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BALZAC, GAVARNI et l'affaire Peytel par MADELEINE BERRY L e vendredi 6 septembre 1839, Honoré de Balzac présidait une réunion du comité de la Société des gens de lettres quand Louis Desnoyers lui apprit que le notaire Peytel venait d'être condamné à mort par la cour d'assises de Bourg. Peytel, l'auteur de la Physiologie de la poire à lui dédicacée, Peytel cet ancien rédacteur du Voleur auquel lui, Balzac, collabora si longtemps. Ce n'était pas croyable ! Louis Desnoyers le mit au courant des doutes qui planaient sur la culpabilité du notaire. Balzac, ancien basochien, entrevit là une nouvelle affaire Calas. Gavarni, resté plus lié avec Peytel, avait été voir le condamné, et Balzac estimait fort le dessi- nateur qu'il avait signalé lors de ses débuts obscurs par un article du 2 octobre 1830, quand tous deux collaboraient à la Mode, jour- nal d'Emile de Girardin. Des planches de Gavarni illustraient même des œuvres du romancier, mais en 1839 les deux hommes s'étaient un peu perdus de vue. L'éditeur Curmer les rapprocha et, après une conversation qui emporta la conviction de Balzac, tous deux déci- dèrent de partir pour Bourg afin de tenter de sauver leur ancien camarade. Sébastien-Benoît Peytel était né à Mâcon le 21 janvier 1804, de Benoît Peytel, épicier, et de Benoîte Iterque. Le ménage avait déjà deux filles, Marie-Madeleine et Françoise, nées les 24 août 1794 et 9 juillet 1795. L'épicier avait bien réussi dans ses affaires et fait, dans la période qui suivit la Révolution, des placements immobi- liers qui s'étaient révélés fructueux et acquis des biens ruraux dont l'un, le domaine de Montranchin, permettra à Sébastien-Benoît de se faire appeler un moment Peytel de Montranchin. L'épicier était mort en 1815, ayant cédé en 1811 son fonds au mari de sa fille aînée. L'épicière en retraite et sa fille Françoise, qui n'était pas encore mariée, choyèrent le jeune Sébastien-Benoît, qui leur rendait leur affection. Le sentiment de solidarité familiale restera toujours très fort chez Peytel. 575

BALZAC, GAVARNI et l'affaire Peytel

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BALZAC, GAVARNI

et l'affaire Peytel

par MADELEINE BERRY

L e vendredi 6 septembre 1839, Honoré de Balzac présidait une réunion du comité de la Société des gens de lettres quand

Louis Desnoyers lui apprit que le notaire Peytel venait d'être condamné à mort par la cour d'assises de Bourg. Peytel, l'auteur de la Physiologie de la poire à lui dédicacée, Peytel cet ancien rédacteur du Voleur auquel lui, Balzac, collabora si longtemps. Ce n'était pas croyable ! Louis Desnoyers le mit au courant des doutes qui planaient sur la culpabilité du notaire. Balzac, ancien basochien, entrevit là une nouvelle affaire Calas. Gavarni, resté plus lié avec Peytel, avait été voir le condamné, et Balzac estimait fort le dessi­nateur qu'il avait signalé lors de ses débuts obscurs par un article du 2 octobre 1830, quand tous deux collaboraient à la Mode, jour­nal d'Emile de Girardin. Des planches de Gavarni illustraient même des œuvres du romancier, mais en 1839 les deux hommes s'étaient un peu perdus de vue. L'éditeur Curmer les rapprocha et, après une conversation qui emporta la conviction de Balzac, tous deux déci­dèrent de partir pour Bourg afin de tenter de sauver leur ancien camarade.

Sébastien-Benoît Peytel était né à Mâcon le 21 janvier 1804, de Benoît Peytel, épicier, et de Benoîte Iterque. Le ménage avait déjà deux filles, Marie-Madeleine et Françoise, nées les 24 août 1794 et 9 juillet 1795. L'épicier avait bien réussi dans ses affaires et fait, dans la période qui suivit la Révolution, des placements immobi­liers qui s'étaient révélés fructueux et acquis des biens ruraux dont l'un, le domaine de Montranchin, permettra à Sébastien-Benoît de se faire appeler un moment Peytel de Montranchin. L'épicier était mort en 1815, ayant cédé en 1811 son fonds au mari de sa fille aînée. L'épicière en retraite et sa fille Françoise, qui n'était pas encore mariée, choyèrent le jeune Sébastien-Benoît, qui leur rendait leur affection. L e sentiment de solidarité familiale restera toujours très fort chez Peytel.

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Mme Peytel mère voulut que son fils devînt un intellectuel. II fit ses études secondaires dans une pension de Lyon puis au collège de Mâcon. U n de ses maîtres le présentera plus tard comme un élève attachant, droit et intelligent. I l se destina au notariat et en mai 1825 devint clerc chez M " Cornaton, notaire à Saint-Laurent-lès-Mâcon, où i l resta jusqu'en septembre 1826. I l donna satisfac­tion et sortit avec un certificat élogieux. Mais i l fit par la suite quelques vers qui ridiculisaient son ancien patron et celui-ci ne lu i pardonna pas. On s'en aperçut plus tard.

Sébastien-Benoît avait quelques revenus provenant de la succes­sion de son père et i l songeait à la littérature, à la politique, et voulait, aussi, faire des études de droit. I l part donc pour Paris en 1827, prend quatre inscriptions à l 'Ecole de droit et entre dans le journalisme. C'est là qu'il connut Louis Desnoyers (à qui nous devons les Aventures de Jean-Paul Choppart), né dans l ' A i n . Des­noyers avait fait une partie de ses études à Mâcon où son père s'était d'ailleurs ruiné. Les deux compères se soutinrent mutuellement. C'est alors que Sébastien-Benoît se fait appeler Peytel de Montranchin. O n croit lire Illusions perdues dans la partie intitulée : « U n grand homme de province à Paris ». Desnoyers et Peytel rencontraient les mêmes désillusions, les mêmes salons fermés. Ils se jetèrent alors dans l'opposition et fondèrent un journal, mais si Peytel avait assez d'argent pour payer l'impression et le papier, i l ne pouvait fournir le cautionnement de 10.000 F exigé par la lo i . Qu'importe ! on changerait le titre du journal trois fois par semaine, on imprimerait sur papier rose. Mais les fonds de Peytel se dilapidaient et la famille de Mâcon s'alarma.

