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Autopsie d'une machine à laver

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Yves Stourdzé-

Autopsie d'une machine à laver

( 1 ) Ce texte reprend en partie les résultats d'une recherche en cours de réalisation pour le compte de la Délégation à l'Innovation et à la Techno­logie. Nombre de renseignements cités m''ont été communiqués par des reponsables de firmes privées ou d'entreprises publiques. Qu'ils soient remerciés ici pour leur aide. Je conserve naturellement l'entière responsabilité de mes interprétations. C e travail poursuit, et prolonge, mes études sur l'évolution du téléphone. (MIT Press 1979) (CNET-CNRS 1979) (CNRS-MIT 1979) (IRIS Paris-Dauphine 1978/79). (2) Si j'ai choisi i 960 , c'est que l'année i 9 6 0 constitue une date charnière. Jusqu'en i960 , "on n'autorisait le passage pour les machines à laver étrangères que de deux cents unités par an "*. Ce n'est que le juillet i 960 que ce système de quota va disparaître. Le Marché Commun entre à cette date réellement en vigueur pour l 'élearo-ménager. La fin du protectionnisme, ... et la "catastrophe" brutale qu'elle produit : suppres­sion de la plupart des petites et moyennes entreprise du seaeur, la concentration de la profession comme riposte (tardive) à l'invasion du matériel italien, sert de toile de fond à notre description. * In L'Officiel, hebdomadaire de l'Equipement Ménager N° 500. N° Spécial "Livre d'or de l ' é l e c t r o m é n a g e r e u r o p é e n 1 9 5 2 - 1 9 5 7 " (septembre 1977). (3) "Les pionniers de la construction électro­domestique en France" Idem. (4) Je me propose de disséquer ici une machine "modèle" qui reprend les caraaéristiques essentielles des machines de l'époque. Celles-ci sont fabriqués par un grand nombre de construc­teurs: Conord, Laden, Vedette, Brandt, Lincoln, Thermor, Flandria, Visa, La Royale, G.R.G., Aviatic, Lavix, Clem, Washing ... En fin de "course" il ne restera plus que trois groupes principaux.

Prenez, je vous prie, une machine à laver et autopsiez-la (1) ! Avec beaucoup de soins, comme il se doit. Mais ne choisissez pas n'importe laquelle. Attaquez-vous de préférence à un engin du début des années soixante. Avant de démonter une de nos machines contemporaines (2). Pour quelles raisons, vous demandez-vous, cette autopsie mécanique ? Mais précisément pour analyser en profondeur les contraintes qu'une société et une époque imposent aux instruments les plus quotidiens. En ce sens une machine à laver, dans sa banalité, comme dans sa simplicité, constitue une plaque sensible. Telle une photographie, elle renseigne : à condition bien sûr d'utiliser, pour la développer, de bons révélateurs. Voici qu'apparaissent, par couches successives, des personnages, des groupes, des acteurs, des intérêts et des panoramas imaginaires. Pourtant la machine à laver ne revendique pas spontanément ce rôle de témoin. Avant d'avouer quoi que ce soit, quant à ses fonaions sociales ou culturelles, elle bat en cadence et en toute innocence, semble-t-il, le linge. Bref elle prétend à la discrétion et à l'anonymat. Et si la comparer à une photographie concerne bien.quelque sens, c'est à une photo anonyme, qu'il faut la comparer, et à laquelle le photographe lui-même ne verrait guère autre chose qu'une scène anecdotique. D'où l'intérêt de l'affaire. Car les détails ici ne sont aucunement d'apprêt. Nulle afféterie, ni mise en scène appuyée, sous prétexte de caméra. De telle sorte que l'authenticité fait moins problème. Social et culturel, rapports de forces et choix politiques ne sont pas ici dessinés en trompe-l'œil, ni modelés en carton-pâte. Non. Inscrits dans les ressorts et les cames; moulés, usinés dans le métal, ils se sont nichés, peut-être discrètement, dans notre machine, mais en tout cas spontanément et fermement. Bref, ils sont bien là, entre l'épaisseur des tôles, le gaz et l'électricité. Il y a peu, c'est-à-dire avant i960, la machine à laver le linge, pour un grand nombre de ménages, se réduit encore à la traditionnelle lessiveuse, ou à des machines en bois originaires de la région du Nord, que l'on appelle d'ailleurs "lessiveuses électriques", et qui se composent d'un agitateur dans un baquet. Ce n'est qu'entre 1950 et 1933 qu'apparaissent les premières machines semi-automatiques à pulsateur "qui exigeaient qu'on intervînt dans le cycle entre lavage et essorage". Innovation déjà d'importance puisque ce type de machine se voit doté d'une cuve spéciale permettant l'essorage. Mais en fait, dans la majorité des cas, le mécanisme pour essorer se résume à deux rouleaux surmontant la machine. En un mot, ces appareils restent "peu sophistiqués, plus ou moins fiables, et beaucoup chauffent au gaz... (3)" Donc, décortiquez-la délicatement votre v ia ime . Et que trouvez-vous instantanément ? de la tôle, voire de la fonte, épaisse et résistante. Emaillée bien entendu (4). C'est qu'il faut qu'elle résiste cette coque. N'est-elle pas faite pour subir, non les assauts de l'électricité, mais ceux beaucoup plus corrupteurs du gaz ? Car elle est mixte notre machine à laver des années 60, fonaionnant au gaz et à l'électricité. Il s'y trouve des brûleurs et des conduaeurs. Elle se branche donc sur la conduite de gaz et sur la prise élearique. Et ce caraaère double, voire de dédoublement de la personnalité n'est pas sans conséquence. A u contraire cette dualité gaz/électricité est fondamentale : le gaz a ses raisons que l'élearicité ne connaît pas. A la corrosion de la flamme répond l'épaisseur des tôles. Et l'opposition entre gaziers et électriciens vient s'inscrire dans la technique elle-même. Voici donc notre machine terminal de trois réseaux: eau, gaz et élearicité. D'où cette fonte, d'où cette tôle solide, l'une et l'autre, garantie de proteaion et gage de sérieux. D'une certaine façon l'Union des Fondeurs, le

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(5) "Les principales étapes du développement de lë learoménager européen" Idem. (6) Si cette opposition entre équipement "lourd" et équipement "léger" n'avait affeaéqiie la nriachine à laver, elle constituerait un élément intéressant, mais secondaire, dans l'histoire des relations, en France, entre Technique et Société. Mais ce refus semble traverser plusieurs autres champs, de telle sorte, qu'il est désormais nécessaire d'en comprendre les ressorts pour rendre compte du profil très particulier que connaît le développement de la technologie en France. Qu'on en juge d'après quelques exemples : Le Di reaeur Général des Télécom­munications écrit en 1965 :"... sous-dévelop­pement chronique des télécommunications dont notre pays souffre depuis 20 ans par la suite d'une insuffisante prise de conscience par l'opinion, et également, malheureusement, par les responsables des Finances et de l'Economie, du rôle et de l'utilité des télécommunications". Les planificateurs ne considéraient pas en effet le téléphone comme un équipement "lourd", mais au fond comme "un gadget". (In : R. Croze, "La Jaune et la Rouge" n° spécial "les télécommunications" 1965). Comparons avec un autre secteur: la télévision..."c'est la stagnation durant plusieurs années. Et tandis que des pays comme la Grande-Bretagne et l'Allemagne s'équipent à grande allure, nous accumulons les retards. Pourquoi 1 Parce qu'à l'époque les Pouvoirs Publics estimaient que les préoccupations se situaient ailleurs." Cette fois-ci c'est de télévision dont il s'agit. (In : 25 ans d'évolution technologique et de progrès techniques continus, op. cit.) A ces descriptions concernant le refus du télé­phone et de la télévision il conviendrait d'ajouter l'opposition initiale du Ministère des Finances et du Commissariat du Plan au développement d'une voiture populaire. Dans le débat diésel/électrification, j'ai également m o n t r é l ' i m p o r t a n c e d e la n o t i o n d' invest issement "lourd" dans l 'object i f d'elearification tel qu'il fut retenu par la SNCF (rapport C N R S MIT fév. 1979). (7) Cf.: R. Burnand, La vie quotidienne en France de 1870 à 1900. Hachette 1947.

