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AVEC LEOPOLD SEDAR SENGHOR par PIERRE DE BOISDEFFRE A l'automne dernier, notre collaborateur Pierre de Bois- deffre, invité au Sénégal pour y donner quelques conférences, a rencontré longuement M. Léopold Sédar Senghor, président de la République. Ce dernier a bien voulu lui accorder l'interview qu'on va lire, à laquelle sa retraite volontaire, après vingt ans d'exercice du pouvoir, donne un exceptionnel retentissement. Les lecteurs de « la Revue » seront touchés par l'acte de foi en notre civilisation qui s'y exprime. PIERRE DE BOISDEFFRE Depuis trois siècles, nos deux histoires, celles du Sénégal et de la France, se sont mêlées ; la décolo- nisation, grâce à vous, s'est faite sans heurts ni violence et je n'ai pas trouvé, dans votre pays, les signes d'amer- tume et de frustration qu'on trouve malheureusement ailleurs. A quoi attribuez-vous cet heureux résultat ? Est-ce à votre action, combinée avec celle du général de Gaulle ? Est-ce au pacifisme foncier, à l'absence de xénophobie des Sénégalais ? Est-ce, peut-être aussi, à la chance ? LEOPOLD SEDAR SENGHOR II y a certainement l'action du général de Gaulle. Il y a aussi le fait que nous sommes à la limite des Négro-Africains et des Arabo-Berbères et que nous sommes métissés biologique- ment et culturellement. Il y a, enfin, qu'en 1959, à la veille de 1

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AVEC LEOPOLD SEDAR SENGHOR

par PIERRE DE BOISDEFFRE

A l'automne dernier, notre collaborateur Pierre de Bois-deffre, invité au Sénégal pour y donner quelques conférences, a rencontré longuement M. Léopold Sédar Senghor, président de la République.

Ce dernier a bien voulu lui accorder l'interview qu'on va lire, à laquelle sa retraite volontaire, après vingt ans d'exercice du pouvoir, donne un exceptionnel retentissement. Les lecteurs de « la Revue » seront touchés par l'acte de foi en notre civilisation qui s'y exprime.

PIERRE DE BOISDEFFRE — Depuis trois siècles, nos deux histoires, celles

du Sénégal et de la France, se sont mêlées ; la décolo­nisation, grâce à vous, s'est faite sans heurts ni violence et je n'ai pas trouvé, dans votre pays, les signes d'amer­tume et de frustration qu'on trouve malheureusement ailleurs.

A quoi attribuez-vous cet heureux résultat ? Est-ce à votre action, combinée avec celle du général de Gaulle ? Est-ce au pacifisme foncier, à l'absence de xénophobie des Sénégalais ? Est-ce, peut-être aussi, à la chance ?

LEOPOLD SEDAR SENGHOR — II y a certainement l'action du général de Gaulle. Il

y a aussi le fait que nous sommes à la limite des Négro-Africains et des Arabo-Berbères et que nous sommes métissés biologique-ment et culturellement. Il y a, enfin, qu'en 1959, à la veille de

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l 'Indépendance, nous étions la plus vieille colonie française. Nous avions, derrière nous, trois cents ans de colonisation, puisque la ville de Saint-Louis avait été fondée, par Thomas Lambert, exactement en 1659.

Parlons de Faidherbe, que vous n'avez pas mentionné, avant de le faire du général de Gaulle.

Faidherbe a été le conquérant de l'intérieur du Sénégal, mais, en même temps, Faidherbe s'est fait nègre avec les Nègres, comme le recommandera, plus tard, le père Libermann. Il s'est donc fait sénégalais avec les Sénégalais en étudiant les langues et civilisations du Sénégal. Je signale également que c'est lui qui a jeté les fondements de l'enseignement secondaire chez nous. C'est aussi lui, le conquérant, qui a fait le plus grand éloge des résistants sénégalais. « Ces gens-là, a-t-il écrit, on les tue, on ne les déshonore pas. » L a devise de notre armée natio­nale vient de là : « On nous tue ; on ne nous déshonore pas. »

L a situation actuelle, comme vous l'avez très justement dit, résulte d'une « symbiose » qui s'est réalisée progressivement et dont Faidherbe, qui fut gouverneur du Sénégal, marque une étape importante. L'expression la plus caractéristique de la symbiose sénégalaise fut la bourgeoisie métisse, qui joua un rôle important pendant les xvni e , xix e et xx e siècles puisque Gaston Berger en est issu. Comme vous le savez, c'est le 15 avril 1789 que cette bourgeoisie envoya les « très humbles doléances et remontrances des habitants (sic) du Sénégal au peuple français tenant les Etats généraux ». Nos bourgeois se disaient « Nègres » et « Français », car précisaient-ils, « nous avons du sang fran­çais dans nos veines ou les veines de nos enfants ». C'est à partir de ce 15 avril 1789 que la démocratie a commencé de prendre racine au Sénégal. Notre premier représentant dans une assem­blée française, très précisément au Conseil des Cinq-Cents, a élé élu en 1802. Vous avez bien fait d'insister sur le rôle du général de Gaulle, qui, pendant les audiences qu'il me donnait, m'écoutait avec une attention que je n'avais jamais rencontrée auparavant chez un homme politique européen ou américain, que je n'ai jamais rencontrée depuis lors. Il fut le premier à reconnaître, publiquement, les valeurs de la négritude.

