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BENOIST DELECOURT L’intérêt social Sous la direction de madame MONSALLIER ( M.C.F. ) Mémoire D.E.A Droit des contrats Université de Lille II, année 2000 / 2001 Droit des sociétés

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BENOIST DELECOURT

L’intérêt social

Sous la direction de madame MONSALLIER ( M.C.F. )

Mémoire D.E.A Droit des contratsUniversité de Lille II, année 2000 / 2001

Droit des sociétés

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Remerciements particuliers

à Madame Monsallier, ma directrice de mémoire, pour ses conseils avisés.

à Sébastien Baroche, Antoine Despinoy et Cyril Hermier.

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Abréviations

Bull. civ. Bulletin civil de la Cour de cassation.

Bull. com. Bulletin commercial de la Cour de cassation.

Bull. Joly Bulletin Joly.

Bull. Joly Sociétés Bulletin Joly Sociétés.

C.A. Cour d’appel.

Cass. 1è civ. Cour de cassation, Première Chambre civile.

Cass. 3è civ. Cour de cassation, Troisième Chambre civile.

Cass. com. Cour de cassation, Chambre commerciale.

Cass. crim. Cour de cassation, Chambre criminelle.

D. Dalloz.

D.A. Dalloz affaires.

Gaz. Pal. Gazette du Palais.

JCP Jurisclasseur périodique. La semaine juridique, édition générale.

JCP E Jurisclasseur périodique. La semaine juridique, édition entreprise.

JCP N Jurisclasseur périodique. La semaine juridique, édition notariale.

J.O. Journal officiel.

J.O.A.N. Journal officiel de l’Assemblée Nationale.

P.A. Petites affiches.

Rev. jurisp. com. Revue de jurisprudence commerciale.

R.J.D.A. Revue de jurisprudence du droit des affaires.

Rev. Sociétés Revue des sociétés.

RTD Civ. Revue trimestrielle de droit civil.

RTD Com. Revue trimestrielle de droit commercial et de droit économique.

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Sommaire

Introduction

Un concept à contenu variable. Présentation des différentes conceptions doctrinales. La protection de la société.

I) La protection de la société par l’intérêt social

A) Intérêt social et défense du fonctionnement correct de la société

1) Les hypothèses où l’intérêt social protège efficacement le bon fonctionnement de la société

a) L’abus de majorité : une jurisprudence prudente, refusant de fragiliser lesgestionnaires.

b) Les conventions de vote aménageant le fonctionnement de la société dans le seul but d’améliorer ce fonctionnement.

2) Les hypothèses où l’intérêt social protège insuffisamment le fonctionnement correct de la société

a) La non reconnaissance d’un abus de minorité lorsque les minoritaires bloquent une décision favorable au fonctionnement de la société.

b) L’irrecevabilité de l’action civile des salariés en cas d’abus de biens sociaux.

B) Intérêt social et pérennité de la société

1) Les hypothèses où l’intérêt social protège réellement la pérennité de la société

a) L’abus de minorité : sanction du blocage des décisions nécessaires à la survie de la société.

b) La nomination d’un administrateur provisoire en cas de paralysie des organes sociaux.

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c) Les conventions de vote aménageant le fonctionnement de la société dans le but d’assurer sa survie.

2) Les hypothèses où l’intérêt social protège insuffisamment la pérennité de la société

Le problème de l’exclusion d’un associé en réponse à une demande de dissolution de la société.

