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Benjamin Constant De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes Discours prononcé à l’Athénée royal de Paris Messieurs Je me propose de vous soumettre quelques distinctions, encore assez neuves, entre deux genres de liberté, dont les différences sont restées jusqu’à ce jour inaperçues, ou du moins, trop peu remarquées. L’une est la liberté dont l’exercice était si cher aux peuples anciens ; l’autre celle dont la jouissance est particulièrement précieuse aux nations modernes. Cette recherche sera intéressante, si je ne me trompe, sous un double rapport. Premièrement, la confusion de ces deux espèces de liberté a été parmi nous, durant des époques trop célèbres de notre révolution, la cause de beaucoup de maux. La France s’est vue fatiguer d’essais inutiles, dont les auteurs, irrités par leur peu de succès, ont essayé de la contraindre à jouir du bien qu’elle ne voulait pas, et lui ont disputé le bien qu’elle voulait. En second lieu, appelés par notre heureuse révolution (je l’appelle heureuse, malgré ses excès, parce que je fixe mes regards sur ses résultats) à jouir des bienfaits d’un gouvernement représentatif, il est curieux et utile de rechercher pourquoi ce gouvernement, le seul à l’abri duquel nous puissions aujourd’hui trouver quelque liberté et quelque repos, a été presque entièrement inconnu aux nations libres de l’antiquité. Je sais que l’on a prétendu en démêler des traces chez quelques peuples anciens, dans la république de Lacédémone, par exemple, et chez nos ancêtres les Gaulois ; mais c’est à tort. Le gouvernement de Lacédémone était une aristocratie monacale, et nullement un gouvernement représentatif. La puissance des rois était limitée ; mais elle l’était par les éphores, et non par des hommes investis d’une mission semblable à celle que l’élection confère de nos jours aux défenseurs de nos libertés. Les éphores, sans doute, après avoir été institués par les rois, furent nommés par le peuple. Mais ils n’étaient que cinq. Leur autorité était religieuse autant que politique ; ils avaient part à l’administration même du gouvernement, c’est-à-dire, au pouvoir exécutif ; et par là, leur prérogative, comme celle de presque tous les magistrats populaires dans les anciennes républiques, loin d’être simplement une barrière contre la tyrannie, devenait quelquefois elle-même une tyrannie insupportable. Le régime des Gaulois, qui ressemblait assez à celui qu’un certain parti

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Benjamin ConstantDe la libert des Anciens compare celle des Modernes

Discours prononc lAthne royal de Paris

Messieurs

Je me propose de vous soumettre quelques distinctions, encore assez neuves, entre deux genres de libert, dont les diffrences sont restes jusqu ce jour inaperues, ou du moins, trop peu remarques. Lune est la libert dont lexercice tait si cher aux peuples anciens; lautre celle dont la jouissance est particulirement prcieuse aux nations modernes. Cette recherche sera intressante, si je ne me trompe, sous un double rapport.

Premirement, la confusion de ces deux espces de libert a t parmi nous, durant des poques trop clbres de notre rvolution, la cause de beaucoup de maux. La France sest vue fatiguer dessais inutiles, dont les auteurs, irrits par leur peu de succs, ont essay de la contraindre jouir du bien quelle ne voulait pas, et lui ont disput le bien quelle voulait. En second lieu, appels par notre heureuse rvolution (je lappelle heureuse, malgr ses excs, parce que je fixe mes regards sur ses rsultats) jouir des bienfaits dun gouvernement reprsentatif, il est curieux et utile de rechercher pourquoi ce gouvernement, le seul labri duquel nous puissions aujourdhui trouver quelque libert et quelque repos, a t presque entirement inconnu aux nations libres de lantiquit. Je sais que lon a prtendu en dmler des traces chez quelques peuples anciens, dans la rpublique de Lacdmone, par exemple, et chez nos anctres les Gaulois; mais cest tort.

Le gouvernement de Lacdmone tait une aristocratie monacale, et nullement un gouvernement reprsentatif. La puissance des rois tait limite; mais elle ltait par les phores, et non par des hommes investis dune mission semblable celle que llection confre de nos jours aux dfenseurs de nos liberts. Les phores, sans doute, aprs avoir t institus par les rois, furent nomms par le peuple. Mais ils ntaient que cinq. Leur autorit tait religieuse autant que politique; ils avaient part ladministration mme du gouvernement, cest--dire, au pouvoir excutif; et par l, leur prrogative, comme celle de presque tous les magistrats populaires dans les anciennes rpubliques, loin dtre simplement une barrire contre la tyrannie, devenait quelquefois elle-mme une tyrannie insupportable.

Le rgime des Gaulois, qui ressemblait assez celui quun certain parti voudrait nous rendre, tait la fois thocratique et guerrier. Les prtres jouissaient dun pouvoir sans bornes. La classe militaire, ou la noblesse, possdait des privilges bien insolents et bien oppressifs. Le peuple tait sans droits et sans garanties. A Rome, les tribuns avaient, jusqu un certain point, une mission reprsentative. Ils taient les organes de ces plbiens que loligarchie, qui, dans tous les sicles, est la mme, avait soumis, en renversant les rois, un si dur esclavage. Le peuple exerait toutefois directement une grande partie des droits politiques. Il sassemblait pour voter les lois, pour juger les patriciens mis en accusation: il ny avait donc que de faibles vestiges du systme reprsentatif Rome.

Ce systme est une dcouverte des modernes, et vous verrez, Messieurs, que ltat de lespce humaine dans lantiquit ne permettait pas une institution de cette nature de sy introduire ou de sy tablir. Les peuples anciens ne pouvaient ni en sentir la ncessit, ni en apprcier les avantages. Leur organisation sociale les conduisait dsirer une libert toute diffrente de celle que ce systme nous assure.