respectable syndicat professionnel, veille : il confère par 1 épaisseur de sa tôlerie une légitimité sans laquelle ce produit serait probablement assimilé à une vile camelote. Il deviendrait léger! Et cet allégement serait signe de fragilité. N'oublions pas : un appareil qui ne fait pas poids perd de son caractère. Il relève de la pacotille. C'est pourquoi les fondeurs associent à leurs aaivités un souci de légitimité ! N'ont-ils pas été aux racines de la révolution industrielle ? Et dans une certaine mesure le "fondeur" n'incarne-t-il pas dans le milieu industriel ce que l'Ingénieur des Mines représente pour l'administration.^ D'anciennes prérogatives techniques se sont ici métamorphosées en valeurs. La mine; la fonderie; le forge. Et ce sont ces valeurs qu'il s'agit de protéger. Bref le fondeur, parce qu'il fut historiquement le premier et le plus puissant, du moins comparé au mécanicien puis à l'électricien, évoque des qualités que le public avisé tient pour essentielles. Question d'intérêt bien sûr, mais aussi de mérite. Un équipement de prix sera donc un équipement "lourd", ou il ne sera que "secondaire". Forme qui s'est imposée jusque dans la nomenclature du Commissariat au Plan, tranchant souverainement entre "bien d'équipement" et "bien de consommation". Entre le lourd et le léger, la priorité étant naturellement accordée aux équipements de poids (4). Une étonnante solidarité se révèle ici entre le planificateur, l'administrateur et l'industriel, communiant tous trois sur l'autel du Lourd. Les infrastruaures lourdes, voici où résident sérieux et puissance. Bref, comme s'il fallait, pour que la technologie ne soit pas littéralement prise à la légère, que ses produits fussent pesants. Une telle philosophie implicite irrigue le milieu industriel, elle définit des hiérarchies professionnelles difficilement transformables. Enfin cette morale spontanée que nombre de responsables partagent, sans toutefois en prendre la mesure, n'est pas sans coûter fort cher. Jugez vous-mêmes: "Aujourd'hui (1977), il n'y a pratiquement plus d'industrie belge de l'élearo-ménager ... Les Belges auraient pu faire mieux. Ils possédaient une puissante sidérurgie qui exportaient de la tôle dans toute l'Europe. En France, en Allemagne, en Italie, on fabriquait des réfrigérateurs avec de la tôle belge. Mais les Belges se refusaient à construire des réfrigérateurs belges. Acheter des grosses machines pour fabriquer de la tôle d'accord ! Mais se lancer dans une production nécessitant une main-d'œuvre importante. Non ! Ils trouvaient cette idée très bête. Aujourd'hui ils sont prêts à se reconvertir. Mais c'est trop tard! (5)." Mais direz-vous, la machine à laver, cet objet à l'instant inerte, que je décortique avec minutie, n'appartient-elle pas précisément à l'univers qui s'oppose du tout au tout au monde de l'Equipement 1 Bien ménager associé au confort, n'est-elle pas en rupture radicale avec cette infanterie du pesant, (routes, voies ferrées, ouvrages d'art, machinisme agricole et industriel entre autres) censée manifester spontanément les vertus fondamentales de tout développement écono­mique (6) 1 Eh bien non ! Pas la machine "à la française !"; car nous sommes là au cœur d'un étonnant dispositif. Cette machine pour s'imposer s'est de fait travestie. Pour rien au monde elle ne ressemblera à un bien de consommation ! Loin d'elle une telle avanie. Elle s'est précisément introduite à partir de 1950 à l'intérieur des logis en se grimant. Pour être noble, elle se refuse, aussi longtemps qu'elle le pourra, c'est-à-dire jusqu'à la fin des années soixante, à entrer dans l'univers léger, voire vaporeux, de la consommation; ou plus exactement tout en elle a été conçu de telle sorte qu'elle évite totalement de participer à cette "vie légère" que suggère la consommation. Cette machine est donc entrée dans les demeures avec les honneurs qu'elle méritait. Comment 1 En s'imposant à l'intérieur du domicile comme un équipement lourd, c'est-à-dire un équipement respectable. C'est qu'on ne plaisante pas, du moins dans les 600 000 logis de l'Hexagone où de telles machines se livrent à leur sacerdoce purificateur, avec les éléments autorisés à entrer céans. L'habitat s'est en France par trop fortifié ! Et cette tendance est irréversible car le logis ne peut s'être innocemment recroquevillé en une structure défensive (7). Et le rituel de décantation qu'il impose ne doit pas s'être fixé en vain. Non n'entre pas ici qui veut. Homme ou machine! Les messagers doivent attendre au seuil que le maître des lieux les autorise à entrer. A cet égard tout branchement sur l'extérieur est au fond vécu, pensé, dramatisé, à l'instar d'une menace. Et la maison s'invente comme une parade. Parade fragile à vrai dire, forme de protection apparemment désuète et quelque peu ridicule. Mais peu importe ! ces struaures sont là : elles résistent; elles s'imposent, elles durent ! Et le logis ici se veut d'abord espace privé de proteaion. Huis clos.

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(8) Henry Ford, Ma vie et mon ceuvre. Payot 1928. On retrouve aujourd'hui un écho du débat lourd/léger dans la capacité des industriels à promouvoir (ou à refuser) la micro-électronique dans ses applications "Grand Public".

donc ! Qu'on ne songe pas à pénétrer sans avoir montré patte blanche, c est-à-dire sans avoir offert de convenables garanties, sinon il y aurait effraaion. Et la machine ne fait pas exception. Pourquoi ferait-elle exception d'ailleurs 1 Elle veut s'installer à l'intérieur d'un logis fortifié. Dont a a e ! Mais cela ne sera possible qu'en respeaant une série de conditions draconiennes. D'abord qu'elle fasse preuve de compréhension, c'est-à-dire qu'elle se plie aux règles minima de bienséance. Ensuite qu'elle apparaisse comme un outil honorable, qu'elle représente un gage de respectabilité. Enfin cette dignité, seuls le poids, l'épaisseur et le semi-automatique seront susceptibles de la lui assurer. Cette machine ne sera donc acceptée que respectable ! Et respectable, elle ne pourra l'être qu'en "faisant poids".

Lourd ou léger ? Déteaerions-nous ici quelques liaisons intimes entre pesanteurs sociales et pesanteurs techniques? Ce n'est pas impossible. Commentant dans ses mémoires la lutte qu'il fut contraint de mener en faveur d'une voiture populaire, Henry Ford insiste sur la légèreté comme thème essentiel. Il fallait alléger l'automobile. Et ce, pour des raisons multiples. Non seulement parce que la rendre légère c'était la rendre moins coûteuse et, donc, plus facilement abordable. Mais aussi et plus subtilement parce que la légèreté est dans ce cas synonyme de simplification. C'est-à-dire constitue le seul moyen de se passer des services du chauffeur-mécanicien traditionnel. Condition de base pour attaquer le "grand public". Ce n'est pas tout : dans une période où le réseau qui compte, c'est le réseau ferré et où, par contrecoup, la voirie est laissée quelque peu à l'abandon, une voiture légère peut seule sérieusement aborder ornières et nid-de-poules. A la précarité de l'équipement routier doit correspondre une voiture adaptée. Bref tant du point de vue de la fabrication, de l'entretien, que de l'utilisation, le léger s'impose comme une ardente obligation. Sauf à vouloir réserver l'automobile, où la machine à laver, à quelques-uns. Mais laissons Henry Ford s'expliquer directement : "La lourdeur des véhicules, voilà l'ennemi. Mes essais avait porté, principalement, sur la réduction du poids. La lourdeur est la mort de tous les véhicules automoteurs, et il règne sur ce point une foule d'idées absurdes. Rien n'est bizarre, quand on y songe, comme les sottises qui finissent par entrer dans le langage courant; comme lorsque pour apprécier, par exemple, la valeur intellectuelle d'un homme, on dit : "C'est un homme de poids". Qu'est-ce que cela signifie ? Nul ne considère, je suppose, la grosseur et la lourdeur comme un avantage pour le corps. Pourquoi, alors, en serait-ce un pour l'intelligence ? Car je ne sais par quelle erreur on en est venu à confondre la force avec le poids. Les méthodes grossières de l'ancienne fabrication en furent, sans aucun doute, en grande partie la cause. L'ancienne charrette à bœufs pesait une tonne et ce poids excessif faisait sa faiblesse. Pour transporter de New^ York à Chicago quelques centaines de kilogrammes d'êtres humains, les réseaux construisent des trains qui pèsent des centaines de tonnes. Il en résulte une perte absolue de force réelle et une dissipation extravagante de force motrice, se montant à d'innombrables millions de dollars. La loi du rendement décroissant commence à opérer au point où la force devient du poids. La lourdeur est utile dans un rouleau compresseur, mais c'est tout. La force n'a rien à voir avec le poids et si un homme est "de 3oids", il y a des chances pour qu'il soit lourd et stupide. Les gens qui mènent à îien quelque chose, dans ce monde, sont d'une mentalité alerte, légère et robuste. Les plus belles choses sont celles dont tout excès de poids a été éliminé. La force n'est jamais seulement du poids, ni chez les hommes ni dans les objets matériels. Chaque fois que l'on vient me dire que je pourrais donner plus de poids à tel organe, ou ajouter quelque part une pièce, je me mets à chercher s'il n'y aurait pas moyen de réduire encore le poids et d'éliminer quelques pièces (8). Faut-il prendre "à la légère" de tels propos 1 Peut-être ! S'ils étaient isolés. Témoins alors d'une époque particulière, ou bien encore lubie propre à un homme, vaticinations ne prêtant guère à conséquence. Or cela n'est pas! Interrogez au siècle précédent un commentateur scientifique aussi averti que Louis Figuier à l'instant où celui-ci compare l'équipement télégraphique nord-américain au réseau qui s'est mis en place en Europe. Il s'étonne : "Les lignes télégraphiques sont loins d'être construites en Amérique, avec le soin qu'on y apporte en Europe. Pour les télégraphes électriques comme pour les chemins de fer, on se préoccupe de créer rapidement plutôt que de bien faire. Les poteaux qui servent à soutenir les fils élevés dans l'espace, ne sont pas comme ceux des lignes européennes, de bonnes et solides branches de sapins bien sèches et injectées de sel

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(9) Louis Figuier, Les Merveilles de la Science. 1868 T . 2 (10) J . Bertin. L'aéro-train ou les difficultés de l'innovation.1977. Cf. le texte complet à la fin des notes. (11) Les marques qui, d'emblée, adoptent ce principe (le tambour) comme Laden, Lincoln et Vedette s'imposent. Celles qui s'y convertissent comme Brandt et Conord, vont se maintenir. Les autres ne cesseront de perdre des points sur le marché. C e sont des modèles "semi-automatiques". Il faut intervenir manuellement pour passer du lavage à l'essorage. Ce type de machine, qui n'existait qu'en France, subsistera jusqu'à l'arrivée sur le marché de machines étrangères automatiques in "L'Officiel". Ici, à l'évidence, une avance technique peut se muer aisément en blocage ... (12) Concrètement c'est à travers la machine à laver le linge - cas le plus speaaculaire sans doute-que Ton pourra saisir ce qu'une technologie plus poussée, plus précise et plus efficace a permis d'obtenir en supprimant peu à peu les difficultés qui existaient à l'origine. Une machine à laver le linge, c'est essentiel­lement une cuve close dans laquelle tourne un tambour. Celui-ci, animé par un moteur plus ou moins puissant, atteint des vitesses de rotation qui, pour l'essorage plus paniculièrement, n'ont cessé de s'élever. D'où des risques de déséqui­libre, de soubresauts, de déplacement sous l'effet de la force centripète... On peut encore se souvenir de certaines désagréables surprises du fait de cenaines machines semi-automatiques. Deuxième amélioration plus importante encore : la suspension du tambour. Des ressorts disposés selon des angles calculés "isolent" le mouvement et encaissent les chocs en souplesse. Ces perfeaionnements ne retiennent même plus l'attention aujourd'hui. M a b il n'était pas rare dans le début des années i 960 au'on fût obligé de sceller les machines au sok Méthodes archaïques, par d'énormes pitons ou par une chape de béton lorsque le support était trop m o u : colles spéciales qui nécessitaient même parfois qu'on fît sauter les carreaux de faïence qui n'auraient pas résisté aux effets d'arrachement de la machine. Cela peut faire sourire. C e a'est pas si loin et permet du moins de mesurer les formi­d a b l e s p r o g r è s t e c h n i q u e s q u i o n t insensiblement été accomplis. Autre démarche aussi capitale en ce qui concerne les moteurs. Les plus graves pertu-bations se révélaient au moment de la mise en route de la machine, mais plus encore au cours des changements de vitesse de rotation du tambour. In "Le Nouvel Equipement du Foyer". Mai 1979. (13) Je reconnais l'aspea "provocateur" de cette affirmation, et pourtant c'est l'histoire même de l'industrie qui impose l ' introduaion de cette notion djc "valeurs" spécifiques. Par exemple' lorsqu'un témoin affirme : "De même qu'est né un type de machine à laver français semi-auto­matique à chargement par le haut, ils (les fabricants) inventent un type de cuisinière française mixte gaz + électricité robuste et à large ouverture de four." op. cit.

