BARUCH SPINOZA ET CARL SCHMITT : PENSER L'ETAT

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C. LELEKTSOGLU

2010/ 2011

BARUCH SPINOZA ET CARL SCHMITT

PENSER L'ETAT

MEMOIRE MASTER II SOUS LA DIRECTION DE M. LE PROFESSEUR MOREAU PARCOURS HISTOIRE DE LA PENSEE POLITIQUE ENS DE LYON

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BARUCH SPINOZA ET CARL SCHMITT

PENSER L'ETAT

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A mes frres,

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TABLE DES MATIERES

Introduction Schmitt, lecteur de Spinoza I Spinoza et la gomtrie de l'tat De Hobbes Spinoza : la question du jus naturalis Tractatus Theologico-Politicus : une extriorit contractualiste La thorie des passions : gnrer la Cit La ralisation typologique : la question du rgime La doctrine de l'tat : constituer la dmocratie II Carl Schmitt ou l'expression de l'tat Le politique comme critrium : un Hobbes dboulonn La philosophie catholique de l'tat : le no-traditionalisme schmittien La mthode sociologique au miroir de la thorie de l'tat Carl Schmitt : le rgne de la critique Un hritage dcisif : penser la dictature III Persevere in suo esse : une thorie de ltat Exister : la doctrine du conatus Spinoza et le Trait politique : le personnalisme tatique L'instrumentalisation schmittienne : Thorie de la Constitution Schmitt et la doctrine de l'tre : Drang nach osten ? Spinoza en Masaniello : l'alternative Negri IV Spinoza et Schmitt : la question de la norme Rformer l'entendement : le problme de la norme Spinoza et les thologiens : le refus de l'ordre Entendre la norme, connatre la passion Un juriste htrodoxe : excder l'idal Dcision et supra normativit Spinoza, Schmitt: une philosophie du droit ?

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V tat et dcision : topique spinoziste ? Spinoza et lcriture : Moise homme d'tat L'hermneutique spinoziste : une tonalit latine Le Trait Politique : le primat de l'imperium ? Structurer le collectif : le dfi coercitif Conduits par une seule pense : la question de la dcision Le commandement : une hypothse spinoziste ? VI Conclusion Spinoza et Schmitt : une thorie de l'tat ? Bibliographie

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INTRODUCTION : SCHMITT LECTEUR DE SPINOZA Tous nos philosophes contemporains regardent, sans le savoir peut tre, travers les lunettes que Baruch Spinoza a polies. Karl Marx Lettre du 30 mars 1840 Il faut peut-tre une certaine inconscience pour crire sur Spinoza et Schmitt. En 1990, Manfred Walther, lors dun ouvrage consacr lactualit du spinozisme, observa combien la corrlation des deux thoriciens se relve particulirement fconde. Les reliefs axiomatiques soutenus par Walther se joignirent selon une logique interprtative plurielle et suscitrent le dbat.1 Cette modeste tude vise exploiter, en resserrant le spectre de l'analyse sur le phnomne tatique, les directions discursives des deux thoriciens. On abordera dans une premire partie la dmarche conceptuelle de l'tat au sein de la pense Spinoziste. Le langage de la philosophie critique clairera une dmarche idiomatique, entendra l'exposition de l'architecture pouvoir. Dans un second dveloppement, parallle, l'tude se pliera la considration de la socit civile au regard des thses schmittiennes. Enfin, et en guise de dploiement final, nous aborderons les dimensions axiologiques de l'tude. Cet ultime effort aura valeur

dcisive. On y observera, dans un premier temps, sous quelles modalits l'expression du conatus trouve refuge au sein de la mcanique schmittienne. Un second dveloppement visera dterminer la question de la normativit au regard des deux thoriciens. Enfin, nous entreprendrons d'valuer la valeur thorique d'une topique de la dcision au sein de l'uvre spinoziste. Si les perspectives tendront clairer la potentialit d'un discours superficiellement antinomique, celles ci amneront, selon une architecture, la force du constat. Au pralable, et l'avantage de l tude ici mene, nous analyserons la lecture de Spinoza que ralise Schmitt. Voil pour l'exposition. Abordons maintenant la premire approche de notre travail. La lecture de l'uvre du juriste incite la plus extrme prudence. Un large pan de sa thorie politique, qui a valeur d'incantations au sujet de la redirection de la politique librale weimarienne en une machine effective domine une criture.1

Les philosophmes schmittiens

traduisent, au moyen d'une

Article de Manfred Walther Schmitt et Baruch Spinoza ou les aventures du concept politique , dans Olivier Bloch. Spinoza au XXme sicle, PUF 2 C. Schmitt Le Lviathan dans la doctrine de ltat de Thomas Hobbes, Seuil 3 L'ouvrage de Strauss Spinoza's Critique of Religion suscita le commentaire : Lo Strauss,

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recrudescence aigu de la philosophie no-traditionaliste, une insistance patente quant la dcisive question du politique comme distinction ami /ennemi. Les thses schmittiennes ont valeur d'appui une tendance conservatrice rvolutionnaire,

lesquelles, si elles ne suffirent constituer le noyau conceptuel de l'idologie nazi, ne manqurent de participer son approbation manifeste. L'uvre du thoricien allemand, plus par rigueur intellectuelle que pour le plaisir de la polmique, multiplie, durant l'ensemble de sa carrire acadmique, les rfrences Spinoza. Si le point de dpart de l'analyse de la lecture schmittienne convoque le lien analytique Spinoza - Hobbes, il n'est pas ignorer combien le penseur anglais constitue une figure rcurrente du socle conceptuel schmittien. Le juriste problmatique nourrit en effet une profonde admiration envers Thomas Hobbes ; l'uvre du thoricien demeure profondment

imprgne de celui qu'il considre tel un frre. Cette estime envers l'auteur du Lviathan appelle le juriste discerner la figure de Spinoza avec une certaine proximit. Il ne semble pas exagr d'arguer combien le juriste et thoricien du politique allemand peroit les schmes de la philosophie Spinoziste la lunette des uvres hobbesiennes. Cette valuation conditionne littralement la saisie des schmes spinozistes ; attribue la saisie de ceux ci un caractre tributaire, irrvocablement li : Au chapitre 33 ( du Lviathan ), Hobbes, en tant que l'un des premiers critiques de la Bible et de ses sources, examine les divers textes de l'Ancien testament . La aussi il voque le Livre de Job avec quelques remarques critiques, que Spinoza reprendra son compte dans le Tracta tus Theologico Politicus. 2Outre la tonalit ambigu de l'criture, la trs nette conviction d'un Spinoza dpendant de la structure hobbesienne tient ici valeur de fait. En outre, et l'appui de la thse de Lo Strauss3, Schmitt ne manque d'amplifier la thse de l'acculturation Spinoziste de la politique contractualiste hobbesienne. Spinoza ne se considre ici non plus telle une figure l'ombre du monument anglais mais, et a contrario, se ralise travers une position. L'agencement de thses contractualistes2

C. Schmitt Le Lviathan dans la doctrine de ltat de Thomas Hobbes, Seuil L'ouvrage de Strauss Spinoza's Critique of Religion suscita le commentaire : Lo Strauss, a examin dans un ouvrage paru en 1930 le Trait Thologico-politique de Spinoza et a constat la trs large dpendance dpendance de ce dernier l'gard de Hobbes. Il remarque que Hobbes considre les juifs comme les vritables responsables de la distinction, sditieuse et destructrice de ltat, entre religion et politique . C.Schmitt Le Lviathan dans la doctrine de ltat de Thomas Hobbes, Seuil3

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hobbesiennes, s'accompagne, selon les schmes spinozistes d'une rdition d'une thorie politique sous la forme de critique ; opre une mutation sans prcdent : Il (Baruch Spinoza) a reconnu aussitt la grande fracture par o s'engouffrerait le libralisme moderne, et partir de laquelle pouvait tre renvers en son contraire l 'ensemble de la relation difie et voulue par Hobbes entre intriorit et extriorit, entre public et priv . L'optique schmittienne tient aussi cerner l'apport de Spinoza selon la prcellence d'une philosophie politique. Le lien Spinoza- Schmitt demeure, il faut le souligner, un lien politique. L'rudition schmittienne attribue au rdacteur de l'thique le statut de dissident thorique et insiste de faon patente au primat de la dimension politique de la philosophie Spinoziste. Schmitt revendique le mouvement analytique opr par le juif athe comme une dstructuration tendance pr-librale. L''esprit de dissidence dpossde l'me de son intrieur 4 dconstruit le monument politique synthse historique du Lviathan. Aussi, selon le conditionnement auquel le soumet un carcan, Spinoza constituerait une figure symbolique, qui aurait su cristalliser un renversement thorique dcisif. Si Spinoza se considre dans ses acceptions interprte, Schmitt conoit le regard politique de Spinoza envers la politique de Hobbes, incisif, voire crucial. En effet le coup de force spinoziste, qui semble la fois accabler comme susciter une fascination prononce, tient saisir la mesure de l'engagement thorique opr par Spinoza. Cette opration mene avec brio, participe la naissance d'un paradigme corrosif, symbole de ce que Schmitt excre particulirement: l'mancipation de la conscience politique bourgeoise en thorie de la potestas. Le rapprochement s'habille, par ailleurs, d'une appropriation notable des termes clefs de la technique Spinoziste ; un phnomne d'cho qui dnote un intrt peut tre moins superficiel qu'il n'aurait pu y paratre au premier abord. Les empreintes qui teintent l'criture du juriste mergent au regard de termes clefs la philosophie spinoziste : l 'instrumentalisation de la maxime du conatus demeure relativement quivoque, apparat plusieurs reprises : Quant aux questions de savoir s'il existe un cas extrme ou de dfinir les moyens extrmes qui seraient d'une ncessit vitale pour dfendre sa propre existence et conserver son tre propre - in suo esse perseverare-, ni l'une, ni l 'autre ne sauraient tre

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C. Schmitt Le Lviathan dans la doctrine de ltat de Thomas Hobbes, Seuil