On le rappela et on s'occupa de lui trouver une charge de notaire. Mais i l devait passer un examen devant la Chambre des notaires. M e Cornalón, rancunier, ne fournit pas de bons renseigne­ments et Peytel fut ajourné à six mois. Qu 'à cela ne tienne, Sébastien-Benoît ferait un nouveau stage dans une étude, à Paris cette fois. I l s'inclina avec joie et entra dans l 'étude de M e Leroux aîné. On était en janvier 1830.

Les journées de Juillet furent fêtées dans l'allégresse par tous « les grands hommes de province » à Paris. Sur son papier rose le journal de Desnoyers aux noms changeants publia des bulletins de victoire. Louis-Philippe fut accueilli comme un libérateur et plus tard, dans une lettre à Gavarni, Peytel déclara que, lors d'un défilé mené par le duc d'Orléans, on se repassait une bouteille de bière et qu'ainsi i l avait bu à la même bouteille que le futur roi.

Fils adultérin du comte Alexandre de Girardin, Emile Delamothe avait, depuis deux ans, commencé sous le nom d'Emile de Girardin la carrière de fondateur de journaux qui allait le rendre célèbre, lui et sa Presse. Comme début i l avait lancé le Voleur qui se

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vantait de piller les autres en se réclamant, sous une vignette d'Henri Monnier, de ces vers de Voltaire :

Au peu d'esprit que le bonhomme avait L'esprit d'autrui par complément servait

Il compilait, compilait, compilait.

Ce fut un succès — assorti de duels. Saisi d'une activité fébrile, Emile de Girardin lança nombre d'autres journaux — dont la Mode où se révéla Gavarni et où commença la collaboration de Balzac avec Girardin. Mais celui-ci ne pouvait gérer toutes ses créations. C'est ainsi qu'un jour i l céda à Peytel sa part de propriété. Cepen­dant la justice ayant inquiété le Voleur en raison de ses nombreux emprunts à la prose d'autrui, i l dut devenir plus original. D u 26 septembre 1830 au 29 mars 1831 Balzac y publia ses fameuses Lettres de Paris. Mais, en dehors de cet étonnant reportage, les articles du Voleur n'intéressaient plus et les abonnés se raréfiaient.

Peytel, propriétaire d'une part du journal et rédacteur en chef, eut à rendre visite à Balzac qui le reçut amicalement. I l fréquentait les coulisses et se prenait très au sérieux. Naturellement orgueilleux, i l tirait un surcroît d'orgueil de ses relations. I l eut des démêlés, cer­tains violents, avec les autres copropriétaires. I l eut vite à se débattre dans des embarras d'argent ; Emile de Girardin se montra inélégant (Peytel lui devait encore des échéances). Ses articles, rares d'ailleurs, n'avaient aucune portée. Les incidents se multiplient où l 'on voit Peytel colérique, prétentieux, maladroit, mais sans rancune, et fidèle à ses amis. Le 28 novembre 1827 i l dut abandonner sa part à un autre copropriétaire pour rembourser Emile de Girardin. I l avait dépensé 17.000 F dans l'aventure du Voleur, mais i l y avait acquis une certaine notoriété et l'amitié ou la reconnaissance de Balzac, de la duchesse d'Abrantès, d'Henri Monnier, de Gavarni (dont i l se sentit toujours plus proche que des autres) et i l gardait la camaraderie de Louis Desnoyers. E n outre, i l avait écrit, sous le pseudonyme, vite percé, de Louis-Benoît, jardinier, la Physiologie de la poire dirigée contre Louis-Philippe qui l'avait déçu comme la plupart de ceux qui avaient participé aux journées de Juillet. Cette Physiologie était un livre in-8° de deux cent soixante-cinq pages avec un crayon d'Henri Monnier. Le texte n'était pas fameux, mais i l était hardi ; les procureurs du roi et les avocats généraux y étaient fort maltraités. L e livre eut du succès, mais on pense bien que ce ne fut pas à la Cour.

Presque glorieux, débarrassé de ses dettes, Sébastien-Benoît Peytel jouit en paix des premiers mois de 1833 ; i l écrit dans de petits journaux, i l fréquente assidûment des amis fidèles, notamment Gavarni et les Feydeau, dont le petit garçon, Ernest, sera l'auteur de Fanny et le père du vaudevilliste.

E n juillet 1833 i l regagne Mâcon par sagesse. L a maman Peytel, l'oncle (un frère du père) veulent le marier.

A Mâcon i l parle de ses succès parisiens, i l laisse voir son ennui, d'autant plus qu'on lui refuse la seule jeune fille qui lui

plaisait. L 'Académie de Mâcon le reçoit... comme agriculteur. Ce qui n'est pas si mal vu : i l arrondit les biens de la famille dans des conditions qui se révèlent fructueuses. I l écrit aussi des vers, discute politique, soutient la candidature de Lamartine, qui le remercie. Enfin i l revient au notariat, d'abord en s'inscrivant comme clerc à Lyon où sa sœur Françoise s'était mariée avec un soyeux. I l donna satisfaction à ses patrons au point que l 'un d'eux voulut lui céder sa charge, mais i l aurait dû pour cela s'endetter, i l ne le voulut point. I l est ému par la misère des ouvriers lyonnais et en secourt certains discrètement. I l emploie ses loisirs à acheter des meubles anciens et des objets curieux, telle une ceinture de chasteté.