Cest vous dmontrer cette vrit que la lecture de ce soir sera consacre. Demandez-vous dabord, Messieurs, ce que, de nos jours, un Anglais, un Franais, un habitant des tats-Unis de lAmrique, entendent par le mot de libert. Cest pour chacun le droit de ntre soumis quaux lois, de ne pouvoir tre ni arrt, ni dtenu, ni mis mort, ni maltrait daucune manire, par leffet de la volont arbitraire dun ou de plusieurs individus: Cest pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie, et de lexercer, de disposer de sa proprit, den abuser mme; daller, de venir sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses dmarches. Cest, pour chacun, le droit de se runir dautres individus, soit pour confrer sur ses intrts, soit pour professer le culte que lui et ses associs prfrent, soit simplement pour remplir ses jours ou ses heures dune manire plus conforme ses inclinations, ses fantaisies. Enfin, cest le droit, pour chacun, dinfluer sur ladministration du Gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des reprsentations, des ptitions, des demandes, que lautorit est plus ou moins oblige de prendre en considration. Comparez maintenant cette libert celle des anciens.

Celle-ci consistait exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souverainet toute entire, dlibrer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, conclure avec les trangers des traits dalliance, voter les lois, prononcer les jugements, examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, les faire comparatre devant tout le peuple, les mettre en accusation, les condamner ou les absoudre; mais en mme temps que ctait l ce que les anciens nommaient libert, ils admettaient comme compatible avec cette libert collective lassujettissement complet de lindividu lautorit de lensemble. Vous ne trouvez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la libert chez les modernes. Toutes les actions prives sont soumises une surveillance svre. Rien nest accord lindpendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de lindustrie, ni surtout sous le rapport de la religion. La facult de choisir son culte, facult que nous regardons comme lun de nos droits les plus prcieux, aurait paru aux anciens un crime et un sacrilge. Dans les choses qui nous semblent les plus utiles, lautorit du corps social sinterpose et gne la volont des individus; Terpandre ne peut chez les Spartiates ajouter une corde sa lyre sans que les phores ne soffensent. Dans les relations les plus domestiques, lautorit intervient encore. Le jeune Lacdmonien ne peut visiter librement sa nouvelle pouse. A Rome, les censeurs portent un il scrutateur dans lintrieur des familles. Les lois rglent les murs, et comme les murs tiennent tout, il ny a rien que les lois ne rglent.

Ainsi chez les anciens, lindividu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous les rapports privs. Comme citoyen, il dcide de la paix et de la guerre; comme particulier, il est circonscrit, observ, rprim dans tous ses mouvements; comme portion du corps collectif, il interroge, destitue, condamne, dpouille, exile, frappe de mort ses magistrats ou ses suprieurs; comme soumis au corps collectif, il peut son tour tre priv de son tat, dpouill de ses dignits, banni, mis mort, par la volont discrtionnaire de lensemble dont il fait partie. Chez les modernes, au contraire, lindividu, indpendant dans sa vie prive, nest mme dans les tats les plus libres, souverain quen apparence. Sa souverainet est restreinte, presque toujours suspendue; et si, des poques fixes, mais rares, durant les quelles il est encore entour de prcautions et dentraves, il exerce cette souverainet, ce nest jamais que pour labdiquer.

Je dois ici, Messieurs, marrter un instant pour prvenir une objection que lon pourrait me faire. Il y a dans lantiquit une rpublique o lasservissement de lexistence individuelle au corps collectif nest pas aussi complet que je viens de le dcrire. Cette rpublique est la plus clbre de toutes; vous devinez que je veux parler dAthnes. Jy reviendrai plus tard, et en convenant de la vrit du fait, je vous en exposerai la cause. Nous verrons pourquoi de tous les tats anciens, Athnes est celui qui a ressembl le plus aux modernes. Partout ailleurs, la juridiction sociale tait illimite. Les anciens, comme le dit Condorcet, navaient aucune notion des droits individuels. Les hommes ntaient, pour ainsi dire, que des machines dont la loi rglait les ressorts et dirigeait les rouages. Le mme assujettissement caractrisait les beaux sicles de la rpublique romaine; lindividu stait en quelque sorte perdu dans la nation, le citoyen dans la cit. Nous allons actuellement remonter la source de cette diffrence essentielle entre les anciens et nous.

Toutes les rpubliques anciennes taient renfermes dans des limites troites. La plus peuple, la plus puissante, la plus considrable dentre elles, ntait pas gale en tendue au plus petit des tats modernes. Par une suite invitable de leur peu dtendue, lesprit de ces rpubliques tait belliqueux, chaque peuple froissait continuellement ses voisins ou tait froiss par eux. Pousss ainsi par la ncessit, les uns contre les autres, ils se combattaient ou se menaaient sans cesse. Ceux qui ne voulaient pas tre conqurants ne pouvaient dposer les armes sous peine dtre conquis. Tous achetaient leur sret, leur indpendance, leur existence entire, au prix de la guerre. Elle tait lintrt constant, loccupation presque habituelle des tats libres de lantiquit. Enfin, et par un rsultat galement ncessaire de cette manire dtre, tous ces tats avaient des esclaves. Les professions mcaniques, et mme, chez quelques nations, les professions industrielles, taient confies des mains charges de fers. Le monde moderne nous offre un spectacle compltement oppos. Les moindres tats de nos jours sont incomparablement plus vastes que Sparte ou que Rome durant cinq sicles. La division mme de lEurope en plusieurs tats, est, grce aux progrs des lumires, plutt apparente que relle. Tandis que chaque peuple, autrefois, formait une famine isole, ennemie ne des autres familles, une masse dhommes existe maintenant sous diffrents noms, et sous divers modes dorganisation sociale, mais homogne de sa nature. Elle est assez forte pour navoir rien craindre des hordes barbares. Elle est assez claire pour que la guerre lui soit charge. Sa tendance uniforme est vers la paix.