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tranches par un tranger. 5 Selon une acception singulire, l'appropriation de ce terme clef de l'ontologie spinoziste s'enchevtre ici la dfinition de l'auto conservation : Schmitt value la correspondance ontologique naturaliste du spinozisme en thorie du politique. Il s'agit d'une dmarche amphibologique rebours de la finalit politique dmocratique laquelle correspond le spinozisme politique. Surtout, et ce qui dnote l'ventualit d'une lecture fortement nuance, particulirement biaise par l'incidence de la thorie politique de Hobbes, se rvle selon l'addition d'un adage htrodoxe : la situation d'exception, critrium du politique domine l'analyse, supervise l'acception du spinozisme. (A ce titre, une double hypothse s'offrirait ici : Schmitt laborerait le spinozisme selon les modalits d'un hobbisme sous l'preuve de torsions ; le spinozisme se rvlerait selon une approche hypothtique). Par ailleurs, un autre passage dnote une rfrence l'expression de la puissance: C'est pourquoi son droit l 'auto conservation est la prsupposition de toutes les considrations ultrieures ; elle cherche avant tout se maintenir dans son existence in suo esse perseverare ( Spinoza ), elle protge son existence, son intgrit sa scurit et sa constitution 6 Ici l'adage voque la condition de l'effectivit supra-normative, reflte la valeur existentielle de la .Hrite du langage scolastique, une autre expression sous les conditions schmittiennes, loi caractristique aux modalits pouvoir

spinozistes, natura naturans, natura naturata 7tient valeur mtaphorique, se permute, en concept politique. Lie l'analyse constituant/ pouvoir constitu reformule par Sieys, Schmitt tablit une corrlation au carrefour de la thorie du droit et de la rflexion philosophique. Le socle de la mthode sociologique subdivise l'acculturation conceptuelle : l'auteur entrevoit une porte de rflexion thorique valeur analogique ; puis tel un revirement, effectue une mise au rencart de l'analogie envers une cintique sociologique : Plusieurs textes de Sieys tablissent comme une analogie mtaphysique entre le pouvoir constituant dans son rapport avec tous le pouvoirs constitus et la natura naturans dans son rapport avec la5 6

C. Schmitt La notion de politique Flammarion C. Schmitt Thorie de la constitution PUF 7 par Nature naturante, il nous faut entendre ce qui est en soi et se concoit par soi, autrement dit tels attributs de la substance qui expriment une essence ternelle et infinie, c'est dire Dieu entant que lon considre comme cause libre . Et par nature, j'entends tout ce qui suit de la ncessit de la nature de Dieu, autrement dit de chacun des attributs de Dieu, c'est dire toutes les manires des attributs de Dieu, en tant qu'on les considre comme de choses qui sont en Dieu et qui sans Dieu ne peuvent tre ni se concevoir thique I proposition XIX, Scolie

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nature naturata d'aprs la thorie de Spinoza : c'est une source originelle inpuisable de toues les formes qui elle mme ne peut tre apprhende par aucune forme qui tire sans cesse de son sein de nouvelles formes, qui sans forme constitue toutes les formes . 8 Notons le dplacement ralis par l'auteur quant la saisie de ce langage : Il est pourtant ncessaire de distinguer la thorie positive du pouvoir constituant, partie intgrante de toute thorie de la constitution, et celle de cette mtaphysique panthiste : ces deux constructions ne sont absolument pas identiques. La mtaphysique de la potestas constituens comme analogue de la natura naturans relve de la thorie de la thologie politique. Dplaons prsent le spectre de l'analyse au prisme d'une interrogation sous sous-jacente l'tude : la mesure de l'opportunisme schmittien suscite, en effet, les plus justes critiques. Coquetterie du monde universitaire actuel, figure de l'ennemi pour d'autres, celui qui se justifia de l'ignominie par le silence9 demeure un aventurier politique , largement sujet la polmique . L'criture antismite imprgne de manire rcurrente les travaux de Carl Schmitt10 Certains travaux de la priode 1938-1945, notamment le trs critique tat, mouvement et peuple , attestent d'une trs polmique prise partie. Le Lviathan dans la doctrine de Thomas Hobbes constitue un ouvrage largement ddie la figure mythique du Lviathan, transcrit une proximit. L'tude rvalue la figure du mythe biblique une contemporanit. A cette occasion, Baruch Spinoza y demeure cit. Sous le stigmate de juif , le rdacteur de l'thique demeure voqu, considr11

sous la

valeur

dprciative de l'anathme conceptuelle : Quelques annes peine prs la parution duLviathan, le regard du premier juif libral est tomb sur la faille peine perceptible. . Le

Staatsrechtlehrer, considr par Jacob Taubes comme minence de la science du droit, dgage, travers une consternante mouvance, la figure d'un opportunisme vident. 128 9

C.Schmitt Thorie de la Constitution PUF L'ouvrage Ex Captivitate salus ne saurait tenir lieu de rponse apologtique. A ce titre, consulter l'tude biographique de David Cumin Carl Schmitt aux ditions cerf. 10 Mendelssohn: sans grand esprit, son intelligence ne souffrait pas la comparaison avec Spinoza, mais avec un instinct infaillible, il pressentait que saper la puissance de l'tat, la vider de sa substance, c'tait le meilleur moyen de paralyser le peuple tranger, et de servir l'mancipation de son peuple : les juifs Carl Schmitt Le Lviathan dans la doctrine de ltat de Thomas Hobbes, PUF 11 Carl Schmitt, Le Lviathan dans la doctrine de l'Etat de Thomas Hobbes, PUF 12 Carl Schmitt, Ex captivitate salus, Textes prsents et annots par A.Doremus, Vrin

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I. Spinoza et la gomtrie de l'tat De Hobbes Spinoza : la question du jus naturalis Commenons par dfinir la nature de lindividu selon Hobbes. Thomas Hobbes nomme affection premire ou endeavour une ncessit physique. Extension de ces commencements tnus du mouvement 13, cet apptit 14 s'apprcie selon la logique hobbesienne telle une dynamique. Ce mouvement rvle la tendance premire de l'tre inquite dun dsir continu15. Un dsir qui dessine la vie, dresse les modalits de l'existence ; la comptition pour les richesses, lhonneur, le commandement 16, en somme la lutte 17. Cet espace fictif d' expressions primaires, condition naturelle des hommes, traduit le socle de la thorie politique hobbesienne, induit de facto une triple hypothse: 1) le fait que dominent les rapports inter humains ; des rapports entre puissances, puisque la nature de l' individu demeure, avant tout, puissance dexister 2) par la libert, mais une libert de corps : le raisonnement matrialiste insiste quant la valeur physique de la libert 3) l' galit de puissance, une galit de fait, une galit de status. Ce que Hobbes dnomme le droit naturel, se rapporte la capacit d'agir de l individu au sein de cette espace hypothtique : la libert que chacun a duser de sa propre puissance comme il le veut lui-mme, pour la prservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre vie, et par consquent de faire, selon son jugement et sa raison propre, tout ce qu il concevra tre le meilleur moyen adapt sa fin 18. En soutenant une thse radicalement contraire la tradition antique, Hobbes s rige de ce fait contre la conception du droit naturel classique. Pour Aristote, lhomme o , ne

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Hobbes, Lviathan, Gallimard Id. 15 Je place au premier rang, titre de penchant universel au genre humain, un dsir inquiet dacqurir puissance aprs puissance, dsir qui ne cesse seulement qu la mort. , rfrence, id. 16 Id. 17 Id. 18 Le droit naturel nest soumis au jugement daucun si ce n est de l individu mme, celui ci tend raliser un dsir, une expression du mouvement vital. Il nest pas question dassimiler la notion de droit et la notion de juste tel un idal moral. Car dans la condition de l tat de nature, l individu pouss par son instinct assimilera au juste la ralisation de son dsir, l tat de nature nest donc pas ni un idal utopique, ni une ralisation autonome.

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peut s accomplir pleinement que dans la Cit.

Parce que son bonheur ne peut

saccomplir quen socit, sa nature serait, par dduction, civile. Pour la tradition classique, les vertus comme les vices appartiendraient la nature des individus, mais le bonheur l activit de lme selon la vertu la plus parfaite de l homme 19, serait avant tout issu dune vie digne. La Cit, assurant prosprit conomique et scurit dvoilerait ainsi la nature vertueuse de lhomme et son essence sociale. Le dplacement dont fait preuve Hobbes insiste donc, au contraire, sur la nature apolitique de l homme, conception sous sous-jacente au concept de droit naturel qui nous importe ici. Par ailleurs, si le penseur de Malmesbury dresse un tableau terne des rapports inter humains, il nomet pas de constater combien la paix demeure essentielle: le dsir dune vie facile et de la volupt sensuelle dispose les humains obir une puissance commune 20, la peur de la mort et des blessures conduit a la mme chose 21, le dsir de connatre et les arts de la paix conduisent les humains obir une puissance commune 22. Ainsi dcoule le constat suivant : la conscience de cet tat de misre, de crainte, un tat qui nuit sa prosprit, aussi. Cette perspective que Hobbes appelle loi naturelle 23 ou la facult de raison 24, prsente dans la dfinition de droit naturel et qui constitue le second moment, fictif, de l tat de nature, moment de la rflexion de l individu quand son perptuel malheur. De cette manire, le concept de loi naturelle oscille entre rflexion de l individu, le calcul afin d chapper la mort, et les conseils de la raison qui peuvent tre interprts comme la loi divine25 (En outre, la crainte tmoignerait l'incidence de scularisation ou plutt de transformation, prsente chez Hobbes. Car si l individu nespre plus en lau-del, il aura tout intrt exister ici bas donc trouver les moyens de s accorder). Lontologie hobbesienne tient avant tout d une dynamique de corps, le raisonnement matrialiste amne linvitable ncessit, savoir lavnement de l'tat. A prsent que les notions critiques de la politique hobbesiennes ont t exposes,19

Article de S. Vergnires Aristote dans Histoire raisonne de la philosophie morale et politique Caill Lazzeri Snellart 20 Hobbes, Lviathan, Des murs. 21 Id. 22 Id. 23 Hobbes, Lviathan, Des lois naturelles. 24 Id. 25 J. Saada Hobbes, Spinoza ou les politiques de la parole ENS ditions

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permettons nous quelques mots sur le pacte. La loi naturelle amne les individus formuler et adhrer ce pacte, car le calcul de la raison introduit la ncessit de la paix, donc la ncessit du contrat. Les individus saccordent entre eux, un un, et le pacte se ralise en un instant. (A titre de remarque, il importe de souligner combien il s agit d une alination totale de l individu, et ce sans garantie du souverain. Car, comme le souligne Strauss26 : chez Hobbes sil n y a pas de souverain bien mais il y a un souverain mal : la mort ). Il sagit dun pacte entre individus et individus et non de quelconque lien avec le souverain. Le souverain saffiche l extrieur du pacte, il nest li aucune obligation. Le pacte demeure, avant tout, constituant. Comme le souligne Althusser : Mais de lunit du reprsentant prcde la fonction de la reprsentation, c est la condition de possibilit de la reprsentation. L'effort assure la reprsentation comme forme a priori unifiant la diversit de la multitude dans le corps politique. 27 La volont de tous devient volont du souverain ; devient tat. Le but de l'tat est de garantir la dfense de tous, la paix, mais lartificialit de la dmarche quand son avnement suppose une relation de force avec la multitude. Le constat de Hobbes est clair : les hommes sont gaux en puissance, tous aspirent la paix et tous dsirent conserver leur nature, mais conserver leur nature cest vivre en guerre. Cette physiologie matrialiste se heurte donc l invitable conflit, et lentreprise hobbesienne savise de concevoir les termes dune paix ncessaire la vie en communaut. Venons en Spinoza. Ce que Spinoza entend comme droit naturel se rapporte, a priori, la conception hobbesienne : comme nous l'avons entendu, il est avant tout puissance, puissance en ce quil est une expression du conatus 28. Les deux schmes philosophiques partagent, selon les modalits qui leur sont propres la conviction ; tous les individus tendent persvrer dans leur tre 29. Au chapitre XVI Du Trait26 27