qui en assurent la conservation. Ce sont tout simplement de jeunes arbres à peine dégrossis." Dans les forêts on va même jusqu a se contenter de "fixer sur le tronc des arbres de longs clous à tête recourbée, et Ion y attache un goulot de verre" pour y poser le fil télégraphiques (9). Or, à cet étonnement de Louis Figuier, mêlé de réprobation vertueuse, fait pendant, à plus d'un siècle de distance, la stupéfaction, il est vrai vite métamorphosée en admiration, de l'ingénieur Bertin lorsqu'il découvre outre-Atlantique la "légèreté" de certains équipements (10). Bref acceptons un instant que cette légèreté soit au moins un indicateur, qu'elle témoigne d'une volonté de "populariser" une technologie, et nous serons contraints d'assumer que la machine à laver, en i960, celle-là même qu'aujourd'hui nous autopsions, paraît bien réservée à travers sa lourdeur même à une communauté restreinte, à un groupe particulier. Dans son principe elle serait un signe de prestige avant même que d'être un outil technique. D'où son "allure" spécifique : elle participe d'un projet de notables bien plus que d'une volonté industrielle novatrice, laquelle s'efforcerait d'associer technique, confort et grand public. En fait à l'instar de la voiture préfordienne, la machine à laver française se pilote, et ne peut fonaionner sans intermédiaire qualifié. Au chauffeur correspond la femme de ménage, ou la maîtresse de maison : voici pourquoi d'ailleurs cette machine que nous déshabillons est semi-automatique. Semi-automatique c'est-à-dire qu'elle ne peut passer automatiquement du lavage à l'essorage. Il faut donc veiller sur elle. Se mobiliser afin d'intervenir au moment adéquat. Et la manipuler à l'intérieur de son cycle ( U ) . Machine insolite donc ! Laquelle se dévoile progressivement sous notre scalpel Mixte, au gaz et à l'élearicité, semi-automatique, exigeant qu'une opératrice humaine la surveille afin de commuter le lavage en essorage. En 1%0, une telle machine n'existe plus, ni en Allemagne, ni en Suisse, ni aux Etats-Unis ! Epaisse enfin, fière.de sa tôle ou de sa fonte émaillée et de son poids. Poids qui complique sérieusement les choses. Rendant irréalisable la suspension de la cuve. Impossible en effet, en raison de sa lourdeur, de suspendre cette dernière par des ressorts. Infirmité essen-tielle car il ne peut plus dès lors y avoir de procédé d'amortissement. De telle sorte qu'à l'instant où l'essorage commence, le balant devient subitement si fort que la machine, comme possédée d'une impérieuse danse de saint Guy, tout entière se déplace. Et cette défaillance est beaucoup plus fondamentale qu'il n'y paraît. C'est elle qui empêche, en France, de penser la machine à laver comme un système technique intégré. Bref comme un automatisme. Elle reste au contraire condamnée à n'être en quelque sorte qu'une juxtaposition de fonaions : lavage, essorage, de la même façon dont elle s'avère n'être qu'un mixte énergétique : gaz/élearicité et une superposition de compétence: fondeur, électricien, mécanicien, gazier... Paradoxe de l'engin, sa lourdeur devrait lui offrir les moyens de sa stabilité. Et c'est tout le contraire qui se produit. Le poids ici est source d'instabilité. Sans suspension la cuve, trop lourde, déplace tout le système. Il faut donc caler cette machine soigneusement. Ou mieux la fixer définitive­ment (12). Bref la sceller dans le sol. Et ce scellement est décisif. Il constitue un signe indubitable d'une volonté d'arrimage, d'enracinement. La machine n'est pas ici un module fluide, le témoignage d'une circulation qui, non seulement affeaerait les flux qui la traversent, flux d'eau, d'élearicité et de gaz, mais gs^gnerait en définitive la machinerie elle-même. La traitant en objet transitoire, voué également à être changé, à disparaître; bref à être consommé. Non! la machine à laver dont nous démontons les rouages participe au contraire d'un univers fixe. C'est en définitive un bien meuble, à vocation d'éternité. Calqué sur le modèle de la maison et sur celui du mobilier "à la française". La machine mime désormais des valeurs: et d'abord la Fixation, et la Stabilité (13). Bref,^elle s'intègre, elle colle, elle adhère au logis. Par ses infirmités mêmes, par l'incapacité des professionnels à les surmonter, la machine à laver française témoigne en fait d'un ordre. Et cet ordre quel est-il 1

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( 14) Il y a eu en France une "faiblesse" des relais, comme il y aura plus tard une "faiblesse" des composants. Dans les deux cas il semble possible de déteaer un télescopage subtil entre "filière" intelleauelle et "filière" technique. Par exemple, dans l'Hexagone, la commutation téléphonique sera méprisée (approximativement) jusqu'à l'ap­parition de la "commutation temporelle" alors que la transmission sera, elle, fort prisée par les ingénieurs. De tels choix ne sont pas sans impact sur l'évolution de la technologie. Un domaine trop longtemps tenu pour "secondaire" peut soudain se révéler riche d'avenir. Si à la fin des années trente il n'y a qu'un pas à franchir pour passer du commutateur à.... l'ordinateur, ce pas décisif ne put être franchi qu'à condition de considérer avec sérieux le domaine de la commutation. Ce que surent faire outre-Atlan­tique les ingénieurs des laboratoires du "Bell System" et du MIT. B r e f p o u r p r o d u i r e des r e t o m b é e s technologiques, encore faut-il définir avec pertinence (et soutenir) les secteurs "d'amont" susceptibles d'irriguer ceux situés en "aval". C'est ainsi qu'en 1965 notre "humble" machine à laver le linge, aurait dû, pour devenir "légère" et "intégrée" profiter par exemple des retombées de l'industrie téléphonique en matière de relais... encore aurait-il fallu pour ce faire que la télé­phonie ait été un seaeur "moteur". Question à nouveau de choix et de "filière". D'autres choix, d'autres "filières" avaient été retenues. "Que l'on songe, écrit en 1970, un auteur anonyme mais à l'évidence fort bien informé, que le Centre National d'Etudes des Télécommunications emploie moins d'élearoniciens que le Centre à l'Energie Atomique." J .F . Ruges. Le Téléphone pour tous. Seuil 1970. (15) L'Officiel (hebdomadaire de l'équipement ménager) n° 500.

C'est Tordre d'un "intérieur" qui prétend se transmettre instangible comme garant de la permanence. La protection des valeurs est à ce prix, et à ce prix seulement, leur héritage intégral semble assuré. C'est pourquoi comparée aux engins auxquels travaillent les Allemands et les Italiens (machines tout électriques, légères, entièrement automatiques grâce à l'usage de relais) ( 14) la machine française fabriquée par les différentes firmes spécialisées ressemble à une bizarerie, voire à un monstre technologique. Non sans ingéniosité d'ailleurs, tant il est vrai que cette machine se doit de juxtaposer un jeu de contraintes. Puisqu'elle ne peut parvenir à se produire tel un "système intégré", elle ne se métamorphose pas en objet "léger", "grand public" ! i 9 6 0 : A u sein du logis français la machine n'aura donc droit de cité qu'à condition d'incarner à son tour, et à sa façon, des imaginaires de protection. Suffisamment solides pour qu'on puisse s'y attacher. Quoi qu'on en pense la technologie n'est pas ici soutien, facilitation, élément de confort, vecteur de libération, promesse hédoniste. Pas du tout ! Elle est rencontre entre un projet social et des outils. Point d'équilibre entre notables, ingénieurs et industriels, système de négociations. C'est pourquoi il n'y a en France aucune volonté de production de masse d'une machine mise à la disposition de tous. La technologie se fond dans un moule strict de valeurs pour lequel mieux vaut d'ailleurs que la technique complique la vie, plutôt que la rendre plus aisée, tant la machine est déterminée par ce qu'elle représente. Voici donc reléguée à l'arrière-plan la fonction technique par quoi la machine est censée servir. C'est pourquoi l'automatisme intégral au lieu d'être bien accepté, est partiellement refusé! Les professionnels le reconnaissent avec étonnement lorsqu'ils constatent que : "L'évolution technique vers l'automatisme s'impose à partir des années 60 et surtout entre 1965 et 1970: marché cependant un peu réticent." Et pourquoi cette réticence, car enfin après 1965 l'automatisme ne devrait-il pas être considéré comme un gage de confort supplémentaire ? Une fois la machine "programmée" et mise en route, plus aucune contrainte ne pèse sur la ménagère. A l'évidence la machine automatique aurait dû être synonyme de "libération". Or au contraire le marché "reste un peu réticent", car toujours selon les professionnels, la ménagère française "se résigne mal à perdre ce pouvoir d'intervention, ce contrôle personnalisé du lavage que lui fournissent les "semi-automatiques" (15). Mais ce face-à-face énigmatique : femme/machine semi-automatique, comment l'interpréter ? qui contrôle qui ? L'utilisatrice sa machine à laver, ou la machine à laver la présence effective de l'utilisatrice ? Et peut-on si facilement pour en rendre compte faire fi d'une longue histoire de servitude et de domesticité ? Ne peut-on penser un univers - celui du logis - où seul le domestique en tant qu'être humain est en définitive susceptible de "servir"? Pas l'engin, pas la mécanique ! Et dans ce cas la machine à laver ne serait nullement isolée. La question du téléphone s'est également, cinquante ans plus tôt, posée en termes identiques. Le cadran automatique a longtemps semblé une incongruité. N'est-il pas indécent de demander à des notables d'intervenir directement dans le fonctionnement d'une telle mécanique technique? Bref de "travailler"; comment ? en composant eux-mêmes les numéros. Pour "demander" un abonné, il semblait naturel d'exiger de la "demoiselle du téléphone" qu'elle vous le fît. Le téléphone reproduit ici à l'intérieur de sa technique et de son organisation tous les caraaères fondamentaux de la domesticité féminine. On donne des ordres ! On ne manipule surtout pas. Et ces usages ne constitueraient probablement que des références archaïques, bons à renvoyer à un musée des us et coutumes défunts, si l'observation attentive de nos modernes bureaux ne nous dévoilait leur permanence, par secrétaire interposée. "Veuillez mademoiselle, me demander....etc. (15)." Un jeu d'alliance S'allier avec la technique, c'est prendre position. Seule une vision naïve oublie de voir que là réside l'essentiel. Il n'y a pas d'acquisition spontanée de la technique. Et celle-ci peut apparaître aussi bien source de prestige que d'indignité. Il existe des échelles de graduations subtiles qui ont précisément pour objectif de répartir le noble et l'ignoble, le sain et le malsain, le valorisé et le dévalorisé, le long de toute chaîne d'outils et de pratiques. Ne pas en tenir compte c'est ne rien comprendre aux formes qui permettent à certains dispositifs technologiques de se propager ou, qui au contraire, les condamnent à la stagnation. L'histoire concrète de la diffusion des automatismes domestiques en porte témoignage. Un exemple ? L'échec des Américains lorsqu'ils s'efforcèrent dans