Mais voilà qu'une occasion s'offre à lui d'acquérir une charge. C'est à Belley et le prix n'est pas exorbitant. I l traite et, cette fois, se voit admis par la Chambre des notaires de l ' A i n . I l paie comp­tant la partie la plus importante du prix et ne se trouve redevable que d'une faible somme qu'il garde pour ses frais d'installation. I l a loué un bel appartement, en partie meublé, qu'il acheva de garnir avec ses meubles de Lyon — qui parurent trop luxueux aux gens de Belley. E n même temps i l sous-louait son appartement de Lyon. I l était donc à l'aise quand i l se décida à prendre femme.

I l avait été présenté à la société de Belley par l'avocat Rpselli-Mollet dont le beau-frère, petit-cousin de Lamartine, avait été un condisciple de Peytel au cpllège de Mâcon. Chez l'avocat i l rencon­tra le 16 décembre 1837 Ml le Félicité Alcazar dont deux des quatre sœurs étaient mariées, l'une avec un lieutenant de gendarmerie, le marquis de Montrichard, l'autre au D r Casimir Broussais, professeur agrégé, fils du célèbre Broussais. L a famille éblouit-elle le fils de l'épicier ou s'éprit-il de cette jeune créole ? (Elle était née dans l'île de la Trinité en 1817 d'un colonel anglais mort depuis et d'une Française.) Félicité n'était pas jolie et elle était myope au point qu'elle ne pouvait franchir un ruisseau sans s'embourber ni découper sa viande à table. El le était capricieuse, sans instruction, gourmande et insaisissable. Sa fortune était moyenne de même que ses espé­rances puisqu'elle avait trois sœurs (la quatrième venait de mourir). Normalement elle vivait à Paris chez sa mère avec sa plus jeune sœur. El le était venue en séjour à Belley chez Mme de Montrichard. Mais en février 1838 le lieutenant de Montrichard renvoya la jeune fille à sa mère du jour au lendemain. El le pleura très fort. On jasa beaucoup et l 'on parla d'une intimité trop grande de la jeune créole avec un domestique de son beau-frère, Louis Rey. C'était un enfant trouvé élevé par des paysans. Il avait vingt-six ans et était beau garçon.

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Sans prendre garde à ces ragots, ou les ignorant, Peytel s'en­flamme pour l'absente. Roselli-Mollet se fit l 'intermédiaire auprès de Mme Alcazar. On parla chiffres. Ceux-ci paraissaient plutôt à l'avan­tage de Peytel. Mais la jeune Félicie (c'est le nom qu'on lui donnait généralement) se montrait très hésitante et manifestait plus que jamais son caractère capricieux. Enfin, le 3 mai 1838, chez Mme A l ­cazar, fut signé le contrat établi par le notaire de celle-ci.- Parmi les témoins signalons Lamartine, Louis Desnoyers, Gavarni. On va les retrouver comme témoins au mariage célébré le 7 mai 1838 à Paris.

Une discussion s'éleva entre les époux le jour même au sujet de la corbeille que la jeune mariée présentait à toutes ses amies en dé­laissant les invités. On remarqua une dissension dès le lendemain des noces. L a jeune femme sortit seule à 7 h du matin. Quelques jours plus tard, étant partie avec sa mère, elle la perdit sur les bou­levards et revint six heures après. Rentrée à Belley avec son mari, elle manifesta une grande répulsion pour celui-ci, d'où scènes dont Mme Camille Broussais venue avec le jeune ménage fut témoin. Enfin les choses parurent s'arranger. Le 19 juillet en raccompagnant à Lyon Mme Broussais qui rentrait à Paris, le notaire fut abordé par Louis Rey qui venait de quitter le service de Montrichard. Mme Pey­tel pleura. Peytel engagea Louis Rey comme domestique.

Dans la nuit du 1 e r novembre 1838, M e Peytel sonnait avec insistance à la porte du D r Martel, médecin à Belley. L a pluie tombait en rafale. Avec son beau-frère, M . Jordan, président du tribunal civil, qui habitait le même immeuble, le médecin descendit. Le notaire le supplia de venir immédiatement soigner sa femme sur qui son domestique Louis Rey avait tiré un coup de pistolet. Peytel ajoutait qu'il avait poursuivi le meurtrier sur la route et l'avait tué. Mais la jeune femme qui gisait dans la voiture, les vêtements en désordre, ne donnait plus signe de vie. L e notaire paraissait désespéré et répétait : « Ma femme, ma pauvre femme ! » On appela un autre médecin ; le président Jordan alla requérir le lieutenant de gendar­merie Wolf. Les constatations se firent dans le désordre, sous la pluie glaciale. On reconduisit le phaéton avec la morte dans la maison du notaire. L à on trouva le chariot qui, confié au domestique, précédait la voiture des maîtres et que le cheval avait ramené seul. Peytel était comme fou. I l racontait que le meurtrier avait non seulement tué sa femme mais l'enfant qu'elle portait dans son sein. I l était incohérent et imprécis. I l racontait en gros que, partis de Mâcon le 31 octobre avec huit sacs d'argent reçus à Lyon, ils avaient passé le pont d'Ändert peu avant Belley et que, sur la montée de la Darde, i l avait crié à son domestique d'achever la montée à pied. I l était enfoncé dans le coin à droite de la voiture, sa femme dormait sur son épaule gauche quand soudain i l entendit la détonation d'une arme à feu. Sa femme cria : « M o n pauvre ami, prend tes pistolets ! » Ignorant que celle-ci fût atteinte (elle avait

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d'ailleurs sauté à gauche de la voiture), i l courut sur la route et tira sur un. individu qui s'enfuyait. I l reconnut son domestique et tira un autre coup de pistolet. Comme l'assassin levait son propre pistolet sur lui , Peytel lui appliqua sur le front un coup de marteau de minéralogiste qu'il avait toujours à son bras, puis frappa, frappa tandis que l'autre s'abattait.

I l revint pour chercher sa femme. El le était étendue dans le pré submergé qui bordait la rivière. El le était froide, inanimée, i l la ramena dans la voiture, courut à une maison voisine ; on vint et l 'on constata que la femme était morte, ce dont doutait encore le notaire. Enfin on plaça Félicie dans la voiture et, hébété, Peytel prit les rênes et conduisit. E n voyant le cadavre de l'assassin i l voulut passer dessus ; on l'en empêcha. Le notaire répétait : « Elle n'est pas morte, j'ai senti de la chaleur. »

Le lieutenant Wolf conclut : « Vous êtes partis trois, deux sont morts, vous revenez sans blessure, je vous arrête ». M . Jordan inter­vint alors pour qu'on laissât un peu de temps au notaire, au moins jusqu'à ce que les premières vérifications fussent faites.