Lo Strauss, la philosophie politique de Hobbes, Belin L. Althusser Politique et Histoire de Machiavel Marx, Cours l cole normale suprieure 1955-1972 Seuil 28 En ce qui concerne Hobbes, Lazzeri distingue,dans Droit Pouvoir et libert, le mouvement vital comme moyen de la reproduction du second et le mouvement animal, considr comme cause finale, on pourrait distinguer de ce fait, combien chez Spinoza ce dsir ou effort est dsir dune essence. Et suggrer comme le formule A. Matheron que tendre persvrer dans mon tre c est donc tendre persvrer dans ce que je suis . 29 A. Matheron, Spinoza et la problmatique de juridique de Grotius issu de Anthropologie et politique au XVIIe sicle. Editions Vrin

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Thologico-politique, Spinoza livre sa dfinition propre : Par droit ou loi d institution naturelle, je dsigne tout simplement les rgles de la nature de chaque type rel, suivant lesquelles nous concevons chacun d entre eux comme naturellement dtermins exister et agir d une certaine manire 30 Le droit naturel de chaque homme est donc dtermin non par la saine raison mais par le dsir et la puissance 31. Cette perception concide a priori avec la perception hobbesienne en ce quelle est puissance dun corps. Pourtant Spinoza dans la lettre L adresse J. Jelles illustre clairement la distance qui le spare de Hobbes : Vous me demandez quelle diffrence il y a entre Hobbes et moi quant la politique : cette diffrence consiste en ce que je maintiens toujours le droit naturel et que je n accorde dans une cit quelconque de droit au souverain sur les sujets, que dans la mesure o par la puissance, il l emporte sur eux, cest la continuation de ltat de nature 32 Afin de dmontrer combien perdure le droit de nature, Spinoza formule comment il nous est ais d'outre passer un accord : Supposons, encore que de bonne fois, jaie promis quelquun de mabstenir pendant vingt jours de tout repas et mme du moindre aliment, si je m aperois ensuite de la stupidit de cette promesse, que je ne saurais tenir sans minfliger un prjudice considrable, je suis dans l obligation de choisir entre deux maux le moindre. Je peux user de mon droit souverain pour rompre ce pacte et ne faire aucun cas de ce que j avais dit Spinoza conclue donc: Aucun pacte ne saurait tre valide, sinon cause de l intrt quil prsente pour celui qui la conclue 33. Divergence fondamentale envers Hobbes, talon dAchille de la thorie hobbesienne, la Promesse peut ne pas tre tenue, et de ce fait cest tout l' difice qui s croule. Si le droit naturel hobbesien incite une dichotomie tre/devoir tre, Spinoza distingue un seul et mme dnominateur de puissance : le conatus qui n'est rien d'autre, comme nous l'avons soulign, que la puissance d'agir, c'est dire, en lexique politique, naturel. Si la thorie des passions claire la profondeur de Spinoza, il faut le droit l'engagement politique de

nanmoins revenir plus attentivement sur l'usage de la machine

contractualiste telle qu'elle s'apprcie, notamment au sein du Chapitre XVI et XVII du30 31 32 33

Spinoza, Trait thologico Politique chapitre XVI, Texte tabli par F. Akkerman Traduction et Notes de J. Lagre et P.F. Moreau, aux Editions Epimthe, PUF

Id.Spinoza, Correspondance, Flammarion Spinoza, Trait Thologico Politique, XVI

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Trait Thologico politique. Tractatus theologico-politicus : une extriorit contractualiste ? Examinons ici une expression significative de la politique spinoziste. La thorie du contrat social telle qu'elle s'exprime chez Spinoza marque sa distance progressive envers le contractualisme classique. Cette distance s'avre particulirement palpable au sein du premier Trait politique. Si la thse souveraine du TTP dmontre combien demeurent ncessaires les liberts individuelles, ou plutt libert de philosopher , on pourrait discerner combien le trait et prcisment le chapitre XVI, considre avec acuit cette question de contrat social et les corrlats qui lui sont propres : savoir les trois instants majeurs, dterminants de la pense hobbesienne : L tat de nature, l instant du pacte, ltat de socit. Premier point de la dmarche politique ralise l'occasion de ce chapitre XVI : affiner un matriau contractualiste, s'insrer dans un langage. Spinoza instrumentalise le discours politique hobbesien, entretient ses mcanismes. Il s'agit d'une entreprise littralement subversive, qui renverse la finalit monarchiste de Hobbes. Voyons le premier aveu de Spinoza : ils ont ncessairement du s'accorder mutuellement et que, pour y parvenir, ils ont du faire en sorte que le droit que chacun avait par nature sur toutes choses soit exerc collectivement et ne soit plus dtermin dsormais par la force et l'apptit de chacun, mais par la puissance et la volont de tous ensemble 34. Un pacte ne peut avoir de force qu' gard de son utilit : Spinoza reconnat le pacte illusoire, toutefois ne manque d'en admettre la ncessit, c'est dire le caractre indispensable de faire comme s'il existait. Il s'agit d'une illusion rpte, constante et invitable. Et qui appartient la ralit politique : les hommes s'entendent entre eux L'auteur s'engage dans les empreintes tout comme les nations formulent des Traits.

thortiques hobbesiennes, simule son adhsion la logique du pacte. Cela dit, par la suite, le contractualisme disparat progressivement de l 'analyse : Le chapitre XVII du mme Trait relve combien concevoir un apport ou un transfert de puissance tel quil est formul dans le chapitre prcdent relve dun cadre thorique35. Ce schma34

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Id. Spinoza, Trait thologico-politique, Texte tabli par F. Akkerman Traduction et Notes de J.

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constitue un instrument de pense et nappartient nullement au domaine de lexprience. Spinoza exprime progressivement sa radicalit envers toute thorie du pacte. Lauteur revient sur les points majeurs de larticulation contractualiste telle quelle a t formule au prcdent chapitre et souligne combien un tel dispositif de pense ne saurait se passer de critiques. Premire critique corrosive formule au contrat : le droit naturel est inalinable. Aussi : Jamais personne ne pourra transfrer une autre sa puissance, et par consquent au point de cesser dtre un homme 36. Cette affirmation demeure celle d'un constat : Lexprience elle-mme lenseigne trs clairement, car jamais les hommes nont renonc leur droit et transfr leur puissance un autre au point de ne plus tre craints de ceux l mme qui avaient reu droit et puissance 37. Deuxime critique formule maintenant par Spinoza : le pouvoir de coercition ne peut s'opposer aux affects. S'opposer la vie passionnelle, c'est encourager un rgime la dgnrescence, sa perte. Au lieu de s'opposer aux affections diverses et redoutables la stabilit du pouvoir, Spinoza prconise l'utile : ceux qui savent quel point est diverse la complexion de la multitude en dsesprent presque car elle se gouverne non par la raison mais par les seules affects 38 En consquence, le TTP offre une vision extrieure cette conception du pacte : l' entreprise spinoziste consisterait oprer un dplacement quand la suppose socialit drive de Hobbes, propre au schma type du Lviathan. En dfinissant le droit naturel dons son caractre inalinable, et malgr tout se rfrant la ncessit de l tat, Spinoza insinue comment le moment du pacte pourrait constituer une tromperie, ou, mieux, faire la preuve de notre ignorance. Ainsi les mmes individualits passionnelles se retrouvent au suppos moment de la socit civile, et de ce fait chez Spinoza, il ne s agit pas de sortir de quelconque tat naturel un autre. La politique de Spinoza s'intgrerait aux schmes d'un naturalisme absolu et ne saurait soutenir l'hypothse d'une gense contractualiste, aveu d'une suppose artificialit. Ainsi il n est donc pas lgitime de dire quil y a une politique fonde sur le pacte dans le TT.P(),il est lgitime dire en revanche quil y a une thorie des passions prenant

Lagre et P.F. 36 Id. 37 Id. 38 Id.

Moreau, aux Editions Epimthe, PUF

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provisoirement le masque de la thorie du pacte dans le TTP 39 La thorie des passions : gnrer la Cit L'analyse en termes de contrat social s'vapore ds le chapitre XVII du TTP. Lors de lultime ouvrage de Spinoza, le Trait Politique, cette approche en termes de mdiation disparat littralement et laisse place une analyse strictement passionnelle. Selon la logique Spinoziste, la vritable gense de l 'tat se formule en ces mots : Les hommes tant conduits par l 'affections il suit de l que s'ils veulent vraiment s'accorder et avoir en quelque sorte une me commune, ce n 'est pas en vertu d'une perception de la raison mais plutt d'une affection commune telle que l 'esprance, la crainte ou le dsir de tirer vengeance d'un dommage souffert . Comme d'ailleurs tous les hommes redoutent la solitude parce que nul d'entre eux dans la solitude n'a la force pour se dfendre et se procurer les choses ncessaires la vie, il en rsulte que tous les hommes ont de l'tat civil un apptit naturel et qu 'il ne se peut faire que cet tat soit jamais entirement dissous. Si les individualits demeurent impuissantes puisque alines par le jeu incessant, prouvant de leurs affections, c'est lesquelles prcisment leurs natures passionnelles tissent le lien social ; permettent la socit de natre . Quel coup de force

! La logique de runion par affects bannit l'illusion d'un contrat entre tous; affermit la thse d'une nature humaine force par une logique anthropologique amenant, par la force des choses, c'est dire la survie, s'unir. La thorie des passions labore selon le primat d'une universalit affecte une positivit illusoire : les mmes individualits altres par la conduite irrationnelle demeurent. Rcapitulons. Spinoza pointe du doigt une thorie des passions. Il balaie la variable de mdiation qui est cette image fausse du pacte. Et s'engage sur le plan thorique dans le sillon de la tradition pripatticienne: l'ide de contrat ou de dualisme entre une nature oppose la culture - ne saurait suffit exprimer la gense de la communaut. Si Spinoza reconnat l'utilit du contrat social, la dichotomie qu'elle induit ne saurait suffire l'expression de sa philosophie : supposerait la elle sous entend la supriorit de l'homme sur une nature, la prminence de la raison sur les passions. Le naturalisme politique qu'induit la thorie passionnelle39

