Bataille Agamben

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    Giorgio AgambenLibert, vol. 38, n 3, (225) 1996, p. 87-95.

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    Bataille et le paradoxe de la souverainet / Bataille e il paradosso della sovranit

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    GIORGIO AGAMBEN

    Giorgio Agamben vit Venise et enseigne la philo

    sophie Vrone. Trs sollicit par les courants intel

    lectuels franais, il a beaucoup pratiqu les uvres de

    Valry, Bataille, Debord (dont il a prfac la plus rcentetraduction en Italie) et de J.-L. Nancy. Plusieurs de ses

    livres ont d'ailleurs t traduits en franais, dont: Ide

    de la prose (Bourgois, 1988), La communaut qui vient

    (Seuil, 1990), Le langage de la mort (Bourgois, 1991),

    Stanze: parole et fantasme dans la culture occidentale

    (Rivages, 1994), Moyens sans fins : notes sur la politique

    (Rivages, 1995) et Bartleby ou De la contingence (Circ,

    1995).

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    BATAILLE ET LE PARADOXE

    DE LA SOUVERAINETBataille e il paradosso della sovranit

    Les rflexions qui suivent prennent pour prtexteune anecdote qui m'a t raconte il y a quelques annespar Pierre Klossowski, que j'tais all trouver dans sonpetit studio de la rue Vergniot pour qu'il me parle deses rencontres avec Walter Benjamin. De ce dernier,Pierre se rappelait parfaitement, aprs plus de quaranteans, le visage de poupon sur lequel des moustachessemblaient avoir t colles. Parmi les images qui

    restaient encore bien graves dans sa mmoire, il y avaitgalement celle d'un Benjamin qui, les mains leves enun geste d'admonestation (Klossowski, tout en racontant, s'tait mis debout pour l'imiter), rptait, proposdes activits d'Acphale et, plus particulirement, desides exposes par Bataille dans son essai sur la notion

    de dpense (paru trois ans plus tt dans la revueCritique sociale) : Vous travaillez pour le fascisme !

    Je me suis souvent demand ce que Benjamin avaitpu vouloir signifier par cette phrase. Il n'tait pas unmarxiste orthodoxe ni un rationaliste afflig de coniunc-tivis professoria, qui, comme ce fut le cas bien des annes

    plus tard dans la culture italienne de l'aprs-guerre, etpu tre scandalis par les thmes qui traversaient lapense de Bataille. Le matrialisme anthropologique ,dont il avait dj cherch tracer le profil dans l'essai

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    de 1929 sur le surralisme, ne semble en effet pas trsloign - du moins, premire vue - du projet batail-lien d'largir l'horizon thorico-pratique du marxisme(pensons au thme de l'ivresse, qui occupe dans cetexte une position centrale). Benjamin connaissait enoutre parfaitement la tenace aversion de Bataille pour

    le fascisme, qui s'exprimait prcisment ces annes-ldans une srie d'articles et d'analyses extrmementpntrantes. S'il ne visait indubitablement ni les thmesni le contenu de la pense de Bataille, que pouvait doncentendre Benjamin avec son ombrageux reproche?

    Je ne crois pas tre en mesure de fournir une

    rponse immdiate cette question. Mais puisque jesuis convaincu de la persistante actualit des problmesqui occupaient les esprits de cette poque-l, je voudraistenter d'largir le cadre historique o s'inscrivaitl'admonestation benjaminienne et demander ceci: dequelle manire pourrait-on affirmer aujourd'hui quenous aussi, sans le savoir, travaillons pour le fascisme ?Ou encore, renversant la question: de quelle manirepouvons-nous prtendre avec certitude que nous nesommes pas en train de travailler au profit de ce queBenjamin dsignait sous ce terme ?

    Afin de pouvoir mieux poser cette question,j'aimerais avant tout la situer par rapport aux tentativesselon moi les plus rigoureuses de se mesurer l'hritagethorique de la pense de Bataille et de la traiter envue d'une thorie de la communaut. Je me rfre l'important essai de Jean-Luc Nancy sur La communautdsuvre (Christian Bourgois, 1986, mais d'abord publien 1983, dans Ala, n 4) et au texte de Blanchot, La

    communaut inavouable (d. de Minuit, 1983), qui enconstitue en quelque sorte la reprise et le prolongement.

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    Autant Nancy que Blanchot partent du constatd'une crise radicale et d'une dissolution de la communaut notre poque et s'interrogent, justement, sur lapossibilit - ou sur l'impossibilit - d'une pense etd'une exprience communautaires. C'est avec cette perspective qu'ils se tournent tous les deux du ct de

    Bataille. Ils s'accordent reconnatre chez Bataille le refusde toute communaut positive fonde sur la ralisationou sur la participation d'un prsuppos commun.

    Plus prcisment, l'exprience communautaireimplique, pour Bataille, autant l'impossibilit du communisme comme immanence absolue entre les hommes,

    que le caractre irralisable de la communion fusionnelleen une hypostase collective. cette conception de lacommunaut, Bataille oppose l'ide d'une communautngative, qui serait rendue possible par l'exprience dela mort. La communaut rvle par la mort n'institueaucun lien positif entre les sujets; elle s'appuie pluttsur leur disparition, sur la mort au sens de ce qui enaucun cas ne peut tre transform en une substance ouen une uvre communes.