II) Les incidences de l’intérêt commun des associés sur la protection de la société

A) Les propositions ayant une incidence sur le fonctionnement de la société

1) La modification de l’abus de majorité

2) La validité des conventions de vote améliorant le fonctionnement de la société au regard de l’intérêt commun des associés

3) L’instauration d’un droit général de retrait au profit des associés minoritaires

B) Les propositions ayant une incidence sur la pérennité de la société

1) La modification de l’abus de minorité

2) La dissolution pour justes motifs

Conclusion générale

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Introduction

Un concept à contenu variable

« Comme la bonne foi ou l’intérêt de la famille, l’intérêt social est un standard, un concept à

contenu variable ; d'autres parlent de concept mou. C’est un impératif de conduite, une règle

déontologique, voire morale, qui impose de respecter un intérêt supérieur à son intérêt

personnel »1. Cette assertion des professeurs Cozian et Viandier met en lumière les difficultés

posées par la définition de l’intérêt social : ce concept, à l’instar des autres standards

juridiques, est utilisé pour donner plus de flexibilité au droit, en laissant à la jurisprudence le

soin de préciser la notion selon les cas qui lui sont présentés.

Ainsi, l’intérêt social, c’est à dire l’intérêt de la société, n’aurait pas de définition précise et

devrait être « découvert » par le juge selon la nature du litige qui lui est soumis.

Le juriste aura tendance à suspecter une notion aussi incertaine, empreinte de subjectivité, qui

constituera selon lui une menace pour la sécurité juridique et peut-être même un risque

d’arbitraire. Mais cette réaction épidermique doit être surmontée : le droit n’est pas une

science exacte et doit nécessairement admettre en son sein cette part d’incertitude que lui

confère son essence humaine.

Le doyen Carbonnier2 a ainsi pu affirmer à juste titre : « le droit n’est pas cet absolu dont

souvent nous rêvons. Le droit est droit, sans doute, mais les hommes le plient en tous sens, le

ploient à leurs intérêts, à leurs fantaisies, voire à leur sagesse. Flexible droit, droit sans

rigueur. Faut-il, d’ailleurs, s’en lamenter ? Il est peut-être salutaire que le droit ne soit pas

cette massue, ce sceptre qu’on voudrait qu’il fût… ».

1 COZIAN M., VIANDIER A., DEBOISSY F., Droit des sociétés, éd. Litec, 13è, 2000, n°466, p.175.2 CARBONNIER J., Flexible droit : pour une sociologie du droit sans rigueur, éd. LGDJ, 6è, 1988, p.379.

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De nombreux concepts à contenu variable rendent le droit plus flexible et ce, dans ses

diverses branches. La jurisprudence a ainsi recours de manière fréquente à la cause ou à la

bonne foi, en matière contractuelle (sur le fondement des 1108 et 1134 du Code civil). Le

droit de la famille connaît lui aussi des « concepts mous »3 tels que les « dépenses

manifestement excessives » ou l’intérêt de la famille évoqués aux articles 220 et 220-1 du

Code civil. Le droit de la responsabilité civile connaît quant à lui la notion d’abus4 et se fonde

tantôt sur l’article 1134 al 3 du Code civil, tantôt sur les articles 1382 et suivants du même

code, selon la nature de la responsabilité5.

La liste exhaustive de ces concepts serait longue et fastidieuse : qu’il nous suffise de constater

simplement que ces concepts se multiplient et permettent au juge d’adapter la loi aux

situations concrètes que lui soumettent les justiciables. Il nous faut aussi constater que cette

multiplication des concepts à contenu variable tient sans doute son origine dans la rigidité du

droit écrit.

La loi du 24 juillet 1966, portant sur les sociétés commerciales, donne l’illustration parfaite

d’un droit écrit rigide, multipliant les règles impératives, que tente d’assouplir une

jurisprudence soucieuse de faciliter la vie des affaires. Le professeur Saintourens6 remarque

que « la flexibilité du droit des sociétés résulte […] de l’infléchissement des règles écrites

dans l’application qui en est faite par les tribunaux, mais aussi par la pratique ». Le droit des

sociétés utilise pour cela des « notions plastiques » qui établissent « un renvoi implicite mais

nécessaire du Législateur vers le juge, ce qui constitue […] un efficace vecteur

d’infléchissement des règles de droit par le juge »7.

Les principales notions plastiques du droit des sociétés sont les justes motifs et l’intérêt de la

société ou intérêt social.

