Belis Nero Musicien Article Crai 0065-0536 1989 Num 133-3-14792

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Mademoiselle Annie Blis

Nron musicienIn: Comptes-rendus des sances de l'Acadmie des Inscriptions et Belles-Lettres, 133e anne, N. 3, 1989. pp. 747768.

Citer ce document / Cite this document : Blis Annie. Nron musicien. In: Comptes-rendus des sances de l'Acadmie des Inscriptions et Belles-Lettres, 133e anne, N. 3, 1989. pp. 747-768. doi : 10.3406/crai.1989.14792 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_1989_num_133_3_14792

COMMUNICATION NRON MUSICIEN*, PAR Mlle ANNIE BELIS De Nron musicien, la postrit n'a retenu que l'image d'un maniaque dpourvu de talent, mais prtentieux jusqu'au ridicule, et cherchant inlassablement se faire entendre de son entourage comme du public, dans d'interminables et pitres rcitals, bref, aussi mauvais musicien et acteur qu'il fut mauvais empereur, ceci expl iquant peut-tre cela. Il est vrai que les tmoignages antiques des historiens comme des philosophes ou des potes sur la [xoucrofxavta, comme dit Philostrate1, de cet empereur qui prfra l'art aux devoirs de sa charge, ne plaident pas en sa faveur. Tous lui sont hostiles, tous insistent sur son ridicule, sur sa dmesure. Pourtant, ne vaut-il pas la peine de regarder ces textes de prs, si malintentionns qu'ils soient, pour tenter de faire un bilan complet des activits musicales de Nron : nos sources crites le permettent ; elles sont nombreuses, varies, souvent bien documentes, riches en renseignements de toutes sortes, et aptes, ce titre, nuancer et corriger l'image trop simpliste et trop statique d'un empereur-histrion. Essayons donc de savoir ce que furent ses aptitudes musicales, sa voix, les instr uments qu'il pratiqua, son rpertoire, ainsi que son volution et ses progrs ventuels. En un mot, paraphrasant l'une de ses ultimes paroles, rpondons la question : Qualis artifex periit ? Car, en se dsignant lui-mme comme artifex, ou, comme l'crit Dion Cassius, comme t^ity)!;2, Nron emploie un terme rserv ordinairement aux artistes professionnels du plus haut niveau3. Mritait-il donc ce titre, et aurait-il pu ou non mener, s'il n'avait pas t empereur, une carrire de musicien ? Chronologiquement, les activits musicales de Nron peuvent tre divises en trois priodes : ses premiers apprentissages et la * Cette communication sera dveloppe dans un article du Journal de Savants. 1. Philostrate [Pseudo-Lucien], Nron ou le percement de l'Isthme, 6. 2. Histoire Romaine, LXIII, 29, 2. 3. Telle est l'analyse donne par Enrico Di Lorenzo, A proposito dell' espressione neroniana Qualis artifex pereo (Suet., Nero 49) , Studi Salernitani in memoria di Raffaele Cantarella, Universit degli Studi di Salerno, Istituto di Filologia Classica, Pietro Laveglia Editori, 1981, p. 523-535.