Cette diffrence en amne une autre. La guerre est antrieure au commerce; car la guerre et le commerce ne sont que deux moyens diffrents datteindre le mme but, celui de possder ce que lon dsire. Le commerce nest quun hommage rendu la force du possesseur par laspirant la possession. Cest une tentative pour obtenir de gr gr ce quon nespre plus conqurir par la violence. Un homme qui serait toujours le plus fort naurait jamais lide du commerce. Cest lexprience qui, en lui prouvant que la guerre, cest-a-dire, lemploi de sa force contre la force dautrui, lexpose diverses rsistances et divers checs, le porte recourir au commerce, cest--dire, un moyen plus doux et plus sr dengager lintrt dun autre consentir ce qui convient son intrt. La guerre est limpulsion, le commerce est le calcul. Mais par la mme il doit venir une poque o le commerce remplace la guerre. Nous sommes arrivs a cette poque.

Je ne veux point dire quil ny ait pas eu chez les anciens des peuples commerants. Mais ces peuples faisaient en quelque sorte exception la rgle gnrale. Les bornes dune lecture ne me permettent pas de vous indiquer tous les obstacles qui sopposaient alors aux progrs du commerce; vous les connaissez dailleurs aussi bien que moi: je nen rapporterai quun seul. Lignorance de la boussole forait les marins de lantiquit ne perdre les ctes de vue que le moins quil leur tait possible. Traverser les Colonnes dHercule, cest--dire, passer le dtroit de Gibraltar, tait considr comme lentreprise la plus hardie. Les Phniciens et les Carthaginois, les plus habiles des navigateurs, ne losrent que fort tard, et leur exemple resta longtemps sans tre imit. A Athnes, dont nous parlerons bientt, lintrt maritime tait denviron 60 pour%, pendant que lintrt ordinaire ntait que de douze, tant lide dune navigation lointaine impliquait celle du danger.

De plus, si je pouvais me livrer une digression qui malheureusement serait trop longue, je vous montrerais, Messieurs, par le dtail des murs, des habitudes, du mode de trafiquer des peuples commerants de lantiquit avec les autres peuples, que leur commerce mme tait, pour ainsi dire, imprgn de lesprit de lpoque, de latmosphre de guerre et dhostilit qui les entourait. Le commerce alors tait un accident heureux, cest aujourdhui ltat ordinaire, le but unique, la tendance universelle, la vie vritable des nations. Elles veulent le repos, avec le repos laisance, et comme source de laisance, lindustrie. La guerre est chaque jour un moyen plus inefficace de remplir leurs voeux. Ses chances noffrent plus ni aux individus, ni aux nations des bnfices qui galent les rsultats du travail paisible et des changes rguliers. Chez les anciens, une guerre heureuse ajoutait en esclaves, en tributs, en terres partages, la richesse publique et particulire. Chez les modernes, une guerre heureuse cote infailliblement plus quelle ne vaut. Enfin, grce au commerce, la religion, aux progrs intellectuels et moraux de lespce humaine il ny a plus desclaves chez les nations europennes. Des hommes libres doivent exercer toutes les professions, pourvoir tous les besoins de la socit.

On pressent aisment, Messieurs, le rsultat ncessaire de ces diffrences. 1 Ltendue dun pays diminue dautant limportance politique qui choit en partage chaque individu. Le rpublicain le plus obscur de Rome ou de Sparte tait une puissance. Il nen est pas de mme du simple citoyen de la Grande-Bretagne ou des tats-Unis. Son influence personnelle est un lment imperceptible de la volont sociale qui imprime au gouvernement sa direction. En second lieu, labolition de lesclavage a enlev la population libre tout le loisir qui rsultait pour elle de ce que des esclaves taient chargs de la plupart des travaux. Sans la population esclave dAthnes, 20.000 Athniens nauraient pas pu dlibrer chaque jour sur la place publique. Troisimement, le commerce ne laisse pas, comme la guerre, dans la vie de lhomme des intervalles dinactivit. Lexercice perptuel des droits politiques, la discussion journalire des affaires de ltat, les dissensions, les conciliabules, tout le cortge et tout le mouvement des factions, agitations ncessaires, remplissage oblig, si jose employer ce terme, dans la vie des peuples libres de lantiquit, qui auraient langui, sans cette ressource, sous le poids dune inaction douloureuse, noffriraient que trouble et que fatigue aux nations modernes, o chaque individu occup de ses spculations, de ses entreprises, des jouissances quil obtient ou quil espre, ne veut en tre dtourn que momentanment et le moins quil est possible. Enfin, le commerce inspire aux hommes un vif amour pour lindpendance individuelle. Le commerce subvient leurs besoins, satisfait leurs dsirs, sans lintervention de lautorit. Cette intervention est presque toujours, et je ne sais pourquoi je dis presque, cette intervention est toujours un drangement et une gne. Toutes les fois que le pouvoir collectif veut se mler des spculations particulires, il vexe les spculateurs. Toutes les fois que les gouvernements prtendent faire nos affaires, ils les font plus mal et plus dispendieusement que nous.

Je vous ai dit, Messieurs, que je vous reparlerais dAthnes, dont on pourrait opposer lexemple quelques-unes de mes assertions, et dont lexemple, au contraire, va les confirmer toutes. Athnes, comme, je lai dj reconnu, tait, de toutes les rpubliques grecques, la plus commerante: aussi accordait-elle ses citoyens infiniment plus de libert individuelle que Rome et que Sparte. Si je pouvais entrer dans des dtails historiques, je vous ferais voir que le commerce avait fait disparatre de chez les Athniens plusieurs des diffrences qui distinguent les peuples anciens des peuples modernes. Lesprit des commerants dAthnes tait pareil a celui des commerants de nos jours. Xnophon nous apprend que, durant la guerre du Ploponnse, ils sortaient leurs capitaux du continent de lAttique et les envoyaient dans les les de lArchipel. Le commerce avait cr chez eux la circulation. Nous remarquons dans Isocrate des traces de lusage des lettres-de-change. Aussi, observez, combien leurs murs ressemblent aux ntres. Dans leurs relations avec les femmes, vous verrez, je cite encore Xnophon, les poux satisfaits quand la paix et une amiti dcente rgnent dans lintrieur du mnage, tenir compte lpouse trop fragile de la tyrannie de la nature, fermer les yeux sur lirrsistible pouvoir des passions, pardonner la premire faiblesse et oublier la seconde. Dans leurs rapports avec les trangers lon les verra prodiguer les droits de cit quiconque, se transportant chez eux avec sa famille, tablit un mtier ou une fabrique; enfin on sera frapp de leur amour excessif pour lindpendance individuelle.