Les justes motifs apparaissent à l’article 1844-7, 5° du Code civil à propos de la dissolution

judiciaire et à l’article 1869 du même code sur l’autorisation judiciaire de retrait d’un associé

3 SAINTOURENS B., La flexibilité du droit des sociétés, RTD Com., 1987, p.478 et s.4 JAMIN C., Typologie des théories juridiques de l’abus, Revue concurrence et consommation, juillet-août 1996.5 ANCEL P., Critères et sanctions de l’abus de droit en matière contractuelle, JCP E 1998/6, Cahiers droit de l’entreprise, p.32 et s.6 SAINTOURENS B., La flexibilité du droit des sociétés, RTD Com., 1987, p.478.7 SAINTOURENS B., La flexibilité du droit des sociétés, RTD Com., 1987, p.479.

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d’une société civile. Mais c’est principalement en matière de révocation des dirigeants

sociaux que les références textuelles sont les plus nombreuses : ainsi les articles L. 221-12, L.

223-12 et L. 225-61 du Code de commerce sur la S.N.C., la S.A.R.L. et sur la S.A. avec

directoire et conseil de surveillance organisent la révocation des dirigeants de ces sociétés

commerciales. L’article 1851 du Code civil fait de même pour les sociétés civiles.

La loi portant sur les nouvelles régulations économiques8 prévoit également des justes motifs

pour révoquer le directeur général de la S.A (article L. 225-55).

L’intérêt social apparaît peu dans les textes. La première référence textuelle portant sur

l’intérêt social se trouve dans le décret-loi du 8 août 19359 qui a institué l’abus de biens

sociaux en tant qu’infraction pénale10.

Comme le note le professeur Couret11, il avait été envisagé d’introduire une définition de

l’intérêt social lors de l’élaboration de la loi du 24 juillet 1966. Cette idée ne fut pas

favorablement accueillie par le Garde des Sceaux Jean Foyer qui redoutait un gouvernement

judiciaire des sociétés. Cela explique le recours limité à l’intérêt social dans la loi de 1966 :

l’utilisation trop étendue d’un concept à contenu variable se serait opposée aux caractères

impératifs et dirigistes que la loi de 1966 devait imposer au droit des sociétés.

Le législateur entendait ainsi limiter la possibilité pour le juge d’assouplir les rigueurs de la

loi, quitte à ce que celle-ci soit rapidement inadaptée aux nécessités de la pratique. Le

« gouvernement des juges » fut utilisé une fois encore comme un épouvantail justifiant la

rigidité de la loi.

Nous pouvons citer néanmoins quelques textes du Code de commerce, issus de la loi de

1966, faisant appel à l’intérêt social :

- L’article L. 221-4 selon lequel : « Dans les rapports entre associés, et en l’absence de la

détermination de ses pouvoirs par les statuts, le gérant (S.N.C.) peut faire tous actes de

gestion dans l’intérêt de la société ». Cette disposition est reprise pour les sociétés en

commandite simple (L. 222-2) et pour les S.A.R.L. (L. 223-18).

- L’article L. 241-3 sur les S.A.R.L. réprime l’abus de biens sociaux et de crédit en son

alinéa 4 et l’abus de pouvoirs et de voix en son alinéa 5. L’article L. 242-6, concernant les

8 J.O., A.N., 16 mai 2001.9 J.O., A.N., 12 juin 1935.10 DEKEUWER A., Les intérêts protégés en cas d’abus de biens sociaux, JCP E 1995, I, n°500.11 COURET A., L’intérêt social, JCP E 1996/4, Cahiers droit de l’entreprise, p.1 et s.

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S.A., reprend les mêmes prohibitions en ses alinéas 3 et 4.

Il nous faut citer également l’article 1848 du Code civil qui dispose : « Dans les rapports

entre associés, le gérant (société civile) peut accomplir tous les actes de gestion que demande

l’intérêt de la société ».

