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Aujourd’hui J e a nP r é v o s t n° 8 automne-hiver 2007 / 5 e R egards l’architecture sur

automne-hiver 2007 / 5 e J e a n A u j o u r d P r ” v o s ... · montrer de façon frappante sa méthode de conception : d’abord l’obéissance mathématique.« Pour que l’arc

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Page 1: automne-hiver 2007 / 5 e J e a n A u j o u r d P r ” v o s ... · montrer de façon frappante sa méthode de conception : d’abord l’obéissance mathématique.« Pour que l’arc

A u j o u r d’h u i

J e a n P r é v o s t

n° 8automne-hiver 2007 / 5 €

Re g a r d sl’architecture

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Page 2: automne-hiver 2007 / 5 e J e a n A u j o u r d P r ” v o s ... · montrer de façon frappante sa méthode de conception : d’abord l’obéissance mathématique.« Pour que l’arc

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La construction du viaduc de Garabit fut un mer-veilleux succès de précision.Il fallut d'énormes tra-vaux préparatoires :le lieu où le viaduc devait s’éle-ver était un désert,où il fallut créer des dortoirs,unravitaillement, même une école pour les enfants

des ouvriers,en même temps que des chantiers,des magasins,des écuries. L’exécution des maçonneries et des piles,tout endurant assez longtemps,ne présenta aucune difficulté impor-tante. Le lancement du grand arc métallique fut, à peu dechose près,la répétition du lancement sur le Douro. La partiequi s’avançait sur le vide fut rattachée à l’aide de vingt câblesen acier au tablier droit,à l’aplomb de la grande pile ;on pro-céda par cheminement, en rattachant les pièces nouvelles àcelles qui étaient déjà rivées. Quand le poids de la partie mon -tée en porte-à-faux se rapprocha du poids de la partie inférieu-re qui lui faisait équilibre,on installa un nouveau jeu de câblesd’amarrage qui reliaient le dernier montant avec la poutre dutablier supérieur,et ainsi de suite jusqu’à la clef de l’intrados.La progression du montage se faisait simultanément des deuxcôtés de l’arc . Les câbles a vaient été établis avec un soin spé-cial : leur point de rupture aurait été à une charge de quatre-vingt-cinq tonnes et on ne leur fit pas dépasser quinze tonnes.

Un système de cales actionnées par des presseshydrauliques donnait aux câbles la tension et la lon-gueur voulues,à n’importe quelle période du monta-ge.« Les deux parties de l’arc qui devaient plus tardse rencontrer se trouvaient toujours pendant le mon-tage à une position légèrement supérieure à cellequ’elles devaient occuper définitivement...Le 20 avril1884 on a pu poser la clef de l’intrados sans avoiraucune retouche à faire... Toute l’opération s’est bor-née à abaisser légèrement les deux parties de l’arc jus-qu’à ce qu’on arrive au contact complet. »

Quand on posa,le 26 avril 1884,la clef d’extrados,il n’y eut ni retouches ni alésages des trous :l’arc avaitexactement la forme souhaitée.Les épreuves eurent

lieu a peu près exactement quatre années plus tard.Sous les poids d’une locomotive de soixante-quinzetonnes remorquant des wagons de quinze tonnes ;sousun poids de quatre cents tonnes,l’arc donna,à la clef ,une flexion de seulement huit millimètres .

Etait-ce seulement la répétition, avec un peu plusd’ampleur,du viaduc déjà élevé au-dessus du Douro ?Nullement. Dégagé de toutes les routines tradition-nelles,Gustave Eiffel n’allait pas s’enfermer dans sapropre routine.

Tout d’abord,modifications dues aux calculs. Pour le calculde la poussée horizontale, Eiffel utilisait, pour le viaduc duDouro, la formule générale de déformation d’une pièce cour-be,due à Bresse.Mais cette formule ne s’applique rigoureuse-ment qu’à une pièce pleine.Elle pouvait conduire à des erreur sdans l’évaluation des déformations transversales. Sur les indi -cations de Maurice Kœchlin, une formule fut adoptée,plusexacte,pour les arcs à treillis. La courbe de l’arc était entière-ment et rigoureusement donnée par le calcul :c’est la courbem at h é m atique des pressions qu’inscrit dans l’air la fibremoyenne de l’arc . Il n’est ni de notre compétence ni de notresujet d’aborder ici la partie mathématique de l’œuvre. maisquelques lignes du mémoire présenté par Eiffel nous semblentmontrer de façon frappante sa méthode de conception :d’abord l’obéissance mathématique.« Pour que l’arc travailledans son entier à des efforts de compression,et que la courbedes pressions ne sorte jamais de l’arc, il est nécessaire que letracé de la fibre moyenne se rapproche le plus possible de cettecourbe.C’est ce qui a déterminé M.Eiffel à proposer pourfibre moyenne une parabole du 2e degré,de manière à avoirprès des reins une très faible courbure,et c’est aussi ce qui aconduit à rapprocher autant que possible de la clef les paléesintermédiaires par lesquelles le tablier supérieur s’appuie surl’arc. »

Dans les méthodes mêmes de calcul,telles qu’Eiffel les dis-cute et les préfère,la préférence pour les méthodes graphiquesest aussi bien significative.Sans doute,il la justifie par des rai-sons purement techniques ;il est fort naturel de penser qu’unevue plus claire et plus nette,une perception prompte et parfai-te du problème à résoudre,étaient aussi des raisons qui valaientpour son esprit.Henri Poincaré a rendu familière, même augrand public, cette pensée qu’entre deux méthodes qui peuventconduire au même résultat,divers mathématiciens choisissentdiversement pour des raisons particulières fort proches du goûtesthétique.Ces raisons seront valables bien plus encore pourun technicien qui construit ses figures dans l’espace et dessine,non pas à la craie et au tableau noir,mais en métal,sur fond deciel.[...]

Le projet présenté aux ingénieurs civils en 1880 indiquaitencore une autre modification au système antérieur :la voie,aulieu d’être placée à la partie supérieure des poutres,était placéeà un mètre soixante-six en contrebas de la semelle supérieure.Cette modification s’opposait à la chute des trains en cas dedéraillement, réduisait les efforts du vent sur les wagons,etaccroissait la résistance horizontale du tablier .

La beauté du viaduc de Garabit semble avoir été plus tôt etplus volontiers reconnue que celle de la tour Eiffel.C’est queles spécialistes donnaient le ton les premiers ;c’est que cetteœuvre purement pratique et technique ne pouvait susciteraucune idée de rivalité,aucun ombrage chez les architectes etles autres artistes ;l’œuvre semblait à la fois grandiose et sansprétention.

A vrai dire,c’est la dimension de l’ouvrage qui frap -pe le plus :165 mètres d’axe en axe des retombées ;122,5 mètres entre l’étiage de la rivière et le niveau desrails. Avant la construction,sur un dessin de son pro-jet,et pour frapper l’imagination,M.Eiffel avait faitdessiner,sous le grand arc et l’une sur l’autre,Notre-Dame de Paris et la colonne Vendôme,qui n’ar rivaientpas au niveau du tablier. Nous sommes,aujourd’hui,beaucoup plus sensibles à l’élégance de l’ouvrage.Il nesemble même pas (et c’est une remarque que nous

aurons à répéter pour la Tour Eiffel) que nousnous placions, pour regarder ces gr a n d souvrages,aux mêmes lieux que les contempo-rains :cette différence est visible jusque dansles partis pris des photographes . On se plaçaitnaguère tout à fait en dehors,comme pour lesanciens monuments qui frappent surtout,endehors de leur beauté,par leur volume,et l’onse trouvait « bien placé » à l’extrémité d’unrayon égal à la hauteur du monument. PourGarabit par exemple,cette manière de regar-der donne des profils ou des trois quarts inté-ressants et imposants, mais un peu tropopaques :l’œil tend à considérer,à cette dis-tance et sous cet angle,l’entre-croisement despièces métalliques comme une paroi grise,unpeu mince et insuffisante ;dans le cas particu-lier des viaducs,engagés entre deux coteauxau lieu d’être,comme tous les anciens monu-ments, dressés sur une hauteur, il y a,danscette manière de regarder,illusion de médio-crité quant à la hauteur, et comme l’édificesemble appuyé sur ses côtés, il est difficiled’apprécier exactement la puissance.

On sait pourtant que les monuments qui,avant les constructions modernes, avaient leplus tendu à la hauteur,c’est-à-dire des cathé -drales gothiques,gagnent à être vus de l’inté-rieur,et que pour bien juger de la hardiesse etde la beauté des grandes voûtes ogivales,c’estdessous qu’il faut se placer. De même, c’estau-dessous des grands viaducs qu’il faut seplacer pour éprouver ce saisissement qui est lepremier moment de l’admiration.Et c’est delà qu’on les comprend mieux et plus vitequ’aucun autre monument n’a jamais pu êtrecompris.

Sans remplissages,sans aucune pièce inuti-le,ces hautes piles ne semblent jamais inertes,immobiles et reposées comme les monumentspleins ;elles ne prétendent pas à la majestéminérale et endormie des pyramides parexemple :leur effort reste évident,leur travailconstant ; elles sont énergiques comme lessuperbes écorchés au travail des vieilles

planches anat o m i q u e s. Jamais aucuneconstruction n’a été si proche de la beautésévère de l’épure,et l’ensemble pourtant n’enperd rien de sa puissance ni de sa réalité :cetteforme de la voûte en arc, qui permet de se pla-cer juste sous les pièces inclinées ;cette uni-formité des matériaux, qui fait comprendre(beaucoup mieux que les voûtes et lescolonnes de pierre) que ce qui est en haut estaussi grand et aussi lourd que ce qui est toutprès des yeux.

L’effet produit,crainte de la chute,bientôtréparé par le sentiment de l’équilibre,aboutità un sentiment de cohésion et de stabilitémoins inerte, plus éveillé, que l’architecturetraditionnelle.

Faites quelques pas sous cette voûte,et,parle changement des perspectives,toute la struc-ture de la membrure apparaît. Transparenceparfaite, rien que des nervures,le mot de den-telles ici devient faible et presque ridicule :c’est avec bien plus de rigueur,de nécessité etd’harmonie qu’en une dentelle,que ces piècesse composent et se nouent.La plus humblepeut-être des nécessités techniques,celle queveut que toutes les pièces soient,à chaque ins -tant, accessibles à la visite et à l’entretien,s’ajoute à l’économie des masses dans les rai-sons de la souveraine clarté de ces structures.

Ce que nous venons de dire ici du grand arcde Garabit pourrait se répéter de la plupartdes ponts en arc dont Garabit constitue le plusbel effort. Non pas qu’ils soient tous sem-blables entre eux,ni qu’ils soient établis méca-niquement.Chaque fois le calcul nouveau dela parabole peut amener dans l’arche une partd’invention et de nouveauté. L’infinie variétéde la nature et des problèmes qu’elle pose auconstructeur, engendre au contraire, suiviepar les courbes des mathématiciens et desingénieurs,cette variété dans la simplicité,quiest le plus grand principe peut-être de l’artclassique. ■

E i f fel – E d .R i e d e r. 1 9 2 9

Regards sur l’architecture

Viaduc de Ga r a b i t

Un merveilleux succès de précisionLignes de force

F il rouge poursuivi toutau long de son existen-

ce et donc de son œuvre,l’architecture constitueaussi un point d’appuipour appréhender Je a nP r é vo s t . Elle corr e s p o n dbien à son esprit encyclo-pédique et lui perm e td’embrasser des pansentiers de la culture pourtracer des correspondancesà trave rs les siècles etmarier les différentes disci -plines. Elle agit comme unprisme et donne une visionen profondeur de l’histoire,de la géographie,des civili-sations,des arts,de la géo-métrie et des techniques.En artisan consciencieux,il se frotte aux gr a n d smaîtres pour disséquerleurs secrets de bâtisseurs.L’architecture est un nœudgordien auquel il s’attaquesans cesse. Au-delà d’un « beau » discutable se dissi -mule toujours la contrain-te,le rationnel,sans oublierqu’elle est « une ambitionplus haute et aussi vive quela politique ». Il remarqueque les Grecs ont connuune harmonie qui dépas-sait la symétrie et regretteque bien peu d’édifices(comme peu d’espri t s )osent être ce qu’ils sont.Alors, on ne s’étonne pasqu’il mette en scène unjournaliste (Crouzon) et unarchitecte (Dannery) dansLa Chasse du matin. Cesdeux personnages qui for-ment un Janus bifront sontd é vorés par la vo l o n t éd ’ a gir et osent aller del ’ avant dans une sociétéincertaine dominée par latechnique pour l’asserv i ravant de la dépasser.Dans le Ve r c o rs , Je a nPrévost songeait à l’après-guerre :il voulait aména-ger le grenier de la mai-son d’Yvetot pour let r a n s f o rmer en biblio-thèque...