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formation de son got musical, jusqu'en octobre 54 ; vient ensuite une priode de 10 ans environ, depuis l'accession au principat jusqu' 64, au cours de laquelle Nron travaille assidment la cithardie, et se produit dans quelques spectacles. Le tournant dcisif date de 64, anne du rcital de Naples. Enfin, dans les quatre dernires annes de sa vie, la musique semble tre devenue son souci principal ; c'est, en 66, le fameux voyage en Grce, puis la {jioucrofxavta qui mle l'art et la ralit, qui le prive de toute lucidit, et renverse jusqu'aux valeurs artistiques dans lesquelles il avait cru. Tel est, sommairement dcrit, le processus au terme duquel Nron fut conduit d'une bonne culture musicale, ni meilleure, ni pire que celle d'un Romain de bonne naissance, des prtentions et des conduites artistiques incompatibles avec l'exercice du pouvoir. De l'ducation musicale reue dans l'enfance, on ne sait quasiment rien. Sutone parle de deux pdagogues un danseur et un barbier , qu'il eut chez sa tante Lpida4. On pourrait penser l'histrion Paris, qui fut plus tard le compagnon de ses dbauches ordinaires, et au barbier Thalamus, dont parle Martial (Epigr. VIII, 52, 2). Nous savons encore que, durant son enfance, on l'avait, en dehors de ses autres tudes, initi la musique sans aucun doute au jeu des instruments cordes. Ce qui est certain (Tacite, Sutone et Dion Chrysostome en tmoignent), c'est que, ds ses jeunes annes , il montra du got non seulement pour la musique, mais galement pour la peinture, pour la sculpture, et pour la posie, ce qui amne Tacite cette remarque : ce faisant, Nron dtourne la vivacit de son esprit des disciplines trop futiles, et n'accde ainsi qu' des rudiments de culture , elementa doctrinae5. De ces tmoignages, il ressort que le jeune homme se sent attir essentiellement par des arts arts musicaux et arts plastiques, et non pas seulement pour les admirer dans les uvres d' autrui, mais pour les pratiquer lui-mme. Octobre 54 : Aussitt qu'il fut empereur , statim ut imperium adeptus est, dit Sutone6, Nron appelle auprs de lui Terpnus, le citharde alors le plus en vogue. Pendant plusieurs jours, Nron l'coute jusque tard dans la nuit. Bientt, l'empereur se met travailler cette discipline, qui exige de celui qui la pratique une parfaite matrise et de la voix, et du jeu de cet instrument qu'Aristote avait qualifi de ts/vucov7, c'est--dire rserv aux profession4. VI, 5. 5. Annales, XIII, 3, 3 ; cf. Sutone, Nron, LII, 3 et Dion Chrysostome, Discours, LXXI, 9. 6. VI, 5. 7. Aristote, Politique, VIII, 6, 1341 a 21.

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nels. C'est sans doute la discipline musicale la plus difficile. Un proverbe, en usage chez les Technites dionysiaques, disait qu'on devient aulde lorsqu'on n'a pas russi tre citharde8. Observons, au passage, que Terpnus est grec, et que la cithardie est une spcial it musicale minemment grecque. Nron se met donc au travail. Il s'applique, nous dit-on, s'exer cer lui-mme, sans ngliger aucune des prcautions que les artistes de ce genre ont coutume de prendre pour conserver ou amplifier leur voix 9 : il s'astreint supporter sur sa poitrine une plaque de plomb, pour accrotre sa capacit thoracique ; il prend lavements et vomitifs pour se dgager le corps10, et suit un rgime d'o sont exclus les fruits, rputs nuisibles pour la voix, mais riche en poi reaux, que l'on croyait propres la fortifier11. Grce ses efforts et son application, grce aux conseils de Terpnus, qui l'entrane en professionnel, Nron, conscient au dpart de ne pas possder une voix d'exception, fait des progrs dont il se dit charm. Sutone et Dion Cassius disent qu'il avait la voix grle et sourde 12, et Phi lostrate, qu'on ne peut pourtant pas souponner d'une sympathie quelconque envers l'empereur, confirme qu'il avait su l'amliorer. Il fait dire un personnage du nom de Mncrats que cette voix ne mrite ni admiration, ni raillerie. coutons-le : C'est une voix naturellement juste et moyenne, qui a du creux, et qui est grave. La conformation du pharynx est telle que Nron chante un peu sourdement ((3o^(3t 7tw). Cependant, ajoute-t-il, l'empereur a su vaincre ce handicap, en adoucissant ses inflexions de voix, en so ignant sa ligne mlodique et son jeu, et en rglant bien ses attitudes13. Le personnage choisi par Philostrate n'est pas n'importe qui : Mncrats tait un citharde extrmement connu, qui reut de Nron des prsents somptueux14, et dont les cantica taient popul aires15. Son opinion prtend donc la fois l'exactitude et la technicit. Rien n'y est excessif : en somme, il reconnat l'empereur d'tre moyennement dou, mais d'avoir su compenser ses faiblesses par le travail et par l'exprience. L'acharnement au travail de Nron s'explique, apparemment, de deux faons : il tient tout d'abord accomplir des progrs, sa voix 8. Ut aiunt in Graecis artificibus, eos auloedos esse qui citharoedi fieri non potuerint, Cicron, Pro Murena, 29 ; cf. Quintilien, Inst. Orat., I, 12, 3. 9. Sutone, Nron, XX, 1. 10. Ibid. 11. Ibid. ; Pline, N.H., XIX, 108-109, XX, 47, 49 et 54, et XXXIV, 167 ; Quintilien, 7ns/. Orat., XI, 3, 19. 12. Sutone, XX, 2 : exiguae uocis et fuscae ; Dion Cassius, LXI, 20, 2 : xctl xal fjtiXav... V7]|xa lxtV13. Nron ou le percement de l'Isthme, 6. 14. Sutone, XXX, 5 ; cf. Dion Cassius, LXIII, 1, 1. 15. Ptrone, Satiricon, LXXIII, 3.