Cette brève liste de textes faisant appel à la notion d’intérêt social démontre la méfiance du

législateur vis-à-vis d’un standard juridique permettant au juge d’assouplir le droit des

sociétés. Toutefois, la jurisprudence n’hésite pas à recourir à cette notion même en l’absence

de textes précis : ainsi en est-il par exemple en cas d’abus de majorité12 ou de minorité13, en

présence d’une convention de vote14 ou en cas de nomination d’un administrateur

provisoire15. Le professeur Saintourens a ainsi pu affirmé : « ce concept d’intérêt social a été

exporté par les juges qui, ayant repéré toute la souplesse que permettait l’appel à ce concept

flou, en ont fait un usage bien plus important dans d’autres hypothèses non visées par les

textes »16. Le juge dispose ainsi, même en l’absence de texte, d’une notion plastique lui

permettant d’adapter le droit aux nécessités de la pratique.

La jurisprudence a érigé le respect de l’intérêt social en principe du droit des sociétés, afin

d’assurer la protection de la société et de ses composantes, lorsqu’un acte pris au nom de la

société ou une convention menace ou favorise son bon fonctionnement ou sa pérennité.

Pour assurer une protection efficace de la société, la jurisprudence n’a pas donné de définition

précise de l’intérêt social, ce qui lui permet de déterminer les contours de celui-ci au cas par

cas.

12 Définition de l’abus de majorité : Cass. com., 18 avril 1961, Etablissements Piquard, JCP 1961, II, n°12164. L’abus de majorité est « la résolution prise contrairement à l’intérêt général de la société et dans l’unique dessein de favoriser les membres de la majorité au détriment des membres de la minorité ».13 Définition de l’abus de minorité : Cass. com., 9 mars 1993, Flandin, Rev. Sociétés, janvier-mars 2000, p.36. L’abus de minorité est constitué lorsque l’attitude d’un associé est « contraire à l’intérêt général de la société en ce qu’il interdit la réalisation d’une opération essentielle pour celle-ci, et dans l’unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment de l’ensemble des autres associés ».14 C.A. Paris, 30 juin 1995, Metaleurop, JCP E, 1996, II, n°795. Un engagement de vote est licite dès lors qu’il est « limité à l’opération concernée, conforme à l’intérêt social et exempt de toute idée de fraude ».15 « Pour nommer un administrateur provisoire, le juge des référés doit s’inspirer des intérêts sociaux par préférence aux intérêts personnels de certains associés […] ». C.A. Paris, 22 mai 1965, Fruehauf, JCP 1965, II, n°14274 bis. D.1968, p.147, note Contin.16 SAINTOURENS B., La flexibilité du droit des sociétés, RTD Com., 1987, p.483.

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Présentation des différentes conceptions doctrinales

Faut-il pour autant se résigner à cette absence de définition légale et jurisprudentielle de

l’intérêt social, en se prévalant si besoin est de la flexibilité du concept ? Une telle

renonciation ne serait pas satisfaisante par rapport à certains grands principes du droit tels que

la sécurité juridique qui impose l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi, objectif de valeur

constitutionnelle17. En outre, l’absence de définition légale ou jurisprudentielle précise ne doit

pas occulter les deux conceptions antagonistes de l’intérêt social, que l’on retrouve tant dans

la jurisprudence que dans la doctrine :

En effet, l’intérêt social peut, dans une première approche, s’entendre comme l’intérêt du

groupement, groupement qui peut réunir plusieurs entités, c’est à dire plusieurs sociétés (on

parlera alors de l’intérêt du groupe) ou une seule entité (on parlera alors de l’intérêt propre

d’une entité18).