Quant à mon rôle dans la situation actuelle, dans la sym­biose sénégalaise, mon seul mérite, c'est d'avoir aidé les Séné­galais à en prendre conscience.

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PIERRE DE BOISDEFFRE — Si vous n'aviez pas été là, les choses se seraient

peut-être passées autrement ? Ce qui m'a frappé à Saint-Louis et ailleurs, c'est de voir, côte à côte, les statues de Faidherbe et les portraits de votre grand résistant Lat Dior. Le Sénégal et la France ont, en somme, déve­loppé des liens de famille, mais la question que nous nous posons est celle-ci : est-ce que ces liens seront durables ?

LEOPOLD SEDAR SENGHOR — Ces liens peuvent être durables. Ils ont des chances de

l'être parce que la majorité des pays partiellement ou entière­ment de langue française sont d'accord pour élaborer, avec la France, une « Communauté organique ».

Il y a, pour m'arrêter d'abord à l'Afrique, des commu­nautés sous-régionales, comme celles entre Etats francophones, il y a des communautés régionales, comme la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest ( C E D E A O ) , il y a une Association arabo-africaine ; et, depuis 1976, nous préco­nisons, nous Sénégalais, une communauté euro-arabo-africaine autour de la Méditerranée, comme j'en ai, une fois de plus, défendu l'idée récemment, au colloque organisé par le parti socialiste français sur les « cultures méditerranéennes ».

Après la naissance de la civilisation en Egypte, une pre­mière renaissance en Grèce, une deuxième renaissance en Italie, au xv e siècle, i l s'agit, actuellement, d'élaborer une troisième renaissance pour réaliser ce que Pierre Teilhard de Chardin appelle la « civilisation de l'universel ».

PIERRE DE BOISDEFFRE — Cette civilisation de l'universel, vous la voyez

préparée par un dialogue des cultures. Nous avons, les uns et les autres, de grands efforts à faire. Et d'abord nous, Français. Le temps n'est pas si loin où l'Histoire, telle qu'elle nous était enseignée, était à sens unique. Tout nous était venu des Grecs et des Romains. Nous étions persuadés que nous apportions tout à l'Afrique : langue, civilisation, morale, économie, sciences, arts et lois. Cette vision était trompeuse. Aujourd'hui, nous découvrons que l'Afrique est la mère de l'humanité, elle

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a découvert la civilisation, probablement, vers le paléo­lithique supérieur ; une des trois grandes écritures mon­diales est, sans doute, nègre. Vous nous le rappelez dans votre dernier livre, la Poésie de l 'Action.

LEOPOLD SEDAR SENGHOR — On nous a, en effet, appris, à l'école, que toute la

civilisation était partie des Blancs, plus précisément du « mira­cle grec ».

Après des études de lettres et grammaire à la Sorbonne, j ' a i eu la curiosité de faire d'autres études à l'Institut d'ethno­logie de Paris et à l'Ecole pratique des hautes études, puis je me suis mis à relire les Anciens, dont Hérodote, qui est en train de devenir un « best-seller », pour parler franglais. C'est ainsi que j 'a i appris le rôle majeur joué par l'Afrique. Pierre Teilhard de Chardin nous a dit, en son temps, que, depuis l'émergence de l'homme jusqu'au paléolithique supérieur compris, l'Afrique avait été à l'avant de la civilisation. L'histoire est née en Afrique avec l'écriture, très exactement en haute Egypte. Hérodote, qui avait visité l'Egypte au v e siècle avant Jésus-Christ, écrit, parlant des Colchidiens du Caucase : « Les Colchidiens sont les parents des Egyptiens, car, comme les Egyp­tiens, ils ont la peau noire et les cheveux crépus. »

Comme vous le savez, les premiers savants et philosophes grecs sont allés s'instruire en Egypte. Des savants comme Thaïes, des philosophes comme Platon. Et les Egyptiens leur disaient qu'ils n'étaient qu'une colonie des Nubiens, un peuple noir, et que ceux-ci avaient inventé la religion et la loi, l'art et l'écriture. Ces Egyptiens étaient, bien sûr, des métis, puisque Vhomo sapiens était un métis et que c'est le métissage qui l'avait fait sapiens, mais ils étaient, dans leur métissage, plus noirs que blancs.