Emmanuel Bluteau

Regards sur l’architecture

Les textes reproduits dans lebulletin ont été écrits par Je a nPr é vost sauf indication contraire,qui se traduit par une signature en fin d’art i c l e .

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4 5lu dans

Achacun ses ridicules :pendant que les discours degauche foisonnent d’images militaires,les discoursde droite abondent en métaphores architecturales.Opposer les constructeurs aux démolisseurs, bâtir

pierre à pierre,ou,au contraire,édifier avec audace ;mettre enchantier un grand projet,jeter les fondements,poser la premiè-re pierre,et enfin contempler avec orgueil le monument par-achevé de la base au faîte,telles sont les expressions courantesdes gens qui pensent bien ;quant aux clefs de voûte,aux maî-tresses poutres et aux fissures,les deux partis les regardent avecjoie ou inquiétude,suivant qu’il s’agit des leurs ou de celles del’ennemi.

Toute cette prose ne nous apporte pourtant pas un espritarchitectural,ni vraiment constructeur. Je me demande mêmesi les idées d’ordre,de hiérarchie en représentent,la plupart dutemps, autre chose qu’une parodie : l’ordre politique, pourpoursuivre les même métaphores,n’est qu’une façade,impuis-sante à soutenir un ordre économique croulant ;et les images :maintenir,soutenir,consolider à tout prix,me paraissent aussifâcheuses en politique,qu’elles le sont en architecture.

Cet esprit,je voudrais le définir plutôt par les actes et lesconstructions de certains pays,la Hollande en particulier ;unpeu moins certainement l’Allemagne. Il me semble que lesaffaires matérielles de l’Etat ont été un peu trop traitées encapitalisme d’Etat . Et l’esprit architectural de l’ancienneRome,tel que l’Italie croit le renouveler aujourd’hui,est-il pér i-mé,ou au contraire plus fécond que ce capitalisme d’Etat,défi -ni par la double formule :emprunt,dépense profitable ? Trèssouvent les deux systèmes ne diffèrent que par des nuances :telle construction d’édifice ne relève pas en réalité d’un espritarchitectural,mais d’un esprit de dépense profitable.Et dansdes dépenses qui ne sont pas d’architecture peut subsister levrai esprit architectural.

Commençons par un exemple simple et bien différencié.Lorsqu’on veut établir un barrage pour créer une chute d’eauet une source permanente d’énergie,on peut choisir entre deuxméthodes.

Un barrage qui coûte assez peu,assez prompt à établir, faitde plaques métalliques appuyées sur des sabots égalementmétalliques. Ce système, employé surtout aux Etats-Unisnécessite,en moyenne,la réfection du barrage tous les dix ans.

Un barrage qui coûte plus cher,qui demande un temps deconstruction plus étendu, fait de pierres,de béton armé,degrandes levées de terre.Ce système ne demande,sauf les déver-soirs,aucune dépense d’entretien,et sa durée pratique est illi-mitée.

Lequel des deux systèmes préférer ? Selon les principes capi-talistes, rien n’est plus simple :il s’agit de voir quel systèmedonne les plus gros revenus,et si le capital engagé dans le bar-rage périssable est beaucoup moindre,même en donnant desrevenus plus faibles sur une période de quarante ou cinquanteans,il l’emportera :il est beaucoup plus facile de trouver unmillion que dix.

Mais admettons que le barrage parfaitement solide n’ait pasmême donné un total de revenu égal au bout de cinquante ans.Il lui restera sur l’autre système un avantage dont le capitalis-me ne peut pas tenir compte,qui est d’un autre ordre d’idées :un richesse aura été créée.Cette richesse sera semblable auxrichesses naturelles. Elle sera comme une source qui donne,etnon pas comme un puits dont il faut tirer l’eau.

Les arènes de Nîmes ontpeut-être été un placementdéplorable,à l’époque,pour lamunicipalité de la ville. Maisc’est tout de même une riches-se créée une fois pour toutes etdont les Nîmois jouissent enco-re.Le Pont-Neuf était certaine -ment moins avantageux que lebac à péages, mais il a autre-ment servi et enrichi Paris. Ladigue de Cherbourg a sans doute été une création dispendieu-se,mais l’interminable lancée de ces blocs à corps perdu a crééCherbourg.

* * *

En ce moment, quand nous voulons nous donner l’air debâtisseurs,à quoi pensons-nous ? A des espèces d’entreprisescapitalistes dont nous calculons le revenu avec un peu de com-plaisance,parce qu’il faut aider ces affaires-là à aboutir – maisqui sont de bonne loufoqueries par les dépenses d’entretienqu’elles exigeraient.Prenez pour exemple le fameux canal desDeux-Mers. C’est une idée brillante que de faire gagner dutemps aux bateaux de transport et de la sécurité aux bateaux deguerre.Mais c’est une idée folle :on ne peut pas penser,pourles quatorze milliards du projet,à faire cimenter les berges ;onsait d’autre part que dans un canal,l’hélice d’un bateau doittravailler plus pour un rendement moindre,par le changementqu’apporte à la résistance de l’eau la proximité des berges. Onsait aussi que pour douze ou quinze kilomètres à l’heure,lesillage d’un bateau inflige à des berges en terre une dégradationterrible.Enfin le projet comporte des écluses qui ralentiraientencore la marche des navires,en ajoutant beaucoup de frais defonctionnement et d’entretien.Ce serait faire payer fort cheraux navires un gain de temps de quelques heures,si bien que,pour qui voudrait vraiment gagner du temps,la voie ferréeserait bien préférable.Quant à la sécurité en temps de guerre,au passage d’une flotte d’une mer à l’autre, les progrès del’aviation en font une idée également folle :quelle cible la nuit,pour un bombardement,qu’une flotte bien visible au ralentisur le ruban d’argent d’un canal ;quelle cible pour une torpilleque chacune des écluses…

Je voudrais montrer,par ce seul exemple,combien l’expres-sion même d’outillage national est dangereuse.Outil, richesse-outil,c’est la vieille idée capitaliste et marxiste à la fois du pro-fit attaché à l’emploi de la richesse ;idée assez fausse mainte-nant par l’évolution des techniques,et bien dangereuse à trans-porter de l’individu à l’Etat. L’Etat est lent par sa nature,sonampleur ;au lieu d’essayer de mettre son action matérielle àcette cadence que l’initiative privée n’arrive pas à maintenir,qu’il s’occupe dans ce domaine de la part lente et éternelle quenul ne lui dispute.

Je sais bien qu’en ce moment l’Etat ne peut pas s’occuper deplacements qui rapporteraient un pour cent pendant dixsiècles. Là aussi,il faut que ce soient les mœurs publiques etprivées qui se modifient les premières. Au lieu de léguer unerente,sans doute reviendra-t-on à l’ancienne idée qu’une fon-dation,pour être sûre,doit consister en autre chose qu’en dupapier. J’ai entendu dire,il y a quelques années,au moment où

se fondait la Cité universitaire,qu’ilaurait été bien plus utile aux étu-d i a n t s , bien plus modern e , p l u savantageux aussi à la ville de Pariset à son commerce, de distribuerdes bourses sur le revenu dessommes engagées dans cette cité :ainsi les étudiants auraient touchéde l’argent pour loger où ils auraientvoulu.Où serait cet argent aujour-d’hui ? Les bâtiments au moins sontlà,et un sacrifice consenti une foispour toutes a créé un bien-êtredurable.Et si le luxe collectif pou-vait reprendre, lui aussi, la formearchitecturale au lieu de se dissiperen dépenses passagères et sanstraces,à peine la collectivité aurait-elle encore à se plaindre du capita-lisme.

* * *

J’arrive au problème d’architectu-re qui intéresse le plus la politique –par le progrès d’hygiène, par less at i s factions sociales qu’il devraitdonner. C’est le problème du loge-ment.De ce que certaines munici-palités allemandes se sont appli-quées à le résoudre de la façon laplus coûteuse, faut-il en conclure àl’incapacité totale de l’Etat ? Oucontinuer d’encourager ave u g l é-ment,par des lois comme celles deLoucheur et de Ribot,les initiativesp rivées les plus désordonnées ?L’Etat oublie-t-il qu’il est mainte-nant compagnie d’assurances, e tque les compagnies d’assurancesn’inspirent confiance qu’en accrois-sant leur capital immobilier ? Nepense-t-il pas que s’il veut réduirepar exemple ses dépenses d’arse-naux,la construction moderne,quiemploie la métallurgie infinimentplus qu’on ne le fit jamais,lui four-nirait là une dérivation excellente,qui ne léserait aucun travail niaucun intérêt ?

L’architecture est,après la paix,leplus grand problème de politiqueréelle. Nous voudrions pouvoir letraiter un jour, détail par détail,dans toute son étendue.Mais y voirun moyen de dépasser l’état d’espritcapitaliste, soit thésaurisation, soitplacement spéculat i f, y voir unemanière part i c u l i è r e , p o s i t i ve etféconde, d’aborder les problèmeséconomiques,c’est ce qui manque àtous, même aux architectes, saufune ou deux exceptions. Si les poli-tiques devenaient architectes autantqu’ils ont été avocats,autant qu’ilssont professeurs… ■

Pamphlet n°19 Vendredi 16 juin 1933

Pa m p h l e t est un éphémère hebdomadaired’opinion. Créé en janvier 1933, il cesse deparaître en mars 1934 à la suite des événe-ments de février. Succédant à son travaild’historien (Histoire de France depuis lag u e rr e, 1932), la participation de Je a nPr é vost à cette publication est son enga g e-ment politique majeur dans la période del ’ e n t r e - d e u x- g u e rres. Fidèle à sa vo c a t i o nde « franc-tireur » (ch e r cher la vérité et s’exprimer librement), il y a écrit prèsd’une centaine d’articles sur les sujets lesplus div e rs. Cette contribution fait de lui l’un des rares véritables « non-confor-mistes des années trente » : il ne désespè-re pas de la République et invite lesFrançais à se sauver eux-mêmes par unsurcroît de civisme, quand ceux qu’on aparés indûment de ce titre ne voyaient desalut que dans un « ordre nouveau ».

Regards sur l’architecture

Le maître que je me découvristout seul – ou aidé par les diffi-cultés de l’archéologie grecque,ce fut Viollet-le-Duc. Il rajeunis-

sait et multipliait pour moi ces débuts desDialogues de Platon où l’on traite des artset des artisans :il m’apprit à regarder touteespèce d’œuvre humaine comme un pro-duit de l’esprit,qui peut exciter et nourrirl’esprit :il m’a ouvert les grands livres desateliers,des boutiques et des villes. Devantses esquisses dépouillées, analytiques,j’aiamèrement regretté de ne pas savoir dessi-ner. [...]

Ce que m’avaient appris Viollet-le-Ducet Choisy fut rafraîchi dans ma pensée parVictor Auclair,architecte de talent,et monbeau-père.Dans l’étude de l’art de vivrequi sert de centre à tous mes essais,et pour

faire équilibre à l’étude des sensations cor-porelles,il fallait comprendre une étude dece que fait l’esprit là où il est le maître :lesarts du métal,l’architecture,en fournissentles meilleurs exemples ; le rapport etl’union des besoins à l’œuvre de la raison,et de l’utile au beau,soit le plus grand pro -blème de l’esthétique, ne peut s’étudierque là.Et c’est là le seul domaine où se soitc r é é , grâce aux impérieuses lois de lamatière, un style nouveau selon l’espritclassique.D’autre part,les difficultés des

q u e s t i o n s , l ’ i m-possibilité d’unprofit pers o n n e lempêchent d’écri-re sur l’architectu-re d’autres que lesa r c h i t e c t e s , o uleurs amis. Si sug-gestif et si sincèreque soit le livred’un architecte, il

a peine à se dégager de la propagande oude la polémique.Donc sujet fertile,et,ducôté d’où je voulais l’aborder, s u j e tpresque vierge. Je débutai par les pro-blèmes les plus techniques et les plus diffi -ciles à expliquer au public – mais élémentset principes de tout ce qui a suivi : laconstruction métallique. De là mon livresur l’ingénieur Eiffel ;à vrai dire la grandenetteté d’Eiffel dans ses tracés et exposi-tions rendit mon travail plus facile que jen’avais craint, et je pus même étudier àcette occasion l’esprit constru c t e u r.L’étude sur Philibert Delorme (qui n’aencore paru que fragmentairement enrevue) tente de renouveler l’histoire del’architecture par l’histoire de la technique,et considère surtout en Philibert le maîtrecharpentier et le précurseur d’Eiffel.