Nous ne nous attarderons pas sur l’intérêt du groupe dans la mesure où celui-ci diffère peu de

l’intérêt propre d’une entité : selon l’arrêt Rozenblum19 rendu par la cour de cassation le 4

février 1985, « l’intérêt du groupe est un intérêt économique, social ou financier commun,

apprécié au regard d’une politique élaborée pour l’ensemble de ce groupe ». La

reconnaissance de l’intérêt du groupe conduit la jurisprudence à valider les transferts de fonds

d’une société membre vers une autre si ce transfert est dicté par l’intérêt du groupe et si ce

transfert « n’est pas démuni de contrepartie […] entre les engagements respectifs des diverses

sociétés concernées »20.

Sur le plan textuel, le Code de commerce organise le groupe aux articles L. 233-1 et suivants

dans un chapitre intitulé : « Des filiales, des participations et des sociétés contrôlées ». Pour

conclure sur ce point, il nous faut signaler que l’intérêt du groupe a fait l’objet d’une

consécration législative lors de l’adoption de la loi sur les nouvelles régulations

17 Décision n°99-421 DC du 16 décembre 1999, J.O., 22 déc. 1999, p.19041. Selon Nicolas Molfessis, cette décision consacre le principe de sécurité juridique, érigé en objectif à valeur constitutionnelle (MOLFESSIS N., Les illusions de la codification à droit constant et la sécurité juridique, RTD Civ., janvier-mars 2000, p.186 et s).18 MONSALLIER M.C., L’aménagement contractuel du fonctionnement de la société anonyme, LGDJ 1998, T. 303, n°757 et s., p.317.19 Cass. crim., 4 février 1985, Rozenblum, Rev. Sociétés, janvier-mars 2000, p.25 et s.20 Cass. crim., 4 février 1985, Rozenblum, Rev. Sociétés, janvier-mars 2000, p.25 et s.

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économiques21 : l’article L. 225-231 du Code de commerce dispose désormais en son alinéa

premier que les questions écrites sur une opération de gestion peuvent concerner les sociétés

contrôlées et que, dans cette hypothèse, « la demande doit être appréciée au regard de

l’intérêt du groupe ».

Quant à l’intérêt propre d’une entité, nous constaterons qu’il peut s’entendre comme l’intérêt

de la personne morale ou comme l’intérêt de l’entreprise22.

Il existe enfin une seconde approche, où l’intérêt social peut s’entendre, non pas comme

l’intérêt propre d’une entité, mais comme l’intérêt commun des associés ou des actionnaires,

selon le type de société en cause.

Ces deux approches se retrouvent dans la jurisprudence qui fait appel à l’une ou l’autre de ces

positions pour fonder ses décisions. Mais jamais la jurisprudence ne prend la peine de définir

précisément l’intérêt social qu’elle utilise, afin de ne pas se réduire à une conception trop

stricte qui limiterait sa liberté d’action. C’est donc du côté de la doctrine que les deux

approches de l’intérêt social font l’objet de recherches de définition, recherches donnant lieu à

des débats parfois âpres.

Comme il est souvent le cas lorsque deux écoles doctrinales s’affrontent, ce n’est pas par

simple plaisir intellectuel. Adopter comme intérêt social l’intérêt propre d’une entité ou

l’intérêt commun des associés, c’est poursuivre des objectifs différents. L’intérêt propre d’une

entité conduit à conférer une certaine protection à la société mais aussi à ses dirigeants et

associés majoritaires. A contrario, l’intérêt commun des associés conduit à conférer une plus

grande protection aux associés minoritaires.

Il nous faut par conséquent présenter ces deux écoles afin de mieux cerner l’impact de leur

propositions sur le droit des sociétés :

1- Comme nous l’avons vu précédemment, l’intérêt propre d’une entité peut s’entendre, soit

de l’intérêt de la personne morale (a), soit de celui de l’entreprise (b).

21 J.O., A.N., 16 mai 2001.22 MONSALLIER M.C., L’aménagement contractuel du fonctionnement de la société anonyme, LGDJ 1998, T. 303, n° 757 et s, p.317.

