10
AUTOMATISATIONETNOUVELLESFORMES D'ORGANISATIONDUTRAVAIL DANSL'INDUSTRIEAUTOMOBILE Lamajoritédesobservateurss'accordepourreconnaître quel'organisationtaylorienneetfordienneestentréeen criseàlafindesannéessoixantedansl'industrie[1]et, notamment,dansl'industrieautomobile [2] . Dèslors beaucoupsonttentésd'anticiperlamiseenplaced'une nouvelleformed'organisationdutravail,commealter- nativeautaylorisme «Ilsembleévidentqueleniveaud'éducation,leniveau cultureldestravailleursaévoluédepuisTayloretqueles formesderésistanceautravail(absentéisme,turn-o ver . . .) quisesontdéveloppéesdepuisunedécennieontrendu nécessairel'élaborationdenouvellestechniquesd'organi- sationquiprennentencompteceschangementssurvenus auniveaudescaractéristiquesdelaforcedutravail» [3] . Lebutdecetarticleestdevérifiersil'onconstateeffecti- vementdansdesunitésdifférentesl'émergencedeprin- cipesoriginauxd'organisationdutravailquipourraient s'imposercommeunnouveaumodèleet,danslecas contraire,d'entrouverlesraisons . Nousavonsrecherchédesélémentsderéponseenanaly- santlepassageduprojetàlamiseenplacedel'organisa- Leschiffresentrecrochetsrenvoientàlabibliographieenfind'article . parGéraldinedeBonnafos Lessystèmesautomatisésinstallésdansdeuxusinesd'unmêmegroupe del'industrieautomobilesontcomparables : orl'organisationdutravail miseenplacedanslesateliersàcetteoccasionn'estpaslamême . L'unereproduitlesprincipesdel'organisationantérieure, tandisquel'autresemblerompreaveccertainsprincipesdufordismeetdutaylorisme L'auteurestconduitàrechercherlescausesdecettedifférence notammentdansl'histoiredesrelationssocialesdechacunedesusines . tiondanslesateliersautomatisésdedeuxusinesapparte- nantàunemêmeentrepriseautomobileetenexaminant silesprincipesd'organisationindiquentunedistance avecl'organisationfordiennequiesttraditionnellement décriteàpartirdetroisdimensions - Lecontenudeladivisiondutravail . L'organisation fordienneestcaractériséeparunedoubledivisiondutra- vail,verticale(conception/exécution)ethorizontale (parcellisationdestâches) .Chaqueouvrierestspécialisé dansuneouquelquesopérations,sontravailestindivi- dualisé,ilpeutlemeneràbiensanscollaborerdirecte- mentaveclesautresouvriersdefabrication .Cettedivi- siondutravailaboutitàunesegmentationentermesde niveauxdequalificationetàunepossibilitéd'évolution entrelesemploisdelafabricationetlesautres ; - Lecomportementrequisdestravailleurs . L'organisa- tionfordiennesolliciteuneimplicationdelamain-d'oVu- vredefabricationdanssontravailfondéesurlerespect d'unrythme,d'unecadence,permettantd'atteindreune quantitédeproductionimposée ; - Laméthodedecontrôlesurletravail . Enfinl'organi- sationfordienneintègreuncontrôleréalisédirectement surchaquetravailleur,àtraverslaprescriptiond'un modeopératoireetd'unequantitéàréaliserainsique parlasurveillancedelamaîtrise . 5

AUTOMATISATION ET NOUVELLES FORMES D'ORGANISATION DU

  • Upload
    others

  • View
    4

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: AUTOMATISATION ET NOUVELLES FORMES D'ORGANISATION DU

AUTOMATISATION ET NOUVELLES FORMESD'ORGANISATION DU TRAVAIL

DANS L'INDUSTRIE AUTOMOBILE

La majorité des observateurs s'accorde pour reconnaîtreque l'organisation taylorienne et fordienne est entrée encrise à la fin des années soixante dans l'industrie [1] et,notamment, dans l'industrie automobile [2] . Dès lorsbeaucoup sont tentés d'anticiper la mise en place d'unenouvelle forme d'organisation du travail, comme alter-native au taylorisme« Il semble évident que le niveau d'éducation, le niveauculturel des travailleurs a évolué depuis Taylor et que lesformes de résistance au travail (absentéisme, turn-o ver. . .)qui se sont développées depuis une décennie ont rendunécessaire l'élaboration de nouvelles techniques d'organi-sation qui prennent en compte ces changements survenusau niveau des caractéristiques de la force du travail » [3] .

Le but de cet article est de vérifier si l'on constate effecti-vement dans des unités différentes l'émergence de prin-cipes originaux d'organisation du travail qui pourraients'imposer comme un nouveau modèle et, dans le cascontraire, d'en trouver les raisons .

Nous avons recherché des éléments de réponse en analy-sant le passage du projet à la mise en place de l'organisa-

Les chiffres entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d'article .

par Géraldine de Bonnafos

Les systèmes automatisés installés dans deux usines d'un même groupede l'industrie automobile sont comparables : or l'organisation du travail

mise en place dans les ateliers à cette occasion n'est pas la même .L'une reproduit les principes de l'organisation antérieure,

tandis que l'autre semble rompre avec certains principes du fordisme et du taylorismeL'auteur est conduit à rechercher les causes de cette différence

notamment dans l'histoire des relations sociales de chacune des usines .

tion dans les ateliers automatisés de deux usines apparte-nant à une même entreprise automobile et en examinantsi les principes d'organisation indiquent une distanceavec l'organisation fordienne qui est traditionnellementdécrite à partir de trois dimensions- Le contenu de la division du travail . L'organisationfordienne est caractérisée par une double division du tra-vail, verticale (conception/exécution) et horizontale(parcellisation des tâches) . Chaque ouvrier est spécialisédans une ou quelques opérations, son travail est indivi-dualisé, il peut le mener à bien sans collaborer directe-ment avec les autres ouvriers de fabrication . Cette divi-sion du travail aboutit à une segmentation en termes deniveaux de qualification et à une possibilité d'évolutionentre les emplois de la fabrication et les autres ;- Le comportement requis des travailleurs . L'organisa-tion fordienne sollicite une implication de la main-d'oVu-vre de fabrication dans son travail fondée sur le respectd'un rythme, d'une cadence, permettant d'atteindre unequantité de production imposée ;- La méthode de contrôle sur le travail . Enfin l'organi-sation fordienne intègre un contrôle réalisé directementsur chaque travailleur, à travers la prescription d'unmode opératoire et d'une quantité à réaliser ainsi quepar la surveillance de la maîtrise .