Je voudrais maintenant exposer en unvolume bref et clair l’essentiel de la penséede Viollet-le-Duc : étudier l’architecturebyzantine,sur laquelle je ne crois pas quej’aie jamais le droit d’écrire après Choisy,et enfin le divin Bramante.Après cela etquelque surcroît de préparation scienti-fique, je donnerai plus libre cours à mesopinions personnelles,et je rattacherai plusfranchement cette partie de mon travail àmon objet principal.Mon Eiffel, bien quevivement attaqué par la critique d’art sen-timentale,n’a pas été l’échec que j’atten-dais ;je ne sais comment on accueillera lasuite.

En republiant quelques mémoires duXVIe siècle,je comptais me faire comme desalliés dans celui-ci.Mais leur liberté,leurbelle allure et leur génie n’ont pas fait sevendre Aubigné ou Ambroise Paré mieuxque moi. ■

Paru en 1931 et publié in Les Caractères - 1948

&p o l i t i q u eArchitecture F a i re l e p o i n t

Pont construit en ciment armé à Hossegor( L a n d e s )par Victor Auclair,b e a u - p è re de Jean Prévost et architecte précurseur de cette technique utilisée enAmérique du Sud. Il est a u j o u rd’hui remplacé par un ouvrage plus large.

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La ville infernale constitue unthème majeur de la science-fic-tion qui, en cela, prolonge ler o m a n t i s m e . La nouvelle de

Jean Prévost, Cauchemar du ciment armé,figurant dans l’ensemble Nous marchonssur la mer, appartient à ce courant.Elleconfirme éloquemment que le réflexionsur l’urbanisme et l’architecture est inti-mement liée à une conception de lanature.

Dans Cauchemar du ciment armé, lestechniques nouvelles ont entraîné unearchitecture nouvelle. On a abandonnéla brique et la pierre au profit du cimentarmé,on a abandonné le bois au profitdu verre.Le gigantisme et la géométrietriomphent,la nature disparaît des villesqui croissent indéfiniment selon lalogique du corail,par sécrétions conti-nuelles, édification des parties vivantessur les parties mortes. Mais, dans lepeuple,une résistance prend forme.Onse souvient qu’une autre vie est possible,qu’il existe de l’herbe,des plantes. Ceuxqui réussissent à s’évader des villesvivent clandestinement dans les forêts,préfèrent les tentes aux maisons,mêmefaites de chaux et de sable.Ils se lancentdans une longue guerre contre les féo-daux,les maîtres du ciment armé...Oncomprend que ce texte soit contempo-rain de Plaisirs des sports (1925) dont unepartie a pour titre Retrouver la nature.Vivant dans la facilité,les citadins ne seservent plus de leurs muscles,s’affaiblis-sent.Dans cet enfer,l’architecture est unélément essentiel de domination et dedégénérescence. Elle n’apparaît en riencomme un art,dans un monde barbareoù disparaissent la musique et la sculp-ture.

La ville décrite par Jean Prévost dansCauchemar du ciment armé est le strictnégatif du Rêve parisien de Baudelaire,poème capital des Fleurs du mal puisqu’ilillustre radicalement une esthétique del’anti-nature,pose les bases de tout uncourant de l’architecture et de l’artmodernes, fait de son auteur le premieret le plus authentique punk.

Le poète a rêvé d’une ville merveilleu-se dont le souvenir le ravit.Les symbolesde la nature,le soleil et l’arbre,en sonta b s e n t s. Sous une lumière art i f i c i e l l es’étendent des immensités de métal,demarbre et d’eau, matières froides. Lesformes géométriques dominent : esca-liers,colonnades,murailles,quais . L’eaun’apparaît que sous la forme domesti-quée des bassins,des canaux...Les motse m p l oyés par Jean Prévost montrent

qu’il se souvient de ce poème. Il écritque les plantes « n’ont point de formesrégulières », et Baudelaire parle du «végétal irrégulier ».C’est une inversionde signe qui sépare ces deux imagesidentiques, faisant de l’une un cauche-mar et de l’autre un rêve heureux. Lesilence, dans la ville de Jean Prévost, atout d’un silence de mort.Dans la villede Baudelaire,le silence est un bienfait,un « silence d’éternité ».Sartre a magis-tralement analysé l’ave rsion deBaudelaire pour la nature,son dégoût dela végétation,de la fécondité,du biolo-gique tiède,moite.Sur ce plan,la sensi-bilité de Jean Prévost se situe aux anti-podes. Mais ils se rejoignent dans uneconception humaniste de la création.

Dans Usonie, Jean Prévost rend hom-mage à l’architecte américain FrankLloyd Wright.Le jeune Frank a vécu à lacampagne et gardé « le besoin de plein air,le sens de la commune avec la nature ».Devenu architecte,il conçut des maisonsoù le mur changeait de fonction : « Ildevait amener le monde extérieur dans lamaison et laisser l’intérieur de la demeure serépandre au dehors. » Conception de lamaison qui enchante Jean Prévost ets’oppose à la pratique,à la philosophiedu gratte-ciel : « La forme géométrique,laligne verticale,les succès que l’art de l’ingé-nieur permet à l’art de l’architecte,disent lesvictoires de l’homme sur la nature :domina-tion,sécurité au sein des lois, vie groupée etsédentaire. Et ce n’est pas seulement uneconception de l’architecture :c’est une formed’âme. C’est l’âme opposée à l’âme deFrank Lloyd Wright. »

Mais l’opposition entre architecture( s u rtout moderne) et nature s’av è r emoins simple qu’il n’y paraît. On peutaimer la nature et savoir que l’art relèvefondamentalement de l’artifice. L’auteurde Plaisirs des sports est convaincu quel’excellence sportive ne résulte en riend’un retour à la belle animalité.Le gestede l’athlète,du boxeur,résulte d’un tra-vail, de l’acquisition de techniques, derègles,de rituels,d’une culture.Malgréla tentation de la tente comme habitat leplus proche du vêtement et du corps,Jean Prévost sait que l’architecture n’estpas une simple activité naturelle. Unmonument,dans sa conception et sa réa-lisation,met en jeu ce qui appartient enpropre à l’humain.Wright lui-même ditque « la simplicité n’est pas naturelle ». Songénie consiste à respecter la nature sansen faire un modèle,à créer des œuvresqui s’y intègrent sans la subir .

Le titre dece chapitred ’ U s o n i e ,F rank Lloy dWright ou l’ar-c h i t e c t e, fa i técho au titrede Va l é ry,Eupalinos ou l’architecte. Il est manifesteet révélateur que certains passagesd’Eupalinos ont directement influencéPlaisirs des sports. Jean Prévost reprend lanotion d’« alliance » avec le corps quipeut modérer, renforcer et assurer lapensée,paie pour nos actes et expie pournos erreur s. Ainsi apparaît le lien entredes préoccupations apparemment éloi-gnées. Le sport et l’architecture ont encommun une relation avec le corp s.Eupalinos veut créer en se souvenant desproportions du corps,de sa capacité à «s u rvivre aux saisons ». L’ a r c h i t e c t u r erésulte d’une concertation entre le corpset l’esprit.Un monument participe de lavue,du toucher,mais aussi de la raison,des nombres,des lois. Le plus completdes arts est bien celui-là qui veut l’utile,le beau et le durable.

L o gi q u e m e n t , Jean Prévost fa i td’Eupalinos l’un des trois héros deValéry, avec M. Teste et Léonard deVinci. Il analyse les parentés existantentre l’art du langage et l’art de la pier-re,basées sur une même modestie et unemême ambition. « L’architecte doit accep-ter d’être utile et l’écrivain accepter d’êtrevrai. » Tous deux utilisent des matériauxordinaires, mots et pierres. Tous deuxdoivent s’élever « au-dessus du bavard etdu maçon ». Comme l’architecte,le poètene doit pas oublier le corps,les lois phy-siques qui déterminent la diction desvers...

Dès lors,l’opposition entre architectu -re et nature présente dans Cauchemar duciment armé semble trop schématique,trop didactique,probablement liée auxexigences de la fable. Dans ses autresécrits, Jean Prévost se montre plus subtil,plus profond.Il s’est intéressé à l’archi-tecture comme à toutes les activitéshumaines, mais il a vu en elle l’une des plus importantes et significatives :« L’architecture semble le plus grave,le plusfroid des arts, et mêlée de plus en plus auxcalculs de statique, aux bilans financiers,aux précautions administratives. Pure appa-rence :elle reste l’une des manières de créer,de rêver , une ambition plus haute et aussivive que la politique. » ■

Michel Besnier

Des trois figures,héroïques aux seulsyeux de l’esprit, et qui guidentValéry, Eupalinos est la dernièreapparue.Dès sa jeunesse,le poète

avait été séduit par le Dictionnaire d’architectu-re de Viollet-le-Duc ; il avait entrepris decopier,dans une bibliothèque,tous les frag-ments de ce vaste ouvrage qui pouvaientnourrir sa pensée.N’y voyons pas un capriceni une vocation accessoire et négligée,ni unviolon d’Ingres . De même que certains géo-mètres,les intuitifs sont fort souvent connais-seurs en musique,certaines familles parmi lesesprits voués aux lettres,ont le sens et le goûtde l’architecture.Ils y apportent la même joiede concevoir nettement les ensembles, lemême respect amoureux du détail – ou plutôtils savent que rien n’est détail.Inutile de citerdes exemples particuliers,la Notre-Dame deVictor Hugo, Stendhal devant le Pont duG a r d , M é rimée à Saint-Sav i n , Renan àl’Acropole,Barrès à l’Escorial ;l’art de l’im-primeur tout voué aux lettres et voisin fortintime de l’art de construire,nous offre unepreuve et un critère :dans la mesure où l’au-teur goûte et comprend la beauté matérielled’un livre et les nobles structures typogra-phiques,il est sensible à l’art de bâtir.

Essayons de comprendre quelles analogiesrendent parallèles l’art du langage et l’art dela pierre : nous saisirons mieux commentEupalinos,issu de Valéry, peut lui devenir unguide intérieur.

Alors que le sculpteur,le peintre reçoiventvierge leur matière première,donnent la pre-mière attaque à la glaise,au marbre,dispo-sent leur palette avant de commencer leurtableau,l’architecte ou l’écrivain reçoivent laplupart de leurs matériaux déjà taillés selondes mesures comme le moindre maçon, lemoindre ba vard dispose des mêmes pierres,des mêmes briques, des mêmes mots. Bienplus l’assemblage de ces matériaux n’est paslibre,leur forme et leur emploi imposent cer-tains voisinages, certains assemblages : lespierres de taille ont leur morphologie et leursyntaxe. Une fort petite part de certainesœuvres admet des formes inventées :colonnespour l’architecture,images et symboles pourle poète.

Mais la ressemblance la plus intime est au-delà de ces contraintes acceptées :sculpture,peinture,musique,ont pour but la beauté ;elles sont livrées au seul artiste. L’architecteou l’artiste de langage usent de matériauxconsacrés aux usages communs ; s’ils s’élè -vent au-dessus du bavard et du maçon, ilsdoivent accepter les mêmes buts que le vul-gaire. L’architecte doit accepter d’être utile etl’écrivain accepter d’être vrai.Dans le sens le

plus haut de ces deux termes,et que le publicn’admet pas toujours,chaque édifice doit semontrer adapté à son rôle ; il doit parlercomme le dit Socrate dans Eupalinos. Demême l’écrivain recherche certaine véritéhumaine qui n’est pas la vérité judiciaire...La beauté doit leur être donnée par surcroît;sans être indiscrètement recherchée poure l l e - m ê m e . L’excès d’ornement les tue.Stendhal dit de l’architecture :le beau est lasaillie de l’utile. Pascal, de même, dit deslettres :que l’agréable soit lui-même pris duvrai.

Au-dessus des édifices qui parlent, l’auteurd’Eupalinos place ceux qui chantent :le chantest l’harmonie et la perfection de la parole.