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a- L’intérêt de la personne morale est l’intérêt propre de la société, intérêt distinct de celui

des associés. C’est ainsi que les professeurs Cozian et Viandier affirment que « l’intérêt social

ne se confond pas nécessairement avec l’intérêt des associés, qu’ils soient majoritaires ou

minoritaires ; la société a un intérêt propre qui transcende celui des associés »23.

La distinction entre intérêt de la personne morale et intérêt des associés semble résider

essentiellement dans le principe selon lequel « la société est une personne morale

indépendante de la masse des personnes physiques qui la composent »24.

L’intérêt de la personne morale repose sur la théorie institutionnelle de la société car « pour

que la personnalité morale soit reconnue à un groupement, il convient […] que deux

conditions soient préalablement remplies. Il faut, d’une part, qu’il existe au sein de ce

groupement un intérêt distinct des intérêts individuels et, d’autre part que ce groupement, qui

aspire à la personnalité morale, ait une organisation capable de dégager une volonté

collective qui le représentera dans les rapports juridiques »25.

Dès lors, la société, pour être dotée de la personnalité morale, doit poursuivre un intérêt qui

lui est propre, en disposant d’une organisation juridique autonome par rapport aux associés.

Cette définition de la société rejoint celle de l’institution : la société est une organisation

sociale soumise au principe d’autorité et qui a pour objet la satisfaction d’une idée mère.

Selon la définition donnée par le lexique des termes juridiques26, la personne morale est un

« groupement de personnes ou de biens ayant la personnalité juridique, et étant par

conséquent, titulaire de droits et d’obligations ». La définition de la personne morale porte en

elle-même la distinction entre l’intérêt de cette personne morale et celui des associés : il est

dit en effet que la personne morale est « titulaire de droits et d’obligations », ce qui signifie

que la personne morale dispose d’un intérêt propre puisque disposer de droits et d’obligations,

c’est devenir un sujet de droit et disposer d’une autonomie par rapport aux autres sujets de

droit.

23 COZIAN M., VIANDIER A., DEBOISSY F., Droit des sociétés, éd. Litec, 13è, 2000, n°467, p.175.24 VERDIER J.M., in MONSALLIER M.C., L’aménagement contractuel du fonctionnement de la société anonyme, LGDJ 1998, T. 303, n° 762, p.318.25 MICHOUD L., in MONSALLIER M.C., L’aménagement contractuel du fonctionnement de la société anonyme, LGDJ 1998, T. 303, n°762, p.31.26 GUILLIEN R., VINCENT J., Termes juridiques, éd. Dalloz, 10 è , 1995, p.410.

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A contrario, l’intérêt des associés repose sur une conception contractuelle de la société, ce

qui signifie que leur intérêt repose en théorie sur la répartition immédiate du bénéfice, en

faisant abstraction de l’intérêt de la société. La société-institution s’efface alors au profit du

contrat de société27.

Toutefois, l’intérêt propre d’une entité ne s’entend pas uniquement comme intérêt de la

personne morale mais aussi comme intérêt de l’entreprise.

b- La théorie de l’intérêt de l’entreprise reconnaît également un intérêt propre à la personne

morale mais son approche est plus économique. Les principaux représentants de l’intérêt de

l’entreprise sont les professeurs Claude Champaud et Jean Paillusseau. Selon cette école,

l’entreprise est entendue « comme un ensemble de moyens en capital et en travail destiné à

assurer la production de biens et de services. Il s’agit donc de l’intérêt d’un organisme

économique, point de rencontre de multiples intérêts »28. L’entreprise assure ainsi la fusion de

l’intérêt des associés, des dirigeants, des salariés, du fisc, des créanciers, des fournisseurs, des

clients et de tout autre agent participant au fonctionnement de l’entreprise.