Elles le furent dans les pires conditions. On retrouva le corps du domestique criblé de coups de marteau, la face étendue à terre comme quelqu'un qui ne s'est pas défendu. On ramassa un pistolet d'arçon, un fouet, une couverture. On ne prit aucune empreinte. Sur le siège intérieur de la voiture de maître on trouva un petit pistolet marqué de la lettre P qui avait fait feu récemment et un lourd marteau de mineur. On retrouva les huit sacs d'argent et un sac qui contenait des échantillons de pierres. On brouilla les pistes et l 'on ne mit même pas de gendarmes pour garder les lieux. On fit expertiser les armes par un armurier de Belley qui s'adjoignit un serrurier. Us furent incapables de déceler si le pistolet d 'arçon avait servi.

L e gendarme qui gardait Peytel déposera que le notaire avait répété à plusieurs reprises : « Vous ne connaissez pas tout mon mal­heur : ma femme aimait mon domestique. Mon beau-frère, M. de Montrichard, l'avait chassé pour son infidélité. J'avais voulu m'en séparer, mais ma femme s'y est opposée. » Par la suite Peytel niera ces propos ; même après le délire qui suivit le drame i l tint à un tout autre système de défense.

L'autopsie du corps de Louis Rey fut faite avec la même incom­pétence que les constatations judiciaires. Deux médecins de la ville, promus médecins légistes, trouvèrent une grosse balle dans son gilet et deux autres balles tombèrent de ses poches. I l était mort des coups de marteau assenés avec une farouche violence. L'autopsie de Félicie Peytel révéla qu'elle portait deux blessures à la tête provenant de deux balles qui semblaient avoir été tirées de droite à gauche et du haut. L a peau était brûlée comme si elle avait été blessée à bout portant, i l semblait que la balle ayant entraîné la mort était grosse, mais ces experts improvisés accumulèrent les inexactitudes,

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les lacunes. Us reconnurent que la blessée avait pu descendre de voiture et s'enfuir en parcourant six à sept cents mètres.

Au milieu de l'hostilité générale d'une population où i l n'était pas aimé, y ayant accumulé les maladresses dont les plus généreuses

n'étaient pas les moins mal vues (comme de faire baisser le taux de l'intérêt), Peytel fut incarcéré dans la vieille prison du bailliage. I l fut d'abord mis au secret. Mais i l avait emporté de nombreux papiers. Sa sœur lyonnaise, Mme Carraud, accourut et, dès que le secret fut levé, elle vint le réconforter. Mais sous le régime d'ins­truction criminelle alors en vigueur, l'inculpé n'avait pas le droit de se faire assister par un avocat au cours de l'instruction. Or i l eut affaire à un vieux juge fatigué et hostile, M . Roux, et c'est dans l'ignorance complète de ce qu'on lui reprochait que Peytel se défendit. I l invoqua la légitime défense, déclarant que son domes­tique l'avait attaqué pour voler les sacs d'argent et qu'il avait dû le tuer. I l s'en tint là, se refusant à expliquer les contradictions et anomalies relevées. Avec son ami, M e Roselli-Mollet, Peytel choisit un Lyonnais, M e Claude Margerand, brillant avocat d'assises. Si brillant qu'il se fiait à sa seule plaidoirie pour enlever l'acquitte­ment et négligeait toute la procédure de l'instruction. I l ne vint voir Peytel que quelques semaines avant l'audience. I l se reposait pour le reste sur son confrère Roselli-Mollet qui, par déférence pour le futur bâtonnier, n'osait rien faire. Peytel était réduit à lu i -même et, nous l'avons déjà vu, i l était orgueilleux et maladroit.

Le juge, M . Roux, avait tout d'abord pensé que Peytel avait tué sa femme et son domestique par jalousie. Peytel nia et le meurtre de sa femme et la jalousie. Interrogé sur des détails sans nombre, i l . restait parfois embarrassé, mais parfois embarrassait le vieux juge. On perquisitionna sa maison et la présence de la ceinture de chasteté fut l'objet des conclusions que l 'on devine. On trouva aussi dans la malle du domestique quatre petites balles et une pierre à fusil et l 'on accusa Peytel de les y avoir placées lui-même. De même on l'accusa, ayant emporté tant de papiers en prison, d'avoir laissé presque en évidence deux lettres de Félicie à son mari où elle s'accusait des torts les plus graves et de « vœux ignobles ». Le juge conclut au drame passionnel. On acquit la conviction que peu de jours avant le drame Louis Rey avait acheté des balles. On passa outre.

Là-dessus Belley vit arriver le procureur du roi, M . Pochet, qui, en ayant terminé avec la chasse, venait remplacer son jeune substitut. Il commença par perquisitionner dans la cellule et y trouva des lettres du D r Broussais à Félicie et à Peytel montrant que les débuts du ménage avaient été difficiles à cause de Félicie qui avait à maî­triser « un mauvais penchant », mais aussi une de Félicie indiquant qu'ensuite l'entente avait régné.

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M . Pochet, jacobin, vit en Peytel un ennemi politique défendu par « les nobles et les prêtres ». I l mena l'enquête avec sévérité, retournant contre Peytel le rapport des experts et les lettres adres­sées à sa belle-famille d'où i l ressortait qu'il était avant tout sou­cieux de l'honneur de celle-ci. Là-dessus, M . Roux, atteint par un deuil cruel, démissionna, ce qui arrangea bien M . Pochet, fort peu content du défaut de souplesse du juge d'instruction. Ce dernier fut remplacé par un jeune homme ambitieux, M . Gouvet, qui vit dans l'affaire Peytel une occasion de parvenir. Dès lors le notaire pouvait réclamer des vérifications, sa famille se dépenser pour lui : M M . Po­chet et Gouvet travaillaient plus à préparer un réquisitoire qu 'à mener une instruction impartiale. On commença par démontrer que Louis Rey n'avait tenté ou commis aucun crime. Sous l'influence du procureur, la belle-famille « lâche » Peytel. L e domestique inno­centé, le procureur et le juge imaginèrent que Peytel avait préparé de longue main toute une mise en scène pour pouvoir le faire accuser. De mauvais antécédents de Louis Rey se transformèrent, les renseignements favorables abondèrent. Bref tout était motif à interprétation défavorable à Peytel.