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les années 50 de pénétrer le marché européen de Télectro-ménager. "Echec d autant plus surprenant qu après tout, dans lautomobile, dans les autres branches de l'industrie, construction électrique, même dans l'électronique - voir ITT Schaub-Lorenz - et sans parler de l'informatique... les Américains ont acquis sur la marché européen cette position dominante qu'on pouvait leur prédire en 1950, dans l'électro-ménager aussi (16)". Al(/rs ! pourquoi cette exception à la règle ?... D'autant que l'échec fut cuisant !... "Quand on pense à cet échec, on pense immédiatement à Frigidaire qui a dû fermer l'une après l'autre toutes ses usines européennes... Mais il y eut d'autres échecs, et dans tous les pays d'Europe. General Electric, Whirpôl, Philco, Singer, ces plus grands noms de l'industrie américaine de l'électro-ménager ont essayé de conquérir le marché européen et ils ont tous échoué (15)". Cette faillite surprenante comment en rendre compte.'^ Quelles en furent les causes Absence de moyens, manque de connaissances techniques, défaut d'expérience ? Que non : "Si, il y a vingt-cinq ans, nous avions posé autour de nous cette question : qui va dominer l'industrie des appareils ménagers en Europe au cours des années à venir, on nous aurait répondu : "Les Américains". Ils avaient le prestige, l'expérience, les moyens financiers." Alors 1 Avec tant de cartes maîtresses en main, comment les industriels américains laissèrent-ils échapper une victoire qui semblait pourtant facile à obtenir.'^ laissons s'expliquer un témoin : "Selon moi, la raison essentielle de l'échec des Américains, dans notre secteur, en Europe, a été leur attitude intellectuelle devant le client européen. "Ils ont pensé, tels des missionnaires évangélisateurs en Afrique, qu'ils apportaient le bonheur aux peuples ébahis en transportant leurs habitudes d'un continent à l'autre. J'avais beau leur dire : "Il faut aux Européens des machines à laver automatiques équipées du chauffage, et des lave-vaisselle munis d'un adoucisseur d'eau", ils me répondaient : "Il faut au contraire, parce que c'est plus intelligent, que vos habitations soient équipées d'un système de distribution d'eau chaude adoucie." "Ils étaient persuadés que c'était nous qui avions tort, que nous construisions mal nos maisons et que nous rendrions vite à l'évidence dès qu'ils nous l'auraient expliqué. "En somme, ils ont eu un comportement colonialiste. Ils ont exporté leur technologie, leurs ingénieurs, leurs cadres commerciaux, leurs méthodes de publicité. Ils ont tout simplement omis d'exporter des ... consommateurs..Mais tu as raison de dire, aussi, qui auraient été crédibles pour eux : des industriels expérimentés, susceptibles de leur tenir le langage qui les aurait impressionnés. Ils ne les ont pas trouvés parce que, à l'époque, ils n'existaient pas (15)". Voici exprimé en langage direct que la diffusion de la technologie est sous-tendue par des attitudes mentales, culturelles et sociales. Bref, ce qui s'appréhende aujourd'hui dans le Tiers Monde, pouvait fort bien, et peut encore aujourd'hui, se détecter dans l'Hexagone même ! A l'évidence dès le début du siècle, dans le domaine des automatismes domestiques, en France: "Tout est possible"... sur le papier! Promenez-vous, par exemple, dans la maison électrique bâtie par M. Knapp à Troyes et vous y trouverez la panoplie complète d'un logis "tout électrique": eau chaude, radiateurs, fers à repasser, poêle et bouilloire électriques, machine à coudre, cire-bottes, fours, horloges, réchauds électriques, fers à friser... ascenseurs". Vraiment, se trouve ici déjà exposée la quasi-totalité d'un catalogue d'une firme contemporaine d'appareils électro-ménagers. Le stupéfiant, c'est que dans cette large constellation d'objets électriques possibles, si peu ait été développé, et encore moins produit massivement, avant 1965. Mais j'oublie "le tableau de distribution (qui) est accroché dans le vestibule, dans l'office ou dans la pièce où se tiennent les domestiques. Un visiteur n'a qu'à répondre à côté de la porte comme s'il causait à un domestique venant l'interpeller... (16)". Le pressent-on 1 La technique est ici pensée comme appendice supplémentaire à la domesticité. Il n'est pas vraiment question de se brancher directement sur l'univers des automatismes domestiques. Il convient seulement d'accoupler en périphérie l'automatisme et le domestique. Trouver à l'intérieur du logis une correspondance à la relation ouvrier-machine? En fait au cœur d'une maison la mécanique se veut source de morale. Orthopédie pour les êtres placés à son service, serviteurs et femmes. Car se servir de

(16) Cf. M. Campant, JJaubert , La demoiselle machines, c'est quand même s'abaisser. Rien de pire, d'une certaine façon, que du téléphone. 1976. d'obtempérer aux signaux que délivrent les dispositifs techniques. Toute une

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(17) L'Officiel (hebdomadaire de l'équipement ménager) n° 500 (18) "La maison élearique de M. Knapp" cité par Graffigny. Applications domestiques de l'élearicité. (19) Cf. La Vie quotidienne à l'Elysée du temps de C. de Gaulle. Hachette.

génération se retrouve dans cette formule lapidaire et fort simple comme quoi répondre à la sonnerie du téléphone est à la limite de l'acceptable. "Seules les domestiques répondent quand on sonne" aurait dit le général de Gaulle pour justifier sa haine du téléphone (17). Or l'introduction des automatismes domestiques impose bien cette forme de "servitude". Les techniques prescrivent leurs logiques et leurs rythmes. Du point de vue notabiliaire ce sont là d'inacceptables contraintes... et s'y soumettre, c'est littéralement déroger. "La sonnerie était déchirante et s'entendait dans toute la maison. Mais on ne courait pas au téléphone! Un domestique était préposé à ce soin, décrochait l'écouteur, s'informait de ce qu'on désirait et allait chercher la personne demandée." Qu'une machine comme la machine à laver s'installe donc en France, mais non sans avoir souscrit à des rites fondamentaux de passage qui en ordonnent le sens. Epaisse, lourde, mixte, semi-automatique : elle se doit d'être ancrée au sol et qu'une femme reste à sa disposition. D'où deux exigences. L'une en termes d'espaces, l'autre en terme de disponibilité. Il faut consacrer à la machine du territoire et du temps. Deux ressources en définitive rares. Sauf à participer d'une aisance certaine. Bref, disposer de mètres carrés, et de "temps libre". Car du temps, il faut qu'une femme puisse en libérer, pour s'allier à "sa" machine. Ainsi s'impose une trilogie fondamentale : propriété, logis, machine. Se dessine dès lors, une "architecture" sociale d'accueil, et de refus, spécifiques à la société française. A base de disponibilité, financière s'entend, mais également spatiale et temporelle. Dans cette architecture la machine vient renforcer des privilèges plutôt qu'en abolir. Elle n'est en fait pas du tout destinée à faire gagner du temps, de la place ou de l'argent. Elle vient au contraire témoigner que ces trois ingrédients, temps, espace, argent, le propriétaire d'une machine en

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(20) Cf. Marie Noëlle Stourdzé-Plessix. Quelques hypothèses sur la fona ion du froid dans les automatismes domestiques.

