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****************************************** stéphane sauzedde ****************************************** Je suis très souvent surpris en entendant ou en lisant des commentaires sur le travail de Camille Laurelli que soient autant mis en avant sa poésie ou son aspect humoristique. Ce n’est pas que la poésie ou l’humour ne soient pas présents dans les oeuvres qu’il réalise depuis plusieurs années maintenant, mais il y a dans cette lecture quelque chose qui me gêne. Certes, il y a un genre de poésie enfantine dans la vidéo Sans titre (I Believe I Can Fly), par exemple (un avion en papier est posé sur le flux d’air produit par deux ventilateurs disposés face à face, et dans ce geste minuscule, l’avion qui d’abord semble figé, plane, immobile, puis tremble, se secoue, perd son bel équilibre, pour quitter le champ de la caméra, soudainement vers le sol…). Et puis il y a effectivement de l’humour dans cette récente Étude pour une moustache #2, où l’on voit, filmée en plan fixe devant une chaîne de montagnes, une jeune fille aux cheveux longs, blonds et ondulés, simplement présente, jusqu’à ce que, entre elle et la caméra, une vitre électrique de voiture remonte et fasse se loger exactement sous son nez une magnifique moustache noire… Mais s’il y a de l’humour et de la poésie dans le travail de Camille Laurelli, je pense que fondamentalement, ce qu’il nous propose comme expérience n’est ni humoristique ni poétique : ces deux traits fonctionneraient plutôt comme des véhicules qu’il faut emprunter pour aller ailleurs ailleurs, dans des contrées plus sauvages, du moins c’est là mon hypothèse. Parce qu’en définitive, je pense que le travail de Camille Laurelli est fascinant pour sa sauvagerie. Non qu’il s’agisse d’une oeuvre qui mette en scène de la violence, même s’il y a à l’occasion des moments d’une rare brutalité – la première résidence de La Perruque, lieu dont s’occupe Camille Laurelli 1, a abouti à une hallucinante série de coups portés à des planches de skate par un homme masqué, massif comme un catcheur, brisant les planches à mains nues… Non qu’il s’agisse d’une oeuvre violente donc, mais elle serait « sauvage » au sens étymologique du terme (« sauvage » renvoie en latin à la forêt, silva, et dans les histoires, « l’homme sauvage », l’homo sylvestris est précisément celui qui vit dans les bois, en dehors des zones déboisées et civilisées) : sauvage comme lorsque l’on franchit une bordure ou une frange, donc, et qu’à partir de cette zone en broussailles, les formes, les objets et les mots cessent d’apparaître clairement, la lumière change, les sons inconnus se multiplient. Dans les zones sauvages, il y a de la place pour la profusion : pour l’absurde, pour l’incohérence, l’accumulation, la saleté, le monstrueux aussi. Et avec ses objets, ses petites mises en scène, ses images, ses films, ses structures ou ses textes, tout se passe comme si Camille Laurelli nous emmenait avec lui, dans un chemin ouvert au milieu des fourrés : quand il accumule les cendres de ses cigarettes 2 bols, canettes, cartons d’emballage, tous utilisés comme cendriers et remplis pour mesurer le temps écoulé , ne fait-il pas le sauvage ? Et quand il ramasse un manche de marteau brisé et qu’il le présente comme une arme pointue 3 ? Et quand il propose ses chaussures usées comme lieu de résidence 4 ? Et avec ses images brutes de penseurs ou d’artistes à qui il doit quelque chose (Robert Filliou, Wilém Flusser, Gil JosephWolman, Timothy Leary…), images d’abord ouvertes dans un logiciel comme s’il s’agissait de textes, puis données à lire à des secrétaires virtuelles à la voix profonde 5 ? Et avec ce billet de dix euros mis en vente sur Ebay, simplement pour voir 6 ? Et avec cette bouteille de coca-cola remplie de glaire comme un crachoir de cowboys ? Et avec ces murs construits à la va-vite en briques Lego brutalement cimentés 7 ? Etc. Tout se passe comme si nous étions isolés dans une grande forêt (celle des cabanes de l’enfance ? celle de la série Lost ? celle de Délivrance de John Boorman ?), et que les objets sortis des sacs à dos prenaient de facto une valeur différente. Sauf que nous ne sommes pas dans une forêt, pas plus que d’habitude, même si avec Camille Laurelli nous sommes au milieu des arbres. Notes : 1. Cf. http://residencelaperruque.blogspot.com/ 2. Série Sans titre (cendriers), 2007 : cendres de cigarettes, mégots, cotons-tiges, dans différents contenants, différents formats. 3. Sans titre, 2007 : manche de marteau brisé, 29 cm de haut. 4. Cf. http://www.residence49.blogspot.com/ Clin d’oeil amusé aux Souliers (1886) de Van Gogh, mais également véritable lieu offert au travail. 5. Cf. http://pictospeech.blogspot.com/ 6. Inflation, 2008 : billet de banque mis en vente sur Ebay. 7. Sans titre, 2007 : mur de pièces de Lego cimenté, édition de 10, 15 x 10 cm chaque.

au milieu des arbres

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Page 1: au milieu des arbres