5

Page 2: AUTOMATISATION ET NOUVELLES FORMES D'ORGANISATION DU

ÉTUDES ET RECHERCHES

L'enquête réalisée n'a concerné que les travailleurs de lafabrication . Elle a eu lieu dans une industrie qui a étél'archétype du fordisme et dans laquelle la remise encause de celui-ci par les travailleurs a été la plus fortel'automobile. Le choix de deux unités appartenant à lamême entreprise devait permettre de mieux évaluerl'ampleur et la convergence du changement .

Les deux usines sont comparables du point de vue deleur taille . En 1978, l'usine A comptait 7 950 personnes,l'usine B 7 200. En 1983, elles comprenaient respective-ment 9 242 et 9 000 personnes . Dans les deux établisse-ments, le niveau de formation du personnel de fabrica-tion est faible : 60 % des AP (agents de production) del'usinage et du montage, 64 % des P1 de l'usinage et78 % des Pi du montage ont un niveau équivalent auCEP dans l'usine B (1) . Le pourcentage est de 84pour l'ensemble des AP et PI de l'usine A [4] .

Ces deux usines sont deux unités de fabrication mécani-que, qui s'opposent donc aux autres unités du groupespécialisées dans la fabrication de la carrosserie et l'as-semblage final . L'usine A réalise l'usinage et le montagedes boîtes de vitesse et des moteurs, l'usine B l'usinageet le montage des trains (avant et arrière) et des trans-missions . L'enquête a été réalisée dans des ateliers d'usi-nage, un atelier d'usinage des chemises créé en 1978 etun atelier d'usinage des arbres primaires créé en 1980,dans l'usine A ; un atelier d'usinage de porte-fusées crééen 1980 dans l'usine B. Si les pièces fabriquées ne sontpas identiques de même les machines utilisées dans lesateliers automatisés ne sont pas tout à fait les mêmes .L'usine A emploie des machines spéciales, l'usine B desmachines transfert d'usinage . Cependant la nature del'automatisation, la conception des systèmes sont sem-blables dans les deux usines et le travail nécessaire pourles conduire et les entretenir est comparable . Les carac-téristiques de l'automatisation sont les suivantes- chaque installation a été conçue pour fabriquer unseul type de pièces ;- les machines d'usinage sont implantées en ligne .L'installation ne comporte pas de système de régulationpermettant de dériver les pièces vers d'autres machinesquand l'une tombe en panne . Comme sur une chaîne, lespièces se succèdent et passent de façon linéaire d'unposte à l'autre . Ce type d'automatisation n'a donc rien àvoir avec un atelier flexible ;- les machines sont reliées entre elles sans stock tam-pon, de façon à limiter les « en cours » .

La commande de chaque machine est automatique, elleest réalisée par un automate programmable . Dans l'usineB, il existe, en plus, une assistance à la fabrication quiindique aux opérateurs le moment où il faut changer lesoutils ainsi que la localisation des pannes . Ce système est

(1) Source : Service du personnel usine B .

6

absent dans les ateliers de l'usine A . Les opérateurs doi-vent mémoriser la fréquence des changements d'outils etrepérer la localisation des incidents en examinant letableau de commande des machines . Cependant cettedifférence n'entraîne pas un changement fondamentaldans le degré d'automatisation. Les activités nécessairespour conduire et entretenir ces installations, sans préju-ger de la façon dont elles sont réparties entre les travail-leurs ni des liens de coopération qu'elles requièrent, sontles suivantes- il subsiste des postes manuels et individuels non auto-matisés tel que l'approvisionnement de la premièremachine et le déchargement de la dernière . Dans l'ate-lier des porte-fusées de l'usine B, il existe aussi un postede contrôle où un homme, situé à un poste fixe, inspectetoutes les pièces et se trouve lié au rythme de l'installa-tion ,- une part importante du travail consiste à surveillerl'installation, à changer les outils cassés ou usés . Cetteactivité est identique à celle que réalise le régleur dansles ateliers fordiens . Cette surveillance active comprendégalement un contrôle fréquent de certaines cotes encours de fabrication ;- l'entretien et le dépannage sont divisés en troisniveaux de complexité. Un niveau primaire comprend legraissage des machines et une intervention sur les inci-dents mineurs, très nombreux sur les systèmes automati-sés et qui peuvent provoquer un arrêt : copeau empê-chant un capteur de fonctionner, pièce coincée, porte desécurité mal fermée . Ces interventions demandent uneconnaissance du cycle de la machine et de ses opérations,des connaissances de base en mécanique (outils cou-pants . . .) et surtout une pratique de l'installation permet-tant d'identifier les dysfonctionnements répétitifs et detrouver les « ficelles » pour y remédier ; un niveau 2comprend les pannes traditionnelles mécaniques et élec-triques et des pannes électroniques ; un niveau 3concerne notamment les cartes des calculateurs etdemande des connaissances approfondies en automa-tisme .

Il s'y ajoute enfin un travail de gestion et de suivi de laproduction, ainsi qu'une activité de coordination entre lafabrication et tous les services fonctionnels .

LES NOUVEAUX ENJEUXCONCERNANT LA MOBILISATIONDANS LE TRAVAIL DE LA MAIN-D'OEUVRE

Avant d'examiner en détail l'organisation des deux usi-nes, il est important de cerner les enjeux dont elle estporteuse . L'abondance de la littérature sur les détermi-nants de l'automatisation et sur ses capacités à dépasserles limites du fordisme est telle qu'il est inutile d'y reve-nir [5] . Nous analyserons, par contre, le rôle de l'organi-sation sociale. L'efficacité des nouveaux systèmes ne

Page 3: AUTOMATISATION ET NOUVELLES FORMES D'ORGANISATION DU

peut en aucun cas être anticipée à partir des seules carac-téristiques des équipements, elle est extrêmement liée àl'organisation . Or les nouvelles conditions techniques etéconomiques de la production appellent et rendent pos-sible un changement dans la mobilisation de la main-d'oeuvre et posent, dans des termes nouveaux, le pro-blème du contrôle sur celle-ci .