D'autre part, la deuxième écriture est celle des Sumériens, que certains savants qualifient de « Hamites ». C'est connu, quand on ne veut pas reconnaître que tel peuple d'Afrique ou du Moyen-Orient est noir, on le qualifie de « hamite ». L a troi­sième écriture est celle des Noirs dravidiens de la vallée de l'Indus, qui a été inventée vers 2500 avant Jésus-Christ et mille ans avant les fameux « Aryens » d'Hitler, qui sont arrivés sans écriture.

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Ce rôle de l'Afrique et des Noirs en général a été reconnu par la Grèce antique. Nous avons même découvert que, dans le Panthéon grec, i l y avait sept ou huit déesses et dieux noirs. Mieux, l'Afrique, voire l'Egypte étaient souvent représentées sous les traits d'une femme noire.

Cette influence culturelle des Noirs, paradoxalement, s'est exercée de nouveau avec les grandes découvertes et la traite des Nègres. Les valeurs de la négritude ont marqué, depuis lors et en s'accentuant, les arts, mais aussi les lettres des deux Amériques.

Et puis, au début du xx e siècle, ce fut la « révolution nègre », pour parler comme Emmanuel Berl, dont l'Ecole de Paris a tiré une nouvelle esthétique.

PIERRE DE BOISDEFFRE — Pour l'homme de la rue, vous êtes, à la fois, le

chantre et le théoricien de la négritude, et cela est d'une grande importance, non seulement pour l'Afrique, mais aussi pour l'Europe. Si demain, le monde veut exclure la guerre comme moyen de donner un sens à l'his­toire, nous avons à reconnaître nos différences et à nous enrichir de nos apports réciproques. Vous nous avez apporté le message de la négritude au moment même où nous commencions à nous rendre compte que la ratio occidentale, n'était pas tout l'entendement humain. Valéry résumait le progrès de nos philosophies en écri­vant : « Descartes qui genuit Kant, qui genuit Hegel, qui genuit Marx. » Mais cette chaîne est une prison. Elle aboutit aux ordinateurs, mais aussi, hélas ! à la bombe atomique.

Vous introduisez, dans le concert spirituel du monde, une autre note.

LEOPOLD SEDAR SENGHOR — Oui, i l s'agit de définir la négritude. Le mot a été

forgé par mon ami Césaire vers 1930. J'ai défini la négritude comme « l'ensemble des valeurs de civilisation du monde noir ». En d'autres termes, la négritude, c'est une philosophie, une morale, une politique, et surtout un art.

C'est une philosophie. Je pourrais vous renvoyer à l'étude du père Placide Tempels intitulée la Philosophie bantoue. Je

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préfère vous signaler la thèse de doctorat d'Etat du professeur Alassane Ndaw, doyen de la Faculté des lettres et sciences humaines de l'université de Dakar, qui porte le titre de la Pensée africaine. La philosophie négro-africaine est essentiellement fon­dée sur la notion de force. Dieu est la «force des forces». L'univers visible et invisible est animé par une force qui émane de Dieu et qui se réalise dans tous les êtres, qu'il s'agisse des hommes, des animaux, des végétaux, voire des minéraux. En somme, la philosophie négro-africaine, « l'animisme négro-afri-cain », c'est une énergétique. Vous voyez, par là, que c'est une conception très moderne du monde, et conforme aux dernières découvertes physiques et chimiques.

J'ai dit que la négritude, c'était également une morale. D'après celle-ci, la société est une communauté régie par la dou­ble loi de l'égalité complémentaire, non mathématique, et de la solidarité. Je pourrais, si j'en avais le temps, vous faire un cours sur la démocratie négro-africaine. Autrefois, dans les royaumes d'Afrique noire — je pense à la société sérère, la mienne —, tout émanait du peuple, et les différents groupes socio-profes­sionnels étaient représentés au Conseil du roi : les nobles, les paysans, les artisans, voire les serfs. C'est cette démocratie négro-africaine qu'au Sénégal, nous essayons de reconstituer par des moyens modernes.

Enfin, la négritude, c'est surtout un art. C'est un art dont les valeurs essentielles — images analogiques, mélodie, rythme — sont à la base de la révolution de l'Ecole de Paris. L'esthé­tique négro-africaine est devenue l'esthétique du xx c siècle.

PIERRE DE BOISDEFFRE — Cependant, il y a un certain nombre de malen­

tendus autour de cette notion de négritude. A nous Occidentaux, elle paraît être un message spirituel. Mais le support matériel sur lequel nous enregistrons en ce moment notre conversation appartient au monde de la technique.