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stéphane sauzedde

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Je suis très souvent surpris en entendant ou en lisant des commentaires sur le travail de Camille Laurelli que soient autant mis

en avant sa poésie ou son aspect humoristique. Ce n’est pas que la poésie ou l’humour ne soient pas présents dans les oeuvres

qu’il réalise depuis plusieurs années maintenant, mais il y a dans cette lecture quelque chose qui me gêne. Certes, il y a un

genre de poésie enfantine dans la vidéo Sans titre (I Believe I Can Fly), par exemple (un avion en papier est posé sur le flux

d’air produit par deux ventilateurs disposés face à face, et dans ce geste minuscule, l’avion qui d’abord semble figé, plane,

immobile, puis tremble, se secoue, perd son bel équilibre, pour quitter le champ de la caméra, soudainement vers le sol…). Et

puis il y a effectivement de l’humour dans cette récente Étude pour une moustache #2, où l’on voit, filmée en plan fixe

devant une chaîne de montagnes, une jeune fille aux cheveux longs, blonds et ondulés, simplement présente, jusqu’à ce que,

entre elle et la caméra, une vitre électrique de voiture remonte et fasse se loger exactement sous son nez une magnifique

moustache noire… Mais s’il y a de l’humour et de la poésie dans le travail de Camille Laurelli, je pense que

fondamentalement, ce qu’il nous propose comme expérience n’est ni humoristique ni poétique : ces deux traits

fonctionneraient plutôt comme des véhicules qu’il faut emprunter pour aller ailleurs – ailleurs, dans des contrées plus

sauvages, du moins c’est là mon hypothèse. Parce qu’en définitive, je pense que le travail de Camille Laurelli est fascinant

pour sa sauvagerie. Non qu’il s’agisse d’une oeuvre qui mette en scène de la violence, même s’il y a à l’occasion des

moments d’une rare brutalité – la première résidence de La Perruque, lieu dont s’occupe Camille Laurelli 1, a abouti à une

hallucinante série de coups portés à des planches de skate par un homme masqué, massif comme un catcheur, brisant les

planches à mains nues… Non qu’il s’agisse d’une oeuvre violente donc, mais elle serait « sauvage » au sens étymologique du

terme (« sauvage » renvoie en latin à la forêt, silva, et dans les histoires, « l’homme sauvage », l’homo sylvestris est

précisément celui qui vit dans les bois, en dehors des zones déboisées et civilisées) : sauvage comme lorsque l’on franchit

une bordure ou une frange, donc, et qu’à partir de cette zone en broussailles, les formes, les objets et les mots cessent

d’apparaître clairement, la lumière change, les sons inconnus se multiplient. Dans les zones sauvages, il y a de la place pour

la profusion : pour l’absurde, pour l’incohérence, l’accumulation, la saleté, le monstrueux aussi. Et avec ses objets, ses petites

mises en scène, ses images, ses films, ses structures ou ses textes, tout se passe comme si Camille Laurelli nous emmenait

avec lui, dans un chemin ouvert au milieu des fourrés : quand il accumule les cendres de ses cigarettes 2 – bols, canettes,

cartons d’emballage, tous utilisés comme cendriers et remplis pour mesurer le temps écoulé –, ne fait-il pas le sauvage ? Et

quand il ramasse un manche de marteau brisé et qu’il le présente comme une arme pointue 3 ? Et quand il propose ses

chaussures usées comme lieu de résidence 4 ? Et avec ses images brutes de penseurs ou d’artistes à qui il doit quelque chose

(Robert Filliou, Wilém Flusser, Gil JosephWolman, Timothy Leary…), images d’abord ouvertes dans un logiciel comme s’il

s’agissait de textes, puis données à lire à des secrétaires virtuelles à la voix profonde 5 ? Et avec ce billet de dix euros mis en

vente sur Ebay, simplement pour voir 6 ? Et avec cette bouteille de coca-cola remplie de glaire comme un crachoir de

cowboys ? Et avec ces murs construits à la va-vite en briques Lego brutalement cimentés 7 ? Etc. Tout se passe comme si

nous étions isolés dans une grande forêt (celle des cabanes de l’enfance ? celle de la série Lost ? celle de Délivrance de John

Boorman ?), et que les objets sortis des sacs à dos prenaient de facto une valeur différente. Sauf que nous ne sommes pas dans une forêt, pas plus que d’habitude, même si avec Camille Laurelli nous sommes au milieu des arbres.

Notes :

1. Cf. http://residencelaperruque.blogspot.com/

2. Série Sans titre (cendriers), 2007 : cendres de cigarettes,

mégots, cotons-tiges, dans différents contenants,

différents formats.

3. Sans titre, 2007 : manche de marteau brisé, 29 cm de haut.

4. Cf. http://www.residence49.blogspot.com/

Clin d’oeil amusé aux Souliers (1886) de Van Gogh,

mais également véritable lieu offert au travail.

5. Cf. http://pictospeech.blogspot.com/

6. Inflation, 2008 : billet de banque mis en vente sur Ebay.

7. Sans titre, 2007 : mur de pièces de Lego cimenté,

édition de 10, 15 x 10 cm chaque.