Sens des ensembles, goût d’obéir auxrègles strictes et claires que la matière impo-se à l’esprit,d’y ajouter les lois que l’esprit seforge à lui-même,loi de l’ordre ou moduledes colonnes doriques,Valéry à su transposerd’un art à l’autre son amour de la technique.S’il suit l’architecte sur le chantier,s’il vérifieet savoure compas en main chaque détail del’édifice,l’Eupalinos qu’il invente ressembleau La Fontaine qu’il a compris,et ces pagessont toutes voisines de son étude, de sonexhumation d’Adonis. L’architecte et l’auteurdu Cantique des Colonnes retrouvent dans lesformes données au marbre et les synthèsescalculées des temples,nos symétries intimeset ce temple des temples,qui est le corps del’homme.Aussi la prière à ce corps,centre denotre gravité,règle de notre équilibre,stèlesur le tombeau des anges,nous offre la sages-se mûrie et modeste,celle du retour à soicomme celle du constructeur. La même pré-sence du corps, Valéry la trouve dans la dic-tion des vers dont les lois physiques s’impo-sent à la poésie,et qui commande les savantscalculs de nos classiques. Et la lecture muet-te des modernes, ces yeux qui bondissentaffranchis des retards et du rythme de lavoix,cette course plus rapide que le souffle,explique les licences, les faux-pas de nospoètes. Il faut chercher,dans le jeu rythméde nos organes,dans la naissance et l’allurede nos émotions,une science de la créationréglée,une poétique moderne.Et sans doutejustifiera-t-elle selon les lois intimes etsecrètes de l’esprit,les figures,les tropes,leslois de genres,tout ce qui semble arbitrairedans l’ancienne rhétorique.Ces règles sontnées d’une expérience plus délicat e m e n tconduite que la nôtre :l’ode a été une danse.Les remarques de Valéry sur la danse,toutesvoisines de ses réflexions sur l’architecture,nous ramènent par les cadences nées ducorps humain,aux sources de la poésie. ■

in Trois héros de Paul Valéry

Regards sur l’architecture

A r c h i t e c t u r e et nature chez Jean P r é v o s t

E u p a l i n o s

Regards sur l’architecture

Trois Hérosde Paul Va l é ry

Ε υ π α λ ι ν ο σ

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l e c t e u r , des tiges de béton commencer à se « balancer »sous les voûtes qu’ils soutiennent, m e t t e z - vous un peu àl ’ é c a rt . Et ces voûtes qui, selon M. Ja m o t , « ne pèsent pas,n’ont pas de poussée et sont minces comme des coquillesd’œuf », ne vous y trompez pas, elles pèsent pourtant entresix et huit tonnes, et vous feri e z , en cas d’anicroche, u njaune bien brouillé sous cette coquille d’œuf. C e rtes cesont des masses relat i vement légères, mais il aurait mieuxvalu une notion exacte qu’une exagération fa n t a i s i s t e .

La même conception arbitraire de « rationnel » est sen-sible dans l’idée que Pe rret se fait des édifices religieux ;c e rt e s , il est utile que le public puisse lire, mais cela ne jus-tifie pas ces parois tout en vitrage, dont la seule raisond’être est de coûter moins cher : l’église est essentielle-ment un lieu isolé du tumulte du monde : la pluie, le ve n t ,le bruit des autos feront sonner les vitres et troubleront lesp rières dans les églises de Pe rr e t . pour lire, du reste,l’éclairage électrique par diffuseurs sera parfait et perm e t-t r a , mieux que la lumière du jour, de mettre, au momentvo u l u , l’autel en évidence... On ne bouleve rse pas commec e l a , je ne dis pas la constru c t i o n , mais la destinat i o nd’une église, sans chambarder en même temps le culte.

Il faut dire aussi un mot de la querelle entre Pe rret etVa n d e velde à propos du théâtre des Champs-Elysées. L electeur le plus crédule remarquera, tout d’abord, que c’estVa n d e velde qui a appelé Pe rret à participer à la constru c-t i o n , et que, supposé même qu’il réclamât plus que ce quilui revient, cela ne devrait point permettre à Pe rret de trai-ter Va n d e velde de pauvre imbécile. Et il y a dans les lettresmême de Pe rret des arguments qui tournent plutôt àl’honneur de l’adve rsaire qu’au sien ; il dit de la coupoledu projet adve rse : « C’est le profil d’une coupole soute-nue par des points d’appui ; cette coupole ne tient plus ».Justement le béton armé permet cette innovat i o n , si c’enest une : je lis dans le remarquable Béton arm é de l’ingé-nieur A u gr o s , au-dessous d’un plan : « Ce projet de cou-pole montre qu’on peut établir une coupole légère de 21mètres de diamètre sur quelques points d’appui. »

Ce qui est aussi bien déplaisant dans les polémiques dulivre de M. Ja m o t , c’est un pat riotisme intempérant, qui vajusqu’à nier toute influence allemande dans l’histoire dubéton armé : que l’on consulte l’ouvrage de Chri s t o p h e ,é c rit en 1899, c’est-à-dire à un moment où les Pe rr e td é butaient à peine : on y trouvera déjà plus d’une œuvrearchitecturale exécutée en Allemagne dans un style guèremoins pur que celui de Pe rr e t .E t , en France même, l ’ at e-lier Grey à Dijon, l ’ atelier Sautter-Harlé à Pa ri s , et surt o u tles Grands moulins de Nantes, semblent bien en ava n c esur la maison de la rue Franklin.

Ne tombons pas dans l’excès contraire à celui de M.Jamot : reconnaissons qu’avec un goût un peu étroit,Auguste Pe rret est néanmoins l’un des meilleurs archi-tectes français : sa Tour d’Ori e n t ation de Grenoble, s o ngarage de la rue de Po n t h i e u , et même son église duR a i n cy sont des œuvres de grand méri t e . Et reconnaissonsque M. Jamot a écrit sur d’autres arts que l’architecturedes choses excellentes. Mais cet éloge excessif et agr e s s i f,peu compétent, et dont on ne peut guère louer que l’en-t h o u s i a s m e , appelait les plus gr aves réserves parce qu’ildéfend tout à fait à faux les deux causes les plus justes :celle du rationnel et celle du béton arm é . ■

N o u velle Revue Française N ovembre 1927

(1) Disons que malgré cette affectation – naguère utile pour réagi rcontre l’Art Nouveau – M. M a l l e t - S t e vens est remarquable dans lac o n s t ruction et l’aménagement intéri e u rs.

Le texte de ceto u v r a g e , s u p e r-bement présentéet illustré,

défend deux thèses, q u ’ i lconfond : celle du bétona rm é , de son esthétiquep a rt i c u l i è r e , et la caused’Auguste Pe rr e t . Tr a i t o n schacun de ces points sépa-rément ; bien que la causedu béton armé soit prat i-quement gagnée depuisp l u s i e u rs années, il n’estpas oiseux de contesterencore quelques-uns desarguments théoriques quiont servi pour la défendre.

C’est Viollet-le-Duc quile premier a parlé dur ationnel : une constru c t i o nest d’autant plus bellequ’elle est mieux adaptée àsa fonction, et qu’elle rendplus évidente cette adapta-t i o n . L’architecte doite m p l oyer chaque matière selon ses propri é t é s , et ne pas dissimu-ler la matière qu’il emploie. Ces principes sont aussi simplesqu’évidents ; une partie des architectes les ignore encore, pour lamême raison qui fait certains écri vains écrire dans le style du X V I Ie

ou du X V I I Ie siècle ; il n’y a qu’à hausser les épaules.Mais tandis que toutes les autres matières employées en archi-

tecture : p i e rr e , marbre ou bri q u e , gardent apparence d’objets,gardent quelque existence dans la constru c t i o n , il a paru d’abordà ceux qui l’employaient que le béton manquait de cette sorte dep e rsonnalité : trop docile, il serait moins beau que la pierre pourla même raison qu’une statue de saindoux est moins belle qu’unes t atue de marbre.

Les premiers , des ingénieurs ,s u rtout en A m é ri q u e , ayant à exé-cuter aux moindres frais possibles les constructions les plus va s t e sp o s s i b l e s , s’inspirèrent uniquement des principes de la résistancedes mat é ri a u x , et construisirent des docks, des silos, des hangars ,dont les formes vastes et simples, après avoir un peu étonné lese s p rits fa i b l e s , inspirèrent ou enhardirent certains architectes, e tleur montrèrent les premières lois d’un style.

Mais le tort de ces architectes, et le tort de M. Paul Jamot dansce livre, aura été de trop prophétiser, d’annoncer cette esthétiquecomme la chose la plus inédite, la plus différente de tout le passé.D ’ a b o r d , parce qu’il vaut mieux persuader le goût public par

d e gr é s ; ensuite et surt o u t , parce qu’ils pouva i e n t , e u xa u s s i ,t r o u ver dans le passé des exemples et des précur-s e u rs. En effet les Byzantins essayaient de résoudre, ave cle bois et le plâtre, des problèmes de construction ana-logues à ceux qui demandent aujourd’hui l’emploi dubéton armé : vastes surfaces de palais et de basiliques,voûtes aussi légères que possible ; ils étaient arri v é s , et sur-tout l’architecture arabe après eux, à une pureté dec o n t o u rs et une légèreté de masses ve rs lesquelles leciment armé commence seulement à se diri g e r.

Un autre tort , et qui éclate à plein dans les conceptionsd’Auguste Pe rr e t , c’est d’avoir adopté comme une des loisessentielles de l’esthétique ce principe de l’économie d’ar-

g e n t , qui avait pu guider utilement des ingénieurs pour tirer dec o n s t ructions industrielles toute la beauté dont elles étaient sus-c e p t i b l e s , mais qui simplifie un peu trop l’architecture : ni lePa rt h é n o n , ni Sainte Sophie, œuvres pourtant de quelque méri t e ,n’ont sacrifié au bon marché une certaine perfection : la perfec-tion a même peut-être comme caractère essentiel d’ajouter beau-coup d’efforts pour un résultat à peine visible. Et il faut aussiqu’après le premier coup d’œil, une œuvre puisse encore offri rquelques agréables surp rises : les projets les plus réussis des frèresPe rr e t , – et il n’en manque pas, – ne plaisent pourtant qu’unmoment ; comme toutes les affectat i o n s ,l ’ a f f e c t ation de simplici-té ennuie ; si le style puritain vaut mieux que le style jésuite, il y ap o u rtant mieux que l’un et l’autre.

Mais ce qu’il y a de plus gr ave à reprocher aux architectes « révolutionnaires » du ciment arm é , c’est d’avoir été en généralincapables de calculer les efforts et les résistances qui avaient ins-piré les ingénieurs : c’est pourtant dans la connaissance et l’ap-p r é c i ation de ces lois que résidait le « rationnel ». Au lieu de semettre héroïquement à l’étude de la mécanique appliquée, ils ontr é i nventé un rationnel tout à fait arbitraire. Dans le livre de M.Ja m o t , je vois Pe rret adopter le principe de la « ligne droite seuler ationnelle » : idée absurde, déjà défendue par Mallet-Steve n s ,e tqui obligera toujours , dès que l’espace à couvrir gr a n d i r a , à desdépenses inutiles de mat i è r e , et avec laquelle il est impossible derésoudre aucun véritable problème d’architecture. Ce bon petitculte de la géométrie enfa n t i n e , si commode pour l’architecture,est-il le seul moyen de faire comprendre au public la beautér ationnelle ? Non : l’œil sent ce que l’esprit ne saurait calculer,comme on sent la musique sans avoir appris l’harmonie : le publicaime l’arc de parabole des hangars d’Orly, tandis que la ru eM a l l e t - S t e ve n s , jeu de cubes dressé par un enfant (bien douépour faire plus tard de l’architecture), est déjà surnommée « la ru esans joie. » ( 1 )

Ce manque de préparation véritable nuit un peu au livre de M.Ja m o t . Il nous enseigne que « le poteau de béton est une tigecapable de se balancer en quelque sorte » ; si vous voyez pourt a n t ,

et l’architecture du béton arm éAuguste et Gustav e P e rre t

Regards sur l’architecture

(Paul Jamot)▲ N’expliquez pas l’architecture par des raisons trop éloignées denos instincts. Elle est d’abord une réponse à la peur . Sa forme primi -tive,l’amour de l’abri,survit dans le goût des enfants pour le châteaufort,la ca verne,le recoin.Que serait la digue sans la peur de la mer ?Les premiers monuments,tumuli,dalles,pyramides,naissent de lapeur pour les morts et de la peur des morts.Si les arts plastiques imitent, l’architecture réplique : elle portedavantage la marque abstraite de l’esprit.En construisant,monte une autre peur,qui ne vient plus de l’enne-mi,mais du monument même.Le constructeur réplique par la soli-dité,puis par l’équilibre. L’équilibre d’une pierre,d’une stèle,d’unecolonne,d’un obélisque, vertical et symétrique comme l’équilibre ducorps,gagne notre sympathie intime :il est stable,tandis que le nôtreest menacé ;par ce contraste il évoque la victoire,l’éternité.La voûte inspire à qui passe dessous une peur qu’efface l’esprit.C’estpar cette harmonie avec la Religion,autre peur consolée,que la gran-de voûte est chrétienne,et l’obscurité allie sa peur à celle de la voûte.On regarde le ciel,et l’ogive rassure ;on regarde l’autel et les ciergeséclairent.Et le cloître répond à la peur du monde.Rassuré sur l’équilibre,l’architecte défie la peur,il s’en joue.Chaquefois que l’architecture découvre de nouveaux moyens,apparaît l’au-dace. Ainsi les coupoles de Byzance passent en audace la voûteromaine, ainsi l’arc roman cède à l’arc ogival. Ainsi les viaducsmènent à la tour Eiffel.Chaque monument reste combat et forteres-se :contre la chute,contre l’avenir.