A Lacdmone, dit un philosophe, les citoyens accourent lorsque le magistrat les appelle; mais un Athnien serait au dsespoir quon le crt dpendant dun magistrat. Cependant, comme plusieurs des autres circonstances qui dcidaient du caractre des nations anciennes existaient aussi a Athnes; comme il y avait une population esclave, et que le territoire tait fort reserr, nous y trouvons des vestiges de la libert propre aux anciens. Le peuple fait les lois, examine la conduite des magistrats, somme Pricls de rendre ses comptes, condamne mort les gnraux qui avaient command au combat des Arginuses. En mme temps, lostracisme, arbitraire lgal et vant par tous les lgislateurs de lpoque; lostracisme, qui nous parat et doit nous paratre une rvoltante iniquit, prouve que lindividu tait encore bien plus asservi la suprmatie du corps social Athnes, quil ne lest de nos jours dans aucun tat libre de lEurope.

Il rsulte de ce que je viens dexposer, que nous ne pouvons plus jouir de la libert des anciens, qui se composait de la participation active et constante au pouvoir collectif. Notre libert nous, doit se composer de la jouissance paisible de lindpendance prive. La part que dans lantiquit chacun prenait la souverainet nationale ntait point, comme de nos jours, une supposition abstraite. La volont de chacun avait une influence relle: lexercice de cette volont tait un plaisir vif et rpt. En consquence, les anciens taient disposs faire beaucoup de sacrifices pour la conservation de leurs droits politiques et de leur part dans ladministration de ltat. Chacun sentant avec orgueil tout ce que valait son suffrage, trouvait dans cette conscience de son importance personnelle, un ample ddommagement. Ce ddommagement nexiste plus aujourdhui pour nous. Perdu dans la multitude, lindividu naperoit presque jamais linfluence quil exerce. Jamais sa volont ne sempreint sur lensemble, rien ne constate ses propres yeux sa coopration. Lexercice des droits politiques ne nous offre donc plus quune partie des jouissances que les anciens y trouvaient, et en mme temps les progrs de la civilisation, la tendance commerciale de lpoque, la communication des peuples entre eux, ont multipli et vari linfini les moyens de bonheur particulier.

Il sensuit que nous devons tre bien plus attachs que les anciens notre indpendance individuelle; car les anciens, lorsquils sacrifiaient cette indpendance aux droits politiques, sacrifiaient moins pour obtenir plus; tandis quen faisant le mme sacrifice, nous donnerions plus pour obtenir moins. Le but des anciens tait le partage du pouvoir social entre tous les citoyens dune mme patrie: ctait l ce quils nommaient libert. Le but des modernes est la scurit dans les jouissances prives; et ils nomment libert les garanties accordes par les institutions ces jouissances.

Jai dit en commenant que, faute davoir aperu ces diffrences, des hommes bien intentionns dailleurs, avaient caus des maux infinis durant notre longue et orageuse rvolution. A Dieu ne plaise que je leur adresse des reproches trop svres: leur erreur mme tait excusable. On ne saurait lire les belles pages de lantiquit, lon ne se retrace point les actions de ses grands hommes sans ressentir je ne sais quelle motion dun genre particulier que ne fait prouver rien de ce qui est moderne. Les vieux lments dune nature antrieure, pour ainsi dire, la ntre, semblent se rveiller en nous ces souvenirs. II est difficile de ne pas regretter ces temps o les facults de lhomme se dveloppaient dans une direction trace davance, mais dans une carrire si vaste, tellement fortes de leurs propres forces, et avec un tel sentiment dnergie et de dignit; et lorsquon se livre ces regrets, il est impossible de ne pas vouloir imiter ce quon regrette. Cette impression tait profonde, surtout lorsque nous vivions sous des gouvernements abusifs, qui, sans tre forts, taient vexatoires, absurdes en principes, misrables en action; gouvernements qui avaient pour ressort larbitraire, pour but le rapetissement de lespce humaine, et que certains hommes osent nous vanter encore aujourdhui, comme si nous pouvions oublier jamais que nous avons t tmoins et victimes de leur obstination, de leur impuissance et de leur renversement. Le but de nos rformateurs fut noble et gnreux. Qui dentre nous na pas senti son cur battre desprance lentre de la route quils semblaient ouvrir? Et malheur encore prsent qui nprouve pas le besoin de dclarer que reconnatre quelques erreurs commises par nos premiers guides, ce nest pas fltrir leur mmoire ni dsavouer des opinions que les amis de lhumanit ont professes dge en ge.

Mais ces hommes avaient puis plusieurs de leurs thories dans les ouvrages de deux philosophes qui ne staient pas dout eux-mmes des modifications apportes par deux mille ans aux dispositions du genre humain. Jexaminerai peut-tre une fois le systme du plus illustre de ces philosophes, de Jean-Jacques Rousseau, et je montrerai quen transportant dans nos temps modernes une tendue de pouvoir social, de souverainet collective qui appartenait dautres sicles, ce gnie sublime quanimait lamour le plus pur de la libert, a fourni nanmoins de funestes prtextes plus dun genre de tyrannie. Sans doute, en relevant ce que je considre comme une mprise importante dvoiler, je serai circonspect dans ma rfutation, et respectueux dans mon blme. Jviterai, certes, de me joindre aux dtracteurs dun grand homme. Quand le hasard fait quen apparence je me rencontre avec eux sur un seul point, je suis en dfiance de moi-mme; et, pour me consoler de paratre un instant de leur avis sur une question unique et partielle, jai besoin de dsavouer et de fltrir autant quil est en moi ces prtendus auxiliaires.