    La communaut dont il est question ici possde dece fait une structure absolument singulire : elle assumel'impossibilit de sa propre immanence, l'impossibilitmme d'un tre communautaire comme sujet de la communaut. En d'autres termes, la communaut reposed'une certaine faon sur l'impossibilit d'une communaut,et c'est l'exprience de cette impossibilit qui, au contraire, permet de fonder l'unique communaut possible.Il devient vident que, dans cette perspective, la communaut ne peut tre que communaut de ceux qui

    n'ont pas de communaut . Tel sera en effet le modlede la communaut bataillienne : qu'il s'agisse de la communaut des amants, que lui-mme a souvent voque,ou de la communaut des artistes, ou, plus prcisment,

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    de la communaut des amis qu'il a cherch raliseravec le groupe d'Acphale - dont le Collge de sociologie

    tait la manifestation exotrique -, dans chaque cas,

    cette structure ngative vient s'inscrire au centre de la

    communaut.

    Mais comment cette communaut peut-elle se ra

    liser? Par quel type d'exprience peut-elle se manifester? Une premire rponse nous est fournie par

    l'image de l'limination de la tte, cette acphalit

    qui sanctionne la participation au groupe bataillien: le

    retrait de la tte ne signifie pas seulement l'lision de

    la rationalit et l'exclusion d'un chef, mais avant tout

    l'auto-exclusion des membres mmes de la communaut,qui en feront partie uniquement l'instant de leur

    propre dcapitation, travers leur propre passion au

    sens troit du terme.

    Voil l'exprience que dfinit Bataille l'aide du

    mot extase. Ainsi que l'a bien vu Blanchot, chose qui du

    reste tait dj implicite dans la tradition mystique

    laquelle Bataille, malgr la distance qu'il prenait par

    rapport elle, empruntait le terme, le paradoxe dcisif

    de Vekstasis, de cet tre-hors-de-soi absolu du sujet, est

    que celui qui en fait l'exprience disparat l'instant

    mme o il l'prouve; il lui faut manquer soi au

    moment mme o il devrait se trouver prsent pour en

    vivre l'exprience.

    Le paradoxe de l'extase bataillienne est donc que le

    sujet doit tre l o il ne peut tre, ou, inversement, qu'il

    doit manquer l o il doit tre prsent. Telle est la struc

    ture antinomique de cette exprience intrieure que

    Bataille chercha tout au long de sa vie saisir et dont

    l'accomplissement constituait ce qu'il a appel une opration souveraine , ou encore la souverainet de

    l'tre .

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    Ce n'est certainement pas un hasard si Bataille enest venu prfrer l'expression opration souveraine

    toute autre dfinition. Avec son sens aigu de la signi

    fication philosophique des questions terminologiques,

    Bataille, dans une lettre Kojve conserve la

    Bibliothque Nationale de Paris, souligne explicitement

    que le terme le plus appropri la problmatique qui

    l'occupe ne peut tre que celui de souverainet. Et

    Bataille, la fin d'un chapitre de L'Exprience intrieure

    intitul Position dcisive, dfinit de cette manire

    l'opration souveraine : L'opration souveraine, qui ne

    tient que d'elle-mme son autorit, expie en mme

    temps cette autorit .

    Quel est, en effet, le paradoxe de la souverainet ?

    Si le souverain est, selon la dfinition de Cari Schmitt,

    celui qui possde le pouvoir lgitime de proclamer l'tat

    d'urgence et de suspendre de cette manire la validit

    du systme juridique, le paradoxe du souverain peut

    alors s'noncer sous cette forme : le souverain est la

    fois l'intrieur et l'extrieur du systme . La prcision la fois n'est pas superflue: ayant en effet le

    pouvoir lgitime de suspendre la validit de la loi, le

    souverain se pose lgitimement en dehors de la loi. Pour

    cette raison, le paradoxe de la souverainet peut

    galement se formuler ainsi: la loi se tient en dehors

    d'elle-mme, elle est hors-la-loi; ou encore: moi,souverain, qui suis hors-la-loi, dclare qu'il n'y a pas de

    dehors la loi.

    Ce paradoxe est ancien et il est, si l'on observe

    attentivement, implicite dans l'oxymore qui l'exprime:

    le sujet souverain. Le sujet (c'est--dire, tymologique-

    ment, ce qui se tient dessous) est souverain (ce qui setient au-dessus). Peut-tre aussi que le terme sujet (con

    formment l'ambigut de la racine indo-europenne

    de laquelle drivent les deux prfixes latins contraires,

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    super et sub) n'a d'autre signification que ce paradoxe,ce demeurer-l-o-il-n'est-pas.Si le paradoxe de la souverainet est tel, pouvons-

    nous dire alors que Bataille, dans sa tentative passionnede penser la communaut, ait russi en briser lecercle ? Cherchant penser au-del du sujet, cherchant