Spinoza. tat et Religion, PF Moreau ENS Editions

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prise partie d'une gouvernementalit restrictive, il faudrait dompter par la contrainte une dviance inne, naturelle. Hors, il apparat fondamentalement paradoxal d'associer Spinoza, le fervent dfenseur de la libert individuelle du Trait Thologico-Politique la main mise d'un autoritarisme prgnant. La torsion conceptuelle que s'accorde l 'auteur tend plutt relever combien le pouvoir de coercition ne pourrait sriger contre les affects, c'est dire contre l 'expression continue de la dynamique du conatus. Gouverner par la crainte amne la tyrannie, et la tyrannie conduit la sdition. Or, ce qui demeure fondamental dans la politique de Spinoza c'est la scurit, la stabilit et la prennit de l'tat ( c' est tout l 'intrt d'une rfrence au topos que constitue le rgime des Hbreux : le rgime thocratique instaur par l 'intermdiaire de Moise rvle, comporte par sa prennit et sa stabilit, sa valeur paradigmatique). Toute la difficult de lquation tend donc concilier force des passions, lternelle dynamique de puissances qu'elle l'enjeu de la suppose, face l'impratif de l'ordre public40. Prcisment, tout rgime politique modr . Le projet Spinoziste vise garantir

politique spinoziste tiendrait concilier l'inconstance de la masse avec la prennit d'un une politique de libre expression tout en garantissant la scurit, la prennit, et la temprance de l'tat. Aussi, l'argumentation s'orienterait vers la dfense d'une mise en valeur des affects sous le gouvernement d'un rgime adquat. Pour Spinoza, il s'agit non pas d'un choix mais d'une vidence, toute crainte amenant la dgnrescence. Cette vidence de gouvernement libre est prcisment le projet du premier Trait : Jai cru faire uvre mritoire et utile en montrant non seulement que cette libert est concd sans dommage pour la pit et la paix de la rpublique, mais encore que lon ne peut pas la supprimer sans supprimer aussi la paix et de la rpublique et la pit. thorique,41

Pour faire face ce dfi

la politique de Spinoza exploite la dynamique affective en coexistence

pacifique : l'tat afin de perdurer aura tout intrt prner une entire libert de penser: le plus violent des tats sera donc celui o 'on refusera chacun la libert de dire et d'enseigner ce qu'il pense. En revanche, un tat bien rgl sera celui ou l 'on accordera40

Puisque la complexion des hommes est extrmement diverse, que chacun approuve telle ou telle opinion, que ce qui pousse la religion dclenche le rire de lautre, j'en conclus qu'il faut laisser chacun la libert de son jugement Spinoza, Trait Thologico Politique, Texte tabli par F. Akkerman Traduction et Notes de J. Lagre et P.F. Moreau, aux Editions Epimthe, PUF 41 Id.

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chacun cette libert 42 La politique de Spinoza s'affirme

politique de tolrance,

laquelle s'imbrique dans le schma systmatique d'une philosophie. Spinoza thorise un rgime politique o les affects des individus s'exprimeraient leur maximum possible ; serviraient de ciment la paix sociale. En clair, la construction politique de Spinoza instrumentalise la constante dynamique du conatus, les mouvements affectifs qu'elle suppose l'rection d'une paix civile. A la diffrence des thoriciens du contractualisme classique (Hobbes, Pufendorf, Locke) qui supposerait la gense de l 'appareil politique sur une politique de renoncement (les individus renonceraient une partie de leur agir afin de s'unir et crer une autorit ), l'effort de Spinoza tend exploiter en termes ralisables la soif de puissance et l 'animalit individualiste. La ralisation typologique : la question du rgime On l'a vu, Spinoza tend concilier affects et ordre public. Trois solutions pratiques nous sont justement exposes du l'occasion du Trait Politique. Si les premiers dveloppements Trait Politique font lumire sur la continuit thorique et la suite du discours On a ici une

l'homognit interne de l'ensemble de la construction spinoziste, dduction

numre, selon une antique habitude, une typologie des rgimes.

des rapports de vie selon les fondations institutionnelles avec tel un point

d'orgue, pourvoir la ncessit de l 'tat, lequel assurera le maximum de libert individuelle . Par une optique renverse, le premier Trait dployait son architecture sur largumentaire de la libert de philosopher, l'articulation argumentative s opre ici selon la finalit de l'ordre social. L' esprit catalyseur des formules se dvoilerait en une logique de conservation d' un pouvoir ( potestas ) qui reste la mesure de servir l 'intrt d'un peuple ( potentia ) comme la mesure de la paix. 43 Quelle solution pratique Spinoza La typologie politique se dessine sous des modalits ; ces solutions privilgie-il ?

permettent la ralisation de l quilibre spinoziste, dressent l'ventail de l tat Libre. Spinoza prne un tat libre, c'est dire un quilibre institutionnel dans lequel les individus seraient susceptibles de s'assurer la mesure de leur mancipation individuelle42 43

Id. La paix ne consiste pas dans l'absence de guerre, mais dans l'union des mes, c'est dire dans la concorde Spinoza, Trait Politique, IV traduction Appuhn, Flammarion

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sans pour autant craindre de leur vie. Le rgime de monarchie tel qu'il est examin au cours du Trait Politique pourrait tre tolr au prix de certaines conditions. Le pouvoir serait administr par la mdiation d'un conseil ; un roi n 'est pas exempt de faire des erreurs d'homme. La mesure du pouvoir royal au regard des institutions aurait valeur restrictive : Un tat monarchique doit, pour tre stable, tre rgl de telle sorte que tout y soit fait par seul dcret du roi, c'est dire que toute loi exprime une volont du roi, mais non que toute volont du roi ait force de loi 44. La monarchie libre de Spinoza rduit la question du jus circa sacra45, affiche publiquement l'hostilit de l'auteur envers l'empreinte traditionaliste : le Roi au mme titres que ses sujets adopteront la libert de culte : Quant au Roi, il aura dans sa cour un temple lui pour y pratiquer le religion de son choix. 46 Spinoza ralise ici un commentaire politique radical ; ne laisse plus qu ' la monarchie son semblant : il ne s'agirait plus que de comprendre de quelle marge de manuvre pourrait on faire usage afin de rendre raisonnable au salut commun un cadre de pouvoir en place . Plutt, le rgime sous entendrait une certaine affinit avec un socit dmocratique, induirait un processus reprsentatif : Le roi donc soit qu 'il redoute la masse de la population ou veuille s' attacher la majorit des citoyens arms, soit que par gnrosit il ait en vue le bien public donnera force de loi l 'opinion qui aura obtenu la majorit des suffrages Le rgime monarchique telle que le dessine l'auteur s'assimilerait une dmocratie embryonnaire, userait d'une fonction superficielle de monarchie. L'aristocratie de Spinoza adresse sa rvrence au rgime vnitien. Le paradigme de l'aristocratie Vnitienne se considre telle une curiosit probante : il redessinerait un espace politique dimension controverse en ralisation du possible, briderait les aspirations librales pratiques de Spinoza. L'auteur dessine donne un rgime aristocratique mais sous conditions atypiques : sur cent hommes parvenus par fortune aux honneurs, il se trouve peine trois hommes de valeur minents

44

Spinoza, Trait Politique, VI. Si le Droit de l'tat nonait que seuls les faits peuvent tre poursuivis, et que lon ne punit point les paroles, de telles sditions ne pourraient se glorifier d'une apparence de droit, et les controverses ne se transformeraient pas en sdition Spinoza, Trait Thologico-Politique, Texte tabli par F. Akkerman Traduction et Notes de J. Lagre et P.F. Moreau, aux Editions Epimthe, PUF 46 Spinoza, Trait Politique, VII, traduction Appuhn, Flammarion45

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par le talent et la lucidit d'esprit. 47 Aussi : De la sorte, si notre calcul est juste, il est ncessaire dans un tat dont la grandeur exige au moins cent hommes, que le nombre de patriciens soit de 5000 minimum. 48 C'est une aristocratie qui reproduirait le schma, l'excs, de l'Assemble. Un schme qui froisserait un pouvoir oligarchique la faveur d' un parlementarisme voil : Qu'un pouvoir absolu soit remis l 'Assemble, cela n 'entrane pas que la plbe ait redouter de devenir esclave. Car la volont d'une assemble suffisamment nombreuse sera dtermine moins par l'apptit que par la raison: les hommes sont pousss en divers sens par les affections et ne peuvent avoir de pense dirigeante commune que si leur dsir tend au bien ou au moins ce qui en a voile par une logique de l'apparence. 49 On le voit, l'aristocratie demeure

reprsentation parlementaire; reproduit sous un schme inattendu une intensification du discours en la faveur de la principale aspiration de l'auteur : la dmocratie. La doctrine de l'tat : constituer la dmocratie Spinoza martle son aspiration un rgime dmocratique. La puissance de la multitude, potestas constituens, illustre l'univocit pratique de l'immanentisme politique. Le constructivisme de la thmatique politique spinoziste scelle la souverainet populaire selon un principe dynamique du rel. C'est la vrit de la communion spinoziste, dpasser les tendances d'une idologie bourgeoise devenue synonyme d'ostentation. Dans ce sens, en tant que ralisation populaire, le rationalisme absolu , trouve sa variable pragmatique dans la ralisation politique d'un ordre ncessaire la libert thique : quand nous disons que ltat le meilleur est celui ou les hommes vivent dans la concorde, j'entends qu' ils vivent d'une vie proprement humaine, d'une vie qui ne se dfinit point par la circulation du sang et laccomplissement des autres fonctions communes a tous les autres animaux, mais principalement par la raison, la vertu de lme est la vie vraie. 50 L'auteur dresse les caractristiques du rgime vrai, incarne par la constitution affective d'une communion libre.47 48

Le droit hrditaire au suffrage, le droit

Spinoza, Trait Politique, VIII, traduction Appuhn, Flammarion Id. 49 Id. 50 Spinoza, Trait Politique XI, traduction Appuhn, Flammarion

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du sol expriment un esprit en rupture avec un paysage domine par une aristocratisation de la classe bourgeoise. Aussi : Tous ceux en effet qui sont ns de parents jouissant ses droits civiques, ou sur le territoire national, ou on bien mrit de la Rpublique, ou pour d'autres causes encore possde lgalement le droit de Cit, tous, je le rpte ont le droit de suffrage et accs aux fonctions publiques 51 Spinoza, anticipant la csure d'une proposition avant-gardiste, ne recule arguer la suprmatie de la runion collective libre : l'tat n 'en devrait pas moins tre appel dmocratique puisque les hommes appels au gouvernement ne seraient pas choisis par l 'assemble suprme comme tant les meilleurs mais tiendraient leur pouvoir de la loi. 52 Le rgime dmocratique sert la philosophie naturaliste de Spinoza et permet une prise partie htro topique. L'implication emprunte les schmes d'un crescendo historique et lve, avec superbe, la Rvolution titre de prmonition. populaire? Peut on voquer lhypothse d'une dmocratie

51 52

Spinoza, Trait Politique XI Spinoza, Trait Politique XI

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II Schmitt ou l'expression de l'tat

Ltat au sens strict du terme, ltat phnomne historique, c'est un mode d'existence (un tat) spcifique d'un peuple, celui qui fait loi aux moments dcisifs, constituant ainsi, en regard de multiples statuts imaginables, le Statut par excellence. Schmitt, La notion de politique Le politique comme critrium : un Hobbes dboulonn Le juriste et thoricien politique Carl Schmitt (1885 1985) dune autorit, instance de dcision, Hobbes inspirerait un premier plan clefs53

peroit

lui aussi

en

Hobbes l'image d' un frre. Selon Schmitt, en appuyant une logique goste lrection instrument thortique de la runion55 54