D'autre part, l'Afrique doit résoudre les immenses problèmes du développement qui sont d'ordre économi­que, technique et politique. Et nous constatons que les termes de l'échange entre l'Occident et l'Afrique sont encore profondément inégaux. C'est une commodité,

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pour nous, d'imaginer que Prométhée est occidental, alors qu'Orphée — « Orphée noir » —, c'est l'homme africain. Négritude ou pas négritude, l'Afrique, telle qu'elle est, libérée mais balkanisée, parfois en proie à des querelles tribales, n'a pas encore, même lorsqu'elle est gouvernée avec sagesse et dans le sens du progrès, triomphé des problèmes de la désertification, de l'urba­nisation sauvage, du déracinement rural, etc. Bref, pour-ra-t-elle passer de l'indépendance nominale à l'indépen­dance réelle ? Et le message spirituel de la négritude ne doit-il pas s'accompagner d'une doctrine de l'Etat et du développement ?

LEOPOLD SEDAR SENGHOR — Vous avez raison, le message de la négritude doit

s'accompagner d'une doctrine de l'Etat. C'est ce que nous essayons d'élaborer en Afrique noire francophone, très précisé­ment au Sénégal.

Je commencerai par dire que c'est l'Europe qui est à l'ori­gine de la balkanisation de l'Afrique noire. A u Palais-Bourbon, je me suis battu, pendant quinze ans, contre la « balkanisation » de l'Afrique. C'est même moi qui ai inventé le mot.

Je continuerai par un rappel. Le grand ethnologue Leo Frobenius, dans son Histoire de la civilisation africaine, affirme que l'idée du « Nègre barbare » a été une invention de l'Europe pour justifier la traite des Nègres. Les spécialistes européens de l'histoire coloniale nous disent, d'autre part, que c'est grâce à la colonisation en général, à la traite des Nègres et au commerce des «épices» , que l'Europe a accumulé les richesses qui lui ont permis d'organiser son industrialisation.

Donc, depuis les grandes découvertes, depuis le xv e siècle, nous avons été colonisés, c'est-à-dire balkanisés et « barbarisés ». Il nous faut tout reconstruire, et c'est l'idéologie de la négritude qui nous a permis de commencer cette œuvre. Dans cette direc­tion, nous avons voulu, en partant de la négritude, penser et agir par nous-mêmes et pour nous-mêmes. Vous avez, sans doute, lu le livre du professeur Maurice Duverger, les Orangers du lac Balaton. Entre le capitalisme sauvage et le marxisme-léninisme totalitaire, le professeur Duverger indique une troisième voie, qu'explorent les socialistes démocrates européens. Nous, Séné­galais, nous travaillons à élaborer une quatrième voie.

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Nous avons, pour cela, fait une relecture négro-africaine de Marx et Engels. Dans les domaines politique, économique et social, nous pensons qu'il faut partir de Marx, car, dans ces domaines, Marx est le dernier révolutionnaire. Réaliser le socia­lisme, pour nous, c'est, d'abord, se servir des inventions scien­tifiques et techniques les plus modernes pour accroître la pro­duction de biens, non seulement matériels, mais aussi spirituels. Réaliser le socialisme, c'est encore assurer la répartition de ces biens selon le mérite de chacun. Le socialisme, c'est la justice sociale. Réaliser le socialisme, c'est, enfin et essentiellement, non pas précisément accroître, mais créer des biens spirituels. Il y a un texte admirable de Marx que je cite souvent, un texte posthume intitulé le Travail aliéné. Marx nous y dit que la première activité de l'homme est de « satisfaire les besoins animaux », matériels, mais que c'est une fois les besoins animaux satisfaits que l'homme peut se livrer à son « activité générique » d'homme, qui est de « créer des œuvres de beauté », et « selon les lois de la beauté ».

C'est ce que nous essayons de faire, en Afrique noire, grâce, en particulier, aux festivals mondiaux des arts nègres. Pour revenir au Sénégal, depuis notre indépendance, depuis 1960, nous avons créé une nouvelle peinture, une nouvelle sculpture, une nouvelle tapisserie, et vous en avez vu quelques œuvres. Nous avons créé également une nouvelle littérature de langue française. Nous sommes en train de faire plus en créant une nouvelle musique, une nouvelle danse, une nouvelle architec­ture, une nouvelle philosophie.

Pour revenir au socialisme, malgré dix années de sécheresse sur vingt, nous avons multiplié par trois le revenu par tête d'habitant, nous avons multiplié par dix le nombre des collégiens et lycéens, par treize le nombre des étudiants. Nous avons réalisé une infrastructure remarquable en Afrique puisque de moins de mille kilomètres de routes goudronnées en 1960, nous sommes passés à trois mille kilomètres l'an dernier. En 1960 enfin, l'industrie représentait dix-huit pour cent de la production inté­rieure brute ; actuellement, elle représente trente pour cent.