Les changements liés à l'automatisation

L'automatisation change la nature du procès de travail etmodifie le rapport des hommes aux installations et à laproduction. Une maîtrise efficace du procès requiert desformes d'interventions et des relations entre les opéra-teurs différentes de celles qui prévalaient antérieure-ment .

L'un des changements les plus importants est l'intégra-tion de plusieurs étapes de transformation d'une pièce .Les machines, reliées entre elles, forment désormais unsystème intégré et rendent ces étapes interdépendantes .Ainsi un dysfonctionnement repéré par un opérateursitué sur le segment aval de l'installation peut avoir sonorigine sur le segment amont . La régulation efficace dela fabrication demande une coordination entre les hom-mes et un échange d'information . Cette évolutionaccroît l'interdépendance des hommes. Dans l'organisa-tion antérieure, cette coopération n'était pas absente,ainsi des ouvriers travaillant sur une même ligne etdépendant les uns des autres pour leur approvisionne-ment en pièces, s'entendaient pour travailler au mêmerythme et concentrer leurs temps de repos . Cependantelle était moins forte car chaque ouvrier était responsa-ble d'une seule opération et ne se préoccupait pas desopérations effectuées antérieurement par d'autres . Siune défectuosité de la pièce l'empêchait de réaliser sonopération, il la mettait au rebut . De plus, le rythme detravail à respecter ne facilitait pas la communication . Cesmodifications remettent en cause l'individualisation despostes pratiquée antérieurement, elles appellent uneorganisation permettant une collaboration plus grande etsollicitent une capacité à appréhender le fonctionnementglobal de tout l'atelier .

En rompant le lien entre l'homme et la machine, l'auto-matisation change la nature du travail et substitue àl'activité de fabrication antérieure (2) une diversitéd'opérations (contrôle des cotes, changements d'outils,réglage . . .) tournées vers la régulation des aléas interve-nant dans le déroulement de la fabrication . Elle modifieaussi la temporalité des interventions. Une petite par-tie de celles-ci doit être réalisée selon une périodicitéétablie mais l'essentiel doit être effectué selon un rythmevariable, au gré des incidents . La modification du pro-cessus, désormais caractérisé par la diversité des opéra-tions, des temps d'intervention et du rythme de travail,

(2) Comprenant le chargement, le déchargement des pièces sur la machine et laconduite de celle-ci .

FORMATION EMPLOI

a deux conséquences : d'une part, elle permet de substi-tuer à la spécialisation antérieure des opérateurs unepolyvalence comprenant des activités de contrôle-quali-té, changements d'outils, dépannage . . . d'autre part, ellerend plus difficile le contrôle sur le travail qui ne peutplus se faire à travers la prescription d'un mode opéra-toire précis et d'un temps . De plus, l'absence de lienentre un homme et un poste précis, et l'existence detemps morts dans le travail ne permettent pas à lamaîtrise d'effectuer une surveillance visuelle aussi facile-ment que dans les ateliers fordiens .

Les changements liés aux objectifs économiques

Les nouveaux objectifs économiques de l'entrepriseentrent également en contradiction avec le type de mobi-lisation antérieur de la main-d'oeuvre . On souligne sou-vent qu'avec l'automatisation, on passe d'un procès detravail dans lequel le rythme de travail des ouvriers règlele volume de la production à un procès dans lequel laproduction ne dépend plus de ce rythme [6] . Il est vraique la quantité produite dépend désormais du temps defonctionnement des machines mais celui-ci est subor-donné à l'efficacité de l'organisation et des interventionsdes opérateurs .

L'exacerbation de la concurrence pousse à réduire lescoûts, or les nouvelles technologies traduisent un netaccroissement du capital immobilisé dans les installa-tions quand leur introduction s'accompagne du renou-vellement des machines . La baisse des coûts unitaires estrecherchée à travers l'amélioration de la qualité des pro-duits fabriqués (baisse du nombre des rebuts, diminutiondes retouches), la baisse des en-cours et la maximisationdu volume produit . Cette dernière exige un allongementde la période de fonctionnement des installations (la nuitet le week-end), la recherche de leur engagementcontinu et de la minimisation de tous les temps d'arrêtsdus aux pannes et aux dysfonctionnements . Précisément,l'atteinte de ces objectifs nécessite que les opérateurs lesprennent eux-mêmes en compte et acceptent de nouvel-les pratiques .

Dans les ateliers d'usinage organisés sur le mode for-dien, chaque opérateur devait réaliser une quantité jour-nalière fixée, correspondant à une cadence théoriquerégulière établie par le service des méthodes à partir del'étude des temps nécessaires pour réaliser chaque opé-ration. Cet impératif de production permettait cepen-dant aux opérateurs de garder la maîtrise de leur rythmede travail et de leur temps de travail effectif . Ils travail-laient plus rapidement que la cadence théorique de façonà terminer une heure ou deux avant l'heure prévue .Cette forme de mobilisation, fondée sur une quantitédéterminée à produire, entre désormais en contradictionavec l'objectif du fonctionnement continu des installa-tions . Cette contradiction va inciter l'entreprise à cher-cher à maintenir les opérateurs sur les installationsjusqu'à l'arrivée de l'équipe suivante . L'enjeu pour elle

7

Page 4: AUTOMATISATION ET NOUVELLES FORMES D'ORGANISATION DU

ÉTUDES ET RECHERCHES

est donc que les opérateurs intériorisent la nouvelle con-trainte économique du fonctionnement continu des ins-tallations et qu'ils renoncent à leur autonomie antérieu-re .

Le volume de production réalisé est également subor-donné, dans les ateliers automatisés, au comportementdes opérateurs ; il n'est pas le même si les opérateurssont prompts à réagir aux incidents, voire cherchent à lesanticiper ou s'ils ont une attitude moins dynamique . Lanature de l'implication dans le travail doit donc chan-ger : il ne s'agit plus de dépenser une quantité d'énergiede façon continue et régulière en vue de respecter unenorme de production, mais de garder une attention etune disponibilité constantes, tournées vers la recherchede la maximisation de la production .