Cependant, lintrt de la vrit doit lemporter sur des considrations que rendent si puissantes lclat dun talent prodigieux et lautorit dune immense renomme. Ce nest dailleurs point Rousseau, comme on le verra, que lon doit principalement attribuer lerreur que je vais combattre: elle appartient bien plus lun de ses successeurs, moins loquent, mais non moins austre et mille fois plus exagr. Ce dernier, labb de Mably, peut tre regard comme le reprsentant du systme qui, conformment aux maximes de la libert antique, veut que les citoyens soient compltement assujettis pour que la nation soit souveraine, et que lindividu soit esclave pour que le peuple soit libre. Labb de Mably, comme Rousseau et comme beaucoup dautres, avait, daprs les anciens, pris lautorit du corps social pour la libert, et tous les moyens lui paraissaient bons pour tendre laction de cette autorit sur cette partie rcalcitrante de lexistence humaine, dont il dplorait lindpendance. Le regret quil exprime partout dans ses ouvrages, cest que la loi ne puisse atteindre que les actions. Il aurait voulu quelle atteignt les penses, les impressions les plus passagres; quelle poursuivt lhomme sans relche et sans lui laisser un asile o il pt chapper son pouvoir. A peine apercevait-il, nimporte chez quel peuple, une mesure vexatoire, quil pensait avoir fait une dcouverte et quil la proposait pour modle: il dtestait la libert individuelle comme on dteste un ennemi personnel; et, ds quil rencontrait dans lhistoire une nation qui en tait bien compltement prive, net-elle point de libert politique, il ne pouvait sempcher de ladmirer. II sextasiait sur les gyptiens, parce que, disait-il, tout chez eux tait rgl par la loi, jusquaux dlassements, jusquaux besoins: tout pliait sous lempire du lgislateur; tous les moments de la journe taient remplis par quelque devoir; lamour mme tait sujet cette intervention respecte, et ctait la loi qui tour--tour ouvrait et fermait la couche nuptiale.

Sparte, qui runissait des formes rpublicaines au mme asservissement des individus, excitait dans lesprit de ce philosophe un enthousiasme plus vif encore. Ce vaste couvent lui paraissait lidal dune parfaite rpublique. Il avait pour Athnes un profond mpris, et il aurait dit volontiers de cette nation, la premire de la Grce, ce quun acadmicien grand seigneur disait de lAcadmie franaise: "Quel pouvantable despotisme! tout le monde y fait ce quil veut". Je dois ajouter que ce grand seigneur parlait de lAcadmie telle quelle tait il y a trente ans.

Montesquieu, dou dun esprit plus observateur parce quil avait une tte moins ardente, nest pas tomb tout--fait dans les mmes erreurs. Il a t frapp des diffrences que jai rapportes: mais il nen a pas dml la cause vritable. Les politiques grecs qui vivaient sous le gouvernement populaire ne reconnaissaient, dit-il, dautre force que celle de la vertu. Ceux daujourdhui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses et de luxe mme. Il attribue cette diffrence la rpublique et la monarchie: il faut lattribuer lesprit oppos des temps anciens et des temps modernes. Citoyens des rpubliques, sujets des monarchies, tous veulent des jouissances, et nul ne peut, dans ltat actuel des socits, ne pas en vouloir. Le peuple le plus attach de nos jours sa libert, avant laffranchissement de la France, tait aussi le peuple le plus attach toutes les jouissances de la vie; et il tenait sa libert surtout parce quil y voyait la garantie des jouissances quil chrissait. Autrefois, l o il y avait libert, lon pouvait supporter les privations: maintenant partout o il y a privations, il faut lesclavage pour quon sy rsigne. Il serait plus possible aujourdhui de faire dun peuple desclaves un peuple de Spartiates, que de former des Spartiates par la libert. Les hommes qui se trouvrent ports par le flot des vnements la tte de notre rvolution, taient, par une suite ncessaire de lducation quils avaient reue, imbus des opinions antiques, et devenues fausses, quavaient mises en honneur les philosophes dont jai parl. La mtaphysique de Rousseau, au milieu de laquelle paraissaient tout--coup comme des clairs des vrits sublimes et des passages dune loquence entranante, laustrit de Mably, son intolrance, sa haine contre toutes les passions humaines, son avidit de les asservir toutes, ses principes exagrs sur la comptence de la loi, la diffrence de ce quil recommandait et de ce qui avait exist, ses dclamations contre les richesses et mme contre la proprit; toutes ces choses devaient charmer des hommes chauffs par une victoire rcente, et qui, conqurants de la puissance lgale, taient bien aises dtendre cette puissance sur tous les objets. Ctait pour eux une autorit prcieuse que celle de deux crivains qui, dsintresss dans la question et prononant anathme contre le despotisme des hommes, avaient rdig en axiome le texte de la loi. Ils voulurent donc exercer la force publique comme ils avaient appris de leurs guides quelle avait t jadis exerce dans les tats libres. Ils crurent que tout devait encore cder devant la volont collective et que toutes les restrictions aux droits individuels seraient amplement compenses par la participation au pouvoir social.

Vous savez, Messieurs, ce qui en est rsult. Des institutions libres, appuyes sur la connaissance de lesprit du sicle, auraient pu subsister. Ldifice renouvel des anciens sest croul, malgr beaucoup defforts et beaucoup dactes hroques qui ont droit a ladmiration. Cest que le pouvoir social blessait en tout sens lindpendance individuelle sans en dtruire le besoin. La nation ne trouvait point quune part idale une souverainet abstraite valt les sacrifices quon lui commandait. On lui rptait vainement avec Rousseau: les lois de la libert sont mille fois plus austres que nest dur le joug des tyrans. Elle ne voulait pas de ces lois austres, et dans sa lassitude, elle croyait quelquefois que le joug des tyrans serait prfrable. Lexprience est venue et la dtrompe. Elle a vu que larbitraire des hommes tait pire encore que les plus mauvaises lois. Mais les lois aussi doivent avoir leurs limites.

