine telle qu’il l’avait serrée dans ses bras, qu’il pourrait à nouveau humer le parfum grisant de sa chevelure de blé, promener ses lèvres sur sa peau d’albâtre et épouser de ses mains gourmandes les courbes de son corps sublime. Il avait comme oublié la maladie des eaux pes-teuses qui avait tant affecté son aimée, les écailles qui avaient souillé sa vénusté, son attirance irrépressible pour l’onde, cette derverie3 l’ayant rendue tout autre et qui avait abouti à ce qu’elle devînt cette outre qu’il couvait de ses yeux humides.

Il ne doutait pas qu’il lui serait à nouveau donné d’étreindre Candorine, qu’il cesserait de s’énamourer de quelques pintes d’eau

3 Folie.

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pour savourer un bonheur que plus rien ne viendrait entacher. Il se trouvait d’autant plus convaincu qu’il allait employer tous ses efforts pour rencontrer Vorpil, ce magicien à nul autre pareil exilé en Obscurie parce qu’il ne supportait plus la Fagne, royaume à présent livré à deux barons sans envergure après l’assassinat du roi Storan II. Vorpil s’était montré intraitable en installant en guise de punition les sortilèges de croissance et de rapetissement sur chaque fief de la contrée des eaux stagnantes, mais ses rancœurs avaient dû s’apaiser et il ne demeurerait certainement pas insensible au sort pitoyable de Candorine, qui n’était pour rien dans le régicide l’ayant gros-sement courroucé. De surcroît, il y avait le trésor, ce magot devenu encore plus fabuleux après son long séjour sous la toise prodigue de la Fagne septentrionale. Vorpil ne pourrait qu’être ravi de se le voir offrir en récompense de ce qu’il voudrait bien accomplir de prodi-gieux pour que Candorine recouvre son magnifique corps de déesse. Encore fallait-il qu’il n’y manquât rien, à ce corps, que les prémices non recueillie de sa liquéfaction ne lui aient pas fait perdre une main, un bras, une jambe ou pire encore.

Jodok avait confectionné une bretelle à l’outre-reliquaire. Il la passa à son épaule puis, tandis que Clincorgne enjambait la bordaille de la flette pour fouler les rochers obscuriens, il leva son glaive et commença de percer le fond de l’embarcation. Il n’eut pas long-temps à s’échiner, car sa lame était devenue si longue, si lourde, qu’elle creva le bois au second coup d’estoc. L’eau monta aussitôt en bouillonnant, inondant les bottes du traîne-vase et répandant une nuée de minuscules débris végétaux.

Les deux coureurs de marécages se retrouvèrent bientôt ensemble sur le fatras de rocs. Ils regardèrent en silence disparaître le batelet et son chargement d’or modelé, ce qui ne dura qu’une poignée de secondes. Telle une gueule avide, l’onde engloutit le tout dans un ample tourbillon mou, cracha quelques bulles opaques, puis la sur-face redevint paisible, avec seulement une lanière d’algue flottante qui ne semblait savoir où aller.

— Il ne sera pas facile de remonter la magicienne quand le moment sera venu, marmonna Clincorgne. C’est toujours toi qui prends les décisions, mais je ne suis pas si certain que ce sabordage soit une bonne initiative.

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— T’avais une autre idée, peut-être ? renvoya Jodok avec une pointe d’humeur. Creuser un trou énorme dans la caillasse en y laissant nos dernières forces ?

Le louchon demeura coi. Deux mouches roses voletaient au-dessus de son crâne lisse et il les chassa d’un mouvement circulaire de son épée qu’il avait conservée à la main.

Ils étaient là, grands comme des piquets de piège à chimères ailées, crottés, accoutrés guère mieux que des épouvantails, avec les eaux mortes qui s’étendaient à perte de vue devant eux, ce palud immense qu’ils venaient de délaisser pour une autre contrée dont ils ignoraient presque tout. Une autre contrée habitée par des sans-yeux, disait-on, hantée par des vampires et où la musique faisait parfois office de monnaie. Comment allaient-ils être accueillis dans un lieu pareil ? Surtout avec cette taille démesurée qui les accablait et qui risquait de les rendre effrayants dès la première rencontre.