L'objectif de qualité poursuivi par l'entreprise supposeencore un changement de comportement des travail-leurs . Dans l'organisation antérieure, ils étaient théori-quement chargés de veiller à la bonne qualité de leursproduits et de vérifier périodiquement leurs cotes . Enfait, ils se déchargeaient souvent de cette dernière acti-vité sur les contrôleurs et la montée des rebuts dans lesannées 60 révélait un désintérêt envers le résultat de leurproduction. Or l'amélioration de la qualité est devenueun objectif prioritaire. En 1982, le Directeur général del'entreprise annonçait sa volonté de diviser le nombre derebuts par trois en deux ans et, pour certains produits,cet objectif devait être atteint en un an . L'adhésion desopérateurs à prendre effectivement en compte cettevariable est d'autant plus importante que, sur les instal-lations automatisées, le contrôle de la qualité leurincombe presque entièrement . Pour réduire ses coûts eneffet, l'entreprise vise une diminution, voire une sup-pression des postes de contrôleurs qui intervenaient enfin de fabrication, et cherche à intégrer le contrôle encours de fabrication en le reportant sur les opérateurs .

En résumé, l'enjeu pour l'entreprise est de mettre enplace une organisation efficace d'un triple point de vue .Il s'agit d'établir une division du travail et un type derelations entre les opérateurs qui permettent de maîtri-ser un procès de travail dont les caractéristiques chan-gent . Il s'agit aussi de parvenir à ce que les opérateursprennent en compte et intériorisent les nouveaux objec-tifs économiques . Il s'agit enfin de mettre en place uneméthode de contrôle sur le travail . Ainsi l'ensemble deschangements intervenus dans les conditions techniqueset économiques de la production rendent possiblel'émergence d'une nouvelle forme d'organisation notam-ment parce qu'ils entrent en contradiction avec unestricte application des principes de l'organisation for-dienne . Que voit-on concrètement dans les établisse-ments ?

8

DEUX MODES DIFFÉRENTS D'ORGANISATION

L'enquête a comporté deux étapes : le recueil des pro-jets des responsables de la fabrication concernant l'orga-nisation du travail, avant le démarrage des installations,puis l'analyse des organisations concrètes deux ans plustard . Cette démarche en deux temps est particulièrementintéressante car elle met en évidence, dans l'un des cas,un décalage entre le projet et la pratique .

Des objectifs initiaux communs

Les projets des responsables étaient certes présentésdans un discours général, mais ils traduisaient une orga-nisation du travail qui n'appliquait pas strictement lesprincipes de l'organisation antérieure . Dans les deux usi-nes, les objectifs étaient les mêmes et introduisaient troiséléments de distance par rapport à l'organisation for-dienne- les opérateurs devaient être plus qualifiés que lesagents de production des ateliers fordiens et la spéciali-sation antérieure allait faire place à une nouvelle polyva-lence : les opérateurs seraient chargés de la surveillancede l'installation et d'interventions qui leur seraient trans-férées par les services fonctionnels (l'entretien primaire,le contrôle) ou par d'autres catégories (une partie duréglage ou sa totalité retirée aux régleurs) ;- de nouvelles formes de relations dans le travailallaient être mises en place . Les opérateurs allaient for-mer un groupe disposant d'une marge d'autonomie pourdéterminer l'organisation du travail . Ils prendraient encharge collectivement le processus de fabrication dansleur atelier : se répartiraient l'affectation sur les diffé-rents tronçons de l'installation, fixeraient le mode derotation et se répartiraient les temps de pause . Le con-trôle de la maîtrise ne s'appliquerait plus sur le travailindividuel mais sur le résultat du groupe ;- enfin, un point essentiel résidait dans la nouvelle atti-tude que les responsables attendaient des opérateurs vis-à-vis de la production : leur engagement dans le travail,désigné le plus souvent par le terme de « motivation »,était toujours souligné comme une condition essentiellede la réussite de la phase d'automatisation .

Des modes d'organisation du travail différents

Dans la réalité, on ne trouve pas une même applicationde ces principes dans les deux usines, ni un même moded'organisation du travail . Elles adoptent des pratiquesdifférentes relatives à la composition du groupe et à ladivision du travail en son sein, au type de relations et aucontrôle sur le travail .

Composition du groupe et division du travail

L'usine A a reproduit dans les ateliers automatisés laligne hiérarchique traditionnelle des ateliers fordiens

Page 5: AUTOMATISATION ET NOUVELLES FORMES D'ORGANISATION DU

comprenant la maîtrise, le régleur, des PI et des AP et ainstauré une division du travail précise entre les différen-tes catégories . Les opérateurs sont polyvalents, ils réali-sent tous le contrôle des pièces, le changement des outilset leur réglage (3) ainsi que le dépannage primaire ; maisils ne réalisent pas indifféremment des tâches de tousniveaux de complexité . Lors de leur première affectationsur l'installation, ils sont classés AP et exécutent lesréglages et les changements d'outils les plus simples . Ilsdeviennent ensuite P1 et accèdent à des activités pluscomplexes . Mais ils laissent les changements d'outils lesplus longs, les réglages comportant le plus de risques(portant sur les outils coûteux ou présentant une diffi-culté pour équilibrer l'outil) au régleur .

Dans l'usine B, les différents travaux n'ont pas, non plus,tous le même niveau de complexité ou le même rôle dansla régulation de la fabrication, mais la hiérarchie n'estpas la même. Ce n'est pas tant la différence de degré decomplexité parmi les réglages et les changements d'outilsqui prime, mais plutôt la différence entre les réglages etle reste . Le réglage des outils est l'activité principaledont dépend la précision de l'usinage . Il est définitifune fois en place, l'outil ne peut plus être corrigé . Or leporte-fusée est une pièce stratégique du train sur lequelviennent s'articuler plusieurs éléments (notamment lesystème de freinage) . C'est une pièce de sécurité duvéhicule, qui doit être d'une qualité parfaite [7] . Leréglage de tous les outils doit donc être très précis . Lesresponsables de la fabrication reconnaissent qu'ilsauraient pu confier ce travail ainsi que les changementsd'outils à des régleurs et les autres postes (contrôle,approvisionnement, déchargement) à des AP, mais ilsn'ont pas retenu cette option . Le groupe ne comprendpas de régleur et le travail n'est pas divisé entre les opé-rateurs . Ils réalisent le contrôle de la qualité, le dépan-nage primaire et tous les changements et réglages d'ou-tils qui étaient effectués antérieurement par le régleur .La mise en place de cette forme d'organisation s'accom-pagne de la création d'une nouvelle classification : tousles opérateurs ont le même coefficient, correspondant auniveau P2 et sont dénommés « conducteurs confirmésd'unité automatisée » (CCUA) . Aux opérateurs s'ajouteun chef d'équipe qui n'a ni la fonction, ni la formationd'un chef d'équipe traditionnel . C'est un agent techniqueprofessionnel classé au coefficient 260 (ATP 260) quijoue un rôle technique . Il diagnostique les pannes deniveau 2 et effectue certains dépannages (cf . organi-gramme ci-contre) .