dispose aisément. Sans quoi l'engin ne pourrait fonctionner. Le destin de la machine à laver rejoint ici celui de la machine à fabriquer du Froid. Ce qui est demandé aux premiers dispositifs ce ne sera pas de permettre un stokage rationnel, une conservation plus pratique, mais d'offrir, à l'instar de la carafe frappée et de la boisson rafraîchie, les signes de luxe (20). Il y a là véritablement un système très spécifique d'adoption. Entrée dans "le cercle de famille" d'une machine/enfant dont il est prévisible qu'elle ne pertur­bera pas l'ordre, ni les valeurs tenues pour essentielles. Encore faut-il savoir, selon les périodes, dans quel système de parenté s'introduit la technologie. "Le plus curieux, écrit la comtesse Jean de Pange, est que le téléphone ne semblait absolument pas destiné aux affaires sérieuses. Le secrétaire de mon père... ne s'en servait jamais. Mon père non plus... On considérait le téléphone comme une invention de luxe ne pouvant convenir qu'aux bavardages de dames et personne n'y attachait d'importance : j'ajouterai que bien après 1900, jusqu'à ma vingtième année il ne m'a pas été permis de décrocher moi-même l'écouteur ! Une jeune fille bien élevée ne répondait au téléphone que lorsqu'on se fût bien assuré de l'identité de la personne correspondante. Un jeune homme de bonne éducation ne se serait jamais permis d'appeler une jeune fille au téléphone sans passer par ses parents." A la fin des années 70, pour consacrer le triomphe des automatismes au foyer, Brandt financera une campagne de publicité. Une famille heureuse entoure une machine à laver pendant que la légende affirme ''Brandt fait partie de la famille'. Au fond s'étalent ainsi des préoccupations qui n'ont pas grand-chose à voir avec le confort, ni avec le bien-être, au sens d'une vie quotidienne rendue plus aisée à l'aide de machines serviles. Non, les préoccupations qui s'affirment implicitement jusqu'en 1965 sont d'ordre moral. Consommer de la machine à laver c'est consommer de l'ordre, et se retrouver dans des valeurs. Dans ces

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(21) Henry Ford op. cit. (22) L'Officiel de l'é1ectro-ménager op. cit. (23) "Les constructeurs de petit appareillage étaient, en quelque sorte, regardés de haut. Ce n'est pas sans difficultés que Moulinex a été admis au syndicat de la construction électro­thermique et électrodomestique qui a précédé le Gifam. Ses pairs le considéraient comme un vulgaire fabricant d'articles en fil de fer, et ils donnaient l'impression de penser quelque chose comme: "Mais qu'est-ce que cet inventeur de concours Lépine vient faire dans notre cercle d'ingénieurs des grandes écoles ?".

conditions peu importe le coût marchand d'une telle machine. Ce n'est pas son prix globalement qui définit son acceptabilité. Au fond nul raisonnement écononique ne sous-tend l'acte l'achat. Mais une psychologie d'une autre nature. Objet de valorisation sociale, la machine relève d'une stratégie d'acquisition qui agace l'économiste au plus haut point, celle de la "valeur-refuge". C'est ainsi! dès lors que le logis procède d'abord de l'idée de défense, les biens qui s'y déploient doivent témoigner d'un ensemble de vertus: à commencer par la durée. Ils sont déposés comme des témoignages ou des illustrations: de quoi? de la notion de permanence. Mieux vaut donc la machine à laver lourde, chère, semi-automatique et rare. Car ainsi elle s'applique mieux à respecter et à renforcer des codes très stricts; terre, pierre; épargne! Codes en quelque sorte de bienséance qui assurent distinction et durée aux groupes qui s'y conforment. Stratégie culturelle, stratégie morale. Dans la chair même des objets techniques vient aussi s'inscrire ce jeu d'obligation, jeu qui finit par imposer ses règles quelles que soient les ruses et les surcoûts nécessaires pour y parvenir. Une machine à laver qui témoignerait d'une morale? C'est-à-dire un objet pieux plus qu'une technique? On a peine à croire à cette "moralisation de la technique". Et pourtant. N'est-ce pas l'une des clefs essentielles pour comprendre l'étonnant retard de l'industrie française dans le domaine de l'électro-ménager? Car au fond en 1960 personne ne sait, ne veut, ne songe construire dans l'Hexagone une machine à laver grand public. Et que serait cette machine, pour lui, destinée? Faribole et calembredaines. Le marché qui existe est constitué comme un marché limité. Quelques centaines de milliers de foyers. Bref se distingue une France des notables qui traite la technologie, comme la propriété, avec précaution. C'est pourquoi les professionnels n'ont même pas pris la peine de constituer une structure commune regroupant les fabricants d'appareils domestiques. Ils appartiennent à des syndicats professionnels séparés et ... opposés. Bref la notion d'appareil domestique existe ... comme effet de discours et nullement comme projet industriel ou social. Le problème ne consiste-t-il pas alors à briser (ou à conserver) ce jeu de valeurs, ou si l'on préfère, de traditions? "Prenez la fonderie par exemple. La fonderie a toujours été une source de gaspillage et elle remonte si loin quelle s'est surchargée de traditions qui font au progrès un obstacle des plus difficiles à surmonter. Je crois me rappeler la déclaration suivante d'un personnage qui faisait autorité sur cette question; il disait avant nos expériences: "tout homme qui prétend trouver au bout de six mois le moyen de réduire les frais de fonderie avoue par cela même qu'il est un farceur (Ford)". A cette "farce" du début du siècle fait écho, cinquante ans plus tard, une autre "plaisanterie". "M~ Mantelet (le patron de Moulinex) questionne un fabricant de micro-moteurs pour avoir un prix. Il annonce une quantité qui semble effarante. Par bluff pense le fournisseur, qui produit un prix calculé sur un rythme de livraisons plus "raisonnables" à ses yeux. Mais réplique Mantelet avec candeur, ce prix est celui auquel je prévois de vendre l'appareil complet aux consommateurs (20". Vaut-il mieux être un farceur ou un fou? Car dans la profession "on considérait plus ou moins M. Mantelet comme un fou -les mêmes personnages voyaient dans leurs concurrents italiens d'autres fous, d'ailleurs doublés dans ce cas de bandits (22)". "Farceur", "fou", "bandit", la technique s'avoue ici réceptacle d'étranges connotations!

Morale de la technique, technique de la morale Il y a bien depuis 1923 une Morale de l'Art ménager, comme il y a un Salon des Arts ménagers. Une morale, un salon et un "petit marché" protégé. Mais sûrement pas une volonté industrielle orientée vers l'idée saugrenue que des collectifs humains d'ampleur puissent, en France, entrer en symbiose avec les automatismes domestiques. A examiner de plus près la constellation professionnelle, s'y découvre la réduction larvée de prérogatives et de privi­lèges (23). La fusion entre zones de compétences semble dès lors relever du prodige: le système d'allégeance, tout comme les structures de différenciation, sont trop fortement enracinés pour qu'il soit question de les remettre en cause, sauf bien entendu coup de boutoir de l'extérieur. Un Syndicat National Electrothermique domestique existe bien mais il dépend de la Construction Electrique. Un Syndicat du Froid se fait également timidement entendre, mais dans le cadre du Syndicat de la Mécanique. Une Union Française des Appareils de Chauffage Domestique a bien pignon sur rue, mais elle dépend de l'Union des

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(24) Il faudra attendre 1967, pour que soit cons­titué le Gifam (Groupement des Industries Françaises des A p p a r e i l s d 'Equipement Ménager). (25) Idem 23 (26) La capacité de se protéger contre des innovations en s'appuyant sur d'ingénieux montages juridiques est largement démontrée par l'article de R. C o n t e : 'Xes origines de l'industrie de l'électricité en France." R.G.E. fev. 1980 : "Si ce sont de petites villes qui ont montré la voie (de Télectrification), ce n'est pas simplement parce que, n'ayant pas d'éclairage au gaz, elles pouvaient souhaiter plus que d'autres l'éclairage à l'électricité, c'est ainsi et surtout parce que des sociétés privées osaient y entreprendre la réalisation d'un réseau de distribution, assurées qu'elles étaient de ne pas se heurter à Une compagnie gazière déjà dans la place et farouchement résolue à ne pas laisser porter atteinte à son monopole".

Fondeurs. Bref trois domaines affirment en fin de parcours leur puissance et leur prééminence. L électricien, le mécanicien, le fondeur : et dans ces conditions Tappareil domestique n est qu'un sous-produit, un reste, à vrai dire très secondaire, d'activités plus nobles sur lesquelles des organisations professionnelles ont jadis, ou naguère, fondé leur autorité (24). Ainsi un automatisme domestique pour être légitime doit-il, dans sa substance même illustrer par ordre décroissant les valeurs propres au monde de la fonderie, de la mécanique et de l'électricité. Un exemple 7 Prenons le plus caricatural : "Les constructeurs de petit appareillage étaient, en quelque sorte, regardés de haut. Ce n'est pas sans difficultés que Moulinex a été admis aii syndicat de la construction électro-thermique et électro-domestique (25)". Une machine à laver qui serait "tout électrique" serait donc à l'intérieur de ce champ, au mieux une curiosité zoologique, au pire une insulte, une infamie. Sa noblesse, ce sont ses flancs métalliques épais, pesants et émaillés aptes à supporter les assauts que le gaz lui offre. Elle témoigne d'abord de la puissance du fondeur. Et ce témoignage, elle le reproduit constamment par la voie du feu qu'elle supporte. Elle présente ainsi le speaacle de la combustion mettant en scène des qualités propres au gazier et au fondeur qui sont en leur fonds même celles qui justifient des hiérarchies et des honneurs qui se cristallisèrent dans l'industrie du XIX^ siècle. Et ce jeu du gaz et de la tôle émaillée constitue bien un rappel à l'ordre. L'ordre des hiérarchies qui progressivement s'imposèrent dans le monde industriel français. Ainsi dans la dissection attentive de notre machine, nous distinguons plus nettement les traces excessivement profondes que le maître de forge et le gazier ont été capables de laisser en i960 jusqu'au cœur d'un simple dispositif domestique. Voici qu'à notre machine qui fait poids, enracinée par le scellement de ses pieds au sol d'un domicile bourgeois, fait écho dans l'univers industriel, des structures lourdes et des organisations qui s'imposèrent si profondément que nombre de leurs prérogatives parviennent à survivre au travers des mutations technologiques. Ces résistances tenaces se révèlent souvent au travers des bouleversements techniques mal assumés. Elles sont décelables par le biais de défectuosités qui soudain se font jour dans l'espace économique des firmes; on reconnaît alors que des adaptations qui semblent indispensables furent entravées; c'est que les changements nécessaires sont masqués par une trame de contraintes dont les fils ont été si subtilement noués qu'il devient impensable de les défaire sans provoquer des déchirures irrémédiables (26). Cette survie d'attitudes figées serait incompréhensible si elle ne tenait qu'à des considérations économiques. Bien sûr les tenants de telles struaures, soit dépassées, soit désuètes, ont su défendre leur acquis en se protégeant par une série de manœuvres défensives. Mais il y a plus. Cette survie s'explique également dans la mesure où les techniques ont été finement associées à des valeurs; et ces valeurs incarnent un projet moral. D'où une autorité qui dépasse et de loin les seuls enjeux économiques. Comme si la formule de Montaigne