▲ Faire un jardin,c’est un plaisir à part ;on retourne l’ordre des tra-vaux humains. L’esprit vient d’abord,en architecte,y marquer sonordre.Puis il attend,il prend confiance dans les saisons et les années .La nature sera le peintre et l’habitant véritable. Et au derniermoment viennent les belles surprises qu’on reçoit sans pouvoir leschanger :couleurs,odeurs,saveurs.

▲ Architecture (Fonctionnaliste)Adapter une maison aux besoins et aux goûts de l’occupant ? Maisla maison peut changer d’habitants ;le même,marié,ou malade,outravaillant chez soi,peut changer de goûts et de besoins.Le vide,la souplesse,presque l’inachèvement à l’intérieur, voilà lesdevoirs de l’architecte moderne.Nattes japonaises,cloisons mobiles,montrent le chemin.Le Corbusier,Wright,essaient de m’imposer,par leurs structures,lesgoûts que je devrais avoir :tyrans plus qu’architectes.

▲ UrbanismeNos architectes rêvent d’un urbanisme qui s’occuperait à construire.L’urbanisme réel ne s’est guère occupé que de détruire.On respectece qui est trop beau ou trop solidement construit ;on déblaie le reste.Créer ? non,aider et liquider les morts naturelles. Place nette autourdes monuments.

▲ EiffelEiffel résume l’architecture du siècle,qui essaie le métal.D’aborddes piliers de fonte remplacent les colonnes de marbres – méprisés,maquillés,honteux d’être si solides. Puis les amples dentelles de feressayent leurs forces et,comme les enfants,sautent de plus en plusloin :des piles de pont,puis des arches,enfin des viaducs.Un jour,au lieu de poser des arches sur des piles,Eiffel pose une pilesur quatre arches.Comme sa Tour est une audace neuve,les courbes du métal suiventcelles des efforts,créent une harmonie entre le fer et la nature.Il seméfie des tempêtes,et crée des formes où glisse le vent.Cette œuvre légère est la sœur aînée des avions. ■

Relevé dans Les Caractères

Regards sur l’architecture

L’église Notre-Dame du Raincy (93).

Les frères Pe rret seront chargés après guerr ede la reconstruction de la ville du Havre, ville chère à Pr é vost où il a composé Petit Te s t a m e n t. Elle est classée au Patrimoine mondial de l'Unesco depuis juillet 200 5 .

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jour où l’on en a env i e , changer son litde place, e t , au lieu de l’ombre le mat i n ,o u v rir les yeux sur le soleil leva n t .E n f i n ,le sens du foyer a presque quitté, a u xE t ats-Unis comme chez nous, ces mursde la demeure qui changent trop sou-vent ; il s’est réfugié dans les meubles defamille ; même imparfaits ou laids, l e sgestes se sont faits à eux. C’est unegrosse dépense de forces, pour un êtrefaible ou âgé, que de changer de mobi-l i e r. Le mobilier fixe peut donc réjouirau plus haut degré l’architecte, mais ilne sat i s f e r a , chez la plupart des clients,ni le goût de la stabilité, ni celui duc h a n g e m e n t . Et cette innovation ne serabien accueillie que dans les maisons deplaisance pour lesquelles on rachètet o u t , qui forment un tout, et dont on nese fatigue point parce qu’on ne les habi-te qu’à de longs interva l l e s.

W ri g h t , qui commençait à propagerpar l’écrit et la parole sa pensée archi-t e c t u r a l e , et que l’Allemagne commen-çait à admirer, s’annonçait déjà tel qu’ild e vait être, tel qu’il est encore : u nhomme de génie, mais tyrannique, e tqui impose à sa clientèle, outre sa taillecomme mesure, ses goûts d’homme degrand air et d’homme de mouve m e n t ,son extrême exigence d’unité.

Je ne le tiens absolument pas pourresponsable de ces limitat i o n s. D ’ a b o r d ,parce qu’il a créé, en ne suivant que sespropres goûts, une forme mieux définieet plus ori gi n a l e ,e n s u i t e , parce que lac o n s t ruction d’une maison d’habitat i o ndoit être un dialogue, et que W right set r o u vait obligé de monologuer.

Le client a son mot à dire ; p r e s q u et o u j o u rs il le dit mal. Il dit : « Je vo u d ra i sune maison dans le style X V I I Ie s i è c l e ,o udans le genre chalet suisse ; j’aime beaucouples colonnes, même en stuc ; m e t t e z - m o idonc un peu d’ordre corinthien en haut despoteaux du porche. » Et l’architecte hon-nête essayera de détromper son client,de lui ôter ce genre d’idées nuisibles.

Si le client avait dit : « Je travaille chezm o i , j’ai une bibliothèque de six millevolumes que je dois consulter à chaqueheure ;nous ne recevons jamais à dîner plusde six pers o n n e s, donc huit avec nous ; m abelle-mère est infirm e , et il fa u d rait qu’onpuisse la véhiculer de plain-pied de sachambre dans le jardin », il serait un bonc l i e n t , utile à l’architecte ; il aurait for-mulé des besoins précis, posé de bons,d ’ hy giéniques problèmes à résoudre.Un architecte, comme W ri g h t , e xe r c épar des clients de cette sort e , serait aussigrand et plus souple. La grandeur del’architecture d’habitation n’est pas der é g n e r , c’est de serv i r. ■

in Usonie (Esquisse de la civilisation américaine)

Ed.Gallimard 1939

Regards sur l’architecture Regards sur l’architecture

Ses premières années d’architecte furent joyeuses etdures ; comme Balzac, W right nourrit de dettes sonardeur à l’ouvrage. Il atteignait l’ori ginalité ; ses mai-sons admirées des uns, moquées des autres fa i s a i e n tparfois peur à la clientèle, qui lui demandait des

concessions au goût traditionnel. Il leur expliquait, et il réussis-sait parfois à réaliser pour eux son type de maison de la Maisonde la prairi e , sa première création ori ginale – une sorte de nou-veau type standard, adaptable selon les sites et l’ampleur desfa m i l l e s.

Plus de maison traditionnelle, en cube : le sol ne manque pas,et la maison peut allonger ses formes sur le sol ; dans la prairi ep l at e , la moindre hauteur fait bien assez d’effet. Tous les aména-gements intéri e u rs sont calculés sur l’échelle humaine – cinqpieds huit pouces, selon W ri g h t . A un demi-pouce près, c’est sapropre taille. On a dit que s’il avait été plus grand de deux poucesses maisons auraient été différentes ? Pe u t - ê t r e , répond-il ave cbonne humeur.

Les toits hauts, aux mansardes compliquées, sont remplacéspar des toits unis, qui débordent sur les murs. Les dive rses che-minées ornementales sont remplacées par une seulec h e m i n é e . Les fondations ne sont plus cachées,mais visibles à la base des murs : accusées franche-ment à l’extéri e u r , elles forment un gradin de sou-b a s s e m e n t . Tous les linteaux des portes et desfenêtres sont au même niveau ; le nombre desfenêtres diminue, mais la surface vitrée augmente.Le rez-de-chaussée n’est plus compartimenté d’unefoule de cloisons et de portes : une seule vaste piècec l a i r e , pour tous usages ; au lieu de fenêtres à guillo-t i n e s , des croisées qui s’ouvrent sur le dehors.

Mais surt o u t , le mur change de rôle : « Dans cetten o u velle maison, le mur comme obstacle à la lumière, àl’air et à la beauté du dehors commençait à dispara î t r e.Le vieux mur était un élément d’une boîte où l’on ned e vait percer qu’un nombre limité de trous. . . Mais selonm o i . . . le mur était une fe rmeture qui protégeait de latempête ou de la chaleur quand il en était besoin. M a i sde plus en plus il devait amener le monde extérieur dansla maison, et laisser l’intérieur de la demeure se répandreau dehors. . . »

Cette définition m’enchante ; c’est bien le mur telque je le rêve pour ma propre maison. Mais je nevoudrais nullement en conclure que cette définitiondu mur est seule va l a b l e , seule rationnelle et seuleé t e rnelle ; j’en conclus seulement que mes goûtssont d’accord sur ce point avec ceux de FrankL l oyd W ri g h t . C’est flat t e u r. Mais des hommes quiauraient d’autres goûts, et souhaiteraient par consé-quent une autre maison, ne me paraîtraient pas desfous pour cela. Un sentiment de retraite, de calmep a r fait loin des éléments, d’oubli des saisons, d es é c u ri t é , me semble même plus naturel chez quel-qu’un qui fait bâtir. L’amoureux de la nature et del ’ e x t é rieur ne sera jamais si bien que sous la tente.« L’écran » idéal, tel que le conçoit W ri g h t ,n ’ e s t - c epas le mur de toile d’une tente ?

Il y a toujours une part d’arbitraire dans cetterecherche de la forme naturelle et nécessaire. D umoins W right a vu l’essentiel : la simplicité n’est pas

n aturelle ; il n’y a pas de retour à la nat u r e . « Nulle chose, d i t - i l ,n’est simple en elle-même, mais elle doit acquérir la simplicité, dans lesens artistique du term e , comme une part accomplie de quelque touto r ga n i q u e. »

Au nom de cette simplicité, il proposait d’incorporer à la mai-son le chauffa g e ,l ’ é c l a i r a g e ,l ’ e a u , qui jusqu’alors restaient desadditions parasites. Cette idée, que d’autres soutenaient enmême temps que lui, est excellente. Il proposait aussi la sup-pression du décorateur : excellente idée encore, chaque fois quevous vous faites construire une maison selon vos besoins et selonvos goûts ; le décorateur n’est qu’un adaptat e u r.

M a i s , au nom encore de la simplicité, il proposait que le mobi-lier aussi fût fait pour la maison et attaché à la maison. I c i ,l al o gique se heurte aux habitudes des hommes, et presque à leursbesoins ; c h a c u n , selon ses mœurs , s’accommode mieux de tellef o rme de table, de fauteuil ou de commode. C h a c u n , selon saprofession a besoin de tel ou tel type d’armoire ou de bu r e a u .O rles citoyens américains sont sujets à déménager souve n t . D ep l u s ,c h a c u n , dans le cours d’une vie, peut changer de goût ; c ’ e s tgênant d’avoir une maison si parfaite qu’on ne puisse plus, l e

● En constru i s a n t , monte une autre peur,qui ne vient plus de l’ennemi, mais dumonument même. Le constru c t e u rréplique par la solidité, puis par l’équilibre.L’équilibre d’une pierr e , d’une stèle, d ’ u n ec o l o n n e , d’un obélisque, ve rtical et symé-t rique comme l’équilibre du corp s ,g a g n enotre sympathie intime : il est stable, t a n d i sque le nôtre est menacé ; par ce contrasteil évoque la victoire, l ’ é t e rn i t é .

● L’infinie va riété de la nature et des pro-blèmes qu’elle pose au constru c t e u rengendre – suivie par les courbes desm at h é m aticiens et des ingénieurs – cetteva riété dans la simplicité, qui est le plusgrand principe peut-être de l’art classique.

● La barrière que l’on a voulu éleve r ,a unom de l’art pur entre la beauté architec-turale et l’esthétique plus simple et plusvoyante de la puissance industri e l l e , vo i l àl’idée la plus fausse et la plus routinière,celle qui fait tomber l’architecture dans laroutine et l’excès d’orn e m e n t .

● A l o rs Pythagore unit les respects my s-tiques à l’aube de la science, pour créerune religion sans tombeaux où les règlesde la pureté sont choisies par l’espri t .

● Pour juger le constructeur en mêmetemps que l’architecte, il faut concevoir enmême temps, voire physiquement ressen-tir les charges, les poussées, les résistances.Ce n’est plus une admiration de specta-t e u r , mais d’anat o m i s t e .