Pour conclure, nous essayons de prouver le socialisme en marchant, en le réalisant dans le domaine politique avec le pluralisme démocratique, dans le domaine économique avec la modernisation de l'agriculture et l'industrialisation, mais surtout,

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dans le domaine culturel, car, pour nous, le socialisme est un humanisme.

PIERRE DE BOISDEFFRE — Nul plus que moi n'admire les écrivains d'Afri­

que noire : à ses poètes, j'ai fait une place importante dans mes anthologies. Cependant, deux objections vien­nent à l'esprit. N'est-ce pas faire injure à l'humanité que de dire — avec Karl Marx — que celle-ci ne peut avoir d'activité spirituelle que lorsqu'elle satisfait à ses « besoins animaux » ? S'il en était ainsi, nous n'aurions connu ni les fresques paléolithiques, ni Lascaux, ni cet art du haut Moyen Age européen qui coexistait avec un niveau de vie encore plus bas que celui des peuples sous-développés. La deuxième objection concerne les contraintes économiques.

Pour progresser, une économie a besoin d'un moteur. Jusqu'ici, on n'en a trouvé que deux : le profit et la contrainte. Le profit, c'est le moteur du système capitaliste. La contrainte existe à l'intérieur du système de production socialiste.

Est-il possible de trouver une troisième voie ?

LEOPOLD SEDAR SENGHOR — J'ai essayé de répondre à votre question. Marx y a

répondu en grande partie. En effet, i l faut d'abord satisfaire les « besoins animaux ». L'homme, après avoir émergé de l'animal, a dû lutter contre les autres animaux et, en même temps, contre les contraintes de l'environnement.

Si, avec les Celtes, les Grecs et les Latins, les Albo-Euro-péens ont, à partir du iv e siècle avant Jésus-Christ, commencé de dominer le monde, c'est parce que, dans les longs hivers des plaines eurasiatiques, au milieu du froid et des ténèbres, ils avaient appris à dominer la nature en développant leur esprit de méthode et d'organisation. C'est au-delà d'un minimum de satisfaction des besoins matériels que la civilisation en général, singulièrement la philosophie et l'art peuvent se développer. Les Grecs nous en donnent un bon exemple. N'oublions pas que la Grèce classique était une série de cités, d'Etats relativement développés dans le domaine économique. C'est, en effet, à partir

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d'un minimum de prospérité économique que l'homme peut se consacrer à la création des biens spirituels.

Vous dites que, pour se développer, l'économie s'appuie, soit sur le profit capitaliste, soit sur la contrainte du marxisme totalitaire. C'est vrai, mais il y a une troisième voie, qui est la bonne voie, celle d'une société réellement démocratique. C'était celle des Grecs à l'époque classique. L a démocratie au sens moderne du mot, la démocratie pluraliste, n'a fait que moderniser celle des Grecs. Pour l'Afrique, c'est une question beaucoup plus complexe, et de fait, comme je l 'ai dit, i l y a une quatrième voie qui est en train de se développer : une qua­trième voie, un peu moins pluraliste, mais plus communautaire, plus spiritualiste. En Europe, je songe aux pays nordiques, à l'Allemagne fédérale, qui s'est appuyée sur le socialisme démo­cratique pour développer son économie. Si vous considérez l'Afrique, vous verrez que, parmi les Etats qui se sont déve­loppés le plus sans le pétrole, on compte quelques-uns des Etats les plus libéraux, comme la Tunisie, le Maroc, le Sénégal, la Côte-dTvoire et le Cameroun avant l'exploitation de leur pétrole.

PIERRE DE BOISDEFFRE — Aucun homme civilisé ne peut renier le « mira­

cle grec », et je ne suivrai pas Bernard-Henri Lévy dans sa dénonciation de la Grèce comme ancêtre du totali­tarisme. Mais cette démocratie, si en avance sur son temps, est morte de ses divisions. L'Athènes de Périclès est morte parce qu'elle n'a pas su se donner un instru­ment politique capable de résister aux pressions de l'exté­rieur. J'espère qu'il n'en sera pas de même de nos démo­craties.

Permettez-moi d'évoquer maintenant trois maîtres très différents. Le premier a été le père Teilhard de Chardin, que j'ai connu lorsqu'il était en exil et qu'il n'avait pas le droit de s'exprimer librement dans une Eglise qui était encore celle du concile de Trente. L'autre a été le général de Gaulle, et permettez-moi de rappeler que j'ai été un des jeunes collaborateurs de Liberté de l'Esprit (1948-1949), revue à laquelle vous avez donné des textes importants. Le troisième a été Gas-

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ton Berger, que j'ai connu lorsque j'étais jeune fonction­naire au ministère de l'Education nationale : un homme génial, trop tôt disparu, qui était votre ami. Ces trois hommes, si différents, ont développé, non pas tout à fait le même message, mais un message animé par une même intuition. Tous les trois ont voulu sortir du dualisme occi­dental de l'esprit et de la matière, qui ne sont pas, disaient-ils, deux objets distincts, mais les deux faces d'une même étoffe cosmique. Quant au triptyque du général de Gaulle — « détente, entente, coopération » — n'est-ce pas la traduction en politique des grandes intuitions de Teilhard et de Gaston Berger ?