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"Science sans conscience ne serait que ruine de l'âme" avait fait l'objet d'un subtil renversement. Technologie sans conscience ne serait que ruine de l'âme*" Il y a une hiérarchie dans la science et la technologie hexagonales qui procède d'une éblouissante volonté de moralisation. Et dès lors ruiner les techniques en place reviendrait à ruiner l'âme ! Ce qui est une tout autre affaire et d'une tout autre ampleur. Votre machine à laver des années soixante s'affiche précisément comme un fragment de moralité. C'est-à-dire un raccourci de valeurs. Exagérations 1 Non pas ! Sinon comment expliquer au moment où Jules-Louis Breton, ancien ministre des Inventions pendant la Première Guerre, impose le Salon des Arts ménagers, sous force quolibets ironiques, il se hâte d'en confier la tutelle au Ministère de l'Education nationale. Et comme les tutelles sont des variétés plus persistantes qu'il ne semble, aujourd'hui encore en 1980, le Salon des Arts ménagers reste placé sous la tutelle de notre austère C.N.R.S. Il dépend donc par ce biais du Ministère des Universités ! Bel exemple de légi­timité gérée en cascade. L'onction de la Sorbonne peut-elle de cette façon glisser jusqu'au plus modeste des sèche-cheveux électriques ? Par son Salon, Breton visait à encourager la technique afin qu'elle vienne en aide aux mères de famille nombreuse. A l'évidence le projet comme "vitrine", comme "thème d'inauguration", comme "morale", s'imposa sans trop de mal; mais comme support à un effort industriel d'ampleur, il échoua. La machine à laver bon marché, et grand public, quarante années de Salon des Arts ménagers semblent ne pas avoir suffit pour en donner l'idée et l'envie à des industriels français. Non, pour y parvenir il faudra soudain le choc de profondes secousses telluriques. Venu d'Italie et propagé grâce à l'existence déstabilisatrice du Marché Commun, le virus de la technologie Grand Public commencera sa foudroyante progression. Retrouver dans le.tréfond d'une machine un projet moral ! Quel étonnement ! surtout lorsque l'économique était censé être le seul aaeur susceptible d y apporter son poinçon. Erreur de taille ! Comme se plaît à le rappeler la brochure publiée en 1949 un an après la réouverture du Salon des Arts ménagers : "Le salon des Arts ménagers n'est pas issu du jeu des intérêts privés. Créé sur l'initiative d'un haut fonaionnaire de l'Etat, loin de devenir une entreprise particulière, il est demeuré la propriété (sic) du Centre National de la FLecherche Scientifique, établissement public du Ministère de l'Education nationale, il assure la diffusion de l'enseignement propre à assurer en France le bonheur familial dans le foyer rénové. Il sert actuellement la prospérité générale et l'économie nationale, suscitant sous l'égide du Comité français des exportations, reconnu d'utilité publique, l'essor des industries comme le développement du commerce, et participe, en outre par sa contribution annuelle, au succès des- travaux les plus élevés de la science, poursuivis dans les laboratoires et établissements les plus renommes de notre pays." Décortiquée notre machine à laver révèle une stupéfiante ténacité à s'imposer comme système de valeur. Car précisément, affirmerait-elle d'autre prétention,

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(27) C.f par exemple E. Dichter Le marketing mis à nu. Ou la Stratégie du désir. Et S. Giedion Mécbanization takes command. (28) Dans un article intitulé : "L'organisation du travail, les règles de l'hygiène et du repos dans une usine moderne", André Citroën écrit : "Si, à un moment donné, une pièce est très malade et ne peut être réparée sur place, il convient d'organiser dans un coin de l'atelier un Hôpital pour Pièces où seront expédiées toutes les pièces malades ce qui évitera de les faire revenir inuti­lement sur leurs pas dans la fabrication normale." In. la science et la vie déc. 1917-jan. 1918. (29) L. Vaillat (homme de lettres) Le gaz et l'hygiène. In L'architecture. Numéro Spécial : Le gaz dans le bâtiment. Janvier 1934.

S orienterait-elle vers d'autres marchés, qu'elle semblerait un germe insupportable de démoralisation. Les publicitaires américains en furent, eux, rapidement conscients, détectant dans le thème "ménagères l'automatisme vous libère!" un argumentaire dangereux risquant de se retourner contre le désir d'achat. Cette libération la voilà vécue comme un manque de soin, d'attention, de tendresse, de dévouement; le marketing nord-américain s'attacha à inventer une thématique de l'automatisme "grand public" afin que la ménagère en sorte disculpée. Mais d'une certaine façon, outre-Atlantique, le processus d'alliance femme/technologie avait déjà été vigoureusement amorcé depuis la fin du XIX^ siècle par des groupes particulièrement agissant comme les Quakers (27). Dans le cas français, ce "travail" de l'inculpation/disculpation fut traité dans un premier temps d'une tout autre façon. Par injection dans la technique même d'éléments permettant de lever tout soupçon quant à sa vocation symbolique. D'abord réserver l'accès de la technique à un groupe minoritaire, ensuite l'alourdir et la stabiliser, enfin l'enraciner comme un bien meuble.

La technique, l'hygiène et le 'guide aux étoiles" Il y a bien une "tutelle morale" qui fonde l'acceptabilité d'une technologie. Et il semble que ce soit toujours, quand il s'agit en France d'en diffuser en profondeur les effets, la dimension morale qui soit mise en avant. En général sous les traits de la santé publique ou de l'hygiène. L'ingénieur et le médecin ont ainsi partie liée. Ils participent d'un même projet, ils en confortent la légitimité (28). Suivons un instant un voyageur, un soir de l'hiver 1933 (29). "Comme chaque fois que j'ouvre le Guide Michelin, en quête d'un gîte pour la nuit, et que je lis cette mention, devenue banale et pourtant généralisée, "eau chaude, eau froide", je ne puis m'empêcher de penser à mon aventure d'il y a un quart de siècle. "J'étais alors étudiant et j'avais la manie, comme aujourd'hui, de visiter la France, non en auto, mais à bicyclette. Comme j'arrivais dans un petit hôtel d'une ville quelconque de province, la servante me conduisit à ma chambre, où je déposai mon léger bagage. Je considérai le broc d'eau froide émaillé de bleu qui ornait la toilette et je demandai un peu d'eau chaude à cette excellente femme. Et elle me répondit avec étonnement : "Monsieur est donc malade Voici l'eau placée d'emblée sous le signe de l'hygiène. Le titre de l'article est à cet égard significatif : "Gaz et hygiène" et, à son insu, le narrateur nous introduit à une dimension toute française de l'aventure technologique. Tout commence en effet avec le Guide Michelin. Détail moins secondaire qu'il n'y paraît, car l'apparition, en guise de préambule, du Bidendum de Clermont-Ferrand constitue le premier indice d'une piste qu'il convient de remonter. N'est-il pas symptomatique que le fabricant de pneumatique se mêle, non seulement du contrôle direct des véhicules qu'il équipe, mais également d'établir les cartes routières, de baliser les chemins de plaques signalétiques, et enfin d'établir un répertoire : Guide célèbre donnant accès aux voies les plus diverses de la gastronomie et de l'hôtellerie. Se déplacer ici, c'est, avant de se laisser prendre aux jeux de la vitesse et de la mobilité, parcourir un espace littéraire. Littéraire et normatif. Car il s'agit bien de feuilleter un ouvrage et une carte, d'en lire les mentions, d'en décrypter le sens. Mais surtout il s'agit de faire un choix à

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(30) A l'occasion de l'Exposition Universelle une brochure éditée par les compagnies gazières et distribuée en 1889 au "Palais du Gaz", près de la Tour Eiffel. On pouvait y lire : "Au moment où la lumière élearique affiche la prétention de suffire seule à tous les besoins de l'éclairage public et privé, les gaziers ne pouvaient pas se dispenser de protester contre une affirmation aussi téméraire et de montrer que le gaz avait su maintenir sa supériorité comme agent universel d'éclairage, dé chauffage et de force motrice." Bref soixante-dix ans plus tard dans notre machine à laver mixte gaz/électricité, les gaziers ont obtenu ce qu'ils réclamaient dans leur programme de 1889 : "Peut-être conviendrait-il de réserver au gaz une part des sympathies qu'on prodigue à l'électricité... " Ci té par R. Conte (ideml (31) Louis de Broglie. Secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences. Président d'honneur du Salon des Arts ménagers. (1948) cité dans Arts ménagers (salon 1949). (32) Une série de questions, j'en conviens, restent ici en suspens. J'en citerais quelques-unes. L'opposition tout-automatique/semi-automatique - le rapport notables/ingénieurs dans la définition des orientations technolo­giques - le conflit "Grand Public"/"Petit Public". D'une certaine façon la réponse à ces questions reste cruciale pour rendre compte des années 60. Décennie essentielle en termes de mutations techniques et sociales : irruption du "phénomène télévision", motorisation, é lear i -fication domestique... double mouvement de "propagation" de la technologie et de définition d'un style technique spécifiquement français: procédé Secam, commutation temporelle, technique routière, aéronautique, aérotrain, etc. J'ai amorcé une tentative d'explication dans le domaine des "réseaux de communication" (Revue Internationale des Sciences Sociales Unesco 1980) .Je me propose de poursuivre ces analyses dans des publications ultérieures. Par ailleurs certains dilemmes propres aux années soixante retrouvent aujourd'hui une saisissante aaual i té : é learonique professionnelle ou/et électronique grand public.^ Développement d'une information "lourde" ou/et diffusion de systèmes "léger".? Manipulation directe de la technologie par le "Grand Public" ou/et recours à des "intermédiaires" spécialisés 1... Le débat sur le protectionnisme lui-même trouve une nouvelle vitalité avec le débat sur la "dérégulation".