● Si les X I Xe siècle a montré un goût sim e s q u i n , c’est qu’il a voulu que chaquea rt se suffise à lui-même, qu’il a voulu serégler d’après les routines de l’histoire, q u ine mènent jamais qu’à l’académisme. Il avoulu séparer l’architecture des lois de lam atière et des principes de l’utilité, il avoulu séparer la littérature de la connais-sance de l’homme.

● L’homme qui imite les formes classiquesn’est plus lui-même un classique, c’est una l e x a n d ri n . Il a beau épurer et raffiner tantqu’il peut, son art est une décadence. O nne peut être classique qu’en refaisant ceque faisaient les plus grands des anciens :

connaître à fond la matière dont on dispo-se et les difficultés qu’il faut va i n c r e ,c h e r-cher à manifester sa victoire de la façon laplus nette et la plus simple : c’est ce quePhidias fa i s a i t , c’est ce que les architectesdu style ogi val fa i s a i e n t , et Eiffel n’a pasfait autre chose.

● On ne crée point de form e s , en archi-t e c t u r e , tant qu’on ne voit pas les forces etles résistances agi r , tant que le calcul del’ingénieur ne s’est pas incorporé à lavision de l’art i s t e .

● La forme géométri q u e , la ligne ve rt i c a l e ,les succès que l’art de l’ingénieur permet àl ’ a rt de l’architecte, disent les victoires del’homme sur la nature : d o m i n at i o n ,s é c u-rité au sein des lois, vie groupée et séden-t a i r e . Et ce n’est pas seulement uneconception de l’architecture : c’est unef o rme d’âme.

● L’architecture semble le plus gr ave ,l eplus froid des art s , et mêlée de plus en plusaux calculs de stat i s t i q u e , aux bilans finan-c i e rs , aux précautions administrat i ve s.Pure apparence : elle reste l’une desm atières les plus pures de créer, de rêve r ,une ambition plus haute et aussi vive quela politique.

● La beauté architecturale consiste endeux choses : p r o p o rtions heureuses etdifficulté va i n c u e . Pour que l’une et l’autreredeviennent sensibles avec des mat é ri a u xplus fa c i l e s , il faut à nouveau sentir larésistance de la nature : aller à l’extrêmelimite des moyens nouve a u x .

● Il semble, en effet, que l’architecture, e nquête de nouve a u t é , puisse de poser desproblèmes de deux espèces : ou bien cou-v rir des surfaces de plus en plus gr a n d e s ,ou bien montrer ce dont elle est capable.

● Pa rmi les art i s t e s , les constru c t e u rs sem-blent les moins favo risés par la postérité etpar l’histoire. Il semblerait que ce fût pardéfinition l’art du stable, l’image la plusf e rme de l’étern i t é . Dès que le monumentse montre supérieur aux offenses ordi-naires de la nat u r e , nous oublions qued e vant les hommes tout est fragi l e . ■

ou l’Architecte Frank Lloy dWr i g h t

En 1991 paraissait un livre de photographies de Jean-Marie Chourgnoz : Paris-La Défenseaux Impressions de l’Ancre. Sa particularité ? Les légendes qui ponctuent les clichés sonttout simplement extraites de l’œuvre de Jean Pr é vost ! Prémonitoires et tellement pert i-nentes... à l’aune de l’architecture du quartier d’affaires, phare de la modernité.

L é g e n d e spour une anticipation

«La maison sur la cascade» : Fallingwater house 1935-39. Bear Run, Pennsylvanie.

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A Adrienne Monnier

Les méthodes se perfectionnaient de jour en jour ;lescorps les plus faciles pouvaient se muer en béton,des alliages nouveaux affermissaient et allégeaientles armatures. Les architectes semblaient avoiroublié la brique et la pierre ;le succès du ciment

armé avait fait naître des lois qui condamnaient à mort les mai-sons basses,interdisaient les maisons isolées. Chaque jour éle-vait de nouveaux murs de cette matière complaisante auxconstructions,mais presque impossible à détruire. L’usage duverre a vait suppléé aux bois meublants devenus trop chers ettrop rares,et l’hygiène,qui avait succédé aux religions,poussaitjusqu’à la mystique le culte du verre et du ciment armé.Lanature avait disparu des villes ;ce que la matière doit à la matiè-re semblait oublié. L’esthétique s’était épurée et dépouillée,nejouissait plus que des murs immenses et rectilignes,aux ouver-tures simples,ou des meubles rectangles,de hauteur uniforme.

Même la beauté de femmes se raidissait selon une géo-métrie qui de jour en jour exigeait davantage. Lamusique était abolie,parce qu’elle ne produit entre lesparois de ciment armé que des résonances barbares.Pour la même raison les citadins parlaient moins haut,et leurs enfants bientôt naquirent silencieux.Commela pierre et le bois étaient oubliés,ils ne faisaient plusd’images taillées.

Toutes les rues des villes furent bientôt des rues cou-vertes ;les étages des maisons,qui s’accumulaient lesuns sur les autres,étaient reliés horizontalement pardes tubes de ciment armé,et des viaducs de cimentarmés reliaient entre elles leurs diverses villes. Paris,

d’un seul bloc, qui buvait une Seine bleue et pissait une Seinejaunâtre, semblait un crustacé gigantesque, visible de trentelieues. On avait mis la Tour Eiffel sous une cloche de cimentarmé et de verre, pour la conserver en souvenir des tempsanciens. Comme les citadins brisaient plus de verre que lanature n’en peut dissoudre, les débris avaient d’abord glacétoutes les banlieues,puis l’habitude était venue de tout porterau même tas. La Butte aux Tessons,ce pauvre Monte Testacciooù Rome accumula durant mille années ses débris de jattes etd’amphores pour faire concurrence aux Sept Collines,n’étaitpas la dixième partie de ce tas de lames de verre,qui pétillait etcraquait aux vents et aux orages,et éblouissait au soleil.

La civilisation s’était fixée.L’impossibilité de faire craquer lescadres et les murs pour fonder du nouveau y avait moinscontribué que le goût de la stabilité produit par la contempla-tion habituelle de la ville de ciment,et de la grande paresse quiavait suivi l’amélioration de la vie.Les usines recevaient leurforce de la mer et des montagnes,travaillaient sans fumée.Lesmaisons accusaient de plus en plus les différences de classe :autrentième étage et au-dessous jusqu’à la terre habitaient lesclasses inférieures ;elles nourrissaient,sans presque jamais lesvoir,par canalisations et ascenseurs,les classes supérieures quine se fréquentaient jamais qu’entre elles par les routesaériennes,et jouissaient,sur les terrasses,du droit au soleil.Lesclasses inférieures recevaient l’air par des machines,et pourdompter au besoin leurs révoltes,les classes supérieures gar-daient le pouvoir d’arrêter d’un seul coup les ventilateurs. Lafacilité de la vie et la suppression des arts avaient multiplié dansles villes les grands bordels de ciment armé,où des rayons de

soleil,payés très cher,descendaient à certaines heures par descheminées creusées dans les terrasses ;on s’accouplait dans lesgrandes piscines que la facilité du ciment armé avait multi-pliées,en utilisant,pour les ondulations de l’amour,le mouve-ment,transmis par TSF , des vagues de la mer.

Une seule exception avait été faite à l’oubli général où étaienttombées les statues :ils avaient voulu,ingénieurs,citadins etouvriers,célébrer la matière où était moulée pour toujours leurcivilisation ;et pour marquer l’égalité de la substance humai-nement créée et des plus fortes roches qui sont l’ossature de laterre,ils avaient représenté,au point central des villes,au nœuddes plus immenses viaducs, une immense déesse de cimentarmé s’accouplant à un grand promontoire de granit.

Les villes s’étaient asservi les campagnes ;rebelles au cimentarmé,les paysans s’étaient vu,par leur ignorance des métiers,par leur impossibilité de séjourner dans les villes closes,mis àl’écart de la civilisation ;sous la crainte des armes civilisées,pour acquérir aussi des outils,ils portaient leurs denrées à l’en -trée des villes,et rencontraient parfois avec horreur,à l’entréede quelque cave,un civilisé débile,à la peau transparente,auxyeux agrandis et lassés par la lumière artificielle.Protégés parleur carapace de ciment armé,les citadins avaient peu à peuperdu toute résistance personnelle ;approvisionnés régulière-ment d’énergie par les cascades et les marées,ils ne gardaientsur le corps que de minces souvenirs de muscles,et n’auraientpas su faire l’amour sans un lit animé.Leur ration de nourritu-re,affaiblie par la négligence des paysans et par la déchéancedes champs qui revenaient à l’état sylvestre,restait suffisante àleurs besoins diminués. Cependant les féodaux du cimentarmé, maîtres de l’air et du jour de leur peuple, laissaients’atrophier de leur esprit tout ce qui ne concevait ni n’exécutaitles constructions géométriques . Ils construisaient sans relâchedes voies aériennes entre les étages supérieurs. Bien que lesmaisons de ciment armé fussent inusables,la moindre malfa-çon,le moindre inconvénient survenu à l’une d’elles la faisaitabandonner et remplacer par quelque autre au-dessus d’elle ;car détruire était pénible,et reconstruire plus facile.Les villespeu à peu s’étendaient sans que leur population s’accrût,et seboursouflaient de cellules mortes .

Aux mêmes millénaires,les coraux faisaient sortir de la merdes îles nouvelles et de nouveaux continents. Les polypierspoussaient leurs branches,se multipliaient,se tassaient,se joi -gnaient par le travail insensible et infini de leurs animalcules. Ilsemblait que l’humanité, ayant perdu le déséquilibre qui avaitété jusque-là la condition de son progrès,se fût stabilisée en unétat animal ;plus puissante mais aussi machinale en ses actionsque le corail, elle sécrétait continuellement des coquilles deciment armé,élevait sans cesse les parties vivantes sur les par-ties mortes,et commençait à transformer sourdement la natu-re.Auprès des villes qui se gonflaient sans cesse,s’exhaussaientaussi les montagnes de verre brisé,qui croulaient parfois dusommet en d’étincelantes avalanches.

Cependant les classes inférieures des villes,à qui la résistan-ce ouverte était défendue sous peine d’asphyxie,tenaient conci-liabule entre elles,lorsque le bruit des machines couvrait auxFéodaux le bruit de leurs voix.Des traditions couraient parmieux,sur des hommes d’un poids plus grand,capables de semouvoir longtemps sans efforts et de porter eux-mêmes desfardeaux. « Nos pères nous ont dit, racontaient les vieillards , quela vie n’est pas impossible hors des villes, et qu’ailleurs on pourrait

Regards sur l’architecture Regards sur l’architecture

trouver un air partout répandu,plus vivant et plus frais que celui quinous vient des ventilateurs. Là on peut marcher sur quelque chose quin’est ni eau ni verre ni ciment,et même s’y étendre sans souffrir. Làse produisent d’elles-mêmes des choses vivantes qu’on nomme plantes,qui n’ont point de formes régulières , mais ressemblent par leurs lignesaux cassures capricieuses du verre. Et elles ont la même couleur douceaux yeux que l’eau profonde de nos piscines, quand par la cheminéey arrive un rayon de soleil.Et en ces lieux le soleil est général et vientde partout,et il console les hommes jusqu’au fond des os, et les cares-se à travers leurs paupières. »

Ils en persuadèrent un grand nombre,qui cherchaient à s’éva-der,par les égouts ou par les chemins d’entrée de l’eau ou de lanourriture. Beaucoup d’évadés moururent de fatigue ou defroid avant que leurs pupilles,agrandies dans l’ombre,ne se fus-sent rapetissées pour la lumière du jour. Mais d’autres survécu-rent et reprirent des forces,secourus par la race paysanne.Ilsmarchaient peu,se contentaient de peu de nourriture et s’ai-daient les uns les autres pour les grosses besognes,pour tirer del’eau et travailler à la fécondation. Bien que les féodaux duciment armé eussent réprimé plusieurs tentatives de fuite, lenombre des libérés s’accrut ;ils eurent des enfants ;ils aidèrentles paysans par le secret de quelques métaux.Comme la foudredes féodaux pouvait les atteindre à distance,ils vivaient disper-sés dans les forêts.

P l u s i e u rs d’entre les sylvestres furent vus par leurs compa-gnons amasser de la chaux et du sable, et ils durent avouer qu’ilscherchaient à construire des murs. « Non, leur dirent les autres,que cet acte soit maudit, car il n’a point de fin ni de limite, et dévo r eles hommes. Nous habiterons des tentes aussi légères que nos vêtements,et nous changerons de pay s a ges selon les vœux de notre cœur. »

Des évadés nouveaux leur enseignaient que les classes infé-rieures avaient disparu presque entièrement,par répression,parasphyxie, par désespoir. Le pouvoir même des féodaux avaitdécru,autant par la routine de leurs pensées que par la perte deleurs esclaves. Alors les sylvestres s’enhardirent jusqu’à leurfaire la guerre.