L'autonomie du groupe

A cette conception différente de la division du travails'ajoute une différence dans l'autonomie des opérateurset les relations au sein du groupe .

(3) Dans l'organisation fordienne les opérateurs chargent et déchargent les machi-nes, le régleur s'occupe des changements d'outils .

FORMATION EMPLOI

Usine A

Usine BContremaître (CM) Contremaître (CM)

Régleur (R)

Agent technique de production 260(ATP 260)

P,Conducteur confirmé d'unité automatisée(CCUA)

Agent de production(AP)

Dans l'usine A, les opérateurs ne s'organisent pas collec-tivement . Ce sont les régleurs qui déterminent l'affecta-tion de chacun sur chaque segment et organisent la rota-tion. Dans l'un des ateliers cette rotation n'existe pas .Par ailleurs, la coordination entre l'ensemble des indivi-dus joue un rôle important dans la régulation du proces-sus de fabrication, mais elle ne fonctionne pas de lamême façon dans les deux ateliers . Dans l'atelier deschemises (le plus ancien), la maîtrise se déclare favora-ble à la coopération directe entre les opérateurs maiselle reconnaît que l'implantation des machines ne lafavorise pas . Dans l'atelier le plus récent, par çontre,toutes les activités demandant une coordination sontprises en charge par les régleurs . Ainsi, par exemple,chaque ouvrier avertit le régleur du dysfonctionnementqu'il repère et celui-ci fait faire les corrections nécessai-res par l'opérateur concerné après en avoir diagnostiquéla cause. Ce mode d'organisation, qui conserve autravail un caractère individuel marqué, nous a été pré-senté comme un choix .

Le contremaître : « Il est difficile de laisser les AP pren-dre en charge collectivement le travail . Il faut un coordi-nateur. Les équipes ne sont pas assez soudées, les gars pasassez motivés » .

Mais là aussi l'implantation même de l'atelier ne facilitepas la communication . La ligne a une forme de L, elleest très longue, dix sept opérateurs et trois régleurs y tra-vaillent . Communiquer avec le voisin exigerait de quitterson tronçon pendant plusieurs minutes .

Dans l'usine B, au contraire, le groupe s'auto-organise .Les opérateurs ont fixé un mode d'affectation et unepériodicité de rotation . Ils collaborent également direc-tement et échangent les informations nécessaires [8] .

Des stratégies de contrôle sur le travail différentes

Chacune des deux organisations est plus qu'un mode dedivision du travail et de relations entre les hommes, elleintègre en même temps une méthode de contrôle sur letravail, une stratégie particulière visant à obtenir uneimplication efficace des travailleurs .

9

Page 6: AUTOMATISATION ET NOUVELLES FORMES D'ORGANISATION DU

ÉTUDES ET RECHERCHES

L'usine A met en oeuvre deux moyens . Le premier est larévision de la détermination du salaire dans un but de sti-mulation . La conception sous-jacente à cette redéfini-tion repose sur trois idées . La première est qu'uneaugmentation de salaire peut inciter les opérateurs àrechercher un accroissement de la production . Laseconde est que cette augmentation ne doit pas être défi-nitivement acquise sous peine de ne pas garantir uneimplication suffisante à long terme . La troisième est lemaintien d'un élément d'individualisation . Ainsi uneprime a été mise en place pour inciter les opérateurs àrechercher la maximisation de la production ; son mon-tant dépend du dépassement d'une certaine quantité deproduction fixée par la hiérarchie . Elle est distribuéechaque mois entre les membres du groupe, le régleur ycompris, en fonction de la présence de chacun .

Le second moyen est le maintien d'un contrôle sur lesopérateurs . Tous les agents de maîtrise rencontrés ontexprimé la crainte que l'efficacité des opérateurs se relâ-che si le contrôle de la maîtrise devient moins fort .

Un contremaître : « Il est indispensable de garder uncontrôle sur les hommes . Il faut être plus présent que parle passé. Il faut que le régleur soit maintenu pour vérifierce que font les gars, même si ce contrôle est plus difficile àfaire qu'auparavant et s'occuper des problèmes techni-ques . Il faut un encadrement renforcé . . . Je ne crois pas àla bonne volonté de chacun » .

Cette fonction de contrôle est donc confiée au régleurqui veille à , ce qu'un opérateur moins compétent netravaille pas sur un segment complexe où il pourraitperdre du temps dans les réglages et entraîner une pertede production . Il cherche à impulser « l'esprit LIF » (4),c'est-à-dire stimuler les opérateurs en montrant l'exem-ple, en insistant sur la compétitivité des concurrentsétrangers, et en faisant d'éventuelles pressions pourmaintenir les opérateurs sur leur installation jusqu'àl'arrivée de l'équipe suivante . Dans l'un des ateliers, ilest aidé dans son rôle de contrôle, par un système,intégré aux machines, qui permet de repérer les posteset ainsi les opérateurs responsables des pièces nonconformes .

Cette usine met donc en ceuvre un contrôle direct surchaque travailleur tout comme dans l'organisation for-dienne. Ainsi malgré la diversité des opérations, destemps d'intervention et des rythmes de travail, un teltype de contrôle est toujours possible, mais selon desmodalités différentes . Il ne peut plus être réalisé à tra-vers la prescription d'un mode opératoire et l'impositiond'une norme de production, moyens qui permettaientauparavant à un chef d'équipe ou à un contremaître desurveiller un grand nombre d'opérateurs . Il se fait ici endéléguant un rôle de maîtrise à un travailleur intégré

(4) Du nom de l'installation : ligne intégrée de fabrication (LIF) .

10

dans l'équipe, le régleur, et partie prenante des résultats(à travers la prime) . De cette manière la maîtrise devientplus proche, plus présente puisqu'il y a, en moyenne, unrégleur pour cinq ouvriers contre un régleur pour quinzedans l'organisation antérieure .