    penser l'extase du sujet, il n'a pens en vrit que salimite interne, son antinomie constitutive : la souverainetdu sujet, l'tre au-dessus de ce qui est en dessous. Il estcertain que Bataille s'est rendu compte lui-mme decette difficult. On peut mme dire que tout L'Exprienceintrieure, peut-tre son livre le plus ambitieux, est latentative de penser cette difficult, qu'il dcrit unmoment donn comme la tentative de se tenir debout sur la pointe d'une pingle . Mais - et l'impossibilitde mener bien le travail entrepris sur la souveraineten est la preuve - il n'a pas russi en venir bout.Ce n'est qu'en prenant conscience de cette limite essentielle que nous pouvons esprer recueillir l'exigence

    propre de sa pense. une difficult du mme genre s'tait heurt,

    plusieurs annes auparavant, un autre penseur del'extase, le Schelling de la Philosophie de la rvlation,qui avait assign l'extase et la stupeur de la raisonla fonction de penser cet Immmorable qui anticipe

    toujours dj la pense qui le pose. Le problme qui estici pos est en fait encore plus ancien que sa formulation en tant que paradoxe de la souverainet. Celle-cirenvoie une dualit implicitement comprise dans lafaon mme dont la philosophie occidentale a cherch penser l'tre (en ce sens, Bataille avait parfaitement

    raison de parler de souverainet de l'tre ) : l'tre entant que sujet, bnoKeipevov, matire, et l'tre commeforme, etSo, l'tre qui est toujours dj pr-suppos etl'tre qui se donne en entier dans la prsence. Cette

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    antinomie est pense par Aristote comme dualit depuissance, Svva/iiC, et d'action, vpyeia. Nous sommes

    habitus penser la puissance en termes de force, de

    pouvoir. Mais la puissance est avant tout potentia pas-

    siva, pass ion, au sens de souffrance (le pt ir) , de

    passivit ; ce n'est que dans un second temps qu'elle est

    potentia activa, force.

    De ces deux ples, travers lesquels la philosophie

    occidentale a pens l'tre, la pense moderne, partir

    de Nietzsche, a constamment privilgi celui de puis

    sance. C'est la raison pour laquelle, chez Bataille -

    comme chez les penseurs, tel Blanchot, qui lui sont le

    plus proches - une porte dcisive est donne l'exp

    rience de la passion, ce dchanement des passions qu'il

    envisageait comme sens ultime du sacr. Il revient

    encore Kojve d'avoir soulign que cette passion

    devait tre entendue dans le sens de potentia passiva, en

    indiquant comme cl de L'Exprience intrieure le passage

    o il est crit que l'exprience intrieure est le contraire

    de l'action.

    Mais comme la pense de la souverainet ne peut

    chapper aux limites et aux contradictions de la subjec

    tivit, la pense de la passion demeure encore une

    pense de l'tre. Dans sa tentative de dpasser l'tre

    et le sujet, la pense contemporaine laisse de ct

    l'exprience de l'acte, qui pendant des sicles a constitu le sommet de la mtaphysique, mais seulement

    pour exasprer et pousser l'extrme le ple oppos

    de la puissance. De cette manire, toutefois, la pense

    contemporaine ne va pas au-del du sujet, mais elle en

    pense la forme la plus extrme et la plus puise, le pur

    tre-dessous, le pathos, la potentia passiva, sans russir faire clater le lien qui la tient rive son contraire.

    Le lien qui fait tenir ensemble la puissance et l'acte

    n'est pas, en fait, quelque chose de simple et connat

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    son nud indissoluble en ce don de soi soi (m-Socn e ax) qu'un passage nigmatique d'Aristote

    (De anima, 417 b) prsente en ces termes: Souffrir

    (naoxe.iv) n'est pas quelque chose de simple mais est,

    d'une part, une certaine destruction (tpop) par le con

    traire, d'autre part une conservation (oanepia) de ce qui

    est en puissance par ce qui est en acte... et cela n'estpas un devenir autre que soi, puisque l'on a ici don

    soi et l'acte .

    Si maintenant nous revenons l'anecdote benjami-

    nienne qui nous a servi de point de dpart, pouvons-

    nous dire, dans la mesure o nous nous en tenons

    encore cette pense de la passion et de la puissance,

    que nous travaillons l'extrieur, sinon du fascisme,

    du moins de ce destin totalitaire de l'Occident que

    Benjamin pouvait avoir l'esprit en prononant son

    avertissement? Pouvons-nous dire que nous avons

    dnou le paradoxe de la souverainet? Dans quelle

    mesure la pense de la passion peut-elle s'affranchir et

    de l'acte et de la puissance? La passion sans sujet se

    trouverait vraiment au-del de la pure subjectivit

    comme puissance de soi? Et quelle communaut cette

    passion permet-elle de penser, qui ne soit pas simple

    ment une communaut ngative ?

    Jusqu' ce que nous puissions rpondre ces

    questions - et nous sommes encore loin de pouvoir lefaire - il semble que le problme d'une communaut

    humaine libre de prsupposs et sans plus de sujets sou

    verains ne puisse mme tre pos.

    Traduit de l'italien par Dominique Garand

    http://naoxe.iv/http://naoxe.iv/