Ils n’osaient s’approcher des polypiers à moins de trente

lieues,mais ils détournaient des marécages dans leurs eaux,ilsy jetaient les cadavres et les bêtes mortes de maladies,ils y pous-saient des jonchées de feuilles mortes,de roseaux et d’osier pourboucher les conduits d’arrivée.Ils réussirent à faire refluer leségouts. Les paysans,même des régions proches des villes,déser -taient dans les forêts pour ne plus fournir aux féodaux le tributde la nourriture,et se mêlaient aux sylvestres.

Bientôt ils purent voir que les villes ne s’accroissaient plus. Laproduction de ciment armé,menace pour la végétation et la viedu monde, s’arrêtait enfin. Les polypiers se desséchaient.Bientôt on ne vit plus le soir le rouge des villes géantes chaufferla calotte du ciel.Les eaux d’égout furent aussi claires à la sor-tie qu’à l’entrée des villes. Mais les montagnes de verre briséétincelaient encore.Superstitieuse,la race des sylvestres atten-dit un siècle de plus avant d’approcher des villes. Ils observaientde loin,l’effritement insensible des formes et le changement deleurs couleurs.

Un printemps enfin,le mot se répandit dans leurs tribus : «Avançons, les villes sont vertes. » Au seuil des villes les montagnesde verre brisé s’étaient affaissées et couvertes de sable,mais leslames affleuraient encore,et les arbres ni les hommes ne se ris-quaient sur ces dunes cruelles. Des broussailles poussaient surles murs et sur les coupoles défoncées ;des ruisseaux y cou-laient,portant les traces multicolores de toutes les rouilles desmétaux d’armature.Au niveau du sol,des îlots de végétation,luxuriante malgré le manque de soleil :les sylvestres découvri-rent que les citadins avaient enseveli leurs morts à même lescoulées de ciment,et que les fermentations et les gels avaientcrevé les sépultures,rendant à la vie végétale les débris orga-niques. Au sommet de la ville,sur les terrasses désormais gazon-nées,les sylvestres chantaient avec les alouettes . Dans les che -minées béantes ou les crevasses, ils poussaient des coups detrompe et des cris ; ils jouissaient des résonances funèbres,s’amusaient des squelettes des villes et des hommes.

Hurrah ! Ainsi soit-il. ■in Nous marchons sur la mer

Ed.Gallimard.1931

CCaauucchheemmaarr (Arts décoratifs, 1925.)

du ciment arm é

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elle est belle.Dans Les Caractères , il note :« Viollet-le-Duc a dit,sur l’architecture,tout ceque peut dire la raison.Et ses bâtisses montrentque,dans l’art le plus rationnel,la raison ne créerien ». Sur l’action de l’architecte, dans laconception et dans le dessin,il écrira : « Onne crée point de formes, en architecture, tantqu’on ne voit pas les forces et les résistances agir,tant que le calcul de l’ingénieur ne s’est pasincorporé à la vision de l’artiste.»

En considérant que le Moyen Age et lesmodernes,à la différence des Anciens,créentleurs édifices,si grands qu’ils soient,en rap-pelant l’échelle humaine, il retrouve l’idéed é veloppée par Le Corbu s i e r , avec sonmodulor et par l’architecture fonctionnelle,traitée souvent de « cubiste », ou dite « del’angle droit » – celle de Gropius,Neutra,Alvar Aalto,Wright,Mallet-Stevens – et parLe Corbusier qui donna, à Ronchamp, lepremier signal de rompre avec l’angle droit.

Jean Prévost qui a reproché à LeCorbusier et à Wright d’imposer leur goûts,« tyrans plus qu’architectes », a montré aussi,dans Philibert Delorme, un architecte malheu-reusement soumis par sa clientèle à la modeitalienne de son époque et aux « ordres » deV i t ru ve . Il remarque que Delorme ava i tc o n s e rvé la science des constru c t e u rsgothiques. C’est dans Delorme que l’onretrouve des méthodes de stéréotomie dontj’ai pu montrer que les constructeurs du XIIIe

siècle les pratiquaient déjà trois siècles aupa-ravant en étudiant le manuscrit de Villard deHonnecourt. « En France,on savait construireavant les guerres d’Italie. La science des vieuxmaîtres, trop jalousement gardée sans doute àl’intérieur des corpor ations, restait fort supérieu -re à ce qu’ils pouvaient chercher à l’étranger , ouen recevoir.» Et des artistes-architectes de laRenaissance italienne, qualifiés de décora-teurs,Prévost souligne que bien peu ont suconstruire,à l’exception de Brunelleschi,deBramante et « peut-être » des San Gallo.

Dans un des chapitres les plus intéressantsde son ouvrage,par ailleurs surtout biogra-phique,il a remarqué que Delorme avait puemprunter à la construction navale des idéesqui ont inspiré ses inventions en matière decharpente. Et, en relevant l’utilisation, encharpente,de poutrelles minces (une parti-cularité gothique que Delorme ne devait pasignorer et que Viollet-le-Duc avait remar-quée), Jean Prévost,toujours prêt à instruire,s’est attaché à faire comprendre au lecteurles problèmes techniques qui se posaient.

Ainsi l’architecture – et la construction engénéral – est un thème dans lequel il semontre résolument fonctionnaliste et à justetitre hostile à la malheureuse coupure entreles architectes et les ingénieurs,héritée duXIXe siècle en France.Tout au long de sa pro-duction littéraire, ce thème aura été aussipour Jean Prévost l’occasion de développerdes idées qui souvent rejoignent celles du « développement durable » d’aujourd’hui etoù des fictions semblent parfois prémoni-toires de ce qui nous attend demain. ■

Roland Bechmann

Regards sur l’architecture Regards sur l’architecture

J ean Prévost qui écrivait en 1930 : « J’ai amèrement regrettéde ne pas savoir dessiner » a peut-être eu la chance de ne pasêtre habile de ses mains,comme l’était sa mère,dont ilécrivait : « Elle voulait faire elle-même les choses et y réussis-

sait ». Dans un récit inachevé à ses enfants,il racontait qu’ellevoulait le forcer à être également habile des deux mains,à lasuite de quoi,il serait devenu gaucher. Mais d’être habile de sesmains lui aurait pris du temps,perdu pour son métier d’écri-vain et,ne l’étant pas,il en appréciait d’autant plus,peut-être,les ouvrages des architectes et le travail des artistes et des arti-sans. En 1943,je n’ai senti en lui aucun regret de ce genre,lorsqu’à Coublevie,il venait me regarder dessiner et « rendre »les planches de mon diplôme d’architecte,et parler architectu-re,ou ce qui l’avait intéressé,me voir aménager,à la scie et aumarteau, dans un espace que j’avais découvert, entre deuxplanchers de la vieille bâtisse,une assez grande cachette,qu’ilappelait « le sous-marin »,pour des armes, des explosifs oupour des fugitifs

Comment Jean Prévost s’est-il intéressé à l’architecture etquelles sont les étapes de sa pensée ? Il indique que le maîtrequ’il découvrit,ce fut Viollet-le-Duc dont il rapproche la pen-sée de ce qu’il a rencontré dans les Dialogues dePlaton.Mais,pour moi,entre Platon et la pen-sée de Jean Prévost,un écran s’est glissé : PaulValéry. Jean Prévost nous met sur cette piste,enprévoyant pour son Philibert Delorme – ouvra-ge édité quelques années après sa mort,tel quel’auteur avait laissé – cette dédicace : « à PaulValéry est dédiée cette image d’Eupalinos enchaînéet mutilé ». Or c’est de 1924 que date Eupalinosou l’architecte de Valéry, qui met en scène les per-sonnages des Dialogues de Platon.Il y est ques-tion du « langage » des bâtiments qui par leursformes et leurs dispositions expriment leursfonctions. Eupalinos affirme que, lorsque lesarchitectes « savent s’y prendre », les monuments« tiennent le langage le plus net » et que « ceux desédifices qui ne parlent pas ne méritent que le dédain ».

« La pierre prononce gravement ce qu’elle renferme » : cette phra-se que Valéry met dans la bouche d’Eupalinos,m’a été dite,dans les années 50,sous une forme presque semblable,devantun bloc ébauché par le sculpteur Henri Navarre dans son ate -lier où se situent les Entretiens chez le sculpteur dans l’un des-quels Alain a fait un portrait de Jean Prévost qui y assistait.

Les idées de Jean Prévost sur l’architecture ont été,commeil l’a écrit, influencées par ses contacts avec Victor Auclair,ingénieur et architecte,mais aussi Compagnon du devoir,quifut un des promoteur de l’emploi du béton armé et avaitconstruit, avec ce matériau en 1924 à Hossegor – cadre du pre-mier mariage de Jean Prévost – un pont qui malheureusementdut être démoli soixante ans plus tard.

En 1925, il dédie à A d rienne Monnier une nouve l l e ,Cauchemar du ciment armé , qui parut,en 1931,dans le recueilNous marchons sur la mer. C’est une fiction poétique et philoso-phique,par plusieurs côtés prémonitoire,qui rappelle certains« cauchemars » de Baudelaire dont il a parlé. Jean Prévost ima-gine le ciment armé devenu cadre de vie et le verre utilisé d’unefaçon envahissante comme aujourd’hui le plastique mais fragi-le et non dégradable à la fois,formant des montagnes de plusen plus hautes de verre brisé,des terrils rappelant la Butte auxtessons de l’ancienne Rome et annonçant les déchetteriesactuelles. Il décrit des villes tentaculaires en constante exten-sion,tenues par des maîtres impitoyables,peu à peu physique-

ment dégénérés, faute d’activité, cependant que,dans les cata -combes où sont enfermés les travailleurs,réduits à l’esclavage,se développe une résistance – c’est le mot qu’il emploie.Finalement,les esclaves révoltés devenus les « sylvestres » sesont regroupés dans les forêts,comme les maquisards,pren-nent le dessus et sur les décombres des cités inhumaines,laNature revit.

Lorsqu’en 1930 il écrivait Faire le point, Jean Prévost formaitle projet « d’exposer en un volume, bref et clair, l’essentiel de la pen-sée de Viollet-le-Duc », il avait tenu à dire : « ce que m’avaientappris Viollet-le-Duc et Choisy fut rafraîchi dans ma pensée parVictor Auclair, architecte de talent et mon beau-père ». Dans sa bio-graphie d’Eiffel (1929),manifestant son mépris pour l’archi-tecture du XIXe siècle,pour l’ornement et pour l’enseignementdes Beaux-Arts de son temps,qu’il appelle le fondateur de l’ar-chitecture moderne,Prévost écrit : « L’architecture ne pouvaitpas être renouvelée par un architecte,mais par un ingénieur ».

En 1933,l’Italie de Mussolini rêve d’égaler par ses monu-ments l’ancienne Rome,et l’Allemagne d’Hitler va se lancerdans un programme d’autoroutes, d’usines d’armement etd’infrastructures pour les Jeux olympiques. A ce moment, Jean

Prévost défend dans un article Architecture etPolitique dans Pamphlet l’investissement durable –on n’employait pas encore le mot « développe-ment ». Barrages, arènes, stades, digues, maisaussi logement social sont pour lui du devoir del’Etat et non du domaine capitaliste fondé sur lecalcul de la rente des sommes investies. « Contreles dépenses passagères et sans traces, écrit-il, sansdoute reviendra-t-on à l’ancienne idée des fondationspour créer des richesses durables » et il cite unexemple en France : la Cité universitaire. Ilconclut par « L’architecture est,après la paix,le plusgrand problème de politique réelle » .

Dans La Chasse du matin (1937), il met enscène un architecte.En 1942,au moment de monmariage,en nous offrant ce livre,il écrivait sur la

page de garde : « A Roland de juger l’architecte,à vous deux dejuger les jeunes couples...» Mais cet architecte est en fait un peuJean Prévost,un séducteur qui confond,à la façon de Merlin,désir et amour,conquête et promotion,et qui s’occupe dans lecadre d’un journal à la fois du secrétariat de rédaction,de lamise en page,de la correction,des titres et écrit des articles.Côté architecture,il y a des notes justes sur les clients,les déci-deurs,les notables locaux.Mais cet architecte n’a ni secréta-riat,ni collaborateurs alors qu’il est question de projets et dechantiers d’une certaine importance. Par contre, je ne peuxque trouver véridique cet architecte qui passe des nuits devantsa planche et qui a aussi d’autres activités. Car la formationd’architecte prédispose à beaucoup de domaines :ainsi Jeanme fit confier dans le Vercors les minages préalables des accès,ponts et tunnels,en disant « un architecte doit savoir démolir ».