travers une hiérarchie de mérites, laquelle s'inscrit sous forme d'Etoiles et de Fourchettes. Bref le territoire devient à son tour support de valeurs. Le parcourir c'est reconnaître des distinctions et des mérites. Et les Etoiles du Michelin sont au territoire ce que la Légion d'honneur est à la hiérarchie sociale. Signe de différenciation. L'étonnant c'est que le constructeur de pneus établisse également une Grande Chancellerie. Qu'il s'affaire à définir un cadre honorifique, et qu'il en remette les médailles. Pourtant tel est bien le cas. Illustration d'une stratégie en profondeur, où la technique ne se dissocie pas d'un jeu de signes. Vendre du pneumatique, c'est vendre du déplacement et vendre du déplacement c'est, en France, vendre des signes de distinctions, un système de repérage à travers un entrelacs de valeurs gourmandes. Inventer des valeurs, voici qui reste fondamentalement lié à l'invention, et à la propagation, des dispositifs techniques. Ainsi donc notre voyageur se déplace en auto, et ce faisant, il compulse comme il se doit "le Michelin". Pour y trouver mention "d'eau chaude, eau froide". Nous ne nous étonnons pas dès lors qu'il se souvienne nostalgiquement du vélo et d'une archaïque eau chaude considérée par la servante attentionnée comme rareté thérapeutique. Car c'est bien de thérapie dont il s'agit : puisque "c'est la pression médicale si l'on peut dire, et la vulgarisation des idées d'hygiène qui a poussé les locataires à réclamer ces avantages (l'eau chaude) à leurs propriétaires et par contrecoup, ceux-ci à les réclamer à leurs architectes". Il y a ici un cycle de l'hygiène qui se soutient d'une enfilade de métaphores. Et ce cycle paraît d'autant plus fondamental qu'il justifie, légitime et moralise. Un peu comme si aller vers le "grand public", c'était faire œuvre pie, travail de missionnaire, ou plutôt de médecin, pensée comme rédemption. Toutes ces images baignent littéralement dans un moralisme totalitaire. Elles vont prendre leur source dans une épopée lyrique d'où émergent la figure de Pasteur ou celle de Marie Curie, de Lebon et de Cacaux ! La Science pour la Science. Quitterait-il ce havre, l'homme de savoir, qu'il lui faudrait alors se justifier: ce que lui offre à l'instant la vocation thérapeutique. Entre vendre un bien et soigner des maux, il y a plus qu'une nuance, il y a une distance vertigineuse. "Car enfin, continue notre homme de lettre voyageur, la nécessité de l'antiseptie a entraîné chacun à considérer l'eau chaude comme un désinfectant seul capable de désinfecter notre épiderme souillé par la poussière que multiplie la circulation intensive. Le sport et le séjour de plus en plus fréquent dans les villes d'eau ont éduqué la foule et lui ont appris les bienfaits de la douche écossaise, du bain chaud, dans la baignoire ou la piscine, du massage sous l'eau. Mieux encore, la thérapeutique actuelle ne considère-t-elle pas l'eau chaude comme un médicament précieux.*^ Le verre d'eau aussi chaud qu'une tisane, bu à jeun, guérit les migraines et les affections d'estomac". Et à suivre notre guide les vertus de l'eau chaude ne s'arrêtent pas là; que non: "le membre malade immergé dans l'eau chaude est calmé; une compresse d'eau chaude à la nuque délasse de la fatigue cérébrale; placée sur le ventre elle calme les douleurs d'entrailles; sur un mal blanc, elle le fait avorter, elle calme aussi les crises de fausse angine de poitrine et d'asthme... Est-il besoin d'énumérer ces vérités qui appartiennent non plus à la médecine, mais au bon sens populaire .'̂ " A l'évidence, les conduites de gaz font ici plus qu'apporter des thermies cédées à

. l'eau sous forme de chaleur, elle distribue des valeurs morales, par elles s'écoulent de la délivrance, du salut, laïcisé il est vrai, sous forme médicamenteuse, mais le modèle dans sa naïveté même est bien celui d'un apostolat hygiénique à base d'eau chaude. La véritable question ? Déceler les distorsions qui Fectent les conduites de gaz elles-mêmes lorsqu'il s'agit de distribuer une substance morale bien plus qu'une forme particulière d'énergie (30). Or précisément notre machine à laver modèle i960 constitue un de ces terminaux "moraux". Lequel se branche sur des réseaux à vocation vertueuse. Mais qu'on ne se méprenne pas : morale ici veut dire, non pas sermon sans effet (bien que ces sermons existassent), mais "miroir" dans lequel un groupe d'hommes se reconnaît. Et ce miroir c'est la forme même affectée à la technologie qui en tient lieu. "La Science (avec les Arts ménagers) s'humanise. Elle n'est plus lagrandeDame tournée vers la Recherche et la contemplation du Vrai qui s'isole dans ses laboratoires ou ses tableaux noirs, elle n'est plus la pourvoyeuse des grandes industries qui réalisent de puissantes machines, manipulent des tonnes de produits ou fournissent sous des formes diverses d'énormes quantités d'énergie : dans le cadre plus intime des Arts ménagers, elle apparaît comme une fée bienfaisante qui devient attentive à toutes les misères humaines et s'intéresse à toutes les minimes difficultés de notre existence. Et en même temps qu'elle prend ainsi une figure plus touchante, elle

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nous révèle Tintime solidarité qui lie tous les efforts de la Recherche scientifique en un indissoluble faisceau depuis les spéculations les plus élevées de la Science pure en quête de vérité jusqu'aux plus modestes petites inventions qui aident et qui soulagent l'humanité peinant dans sa vie quotidienne (31)". Voici en quelque sorte le cahier des charges social et culturel auquel s'est conformée la machine à laver que vous venez d'autopsier. Pauvre machine: Trop de comproiAis! Trop de concessions! Trop de d'équivoques ! Face à l'invasion italienne - et à sa cavalerie légère - notre machine à laver ligotée dans ses contradictions ne fera pas long feu ....(30).

Cf. note 10 Jean Bertin l'aérotrain ou les diffi­cultés de l'innovation. J'avais été frappé à plusieurs reprises de la manière apparemment désinvolte dont les Américains traitaient certains problèmes d'équi­pement. Pour un Français habitué à voir des poteaux électriques et téléphoniques bien alignés, des fils bien tendus, le speaacle qui s'offrait à sa vue dans presque toute les villes champignonnant autour de Los Angeles était étonnant. Les fils téléphoniques allaient en tous sens quelquefois accrochés à des arbres des jardins. Les compteurs éleariques des maisons étaient en plein vent, hors de celles-ci, comme d'ailleurs les transformateurs fixés au sommet de poteaux un peu plus forts que les autres. A l'occasion de mon travail je visitais des usines et je pouvais faire des remarques analogues. Les construaions étaient légères; l'usage de très grandes salles sans cloisons, même pour les ingénieurs, était presque général; seuls quelques hauts responsables avaient droit à des bureaux à l'européenne mais, dans ce cas, l'aménagement intérieur était bien plus riche par le choix des matériaux et des meubles. Les murs de l'ensemble de l'usine étaient le plus souvent construits à base d'agglomérés laissés sans revêtement si ce n'est une couche d'excellente peinture qui donnait à la fois un aspea simple et propre. Une bonne climati­sation et un éclairage puissant donnaient néanmoins à ces bureaux et ateliers sans fenêtres une atmosphèrç plutôt agréable; en tout cas les

personnes y travaillaient manifestement avec entrain et bonne humeur. Mon étonnement s'est enfin trouvé porté à son comble devant une très puissante installation de moteurs d'avions entièrement réalisée à l'air libre excepté la cabine d'essais. Une tendance de ce genre s'était déjà manifestée dans l'industrie chimique et pétrolière. Mais, à l'époque, cela n'était pas encore très répandu dans d'autres domaines industriels. Evidemment dans tous ces cas je posais des questions. Or, toutes les réponses se rejoi­gnaient curieusement, le mot commun étant "investissement". Les architeaes et promoteurs de grands ensembles de maisons individuelles comme ceux qui se développaient partout dans la région, m'ont expliqué qu'il fallait serrer au plus près tous les coûts en raison de la concurrence et de la vitesse d'évolution. Ainsi, pour les réseaux d'élearicité et de téléphone, les compagnies n'auraient même jamais pu suivre le rythme de l'expansion immobilière si elles avaient dû s'en tenir aux modes d'équipement du genre européen. D'ailleurs, ajoutaient-ils, si ces installations se révèlent trop légères dans dix ou quinze ans il sera temps, à ce moment-là, de les renforcer; de toute manière, on aura supporté pendant toutes ces premières années des amortissements bien inférieurs. Le gain réalisé aura permis de financer d'autres investissements nécessaires et donc le développement général aura été plus rapide. Bien entendu, les dirigeants industriels tenaient

le même/aisonnement au sujet de leurs usines. Tout argent économisé sur les murs pouvait être investi ailleurs, là où on en avait un besoin urgent, par exemple en machines-outils permet­tant d'accroître la production. De toute manière, s'il n'y avait pas d'autres besoins, c'était autant d'économisé sur les charges financières de l'entreprise. Les responsables de l'installation ont ajouté une notion complémentaire intéressante. Ils m'ont dit en effet : il y a toutes les chances que le type d'essai et la dimension des moteurs changent du tout au tout dans un délai compris entre cinq et dix ans au plus. Pourquoi voudriez-vous que l'on enferme tout cela dans des murs de béton dont rien ne dit qu'ils seront adaptés ensuite ? Non seulement ils auraient fortement augmenté le coût de la solution aauelle mais encore il faudrait sans doute les démolir à court terme. Nous devons toujours, ajoutaient-ils, avoir présente à l'esprit la nature très évolutive de la technique et de l'industrie aéronautiques actuelles; il ne faut donc pas consentir d'inves­tissements trop élevés pour des réalisations dont la durée d'utilisation risque d'être courte. Ce serait une erreur économique grave d'agir autrement, disaient encore mes interlocuteurs, car cet excès d'investissement nuirait à d'autres développements, dans l'aviation ou ailleurs, rejoignant en cela très exaaement les construaeurs d'ensembles résidentiels ou les industriels que j'avais précédemment interrogés à la faveur de mes étonnements.