Ils se trompaient. Cette première rencontre ne dépassait pas qua-tre pieds de haut, ne pesait guère plus de cinquante livres, mais ne fut pas impressionnée par leur apparence d’échalas pour autant. Du sommet de l’éboulis, elle s’adressa à eux d’une petite voix aiguë mais assurée, les faisant tressaillir.

— Quiquine vous a vus, jeter la grosse laideronne dorée à l’eau !C’était une gosselote qui ne devait pas avoir plus de dix ans.

Des jambes maigres aux genoux égratignés, un corps à l’avenant enveloppé dans une robe de tiretaine cent fois ravaudée, un minois d’oiseau avec un incendie de tignasse juché dessus. Des yeux verts comme des trous d’eau, une foison de taches de son sur les pom-mettes… Et puis ce gros ceinturon de cuir autour de son absence de taille, à se demander ce qu’il faisait là et à quoi il servait.

— Malpeste, d’où sort cette pucelette hardie comme un torche-coin ? grogna Clincorgne qui avait toujours éprouvé une certaine méfiance à l’égard des enfants.

— Le bon jour à toi, Quiquine, choisit de lancer Jodok avec plus de finesse.

La gamine les observait avec un sourire oblique et des prunelles pétillantes. Elle semblait beaucoup s’amuser et encline à faire durer le plaisir.

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— Je vais raconter ça à Fargouille, finit-elle par claironner. Je suis sûre que ça va grossement l’intéresser.

Jodok et Clincorgne se consultèrent du regard. Ils étaient inquiets, se demandaient qui était ce Fargouille et quelle kyrielle d’ennuis il pouvait représenter. Avec la crainte que la petite délurée ne décidât de s’escamper avant qu’ils ne parviennent à la rejoindre, ils entrepri-rent vitement l’escalade du chaos de rochers.

Ils arrivèrent essoufflés au sommet, le dos douloureux à force de résister à cette fâcheuse tendance qu’avait leur corps de vouloir se courber comme un roseau au passage du vent. Leur haute taille les desservait plus qu’ils ne l’auraient imaginé. À bord de la barque où ils se tenaient le plus souvent assis, les facéties de leur colonne ver-tébrale démesurée étaient supportables mais, dès qu’ils accomplis-saient un effort prolongé, il leur fallait serrer les dents. C’était à se demander comment les Moines Pourpres, les culs-hauts, parvenaient à endurer de posséder une ossature et des muscles si étirés qu’ils n’étaient guère plus solides que des pantins de chiffe.

— C’est la première fois que je vois des Fagnéens, dit Quiquine qui n’avait pas bougé de place et qui ne semblait guère impressionnée. D’habitude, ils se gardent bien d’approcher de l’Obscurie, car ils redoutent trop les vampires.

Elle se baissa pour ôter une herbe qui s’était prise dans les lanières de ses sandales puis, le cou cassé, détaillant à nouveau les traîne-vase, reprit :

— Vous êtes vraiment très grands, très bizarres. Je me demande comment vous arriverez à pénétrer dans la bicoque de Fargouille si vous voulez lui rendre visite. C’est pour être sûrs de ne pas boire la tasse dans les eaux infectes du gaschel4 que vous avez la hure si haut perchée ?

Elle parolait comme une commère sur le marché. Un rayon de soleil caressait ses éphélides, les muant en un semis de minuscules étoiles.

— Qui est ce Fargouille dont tu parles sans arrêt ? demanda Jodok.— Dame, c’est mon père adoptif, mon grand-père, je devrais dire,

car il est très vieux.

4 Marécage.

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— Tu vas nous conduire à lui.Ce disant, Jodok tenta de saisir le poignet maigrelet de la fillette.