Si je suis parvenu, Messieurs, vous faire partager la conviction que dans mon opinion ces faits doivent produire, vous reconnatrez avec moi la vrit des principes suivants. Lindpendance individuelle est le premier besoin des modernes: en consquence, il ne faut jamais leur en demander le sacrifice pour tablir la libert politique. Il sensuit quaucune des institutions nombreuses et trop vantes qui, dans les rpubliques anciennes, gnaient la libert individuelle, nest point admissible dans les temps modernes.

Cette vrit, Messieurs, semble dabord superflue tablir. Plusieurs gouvernements de nos jours ne paraissent gures enclins imiter les rpubliques de lantiquit. Cependant quelque peu de got quils aient pour les institutions rpublicaines, il y a de certains usages rpublicains pour lesquels ils prouvent je ne sais quelle affection. Il est fcheux que ce soit prcisment celles qui permettent de bannir, dexiler, de dpouiller. Je me souviens quen en 1802, on glissa dans une loi sur les tribunaux spciaux un article qui introduisait en France lostracisme grec; et Dieu sait combien dloquents orateurs, pour faire admettre cet article, qui cependant fut retir, nous parlrent de la libert dAthnes, et de tous les sacrifices que les individus devaient faire pour conserver cette libert! De mme, une poque bien plus rcente, lorsque des autorits craintives essayaient dune main timide de diriger les lections a leur gr, un journal qui nest pourtant point entach de rpublicanisme, proposa de faire revivre la censure romaine pour carter les candidats dangereux.

Je crois donc ne pas mengager dans une digression inutile, si, pour appuyer mon assertion, je dis quelques mots de ces deux institutions si vantes. Lostracisme dAthnes reposait sur lhypothse que la socit a toute autorit sur ses membres. Dans cette hypothse, il pouvait se justifier, et dans un petit tat, o linfluence dun individu fort de son crdit, de sa clientelle, de sa gloire, balanait souvent la puissance de la masse, lostracisme pouvait avoir une apparence dutilit. Mais parmi nous, les individus ont des droits que la socit doit respecter, et linfluence individuelle est, comme je lai dj observ, tellement perdue dans une multitude dinfluences gales ou suprieures, que toute vexation, motive sur la ncessit de diminuer cette influence, est inutile et par consquent injuste. Nul na le droit dexiler un citoyen, sil nest pas condamn lgalement par un tribunal rgulier, daprs une loi formelle qui attache la peine de lexil laction dont il est coupable. Nul na le droit darracher le citoyen sa patrie, le propritaire ses biens, le ngociant son commerce, lpoux son pouse, le pre ses enfants, lcrivain ses mditations studieuses, le vieillard ses habitudes. Tout exil politique est un attentat politique. Tout exil prononc par une assemble pour de prtendus motifs de salut public, est un crime de cette assemble contre le salut public qui nest jamais que dans le respect des lois, dans lobservance des formes, et dans le maintien des garanties.

La censure romaine supposait comme lostracisme un pouvoir discrtionnaire. Dans une rpublique dont tous les citoyens, maintenus par la pauvret dans une simplicit extrme de murs, habitaient la mme ville, nexeraient aucune profession qui dtournt leur attention des affaires de ltat, et se trouvaient ainsi constamment spectateurs et juges de lusage du pouvoir public, la censure pouvait dune part avoir plus dinfluence; et de lautre, larbitraire des censeurs tait contenu par une espce de surveillance morale exerce contre eux. Mais aussitt que ltendue de la rpublique, la complication des relations sociales et les raffinements de la civilisation, eurent enlev cette institution ce qui lui servait la fois de base et de limite, la censure dgnra mme Rome. Ce ntait donc pas la censure qui avait cre les bonnes murs; ctait la simplicit des murs qui constituait la puissance et lefficacit de la censure.

En France, une institution aussi arbitraire que la censure serait la fois inefficace et intolrable: dans ltat prsent de la socit, les murs se composent de nuances fines, ondoyantes, insaisissables, qui se dnatureraient de mille manires, si lon tentait de leur donner plus de prcision. Lopinion seule peut les atteindre; elle seule peut les juger, parce quelle est de mme nature. Elle se soulverait contre toute autorit positive qui voudrait lui donner plus de prcision. Si le gouvernement dun peuple moderne voulait, comme les censeurs de Rome, fltrir un citoyen par une dcision discrtionnaire, la nation entire rclamerait contre cet arrt en ne ratifiant pas les dcisions de lautorit.

Ce que je viens de dire de la transplantation de la censure dans les temps modernes, sapplique bien dautres parties de lorganisation sociale, sur lesquelles on nous cite lantiquit plus frquemment encore, et avec bien plus demphase. Telle est lducation, par exemple; que ne nous dit-on pas sur la ncessit de permettre que le gouvernement sempare des gnrations naissantes pour les faonner son gr, et de quelles citations rudites nappuie-t-on pas cette thorie! Les Perses, les gyptiens, et la Gaule, et la Grce, et lItalie, viennent tour tour figurer nos regards. Eh! Messieurs, nous ne sommes ni des Perses, soumis un despote, ni des gyptiens subjugus par des prtres, ni des Gaulois pouvant tre sacrifis par leurs druides, ni enfin des Grecs et des Romains que leur part lautorit sociale consolait de lasservissement priv. Nous sommes des modernes, qui voulons jouir chacun de nos droits, dvelopper chacun nos facults comme bon nous semble, sans nuire autrui; veiller sur le dveloppement de ces facults dans les enfants que le nature confie ntre affection, dautant plus claire quelle est plus vive, et nayant besoin de lautorit que pour tenir delle les moyens gnraux dinstruction quelle peut rassembler, comme les voyageurs acceptent delle les grands chemins sans tre dirigs par elle dans la route quils veulent suivre. La religion aussi est expose ces souvenirs des autres sicles. De braves dfenseurs de lunit de doctrine nous citent les lois des anciens contre les dieux trangers, et appuient les droits de lglise catholique de lexemple des Athniens qui firent prir Socrate pour avoir branl le polythisme, et de celui dAuguste qui voulait quon restt fidle au culte de ses pres, ce qui fit que, peu de temps aprs, on livra aux btes les premiers chrtiens.