Dans l'usine B, la maîtrise n'exprime pas une telleméfiance à l'égard du groupe et de son autonomie . Ellene met pas non plus en oeuvre un contrôle direct sur cha-que travailleur mais juge les résultats du groupe . La qua-lité de la production est notamment évaluée à partir dunombre de pièces non conformes renvoyées par les usi-nes qui les utilisent . Or ce nombre est faible . La quantitéproduite est calculée chaque jour mais la performanceest jugée à long terme. Celle-ci a dépassé les objectifspuisqu'elle a permis de ne pas créer une deuxième ligned'usinage identique qui était prévue . L'usine met cepen-dant en ceuvre différents moyens pour s'assurer de l'im-plication des opérateurs mais ceux-ci s'apparentent plusà une stratégie d'intégration sociale .

Les responsables de la fabrication et du personnel ont làaussi décidé une augmentation de salaire pour les opéra-teurs travaillant sur les installations automatisées, maisselon une conception différente de celle de l'usine A .Elle est définitivement acquise et liée à l'introductiond'un second facteur de motivation, l'enrichissement dutravail . La direction de l'usine a opté pour la suppressiondu poste de régleur afin de reporter les tâches plus quali-fiées que celui-ci aurait prises en charge sur l'ensembledes opérateurs . Le but poursuivi était une augmentationde l'intérêt du travail et une élévation du salaire des opé-rateurs à travers l'augmentation de leur classification (ilssont classés P2 alors que dans les ateliers fordiens ils sontAP ou P1) . Cette augmentation ne correspond pas seule-ment à une hausse de la qualification, les responsablesde la fabrication et du personnel reconnaissent qu'elle aaussi pour objectif de faire accepter aux opérateurs lanouvelle forme de mobilisation fondée sur la recherchede l'engagement continu des installations .

La participation du personnel aux modifications de l'or-ganisation et des installations est un autre volet de cettestratégie, elle s'applique à tous les salariés de l'usine .L'utilité de cette participation a paru évidente à la direc-tion à partir de 1980 . Elle était porteuse d'économiesimportantes et pouvait être un facteur de motivationpour le personnel . De plus, les responsables espéraientque les améliorations deviendraient un thème d'expres-sion des salariés, au moment où la législation prévoyaitson développement. La pratique consista à dynamiser unsystème ancien, régi par l'accord de 1945 (5) créant lecomité d'entreprise et complété en 1954, qui prévoyaitde récompenser les auteurs, jusque-là individuels, desuggestions d'améliorations . Le système fut ouvert auxgroupes, la maîtrise fut chargée d'encourager leur cons-titution et d'apporter son appui aux ouvriers dans leur

(5) Renseignement fourni par P . Fridenson, historien.

Page 7: AUTOMATISATION ET NOUVELLES FORMES D'ORGANISATION DU

réflexion, enfin le principe de la récompense futconservé .

En peu de temps les responsables sont parvenus auxrésultats qu'ils escomptaient

- redressement rapide du nombre de suggestions aprèsune chute importante et régulière de celui-ci, comme lemontrent les chiffres ci-dessous

NOMBRE DE DÉPOTS DE SUGGESTIONS

Source : Service du personnel, Usine B- glissement progressif de la suggestion individuellevers le cercle de qualité puis vers le groupe d'expression .Les suggestions qui étaient jusque là émises par desindividus, le furent de plus en plus par des groupes cons-titués à l'initiative des salariés ; puis, quand la loi ins-taura l'expression des salariés, ce thème des améliora-tions fut adopté dans les nouvelles réunions . Il s'imposatout « naturellement » aux ouvriers tant il était déjàrépandu .

Ce système de participation présente une grande utilitépour l'entreprise, mais les salariés déclarent qu'ils y« trouvent leur compte » . Il faut donc reconnaître l'effi-cacité de la direction dans la recherche de cette adhé-sion .

Le dernier volet de cette politique est l'information .L'usine a mis en place deux média, un journal et un sys-tème vidéo installé dans les aires de repos . Ils ont pourbut de développer un sentiment d'appartenance à unecommunauté en présentant l'ensemble des secteurs del'usine et en relatant la chronique de l'établissement .

Ainsi les directions des deux usines poursuivent le mêmebut, modifier les qualifications et l'attitude des opéra-teurs par rapport à la production, pour atteindre l'objec-tif de rentabilité . Mais les pratiques de mise au travail dela main-d'muvre diffèrent dans les deux établissements,notamment, la stratégie de contrôle sur l'implication destravailleurs . Il convient donc d'expliquer ces différences,ainsi que le décalage entre le projet et la réalisation dansl'usine A .

L'ORIGINE DES DIFFÉRENCESDANS L'HISTOIRE DES RELATIONS SOCIALESDES DEUX ÉTABLISSEMENTS

Il est impossible, par manque d'éléments, de réaliser uneanalyse exhaustive des causes des différences entre lesdeux organisations . Mais il semble incontestable que

FORMATION EMPLOI

l'histoire des rapports sociaux au sein de chaque établis-sement ait joué un rôle majeur .

La restructuration des tâches, phase de préparation àl'automatisation dans l'usine B

La création du CCUA (conducteur confirmé d'unitéautomatisée), et la mise en place d'un travail de groupedans l'usine B sont la conséquence des conflits qui sesont déroulés dans les années 1970 et des expériences derestructuration du travail qui leur ont fait suite .

C'est l'usine du groupe qui connut le plus de conflits de1968 à 1975 . Ces conflits étaient des grèves d'OS dirigéescontre le système de salaire .

- 1969 : grève des 326 OS du bâtiment de montage destrains pour la cotation supérieure de leur poste . Quatremois plus tard, grève des 90 OS du traitement thermi-que, également dirigée contre le système de rémunéra-tion .

- 1970 : grèves répétées aux chaînes de montage destracteurs contre les cadences, pour le passage collectif àune classe supérieure et pour la mensualisation .

- 1971 : grève dans l'atelier de montage des transmis-sions de 82 OS pour une cotation supérieure, et générali-sation à l'ensemble de l'usine puis à d'autres [9] .

Entre temps il y eut de nombreux débrayages en faveurde la révision de la grille de classification .