Dans Usonie (1939),il aborde un quart de siècle avant quel’on commence en France à s’en préoccuper les problèmes del’impact de l’homme sur la nature et admire les gigantesquestravaux de génie civil destinés à la maîtrise des eaux aux Etats-Unis et les compare au Colisée de Rome.En matière d’archi-tecture – à propos de la formation de Frank Lloyd Wright – ilrappelle à sa manière les leçons de Viollet-le-Duc : chaquematière a sa beauté qui se manifesterait d’elle-même d’autantplus qu’elle serait employée rationnellement et sans fard ;chaque forme architecturale a sa beauté si elle remplit sa fonc-tion sans excès de matière ;plus elle est parfaitement utile,plus

Il se remit dès trois heures du soir à satable d’architecte.Quel beau problè-me qu’un groupe scolaire :même ceterrain en éventail, qui l’avait gêné

d’abord, avait déjà l’air nécessaire au plan.Entrées, vestiaires et lavabos allaient s’élar-gissant jusqu’aux salles de classe,et chaqueclasse,plus étroite vers la chaire du maîtrequ’au fond, avait la forme d’un petitthéâtre.Au plus large,les cours de récréa-tion – les tout-petits séparaient les garçonsdes filles. Les apprentis auraient le secondétage et la terrasse d’en haut.Aujourd’hui,c’est le chauffage qu’il étudiait. P r é v ud’avance jusqu’au moindre trou de condui-te. L’entrepreneur n’aurait que le montageà faire ;il faudrait lui faire réduire ses prix.L’eau chaude aux lavabos ? Non.Tiédiel’hiver par le passage auprès du chauffagecentral,mais pas chaude. Peu chauffer lepréau :tant pis pour les comptes rendus demandat.Il croyait travailler depuis deux heures àpeine.Mais la nuit tombait déjà :quatreheures et demie de travail ? Après-demainla fin des projets. Encore une municipalitéqui serait contente.Il leur avait promis leplan d’un petit stade pour rien,et il ne s’endédierait pas. Il fallait aussi refaire enciment armé le stade de Franlieu,construiten bois. Il installerait les vestiaires sous lesgradins,il gagnerait la place d’un terrain deballe au panier à gauche,d’un petit terraind’entraînement à droite. Plus tard,Franlieu referait son jardin d’enfants ;ilsparlaient même d’une piscine. Bon : onleur bâtirait une piscine d’été, transfor-mable plus tard en piscine d’hiver ;mais ilsne voyaient pas bien l’énormité des fraisd’eau et de chauffage,ni la certitude dudéficit.[...]Dannery n’avait pas encore construit pourlui et pour toujours :il découvrit ce plaisiravec une joie,une folie ardente.Franlieu,après avoir construit ses nouvelles écoles,démolissait les anciennes. Il sauva desdémolitions de grandes baies de glacedépolie,tout le toit d’un préau en verrearmé.Dès la fin des gelées,aidé de Guittonqui lui servait de manœuvre,il ajoutait lemur d’enceinte du jardin, vers le sud,l’estet l’ouest,et pratiquait dans les hauts desvitraux dépolis. Puis avec des coffragesmobiles, il se mit à construire un petitcloître,dont l’extérieur était le mur mêmedu jardin,et dont le toit,sauf un étroit che-min de ronde au sommet du mur,était deverre armé.

Dès les premiers beaux jours,toute l’ai-le du cloître qui bordait la maison des deuxcôtés était achevée – c’était l’aile du midi,blanche,plus chaude que le jardin,lumi-neuse pour les demi-saisons. L’aile de l’estfaite dès le milieu de l’été.A six ou septheures de leur travail, les deux hommesajoutaient gaiement quatre ou cinq heuresde travail manuel.Le verre armé manque :il faudra en racheter à haut pri x .N’importe.On devra surélever le plancherau nord,pour que le cloître soit de niveau ?Qu’a cela ne tienne. Pour quelle entreprisese ruiner plus gaiement que pour ce petit

monastère.La maison était claire,commo-de et silencieuse.[...]

– Eh bien,c’est tout de même une réus-site technique,ce cloître clair.

– J’en ai eu envie, dit Roger ;je n’aimême plus pensé à la technique. Je fais del’architecture comme on parle français ;c’est de l’expression naturelle.[...]

– Cela vaut mieux que se révolter contrela technique.Oui,l’asservir. Se sentir au-delà d’elle, très riche de moye n s , t r è ssimple d’intentions...C’est bien cela,n’est-ce pas ? [...]

Et le Moustique,méchant comme autre-fois,taquinait Dannery.

– Finie la politique,hein ? te voilà tropprospère ?

– Idiot ! Je vis de mon travail,je tâche deconstruire des bâtisses qui soient bonnessous n’importe quel régime.J’étais archi-tecte ;au lieu de bavarder,je sers commearchitecte.

– La politique avait pourtant besoin detechniciens...

– Oui,les régimes dernières modes, fas-cistes et même communistes. Ils ressem-blent aux techniques modernes ; ils fontdes hommes standards. Il faudra bienqu’ils aillent au-delà, ou bien ce sera ledésespoir. Vous vous rappelez, vous autresle moment où nous voulions entrer dansles cadres ? Désespoir. Et si nous y étionsrestés,désespoir encore.

Merlange siffla :– Tu parles,et les preuves ?– Tu les vois comme tout le monde.Ce

qui amuse l’homme,c’est la chose que luiseul peut faire ;on n’aime pas faire desboulons,mais on aime faire son jardin.Onn’aime pas faire des gosses,on aime faireun petit Guitton, un petit Dannery.Personne ne fait de cloître,j’ai aimé fairemon cloître.Regarde-le,trouve-le laid si tuve u x . C’est ve rre et ciment, et c’estDannery le sauvage,qui veut son soleil,etsa promenade sans sortir .

– Et tu oublies l’espalier à enfants,ditGermaine.[...]

– Je voudrais être un auteur célèbre etparler contre l’action. Avec ce mot-là onnous empoisonne l’existence et le mondedepuis cinquante ans. La guerre,c’est agir ;fonder un parti,c’est agir ;casser n’impor-te quoi,c’est agir. Couvrir le monde d’unecamelote quelconque,c’est agir. Ça nous amené loin... Il serait temps d’arrêter lesf r a i s. Ne pas agi r , bons dieux, m a i sconstruire.Ne pas construire,mais créer.Un enfant bien élevé,un arbre,un jardin,comme dit Roger.

– Et vous cro yez que vous allez changerla société ? Laisse-moi ri r e , dit leMoustique.

– Il faut bien que lessociétés restent auniveau des techniques :elles sont lentes,empê-t r é e s. Mais le plusgrand service qu’onpuisse leur rendre,c’estde les dépasser. ■

Editions Zulma

L’ A rc h i t e c t u re à trav e rs Jean P r é v o s t

L’emblème de Philibert Delorme.

M o r c e a u xc h o i s i s

Page 9: automne-hiver 2007 / 5 e J e a n A u j o u r d P r ” v o s ... · montrer de façon frappante sa méthode de conception : d’abord l’obéissance mathématique.« Pour que l’arc

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SO M M A I R E

• 2-3 / - Viaduc de Ga r a b i tun merveilleux succès de précision

• 4 / - A rc h i t e c t u re et politique

• 5 / - Fa i re le point

• 6-7 / - A rc h i t e c t u re et naturec h ez Jean Pr é vo s t- Eu p a l i n o s

• 8-9 / - A . et G. Pe r ret et l’ a rc h i t e c t u re du béton armé

• 10-11 / - Frank Lloyd Wright ou l’ A rc h i t e c t e

• 12-13 / - Cauchemar du ciment armé

• 14-15 / - L’ a rc h i t e c t u re à travers Jean Pr é vo s t

Au j o u rd’hui Jean Prévo s t• Directeur de la publication

Gérard Pa u l

• Comité éditorialM i chel BesnierEmmanuel BluteauJérôme GarcinMarie-Aline Pr é vo s tT h i e rry Quéant

• Coordination éditoriale et conception graphique

Emmanuel Bluteau

Publié avec le concours du Centre national du LivreBulletin édité par Les Amis de Jean Pr é vo s tc/o Michel Le f o r e s t i e r16, rue Henri-Boulanger - 76 133 Epouvillec o u rriel : mich e l l e f o r e s t i e r @ t e l e 2 . f rISSN 176 1- 0 8 2 6imprimé par Sprint Copy - Paris XVIIIe

C’est donc un portrait des dernièresannées que celui qui le représente entête de son livre d’Architecture. Degros traits,un grand nez en coin,de

grandes oreilles,le menton dur sous la barbe,lesjoues creuses ;mais le tour des yeux malgré lesravines de l’âge et l’élargissement du larmierfrappe par les sourcils musclés et volontaires,quisemblent entamer un très grand front.Cette têtene commande point la sympathie.On ne peutmême dire qu’elle ait quelque chose de véné-rable ou de majestueux. Elle en impose pourtant par sa force, quelque chose d’âpre et detendu.

Philibert Delorme a laissé de lui un portraitmoral que je trouve plus aimable : non pas lafâcheuse allégorie dans le goût de l’époque où ilmontre le bon architecte avec quatre mains et desailes aux pieds,mais sa petite maison de la ruede la Cerisaie,et que je suis peut-être le seul àaimer.

N’importe,elle fait envie.A voir la hauteur durez-de-chaussée,qu’indique un petit escalier,etla hauteur même des soupiraux,on devine quele jardin pouvait être humide. Au devant duc o rps principal de logi s , s ’ avancent deuxgrandes pièces sous terrasse,et au-delàencore une sorte de tourelle.Le rez-de-chaussée de cette tourelle servait dechapelle à l’abbé de Saint-Serge. Lafenêtre en est petite et sévère. A ucontraire d’énormes baies ouvrent surles deux grandes pièces du rez-de-chaussée.C’est au premier étage qu’estla merveille. L’étage de la tourelle,touten fenêtres,et flanqué encore de deuxpetits bas-côtés donnant de plain-pied

sur la terrasse qui domine le jardin.C’était là que notre architecte avaitinstallé son cabinet de trava i l .Toutes les lumières, l ’ a i s a n c e , l atranquillité possibles,tout l’égoïsmeraffiné restent visibles sur le petitdessin qu’il a donné de cette mai-son,et font envie.Les combles (à laDelorme) posés en encorbellementrésolvent pour le plaisir,en joignantla tourelle et les fenêtres à l’en-semble du toit, quelques menusproblèmes d’assemblage.Qu’y a-t-illà dedans qui manque à la grâce ?Peut-être le dessin un peu lourd duvieux maître a-t-il ait panacher trop

pesamment les fumées qui montent de la che-minée de sa chambre et du feu de sa cuisine ?Mais l’on sent,l’on flaire jusque dans ce gauchedétail,l’épicurien qui ne veut rien oublier. « Toutcela pouvait être commode à habiter, – dit M.Henri Clouzot, – ce n’était pas beau. » Hélas !quelle hérésie...Et le même critique, avec toutson bon goût et son indulgence,n’appellera-t-ilpas un autre critique à la rescousse pour dire :« Trop convaincu de la valeur absolue de la science,il lui demande par surcroît la beauté,et n’obtint par-fois que la sécheresse. » Il s’en faut de bien peu quecette condamnation me semble un éclat a n téloge.Et je me rappelle Quatremètre de Quincy,faisant lui aussi appel à une autorité pourcondamner le goût de l’auteur du châteaud’Anet : «...On est forcé de reconnaître avecChambrai que Delorme avait un peu trop vu lesplus belles choses de Rome, avec des yeux préoccupésdu style gothique . Le talent de cet architecte, conti-nuait-il, consistait principalement dans la conduited’un bâtiment,et de vrai il était plus consommé enla connaissance et la coupe des pierres que dans lacomposition des ordres :aussi en a-t-il écrit plus uti-lement et bien plus au long. »

C’est bien cela. L’homme dans sa vie ne futpeut-être ni aimable, ni véridique, niprobe ;il a possédé au plus haut pointces qualités dans son art. Et il étaithomme à préférer la perfection auxornements. Nous n’allons point entre-prendre un panégyrique :les quelquesreproches que nous venons de citersuffisent à sa guirlande. ■

Philibert DelormeEd.Gallimard-1948

Regards sur l’architecture

Rue de la Cerisaie

La maisonde P h i l i b e rt D e l o rm e