1
Balzac, Le Père Goriot, 1835 Rastignac résolut d'ouvrir deux tranchées parallèles pour arriver à la fortune, de s'appuyer sur la science et sur l'amour, d'être un savant docteur et un homme à la mode. Il était encore bien enfant! Ces deux lignes sont des asymptotes 1 qui ne peuvent jamais se rejoindre. [Après le troublant discours de Vautrin] Quelle tête de fer a donc cet homme! se dit Rastignac en voyant Vautrin s'en aller tranquillement, sa canne sous le bras. Il m'a dit crûment ce que madame de Bauséant 2 me disait en y mettant des formes. Il me déchirait le cœur avec des griffes d'acier. Pourquoi veux-je aller chez madame de Nucingen 3 ? Il a deviné mes motifs aussitôt que je les ai conçus. En deux mots, ce brigand m'a dit plus de choses sur la vertu que m'en ont dit les hommes et les livres. Si la vertu ne souffre pas de capitulation, j'ai donc volé mes sœurs 4 ? dit-il en jetant le sac sur la table. Il s'assit, et resta là plongé dans une étourdissante méditation. - Etre fidèle à la vertu, martyre sublime! Bah! tout le monde croit à la vertu; mais qui est vertueux? Les peuples ont la liberté pour idole; mais où est sur la terre un peuple libre? Ma jeunesse est encore bleue comme un ciel sans nuage : vouloir être grand ou riche, n'est-ce pas se résoudre à mentir, plier, ramper, se redresser, flatter, dissimuler? n'est- ce pas consentir à se faire le valet de ceux qui ont menti, plié, rampé? Avant d'être leur complice, il faut les servir. Eh bien! non. Je veux travailler noblement, saintement; je veux travailler jour et nuit, ne devoir ma fortune qu'à mon labeur. Ce sera la plus lente des fortunes, mais chaque jour ma tête reposera sur mon oreiller sans une pensée mauvaise. Qu'y a-t-il de plus beau que de contempler sa vie et de la trouver pure comme un lis? Moi et la vie, nous sommes comme un jeune homme et sa fiancée. Vautrin m'a fait voir ce qui arrive après dix ans de mariage. Diable! ma tête se perd. Je ne veux penser à rien, le cœur est un bon guide. [Et après une promenade au jardin des Tuileries] Cette promenade fut fatale à l'étudiant. Quelques femmes le remarquèrent. Il était beau, si jeune, et d'une élégance de si bon goût! En se voyant l'objet d'une attention si admirative, il ne pensa plus à ses sœurs, ni à sa tante dépouillées, ni à ses vertueuses répugnances. Il avait vu passer au-dessus de sa tête ce démon qu'il est si facile de prendre pour un ange, ce Satan aux ailes diaprées 5 , qui sème des rubis, qui jette ses flèches d'or au front des palais, empourpre les femmes, revêt d'un sot éclat les trônes, si simples dans leur origine; il avait écouté le dieu de cette vanité crépitante dont le clinquant nous semble être un symbole de puissance. La parole de Vautrin, quelque cynique qu'elle fût, s'était logée dans son cœur comme dans le souvenir d'une vierge se grave le profil ignoble d'une vieille marchande à la toilette 6 , qui lui a dit : "Or et amour à flots!" 1 Asymptote : droite qui tend à s’approcher d’une courbe sans jamais la toucher. 2 Mme de Bauséant : cousine éloignée de Rastignac, qui fut la première à lui donner des conseils sur la façon de se comporter dans la haute société aristocratique parisienne. 3 Mme de Nucingen : l’une des deux filles du père Goriot, femme d’un riche banquier, sous le charme de laquelle Rastignac est tombé et qui serait d’une aide précieuse pour son ascension dans ce milieu fermé de l’aristocratie parisienne. 4 Les sœurs de Rastignac, deux êtres très tendres, ont travaillé dur pour envoyer de l’argent à leur frère quand elles ont eu connaissance de ses difficultés. 5 diaprées : aux couleurs vives et chatoyantes 6 marchande à la toilette : femme qui revend des vêtements, des parures, etc. 5 10 15 20 25 30

Balzac, Le Père Goriot, 1835 - Créer son blogblog.ac-versailles.fr/.../Le_Pere_Goriot__Rastignac_.pdf · Balzac, Le Père Goriot, 1835 Rastignac résolut d'ouvrir deux tranchées

Embed Size (px)

Citation preview

Balzac, Le Père Goriot, 1835

Rastignac résolut d'ouvrir deux tranchées parallèles pour arriver à la fortune, de s'appuyer

sur la science et sur l'amour, d'être un savant docteur et un homme à la mode. Il était encore

bien enfant! Ces deux lignes sont des asymptotes1 qui ne peuvent jamais se rejoindre.