A u début M . Pochet crut lui aussi à un drame provoqué par la jalousie, mais i l connaissait l'indulgence des tribunaux pour les drames passionnels. Peytel ne faisait rien pour accréditer cette thèse, au contraire, et la famille Alcazar, devenue complètement hostile à Peytel, le montrait âpre et cupide. M . Pochet en vint bientôt à se laisser convaincre sans difficulté que Peytel avait tué sa femme pour s'emparer de sa fortune. U n testament mutuel rédigé dans les pre­miers mois du mariage avait donné quelque consistance à cette thèse bien qu'il s'avérât que Peytel était à l'aise et n'avait aucun besoin de la fortune, d'ailleurs modique, de sa femme. E t puis, dans ce cas, pourquoi aurait-il aussi tué le domestique? Pour simuler un crime passionnel ? Mais i l s'en défendait. E n accumulant tous les commérages possibles on arrivait, à accuser Peytel d'un crime sordide et d'un second fait pour éliminer un témoin gênant.

L'attitude de Peytel attisait encore l'antipathie du procureur et du juge. I l se montra méprisant et hautain avec les magistrats quand ceux-ci, ayant bien monté leur affaire, consentirent à l'interroger. Mais ce fut un interrogatoire orienté. Jamais Peytel ne fut confronté avec personne. I l refusa de signer son interrogatoire et en appela à son avocat lyonnais, M e Margerand, mais celui-ci lui répondit qu'i l n'y avait rien à faire à Belley et qu'il fallait se réserver pour la cour. L'instruction continua dans ces conditions déplorables. Peytel se fâchait. L e procureur se taisait, glacial. L e juge essayait continuelle­ment de mettre Peytel en contradiction avec lui-même, posait des questions brutales, s'égarait dans des détails sur lesquels l'inculpé, ignorant tout des témoignages et des rapports d'experts, était bien incapable de répondre comme i l l'aurait fallu. Ains i accumulait-il contre lui des apparences de preuve. Son arrogance, sa faiblesse grandissante due au régime pénitentiaire n'arrangeaient rien. I l fut

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assez inhabile pour se dérober quand on lui parla du testament fait par sa femme alors que ce testament ne pouvait être le mobile du crime en raison de diverses considérations juridiques. On ne retrouvait pas ce document et M e Roselli-Mollet refusait de le mettre à l a disposition de la justice, se réservant de le produire en son temps. Tandis que l'hostilité grandissait autour de Peytel, conspué par toute une population, trahi par sa belle-famille, par ses confrères, i l l'était aussi, sans qu'ils s'en rendissent compte, par l'attitude de ses défenseurs. Ceux-ci ne voyaient pas que le procureur et le juge, déjà hostiles à Peytel, partiaux au point de ne recueillir que les témoignages défavorables, avaient, au contraire, accordé la plus grande attention à celui de Mme Broussais, l'une des sœurs de Félicie qui, animée d'une haine féroce contre le notaire, monta seule la légende d'un Peytel tyran conjugal, violent, obligeant sa femme à écrire des iettres où elle s'accusait et lui faisant faire un testament en sa faveur. On veut croire que la douleur porta la mère et cette sœur à charger ainsi un homme qui continuait à leur faire confiance. Cette famille s'opposa également à la vente avant le verdict de l 'étude qui, chaque jour, se dépréciait davantage. Les rentrées de fonds ne se faisaient plus et Peytel manquait d'argent alors qu'on lui demandait le remboursement des sommes qu'il avait empruntées pour ses affaires. Les autorités s'associèrent à la famille pour empêcher la cession de l'étude.

Cependant Peytel attendait avec optimisme sa comparution de­vant la cour d'assises. I l saurait bien se justifier. Comment? C'est ce que les défenseurs commençaient à se demander, mais devant le mutisme de Peytel ils espérèrent un coup d'éclat qui permettrait, talent aidant, de sauver la tête de leur client. C'est ainsi que, d'illu­sions en illusions, on arriva...

Peytel était prévenu « d'avoir dans la soirée du premier novembre dernier, volontairement, et avec préméditation, donné la mort, pre­mièrement à Louis Rey, son domestique, sans être en état de légi­time défense, deuxièmement, à dame Félicie Alcazar, sa femme ».

L e 8 juillet 1839 Peytel fut transféré à Bourg au milieu d'un service d'ordre impressionnant. L a lecture de l'acte d'accusation émut enfin M e Margerand qui vit le danger constitué en grande partie par l'attitude de la famille Alcazar sur qui Peytel se reposait encore. Celui-ci restait optimiste, persuadé qu'il démontrerait sans peine qu'il ne pouvait avoir aucun mobile d'intérêt, non plus que de haine ou de jalousie, et que les experts s'étaient trompés en niant la possi­bilité de l'attaque perpétrée par son domestique. I l demanda et obtint après maintes difficultés une contre-expertise d'un médecin de Paris. Ce rapport lui fut favorable, mais, établi après l'instruction, i l resta confidentiel et on ne le retrouva jamais.

Peytel comptait aussi sur ses amis de Mâcon, dont Lamartine, et de Paris ; parmi ceux-ci Gavarni qui ne l'avait pas abandonné et à qui i l écrivit encore le 30 ou 31 août : « On me trouvera proba-

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blement libre, et si vous venez, nous partirons ensemble pour je ne sais où... »

Or le dossier établi par le procureur était écrasant et les pou­voirs du président de la cour d'assises lui permettaient d'écarter les témoins « inutiles » et de présenter au jury, à la fin des débats, un résumé des charges.