Le gnie du thoricien classique tiendrait

d' lments du

: le monstre marin vtrotestamentaire du Livre de Job, la logique techniciste .

la reprsentation Le symbole

platonicienne de l 'homme grand,

Lviathan56, en se frayant au del des temps, acquiert la valeur de mythe : Le vritable sens de la thorie de politique de Hobbes est, ainsi que le constate Lo Strauss, le combat entre le royaume des tnbres voulu par l'glise papiste romaine et la restauration de l 'unit originelle. C'est une vue juste. Hobbes, selon une acception totale, amne symbolique incite la relle effectivit des schmas hobbesiens, c'est dire la force d'un symbole la valeur suprme de l'ensemble interindividuel. L'apprciation raliser lunit dun espace commun, lever la fondation politique, juridique et morale dune coexistence pacifie. Cette unicit collective si bien agence, illustre par le penseur53

Cest dailleurs un des reproches, et non des moindres, que Schmitt adresse Spinoza en le caractrisant de celui qui dcouvrit la brche librale de la communion hobbesienne . 54 L'unit entre dieu, lhomme, lanimal et la machine, que reprsente le Lviathan serait sans doute la plus totale de toutes les totalits humainement concevables Carl Schmitt, Le Lviathan dans la doctrine de ltat de Thomas Hobbes, PUF 55 La logique interne du produit artificiel fabriqu par l'homme Ltat ne conduit pas une personne, ais une machine et On peut mme le concevoir comme le premier produit de lre technique, comme le premier mcanisme moderne de grande envergure,comme la machina machin arum. Une uvre prototypique, de la nouvelle poque technique Hobbes personnalise la construction mcaniste de lindividu agence par Descartes en llevant au status Etat . 56 Le Lviathan s' apprhende sous la plume de Bodin sous le prisme de perspectives kabbalistiques, d' objet de dmonologie, apprcie la valorisation du mythe .

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classique exerce une relle fascination au sein des schmes schmittiens, aussi bien que, aussi surprenant que cela puisse paratre, la valeur contractualiste de la thmatique hobbesienne droge tout commentaire. Plutt, selon une perspective hglienne, le souci de l'unicit de ltre collectif incarne par la naissance de la persona civilis catalyse la prise de vue. Dans le sens d'une radicalisation ambigu, la distinction du politique, c'est dire entre lennemi et son miroir, prendrait racine en cette fondamentale altrit qui caractrise l'horizon primitif de la thorie hobbesienne. Cette dynamique tellurique toujours surdtermine, critrium du politique, agit telle une dynamique de structuration constante dans lcriture schmittienne . tensions de l'autre Le politique agenc selon les dsigne le degr d'intensit avec lequel les individus peuvent se

comprendre, s'associer : Est politique tout regroupement qui se fait dans la perspective de l'preuve de force 57. Par la dynamique de la lutte 58 l tat personnifi l'image du Lviathan se construit par la dsignation dun ennemi extrieur et lunifie59: En ralit, il n'existe pas de socit ou d'association politique, il n'y a qu'une unit politique, une communaut politique 60 Pour Schmitt, l altrit rvle le clivage entre moi et61

lautre, dessine les frontires existentielles de l'union, le soucis dunit travers la logique du Lviathan lappareil de pouvoir. La philosophie catholique de l'tat : le no traditionalisme schmittien

entendu au

constitue lindubitable priorit dans la ralisation de

Les appuis ncessaires l'argumentaire du juriste trouvent cho au sein d'un paysage. Certaines inflexions servent de points de repres l'appui du thoricien politique, dfinissent les contours de sa pense tat. Imprgn d'une culture, le jeune Schmitt focalisera son attention en direction des acceptions contre rvolutionnaires. La thorie57 58

Carl Schmitt, La notion de politique, Flammarion Un monde d'ou l'ventualit de cette lutte aurait t entirement carte et bannie, une plante dfinitivement pacifie serait un monde sans discrimination de l'ami et de l'ennemi, par consquent, un monde sans politique. La notion de politique rfrence : idem 59 Lunit politique ne saurait, vu sa nature tre universelle au sens o elle serait une unit englobant toute lhumanit et la plante entire . Carl Schmitt, La notion de politique, Flammarion 60 Rfrence idem 61 W. Benjamin ou S.Kracauer participeront cette cole de conceptualisation du cas limite.

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dcisionniste de la souverainet

demeure indubitablement lie la mtaphore

thologico-politique de la Providence. Les figures de proue de la mouvance contre rvolutionnaire particulirement De Maistre, Bonald, Cortz (notamment en se rfrant son discours prnant la lgitimit dictatoriale ), servent le postulat schmittien du transcendantalisme politique. En effet, si le contractualisme rousseauiste lgitime la souverainet partir de la dcision libre des sujets et sert implicitement la cause de la dmocratie, Maistre, place un avertissement sur lambivalence inhrente tout constitution dmocratique : Le peuple est souverain, dit-on ; et de qui ? De lui-mme apparemment. Le peuple est donc sujet. Il y a srement ici quelque chose quivoque sil ny a pas une erreur, car le peuple qui commande nest pas le peuple qui obit. Il suffit donc dnoncer la proposition gnrale, le peuple est souverain , pour sentir quelle a besoin dun commentaire. 62 . En soutenant son entire obdience face la vertu divine De Maistre observe le schma de l ' interprtation thologique de l 'Histoire, professe un traditionalisme autoritaire bas sur une forme de lgitimit providentielle. Quant Cortez, dont Schmitt ne cessera de nier sa profonde acuit, sa dfense d' un catholicisme convaincu et assujetti aux qualits dune politique autoritaire dressent la primaut du commandement. D'un logos mergent les convictions profondes dun retour lordre par les ncessits de la Dcision. Mme si lon retrouve le thme de la Providence chez Cortez de faon rcurrente, le conservatisme catholique sexprime sous lapprobation dune logique thologico-politique idalise.63

Schmitt64

exergue

des

thoriciens contre rvolutionnaires leur conscience de la dcision , 'un discours62 63

Carl Schmitt, La notion de politique, Flammarion Mais on se trouve devant le cas rare que, pour une fois, on puisse confronter, sur un fait politique concret, un intellectuel bourgeois allemand de culture hglienne et un catholique espagnol, car tous deux et naturellement sans s'influencer mutuellement constatent les mmes inconsquence avant que leur jugement divergent les oppose avec une clart exemplaire et de la plus belle espce Thologie Politique 64 Donoso, de Maistre, Bonald auraient sans doute tenu la discussion perptuelle pour un produit de limagination d'un comique sinistre, car ce qui distingue leur philosophie contre rvolutionnaire de l'Etat, c'est la conscience que l'poque rclame une dcision, et c'est avec une nergie qui s'enfle jusqu'au limites du possible entre les 2 rvolutions de 1789 et 1848 que la notion de dcision vient au centre de leu pense et ils portent si haut le moment de la dcision qu'il finit par dissiper l'ide de lgitimit dont ils sont partis . Des que Donoso Cortez reconnut que le temps de la monarchie avait pris fin parce qu'il n'y avait plus de rois et qu'aucun d'eux naurait plus le courage d'tre roi si ce nest en passant par la volont du peuple, il alla jusqu'au bout de son dcisionnisme, c'est dire qu'il rclama une dictature politique. Carl Schmitt,

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rsolument antilibral entend rcuser la mtaphysique du vide de l'tat neutre. La mthode sociologique au miroir de la thorie de l' tat L'empreinte thologico-Politique admet une rcurrence dans le discours schmittien. L'auteur entend chapper la scientificit de l'esprit positiviste, lequel isolerait la structure juridique d'une approche scientifique totale. L'entreprise thologico politique revendique, travers une prise de vue raliste, les composantes extra-juridiques du phnomne politique. La thologie politique telles qu'elle s'entend dans l'argumentaire s'insre dans une topique historique65, comme un lment inscable de la pense pouvoir . En 1922, Schmitt labore la formule devenue fameuse Tous le concepts prgnants de la thorie moderne de l'tat sont des concepts thologiques sculariss 66, le processus de scularisation propre l'esprit des Lumires ferait dfaut une analyse qualitative de la totalit politique et ne suffirait donner sens l'histoire. Le rationalisme utopique des Lumires est attaqu ici au nom d'une science totale, la science du politique, qui ne peut se dlier de la culture thologique. Le langage thologique de Schmitt est rcurrent, mais il ne s'agit pas, comme le rdigera Lwith67, d'associer l'identit pleine d'une scularisation-liquidation, en faveur d'une lgitimit thologique de l'Histoire. Plutt, Schmitt tendrait mettre en exergue, par un aperu rtroactif, la tendance thologique du lexique conceptuel de la science politique. Le processus de scularisation-transfert se rapport donc une mthode interprtative de la science politique selon le noyau dur d'une thmatique thologique. La mthode de Schmitt n'entend pas transformer, traditionnelle, mais renverser l'argument rhabiliter les qualits d'une analyse

entirement scularis, clos, par une scularisation partielle. La scularisation transfert de Schmitt se permet d'associer une culture thologique la force de la thorie de l'tat : les concepts thologique ont t transfrs de la thologie la thorie de l'tat du fait par exemple, que le Dieu tout puissant est devenu le lgislateur omnipotent- 68 . Le

Thologie Politique, Gallimard65 66 67

Id

Carl Schmitt, Thologie politique, Gallimard Karl Lwith, Histoire et Salut, Gallimard 68 Carl Schmitt, Thologie Politique, Gallimard

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processus de Schmitt recouvre balayer un raisonnement thologique traditionnel et oprer une tautologie scularise et formule, propose de l 'tat : Ltat intervient de toute part : tantt comme un deus ex machina traversant la lgislation positive, il tranche une controverse que l'acte libre de la connaissance juridique a t incapable de conduire jusqu' une solution vidente pour tous ; tantt il est l comme la bont et la misricorde mme, comme celui qui montre, en accordant grce et amnisties sa supriorit sur ses propres lois ; c'est toujours la mme identit inexplicable, dans le rle la fois du lgislateur, de l'excutif, de la police, d'instances des grces, des providences. 69 Les processus associatifs70 de l'auteur, du dmiurge au lgislateur, contribuent nourrir, travers l'vidence d'une position intimement marque par un atavisme catholique, les perspectives du processus de transfert. La question du rgime : le rgne de la critique Le modle dmocratique obit, sous les acceptions schmittiennes, des limites . Selon l' auteur, la thorie dmocratique observe une lgitimit manifestement opportuniste: Une dmocratie peut tre militariste ou pacifiste, absolutiste ou librale, centra liste ou dcentralise, progressiste ou ractionnaire, et le tout peut tre son tour diffrent diverses poques sans cesser d'tre dmocratie prisme du thoricien conservateur, telle aspect polmique amphibologique,71

La dmocratie se dnote, sous le le

une thorie opaque. Laissant transparatre un

elle reprsentant avec autant de conviction

libralisme athe, la ngation de la monarchie, le socialisme hsitant, ou, comme en69