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de baryton manquant de puissance. D'autre part, il veut tout prix monter sur la scne. L'occasion lui en est donne pour la premire fois en 59, lors des Juvenalia. Depuis longtemps , crit Tacite, il avait le dsir de monter sur un quadrige de course et la fantaisie non moins honteuse de chanter en s'accompagnant sur la cithare, comme on le fait au thtre , nec minus foedum studium cithara ludicrum in modum canere16. Les jeux se droulent dans ses jardins. Nron participe naturellement l'preuve de cithardie. Il se fait annoncer, prcise Dion Cassius, par Gallio, le frre de Snque, sous son propre nom 17, et Csar apparat sur la scne revtu du costume des cithardes. Avec application et humilit, il excute une pice intitule Attis ou les Bacchantes ; ses cts se tiennent Snque et Burrus, qui font office de StScrxaXot18, et ses matres de chant, adsisentibus phonascis, prcise Tacite19. Il n'y a pas s'y tromper. L'attitude de l'empereur n'est dj plus celle d'un amateur clair. Son soin accorder sa cithare et chauffer sa voix avant de jouer, ses moments de concentration, sa mise, la prsence de ses matres de chant, tout indique qu'il se considre comme un vritable artiste professionnel. Il n'y manque mme pas la claque dont certains musiciens savaient s'assurer les services ; ceci prs que la sienne est constitue de soldats formant le corps spcial des Augustiani, entrans manifester leur approbation et leurs encouragements par des bombos, imbrices et testas, bourdonne ments, bruits de tuile et de tessons , et richement rcompenss en faveurs diverses et en argent20. L'institution des Nronia, l'anne suivante, est d'une toute autre importance : l'empereur tente d'imposer Rome des jeux quinquen naux grecque, avec trois concours gymnique, hippique, et la musical21. Il remporte la couronne d'loquence et de posie latine, que s'taient disputes les plus honorables citoyens et qu'ils lui cdrent d'un commun accord , ipsorum consensu, mais surtout, poursuit Sutone, lorsque les juges lui dcernrent celle des citha rdes (remporte d'ailleurs sans comptition, dcvtxi) il alla, dans un geste extrmement thtral, la recevoir genoux, et la fit porter devant la statue d'Auguste, comme pour manifester ainsi qu'il s'tait montr digne de son illustre prdcesseur22. 16. Annales, XIV, 14, 1. 17. LXI, 20, 1 : voizoccttL 18. Ibid. 19. Annales, XIV, 15, 1-4. 20. Sutone, XX, 6. 21. Sutone, XII, 7 ; Instituit et quinquennale certamen primus omnium Romae more Graeco triplex, musicum gymnicum questre ; Tacite, Annales, XIV, 20, 1 et Dion Cassius, LXI, 21, 2. 22. Sutone, XII, 8.