L a session d'août de la cour d'assises de l ' A i n était présidée par M . Fleury Dudieu, conseiller à la cour royale de Lyon. Quelques jours avant l'audience la presse publia, comme c'était l'usage, l'acte d'accusation qui était terrible pour Peytel. C'était si tendancieux que le romancier anglais Thackeray en traça une parodie indignée après le verdict.

L'affaire passionnait le public, monté contre Peytel, et c'est cette atmosphère que les jurés retrouvaient après chaque séance. A tous ses passages dans la cour du Palais installé dans l'ancien château des ducs de Savoie, l'accusé était injurié par la populace serrée derrière les grilles. Dans la salle mal éclairée où se tenaient les assises i l avait le public derrière lui et les témoins à sa gauche, qui le séparaient de son avocat avec qui i l ne pouvait donc s'entretenir. L'affaire Peytel soulevait un intérêt considérable : des sténographes et des correspondants de presse étaient venus de Paris et de Lyon.

Dès le début de l'interrogatoire i l fut aisé de voir l'orientation que prendraient les débats. Tout ce qu'il y avait de positif et de favo­rable dans la vie de Peytel fut omis. Par des questions insidieuses auxquelles l'accusé n'était pas en mesure de répondre clairement, i l fut vite établi qu'il avait un passé douteux, avait fait un mariage intéressé en trompant sa belle-famille sur ses ressources, qu'il avait été violent avec sa femme, mais que, hypocrite, i l cachait son jeu devant témoins. Peytel gardait le silence chaque fois qu'i l était question des torts avoués par sa femme dans des lettres, d 'où cette conviction, que le président sut faire partager aux jurés, qu'i l avait dicté ces lettres sous la menace parce qu'il préméditait déjà la mort de sa femme. M e Margerand commença d'intervenir, mais sans effi­cacité. Tous les faits du drame du Pont d'Andert furent présentés de la même façon. Louis Rey devenait un brave garçon qui n'avait jamais rien eu à se reprocher. L e notaire perdait pied. I l retrouvait en plus grave le climat de l'instruction. A bout de forces i l s'asseyait sans répondre ou faisait des réponses évasives. L e second jour, insulté encore plus violemment que la veille par la foule de la rue, i l était malade d'émotion. On entendit pendant deux jours et demi les témoins cités par l'accusation. C'était accablant et la défense restait silencieuse, M e Margerand attendait la déposition des contre-experts, mais la conviction des jurés se consolidait. I l y eut, cité par le procureur et qui fit une déposition dramatique, un témoin de la dernière heure qui était une minus habens. Quand, par hasard, un témoignage était insuffisamment accablant, i l était vite interrompu. L a famille Alcazar fut particulièrement hostile à l'accusé. Si elle ne présenta pas Félicie comme une sainte, elle lui donna des torts

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légers. M e Margerand avait en mains des documents propres à démentir ces propos funestes. I l garda le silence, se réservant tou­jours pour sa plaidoirie qu'il voulait éclatante. Cependant les hôtels de Belley étaient pleins, les rues bruissantes d'une foule passionnée.

L e Dr Ollivier, contre-expert, fut le premier témoin appelé par la défense. I l fut catégorique : Mme Peytel n'était pas morte de ses blessures mais d'asphyxie après être tombée dans l'eau en fuyant la voiture. I l blâma les experts improvisés de Belley, montant ainsi contre lui la population locale. L e président profita de cet état d'esprit pour le ridiculiser et réduire à néant son importante dépo­sition favorable à l'accusé. Les autres témoins de la défense furent aussi malmenés. Mais leur passage avait rasséréné Peytel qui retrou­vait sa confiance.

Le 30 août le réquisitoire fut terrible. Comme Mme Peytel était enceinte, c'est d'un triple assassinat que Peytel se voyait accusé. Tout ce qui n'avait encore été que suggéré dans l'interrogatoire, pourtant tendancieux, est ici affirmé avec force comme certain. L e procureur Perrot terminait en demandant un verdict de mort. I l était midi et demi. M e Margerand demanda à ne plaider que le lendemain afin de laisser s'effacer l'impression funeste provoquée par le réquisitoire. L e président refusa et accorda une heure de sus­pension pour permettre à l'avocat de mettre ses notes en ordre. Peytel essaya de faire passer un mot à celui-ci. On ne le lui permit pas. L a plaidoirie de M e Margerand fut brillante. I l s'attacha à montrer les failles de l'accusation, ses contradictions, la fragilité de ses prétendues certitudes, mais i l montra aussi qu'il était incapable d'expliquer le mystère qui subsistait dans le drame du Pont d'Andert. I l tenta avec flamme de faire partager au jury sa conviction que Peytel était innocent, toutefois i l apporta plus de romantisme que de précision à sa plaidoirie. Le procureur lui répondit en quelques mots. Restait alors au président à résumer les débats, ce qu'il fit avec la partialité qu'il avait manifestée depuis le début. Le jury avait à répondre sur la culpabilité double de Peytel et sur la pré­méditation dans chaque cas. Quatre questions. Après une heure et demie de débat, à près de minuit, le chef du jury vint annoncer que la réponse était « oui » à chaque question. On ramena l'accusé. L e ministère public requit en application de la loi la peine capitale. L e président prononça l'arrêt de mort.

Livide et désespéré, Peytel fut enchaîné et emmené dans la cellule des condamnés à mort.

L e 30 août 1839 Gavarni, rentrant de Marseille, était arrivé à Bourg et avait appris le verdict. I l sollicita et obtint, non sans diffi­culté, l'autorisation de voir Peytel. «Je meurs pour avoir fait mon devoir », lui dit le notaire. L'avocat Guillon, qui assistait à l'entrevue, dit à Gavarni en sortant que s'il n'avait pas été là Peytel se serait ouvert à son ami.

