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Alvaro Pires Criminologue, École de criminologie, Université d’Ottawa (1998) “Beccaria, l'utilitarisme et la rationalité pénale moderne” Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web pédagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/ Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Beccaria e a racionalidade penal moderna

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Alvaro Pires Criminologue, cole de criminologie, Universit dOttawa (1998) Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne Un document produit en version numrique par J ean-Marie Tremblay, bnvole, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi Courriel: [email protected] web pdagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/ Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/ Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)2 Cette dition lectronique a t ralise par J ean-Marie Tremblay, bnvole, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi partir de : Alvaro Pires Criminologue, cole de criminologie, Universit dOttawa. Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne. Un article publi dans l'ouvrage de Christian Debuyst, Franoise Digneffe, J ean-Michel Labadie et Alvaro P. Pires, Histoiredessavoirssurlecrimeetlapeine. Tome II : La rationalit pnale et la naissance de la criminologie, Chapitre 3, pp. 83-143. Les Presses de l'Universit de Montral, Les Presses de l'Universit d'Ottawa, De Boeck Universit, 1998, 518 pp. Collection : Perspectives criminologiques. Avec lautorisation formelle de M. Alvaro Pires, professeur de criminologie, Universit dOttawa, le 2 aot 2006. Courriel : [email protected] Polices de caractres utilise : Pour le texte: Times, 12 points. Pour les citations : Times 10 points. Pour les notes de bas de page : Times, 10 points. dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5 x 11) dition numrique ralise le 26 aot 2006 Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Qubec, Canada. Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)3 Alvaro Pires Criminologue, dpartement de criminologie, Universit dOttawa Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne Un article publi dans l'ouvrage de Christian Debuyst, Franoise Digneffe, J ean-Michel Labadie et Alvaro P. Pires, Histoiredessavoirssurlecrimeetlapeine. Tome II : La rationalit pnale et la naissance de la criminologie, Chapitre 3, pp. 83-143. Les Presses de l'Universit de Montral, Les Presses de l'Universit d'Ottawa, De Boeck Universit, 1998, 518 pp. Collection : Perspectives criminologiques. Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)4 Table des matires IntroductionNotes mthodologiques La rception et la signification socio-politique de l'oeuvre La formation de la rationalit pnale moderne Les points de vue de la dignit humaine et de l'utilit chez Beccaria La thorie du contrat social comme fondement et limite du droit de punir L'origine des lois et des peines (ou des sanctions)La dfinition et les limites du droit de punirLes ractions la thorie du fondement du droit de punir de Beccaria La thorie utilitariste classique de la peine criminelle Le but de la peine criminelleLe principe de la rationalit et de la peine comme obstacle politique Quelques aspects de la notion de libert aux XVIIe et XVIIIe siclesLa thorie de la dissuasion et le principe de la rationalit des sujets Le principe de l'exclusion des mesures alternatives et de la critique du par-donLe principe de l'obligation pragmatique et politique de punirLe principe de l'analogie de la peineLe principe de proportionnalit (verticale) et du surplus (modr) de la peine Figure 1.La thorie du contrat social de Beccaria ou du fondement et limite du droit de punir. Figure 2.La thorie utilitariste classique de la peine criminelle de Beccaria Figure 3.Deux lignes de force classiques sur la capacit de dcision des individus Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)5 Alvaro Pires Criminologue, cole de criminologie, Universit dOttawa. Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne. Un article publi dans l'ouvrage de Christian Debuyst, Franoise Digneffe, J ean-Michel Labadie et Alvaro P. Pires, Histoiredessavoirssurlecrimeetlapeine. Tome II : La rationalit pnale et la naissance de la criminologie, Chapitre 3, pp. 83-143. Les Presses de l'Universit de Montral, Les Presses de l'Universit d'Otta-wa, De Boeck Universit, 1998, 518 pp. Collection : Perspectives criminologiques. Introduction Retour la table des matires Le petit livre, Des dlits et des peines, publication anonyme de 1764, tait destin avoir un succs immdiat et durable : ... c'tait le chef-d'oeuvre des "lumires" italiennes et l'un des livres les plus importants et les plus significatifs de tout le XVIlle sicle (Franco Venturi, dans Bec-caria, 1764a : IX). Cet opuscule fut d'abord imprim dans le secret parce que son auteur, Cesare Bonesana, marquis de Beccaria (1738-1794), en ayant l'esprit la triste histoire de Machiavel, Galile et Giannone, proje-tait de dfendre l'humanit sans en tre le martyr (Beccaria, lettre Andr Morellet, mai 17 66) et faire triompher la cause de l'humanit en matire pnale (Beccaria, 1764a, 28 : 48). Ses propos sur la modra-tiondespeiness'inscriventdanslecadred'unmouvementdepense connu sous le nom d' cole classique du droit pnal ou thorie clas-sique de la pnalit . Ce mouvement regroupait des individus d'horizons divers, dont les philosophies taient parfois divergentes, en un systme de pense commun. Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)6 Trois thmatiques ressortent de l'oeuvre de Beccaria : a) une rflexion thorique sur le fondement et les limites du droit de punir (au sens large d'intervention juridique) ; b) des rflexions ponctuelles sur ce qu'on pour-rait appeler des principes juridiques concernant la libert et la sret des personnes susceptibles d'tre amenes devant les tribunaux et des person-nes condamnes 1 ; etc.) une thorie sur la peine criminelle au sens strict du terme. C'est dans le premier et le dernier thmes que l'on peut situer la con-tribution majeure de Beccaria. J e les appellerai respectivement thorie du fondement du droit de punir), et thorie utilitariste classique de la peine criminelle . Nous le verrons ultrieurement, l'autonomie relative de ces deux thories n'est pas perceptible a priori. En effet, les thories de la peine vont gnralement de pair avec une rflexion sur les fondements et les limites du droit de punir. Il ne convient donc pas de les sparer l'une de l'autre, car une telle dmarche serait contre-nature. Cependant, chez Beccaria, une thorie ne va pas ncessairement de pair avec l'autre. On peut mme avancer que sa thorie de la peine criminelle dtruit ou neutralise en bonne partie sa thorie du fondement du droit de punir. Il peut donc y avoir un certain intrt les considrer de manire distincte. D'autant que cela pourrait contribuer clarifier certains aspects polmi-ques de son oeuvre. J usqu' prsent, semble-t-il, ces thories n'ont jamais t traites sparment, et la premire a souvent t mal interprte, n-glige ou rcuse. On alla mme jusqu' la rduire un passage pisodi-que et maladroit de sa thorie de la peine criminelle. J e soutiendrais pour mapartqu'aucontraire,lathoriedufondementdudroitdepunir, condition d'tre tout fait dgage de la thorie de la peine, est la plus intressante et la seule susceptible de contribuer renouveler notre faon de concevoir l'intervention juridique (en matire pnale). J e ne traiterai pas ici de la question des principes de protection juridi-que chez Beccaria, car sa contribution en la matire, comme d'autres ex-gtes l'ont soulign, reste assez modeste. Il y joue un rle de fil conduc-teur, plus que d'artisan : il s'en est effectivement tenu intgrer, sans les 1 En espagnol, italien et portugais, les juristes dsignent souvent cet ensemble de principes par l'expression garanties juridiques . Cela veut dire qu'une des fonc-tions de la loi consiste proposer diffrentes sortes de rgles et procdures pour rduire les risques d'abus de pouvoir de l'tat. Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)7 dvelopper,unesriedeprincipesjuridiquesgnraux,dontcertains noussontparvenusvialedroitcanonique,telsqu'laborspartirdu XlIe sicle. Ainsi, le principe de la lgalit, selon lequel seule la loi posi-tive peut incriminer un fait et tablir des peines (nullum crimen sine lege, nullapoenasinelege). Beccaria (1764a, 3 : 10) dira, par exemple, que les lois seules peuvent dterminer les peines et les dlits ou encore que pour que n'importe quelle peine ne soit pas un acte de violence [...], elle doit absolument tre [...] dtermine par la loi (ibid., 47 : 80). propos de la libert politique des individus, il insiste sur le fait que cha-que citoyen doit pouvoir faire tout ce qui n'est pas contraire aux lois (ibid., 8 : 19) ou encore que tout citoyen doit savoir quand il est cou-pable et quand il est innocent (ibid., Il 23) ; pour ces raisons, les lois doivent tre claires et prcises (ibid., 14 27 ; 41 : 75), etc. Il me semble important de garder l'esprit que ces principes ne sont pas inh-rents au droit criminel, et que leur apparition ne remonte pas ncessaire-ment l'poque classique. C'est surtout partir de cette poque qu'ils ont t slectionns, imports et valoriss en matire pnale, pour garantir une protection (supplmentaire) aux individus l'endroit du pouvoir ta-tique, Ainsi, par exemple, le principe de la lgalit avait dj t formul au XlIe sicle, dans le cadre du droit canonique, par Pierre Lombard (Ber-man, 1983 : 186). L'glise avait rpertori deux catgories de pchs : ceux qui relevaient du tribunal (forum) interne et ceux qui devaient tre jugs par un tribunal externe . Les premiers seraient traits de fa-on ordinaire par les prtres comme faisant partie du sacrement de la p-nitence, et les autres, appels pchs criminels ou crimes ecclsias-tiques , vu qu'ils constituaient une transgression de la loi ecclsiastique, ressortiraient au juge ecclsiastique. Or, pour bien caractriser ceux-ci, Lombard dira qu' il n'y a pas de pch [au second sens] s'il n'y avait pas de prohibition par la loi ecclsiastique (Non enim consisteret peccatum, si interdictio non fuisset) (ibid.). Certes, mme s'ils manquent d'originali-t, il reste que les principes retenus par Beccaria ont contribu moderni-ser la thorie de la peine criminelle et ses propositions de rforme. Que dire de la rception et de la signification socio-politique de ce li-vre, sinon qu'elle est double, puisqu'il s'agit en ralit de deux textes en un. Le premier, tourn vers le pass, est considr juste titre comme porteur d'un discours humaniste qui a sans doute voir avec le dmant-Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)8 lement d'un appareil de justice fond sur l'arbitraire du pouvoir politique et le libre exercice de la violence physique. C'est l que rsident les effets politiques salutaires de l'ouvrage, mme s'ils contribuent trs peu de nos jours faire progresser l'ide de modration dans la justice pnale. Le deuximelivre ,dontlesconsquencesngativessontpartiellement clipses par le succs du premier, est quant lui tourn vers l'avenir : il transforme le savoir pnal en un systme de pense fondateur des rap-ports de diffrenciation qu'il entretiendra dsormais avec les autres mo-des de rgulation et de contrle de la vie sociale. Il survalorise la ncessi-t de punir et la peine criminelle dans le cadre du droit et de la vie so-ciale. En fait, ct de ces deux livres en un , il y avait un troisime livre l'tat embryonnaire, portant sur le fondement et les limites de l'intervention juridique. Il est hlas rest au stade de paradigme perdu (Edgar Morin). Son propos, quoique fort intressant, s'est attir de toutes parts les foudres de la critique. Beccaria avait en effet os, dans ce texte, ancrer les limites du droit de punir dans une thorie du contrat social. Il apparat que les observations mises par Faustin Hlie (1856 : vii) sont, dans leur ensemble, justifies : de l'uvre de Beccaria, on a surtout retenuladimensionpolitiquede premiercridelaconsciencepubli-que contre la justice criminelle de son poque, au dtriment de ses di-mensionsphilosophiqueetjuridico-pnaleproprementdites.Ilestds lors tout fait concevable, qu'en mettant l'accent sur son importance (r-elle) en tant que manifeste politique contre les atrocits de la justice de l'Ancien Rgime on ait fini, d'une part, par coiffer la totalit de sa thorie juridico-pnale de la peine d'une auroledemodrationpourlemoins discutableencequiconcerneledroitpnalmoderneet,d'autrepart, qu'on ait aussi perdu de vue un aspect plus original de sa philosophie ju-ridique. Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)9 NOTES MTHODOLOGIQUES Retour la table des matires Des dlits et des peines peut tre un peu droutant 2. premire vue, son contenu semble familier et d'un abord facile. On a l'impression de tout comprendre et de pouvoir rsumer aisment la pense de son auteur. Cependant, force de lire et relire l'ouvrage, et d'tudier les commentai-resenrichissantsdesesdiffrentsexgtes,ons'aperoitqu'ils'agitl d'une impression trompeuse. Aussi, la conviction d'avoir bien vu tout le contenu de l'oeuvre est alors branle et face aux obstacles et diffi-cults qui surgissent, que j'ai rpartis en trois catgories. 1. Tout d'abord, bon nombre de dfinitions, de principes gnraux et de distinctions importantes sont disperss et l, ce qui ne facilite gure la comprhension. tel point qu'ils passeraient mme inaperus : Becca-ria nous les livre au compte-gouttes, au fur et mesure qu'il aborde cer-tains sujets particuliers (la peine de mort, la torture, la promptitude du chtiment, etc.) pour se positionner par rapport ceux-ci. Inversement, lors de la discussion d'un sujet particulier, il omet parfois de reprendre explicitement l'un de ses principes majeurs, qui semble nanmoins impli-cite dans l'argumentation. Pour contrer ces difficults, mes propos ne sui-vront pas ncessairement l'ordre de prsentation des matires. De plus, 2 Il existe deux versions officielles de cet ouvrage, qui ont donn lieu diffren-tes ditions. La premire traduction franaise, tablie par l'abb Andr Morellet, remonte 1766. Il a modifi l'ordre de prsentation des chapitres, ou en a dplac des paragraphes. Cette premire version franaise a cependant t accepte par Beccaria lui-mme. Lorsque je m'y rfre, j'utilise l'dition publie par Flamma-rion en 1979, prface par Casamayor. J 'ai cependant accord une prfrence la traduction franaise tablie par M. Chevalier (Librairie Droz, Genve, 1965), pr-faceparFrancoVenturi,quiaconservlastructureoriginaledel'ouvrageet l'dition italienne de Luigi Firpo parue dans l'Edizione Nazionale delle Opere di CesareBeccaria(vol.1)auxsoinsdeGianniFrancioni(Milain,Mediobanca, 1984). Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)10 certains moments, je ferai dire Beccaria un peu plus qu'il ne dit lui-mme, mais seulement si j'estime ne pas trahir sa pense. 2. Une deuxime difficult rsulte du fait que Beccaria a rdig son ouvrage une poque o le droit subissait une transformation terminolo-gique radicale. En effet, le langage du droit criminel moderne tait en passe de se dsolidariser du langage du droit tout court, pour se constituer en un champ smantique distinct. Beccaria fut lui-mme l'un des pivots de ces transformations. D'une part, son bagage conceptuel provenait de textes philosophiques et politiques anciens ; d'autre part, il semble utiliser parfois un mme mot, tantt dans son acception ancienne, tantt dans la nouvelle. Par ailleurs, nous avons tendance ngliger ce problme et toutinterprterpartirdusensmoderne.Cesdiffrentssenspeuvent pourtant modifier notre interprtation du texte. Et, mme en agissant en connaissance de cause, nous pouvons encore faire des erreurs, hsiter ou tre carrment incapables de savoir quelle option privilgier. Ce fut plus particulirement le cas propos de la thorie du fondement du droit de punir. Aussi ai-je, au besoin, indiqu mon doute et l'option privilgie. Ces difficults se rencontrent surtout lorsqu'il est question de justice, loi, dlit (ou crime) et chtiment (ou peine)... en fait, des notions-cls qui reoiventusuellementunsenstrslargeavantlapremiremoitidu XVIlle sicle, par exemple, chez Hobbes, Puffendorf, Montesquieu, etc. Or, ds le milieu du XVIlle sicle, cette tendance s'inverse et on com-mence restreindre de plus en plus leur signification. Chez certains pen-seurs postrieurs Beccaria, comme Bentham, des traces de ce sens large subsistent encore. Prenons l'exemple du mot justice , sur lequel Casamayor (1979 : 6),l'undescommentateursdeBeccaria,attirenotreattention.Lepro-blme n'est pas nouveau, dit-il, car il remonte loin en arrire, et persiste jusqu' nos jours. C'est que le mot justice subit souvent, par une srie de glissements de sens, deux grandes rductions : d'abord, on passe de jus-tice judiciaire au sens du droit positif ; puis, ensuite, de judi-ciaire justice criminelle et peine criminelle . On commence, dit-il, avec l'interrogation toute naturelle qu'est-ce qui est juste ? (ibid.) et on termine le regard riv sur la justice pnale (p. 7). Ce prjug, crit Casamayor, consiste dans l'importance accorde au chtiment (p. 6). On va peu peu employer le mot justice au profit d'un organisme Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)11 trs limit , la justice criminelle, qui n'est pas totalement reprsentatif de la socit o il fonctionne (ibid.). Il rappelle, juste titre, que la J ustice [au sens propre] est la fonction la fois unique et justificatrice de toute socit organise. Il n'y a pas qu'un seul ministre de la J ustice, ils le sont tous, celui des Finances, [...] celui du Travail [...] (ibid. : 6-7), etc. 3. En troisime lieu, cet ouvrage est, d'un certain point de vue, un ma-nifeste politique rdig en vue de produire une rforme. Beccaria invoque alors toutes sortes d'arguments pour tayer ses thses, qu'ils soient ou non en accord avec certains aspects plus fondamentaux de sa faon de penser. Il lui arrive ainsi de placer un argument humaniste ct d'un autre trs rpressif,pourvuquetousdeuxmnentaummersultatpratique.Il semble adopter cette stratgie pour maximaliser ses chances de se conci-lierlesgrcesd'unauditoireauxopinionsdivergentes.Lesarguments contre la peine de mort illustrent bien cette tactique de faire feu de tout bois pour faire passer une rforme humaniste. Si l'on fait une interprta-tion littrale de ce texte, on ne russit pas savoir de quel ct l'auteur se situe. La rception et la signification socio-politique de l'uvre Retour la table des matires Beccaria crit une poque o la violence physique est encore valori-se en tant que forme de rsolution des conflits, d'ducation et d'expres-sion des sentiments (Garnot, 1990 : 71-76). Cette valorisation de la vio-lence est actualise, tant dans les pratiques sociales que dans les discours religieux, philosophique et juridique : on considre alors que ces mtho-des peuvent contribuer la construction d'une socit juste et heureuse. Durkheim (19023 : 156) crit que, encore en plein XVIIIe sicle, le fouet restel'instrumentdecorrectionprfrdanslescoles.Silescoliers taient traits au fouet, selon Graven (1948 : 111), en France, les faux-monnayeurs taient ordinairement bouillis vifs, aprs avoir eu les yeux crevs et la main droite ampute . En mars 1757, seulement quelques annes avant la publication du petit livre de Beccaria, eut lieu le supplice Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)12 de Damiens. Il s'agissait d' un valet de chambre exalt qui, sans inten-tion de tuer le Roi, avait frapp Louis XV d'un coup de canif, lui causant une blessure insignifiante et qui fut condamn mort [...] (Tulkens et van de Kerchove, 1993 : 62). la place de Grve, sur un chafaud, il est alors tenaill aux mamelles, bras, cuisses et gras des jambes ; sa main droite est brle de feu de soufre et on jette, sur les endroits o il sera te-naill, du plomb fondu, de l'huile bouillante, de la poix rsine brlante, de la cire et soufre fondus ensemble et ensuite son corps sera tir et dmem-br par quatre chevaux, etc. (Foucault, 1975 : 9). Mais c'est galement partir de cette priode que la visibilit de la violence tatique commena provoquer des vagues de sentiments d'in-dignation dans les couches infrieures de la socit, ces couches qui sont la fois spectatrices et victimes (Foucault, 1975 : 63 ; Rusche et Kirh-heimer, 1939 : 72). Cette indignation populaire trouve aussi cho auprs de certains intellectuels, juristes, etc., ce qui atteste peut-tre d'une mer-gencedessentimentshumanistesengnral.Deplus,ellesuscitel'in-quitudeauprsdecertainspersonnagespolitiques.Pourceux-ci,il s'agissaitalorsmoinsd'humaniserqued'enrayercettesolidaritmena-ante de toute une partie de la population, l'gard de ces petits dlin-quants devenussesyeuxvictimesdelajusticeroyale(Foucault, 1975 : 66). Quoi qu'il en soit, on peut bien comprendre que, face ces pratiques de la justice et dans le cadre de ce mouvement de rforme qui revendique alors la ncessit d'un chtiment sans supplice (Foucault, 1975 : 76 ; c'est moi qui souligne), le thme de l'humanit apparaisse au premier plan comme un cri du coeur ou de la nature indigne (ibid.), voire d'une nouvelle raison qui se reprsente elle-mme comme non ven-geresse. Desdlitsetdespeinesproduitalors bruitetapplaudissements (Hlie, 1856 : ii) et joue le rle de dclencheur, sur le plan du savoir, de ce mouvement de rforme qui voque l'humanisme dont il faudra encore valuer la porte et les limites. Bruit, parce que la rception de l'ouvrage de Beccaria ne pouvait pas tre totalement positive. Hlie (1856 : xiii), se rfrantdesjuristesplusconservateurs,critqu'ils jetrentuncri d'alarme . D'autant plus que le nouveau venu tait compltement tran-ger au savoir juridique et la pratique du droit : ce livre, au lieu de r-pandre quelque jour sur la matire des crimes et sur la manire dont ils doivent tre punis, tend au contraire tablir un systme des plus dange-Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)13 reux et des ides nouvelles qui, si elles taient adoptes, n'iraient rien moins qu'a renverser les lois reues jusqu'ici par les nations les plus poli-ces (J ousse, 1770, cit par Hlie, ibid.).Muyart de Vouglans