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Deux exemples de la féodalisation du réseau :

Les canalisations collectives de distribution^ les installations d'appartements. Amener le courant chez l'usager pose un double problème, dont chaque aspect a soulevé des difficultés particulières : la plupart des maisons parisiennes sont des immeubles de rapport à plusieurs étages. On compte en moyenne, aujourd'hui, treize abonnés par immeuble. Les canalisations publiques ne conduisent le courant qu'à l'entrée de l'immeuble, laissant une lacune entre l'usager et le réseau. Mais, au-delà du compteur, le courant est réparti dans les différentes pièces de l'appartement. Un sentiment de sécurité faisait au concessionnaire un devoir - d'ailleurs rappelé par des arrêtés préfectoraux - de ne pas se désintéresser de l'installation intérieure de l'abonné, et d'en contrôler la bonne tenue. A cette obligation devait s'allier le souci d'assurer la distribution du courant de façon commode à l'intérieur de l'appartement. Le développement en surface s'est opéré tout d'abord de façon anarchique. Les premiers usagers raccordaient directement leurs installations au réseau ; très vite, l'accroissement considérable du nombre des abonnés rendit cette pratique inacceptable. La nécessité s'est rapidement fait jour d'assembler toutes les dérivations individuelles en une ligne unique, appelée colonne montante, desservant les étages de l'immeuble. La colonne montante part du point terminal du réseau de distribution public : c'est là qu'est installé le coupe-circuit principal de l'immeuble, en un point aussi proche que possible de la canalisation de rue. Cïiaque antenne reliant une installation individuelle d'abonné à la colonne montante constitue une dérivation. Une terminologie plus précise réserve le nom de colonne montante à la partie verticale de la canalisation collective desservant un corps de bâtiment et protégée par un coupe-circuit à fusibles placé à son origine ; la partie horizontale reliant le coupe-circuit principal au pied de la ou des colonnes montantes est alors dénommée branchement intérieur. Certains propriétaires d'esprit novateur avaient de bonne heure compris la nécessité d'établir des colonnes montantes dans leurs immeubles. Mais l'importance de la dépense à engager faisait hésiter la plupart des propriétaires de maisons à bas loyers. Une telle carence était de nature à gêner cons idérab lement le déve loppement de l 'é lect r ic i té , particulièrement dans les quartiers modestes. Des entrepreneurs, presque tous installateurs électriciens de leur état, comprirent qu'un large champ d'action s'offrait à eux. Ils proposèrent aux propriétaires d'établir gratuitement dans leurs immeubles des colonnes montantes, se réservant de percevoir une redevance d'usage sur les locataires utilisateurs. Les conventions étaient très diverses : tantôt on prévoyait qu'à la fin de la concession l'ouvrage ferait retour au propriétaire ; tantôt la colonne était considérée comme appartenant à l'entrepreneur, qui se réservait le droit de déposer son matériel à l'expiration de son contrat ou de le revendre au propriétaire. Il n'est pas douteux que les entrepreneurs de colonnes montantes ont aidé au développement de l'électricité. Ils en ont hâté la diffusion dans tous les quartiers. Mais, dès que l'électricité s'est répandue partout, leur rôle d'agents de propagande a cessé. Leur activité a donné lieu, surtout par les abus d'une minorité, à de vives critiques ; on comprenait mal qu'une sorte de péage fût prélevé pour permettre l'usage du courant. Certains refusaient de renforcer leurs canalisations devenues insuffisantes ; cette attitude n'allait pas sans soulever des protestations de la part de locataires mis ainsi dans l'impossibilité de souscrire un abonnement ou d'obtenir une puissance supérieure à celle dont ils disposaient. Les entrepreneurs de colonnes étaient devenus les exploitants d'un bien parfois amorti depuis longtemps ; les redevances exigées par eux paraissaient trop élevées par rapport aux frais à couvrir. Cet état de choses a provoqué depuis vingt-cinq ans de nombreuses interventions tant au Conseil municipal qu'au Parlement. Un décret-loi du 31 octobre 1935 a limité les redevances exigibles aux mêmes taux que celles perçues par les Secteurs pour leurs propres colonnes ; à Paris, les entrepreneurs privés bénéficiaient toutefois d'un tarif légèrement supérieur à celui de la C.P.D.E. Un décret du 9 novembre 1946 incorporant les colonnes montantes aux réseaux de distribution a mis un point final à la querelle.

Les appareils d'utilisation L'électricité, depuis son apparition dans nos foyers, n'a cessé d'y jouer un rôle primordial. Elle ne fut d'abord qu'un mode d'éclairage : la faible puissance souscrite à l'origine par les abonnés - trois à cinq hectowatts -apparaît aujourd'hui bien insuffisante. Peu à peu, on s'est habitué à la pratique d'autres usages. Tout d^bord le^repassage : le fer électrique a été le premier des petits appareils électriques dont l'emploi se soit

rapidement généralisé. Puis, assez tard en France, on s'est décidé à aller plus loin : cuisson des aliments, chauffage de l'eau.

La cuisson des aliments En 1883, on voyait à l'Exposition Internationale de Vienne un appareil comportant deux résistances, l'une extérieure, l'autre intérieure, et que l'on peut considérer comme l'ancêtre de la bouilloire avec ses éléments chauffants. A Paris, l'Exposition de 1900 inaugura la cuisine électrique : le pavillon du Portugal comportait un restaurant électrique utilisant des réchauds à gaz transformés. Alors que, dès 1920, la fabrication des appareils de cuisine é lear ique entrait à l'étranger dans une phase industrielle, il fallut, en France, attendre encore quelques années pour disposer d'un matériel de bonne qualité. En 1929, les conditions d'une diffusion de la cuisine électrique n'étaient pas encore réunies dans notre Pays. C'est un tarif spécial, le tarif mixte, dont la structure a été définie plus haut, qui a permis ce développement. Nous étions d'ailleurs tributaires du matériel étranger qui n'était pas en mesure de satisfaire aux exigences de la cuisine française. Le Service de distribution, intéressé au développement de la cuisine par le désir d'accroître ses ventes tout en améliorant la courbe de charge de son réseau, sut décider les constructeurs à entreprendre la fabrication du matériel nécessaire et à consentir les investissements financiers qui s'imposaient. Il rencontrait maints obstacles : la cuisine à l'électricité apportait un bouleversement complet des habitudes ; dans les réchauds éleariques le feu n'est pas réglable à vue comme dans les appareils à gaz ; plus de flamme, mais une plaque inerte. Il fallut, par un effort d'information, procéder à des démonstrations en public et faire à cet égard l'éducation des usagers. Pour permettre à l'abonné de disposer d'un matériel de bonne qualité à des prix abordables, le Service parisien créa, en 1929, un service de location d'appareils. Initiative intéressante qui permit, grâce à des observations journalières et à des enquêtes serrées, l'étude des améliorations à apporter au matériel, lequel fut ainsi mis au point, pièce par pièce. Parti du foyer à broches fendues centrales, le centre d'études installé rue Saint-Maur passe successivement au foyer à collerette type américain, puis au foyer à trépied à connexions latérales directes. Ce dernier type, exclusivement réservé au Service parisien, donne encore aujourd'hui les meilleurs résultats. Il a rendu possible la mise au point du foyer tubulaire à feu vif, à très grande densité de puissance. Le premier four électrique, mis en service en 1928, fut remplacé, en 1931, par un four moderne encore utilisé aujourd'hui. On étudie actuellement un bloc de contrôle pour le réglage simple et pratique du four. Ainsi, le Service parisien, en apportant aux constructeurs sa collaboration technique et commerciale, a facilité l'étude et la fabrication en série d'un matériel qui a pu être largement diffusé dans toute la France. Le nombre des appareils de cuisine en location, qui était de 1.665 en 1931 , est passé à 3.174 l'année suivante. La croissance n'a cessé de s'affirmer par la suite : de 13.093 en 1935, on passe à plus de 26.000 l'année suivante, à près de 50.000 en 1939 et à 54.000 en 1946.

Le chauffage de leau Le concessionnaire parisien a fait un effort non moins considérable pour la vulgarisation du chauffe-eau. Il s'est efforcé, tout d'abord, de créer un bon instrument tarifaire: nous avons montré comment le prix de la troisième tranche du tarif mixte domestique fut calculé de manière à permettre les deux utilisations. Les premières locations furent effectuées en 1932. Depuis cette époque, les services n'ont cessé de rechercher, à la lumière d'une expérience quotidienne, et en liaison avec les constructeurs, les améliorations à apporter aux appareils. Ils ont procédé à des études générales sur l'entartrage et le calorifugeage, ainsi que sur la température de réglage des thermostats ; ils se sont également efforcés de réaliser la normalisation des capacités et des dispositifs d'accrochage. Leurs études ont aidé au perfectionnement des thermostats et des groupes de robinetterie. Jusqu'en 1940, les réparations étaient confiées aux constructeurs. A cette date, un atelier fut créé à cet effet rue Saint-Maur dans les locaux où sont installés les* services de location de cuisinières électriques. Cet atelier est doté à l'heure actuelle d'une station pour l'essai sous pression des réservoirs et des groupes de robinetterie et d'un équipement pour le réglage des thermostats. Il comporte en outre un poste de soudure autogène pour la réparation des réservoirs et une cabine de peinture pneumatique. Le nombre des chauffe-eau en location, qui était de 1.500 en 1932, est passé à 18.000 en 1939. Il est actuellement de 22.000. •

Charles Malegarie L'Electricité à Paris

1947 pages 320, 321 , 330, 331 , 332 et 334.

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