[Après le troublant discours de Vautrin]

Quelle tête de fer a donc cet homme! se dit Rastignac en voyant Vautrin s'en aller

tranquillement, sa canne sous le bras. Il m'a dit crûment ce que madame de Bauséant2 me

disait en y mettant des formes. Il me déchirait le cœur avec des griffes d'acier. Pourquoi

veux-je aller chez madame de Nucingen3? Il a deviné mes motifs aussitôt que je les ai

conçus. En deux mots, ce brigand m'a dit plus de choses sur la vertu que m'en ont dit les

hommes et les livres. Si la vertu ne souffre pas de capitulation, j'ai donc volé mes sœurs4?

dit-il en jetant le sac sur la table. Il s'assit, et resta là plongé dans une étourdissante

méditation. - Etre fidèle à la vertu, martyre sublime! Bah! tout le monde croit à la vertu;

mais qui est vertueux? Les peuples ont la liberté pour idole; mais où est sur la terre un

peuple libre? Ma jeunesse est encore bleue comme un ciel sans nuage : vouloir être grand ou

riche, n'est-ce pas se résoudre à mentir, plier, ramper, se redresser, flatter, dissimuler? n'est-

ce pas consentir à se faire le valet de ceux qui ont menti, plié, rampé? Avant d'être leur

complice, il faut les servir. Eh bien! non. Je veux travailler noblement, saintement; je veux

travailler jour et nuit, ne devoir ma fortune qu'à mon labeur. Ce sera la plus lente des

fortunes, mais chaque jour ma tête reposera sur mon oreiller sans une pensée mauvaise. Qu'y

a-t-il de plus beau que de contempler sa vie et de la trouver pure comme un lis? Moi et la

vie, nous sommes comme un jeune homme et sa fiancée. Vautrin m'a fait voir ce qui arrive

après dix ans de mariage. Diable! ma tête se perd. Je ne veux penser à rien, le cœur est un

bon guide.

[Et après une promenade au jardin des Tuileries]

Cette promenade fut fatale à l'étudiant. Quelques femmes le remarquèrent. Il était beau, si

jeune, et d'une élégance de si bon goût! En se voyant l'objet d'une attention si admirative, il

ne pensa plus à ses sœurs, ni à sa tante dépouillées, ni à ses vertueuses répugnances. Il avait

vu passer au-dessus de sa tête ce démon qu'il est si facile de prendre pour un ange, ce Satan

aux ailes diaprées5, qui sème des rubis, qui jette ses flèches d'or au front des palais,

empourpre les femmes, revêt d'un sot éclat les trônes, si simples dans leur origine; il avait

écouté le dieu de cette vanité crépitante dont le clinquant nous semble être un symbole de

puissance. La parole de Vautrin, quelque cynique qu'elle fût, s'était logée dans son cœur

comme dans le souvenir d'une vierge se grave le profil ignoble d'une vieille marchande à la

toilette6, qui lui a dit : "Or et amour à flots!"

1 Asymptote : droite qui tend à s’approcher d’une courbe sans jamais la toucher.

2 Mme de Bauséant : cousine éloignée de Rastignac, qui fut la première à lui donner des conseils sur la façon de se comporter

dans la haute société aristocratique parisienne. 3 Mme de Nucingen : l’une des deux filles du père Goriot, femme d’un riche banquier, sous le charme de laquelle Rastignac

est tombé et qui serait d’une aide précieuse pour son ascension dans ce milieu fermé de l’aristocratie parisienne. 4 Les sœurs de Rastignac, deux êtres très tendres, ont travaillé dur pour envoyer de l’argent à leur frère quand elles ont eu

connaissance de ses difficultés. 5 diaprées : aux couleurs vives et chatoyantes

6 marchande à la toilette : femme qui revend des vêtements, des parures, etc.

5

10

15

20

25

30