a rfut successivement Beccaria et Montesquieu (Derath, 1966 : 85). J uriste et avocat srieux mais conservateur, il juge que la svrit des peines trouve sa pleine justification dans sa fonction d'exemple, peut-tre cruel, mais salutaire (Derath, 1966 : 85-86). Se situant parmi les apologistes les plus ardents de l'Ordonnance de 1670 (Esmein, 1882 : 372), Muyart de Vouglans avait appris dfendre tout le systme pnal franais du XVIlle siclesousl'AncienRgimeetvoyaitlespropositionsdeBeccaria comme utopiques et dangereuses. Il partageait avec Beccaria l'ide que le principal objectif de la peine devait tre la dissuasion, mais, son avis, le vritable esprit de la J urisprudence criminelle doit tendre, en gnral, plutt la rigueur qu' l'indulgence (Muyart de Vouglans, 1785 : 22-23). Applaudissement aussi, parce qu'il a parl au moment mme o sa parole pouvait trouver de sympathiques chos (Hlie, 1856 : xv), tout au moins certains gards. d'Alembert crit le 9 juillet 1765, un an aprs l'apparitionDesdlitsetdespeinesenItalie : Celivre,bienquede format petit, suffit assurer un nom immortel son auteur. Quelle philo-sophie !Quellevrit !Quellelogique !Quelleprcisionetenmme temps quelle humanit dans son oeuvre ! (cit par Graven, 1948 : 117-118). Voltaire (1766 : 277), dans ses Commentaires sur le livre Des dlits et des peines, lui embote le pas : cet ouvrage est en morale ce que sont en mdecine le peu de remdes dont nos maux pourraient tre soulags . Et il ajoute : L'auteur humain des Dlitsetdespeines n'a que trop rai-son de se plaindre que la punition soit trop souvent au-dessus du crime [...] Les supplices recherchs [par la justice pnale] [...] semblent plutt invents par la tyrannie que par la justice (Voltaire, 1766 : 280). L'abb Andr Morellet, traducteur de l'dition franaise de 1766, crivait dans sa prface : un livre o l'on plaide la cause de l'humanit, une fois devenu public, appartient au monde et toutes les nations . Au sicle suivant, dans l'introduction l'dition franaise de 1856, le juriste Faustin Hlie notaitque l'histoireaconsidrcettepublicationcommeunvne-ment (p. ii). Mme les juristes qui n'ont pas tent d'apprcier en profon-deur la pense de Beccaria, dit Faustin Hlie, en sont venus considrer cet ouvrage comme l'instrument puissant qui a dtruit les vieilles lgi-slations et comme la premire pierre de l'difice de la lgislation nou-Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)14 velle (ibid. :iii).Cepointdevuetraverseaussinotresicle : cet opuscule, d'apparence anodine, contenait la charge d'explosif qui devait fairesautertoutlesystmeduvieuxdroitcrimineletledsintgrer (Graven, 1948 : 117). Cette perception, sans doute un peu exagre et optimiste, n'est ce-pendant pas compltement errone. Elle est exagre en ce qu'elle attri-bue trop Beccaria ; elle est optimiste, en ce que l'ancien systme a laiss des traces encore profondes ; mais elle reflte aussi l'apport de ce petit livre la mise en place d'un systme plus dtach de la violence physique et de l'arbitraire du pouvoir. Cependant, en considrant cet ouvrage sous le seul angle positif, on perd de vue qu'il renfermerait une nouvelle tho-rie de la pnalit, avec le regard riv sur la justice pnale 3, la peine criminelle et l'obligation de punir. Faustin Hlie (1856 : lxxix) s'est rendu comptedela prtendueindulgence decettethoriedeBeccaria : loin d'affaiblir la justice rpressive, il indique le vrai moyen de la forti-fier . Selon Hlie, il nous enseigne que la justice (pnale) est forte non quand elle frappe au hasard quelques coupables, mais quand elle atteint touslescoupables,nonquandellechtieaveccolrequelquesdlits, mais quand elle enveloppe et saisit tous les dlits, sans qu'aucun, quelque petit qu'il soit, puisse chapper sa vue (ibid.). Par ailleurs, il parait clair que l'humanisme de Beccaria, en dpit de sa redoutablethoriedelapeine,s'esttoutefoisperptuau-deldeson poque. Il a d'abord t, ma connaissance, l'un des rares penseurs en matire pnale avoir t qualifi emphatiquement d'humaniste par un public large et diversifi au cours des XVIIIe et XIXe sicles. Kant, le dfenseur de la dignit humaine, n'a pas eu, et n'aurait pas mrit, cet honneur en matire pnale. Il reproche mme Beccaria, avec mpris, d'avoir un sentiment d'humanit affect (Kant, 1797a : 217). Bentham (1840, 1 : 77), faisant peut-tre l une allusion Beccaria, critique le langage des orateurs sentimentaux qui rejetteraient une peine, sous le seul prtexte qu'elle serait tyrannique et cruelle . Or, dit-il, si la r-pugnance d'un coeur sensible est une objection suffisante contre une loi pnale, il faut anantir le code pnal (ibid.). Le sentiment est une ex-cuse valable pour examiner une loi, mais c'est la raison qui, suivant le 3 J e paraphrase ici certains propos de Casamayor extraits de sa prface au livre de Beccaria (1764c : 7). Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)15 critre d'utilit majeure, doit tre l'arbitre. Ferri (1905), le plus critique des reprsentants de l'cole positive italienne en raison de son allgeance socialiste, considre que Beccaria, Howard et leurs disciples ont eu une raction gnreuse contre les horreurs du Moyen Age, mais que cesprotestations furentportesparleflotdusentimenthumanitaire jusqu' de vritables exagrations (ibid. : 6). Le but, poursuit-il, de di-minuer les peines qui taient incompatibles avec le sens moral des peu-ples modernes , a dj t atteint (ibid. : 6-7). Il est donc temps que ce sentiment humanitaire de notre poque qui, jusqu' prsent, s'garait sou-vent pour tmoigner une sollicitude excessive aux dlinquants, ou mme pour protger les animaux avec une sensiblerie draisonnable, rentre dans la grande route de la justice et de la vrit (ibid. : 7) 4. Que cela puisse servir d'avertissement : de l'loge kantien de la dignit humaine la pense socialiste en passant par le radicalisme de Bentham, personne ne semble entirement l'abri de l'emprise de la rationalit p-nale moderne : on a souvent l'impression, en lisant les textes philosophi-ques et juridiques du XVIlle et du XIXe sicle, que l'humanisme nat et meurt avec Beccaria, ou encore qu'il ne dure que le temps ncessaire nous convaincre que l'Ancien Rgime n'est plus avec nous. Rappelons cet gard la boutade de Bentham (1791 : 24) : bon et mauvais sont des termes de comparaison ; une chose peut tre bonne en comparaison de ce qu'elle a t, quoiqu'elle soit mauvaise en comparaison de ce qu'elle peut devenir . 4 Voir dans cet ouvrage le chapitre de Franoise Digneffe sur l'cole positive ita-lienne. Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)16 La formation de la rationalit pnale moderne Retour la table des matires Nous avons vu 5 que Des dlits et des peines caractrise bien le temps fortdelanaissancedelarationalitpnalemoderne.C'estdanscette oeuvre que se trouvent rassembls, pour la premire fois ou du moins de la faon la plus visible et marquante, une srie de fils conducteurs et d'at-tributs qui vont dterminer les grandes lignes de la rationalit pnale mo-derne, comme sous-systme de pense autonome et engag dans un pro-cessus de diffrenciation vis--vis des autres branches du droit. Ce sys-tme de pense se trouve figur dans la thorie de la peine criminelle de Beccaria. De faon sans doute un peu trop schmatique, mais nanmoins suffi-santepourunepremireapproximation,jediraisquecettethoriede Beccariaaruni :a)unereprsentation verticale dudroitpnal (comme un systme complet de rgles prohibitives, sanctionnatrices et de procdures referm sur lui-mme et cherchant se diffrencier des autres sous-systmes juridiques) ; b) une conceptualisation stricte du chtiment et un but de la peine qui, d'une part, exclut la rparation positive et une sried'autresmesuresetqui,d'autrepart,renforcelaconvictiondans l'obligation de punir ; c) un souci de protection des individus par des r-gles constitutionnelles et de procdure, aussi bien que par certains princi-pes philosophico-juridiques (comme celui de la proportionnalit). En effet, dans sa thorie de la peine, Beccaria a pens le pnal comme un domaine de rgulation juridique quitaitetdevraitresterprofond-ment distinct des autres formes juridiques. Ce systme serait rgi par une philosophie, des buts, des principes, des lois et des sanctions qui lui se-raient propres et dont la cohrence interne devrait tre maintenue tout prix sous la forme d'une diffrenciation, voire d'un contraste, avec la jus- 5 Voir le premier chapitre dans cet ouvrage. Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)17 tice civile (et les autres branches du droit). Cette dmarche a quatre im-plications majeures qui font de Beccaria un artisan de la rationalit pnale moderne. D'abord, il dcroche le pnal autant de la moralit en gnral, ce qui avait dj t accompli en partie avant lui, que du juridique en gnral. Il spare alors l'immoralit de l'illicite juridique ( anti-juridicit ) et, sur-tout, l'intrieur des actions anti-juridiques, l'illicite criminel de l'illicite civil. Entre ces deux illicites se constituera la zone grise des illicites ad-ministratifs qui fera l'objet de plusieurs appellations ttonnantes ( dlits conventionnels , dlits politiques , etc.). Si la ligne de dmarcation thorique et pratique entre ce qui devrait appartenir un systme juridi-que ou l'autre est fragile, flottante ou insuffisamment marque, la nou-velleconvictionconceptuelleselonlaquelleilexisteraitdeuxoutrois mondes juridiques - l'un du droit civil (et priv), l'autre du droit ad-ministratif (et public) et l'autre encore du droit criminel (et public) - ne l'est plus. Le droit criminel, tout particulirement, prend la forme d'une justice judiciaire qui s'impose d'en haut selon la volont de l'tat, qui se prsente comme la propritaire et la bnficiaire du litige (Christie, 1977), dfinissant sa mission autour de l'obligation de punir plutt que de l'autorisation d'intervenir et de punir (Del Vecchio, 1955 : 139). Ensuite, cette fracture conceptuelle 6 entre le civil et le pnal de-vient explicite et on mettra en place des procds pour la normaliser. Par ailleurs, comme elle est marque par un insuccs perptuel, certains pen-seursvontquandmmeladconstruirepourdnoncersonabsurdit, mme s'ils finissent souvent par la reconstruire pour raffirmer sa raison d'tre 7. Trs rares et trs peu couts seront ceux ou celles qui ne sui-vront pas l'un ou l'autre de ces deux parcours 8. Beccaria inaugure alors un nouveau style d'approche du droit pnal, qui consiste conserver tout prix le contraste avec le droit civil, pour qu'il ne soit pas contami-n par le droit priv. Le souci des pnalistes consistera alors, comme le dira Arnaud (1975 : 100-101), chercher la punition des coupables la plus adquate et la justifier les civilistes, pour leur part, [auront] pour missiond'assurerlarparationdudommagecaus (ibid.).Etleplus 6 J 'emprunte ce terme J ean Cavaills (cit par Canguilhem, 1988 : 24). 7 J e pense ici, entre autres, J hering (1877). 8 Spencer (1850) en constitue un exemple pour le XIXe sicle (voir Pires, 1994). Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)18 souvent on hsitera considrer le ddommagement ou la solution ngo-cie du conflit comme une solution suffisante en droit criminel. La troisime implication est que, dans le cadre de ce processus de dif-frenciation visant construire un systme centr sur l'obligation de pu-nir, la thorie de la peine de Beccaria contribue encapsuler, dans le droit pnal, l'objectif gnral du droit tout entier : la protection de l'ordre, la scuritsocialedetoutunchacunetlapacificationdesrapports sociaux 9. Bien entendu, le droit pnal est mal quip et mal conu pour se conformer cet objectif de pacification, mais il prtend tre en mesure de l'atteindre mme s'il conserve, dans ses rgles de procdure comme dans le discours des thories de la peine, un esprit belliqueux. C'est que Beccaria laisse entendre, dans sa thorie de la peine criminelle, que la dissuasionetl'obligationdepunirsontlesseulsmoyenslgitimeset efficaces pour atteindre la vie bonne ou la scurit de tout un chacun. ses yeux, l'impunit pnale, c'est--dire le fait de ne pas recevoir une peine criminelle, cre un risque pour la protection de la socit. Beccaria met alors en avant une conception dproblmatise et hypervalorisante dudroitcriminel.Lesavoirpnalvaainsirenverseruneperception rpandue dans la pratique professionnelle du droit en gnral. En effet, le droitcriminelestsouventdvalorisdanslemilieudesjuristes :le pnalisteestl'avocataffectauxaffairesdepolice,etconsignaux problmes sans issue des gens sans foi ni loi ; le droit fiscal et le droit administratif,ledroitdutravail,ledroitciviletcommercial,ledroit constitutionnel, etc., voil ce qui constituait la partie noble du droit. Par contre, avec l'absorption de l'objectif du droit tout entier, le pnaliste prendsarevanchesurleplandudiscourssavant :c'estcedroitqui protgelesvaleursfondamentalesdelasocit ,qui assureles conditions essentielles de vie en socit , qui exprime les tats forts et dfinisdelaconsciencecollective ,qui protgelasocit etj'en passe. Les autres formes d'organisation du droit ne porteraient que sur des questionsconnexes ,nonessentielles,relativesauxrelationsde travail, la famille, la proprit, la sant, l'environnement, la vie, aux droits politiques, aux relations internationales, etc. (Pires, 1991 : 70-71). La dernire implication est que cette appropriation des objectifs gn-raux du droit amne Beccaria reprsenter ce sous-systme comme ayant 9 Voir cet gard les remarques de Bruno (1956, 1 : 16). Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)19 deux facettes qu'il faut tout prix concilier : il doit, certes, protger la socitcontrelesatteintesindividuelles,maisildoit,enmmetemps, protger la libert des individus contre les abus du pouvoir ; c'est--dire contre le caractre arbitraire et despotique de l'tat ou de la justice pnale elle-mme. De faon encore plus subtile, Beccaria veut mme trouver un moyen de prmunir les individus d'une confiance exagre dans la svri-tdespeines.Carcelle-ciestnave,injusteetdangereuse.Elleest d'abord nave, la tendance des hommes est manifestement d'aimer les lois svres, quoique des lois modres soient plus conformes leur int-rt, puisqu'ils y sont soumis eux-mmes (Beccaria, 1764a, 34 : 65). En plus, les pratiques absurdes de la lgislation sont souvent le produit de lacrainte,sourceprincipaledescontradictionshumaines (ibid., 13 :25). Elle est ensuite injuste : car les peines sont d'autant plus justes que la sret est plus sacre et inviolable, et plus grande la libert que le souverain laisse ses sujets (ibid., 2 : 9). Or, les lois n'ont t le plus souvent que l'instrument des passions d'un petit nombre (ibid., Int. : 7). Enfin,elleestdangereuse,parcequ'elleengendrelaspiraledelavio-lence, transforme la peine en une absurdit ou en contre-exemple et cre, chez le peuple, un effet d'accoutumance. En effet, les pays et les po-ques o l'on infligeait les supplices les plus atroces ont toujours t ceux o se commettaient les actions les plus sanglantes et les plus monstrueu-ses, car l'esprit froce qui guidait la main du lgislateur conduisait aussi celle du parricide et de l'assassin (ibid., 27 : 46). Le contre-exemple et l'absurdit de la peine svre sont illustrs par la peine de mort : elle est nuisible par l'exemple de cruaut qu'elle donne et il lui parat absurde que les lois, qui sont l'expression de la volont gnrale, qui rprouvent et punissent l'homicide, en commettent elles-mmes et, pour dtourner les citoyens de l'assassinat, ordonnent l'assassinat public (ibid.,28 : 52). Inutile aussi de vouloir rsoudre les problmes sociaux en augmentant les peines : mesurequelessupplicesdeviennentpluscruels,lesmes s'endurcissent [...], et, [...] aprs cent ans de cruauts, elles ne s'effraient pas plus de la roue qu'autrefois de la prison (ibid., 27 : 46). Cette dernire implication introduit une tension majeure dans le droit pnal moderne. On voit apparatre une sorte de double fonction souvent contradictoire : celle de punir pour dfendre la socit et celle de limiter le pouvoir de punir pour protger les individus contre les abus de la rac-tiontatique.Lacontradictionentrecesfonctionsnevientpasdufait qu'elles sont opposes l'une l'autre. Car ce problme du partage du mien Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)20 et du sien concerne le droit tout entier. La difficult, voire la contradic-tion, provient plutt du fait qu'on a amput le droit pnal ; on l'a dpouill des ressources qu'ont les autres branches du droit : on l'oblige punir au sens fort. quoi bon alors introduire le principe de la dernire instance, s'il ne peut pas le rendre oprationnel ? quoi sert de dire que la sanction la plus juste est celle qui conserve la plus grande part de libert ses su-jets, si on prive le droit pnal de la possibilit de prserver ladite part re-quise de libert ? C'est ce dilemme, cette contradiction, qui va affliger la rationalit pnale moderne et la contraindre se rabattre, en dsespoir de cause,surlesthoriesutilitaristesetrtributivesafind'ytrouverune forme d'auto-justification. En effet, lagu des moyens adquats, le droit pnal moderne ne sera plus en mesure d'exercer convenablement l'une de sesfonctionsmajeuresetseraconstammentenquted'unesorte d' quilibre-dsquilibr entre l'individu et le pouvoir. D'o son pen-chant irrsistible pour la protection de la socit via la rpression. Chez Beccaria, ce dilemme revt une dimension aigu et inusite qui l'amne draper gauche et droite, dans un effort herculen, digne de l'admira-tion qu'il a reue, pour concilier le diable avec la Croix. D'autant plus qu'il rejette sans mnagement la mtaphore de la guerre que l'on trouve chez Rousseau 10. Hlas, sa thorie de la dissuasion va l'emporter. Les points de vue de la dignit humaine et de l'utilit chez Beccaria Retour la table des matires La philosophie politique et juridique de Beccaria me semble anime d'une double proccupation : le respectde la dignit humaine et la re-cherche de la vie bonne. 10On observe ce rejet dans le passage de Beccaria (1965, 38 : 48) sur la peine de mort. Pour Rousseau, cette peine est acceptable comme expression d'un tat de guerre ; pour Beccaria, au contraire, la peine de mort n'est donc pas un droit, [...] mais une guerre de la nation contre un citoyen qu'elle juge ncessaire et utile de supprimer (ibid.)et, pour cette raison mme, elle est tyrannique et doit tre abolie. Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)21 Selon lui, toutes les grandes sources de nos principes moraux - la r-vlation, la loi naturelle et les conventions humaines - ont un mme but : nous conduire au bonheur de cette vie terrestre (Beccaria, 1764a : 4). C'est le point de vue de l'utilit (au sens large). Beccaria se propose alors d'examiner les lois humaines pour voir ce que les individus en ont fait. Il veut savoir si ces lois permettent d'accder ce but. Il est en fait convain-cu du contraire : ouvrons l'histoire, et nous verrons que les lois, qui sont ou devraient tre des pactes conclus entre des hommes libres, n'ont t le plussouventquel'instrumentdespassionsd'unpetitnombre[...] (ibid. : 7). Il a alors un regard critique sur les lois de son poque. Tout se passe comme s'il se posait la question suivante : nos lois sont-elles assez bonnes pour nous aider raliser sur terre une vie chaque fois meilleure ? Beccaria dnonce l'cart existant entre les lois telles qu'elles sont et les lois telles qu'elles devraient tre (Shackleton, 1972 : 360). Selon lui, il faut examiner les lois politiques pour voir si elles sont effectivement ncessaires en vue de cet intrt gnral (la vie bonne). Mais il faut aussi voir dans quelle mesure elles respectent la dignit humaine et la libert desindividus.Or,lalibertpolitiquedel'individuestpourBeccaria, comme pour beaucoup d'autres son poque, une valeur qu'il faut pr-server au mieux contre les abus des autres individus et des autorits (les passions d'un petit nombre ). Il voit une sorte d'opposition entre libert et scurit. Les lois donnent, ou peuvent donner, la scurit, mais rdui-sent la part de libert. Ds lors, on ne doit crer que des lois vraiment n-cessaires. Car, plus on fait de lois, plus on empiterait sur la libert indi-viduelle. De mme, la sanction doit tre la moins svre possible pour ne pas usurper la libert des individus ou mettre leur scurit en cause. Ain-si, le point de vue de l'utilit doit s'harmoniser avec celui de la dignit et de la libert. Chez Beccaria, la recherche d'une vie bonne correspond l'intrt gnral. Par consquent, un observateur impartial, qui ne consi-dre pas uniquement ses propres intrts, chercherait atteindre ce but en agissant selon le principe suivant : le maximum de bonheur rparti sur leplusgrandnombre ( la massimafelicitdivisanelmaggiornume-ro ) (Beccaria, 1984, Int. : 23 ; ma traduction) 11. Cette formule, et d'au- 11La formule employe par Beccaria revient F. Hutcheson, dans un ouvrage origi-nal de 1725. Il crit : action is best, wich procures the greatest happiness for the greatest numbers (An Inquiry into the original of our Ideas of Beauty and Virtue, Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)22 tres formulations voisines mais non identiques, ont t appeles le prin-cipe de l'utilit , le principe du maximum de bonheur (greatest hap-pinessprinciple)ou encore le principe du bonheur public . J e ne dis-cuterai pas ici de ce principe, mais je tiens toutefois attirer l'attention sur une ambigut, dj signale par Shackleton (1972 : 359-360), car elle est trs importante dans le cadre de la rationalit pnale. L'ambigut provient du fait qu'au dpart, chez Francis Hutcheson, ce principe ( the greatest happiness of the greatest numbers ) voulait dire que lameilleureactionest celle qui procure lemaximum de bonheur au plus grand nombre possiblede personnes et non le maximum de bonheur pour la majorit . Dans la formulation de Beccaria, comme le note Shackleton (ibid.),l'ide de maximaliser les deux ples de la ques-tion, la somme du bonheur et le nombre de personnes qui en jouissent, est perdue. En effet, Beccaria utilise l'adjectif comparatif maggiore ( le plus grand ) avec le substantif nombre , au lieu d'employer le super-latif massimo ( lemaximumdepersonnes ouencore leplus grand nombre possible ) (ibid.).Or, dans le cadre de la rationalit p-nale, cette ambigut aura des consquences d'autant plus graves que l'on tendra opposer la majorit abstraite la minorit [suppose] des dviants , voire aux intrts de la victime. Cette opposition se fait aussi travers les catgories public et priv . Ce principe sera alors mis en oeuvre de manire renforcer ces dichotomies plutt que les attnuer. Si l'on considre que la meilleure action est celle qui procure le maxi-mum de bonheur au maximum de personnes, on est pouss. chercher d'abord la meilleure action pour les deux parties en litige et voir dans quelle mesure elle ne serait pas galement la meilleure solution pour tout le monde ou pour le plus grand nombre possible. Il devient peut-tre plus difficile de tirer la couverture la majorit (ou au domaine du public). Dans le cadre de la doctrine de la svrit maximale et de l'utilitarisme pnal classique, ce genre de raisonnement prmatur est facilit par la thorie de la dissuasion. En effet, celle-ci oppose, en principe, la majorit au dviant et la victime puis postule que la punition est une mesure n- Londres, 1726, III, pp. 177-78, cit par Firpo dans Beccaria, 1764b : 23). Par ail-leurs,c'estlenomdeBenthamquiseraleplussouventassociceprincipe (Shackleton, 1972 : 353). Pour une rflexion historique, se reporter cette der-nire tude. Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)23 cessaire au bien commun. Or, comment Beccaria s'est-il plac face cette opposition entre majorit/minorit ou entre public/priv ? Pour bien comprendre Beccaria et certaines contradictions de sa pen-se, il faut distinguer entre ses ides gnrales et sa thorie de la peine . En effet, certaines de ses ides n'ont pas de lien avec sa thorie ou n'entretiennent avec elle que des rapports erratiques. Ainsi, Beccaria se rend compte que les autorits ont tendance prsenter l'intrt gnral comme tant oppos l'intrt des parties, alors que ceci n'est pas nces-sairement le cas. Cette (fausse) opposition sert justifier certaines lois et ses peines. En effet, dit-il, c'est avoir [...] une fausse ide de l'utilit que de sacrifier les choses [telles qu'elles se passent en ralit] aux mots en sparant le bien gnral des intrts particuliers (Beccaria, 1965, 40 : 73). Bref, pour lui le bonheur public n'est pas distinct de l'intrt des par-ties. Et la justice consiste maintenir l'union des intrts particuliers (ibid., 2 : 10). Cependant, dans sa thorie de la peine, Beccaria oppose, par principe, l'intrt des parties l'intrt public. Il dira alors que le par-don de la victime est en opposition avec la protection de la socit, que le simple ddommagement la victime ne rpond pas l'intrt public, etc. Sur le plan des ides gnrales, Beccaria est galement conscient que la recherche du bonheur public peut mettre en cause la dignit des indivi-dus, mme si elle doit pourtant la respecter. Ds lors, pour lui, il n'est pas suffisant de prouver que les lois sont utiles au public, puisqu'elles peu-vent, malgr cela, aller l'encontre de la dignit. Dans un passage mal situ dans son ouvrage, Beccaria nonce un principe de porte gnrale qui est capital pour la comprhension de sa pense : Il n'y a plus de li-bertdslorsquelesloispermettentqu'encertainescirconstances l'homme cesse d'tre une personne pour devenir une chose (ibid., 25 : 43). Il dira aussi que mme si un chtiment produit d'heureux effets, il n'est pas forcment juste pour autant, car, pour tre juste, il doit tre n-cessaire (ibid.,25 : 43). Ncessaire signifie ici absolument n-cessaire , c'est--dire qu'il n'existe pas, dans un cas concret, d'autre m-thode plus respectueuse de la libert pour rsoudre le litige en question. En outre, Beccaria crit encore que c'est une fausse ide de l'utilit que de vouloir dire la raison sois esclave ! (ibid., 40 : 73). Non seulement la raison ne doit pas tre l'esclave de l'utilit, mais on ne doit pas non plus supposerquecettedernirepuisse commanderauxsentiments ;au mieux peut-elle les stimuler (ibid.). D'ailleurs, comme nous le verrons, sa Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)24 conception du contrat social sert aussi de limite l'utilit. Mais ces ides gnrales entrent galement en conflit avec sa thorie de la peine. Par exemple, dans le cas d'un larcin, il aurait d accepter le pardon de la vic-time, une forme de ngociation entre les parties ou encore le ddomma-gement (avec ou sans intrt punitif). Or, sa thorie de la dissuasion exige toujours, au contraire, la certitude de la punition. Toujours sur le plan des ides gnrales, on peut dire que la libert, la dignit de la personne et l'intrt des parties (en tant qu'expression de la justice) sont des priorits pour Beccaria ou, mieux encore, les principes rgulateurs de la recherche du bonheur. En ce sens, (de plus grand bon-heur possible pour le plus grand nombre possible indique le but at-teindre ; le respect de la libert, de la dignit de la personne et de l'intrt des parties sont des critres pour valuer les moyens lgitimes de raliser ce but. Ces aspects de la pense de Beccaria l'loignent la fois de sa propre thorie de la peine et de la perspective de Bentham. On trouve ainsi, chez Beccaria, un discours ax sur la dignit humaine quilaisseraittransparatre,commel'abiensignalHart(1982),l'in-fluence de la tradition jusnaturaliste. Ce discours va temprer son utilita-risme et lui donner une orientation thique assez particulire. En effet, on peut dire que Beccaria n'isole pas partout le rgne du calcul du r-gne des droits fondamentaux , tandis que Bentham va le faire. Braive (1987 :11)notequeBenthamestparfoisconsidrcommeleprede l'utilitarisme moderne. son avis, ceci est la fois lui rendre justice et lui faire trop d'honneur , car le grand nom de Beccaria l'a prcd, tandis queBenthams'inscritdansunmouvementd'idesquisepropageaux XVIIIe et XIXe sicles. Certes, Braive a raison, mais si cette remarque peut certains gards paratre injuste l'endroit de Beccaria, d'autres elle ne l'est pas : car Beccaria n'a jamais t un utilitariste pur ; Bentham en est le prototype. Aux yeux de Bentham, les propositions de Beccaria sur la dignit hu-maine crent une confusion entre une attitude vraiment rationnelle et une mauvaise mtaphysique (Hart, 1982). Selon lui, il ne faut se laisser gui-der que par un raisonnement utilitariste : il faut n'admettre aucune ex-ception (Bentham, 1969a. : 9). Il tend prsupposer que, d'un point de vue psychologique, la nature a plac l'individu sous l'empire du plaisir et de la douleur (ibid.). Ainsi, lorsqu'il voque des thmes cls comme Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)25 l'esclavage, les droits des femmes (au vote, mais aussi participer aux jurys, exercer des fonctions publiques, etc.) et la peine de mort, son rai-sonnement relve du calcul utilitariste concernant le bien public, sans te-nir compte d'un quelconque droit issu d'une conception de la moralit, du droit naturel ou du contrat social 12. Mieux encore : la dignit humaine et la valeur de l'individu taient des principes essentiels pour Beccaria, alors qu'ils ne le sont pas du tout pour Bentham (Hart, 1982 : 50). Ainsi, siBentham(1840,1,14C :231-258)s'insurge(engnral)contrela peine de mort, c'est parce qu'il la considre comme inutile, et comme une mprise des lgislateurs (p. 252) tandis que, pour Beccaria, elle est tout la fois inutile, absurde et illgitime (contraire au contrat social). La thorie du contrat social comme fondement et limite du droit de punir Retour la table des matires Quand Beccaria publie son livre, l'tat dispose dj d'un large ventail de justifications religieuses, politiques et morales concernant son droit de crer des lois et de se donner des moyens pour les faire respecter. La pu-nition est l'un de ceux-ci : c'est une pratique dj ancienne, qui s'exerce partout dans la socit : dans l'glise, dans la famille, dans les lieux d'ap-prentissage, etc. Et comme les gouvernements octroient aussi des peines, les discours justifiant ces pratiques ne manquent pas. Pour justifier l'in-tervention du droit, on voquera par exemple : 12Voir et comparer cet gard les remarques de Hart (1982 : 50) et de Ball (1980). Il y a eu un dbat visant dfinir la position philosophique et politique de Ben-thaml'garddesdroitsdesfemmes.CertainsauteurscommeElieHalvy (1901), Miriam Williford (1975) et Lea Boralevi (1980) affirment que Bentham est fministe. J e partage plutt l'opinion de Terence Ball (1980) qui soutient qu'il s'agit d'un gros malentendu et que non seulement Bentham n'est pas un fministe, mais qu'il n'a pas non plus contribu la lutte politique pour amliorer la condi-tion des femmes. Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)26 a)soitl'obligationdertablirl'ordreparl'expiationdumalparle mal ; b)soit un souci de correction de l'individu ; c)soitlancessitdel'exempleduchtimentoudel'intimidation pour protger la socit ; d)soit encore l'ide de faire justice, surtout travers une sorte de r-parationpositiveoudepacificationentrelesparties,lapunition tant une mesure de dernire instance. Certes,cettedernirejustificationestbeaucoupmoinsrpandueen matire pnale l'poque, et on tentera de l'exclure. Quant aux trois pre-mires,ellesonttendanceseprsentersousformededeuxgrandes perspectives philosophiques : i) le point de vue rtributiviste pnal qui soutient l'obligation de rtablir l'ordre en faisant payer le mal par le mal ; ii) et le point de vue utilitariste pnal qui renferme les buts de la correc-tionetdeladissuasion.AuXVIIIesicle,lathorieutilitaristedela peine donnera la primaut la dissuasion comme moyen de dfense de la socit. Pourlertributivismepnal,lefondementdudroitdepunirrside dans le fait que la J ustice requiert que la personne soit chtie en confor-mit avec sa faute, pour la simple raison qu'elle a dcid librement de dsobir la loi. Le chtiment est alors la seule faon d'effacer la faute et de donner satisfaction Dieu, la morale ou au Droit. En outre, on doit chtier le coupable, mme si la punition ne sert ni amender ni dissua-der personne. Le fondement du droit de punir est alors la simple obliga-tiondertablirlerespectdelaloiparlasouffranceducoupableen conformit avec sa faute, aucune autre mthode n'tant approprie pour payer le prix du dsordre. Pour les utilitaristes en gnral, l'origine du fondement du droit de punir se trouve l'ide de scurit des individus ou du groupe. Leur rai-sonnement est le suivant. Avant la formation des socits, dans l'tat de nature, le droit de punir appartient chaque individu. C'est lui qui doit se protger ou se venger par la force des injures dont lui-mme fait l'objet. Le droit naturel lui donne un droit de dfense, voire de vengeance. Or, Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)27 quand les individus s'unissent en socit, le droit que chaque particulier avait originellement est pass au souverain. Ce dernier doit alors pourvoir la scurit de ses sujets. Le droit de punir dtenu par le souverain se calque donc sur le droit (naturel) de punir des individus. Au sein de la socit, certaines offenses aux particuliers deviennent des atteintes la loi (pnale) du souverain. Ds lors, le droit de punir se fonde tant sur la ncessit de protger de faon efficace la majorit des individus que sur celle de faire respecter la loi. partir d'ici, il y a une bifurcation entre les utilitaristes. La doctrine de la svrit maximale, par exemple, ne limite pas le droit de punir du Souverain par le droit naturel : le Prince doit res-ter libre de modifier la loi et trouver un moyen efficace de dfendre la socit. La peine svre, voire excessive, n'est pas pour autant une peine injuste ; il suffit que l'autorit considre qu'elle est ncessaire pour prot-ger le groupe. D'autres, comme Locke (1690 : 176-178), estiment que, dans l'tat de nature, les individus n'ont le droit d'infliger que des peines proportionnes aux fautes, qui soient toutefois suffisantes pour inspirer la crainte, donnant ainsi l'exemple aux autres et impressionnant le coupable. Par consquent, ils ne peuvent que transfrer au souverain ce droit que la loi naturelle leur donne. On trouve alors dans cette variante utilitariste l'ide de la ncessit d'une certaine proportion entre la faute et la peine (qui inclut nanmoins le but de dissuasion). Bref, le fondement du droit de punir consiste dans la ncessit de protger la socit par l'exemple. Dans la meilleure des hypothses, cette utilit est limite par la notion (lche) de proportionnalit. Or, aussi curieux que cela puisse paratre, Beccaria n'opte pour aucune de ces deux manires de fonder le droit de punir. Certes, sa thorie de la peine est une thorie utilitariste de la dissuasion et, en ce sens, elle porte en elle - que Beccaria le veuille ou non - le deuxime fondement. Mais Beccaria va la jouxter d'un autre fondement du droit de punir, sans pour autant tenter d'y adapter sa thorie. Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)28 L'origine des lois et des peines (ou des sanctions) Retour la table des matires On peut faire apparatre les grandes lignes de la philosophie politique et juridique de Beccaria en posant les deux questions suivantes : pour-quoi avons-nous besoin de gouvernement, de lois et de sanctions lga-les ? et comment peut-on distinguer le droit lgitime de punir du sim-ple pouvoir lgal de punir ? . Nous examinerons ici la premire ques-tion ;lasectionsuivanteporterasurladeuxime.Lesrponsesces questions constituent la nouvelle thorie du fondement du droit de punir de Beccaria. Il en prsente l'essentiel dans les deux premires sections ( 1 et 2) de son ouvrage (version originale). Avant de l'examiner, rappelons que le langage de Beccaria peut donner lieu une double interprtation : ou bien ondonneauxconceptsdedroit,deloi,dedlit,dechtimentlesens troit et moderne de justice criminelle, de dlit criminel, de sanction cri-minelle, etc. ; ou, au contraire, on leur donne un sens large. Dans la pre-mire interprtation, on se trouve ds le dpart dans la bouteille mou-ches : sa pense s'appliquerait alors exclusivement aux lois criminelles, peut-tre aussi aux lois administratives, mais non au droit tout entier. La deuxime voit les rflexions de Beccaria sur l'origine des lois et des sanc-tions comme ayant une porte plus large, au mme titre que les rflexions desautresthoriciensprclassiquesdudroitnaturel,ducontratsocial, etc. Cette interprtation est la seule qui me semble faire justice au texte de Beccaria. En effet, il est un peu absurde de penser qu'il aurait conu deuxfondementsdistinctspourleslois,unpourlaloicivileetl'autre pour la loi pnale. De plus, il est fort probable qu'il ait conserv ici le sens large de ces mots (loi, chtiment, etc.), puisque c'est l le sens usuel que leur donnaient ses prdcesseurs. La description qui me parat la plus juste et la plus avantageuse pour le texte est alors celle qui opte pour une interprtation large de ces notions. J e considre aussi qu'elle est la plus intressante et la plus productive pour nous aujourd'hui. Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)29 Pourrpondreauxquestionsrelativesl'originedugouvernement, plusieurspublicistesontlaborcequ'onaappeldes thoriesdu contrat social . Celles-ci sont divergentes maints gards, tout en pr-sentant des traits communs. Elles disent grosso modo ceci : les individus vivaient au dpart dans un tat caractris par une libert complte o chacun et chacune faisaient ce qu'ils voulaient. C'est l'tat de nature. Pour diffrentes raisons, qui varient selon les thoriciens, cette exprience a mal tourn et ces individus ont alors dcid, d'un commun accord, de si-gner un contrat ou pacte social (dit aussi contrat originaire ) pour crer un gouvernement, puis des lois, pour garantir la paix sociale et la scurit des individus. Ces thories, comme le note Hffe (1993 : 213), s'efforcent de lgitimer les rapports civils et le droit tatique, aussi bien que de jus-tifier un ordre politique fondamental (I'tat). Elles ne racontent pas - et souvent mme, ne prtendent pas raconter - un vnement historique. Les thoriciens savent que leur thorie est une fiction, mais ils la considrent utile pour rflchir aux conditions de lgitimit de l'tat et des gouver-nements. Il s'agit donc plutt de thories normatives, qui visent prciser quelles conditions ou pour quelles raisons un ordre politique donn est raisonnable et juste. Beccaria imagine alors son tour, de faon raisonnable mais fictive, comment les choses auraient pu se passer l'tat de nature, pour poser les conditions d'un ordre politique et juridique juste. Dans l'tat de nature, dit-il, les individus sont indpendants et isols ; ils sont entirement libres de faire ce qu'ils veulent car il n'y a aucune loi (humaine). Par contre, cette libert totale a un grand dsavantage : sans lois, les individus vivent dans un tat de guerre perptuel, qui rend toute libert inutile puisqu'ils ne sont mme pas srs de pouvoir en jouir. Chacun et chacune peuvent tuer l'autre, le rduire en esclavage, s'approprier ses biens, etc. pour peu qu'ils aient l'envie et le moyen de le faire. Lasss enfin de vivre dans cette situation o tout est possible mais o rgne en contrepartie une grande incertitude de sauvegarder leurs privilges, y compris la libert, les indi-vidus ont dcid de s'unir et de sacrifier alors une partie de cette libert pourjouirduresteavecplusdesretetdetranquillit (Beccaria, 1764a, .1 : 8). De cette union nat une convention entre les parties : le contrat social quiformelegouvernement.Lecontratindiqueaugouvernement les conditions sous lesquelles des hommes indpendants et isols s'unirent en Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)30 socit (ibid.) 13. Ces conditions, chez Beccaria, se rsument en deux points : assurer le plus possible la libert et la paix sociale. La libert et la scurit de chaque personne doivent tre protges contre les usurpa-tions et les atteintes, tant de la part des autres sujets que de la part de l'au-torit elle-mme. Le rle du pouvoir lgitime est alors fort complexe : il doit administrer la part de libert que les individus lui ont abandonne en change de la paix sociale. Or, ceux-ci n'ont concd au gouvernement (au sens large), que la moindre part possible de leur libert cette fin. Le pouvoir lgitime est alors celui qui empite le moins possible sur la liber-t et la scurit des individus. Car la souverainet d'une nation, son droit lgitime, reprsente pour Beccaria, la somme de toutes les portions de libert sacrifies au bien commun (ibid.). Le pouvoir doit alors administrer cette partie de libert que la nation a sacrifie pour avoir la paix, mais sans abuser de son droit d'administra-teur. Tche complexe puisqu'elle comprend : i) la protection des indivi-dus en gnral contre l'agression d'un autre ; ii) la protection de l'agres-seurcontrelaractioninformelledesautresoucontreleurdemande d'augmentersanscesselespeines ;etiii)laprotectiondel'agresseur contre les lans, passions et usurpations manant du pouvoir lui-mme, y compris contre cet esprit de la justice criminelle de tendre en gnral, plutt la rigueur qu' l'indulgence , selon l'expression de Muyart de Vouglans (1785 : 23). Il souligne alors que c'est la ncessit qui contraignit les hommes cder une partie de leur libert (Beccaria, 1764a, 2 : 10). Il fait ici r-frence, non pas un quelconque sentiment d'inscurit, mais la nces-sit primordiale de scurit qui est fondatrice de la socit. C'est que les individus ont besoin de lois ordinaires, de tribunaux ou de lieux pour r-gler leurs diffrends de faon pacifique. Faut-il supposer que le pouvoir lgislatif, une fois constitu, peut instaurer n'importe quelle loi pour assu-rer la protection de la majorit ? Et les tribunaux, peuvent-ils les interpr- 13Beccaria recourt diverses acceptions du mot, sans les distinguer explicitement. En ralit, il ne diffrencie jamais les clauses du contrat , sorte de constitution thorique, des lois ordinaires. Cette distinction est cependant importante pour vi-ter les glissements de sens et les erreurs. J 'ajoute entre crochets le sens qui me pa-rait le plus appropri selon les circonstances. J e recourrai cette procdure cha-que fois qu'il me semblera utile d'apporter l'une ou l'autre prcision ncessaire, mon sens, la bonne comprhension du texte. Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)31 ter leur guise, dans le mme but ? Enfin, le pouvoir excutif peut-il fa-voriser toute tendance la svrit ? La rponse est non car, dit Beccaria, [au moment du pacte] il est certain que chacun n'en veut mettre la disposition [des autorits] que la plus petite portion possible [de libert] (ibid.).En principe, les pouvoirs lgislatif, judiciaire et excutif doivent tenircomptedecetteexigencedejusticequiconsisteprserverau mieux la libert des individus. Bien sr, Beccaria est galement proccup par le fait qu'il y aura tou-jours des litiges pour opposer les individus et qu'il faut protger le pacte social contre les 'usurpations de chaque individu en particulier (ibid.) Le gouvernement tablit alors des lois (ordinaires) et des tribunaux (sus-ceptibles de prendre des dcisions et d'arrter des sanctions) pour faire respecter, le cas chant, ces lois et assurer la paix sociale. voquant la transgression des lois [au sens large], Beccaria affirme qu' il fallait [aux lois] des motifs sensibles (motivi sensibili) pour empcher cet esprit des-potique de replonger dans l'ancien chaos les lois de la socit (Beccaria, 1764b, 1 : 26-27 traduction retouche 14 ). Quels sont ces motifs sensi-bles ? Beccaria rpond : les peines [au sens large de sanctions] tablies contreceuxquienfreignentleslois (ibid. ;lepenestabilitecontro agl'infracttori delle leggi). Beccaria insiste : j'ai dit des motifs sensibles (sensibilimotivi) ; parce que, son avis, il y a des personnes qui n'as-sument pas automatiquement leurs obligations ou sont portes usurper le droit des autres. Il faut alors des motifs qui frappent immdiatement les sens afin de contrebalancer les passions individuelles contraires l'intrt gnral. On voit, hlas, se dessiner en filigrane sa thorie de la dissua- 14Dans la traduction franaise de Chevalier (Beccaria, 1764a, 1 : 9) l'expression italiennemotivisensibili(motifssensibles)attraduitepar moyenssensi-bles . J 'ai retouch ce passage afin de rintroduire l'expression originale et de fa-ciliterlelienavecd'autrestextes.LatraductionanglaisedeYoung(Beccaria, 1986 : 7) la rend convenablement par l'expression tangible motives . En effet, ceci modifie quelque peu la constellation de sens possibles de la phrase. Car le mot motif a aussi t employ par d'autres publicistes, souvent au sens large de tout ce qui accompagne les lois pour stimuler leur obissance ou encore dans le sens de de bonnes raisons pour obir la loi . Les moyens, au sens de peines, font partie des motifs, mais aussi la simple existence des tribunaux, la me-naced'unesanctionquelconqueoummel'espoird'unercompense.Bentham (1970 : 133 et suiv.) et Filangieri (1784), par exemple, ont galement recouru au sens large de cette expression. Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)32 sion, mme si elle n'est pas encore tout fait prsente. Voil pour l'ori-gine du tribunal et de la pnalit (au sens large) : elle est ncessaire pour rendre toutes les lois effectives. Le lecteur pressent le problme : faut-il, sur ce point du moins, inter-prter le mot peine au sens strict du droit pnal moderne, c'est--dire l'exclusion de tous les autres motifs et sanctions du droit organis en g-nral ?Faut-ilvoirdansl'expressionmotivisensibiliuneallusionce sens strict et considrer que Beccaria, tout au moins partir d'ici, limite soudainementsondiscoursauxseulespeinescriminelles ?Tenterait-il ainsi de nous dire que les obligations cres par les contrats, par les lois administratives et par l' infinit de manires de causer des dommages indpendammentdesconventions (Puffendorf,1673 :122),n'ontpas besoin de motifs sensibles pour inciter les individus respecter les lois ? Difficile d'tre formel, cette expression tant double sens. On peut lui donner un sens large. En effet, rappelons qu'avant Becca-ria, les publicistes avaient eux aussi suggr que tout le droit avait besoin de sanctions. Hobbes (1649 : 246) considrait qu'une loi ne servait rien si l'on ne faisait apprhender des peines la dsobissance . Puffen-dorf (1673 : 120) crit que les souverains doivent donner force entire de Loi Civile toute dcision des tribunaux et que la force et l'effi-cace des Lois Civiles consiste dans la Sanction Pnale [au sens large]. Bentham (1970 : 133) affirme quant lui que la force de la loi concerne lesmotifssurlesquelselles'appuiepourproduireleseffetsqu'elle vise (c'est moi qui souligne). Ce mlange d'expressions pour voquer la force de la loi en gnral me semble assez proche de l'expression motifs sensibles employe par Beccaria. Unedeuximepossibilitconsistedonnerl'expression motifs sensibles un sens strict. Elle ne dsignerait alors plus que les sanctions lesplusfortesparmilesmesuresjuridiques.Beccariaauraitoprun glissement de sens complet vers le pnal et vers sa thorie de la dissua-sion. Il me semble difficile de prouver que l'une ou l'autre de ces deux interprtations est la bonne. J e continue privilgier la premire, car elle participe davantage la cohrence de cette partie du texte, qui porte sur l'origine des lois et des peines dans le droit tatique. Mais je ne puis reje-tercompltementl'hypothsed'undrapagedeBeccariapartirdece moment. Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)33 Quoi qu'il en soit, prcisons que toutes les lois de l'tat ont, pour Bec-caria, un aspect ngatif puisqu'il les voit comme rductrices de la libert des individus. Il partage, avec d'autres, une vision du monde politique et juridique selon laquelle, au fur et mesure que le petit cercle des lois grandit, la surface du grand cercle de libert se rtrcit, Cette image nga-tive de la loi reste plus ou moins implicite chez Beccaria, mais sera pro-clame voix haute par Bentham. Ce dernier affirme clairement que si l'action peut parfois tre un mal, la loi, elle, est toujours un mal. Il y a alors le mal de la maladie et le mal du remde (Bentham, 1969a : 32). Cependant, chez Bentham, la loi est un mai moins parce qu'elle affecte la libert que parce qu'elle rduit le bonheur. La libert d'action des indivi-dus n'est pas ncessairement un bien protger directement. Comme l'a dmontr Long (1977 : 29), Bentham est plus intress par la recherche du bonheuretde la scurit, que par la protection de la libert ; celle-ci ne serait qu'un prsuppos relatif des deux autres objectifs. La dfinition et les limites du droit de punir Retour la table des matires Pour Beccaria, les lois, les tribunaux et les sanctions sont absolument ncessaires la vie sociale : sans ces institutions, les individus retombent dans l'tat de nature. Grce elles, en cas de besoin, ils peuvent recourir une autorit pour se protger de l'usurpation des autres individus. Ce-pendant, ceci n'est qu'une des facettes du problme. Il y en a une autre. En effet, Beccaria est conscient que l'autorit peut galement usurper le dpt de liberts du contrat social. Il suffit pour cela de crer plus de lois que ncessaire ou encore de pnaliser plus que ncessaire. D'ailleurs, il est convaincu que le pouvoir de son poque a usurp une bonne partie de ce dpt de liberts. Pour lui, tous les actes d'autorit (ogni atto di autori-t)del'tat,ycomprislespeines,sontsusceptiblesd'treillgitimes, c'est--diretyranniques.Parexemple,ladtentionavantprocsestun acte d'autorit, qui n'est pas une sanction et qui peut tre illgitime. Or, les individus ont exprim dans le pacte social qu'ils souhaitent la paix sociale, mais aussi conserver le plus de libert possible (Beccaria, Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)34 1764a, 2 : 10). La justice judiciaire consiste alors favoriser l'interven-tionentrelesindividusetprmunirleurlibertcontretoutessortes d'usurpations (des individus et des autorits). Or, si les individus trans-gressent souvent les lois, pour Beccaria, l'tat lui aussi cre souvent des lois et des peines qui ne sont pas lgitimes, c'est--dire despotiques. Le droit lgitime a besoin de la force pour imposer une dcision juste, mais on trouve aussi dans l'tat certaines formes d'exercice de la force (lgale) qui ne sont pas lgitimes. C'est alors qu'merge la deuxime question : comment peut-on distinguer le droit lgitime de punir du simple pouvoir lgal de punir ? Cette question se subdivise en trois autres : a) Dans quelles circons-tances est-il lgitime de crer une loi et de sanctionner sa transgression ? b) Dequellefaonetdansquellemesure doit-on punir [ou sanctionner] les transgressions ? c) Dequoiestconstitu - ou sur quoi se fonde - ce droit lgitime de punir [de faire des lois et d'intervenir] ? Pour y rpon-dre, je vais d'abord paraphraser librement Beccaria, avant de reprendre ses propres termes. la premire question, Beccaria rpond : quand il y a une ncessit absolue.Eneffet, toutacted'autorit(attodiautorita)d'homme homme qui ne drive pas d'une ncessit absolue est tyrannique (Bec-caria, 1764a, 2 : 9). la deuxime question, il rplique que la faon d'intervenir et de pu-nir [ou de sanctionner] est d'autant plus juste que l'on respecte le plus possible la sret des individus amens devant les tribunaux et que la part de libert que l'autorit leur laisse est plus grande. Bref, il faut assurer leur protection devant les tribunaux [civil et pnal] et les sanctions doi-vent tre les moins contraignantes et punitives que possible dans les cir-constances. Il crit : les peines sont d'autant plus justes que la sret est plus sacre et inviolable, et plus grande la libert que le souverain laisse ces sujets (Beccaria, 1764a, 2 : 9). Enfin, la dernire question est capitale, car elle touche au coeur des justifications du droit de punir. Nous avons vu que les prdcesseurs de Beccaria ont abord ce problme en soulignant exclusivement la ncessi-t de rtablir l'ordre ou de protger la scurit des individus contre l'ac-tion des autres individus. De faon inattendue, Beccaria rpond : le droit Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)35 lgitime de punir [ou d'intervenir] est constitu par l'ensemble de ces plus petites portions possibles de libert que les individus ont abandonnes au gouvernement pour assurer la paix et le bien commun ; tout ce qui s'y ajoute est abus et non justice, mme si cela est autoris par les lois de l'tat. Voici ce passage dans son intgrit : Ce fut donc la ncessit qui contraignit les hommes cder une partie de leur libert ;orilestcertainquechacunn'enveutmettreladispositiondela communaut que la plus petite portion possible, mais qui suffise engager les autres le dfendre. L'ensemble de ces plus petites portions possibles consti-tue le droit de punir ; tout ce qui s'y ajoute est abus et non justice, c'est un fait, mais ce n'est dj plus un droit. (Beccaria, 1764a, 2 : 10). Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)36 Figure 1 La thorie du contrat social de Beccaria ou du fondement et limite du droit de punir tat de nature : ncessit [fondatrice] de sacrifierla libert [totale] pour vivre en paix en socit Cration du Contrat social [lois du pacte] Dfinitions et noncs 1) La ncessit [fondatrice) contraignit les hommes cder une partie de leur libert; or il est certain que chacun n'en veut mettre la disposition que la plus petite portion possible (Beccaria, 1764a : 10). 2) La somme de toutes ses portions de libert sacrifies au bien commun forme la souverainet d'une nation, et le souverain en est le dpositaire et l'administrateur lgitime (ibid., p. 8). Formation de l'tat et d'un gouvernement ( Souverain ) [Legouvernementcredesloisordinaires ;elles doiventtenircomptedeslimitesdonnesdansle pactesocial,sinonellessontabusivesoutyranni-ques.] Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)37 Figure 1 La thorie du contrat social de Beccaria ou du fondement et limite du droit de punir Ncessit [pratique] d'actes d'autorit, y compris de sanctions [au sens large] pour faire respecter les lois [ordinaires] et conserver la paix avec le maximum de libert. noncs et prcisions 1)Ncessit pratique du droit : les lois doivent avoir un pouvoir coercitif pourempcherderetournerl'ancienchaos.Cepouvoirdonnedes motifs sensibles pour obir aux lois. 2) Ces motifs sensibles sont les [tribunaux et] peines [au sens large de mesures et sanctions juridiques] tablies contre ceux qui enfreignent les lois [civiles ou pnales] (Beccaria, 1746a : 9). Dfinition et limites du droit de punir ou de sanc-tionner Ilestconstitupar l'ensemble[des]pluspetites portions de liberts ; tout ce qui s'y ajoute est abus et non justice . Ce droit indique les conditions et limites fixes dans le pacte social pour crer des lois ordinaires et des actes d'autorit lgitimes (i.e., non abusifs), y com-pris des sanctions. noncs et prcisions 1)Quand est-il juste de crer une loi ou de punir ? Lorsqu'on ne peut pas trouver une autre solution. Critre de la ncessit absolue et de la subsi-diarit des lois et des peines. 2)Comment doit-on punir (ou sanctionner] selon la justice ? Les peines [au sens large de mesures et de sanctions juridiques] sont d'autant plus justes que la sret [des individus devant le pouvoir judiciaire] est plus sacreetinviolable,etplusgrandelalibertquelesouverainpuisse laisser ces sujets (Beccaria, 1764a : 9). Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)38 La figure 1 rsume sa thorie du fondement du droit de punir. Tout au long de l'ouvrage de Beccaria, des formulations de ce genre reviennent poursoulignerquelesloisetlespeinesdoiventtrevuescommela somme des petites portions de libert abandonnes par chaque individu ; elles reprsentent la volont gnrale, qui est la runion des volonts par-ticulires (Beccaria, 1764a, 28 : 48). Quel changement de cap dans la faon de reconnatre le droit lgitime de punir ! On peut en effet parler d'une vritable rvolution copernicienne danslafaond'aborderl'interventionjuridique.Eneffet,jusque-l,on justifiaitsystmatiquementledroitdepunirparlepledel'obligation morale de punir ou la ncessit de protger l'ordre tabli par le chtiment. Beccaria, quant lui, va justifier sa thorie du fondement du droit de pu-nir d'une toute autre manire, savoir par le besoin de protger la libert des individus entre eux et face au pouvoir d'tat, tout en reconnaissant qu'unecertaineformedecoercition,voiredepunition,estautoriseet lgitime, condition que les lois soient rellement ncessaires, et la pro-tection des individus amens devant les tribunaux assure et que les dci-sionsjudiciaires,ycompriscellesconcernantlessanctions,soientles moins contraignantes possibles. Dans ces quelques pages, Beccaria pro-pose une autre priorit pour reconnatre la lgitimit de la punition : la part minimale de libert qui a t abandonne pour le bien commun. Et, qui plus est, ces conditions, qui sont la fois des limites du droit de pu-nir, sont des clauses du contrat social, prcdant toute loi ordinaire. Bec-caria esquisse donc ici une thorie de l'intervention juridique, axe sur le principe de l'intervention minimale. De quoi ne pas tre compris ! Les ractions la thorie du fondement du droit de punir de Beccaria Retour la table des matires Quel outrage !Quelle ineptie !Quel sentimentd'humanit affecte ! Et surtout quelle ide dangereuse ! Pouvez-vous imaginer un contrat servant d'assise au droit sacr de punir et qui embarrasse la route du Prince, de la Rpublique, de l'utilit ou de la Morale (punitive) d'un seul trait ? A-t-on besoin du consentement des ennemis du peuple, pour pouvoir les dsarmer ? Un coupable peut-il choisir sa peine aprs avoir Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)39 choisi son crime ? Ce problme du droit de punir tait rgl depuis long-temps, pourquoi alors cet irrpressible besoin d'y revenir ? Cet aspect de la pense de Beccaria, sans doute le plus original et le plusintressant,aprovoquunelevedeboucliers.Utilitaristespr-classiques,utilitaristesclassiques,rtributivistesetd'autresencore,la main dans la main, lchent un cri de la raison contre ce qui sera inter-prt ( tort) comme le cri du coeur du respectable auteur italien. Le premier cas de figure mane de Muyart de Vouglans (1767), utili-tariste pr-classique, qui plaide lui aussi en faveur de cet objectif de dis-suasion. Il notait, dans sa rfutation Beccaria, que celui-ci avait t pr-sent par l'abb Andr Morellet comme un dfenseur de l'humanit. Eh bien, ajoute-t-il, je n'ai point senti ce doux frmissement dont tout le monde parle ; le sentiment dont j'ai t le plus affect, aprs avoir lu quelques pages de cet ouvrage, a t celui de la surprise, pour ne rien dire de plus : je ne m'attendais pas en effet, trouver, sous le nom d'un Trait des crimes, [...] un plaidoyer fait en faveur de cette malheureuse portion du genre humain [...] (ibid. : 4-5). Muyart de Vouglans est donc parti-culirement surpris par cette ide que le droit de punir n'a d'autre fon-dement que l'assemblage de toutes les portions de libert que chacun ait pu cder... (ibid. : 7). En effet : L'on ne peut d'abord qu'tre rvolt de la singularit de ce prtendu Contrat Social sur lequel l'auteur a bti son nouveau systme ; d'un Contrat, o l'on suppose que les hommes auraient cd la moindre portion de libert qu'ils au-raient pu, tandis qu'ils se seraient rserv tacitement le droit de priver les au-tres,nonseulementdeleurlibert,maismmedeleurvie,sanscraindre d'prouver le mme sort ; d'un Contrat, o chaque homme, comme l'auteur le dit ailleurs, se fait le centre de toutes les combinaisons de l'Univers, et aurait entendu lier les autres sans se lier lui-mme ... O serait donc cette galit, cette rciprocit qui doit faire la base de tous les engagements ? O serait cette proportion exacte qui doit se trouver entre le crime et la peine [...] ? Ainsi, ne ft-ce que relativement au crime de l'homi-cide, il faudrait du moins convenir qu'il y aurait une injustice souveraine de ne point faire souffrir aux meurtriers la mme peine qu'ils font souffrir aux au-tres, et par consquent que le systme de l'auteur se trouverait visiblement en dfaut cet gard. (Muyart de Vouglans, 1767 : 85-87). Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)40 Ce texte a une valeur prophtique ce fondement du droit de punir ne passera pas. Et le mot d'ordre est lch ce prtendu contrat veut lier les autres d'avance, particulirement les autorits, sans que le coupable se lie lui-mme. Drle de contrat ! Ce systme de l'auteur, poursuit-il, n'est passeulementcontreleDroitnatureletleDroitdesgens , ilest contraire toutes sortes de Droits positifs (ibid. : 87). Ces remarques attestent l'originalit perue, quoique mal reue, de la thorie de Becca-ria. Et si Muyart de Vouglans a raison, en ceci que cette thorie se heurte au discours sur le droit naturel de l'poque, c'est bien parce que la thorie de Beccaria a dpass toutes les limites concevables du droit de punir. Beccaria incite mme Muyart de Vouglans, partisan de la torture et des supplices, invoquer le principe de la proportion exacte entre le crime et la peine pour se dfendre contre ce nouveau systme , qui menace les droits positifs et la rationalit pnale. C'est que, dans sa rflexion sur les limites du droit de punir, Beccaria est all beaucoup plus loin que la no-tion de peine proportionne ne l'y autorisait, en termes de limites au droit de punir en matire pnale. Muyart de Vouglans est ensuite affect par la conclusion laquelle aboutit la thorie de Beccaria, selon laquelle on ne pourrait ni torturer, ni condamner des supplices, ni mme condamner la mort rapide les cou-pables d'un grand nombre de crimes pour lesquels on n'a pas encore trou-v un moyen plus efficace (ibid. : 90). La diffrence avec Beccaria est ici bien perceptible : le droit de punir n'y est abord que sous l'angle de la rplique du mal par le mai : de la vengeance, de l'expiation, de la dfense de l'ordre public par la svrit de l'exemple, de l'intimidation, etc. Le deuxime cas de figure mane d'un admirateur de Beccaria : J ere-my Bentham. Retenons simplement qu'il est convaincu que par rapport l'origine du droit de punir, il n'y a rien de particulier en dire : elle est la mme que celle de tous les autres droits du gouvernement (Bentham, 1840,1,IL,1C :17).Parailleurs,Benthamn'acceptepasl'ided'un contrat comme limite du droit de punir ni ne la comprend tout fait. En faisant sans doute une rfrence voile Beccaria, il crit : Des auteurs respectablesontsoutenu quelespeines ne pouvaient tre lgiti-mes qu'en vertu d'un consentement antrieur de la part des individus : comme si dans quelque acte solennel ils avaient dclar vouloir se soumettretelle peine pour tel dlit, condition que tout autre y serait soumis comme eux. Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)41 On peut sans doutetrouverquelque trace d'un tel pacte dans les formes de gouvernement o le peuple participe la lgislation : mais mme dans les d-mocratiescetteidedu consentement ne serait le plus souvent qu'une fiction aussi dangereuse que peu fonde. Ce qui justifie la peine, c'est son utilit ma-jeure, ou, pour mieux dire,c'estsa ncessit. Les dlinquants sont des enne-mis publics : o est le besoin que des ennemis consentent tre dsarms et contenus ? (Bentham, 1840, I, IL, 1C : 17). Non seulement Bentham spare le rgne du calcul de celui de l'instinct ou du sentiment (Halvy, 1901, 1, p. 95) - ce que Beccaria fait aussi dans une certaine mesure -, mais il distingue galement le rgne du calcul du rgne des droits fondamentaux et des limites du droit de punir. Les limi-tes du droit de punir existent, mais elles sont dictes par le calcul. Halvy (1901) avait dj soulign la dissociation que Bentham opre entre le fondement du droit de punir et la thorie du contrat social, sauf qu'il y voit, comme les autres, un avantage. En effet, dans le langage de Halvy (1, p. 102), il appartient Bentham, meilleur logicien , de faire le dpart entre le principe d'utilit et celui du contrat social, qui nuisait la cohrence de la philosophie utilitariste (p. 101). Kant, lui aussi, leur embote le pas. la diffrence des autres, il a in-tgr la thorie du contrat social dans sa philosophie politique, mais il la rejette dans sa philosophie pnale (Kant, 1797a : 217-218). Au chapitre suivant, nous tudierons l'argumentation dtaille de Kant ce propos. Retenons-en seulement pour l'instant, que l'ide d'un contrat ne pourrait s'appliquer un individu qui par son crime a perdu sa personnalit (Kant, 1797a : 162). Pour Kant (1797a, App., 5 : 246), l'argument qui fonde la pnalit est moral et il croit que la morale exige de rtribuer le mal par le mal dans une gale mesure, comme cela s'exprimerait, son avis, dans la loi du talion. On ne peut donc point opposer la J ustice pu-blique une thorie du contrat qui viendrait limiter le droit de punir. Enfin, Filangieri (1788, IV, P2) accepte l'ide de fonder la peine sur la thorie du contrat social, mais rejette tout ce qu'il y a d'intressant dans la thorie du fondement du droit de punir de Beccaria. En effet, il adopte une position purement utilitariste. Il combine plutt les ides de Hobbes avec celles de Rousseau et ignore dlibrment la contribution originale de Beccaria. Il retient trois ides principales de l'expos de Hobbes. Tout Alvare Pires, Beccaria, l'utilitarisme et la rationalit pnale moderne (1998)42 d'abord, le but exclusif de la peine est aussi la dissuasion : les lois ne peuvent donc avoir d'autre objet dans la punition des crimes, que d'emp-cher le coupable de commettre de nouveaux attentats contre la socit et d'loigner les autres hommes de son exemple, par le spectacle de son ch-timent (ibid. :15).Ensuite, le contrat social n'impose point de limites particulires au droit de punir : En effet, dit-il, si la socit a le droit de se conserver, elle a le droit d'en chercher les moyens ; ces moyens sont les lois qui prsentent la volont des hommes les motifs les plus propres les loigner des actions nuisibles l'intrt commun ; ces motifs sont les avantages que les lois offrent ceux qui observent les obligations so-ciales, et les peines qu'elles prononcent contre ceux qui les violent . En-fin, en troisime lieu, il retient de Hobbes l'ide que le contrat social n'est qu'unepassationdepouvoirquitransfrel'tatledroitnatureldont chaque individu tait dtenteur avant le pacte : la socit, reprsentant les droits qu'avait chaque individu dans l'tat d'indpendance naturelle, a reu, par le contrat social, le droit que chaque homme avait sur son sem-blable, lorsqu'il violait les lois naturelles. Or ce droit tait celui de le pu-nir [...] (ibid. : 12-13). De Rousseau, il a retenu l'ide d'un contrat social de tous avec tou