Si les revendications sur les conditions de travail ou l'or-ganisation n'apparaissaient jamais directement, certainsmilitants syndicaux firent l'analyse selon laquelle der-rière la demande du passage collectif de tout un atelier àune classe supérieure, c'était le système de cotation parposte qui était contesté et, au-delà, l'organisation du tra-vail [10] . Ce fut également l'analyse de la direction quiprit l'initiative à partir de 1972 de modifier l'organisa-tion. Le point de départ de cette remise en cause fut unegrève dans le bâtiment de montage des trains au momentdu lancement d'un nouveau véhicule . Bien que, là enco-re, les revendications visèrent le système de salaire, lamaîtrise, quand elle relate le déclenchement du conflit,fait directement référence aux conditions de travail quiétaient pires encore que sur les chaînes habituelles (en-combrement, ouvriers serrés les uns contre les autres,temps de cycle très court, etc .). Les responsables dudépartement et du personnel décidèrent alors de lancerune expérience de travail élargi sur chaîne tractée (6) .Mais celle-ci fut repoussée par les ouvriers au bout d'uncertain temps car elle augmentait leur fatigue physique .Une discussion fut alors menée en présence des déléguésdu personnel où la direction s'engagea à modifier dansun proche avenir l'implantation de la chaîne, les délé-

(6) Chaque ouvrier montait un organe complet en suivant la chaine . Passage dutemps du cycle de 12 secondes en moyenne à 12 minutes .

11

1979 1980 1981 1982 Sept1983

274 255 231 336 600

Page 8: AUTOMATISATION ET NOUVELLES FORMES D'ORGANISATION DU

ÉTUDES ET RECHERCHES

gués et les ouvriers acceptant de poursuivre l'expérience[11] . Les premiers modules furent introduits en 1973 (sixouvriers montent un organe complet, le contrôlent eteffectuent les retouches) puis étendus progressivement àtous les ateliers de montage . En quelques années, il neresta plus de chaîne dans cette unité . La restructurationdes tâches a eu des conséquences extrêmement modestessur la qualification des monteurs . Elle a uniquementconsisté en un élargissement des tâches, permettantd'augmenter leur temps de cycle . Par contre, elle a eu unimpact important sur l'ensemble de la hiérarchie et surle service des méthodes qui se fait sentir aujourd'hui .

Les responsables (de la fabrication, du personnel, ladirection) ont interprété les grèves à répétition commel'expression d'une remise en cause du fordisme . Certainsde ces responsables sont toujours en poste actuellement,ce qui joue certainement un grand rôle dans la continuitéde la politique de l'usine . Ainsi, 10 ans après les conflits,dans une période où la combativité des travailleurs nes'exprime plus, ils ont opté pour un travail en groupe etune autonomie des opérateurs, dans les ateliers automa-tisés . Ce choix ne correspond pas seulement à leurvolonté d'obtenir l'implication souhaitée des travail-leurs, il découle aussi de leur conviction qu'il fallait créerun emploi plus qualifié et ainsi ouvrir une possibilitéd'évolution pour les AP qui forment une population trèsstable dans l'usine, sous peine de reproduire une crisesociale . 40 % des agents de production ont, en effet, uneancienneté supérieure à 15 ans .

La restructuration obligea la maîtrise à redéfinir profon-dément sa fonction et à accepter une intervention plusgrande des ouvriers dans le procès de travail . Le travailen modules remit en question sa forme de contrôle surle travail .

Un contremaître, parlant des modules, quelques annéesaprès leur implantation : « Autrefois on pouvait repérerd'un coup d'ceil la situation de l'atelier . Aujourd'hui c'estplus difficile, on est obligé de leur faire confiance . On nefait plus le compte des pièces, on ne peut plus contrôler .Pour la qualité on fait confiance aussi » (7) .

La maîtrise dut également prendre conscience qu'uneplus grande autonomie laissée aux opérateurs n'entraî-nait pas forcément une perte d'efficacité mais pouvaitêtre source d'un gain de productivité . L'organisation enmodules a permis de passer de 26,5 ensembles montés,par jour et par personne, à 33,5 (7) . Enfin elle dut faireévoluer son rôle vers des fonctions techniques plus déve-loppées (discussion avec les méthodes sur les nouvellesimplantations) . Une partie de la maîtrise fut réticente àces évolutions mais elle dut apprendre à vivre différem-ment avec les AP, notamment en rencontrant ceux-ci endehors de l'atelier, dans des actions de formation (ensei-gnement général) qu'elle fut chargée d'animer . L'atti-

(7) Source : Étude interne usine B.

12

tude de la maîtrise dans les ateliers automatisés, sonadhésion à encourager les ouvriers dans la recherche desaméliorations sont donc le produit d'une évolution de 10ans .

Les agents de méthodes ont également été touchés . His-toriquement les services des méthodes se sont dévelop-pés pour s'adapter aux problèmes de la conception deschaînes . Ils ont mis au point toute une méthode deconception efficace dans l'optique de la construction etdu perfectionnement des chaînes [12] . La diffusion dutravail en modules fut un frein au développement de cesoutils, elle imposa de penser différemment l'implanta-tion des postes, la circulation des produits, en fonctiondu travail du groupe de monteurs . Cette prise en comptedu travail en groupe, la recherche d'une implantationfacilitant la communication des opérateurs et l'appré-hension de tout l'atelier, se retrouvent dans l'atelier demontage automatique créé deux ans après l'atelier d'usi-nage des porte-fusées [13] .

La prégnance du fordisme dans l'usine A

L'Usine A n'a pas entrepris ces changements . Elle a éga-lement connu des conflits . Elle fut la première usine dugroupe en grève en 1968 ; elle connut un conflit en 1972portant sur les classifications (revendication du passageà la catégorie Pl par les OS d'un bâtiment) ; un autre en1978. Mais la solution de ceux-ci n'a pas porté sur lamodification de l'organisation . Des éléments manquentpour expliquer cette différence entre les deux établisse-ments, notamment pour retracer ces conflits, et sur lesstratégies des syndicats et de la direction . On peutcependant formuler des hypothèses sur le rôle de cer-tains facteurs .

La main-d'euvre n'est pas la même . Celle de l'Usine Aest d'origine urbaine et industrielle, donc « habituée » àla discipline et aux conditions de travail d'un atelier for-dien. La majorité est issue de l'industrie textile, 5 % seu-lement sont d'origine rurale . Celle de l'Usine B par con-tre est d'origine rurale . Sa spécificité paysanne a sansdoute joué un rôle dans la fréquence des luttes et dansleur déroulement qui prenaient, selon un observateur, lecaractère de révoltes [14] . Une partie de la hiérarchie atenu compte de ce facteur pour interpréter la répétitiondes conflits et finalement le rejet du fordisme .

Au début des années 70, il n'y a pas eu de détériorationdes conditions de travail aussi forte qu'à l'Usine B.