Id. Que Dieu seul soit souverain, c'est dire celui qui agit comme son reprsentant incontest ici bas sur terre, que ce soit l'empereur, le prince ou le peuple toujours la question tourne autour de la souverainet, c'est dire de autour de la notion applique une ralit concrte et A l notion de Dieu des XVII et XVIII appartient la transcendance de Dieu face au monde, de mme qu'une transcendance du souverain face l'tat appartient sa philosophie de l'tat . Au XIX eme sicle, tout est domin de plus en plus largement, par des reprsentations immanentes. Toutes les identits qui font retour dans la doctrine politique et la doctrine de droit public au XIX reposent sur de telles reprsentations immanentes : la thse dmocratique de l'identit du gouvernant avec le gouvern, la thorie organique de l'tat et son identit entre tat et souverainet, la thorie social de Krabbe, avec son identit entre souverainet et ordre juridique, enfin la thorie de Kelsen sur l'identit entre l'tat et l'ordre juridique Carl Schmitt, Thologie politique, Galimmard 71 Carl Schmitt, Parlementarisme et dmocratie, Seuil70

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tmoigne l'pisode Napolon III, un esprit rsolument conservateur

. Le caractre

polysmique assign au terme dmocratie entend souligner le vide dconcertant d'une thorie d' tat qui ne saurait s'asseoir sur des principes strictes : le principe de volont gnrale s'opposerait, selon Schmitt, la prise de dcisions sous jacentes qu'induit tout pouvoir politique ; ne saurait garantir la libert individuelle travers le suffrage universel, toute minorit s'effaant au profit de celle-ci : comme la volont gnrale correspond la libert vritable, l'individu mis en minorit n'tait pas libre 72. Surtout : Aujourd'hui, la dcision politique du peuple a lieu par scrutin individuel et secret. Autrement dit pendant le seule et unique et unique instant ou il exerce une responsabilit publique, l'individu est isol . Or le peuple c'est toujours le peuple rassembl Autre argument cette critique que soulve l'auteur : aveugle par une technique de propagande, la majorit du peuple ne pourrait exprimer la volont vritable du peuple: Extension du droit de vote, raccourcissement des lgislatures, introduction et extension des rfrendums, bref tout ce qu'on dsigne comme des tendances et des dispositions de la dmocratie directe et qui est, tt domine par l 'ide d'identit, tout cela est certes dans la logique dmocratique, mais n 'est jamais susceptible d'atteindre une identit absolue, immdiate, prsente tout instant in realitate 73 La volont gnrale serait touffe par un esprit au semblant dmocratique. Ce qui importe dans le raisonnement ici tient souligner le facteur causal de la volont gnrale, non la volont gnrale en elle mme. Aussi procde -t- on la difficult de la dmarche tautologique d' identification : il faudrait duquer le peuple reconnatre au travers le thtre propagandiste sa propre volont. Si le peuple se reconnat dmocrate donc prt juger avec impartialit son devenir politique-, alors la dmocratie aurait toute raison de se considrer lgitime. Surtout, le modle dmocratique ptirait sous le prisme schmittien de son intgrit librale. L'assentiment de Schmitt envers la valorisation d'un tat fort tient en effet dpasser une logique bourgeoise. Si son interprtation antinormativiste l'appui d'une constance dcisionniste suffirait cingler le type de gouverne mentalit librale, la philosophie de l'histoire74 engage par Schmitt ou problmatique de la neutralisation du politique face la mutation de sphres d'influences - incite le lecteur percevoir le72 73

Id. Id. 74 Carl Schmitt, Parlementarisme et dmocratie, Seuil

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libralisme avec horreur. La mutation conomique de l'esprit rationaliste en principe de libert propritaire engage le phnomne tat une dsagrgation force : La bourgeoisie librale veut donc un Dieu, mais il ne faut pas qu'il devienne actif; elle veut un monarque, mais il faut qu'il soit impuissant, elle rclame libert et galit, et nanmoins restriction du droit de vote aux classes possdantes, pour garantir la culture et la proprit l'influence ncessaire sur la lgislation, comme si la culture et la proprit donnaient un droit opprimer des gens pauvres et incultes, elle abolit l 'aristocratie du sang et de la famille, mais elle permet le rgne impudent de l'aristocratie financire, la forme d'aristocratie la plus stupide et la plus vulgaire; elle ne veut ni la souverainet du roi ni celle du peuple . Que veut-elle alors au juste? 75 L'actualit du libralisme politique aiguise les critiques les plus acerbes : l'tat neutralis de sa fonction dcisive du politique servirait les intrts pluriels d'univers croiss tels que la religion, la culture, lconomie. L'auteur qui ne manque de citer Von Stein ou Stahl76

partage un argumentaire anti- individualiste au rebours de la dsolidarisation d'une existence unie. A ce propos, la mthode sociologique d'analyse des concepts insre l'esprit libral comme victime d'un constant dni : les postulats conomiques, la libert d'entreprendre mtaphysique et de faire du commerce77

ne sont que des drivs d'un noyau ne cessera d'alimenter la

L'engagement profondment anti-libral

discussion entre pense des extrmes; regorge de sens lorsque Schmitt dclare : L'unit politique doit exiger que l'on sacrifie sa vie .78 Un hritage dcisif : penser la dictature D'un point de vue politique, on peut dsigner comme dictature tout exercice immdiat du pouvoir dtat, c'est dire non mdiatis par des instances intermdiaires indpendantes et entendre par l, par opposition la dcentralisation, un centralisme;79

Le phnomne dictature se veut tayer ce que Schmitt dvoile comme le talon

75

Id. Id. 77 Id. 78 Id. 79 Carl Schmitt, La Dictature, Seuil76

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dAchille de la dmocratie constitutionnelle. Au cours de l'ouvrage la Dictature, Schmitt s'autorise le recours une entreprise de lecture htrodoxe, saisit la vise de la mise en exergue d'une notion la hauteur de ses aspirations pratiques : revaloriser la position du commandement, lever la dcision comme conscience de la supriorit du politique au rang de thorie de l'tat. Si l'analyse schmittienne embrasse la polysmie d'un concept en faveur d'une politique irrductiblement autoritaire, de la constitution politique englobant les conditions thoriques ( l'unicit toutes les sphres de l'existence associe un

profond mpris du rgime parlementaire) rpondent un dessein, remdie effectivement la neutralit de la constitution bourgeoise. Dans ce sens, il n'est pas ignorer combien la dictature, rgime de l'exception, laisserait apparatre un versant essentiel de la doctrine schmittienne : critiques acerbe envers le positivisme juridique et toute tentative de systmatisation normative de ltat de droit, lintrt de mettre en lumire la faille de lesprit libral, largement illustre par le marasme institutionnel Weimarien entrane le juriste dans une pente conceptuelle, et incline progressivement son discours dun tat autoritaire l'ambigut dune compromission conceptuelle.

`

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III. Persevere in suo esse : une thorie de ltat Chaque chose autant qu'elle est en elle, tend persvrer dans son tre 80. Au sein de l'ouvrage Thorie de la constitution, puis en prface la notion du politique, le concept clef de l'ontologie spinoziste se voit instrumentalis par le trs controvers thoricien du politique Carl Schmitt. Dompt par la forme mtaphorique, la volont de persvrer dans son tre, manifestation de la potentialit existentielle, adopte, sous la plume de Schmitt, une rsonance singulire. Quels enjeux thoriques recouvrent l'instrumentalisation de la doctrine ? Surtout, Schmitt ralise-t-il la mesure de son acception htrodoxe? Exister : la doctrine du conatus A priori, la doctrine du conatus soulve le raisonnement ontologique hobbesien. Hobbes dvoile, l'occasion de sa physique anthropologique, la suprmatie tlologique. Le raisonnement ne passera pas inaperu au sein des schmes spinozistes. La dmarche finaliste relve pour Spinoza du premier genre du connatre ; c'est dire de l'opinion commune, uvre de l'exprience vague, de la superstition ou, pis, de l'ignorance. Cet agencement caduc de l'acte face l'ide de cause inadquat, c'est dire inapte cerner les modalits de production, commune introduit l'affirmation d'un finalisme cognitif ou connaissance du premier genre. Spinoza initie le lecteur la modalit cognitive

: Cette ide qu'ils ont de la libert vient donc de ce qu'ils ne connaissent

aucune cause leurs actions. Car quand ce qu'ils disent, savoir, que les actions humaines dpendent de la volont, ce sont des mots pour lesquelles ils n'ont aucune ide. Ce qu'est la volont, et de quelle manire elle meut le corps, tous l'ignorent 81. Convoquer le prjug autorise le philosophe l'exercice apodictique de la supriorit mthodique, immerge le lecteur au sein d'une dynamique foncirement antinomique au raisonnement finaliste. La mthode mathmatique dploye l'occasion de l'thique ralise l'agencement des principes cognitifs du vrai, labore la mutation irrductible du80 81

thique, Livre III, V thique II, XXXV, Scolie

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pseudo finalisme en essentialisme pratique. Le caractre donn de l'existence par la nature permable l'intellect relve le caractre illusoire de l'approche finaliste. Le raisonnement superficialiste se trouve littralement invers, r agenc selon la plnitude naturaliste d'une libration thico-politique htrodoxe. Alors que Hobbes souligne le rapport au monde par une continuit avanc hypothtique, Spinoza agence un dterminisme essentialiste. Le procs existentiel, au prisme de la philosophie du vrai, s'entrevoit en une constante apprciation du phnomne causal, devenu plat, illimit la majest du vouloir entendre: L' effort par lequel chaque chose s'efforce de persvrer dans son tre n'est rien part l'essence actuelle de cette chose 82 .La mtaphysique immanentiste spinoziste rappelle la solidarit essentielle de chaque chose83

. Le

matriau finaliste hobbesien est saisi rebours, puisque rvlateur, non de l'existence, mais de la cause productive de chaque chose. La doctrine de l'existence convoque la port du caractre libre, puisque partie entire d'un ensemble ouvert. Le coup de force de la philosophie spinoziste isole donc toute superfinition existentielle ; lve la solidarit de l'tre la totalit. Plnitude au sein de laquelle le lecteur lui mme trouve une place dj donne. Aussi, la libert se peroit comme attribution de la totalit en un processus d'intellect, et prne, au del d'une mystique aveugle, la force d'un rationalisme extensif, synonyme de libration. Quelle politique ou solution transindividuelle la libert ? La doctrine du conatus exprime physiquement un processus physique de runion naturelle. La dynamique du conatus soulve une dynamique de corps, se plie au procs constitutif . Spinoza value la potentialit de la ncessit tatique : le dficit universaliste associ l'utilit de la communion de l'oikos soulve l'argumentaire politique ; les individus ne peuvent se priver de lois communes. En clair, la nature humaine ne peut se soustraire au pouvoir de coercition. Aussi Si les hommes taient ainsi constitus par la Nature qu'ils n'eussent de dsir que pour ce qu'enseigne la vraie Raison, certes la socit n'aurait besoin d'aucune loi, il suffirait absolument d'clairer les hommes par des enseignements moraux pour qu'ils fissent d'eux mme et d'une me librale ce qui est vraiment utile.