L e 31 août Gavarni rentre à Paris et le 1 e r septembre Peytel

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signe son pourvoi en cassation. I l a demandé à Gavarni de revenir le voir. Mais à Paris Gavarni agissait et i l entraînait Balzac.

G avarni et Balzac avaient obtenu du chef de cabinet du ministre de l'Intérieur l'autorisation de visiter le condamné. Or celui-ci

ayant formé un pourvoi en cassation n'était pas un condamné défi­nitif et i l fallait le couvert du ministère de la Justice. Sans se soucier de cette nouvelle difficulté, les deux amis se mettent en route le 7 septembre, brûlent les soixante-cinq relais des 440 km qu'ils ont à parcourir et, après trente heures de voyage, descendent à l 'Hôtel de France à Bourg où M " Guillon les attendait.

Dès le 9 au matin ils se rendirent à la préfecture où ils furent reçus par le préfet, Alexis de Jussieu, descendant du botaniste célèbre. Celui-ci, cultivé et d'opinion libérale, donna la permission à Gavarni et à Balzac de voir Peytel l 'un après l'autre. Mais i l avisa le procureur du roi, qui, furieux, en référa au procureur géné­ral à Lyon. Cependant, sans se soucier de la lutte qui s'ouvrait entre l 'Intérieur et la Justice, Gavarni et Balzac se rendaient vers 17 h à la prison. Gavarni pénétra le premier. L à : « le regardant en face, je provoquai brusquement sa confiance par quelques paroles nettes et pressantes. Peytel fut d'abord étourdi, ébranlé. Il regarda le geô­lier qui s'était mis près de lui, et il me demanda en latin si je voulais parler cette langue. Je lui dis de parler français mais bas. Il me passa le bras autour du cou et il me dit... ». Peytel venait d'avouer son secret. I l ne le répéta pas devant Balzac, mais Gavarni dut ren­seigner celui-ci.

Désormais Balzac, sûr du succès, s'abandonna à sa verve pen­dant le dîner. I l écrit au directeur du Siècle que la non-eulpabilité de Peytel est certaine et que, sans son voyage et celui de Gavarni, le notaire aurait péri par honneur. C'est à ce journal d'opposition, où i l aura en outre l'appui de Louis Desnoyers, que Balzac se propose de publier ses Lettres en faveur de Peytel.

Tandis que ce dernier reprend espoir, Gavarni et Balzac vont à Belley et reconstituent le drame non sans avoir réveillé au milieu de la nuit l 'un des médecins qui avaient procédé aux premières cons­tatations. L e 12 septembre ils sont de retour à Paris cependant que M e Margerand, qui y est venu, se consulte avec l'avocat chargé du pourvoi devant la Cour de cassation.

Les 17 et 18 septembre Balzac rédige la Lettre sur le procès de Me Peytel, mais avant qu'elle paraisse le notaire a fait savoir à M e Margerand qu'il ne veut pas changer son mode de défense et a interdit qu'on dise rien qui entache la mémoire de sa femme. Balzac est donc obligé de corriger sa Lettre où i l ne peut que s'attacher à démontrer que le meurtre par intérêt est invraisemblable. Mais sur le crime, i l reste discret, ce qui enlève beaucoup de force à son plaidoyer. Le Siècle publia cette longue Lettre les 27, 28 et 29 sep­tembre et la Gazette des tribunaux les 28, 29 et 30.

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Immédiatement la famille Alcázar et la presse locale réagissent. Les journaux de Paris échangent des injures au sujet de cette fameuse Lettre. Le Siècle lui-même en vient à désavouer quelque peu Balzac. Peytel a connaissance de la Lettre dans sa prison et en remercie l'auteur. I l voudrait que quelques exemplaires en soient joints à son linceul. I l continue à se défendre et à croire en ses amis de Paris, mais i l ne se fait pas d'illusions.

L e 10 octobre 1839 le pourvoi en cassation est rejeté. L e 12 le Journal de Paris publie : le Champion du notaire innocent, malheu­reux et persécuté. Introduction d'un livre inédit, signé : « U n de nos plus féconds romanciers ». Ici Balzac entreprend un nouvel effort pour obtenir au moins une commutation de la peine. I l n'y a plus qu'un espoir : les requêtes de grâce.

L a sœur dévouée de Peytel, Mme Carraud, est mise en rapport par Gavarni avec Joséphine d'Abrantès, fille de la duchesse d'Abran-tés, qui a ses entrées auprès de la reine. Mais l'opinion publique est déchaînée et la Lettre de Balzac, diffuse et en partie embarrassée, au surplus publiée dans un journal d'opposition, n'arrange rien. M l l e d'Abrantès ne peut parvenir à joindre le roi. E l le recommande à Gavarni de faire une pétition qui sera remise directement à Louis-Philippe. Mais celui-ci a-t-il oublié la Physiologie de la poire écrite naguère par Peytel ? Lequel, d'ailleurs, rédige en prison des pointes amusantes bien qu'il sache son pourvoi rejeté. Cependant, malgré les efforts de ses avocats et du curé qu'il a vu, i l ne veut rien changer à son système de défense... et i l met encore quelque espoir dans sa'belle-famille.

Gavarni se décide à passer outre à l'interdiction de Peytel et i l fait état de la confidence secrète reçue par lui dans la pétition qu'il confie à Joséphine d'Abrantès pour qu'elle la remette au roi. Celle-ci , persuadée que cette confidence in extremis ne sera pas crue et nuira à Gavarni, refuse la mission. Gavarni rédige une nouvelle pétition où i l ne mentionne pas la confidence qui pourrait sauver le condamné de la peine capitale. Les amis lyonnais de Peytel se démènent en sa faveur. Rien n'y fait. L e 23 octobre le recours en grâce de Peytel est rejeté.