Enfin un dernier facteur peut expliquer le maintien desrégleurs dans les ateliers automatisés . Lors du démar-rage de l'usine en 1959, la direction, trouvant le niveaude formation de la main-d'oeuvre faible, a voulu que lescontremaîtres et les régleurs constituent une épine dor-sale forte sur laquelle elle pourrait s'appuyer, non seule-ment pour la gestion du personnel mais aussi pour réglercertains problèmes techniques et plus généralement

Page 9: AUTOMATISATION ET NOUVELLES FORMES D'ORGANISATION DU

« sortir la production » . Elle a donc recruté une majoritéd'entre eux dans l'usine mère et, pendant longtemps, lesrégleurs y ont reçu leur formation . Cette tradition, affir-mée pendant plus de 20 ans et jamais remise en cause,de compter avant tout sur cette épine dorsale, expliquesans doute que la direction n'ait pas conçu de supprimerles postes de régleurs dans les ateliers automatisés (maisceux-ci devaient jouer, selon les projets, un rôle techni-que) .

L'usine n'a entrepris qu'un très faible nombre d'expé-riences de restructuration des tâches . Depuis 1960, unepartie des ouvriers d'usinage, qui sont d'anciens profes-sionnels d'autres métiers, participent au réglage de leurmachine. Une tentative d'élargissement des tâches surune chaîne de montage a été entreprise mais rapidementabandonnée . Ces expériences eurent une portée très fai-ble . Elles ne remirent pas en cause le rôle de la maîtrise .Ainsi, quand, lors du démarrage des ateliers automati-sés, la maîtrise constata que les opérateurs avaient dumal à s'organiser collectivement, elle rétablit ses préro-gatives et confia aux régleurs d'abord un rôle d'organisa-tion du travail, puis de surveillance . De la même façon,rien jusqu'à présent, n'a remis en cause le mode deconception des agents de méthodes qui ont continué àpenser l'implantation des systèmes automatisés avec uneconception du travail individuel, comme le montrent lesautres cas d'automatisation dans cette usine (8) . L'im-mobilisme de ces acteurs a donc fait dérapé l'organisa-tion par rapport au projet : la difficulté de travailler engroupe sur ces installations n'a fait que renforcer laconviction de la maîtrise sur l'incapacité des opérateurset la nécessité de la présence d'un régleur coordinateur .

L'usine A reproduit les principes de l'organisation for-dienne en les adaptant aux nouvelles caractéristiques duprocès de travail. L'effet de ce type d'organisation est lemême que dans l'organisation antérieure : il empêche laprogression de la qualification des opérateurs . La pré-sence du régleur joue doublement un rôle de verrou . Enmonopolisant les interventions techniques les plus déli-cates, il impose une limite à l'augmentation du savoirfaire des AP et P1 . En prenant lui-même en charge lacoordination, il empêche que ceux-ci dépassent réelle-ment la connaissance de leur tronçon, le replacent dansun ensemble plus complexe et parviennent à appréhen-der de façon synthétique le système et ses interrelations .

En supprimant le régleur, l'usine B a introduit la pre-mière condition pour que, sur ce type du procès detravail, la qualification des opérateurs puisse s'accroître .Et pour ce faire, elle a abandonné deux principesimportants du fordisme : le contrôle individualisé et ladivision du travail entre les opérateurs . Elle se distinguedonc bien de l'usine A . Pourtant ce changement est

(8) Cf . notamment le cas des nouveaux ateliers de montage dans M . Liu [13] .

FORMATION EMPLOI

insuffisant pour créer une réelle rupture . Une fois lamaîtrise de l'installation acquise, les possibilités d'ac-croissement de la qualification sont très réduites . Lesopérateurs sont responsables de la qualité et de laquantité de leur production mais le suivi de celle-ci leuréchappe (c'est-à-dire notamment la comparaison entreles objectifs et les résultats et la réflexion pour améliorerla situation) . Par ailleurs le gap, en termes de niveau dequalification entre les interventions de dépannage pri-maire qu'ils réalisent et les interventions de niveau 2 et3, est très grand et exigerait, pour être comblé, desactions de formation poussées . Il serait peut-être impru-dent d'en conclure que cette organisation produit unesegmentation entre les emplois de fabrication et lesautres, comme dans les ateliers fordiens, avant d'analy-ser la façon dont les opérateurs s'y adapteront quandelle sera généralisée et le temps qu'ils mettront pourarriver à une maîtrise complète . Mais il faut tout demême souligner que les opérateurs affectés sur la pre-mière ligne automatisée d'usinage, sélectionnés rigou-reusement parmi les ouvriers les plus polyvalents desateliers fordiens [15], trouvent après quelques annéesque l'installation n'a plus de secret pour eux et que letravail redevient monotone [8] . .L'analyse de ces deux organisations incite à nuancer lesjugements sur la « nécessité de l'émergence d'un nouveautype d'organisation du travail comme alternative au for-disme », au moins pour ce qui concerne la périodeactuelle du début de l'automatisation .

La comparaison des deux usines permet de faire troisremarques :- tout d'abord sur la spécificité de chaque établisse-ment et sur la place de l'histoire des rapports sociauxdans cette spécificité . La différence des choix adoptésdans chaque usine, alors qu'elles appartiennent à lamême entreprise, remet en cause l'idée d'un modèlecommun qui s'imposerait partout . Les usines ne s'adap-tent pas de façon passive et homogène à l'évolution desconditions techniques et économiques . L'histoire desrelations sociales de chacune d'elles influent très forte-ment sur leurs pratiques ;- sur l'efficacité des principes de l'organisation taylo-rienne et fordienne encore aujourd'hui . L'exemple del'usine A en témoigne . Constater ce fait ne signifie pasqu'ils le resteront . Le renouvellement de la main-d'ceu-vre par l'embauche d'une main-d'oeuvre mieux formée,qui a .partiellement commencé aujourd'hui, obligera sansdoute l'organisation à évoluer . La direction élabore déjàquelques projets . Cependant cela montre que la remiseen cause du fordisme est encore à faire ;- enfin sur les conditions du changement . La maîtriseet les méthodes ont un rôle important pour expliquerl'inertie de l'organisation de l'usine A. Chacun est restémarqué par la conception fordienne de l'organisation(individualisation du travail pour le service Méthodes,individualisation du travail et du contrôle pour la maîtri-

13

Page 10: AUTOMATISATION ET NOUVELLES FORMES D'ORGANISATION DU