Dfions-nous donc, Messieurs, de cette admiration pour certaines rminiscences antiques. Puisque nous vivons dans les temps modernes je veux la libert convenable aux temps modernes; et puisque nous vivons sous des monarchies, je supplie humblement ces monarchies de ne pas emprunter aux rpubliques anciennes des moyens de nous opprimer.

La libert individuelle, je le rpte, voil la vritable libert moderne. La libert politique en est la garantie; la libert politique est par consquent indispensable. Mais demander aux peuples de nos jours de sacrifier comme ceux dautrefois la totalit de leur libert individuelle la libert politique, cest le plus sr moyen de les dtacher de lune et quand on y serait parvenu, on ne tarderait pas leur ravir lautre. Vous voyez, Messieurs, que mes observations ne tendent nullement diminuer le prix de la libert politique. Je ne tire point des faits que jai remis sous vos yeux les consquences que quelques hommes en tirent. De ce que les anciens ont t libres, et de ce que nous ne pouvons plus tre libres comme les anciens, ils en concluent que nous sommes destins tre esclaves. Ils voudraient constituer le nouvel tat social avec un petit nombre dlments quils disent seuls appropris la situation du monde actuel. Ces lments sont des prjugs pour effrayer les hommes, de lgosme pour les corrompre, de la frivolit pour les tourdir, des plaisirs grossiers pour les dgrader, du despotisme pour les conduire; et, il le faut bien, des connaissances positives et des sciences exactes pour servir plus adroitement le despotisme. Il serait bizarre que tel ft le rsultat de quarante sicles durant lesquels lespce humaine a conquis plus de moyens moraux et physiques: je ne puis le penser. Je tire des diffrences qui nous distinguent de lantiquit des consquences tout opposes. Ce nest point la garantie quil faut affaiblir, cest la jouissance quil faut tendre. Ce nest point a la libert politique que je veux renoncer; cest la libert civile que je rclame, avec dautres formes de libert politique. Les gouvernements nont pas plus quautrefois le droit de sarroger un pouvoir illgitime. Mais les gouvernements qui partent dune source lgitime ont de moins quautrefois le droit dexercer sur les individus une suprmatie arbitraire. Nous possdons encore aujourdhui les droits que nous emes de tout temps, ces droits ternels consentir les lois, a dlibrer sur nos intrts, tre partie intgrante du corps social dont nous sommes membres. Mais les gouvernements ont de nouveaux devoirs; les progrs de la civilisation, les changements oprs par les sicles, commandent lautorit plus de respect pour les habitudes, pour les affections, pour lindpendance des individus. Elle doit porter sur tous ces objets une main plus prudente et plus lgre.

Cette rserve de lautorit, qui est dans ses devoirs stricts, est galement dans ses intrts bien entendus; car si la libert qui convient aux modernes est diffrente de celle qui convenait aux anciens, le despotisme qui tait possible chez les anciens nest plus possible chez les modernes. De ce que nous sommes souvent plus distraits de la libert politique quils ne pouvaient ltre, et dans notre tat ordinaire moins passionns pour elle, il peut sensuivre que nous ngligions quelquefois trop, et toujours tort, les garanties quelle nous assure; mais en mme temps, comme nous tenons beaucoup plus la libert individuelle que les anciens, nous la dfendrons, si elle est attaque, avec beaucoup plus dadresse et de persistance; et nous avons pour la dfendre des moyens que les anciens navaient pas.

Le commerce rend laction de larbitraire sur notre existence plus vexatoire quautrefois, parce que nos spculations tant plus varies, larbitraire doit se multiplier pour les atteindre; mais le commerce rend aussi laction de larbitraire plus facile a luder, parce quil change la nature de la proprit, qui devient par ce changement presque insaisissable. Le commerce donne la proprit une qualit nouvelle, la circulation: sans circulation, la proprit nest quun usufruit; lautorit peut toujours influer sur lusufruit, car elle peut enlever la jouissance; mais la circulation met un obstacle invisible et invincible cette action du pouvoir social. Les effets du commerce stendent encore plus loin: non seulement il affranchit les individus, mais, en crant le crdit, il rend lautorit dpendante.

Largent, dit un auteur franais, est larme la plus dangereuse du despotisme, mais il est en mme temps son frein le plus puissant; le crdit est soumis lopinion; la force est inutile; largent se cache ou senfuit; toutes les oprations de ltat sont suspendues. Le crdit navait pas la mme influence chez les anciens; leurs gouvernements taient plus forts que les particuliers; les particuliers sont plus forts que les pouvoirs politiques de nos jours; la richesse est une puissance plus disponible dans tous les instants, plus applicable a tous les intrts, et par consquent bien plus relle et mieux obie; le pouvoir menace, la richesse rcompense: on chappe au pouvoir en le trompant; pour obtenir les faveurs de la richesse, il faut la servir: celle-ci doit lemporter.

Par une suite des mmes causes, lexistence individuelle est moins englobe dans lexistence politique. Les individus transplantent au loin leurs trsors; ils portent avec eux toutes les jouissances de la vie prive; le commerce a rapproch les nations, et leur a donn des murs et des habitudes peu prs pareilles: les chefs peuvent tre ennemis; les peuples sont compatriotes.

Que le pouvoir sy rsigne donc; il nous faut de la libert, et nous laurons; mais comme la libert quil nous faut est diffrente de celle des anciens, il faut cette libert une autre organisation que celle qui pourrait convenir a la libert antique; dans celle-ci, plus lhomme consacrait de temps et de force a lexercice de ses droits politiques, plus il se croyait libre; dans lespce de libert dont nous sommes susceptibles, plus lexercice de nos droits politiques nous laissera de temps pour nos intrts privs, plus la libert nous sera prcieuse.