Vous êtes proche de ces trois hommes. Vous avez subi l'influence de Teilhard, connu Gaston Berger (vous êtes, d'ailleurs, l'ami de son fils, Maurice Béjart, qui est un poète de la danse, comme vous êtes, vous-même, un «poète de l'action»), admiré de Gaulle...

LEOPOLD SEDAR SENGHOR — Vous avez raison. J'ai été lié à ces trois hommes, qui

m'ont beaucoup apporté. J'ai dû rencontrer Teilhard, sans, au demeurant, faire attention à lui, quand j'étais jeune professeur de lycée. Je fréquentais, alors, les milieux intellectuels des chrétiens libéraux. Teilhard m'a rendu le grand service de me permettre de faire la symbiose du socialisme et de la religion. C'est mon ami Pompidou, comme vous le savez, qui m'a converti au socialisme, dans les années 1930. J'en perdis la foi chré­tienne. Et c'est le père Teilhard de Chardin qui m'a ramené à la foi en me démontrant que je pouvais être un socialiste authentique en même temps qu'un chrétien pratiquant. Actuel­lement, je lis ma messe dans les admirables textes en latin de saint Jérôme. L a première fois que je suis allé rendre visite au pape, à Rome, c'était pour plaider la cause de Pierre Teil­hard de Chardin auprès de Jean X X I I I . Je ferai remarquer, en terminant avec lui, que la philosophie de Teilhard est assez proche de la philosophie négro-africaine. Teilhard part de sa vision intuitive pour aboutir à la reconstruction du monde. Et son système est une énergétique comme la philosophie de la négritude.

C'est le général de Gaulle qui nous a accordé l'indépen­dance. Quand je suis allé lui demander l'indépendance de mon

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pays, qui était, en l'occurrence, la Fédération du Mal i , la conversation n'a pas duré une heure. Le Général, après m'avoir dit son accord, me donna deux conseils. « Le plus important, commença-t-il, c'est d'organiser l'Etat. » Voici son second conseil : «Il faut penser et agir par soi-même et pour soi-même. » Il nous confirmait, ainsi, dans notre option de la négritude : se servir des apports de l'étranger, des apports de la civilisation albo-européenne, mais en repensant le message de l'Europe. A u demeurant, le Général a été le premier à approuver le mouvement de la négritude.

Quant à Gaston Berger, vous le savez, c'était un métis franco-sénégalais, né à Saint-Louis du Sénégal, et qui n'a quitté son pays pour la France que vers l'âge de dix-huit ans. C'est précisément sa situation de métis, la nécessité pour lui de faire la symbiose entre ses différents héritages, qui l'a poussé à scruter l'avenir et à créer la science de la Prospective. Il n'a jamais renié son héritage sénégalais, et c'est en venant à un pèlerinage aux sources qu'il a révélé, aux étudiants sénégalais médusés, qui étaient en grève : « Ma grand-mère, Fatou Diagne, était une négresse de Gorée. » Il a fait plus : i l nous a tracé le chemin, en nous rappelant, par sa vie et par son œuvre, que toute grande civilisation est un métissage biologique et culturel. Maurice Béjart, son fils, suit sa voie, qui a créé, à Dakar, Mudra-Afrique, une antenne de son école de danse. J'ai l'inten­tion d'écrire une étude qui sera intitulée : Maurice Béjart et la Danse. Dans cette étude, je partirai des idées de Gaston Berger pour montrer que M . Béjart a provoqué, dans la danse, une révolution semblable à celle de l'Ecole de Paris dans les arts plastiques.

PIERRE DE BOISDEFFRE — Dans son dernier livre, intitulé l 'Appel aux

vivants, Roger Garaudy affirme qu'il faut en finir avec le dualisme occidental de l'homme et du corps. Pour lui, l'humain et le divin ne font qu'un. La connaissance de Dieu est aussi la connaissance de soi et des autres. De cette vision du monde, Garaudy passe, par un virage qu'on peut contester, à la proclamation d'un socialisme de type nouveau, qui puise ses exemples, tour à tour, dans la Chine de Mao, les socialismes africains, les répu-

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bliques islamiques, les théologies de libération de l'Amé­rique latine. On l'a vu, tout récemment, prendre la défense de l'Iran de l'ayatollah Khomeiny, en notant que la révolution iranienne était la première qui eût osé contester le mode de développement occidental au nom d'une vision religieuse du monde. Bref, Roger Garaudy croit à une rencontre inédite du socialisme et de la foi, rencontre valable pour le socialisme islamique, comme pour le socialisme chrétien.