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A partir de ce moment Nron ne manque plus une occasion de se faire entendre, dans sa demeure, dans ses jardins, au thtre de Pompe. Mais il n'en est pas satisfait pour autant, car il lui manque d'tre confront des adversaires sa mesure, et de se produire devant le public de connaisseurs dont il rve : un public grec. Examinons de plus prs son comportement musical, dans les dix premires annes de son rgne. Il a frapp les historiens anciens par ce qu'il faut bien appeler son humilit. En effet (ils y insistent tous), en dpit d'un pouvoir exerc avec brutalit, ds que l'empereur se prsente comme acteur ou comme citharde dans une comptition, il se montre d'une docilit et manifeste une crainte des juges que Sutone qualifie d' peine croyable (uix credi potest)23. Non seulement il est saisi du trac, mais il se conforme en tous points des rglements dont on pourra juger de la svrit, par les propos de Tacite et de Sutone. II fait son entre au thtre, en obissant tous les rglements sur les concours de cithare, comme de ne pas s'asseoir en cas de fatigue, de n'essuyer la sueur qu'avec la robe qu'il portait comme vtement, de drober la vue les excrtions de sa bouche ou de son nez 2*. Sutone : Dans le concours il se conformait tel point au rglement, qu'il n'osa jamais cracher et qu'il essuyait mme avec son bras la sueur de son front ; bien plus, comme il avait, au cours d'une scne tragique, laiss chapp son sceptre qu'il s'empressa de ressaisir, pris de peur et craignant que cette faute ne le ft exclure du concours, il ne se remit qu'en entendant son pantomime lui jurer que la chose tait passe inaperue au milieu de l'enthousiasme de la foule 25. En dpit du scandale que suscite la participation d'un empereur de tels spectacles, Nron multiplie ses rcitals, et s'en justifie en invoquant le modle qu'il s'est donn : Apollon citharde. N'est-ce pas d'ailleurs comme Apollon, et comme Pythien que l'acclament ses Augustiniani26 ? Prendre part aux concours questres, dit-il en substance, est une activit de rois (on pense aussi bien l'Iliade qu'aux souverains de Sicile ou aux princes hellnistiques). Quant aux chants, ajoute-t-il, ils sont consacrs Apollon, et c'est sous les traits d'un musicien que se dresse, non seulement dans les villes grecques, mais encore dans les temples romains, ce dieu souverain, matre de la divination27 . 23. XXIII, 4. 24. Annales, XVI, 4, 3. 25. Sutone, XXIV, 1. Observation identique chez Philostrate le Jeune, Vie d'Apollonius, V, ch. 7. 26. Dion Cassius, LXI, 20, 5. 27. Tacite, Annales, XIV, 14, 1.

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Le rcital de Naples, en mai 64, marque un tournant dcisif dans la carrire musicale de Nron. Ce sera, pour reprendre une expression de Tacite, ses vritables dbuts 28, qu'il n'osait faire Rome, non seulement pour ne pas offenser davantage les conservateurs, mais aussi, dit l'historien, parce qu'il ne lui paraissait plus suffisant de se produire dans sa demeure, dans ses jardins ou aux Juvnales, qu'il pensait trop peu frquents et insuffisants pour une telle voix , tantae uoci29. Une autre raison, et non des moindres, le conduit ce choix : Naples est une ville grecque, Neapolim quasi Graecam urbem delegit, souligne Tacite30. Son intention est dj arrte : aprs ses dbuts Naples, il passera en Achae, o, dit-il, il obtiendra les fameuses couronnes que l'antiquit a consacres, et d'o il reviendra avec une rputation accrue, qui soulvera les applaudissements de ses concitoyens 31. Il chante plusieurs jours de suite, en courtant ses priodes de repos32, et malgr un tremblement de terre, qui lui devient immdiatement prtexte composer un chant d'action de grce aux dieux qui avaient voulu que le public en ft sorti indemne33. Nron revient enchant : il a pu dployer ses talents de citharde satit, et s'est fait acclamer par des spectateurs grecs et alexan drins(un bateau d'Alexandrie venait de dbarquer Naples)34, rputs pour leur got musical35. Bref, le rcital de Naples a t une sorte de test, ou de rptition gnrale pour la peregrinatio Achaca36, qui sera entreprise deux ans plus tard. Mais ce rcital russi marque aussi la fin d'une priode o Nron savait encore mettre un frein ses prtentions et ses extra vagances musicales. Dsormais il fera passer sa passion avant toute autre considration, sr d'avoir atteint le sommet dans son art. Lui qui avait nagure une confiance limite dans sa facilit de plume et dans ses moyens vocaux, ne souffre plus ni l'ombre d'une critique, ni aucun rival (pote ou musicien), et s'en prend mme qui ne l'applaudit pas tout rompre et ne salue pas sa voix cleste 37. Sa fivre de composer est intense : il donne, en 65, son pome sur Troie38, et envisage mme d'crire un grand pome pique sur les hauts faits des Romains. Annaeus Cornutus lui objecte que le livre sera trop 28. Annales, XV, 32, 2 : initium fore. 29. Ibid. 30. Ibid. 31. Ibid. 32. Sutone, XX, 4. 33. Annales, XV, 34, 1 ; Sutone, XX, 3 (qui ne parle pas de ce pome). 34. Sutone, XX, 3. 35. Athne, Deipnosophistes, IV, 176 f. 36. Sutone, Nron, XIX, 1 et Vespasien, IV, 8. 37. Tacite, Annales, XVI, 22, 1 : caelesti noce; ep