82 83

Livre III, Proposition VII En introduisant dans sa thorie l'ide de vie, du moins telle qu'il la concoit, Spinoza n'y rintroduit jamais l'ide de finalit. Le conatus qui nest rien en dehors de l'essence actuelle de la chose est mouvement dirig non pas vers quelque chose mais partir de quelque chose, o celui ci puise sa force, sa direction et son intelligibilit Sylvain Zac Vie, Conatus, Vertu, Vrin

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Mais tout autre est la constitution de la nature humaine; tous observent bien leur intrt, mais ce n'est pas suivant l'enseignement de la droite Raison ; c'est le plus souvent entrans par leur seul apptit de plaisir et les passions de l'me ( qui n'ont aucun gard l'avenir et ne tiennent compte que d'elles-mmes) qu'ils dsirent quelque objet et le juge utile . De l vient que nulle socit ne peut subsister sans un pouvoir de commandement et une force, et consquemment sans des lois qui modrent et contraignent l'apptit du plaisir et les passions sans frein 84 . Runion positive, la socit civile se targue de soulever la ncessit de la paix au service de la libert d'exister. Au regard du vivre ensemble, l'rection d'un cadre ncessaire la connaissance renforce la tolrance Spinoziste: cette doctrine sert galement, et pas peu la socit commune : en tant qu 'elle enseigne de quelle faon il faut gouverner et conduire les citoyens, non pour qu'ils soient esclaves, mais pour qu'ils fassent librement le meilleur 85 La mtaphysique Spinoziste s'efface superficiellement d'un discours pour privilgier, au nom de l'expression de tous entre tous, la concorde. La thmatique de la libertas philosophandi crypte les schmes universalistes d'un vouloir vivre thique la primaut d'un universalisme libral. Le philosophe de Voorburg labore un vivre ensemble valeur fonctionnelle, reconnat l'indniable ncessite de la socit civile, mais la conoit selon les schmes adquat la libert collective. Le discours essentialiste de l'tre associe, au nom d'un universalisme naturaliste, la primaut d'un tat libre, construction pratique l'expression du vivre l'autre. Spinoza et le Trait politique : le personnalisme tatique Thomas Hobbes civilis84

consacra sa thorie politique au travers la thmatique de la persona

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. Le rapprochement analogique d'une physique individualiste la mise en

Spinoza, Trait thologico-politique, V, Texte tabli par F. Akkerman Traduction et Notes de J. Lagre et P.F. Moreau, aux ditions Epimthe, PUF 85 Livre II, XLIX, scolie 86 La personnification juridique de l'entit politique traverse l'uvre de Hobbes . A l'occasion du De Cive : L'union (), forme le corps d'un Etat, d'une Socit, et pour le dire ainsi, d'une personne civile ; car les volonts de tous les membres de la rpublique ne formant qu'une seule, l'Etat peut tre considr comme si ce n'tait qu'une seule tte ; aussi a t on coutume de lui donner un nom propre et de sparer ses intretsdes particuliers. Hobbes, De Cive, Gallimard. L'ouvrage Le Leviathan adosse l'illustration juridique de l'entit politique le levier du principe

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exergue de l'image d'un corps juridique illustre la constitution d'une philosophie du pouvoir; le thme de la souverainet mergeant au travers le processus de reprsentation de la multitude l'unit. Le paralllisme d'une Cit, laquelle l'image de l'individu, sefforant autant qu'elle le peut de se dlivrer de la crainte et de reprendre son indpendance s'incorpore la cohrence spinoziste. Spinoza tend resserrer le caractre analogue d'un individu au regard d'une entit tatique. mergent l'preuve de de la construction politique de l'auteur des enjeux majeurs : 1) La facult d'imagination, l'imaginaire collectif assimile une multitude au ressentiment patriotique, l'imagination associe la ncessit de la runion naturelle tablit la constitution de l'identit du corps civil, le cimente 2) La cohrence d'une construction analogique : un gouvernement l'irrductible miroir de l'existence de l'homme de raisonn la mesure d'une libert;

raison la ncessit d'une construction civile adquat renforce la cohrence d'un gouvernement mesur 3) Le prisme du Jus publicum Europaeum value le ralisme d'une unit indivisible . Spinoza voquant l'analogie d'une Cit ltat de nature, convoque le ralisme de situation de guerre permanente. La doctrine du conatus adopte une ligne de mire duale; au prisme de la radicalit spinoziste, dtermine la potentialit de l'existence, s'attribue selon les schmes de la mtaphore la lindivisible unit de la socit civile. Sous quelles modalits le juriste Schmitt adopte-t-il cette maxime ? L'instrumentalisation schmittienne : Thorie de la Constitution A deux reprises, Carl Schmitt se rfre explicitement la maxime. Au sein de l'ouvrage La Thorie de la constitution (1928), le juriste Schmitt entend apprcier une doctrine la valeur existentielle prsuppose de la loi constitutionnelle. L'incursion de la doctrine essentialiste la charpente thorique du juriste tient d'un rapport biais. La dynamique

reprsentatif, et s'autorise, l'occasion du chapitre XVI intitul Des personnes, auteurs, et des choses personnifis sceller la valorisation du principe de reprsentation de la multitude : Une personne est celui dont les mots et les actions sont considrs soit comme tant les siens propres, soit en ce qu'ils reprsentent les mots et les actions d'un autre, ou de toute autre chose quoi ils sont attribus fictivement ou vritablement ( ) Les humains en multitude forment une personne une quand ils sont reprsents par un seul homme ou par une seule personne, en sorte que cela se fasse avec le consentement que chacun des individus particuliers de cette multitude . Hobbes; Lviathan, Gallimard

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constitutive de l'ontologie spinoziste s'incorpore, selon une tendance toujours aigu87, et illustre la tendance anime de la normation au regard de l'entit souveraine. rapprochement sert la mtaphore, s'adosse Le la critique de la suppose neutralit

normative : Toute loi en tant que rgulation normative donc aussi la loi constitutionnelle a besoin en dernier ressort pour tre valide, d'une dcision politique antcdente qui est prise par une puissance ou une autorit politique existante. Du point de vue du juriste, ce qui existe en tant que puissance politique a de la valeur ( ist wert) en tant qu'elle existe. C'est pourquoi son droit l'auto conservation est la prsupposition de toutes les considrations ultrieures ; elle cherche avant tout se maintenir dans son existence in suo esse perseverare (Spinoza), elle protge son existence, son intgrit, sa scurit et sa constitution, c'est dire uniquement des valeurs existentielles 88. Cette instrumentalisation s'avre cinglante vis vis de la thse positiviste, la recherche du critre de la puissance politique s'mancipe d' une question mtaphysique ou objectiviste pour se fixer son dehors existentiel, recours une entit existante . Le l'acte dcisif juriste vise pointer du doigt l'espace vide de droit de la dcision, bouleverse l'optique de l'objective neutralit de la science juridique en surdterminant au regard de la structure entire et souveraine de l'unit politique, personnifi par une acception juridico-existentielle htrodoxe. L'acception schmittienne induit sous la forme mtaphorique, la conviction de la supra-normativit existentielle. Ltat ou entit juridique obit l'insatiable prsuppos dynamique, ncessit de son conserver dans son tre, lequel outrepasse la systmatisation spinoziste trouve refuge de l'tant.87

lgal.

La doctrine

en theoria

anomale de l'existence tatique89, souligne

l'incandescence d'une valorisation supra normative du caractre dcisionniste la saisie

La publication de la Thorie gnrale de ltat du juriste Viennois Hans Kelsen bouleverse le contexte doctrinal des annes 1926-1928. Herman Heller, Heinrich Triepel, Rudolf Smend, et enfin Carl Schmitt ne manqueront de souligner le caractre massif du le lien indissociable du droit public envers le politique . 88 Carl Schmitt, Thorie de la constitution, PUF 89 Schmitt rappelle combien, titre d'illustration La constitution fdrale suisse du 29 mai 1874 dclara dans son prambule que l'intention de la Confdration suisse est d' affermir l'alliance des Confdrs, maintenir et accroitre l'unit, la force et l'honneur de la nation suisse ; dans son article 2, elle dclare que l'intention de la confdration est d'assurer l'indpendance de la patrie contre l'tranger, de maintenir la tranquilit et l'ordre l'intrieur . Il n'y a pas de constitution sans ce genre de notions existentielles

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Schmitt et la doctrine de l'tre : Drang nach osten ? Une seconde acculturation de la maxime spinoziste se voit formule l'occasion de l'ouvrage La Notion de politique (1932) et s'attache illustrer la fonction explicite d'un personnalisme tatique. Le juriste se rfre explicitement la potentialit d'une saisie imprgne d'un patent ralisme : Quant aux questions de savoir s'il existe un cas extrme ou de dfinir les moyens extrmes qui seraient d'une ncessit vitale pour dfendre sa propre existence et conserver son tre propre - in suo esse perseverare, ni l'une, ni l 'autre ne sauraient tre tranches par un tranger. 90 . La mtaphore de la doctrine du conatus s'invite la dmystification de l'unit politique au prix de la rvaluation du phnomne de la dcision. A l'heure de la dliquescence Weimarienne, le dcisionnisme Schmittien traduit la mise en exergue du talon dAchille normatif, lve la dcision au rang de notion cardinale. Le virage entrepris par Schmitt ds les premiers crits consacres la science juridique ( notamment Loi et Jugement qui justifie l'acception du juge une dualit sensible entre le cas idel et le cas concret ) reflte de facto l'espace de l'arbitraire. On pourrait sans doute arguer combien l'instrumentalisation de la doctrine du conatus s'claire la tendance cristallise par le caractre tellurique de la thorie pratique de Clausewitz, l'hostilit d'un tat convoquant, comme au prisme d'une dialectique dcisive le processus d'unicit d'existence collective . Balaye par l'hypostase conceptuelle de la valorisation constante du cas limite au degr de rvlation, la rfrence de Schmitt dnature une stature ontologique une acception politique exclusive. Surtout, l'acception spinoziste illustre une obsession manifeste, rcurrente luvre du juriste : la thse de la guerre civile mondiale considre l'hypostase du pouvoir constituant au travers d'une politique belliqueuse; la verticalit du pouvoir au sein de la structure tatique salue l'horizon raliste de l'espace inter tatique. La thse de la guerre civile mondiale, qui n'a valeur que de reprsentation htrodoxe de l'ultra ralisme belliqueux, soulve selon l'acception du juriste htrodoxe le caractre in fine de la politique en l'affirmation de l'existence de l'tre collectif par la dynamique inacheve de la guerre.90