Il développe ainsi trois affirmations qui condition­nent l'avenir de cette révolution : — reconnaissance de la transcendance de l'homme par

rapport à la nature ; — dénonciation de l'individualisme occidental ; — renonciation à notre modèle capitaliste de croissance,

caractérisé par un accroissement sans fin de la pro­duction et de la consommation.

Voilà, pour un homme qui a été, pendant longtemps, député communiste, des affirmations fort éloignées du message marxiste-léniniste.

Est-ce que le message de Roger Garaudy rejoint le vôtre ?

LEOPOLD SEDAR SENGHOR — Comme vous le savez, Roger Garaudy est un ami. C'est

lui qui a eu l'idée de l'université des Mutants, que j ' a i créée avec lui.

Globalement, je suis d'accord sur sa vision du monde, sur la nécessité de créer un nouveau socialisme par une relecture nationale, continentale, voire ethnique du message de Marx et Engels. Curieusement, au demeurant, Alv in Toffler, un Améri­cain, rejoint notre « quatrième voie » dans un gros ouvrage, bourré de faits, auquel i l a donné le titre de la Troisième Vague et qui a été édité par Denoël. Mais i l y a un point sur lequel je ne suis pas d'accord avec Garaudy. C'est sur la valeur du message de Khomeiny. Celui-ci veut revenir au Moyen Age, en arrière.

L'islam est une religion de progrès, mais d'abord dans le domaine spirituel, et Garaudy a raison quand i l approuve le réveil religieux, le réveil islamique. D'autant que, dans les pays du tiers monde, ce réveil islamique s'accompagne d'un réveil

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chrétien. Il y a un réveil chrétien en Amérique latine, mais aussi en Afrique, qui accompagne le réveil islamique. D'un mot, i l y a une réaction spirituelle des pays du tiers monde devant les déviations, matérialistes, des chrétientés historiques.

Passons, toujours avec Garaudy, du spirituel au politique ; je suis d'accord quand i l insiste sur la valeur de certains socia-lismes musulmans. Je citerai le socialisme marocain, le socialisme tunisien et, en Irak, en Syrie, au Liban, le socialisme du Baas, dont le promoteur, ne l'oublions pas, est un chrétien, Michel Afïak. C'est un socialisme semblable que nous essayons d'éla­borer au Sénégal, comme je l'ai dit tout à l'heure. Il s'agit, après avoir réglé les problèmes économiques et sociaux, de mettre l'accent sur les biens spirituels. Il s'agit, encore une fois, de « créer des œuvres de beauté », comme l'écrivait Kar l Marx.

E n effet, l'activité culturelle, comme « activité générique », est essentielle pour l'homme. Nous assistons, aujourd'hui, en Europe, au dépérissement des religions et des idéologies parce qu'on a enlevé aux religions ce qui les enracinait dans l'âme : la beauté qu'elles exprimaient. Comme le disait un grand esprit, « une religion qui n'est pas une œuvre d'art ne peut convaincre ». L a plus grande erreur des modernistes a été de vouloir sécula­riser, dépoétiser les cérémonies religieuses. C'est la raison pour laquelle en Europe, en France en particulier, les églises sont vides le dimanche, tandis qu'en Afrique, pour choisir cet exem­ple, la messe reste une célébration, une fête, qui attire la foule des croyants.

En somme, sauf son éloge de Khomeiny, je suis d'accord avec Garaudy sur les grandes lignes de sa pensée. Naturelle­ment, je ne parle pas du candidat à la présidence de la Répu­blique. Ce sont, là, des affaires franco-françaises. Vous dites qu'il a été député communiste pendant longtemps. Je n'ai jamais été communiste ; i l reste que, quand j'étais jeune professeur socialiste, en 1936, j 'a i voté communiste, pour marquer la néces­sité d'une révolution à gauche.

PIERRE DE BOISDEFFRE — Nous arrivons à la fin de notre entretien, qui a

été très riche et qui a soulevé de nombreux problèmes.

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Avant de conclure, je voudrais évoquer l'islam que je n'ai pas qualité pour juger. Même chez les chrétiens qui l'ont combattu, il y a, en France, un grand respect des valeurs spirituelles de l'islam. Un homme comme le père Michel Lelong œuvre pour le rapprochement des deux grandes spiritualités. Cependant, il y a deux islams: un islam tolérant, comme celui que nous trouvons au Séné­gal et dans beaucoup d'autres pays d'Afrique. Et un islam fanatique avec un passage, parfois insidieux, du religieux au politique, avec l'utilisation du religieux par le politique.