Celle-ci exécuta alors un bond preste en arrière et fit disparaître ses deux mains derrière son dos. Quand elle ramena ses bras devant elle, ils étaient prolongés par de singuliers objets en forme de crosses faits de bois et de métal.

— Ce sont de vrais pistolets d’arçon, siffla Quiquine. Fargouille me les a confiés parce qu’il serait bien incapable de s’en servir et qu’il craint toujours que je fasse de mauvaises rencontres. Si je finis par décider que vous êtes une de ces mauvaises rencontres, je vous troue la peau de deux biscaïens.

Les mots « pistolets d’arçon », « biscaïens », n’évoquaient rien pour les traîne-vase, mais ils comprirent qu’ils étaient menacés, que la petite sauvageonne ne plaisantait pas. Ils avaient cependant connu des adversaires autrement impressionnants et doutaient fort que deux espèces de plantoirs en bois garnis de ferraille puissent s’avérer des armes redoutables. Aussi se laissèrent-ils aller à une franche hilarité, qui ne plut guère à Quiquine, car un bruit épouvantable retentit, un petit nuage de fumée auréola l’un des poings de la fillette et Jodok perçut le sifflement d’un projectile à moins de deux pouces de son oreille droite.

— Satanée morveuse ! beugla Clincorgne qui s’était jeté de côté en manquant de peu de s’étaler de tout son long. Graine de sorcière ! T’as pas honte, à ton âge, de te livrer à de pareilles caraudes ?

C’était au tour de la gamine de rire. Sa voix était si perçante qu’elle faisait presque autant souffrir les tympans que le coup de tonnerre qui venait d’éclater.

Craignant le pire, Jodok palpa l’outre qui pesait contre son flanc. Elle n’avait subi aucun dommage, son précieux contenu lui conser-vait une rondeur rassurante. Mais, captive de cette vile enveloppe de cuir poilu, Candorine n’avait-elle pas été elle aussi terrorisée par ce fracas infernal provoqué par le bâton cracheur de feu ?

La petite rovelaine était déjà en train de replacer une bille à l’inté-rieur de son arme singulière, y ajoutant de la bourre. Elle n’était pas plus épaisse qu’une feuille de nénuphar et il fallait la craindre pire qu’une louve des ajoncs.

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— Êtes-vous si nigauds que vous n’avez jamais vu un pistolet ? gloussa-t-elle. Et puis a-t-on idée d’avoir des épées aussi lourdes que celles pendues à vos hanches ? Ignorez-vous donc l’existence des rapières ?

Jodok, qui portait d’habitude son glaive dans le dos, se demanda brièvement si cela avait été une bonne idée de le fixer à son côté afin de se faire moins remarquer en ces terres inconnues.

— Nous venons de Fagne, où bien des choses sont sans doute très différentes de celles d’Obscurie…, répondit-il, choisissant la conciliation.

— La Fagne, « le royaume des bouffeurs de crapauds », comme dit toujours Fargouille quand il parle de votre pays d’eau croupie. Si vous vous goinfrez de ces affreuses bestioles, pas étonnant que vous soyez si curieusement bâtis et que votre cerveau soit un peu blet.

Quiquine agita ses pistolets et conclut :— Puisque vous souhaitez rencontrer Fargouille, allons-y. Passez

devant et je vous suis. Il suffit de longer la crête sous les sapins. Pas de rouerie, hein, ou je vous loge un biscaïen dans le potron.

L’étrange trio se mit en marche, quittant les rochers pour gravir une pente ombragée de conifères qui dégageaient une puissante odeur de résine. Plus on montait, plus l’air se faisait vif, si bien qu’à un certain moment, au risque d’effaroucher dangereusement la fillette, Clincorgne vint se placer à ses côtés pour lui faire parta-ger la chaleur de sa cape. Des oiseaux invisibles jacassaient dans le mystère des branches, comme s’ils commentaient le passage de ces promeneurs disparates.