Carl Schmitt, la notion de politique, Flammarion

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Spinoza en Masaniello: l'alternative Negri La lecture Negrienne porte incandescence la radicalit sauvage de la construction spinoziste. Sauvage, anomale, dfiant le prisme d'une construction strictement positive, l'acception du Spinoza dispose de valeur de matrice mancipatrice. A ce titre, la doctrine du conatus qui lve la puissance effective de l'tre face toute transformation artificialiste, s'adopte sous un regard foncirement alternatif. Le prisme dfini par l'auteur privilgie une apprciation scande par deux tendances majeures de l'criture spinoziste. A la manire d'une lecture no-marxiste Althussrienne, le rdacteur de l'thique l'angle d'approche htrodoxe s'apprcie sous le moteur d'une double fondation. Reprsentation d'un idalisme absolu, rdacteur d'une synthse matrialiste rvolutionnaire91, force de son peroit les tensions, les lignes d'attaques d'une architecture thorique aborde dans la ensemble. Car c'est bien d'une construction thico-politique, d'une ralisation pratique, d'un effort insatiable casser, au travers les invitables tensions, les obstacles d'une idologie, savoir l'idologie bourgeoise, dont il s'agit . La philosophie de Spinoza exprime selon Negri la synthse absolue de l'instant philosophique parvenu maturit, le matrialisme excde son primtre physique pour parvenir au plus haut degr de pratique constitutive. Une philosophie destructrice, une anti-philosophie, expose Negri. Radicalit d'approche, extraordinaire synthse d'une thicit pratique la porte du collectif, procs magistral donc. levant la tendance de l'unicit naturaliste la confrontation ncessaire de la positivit, Spinoza excde le dualisme de l'tre au regard de sa position de devoir. La mcanique agence par Hobbes, gense de l'tat capitaliste par la faveur dispose l'immanquable mdiation se dissipe sous les traits d'une critique constitutionnelle magistrale entirement apprcie au regard de la totalit passionnelle. Le caractre sauvage prime, inverse les connexions contradictoires de l'tre saisie par sa superficialit, s'apprcie dans son existence pleine. La ncessite de recomposer, de concevoir le couple de l'essence puissance, potentia, au miroir de la coercition artificielle labore le dessein d'un horizon prsent, l'actualit de la lutte. Cependant, associer91

La Force rvolutionnaire de l'utopie a atteint la limite d'une position absolue d'un approfondissement analytique indpassable, d'une totale comptabilit entre toutes ses composantes historiquement constitutives. Cet absoluit a a maintenant des allures de tension surhumaine. Negri Anomalie Sauvage, Collection Amsterdam

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Spinoza la pratique introduit Negri l'aveu d'une tension, immdiatement perceptible. Quelle esprance collective nous fournit l'ensemble Spinoziste ? Le parti pris du philosophe supervise la mise en relief d'une mesure, d'une temprance, de la ncessaire prudence dvoiler les rgimes qui s'accordent la libert thique. Negri peroit l'irrductible cadence mancipatrice la faveur subversive, te la magistrale dialectique du ncessaire la vertu d'une politique sauvage dans sa pousse, vertueuse dans sa tendance. Masaniello92, le meneur Napolitain n' inspirait-il pas Spinoza ?

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A propos du tmoignage de Colerus, voir thique, prsent et traduit par Bernard Pautrat, Points

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IV. Spinoza et Schmitt: la question de la norme La lecture croise des deux auteurs offre, au del de trop videntes divergences d' hypothtiques frayages philosophiques. On pourrait en effet noter combien Spinoza l'instar de Schmitt, offre des alternatives la pense du libralisme, labore le procs de la mdiation, dresse le refus catgorique de la constitution bourgeoise93. Les deux auteurs dressent, au prix d'une htrodoxie quasi hrtique leurs environnements conceptuels respectifs, les conditions de ponts de rencontres. On abordera, au regard d'un prisme symtrique, la question de la norme. Le rfrentiel collectif au donn, marque, comme au fer rouge, les positions radicales de cette pense du miroir. Rformer l'entendement: le problme de la norme Spinoza se rfre explicitement la norma l'occasion du Trait de la rforme de l'entendement. Le Trait labore les conditions instrumentales, techniques de la construction fondamentale de la Philosophie94 : Il faut rflchir sur le moyen de gurir l'entendement et de le purifier, autant qu'on le peut, pour qu'il comprenne, pour qu'il comprenne les choses facilement, sans erreur et le mieux possible . L'crit, la manire mennonite, annonce les perspectives du bonheur rel, labore les perspectives d'une libration totale, d'une plnitude radicale. La philosophie du jeune Spinoza convoque les perspectives d'une entreprise d'une envergure indite : quelque chose enfin dont la dcouverte et l'acquisition me procureraient pour l'ternit la jouissance d'une joie suprme et incessante 95. A l'occasion de ce discours de la mthode, l'investigation du93

Un article rdig en 1928 prfigure le vide de substance politique qu'incarne la rpublique de Weimar, laquelle traduirait l'obsolescence du rgime constitutionnel : L'ossature du Reich allemand, l'lment, qui dans la nouvelle dmocratie, ressortit de ltat de droit Bourgeois, c'est la constitution de Weimar. Or, la constitution de Weimar n'inspire pas au citoyen allemand un sentiment d'adhsion trs vivace. Comment se fait il que, de l'avis gnral, cette constitution laisse une impression de vide, d'insatisfaction ? 94 je veux diriger toutes les sciences vers une seule fin et un seul but, savoir : arriver la perfection humaine suprme dont nous avons parl, ainsi tout ce qui, dans les sciences, ne nous rapproche pas de notre fin devra tre rejet comme inutile, c'est dire en un mot, toutes nos actions et penses doivent tre diriges vers cette fin Spinoza, Trait de la Rforme de l'entendement, Pliade 95 Id.

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processus cognitif se dploie selon la dmarche intellectuelle ncessaire radiquer les raisonnements caduques . Les modes de connaissances valus par le jeune Spinoza ( le oui dire, lexprience vague ou fruit du hasard, la perception ou l'on conclut l'essence de la chose d'une autre chose, connaissance par le vrai ) assument les fondations de la logique spinoziste . La thmatique majeure de l'ouvrage tient rformer l'entendement, c'est dire amener le lecteur cerner les modalits de production de la dfaillance cognitive en insistant quand la perception adquate du vrai. Le cheminement entretient une symtrie implicite envers la dfinition du rel selon la norme de l'ide vraie : nous avons reconnu quelle est la meilleure perception pour arriver notre perfection ( ) nous avons reconnu la premire voie dans laquelle l'esprit doit s'engager pour bien commencer, cette voie consiste, en prenant pour norme une quelconque ide vraie, continuer ses recherches selon des lois certaines () si quelqu'un, par chance, avait ainsi avanc dans l'tude de la Nature, c'est dire par l'acquisition de nouvelles ides, dans l'ordre convenable et selon la norme de l'ide vraie, jamais il n'aurait dout de la vrit ainsi possde, parce que la vrit, nous l'avons dmontr, se rvle elle-mme 96 Si la norme de l'ide s'inscrit l' extrieur du doute, la conception spinoziste de la norme value le rfrentiel l'expression d'un naturalisme intgral, et balaye toute ide de fiction artificielle. A cette exposition, nous remarquons le principe normatif de toute chose s'exposant au bnfice d'une mthode. La normativit s'incorpore en principe cognitif d'acception du rel. Tacitement aussi, se dessine un projet politique collectif, Spinoza traduit l'ambition de sa ralisation pratique. Tel un aveu, le jeune Spinoza voque le dessein collectif il est ncessaire de comprendre assez la nature pour acqurir une telle nature humaine, puis de former une socit capable de permettre au plus grand nombre d'arriver aussi facilement ce but S' hrisse une triple acception du concept normatif, dploye par sa tendance dductrice 1) la norme comme ide du vrai, c'est dire comme mathesis 2) la norme communion. Spinoza et les thologiens : l'ordre de la nature intrinsque, intime critrium 3) la norme extrinsque ou

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Spinoza, Trait de la Rforme de l'entendement, Pliade

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La thmatique de la premire partie du TTP, critique de la mythologie dogmatique, cingle littralement le discours traditionnel. L'analyse thologico-politique se tisse la manire d'une mdiation du rapport entre lglise et ltat, la ligne d'attaque adoptant les instruments du pouvoir, laborant directement le procs de l'incohrence. L'exclamation s'intgre la cohsion d'une mthode rationaliste, le coup de force consiste attribuer lexgse les fonctions d'un discours caduc : J'ai montr que lcriture n'enseigne pas les choses par leur cause prochaine mais se contente de les raconter dans le style les plus mme de pousser les hommes, et particulirement la plbe, la dvotion; pour cette raison elle parle fort improprement de Dieu et des choses, parce qu'elle ne s'applique convaincre la raison mais toucher et remplir l'imagination et la fantaisie des hommes 97

. Le recours renforce les tensions, l'identit d'une philosophie. L'effort

rvolutionnaire suppose de renverser la norme inculque par la domination idologique du sacr. Et introduit de manire irrductible l'auteur proposer un projet non plus philosophique, voire idal, mais une profonde restructuration du rel, laquelle se tisse au travers d'une critique thologique. Surtout, Spinoza dresse sa propre conception du vrai en instrumentalisant le lexique de la tradition, le vritable enjeu de ce Trait labore les conditions d'une mancipation de tout discours transcendantaliste. Aussi, la stratgie exgtique entrane le lecteur, par le biais de lcriture la connaissance de la dynamique immanentiste propre la subversivit spinoziste. Le renversement labore les fonctions d'une lgitimit critique au regard d'une tradition : comme ceux qui ne connaissent pas la nature des choses, n'affirme rien que ne s'applique qu'a elle, mais les imaginent seulement et prennent imagination pour l'entendement, ils croient fermement qu'il y a en elle de l'ordre dans l'ignorance ou ils sont de la nature tant des choses qu'ils ne sont que d'eux mmes . La prise de vue de Spinoza rfute aussi l'ordre des choses apprcies sous le joug idologique, s'impose en soulignant les incohrences manifestes de lcriture sceller un rfrentiel rationaliste au rang de norme. Entendre la norme, connatre la passion Le Trait de la Rforme de l'Entendement agence la multiplicit de l'acception du donn97

Spinoza, Trait Thologico-politique, VI

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selon la philosophie vraie alors que le Trait Thologique politique expose les conditions de la lecture exgtique au regard de la norme . Mais la radicalit de l'agencement spinoziste dploye au travers l'thique radique dfinitivement l'articulation du devoir. Le rfrentiel au donn s'nonce en concatnation avec l'tre individuel, partition de cet ensemble infini, divine nature. La sensibilit immanentiste de la philosophie du rationalisme intgral s'exprime selon une dynamique, qui, au regard de l'activit normative se soulve par et en elle mme. Le naturalisme absolu de la philosophie vraie chappe toute condition transcendantale. Il se rfre sa propre norme vritable, une puissance normative unique, intrinsque, agissant dans la totalit du rel. L'exposition spinoziste disqualifie du mme coup toute externalit potentiellement rgule. Norme intrinsque, le principe nature droge toute fondation positive, c'est ici la violence du spinozisme. L'anthropologie