Les chrétiens aussi ont connu cela. Mais, parfois, nous sommes effrayés de constater que la révolution islamique se déploie comme une sorte de rouleau com­presseur à travers des continents entiers. Et cela au moment où la France n'a plus de « message » à pro­poser au monde. Comme l'Eglise catholique, la France doute de sa vérité. Elle hésite entre un passé glorieux et un avenir incertain. A entendre certains de ses intel­lectuels, qui sont passés de Vaffirmation triomphaliste du génie français à une sorte de masochisme et qui se pros­ternent devant le tiers monde, comme si nous avions à expier, indéfiniment, une sorte de péché originel, la France n'ose plus se dire française, et parfois on dirait qu'elle n'ose même plus parler sa langue. C'est pour­quoi je vais chercher parfois les meilleurs exemples récents de notre littérature et de notre poésie en dehors de l'Hexagone.

Mais enfin, et ce sera mon dernier mot, avez-vous, pour notre pays, Monsieur le Président, un dernier mes­sage ?

LEOPOLD SEDAR SENGHOR — Tout d'abord, l'islam. Très souvent, les Européens se

trompent sur l'islam. Mais l'islam se défend contre son utili­sation, et cela est très important. Bien sûr, i l y a des manipula­tions islamiques. Il faut remarquer, objectivement, que ces manipulations — parfois, ce sont des assassinats — s'exercent sur des musulmans beaucoup plus souvent que sur des non-musulmans. Je prends l'exemple le plus caractéristique, qui est celui de l'Iran. Ceux qui sont arrêtés, condamnés, torturés, tués, ce sont, en général, des musulmans, ce ne sont pas des chrétiens.

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Or, i l ya plus de deux cent mille chrétiens, des Arméniens surtout, en Iran, et plus de soixante-dix mille juifs. N'oubliez pas, d'autre part, qu'il y a, aujourd'hui encore et en Euramé-rique, l'utilisation de la religion chrétienne à des fins politiques. Par exemple, en Irlande du Nord, où protestants et catholiques se tuent. Et j 'a i l'impression qu'il y a une guerre larvée, aux Etats-Unis d'Amérique, entre catholiques et protestants.

Cela dit, revenons à la France. Actuellement, beaucoup d'intellectuels français, et surtout ceux que l'on appelle des « scientifiques », doutent des vertus de la culture, de la langue française ; ils se mettent à écrire leurs études en anglais et, dans les conférences internationales, à parler en anglais. C'est un fait, que, très souvent, dans les conférences internationales, que ce soient des conférences scientifiques, littéraires ou politi­ques, ce sont les francophones d'Afrique noire qui sont les plus courageux à défendre la langue française.

Je ne suis pas contre l'anglais, je vais même publier une anthologie de mes traductions de poèmes « anglais ». L a poésie anglaise est une des grandes poésies du monde parce qu'elle en a quelques-unes des vertus mêmes : l'essence poétique, c'est-à-dire l'image analogique, la mélodie et le rythme. Mais, quand il s'agit de rationalité et de logique, de clarté et de nuance, aucune langue au monde n'est supérieure à la langue française. C'est pourquoi nous déplorons l'abandon progressif des vertus de la syntaxe française. Sur huit temps de l'indicatif, i l y a quatre temps qui sont en train de disparaître, avec l'admirable mode qu'est le subjonctif, voire le conditionnel. Et je ne parle pas de la concordance des temps.

Cependant, i l ne faut pas désespérer. Je vous parlais, tout à l'heure, du projet de communauté organique. C'est cette commu­nauté qui, paradoxalement, doit permettre de régénérer la langue française.

Le père Teilhard de Chardin, puisqu'il faut revenir à lui, nous a dit qu'en ce xx e siècle, nous étions en train d'élaborer la Civilisation de l'Universel, qui serait celle du xxi e siècle. Malgré tout, la France s'y prépare, par l'élaboration de la Communauté organique des pays partiellement ou entièrement de langue française. Mais aussi par l'élaboration longue, progressive, difficile de Y Association euro-arabo-africaine.

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Le rôle, dans le monde, de la France de Descartes et de la Révolution de 1789, ce rôle n'est pas fini. Et cette France-là n'est pas absente, loin de là, dans la révolution scientifique des xix e et xx e siècles. Je pense à André Ampère, à Louis Pasteur, à Louis de Broglie parmi d'autres. Si j 'a i un message à adresser à mes amis français, c'est celui que voici. Qu'ils soient les premiers à croire dans le génie de la nation française, qu'ils soient les premiers à défendre et à illustrer la langue française, car cette langue est essentiellement une langue de culture : une langue de YHomme intégral.

D A K A R , L E 13 O C T O B R E 1980