L e 26 octobre l'exécuteur des hautes œuvres de Lyon est invité à se rendre à Bourg. Paris chante sur l'air de là Charmante Ba­

telière une complainte sur les meurtres reprochés à Peytel. L e lundi 28 octobre 1839 on lui signifie le rejet de son recours en grâce. I l reste courageux, met ses papiers en ordre, règle ses comptes, donne des pourboires, recommande à la concierge un enfant auquel i l s'était intéressé, remercie ceux qui l'ont aidé ou soutenu, affirme qu'il est innocent du meurtre de sa femme, s'entretient avec le prêtre et rédige rapidement quelques lettres. A midi i l quitte la prison, les fers aux pieds et aux mains, après s'être regardé dans un miroir, et va à pied, sur sa demande, droit, jetant des regards hautains sur la

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foule pressée dans la rue. Devant l'échafaud i l chercha du regard quelque figure de connaissance puis se redressa et marcha le front haut, enleva lui-même sa redingote et sa casquette. Quelques ins­tants après sa tête était dans le panier. Son corps, réclamé par sa famille, fut inhumé au cimetière de Bourg sans plaque portant son nom.

L e 30 octobre Balzac, découragé, écrivait à Mme Hanska que désormais i l verrait tuer un innocent sans s'en mêler. On continue encore à l'attaquer dans les journaux pour avoir pris la défense de Peytel. Quant à Gavarni, i l était désespéré et se demandait si devant un tel déni de justice, i l n'allait pas quitter la France à jamais. Mais Balzac le convoqua pour tenter une réhabilitation du notaire. Tou­tefois ses propres soucis l'en détournèrent peu à peu.

Que savaient donc les deux hommes pour nourrir encore un tel espoir ?

Balzac laisse percer la vérité en février 1840 dans une lettre à Mme Hanska. Mais c'est dans la publication intégrale du Journal des Goncourt qu'on trouve la clé du mystère. F i n janvier 1852 i l note le « récit complet, clair comme le jour » (1) que Gavarni lui fit de la confidence de Peytel : «Peytel venait de passer le pont de l'Ain avec deux voitures. Son domestique dans la première, lui avec sa femme dans la seconde. Il descend dans une montée et s'écarte pour p... Le domestique était descendu en même temps que lui. Il entend. : « Est-i l là ? » Sa femme était très myope. Cette troisième personne réveille en lui toute sa jalousie. Il revient, dit qu'il va en avant faire ouvrir les portes, qu'on monte doucement, et va dans le bois et se cache en haut de la montée derrière un arbre. Le domes­tique, au lieu de remonter dans la première voiture, remonte dans la voiture du maître à côté de la femme. Il (Peytel) perçoit des caresses équivoques. Il se glisse inaperçu à la première voiture, prend un pistolet confié au domestique — car il y avait 6.000 F — va à la calèche, tire sur le domestique — qui se retire — et tue sa femme. » (Entendez : atteint sa femme sans le vouloir.) Gavarni ne note pas que Mme Peytel se sauve de la voiture et va, dans sa myopie, s'immerger dans l'eau. Mais reprenons le récit : «Louis Rey saute en bas de la voiture et se sauve. Peytel qui s'occupait de minéralogie comme il s'était occupé de littérature — « le Voleur », etc. — prend son marteau de mine, s'élance à la poursuite de Louis Rey, qui se retourne et lui porte un coup de fouet par la figure et (il) le tue d'un coup de marteau. » (En fait Peytel porta plusieurs coups de marteau à Louis Rey.)

D'autre part on a retrouvé les notes que Gavarni avait prises pour préparer la pétition complète que Joséphine d'Abrantès refusa de transmettre au roi. Après avoir rappelé le passé, douteux de la jeune Félicité Alcazar, le caractère vaniteux et obstiné de Peytel,

(1) Journal des Goncourt, tome I.

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Gavarni fait le récit de la confidence faite à voix basse par le notaire où figurent des détails omis par Goncourt. Par exemple : «Eh! bien ma femme me trompait, elle avait connu Louis (chez les Montr i -chard), il faut qu'elle lui ait écrit de venir pour nous rencontrer à Lyon où je l'ai engagé à mon service. Ma femme était très mé­chante et quand nous avons eu Louis, elle est devenue gentille. Je ne savais rien. J'avais eu des doutes que j'avais repoussés. Le soir du Pont d'Andert... »

I l résulte donc de ces documents qu'il faut voir en Peytel « l'époux outragé défendant son honneur, par le meurtre il est vrai, mais dans un cas distinctement défini par la loi ». E t Gavarni sou­tenait que « la voiture est le domicile du voyageur », ce qui impli­querait le droit de tuer celui qui l 'y outragerait (article 324 du Code pénal paragraphe 2 de l'époque).

Pourquoi donc Peytel n'a-t-il jamais livré son secret qu'en un unique moment d'émotion et l'a-t-il ensuite gardé pour lui ? Gavarni déclare qu'il avait un « sentiment exagéré d'un point d'honneur » et considérait « comme une lâcheté de racheter sa vie en livrant le déshonneur de sa femme. Puis encore son orgueil n'aura pu ad­mettre que son propre valet lui avait été préféré». I l voulut aussi jusqu'au bout préserver l'honneur d'une belle-famille qu'il plaçait très haut et aima encore après qu'elle l'eut accablé.

C'est ainsi que Peytel interdit à ses défenseurs d'utiliser même une lettre de M . de Montrichard par laquelle celui-ci, renvoyant Félicie à sa mère, disait tout le mal qu'il en pensait.

On comprend maintenant que Balzac ait été si embarrassé dans la rédaction de sa fameuse Lettre et qu'il y ait rendu hommage au courage de Peytel sans pouvoir préciser les raisons de son admiration.

Cent trente-quatre ans après et ayant constaté que l'aveu de Peytel met les experts d'accord sur les points essentiels, disons simplement que, dans la présomption, le notaire resta convaincu jusqu'au bout, en soutenant une thèse fausse, qu'i l serait acquitté puisque l'accusation se fondait sur des bases fausses.

De même M e Margerand, respectant la consigne de silence imposée par son client (il avait pressenti la vérité), défia la cour de prouver que celui-ci mentait. C'était trop demander à la justice populaire — qui sans doute aurait acquitté ou condamné à une simple peine de prison le mari outragé.

E n somme Peytel est mort pour ne pas être ridicule.

M A D E L E I N E B E R R Y

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