De la vient, Messieurs, la ncessit du systme reprsentatif. Le systme reprsentatif nest autre chose quune organisation laide de laquelle une nation se dcharge sur quelques individus de ce quelle ne peut ou ne veut pas faire elle-mme. Les individus pauvres font eux-mmes leurs affaires: les hommes riches prennent des intendants. Cest lhistoire des nations anciennes et des nations modernes. Le systme reprsentatif est une procuration donne un certain nombre dhommes par la masse du peuple, qui veut que ses intrts soient dfendus, et qui nanmoins na pas le temps de les dfendre toujours lui-mme. Mais a moins dtre insenss, les hommes riches qui ont des intendants examinent avec attention et svrit si ces intendants font leur devoir, sils ne sont ni ngligents ni corruptibles, ni incapables; et pour juger de la gestion de ces mandataires, les commettants qui ont de la prudence se mettent bien au fait des affaires dont ils leur confient ladministration. De mme, les peuples qui, dans le but de jouir de la libert qui leur convient, recourent au systme reprsentatif, doivent exercer une surveillance active et constante sur leur reprsentants, et se rserver, des poques qui ne soient pas spares par de trop longs intervalles, le droit de les carter sils ont tromp leurs voeux, et de rvoquer les pouvoirs dont ils auraient abus.

Car, de ce que la libert moderne diffre de la libert antique, il sensuit quelle est aussi menace dun danger despce diffrente. Le danger de la libert antique tait quattentifs uniquement sassurer le partage du pouvoir social, les hommes ne fissent trop bon march des droits et des jouissances individuelles. Le danger de la libert moderne, cest quabsorbs dans la jouissance de notre indpendance prive, et dans la poursuite de nos intrts particuliers, nous ne renoncions trop facilement notre droit de partage dans le pouvoir politique.

Les dpositaires de lautorit ne manquent pas de nous y exhorter. Ils sont si disposs nous pargner toute espce de peine, except celle dobir et de payer! Ils nous diront: Quel est au fond le but de vos efforts, le motif de vos travaux, lobjet de toutes vos esprances? Nest-ce-pas le bonheur? Eh bien, ce bonheur, laissez-nous faire, et nous vous le donnerons. Non, Messieurs, ne laissons pas faire; quelque touchant que ce soit un intrt si tendre, prions lautorit de rester dans ses limites; quelle se borne tre juste. Nous nous chargerons dtre heureux.

Pourrions-nous ltre par des jouissances, si ces jouissances taient spares des garanties? Et o trouverions-nous ces garanties, si nous renoncions la libert politique? Y renoncer, Messieurs, serait une dmence semblable celle dun homme qui, sous prtexte quil nhabite quun premier tage, prtendrait btir sur le sable un difice sans fondements. Dailleurs, Messieurs, est-il donc si vrai que le bonheur, de quelque genre quil puisse tre, soit le but unique de lespce humaine? En ce cas, notre carrire serait bien troite et notre destination bien peu releve. Il n est pas un de nous qui, sil voulait descendre, restreindre ses facults morales, rabaisser ses dsirs, abjurer lactivit, la gloire, les motions gnreuses et profondes, ne pt sabrutir et tre heureux, Non, Messieurs, jen atteste cette partie meilleure de notre nature, cette noble inquitude qui nous poursuit et qui nous tourmente, cette ardeur dtendre nos lumires et de dvelopper nos facults; ce nest pas au bonheur seul, cest au perfectionnement que notre destin nous appelle; et la libert politique est le plus puissant, le plus nergique moyen de perfectionnement que le ciel nous ait donn.

La libert politique soumettant tous les citoyens, sans exception, lexamen et ltude de leurs intrts les plus sacrs, agrandit leur esprit, anoblit leurs penses, tablit, entre eux tous une sorte dgalit intellectuelle qui fait la gloire et la puissance dun peuple. Aussi, voyez comme une nation grandit la premire institution qui lui rend lexercice rgulier de la libert politique. Voyez nos concitoyens de toutes les classes, de toutes les professions, sortant de la sphre de leurs travaux habituels et des leur industrie prive, se trouver soudain au niveau des fonctions importantes que la constitution leur confie, choisir avec discernement, rsister avec nergie, dconcerter la ruse, braver la menace, rsister noblement la sduction. Voyez le patriotisme pur, profond et sincre, triomphant dans nos villes et vivifiant jusqu nos hameaux, traversant nos ateliers, ranimant nos campagnes, pntrant du sentiment de nos droits et de la ncessit des garanties lesprit juste et droit du cultivateur utile et du ngociant industrieux, qui, savants dans lhistoire des maux quils ont subis, et non moins clairs sur les remdes quexigent ces maux, embrassent dun regard la France entire, et, dispensateurs de la reconnaissance nationale, rcompensent par leurs suffrages, aprs trente annes, la fidlit aux principes dans la personne du plus illustre des dfenseurs de la libert. [Monsieur de Lafayette, nomm dput par la Sarthe].

Loin donc, Messieurs, de renoncer aucune des deux espces de libert dont je vous ai parl, il faut, je lai dmontr, apprendre les combiner lune avec lautre. Les institutions, comme le dit le clbre auteur de lHistoire des rpubliques du moyen ge [Sismonde de Sismondi], doivent accomplir les destines de lespce humaine; elles atteignent dautant mieux leur but quelles lvent le plus grand nombre possible de citoyens la plus haute dignit morale.

Loeuvre du lgislateur nest point complte quand il a seulement rendu le peuple tranquille. Lors mme que ce peuple est content, il reste encore beaucoup faire. Il faut que les institutions achvent lducation morale des citoyens. En respectant leurs droits individuels, en mnageant leur indpendance, en ne troublant point leurs occupations, elles doivent pourtant consacrer leur influence sur la chose publique, les appeler concourir, par leurs dterminations et par leurs suffrages, lexercice du pouvoir, leur garantir un droit de contrle et de surveillance par la manifestation de leurs opinions, et les formant de la sorte par la pratique ces fonctions leves, leur donner la fois et le dsir et la facult de sen acquitter.

Benjamin Constant - 1819