Pour la doctrine de l’entreprise, la société n’étant que le support juridique de l’entreprise, son

intérêt s’identifie à celui de l’entreprise. Selon le professeur Jean Paillusseau29, « la société est

une structure d’accueil de l’entreprise […] : ou bien la société a été spécialement constituée

pour recevoir une entreprise individuelle qui existe et qui fonctionne, et elle est la structure

d’accueil, l’organisation juridique de cette entreprise ; ou bien la société est créée pour

exercer une activité économique […] et une entreprise naît et se développe, la société est

l’organisation juridique de cette entreprise ». Quoi qu’il en soit, l’entreprise est toujours

l’objet qui doit être organisé par la société.

Cette organisation juridique peut être institutionnelle (c’est à dire réalisée de façon

impérative par le législateur) ou contractuelle (c’est à dire réalisée par la volonté des

27 Selon le professeur Schmidt, l’article 1832 du Code civil, texte applicable à toutes les sociétés civiles et commerciales, « assigne au contrat de société un but : partager entre les associés le bénéfice réalisé par la société. Aussi le gouvernement de celle-ci doit-il être conduit dans l’objectif du partage du bénéfice ». SCHMIDT D., De l’intérêt social, JCP E 1995, n°38, p.361 et s.28 MONSALLIER M.C., L’aménagement contractuel du fonctionnement de la société anonyme, LGDJ 1998, T. 303, n° 764, p.319.29 PAILLUSSEAU J., La modernisation du droit des sociétés commerciales, D.1996, Chronique p.289.

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associés). Selon le professeur Paillusseau30, l’organisation de l’entreprise est le plus souvent

impérative, ce qui résulte de la loi de 1966. Le législateur a entendu protéger les différents

intérêts catégoriels au sein de l’entreprise : il s’agit essentiellement de l’intérêt des associés,

des créanciers et des salariés. La société est, en conséquence, organisée de manière impérative

par le législateur : c’est le caractère institutionnel de la société31.

La protection des intérêts catégoriels par le législateur suppose que la société soit

indépendante et autonome de chacun de ces intérêts particuliers. Ainsi naît la notion d’intérêt

social : l’intérêt de la société ou intérêt social est « l’intérêt propre d’une entité autonome et

indépendante. En effet, la protection de l’intérêt de l’entreprise – ou des intérêts dont la

société est la cause et le support – est le meilleur garant de la protection de l’ensemble des

intérêts catégoriels. Il est évident que si l’entreprise est la cause de l’existence de tous ces

intérêts, sa prospérité est aussi le dénominateur commun de leur protection. C’est dans la

perspective de son expansion et de sa rentabilité que des associés lui ont apportés des fonds,

que des tiers lui ont accordés du crédit, que des dirigeants la conduisent, que des salariés et

des cadres y travaillent, que des partenaires l’admettent dans une centrale d’achats ou dans

un groupement d’intérêt économique […]»32.

De plus, l’intérêt de l’entreprise ne protège pas seulement que les intérêts catégoriels mais

également la société en elle-même : la pérennité de l’entreprise, sa stabilité et son

fonctionnement correct sont protégés par l’intérêt de l’entreprise, ce qui semble logique

puisque la protection des intérêts catégoriels nécessitent la protection de la source de ces

différents intérêts.

Cette protection de la société par l’intérêt de l’entreprise a été illustrée en jurisprudence par le

célèbre arrêt Fruehauf33, rendu par la Cour d’appel de Paris le 22 mai 1965. Les faits étaient

les suivants : la société Fruehauf-France, contrôlée par un groupe financier américain, était

contractuellement liée à la société des Automobiles Berliet. Le contrat portait sur la livraison

de remorques à destination de la République populaire de Chine. Lorsque la société mère

30 PAILLUSSEAU J., La modernisation du droit des sociétés commerciales, D.1996, Chronique p.289.31 Selon Hauriou, « une organisation sociale quelconque est instituée lorsque le pouvoir de réalisation qu’il y a en elle est soumis, dans une certaine mesure, à l’idée mère de l’entreprise et, par là, à sa fonction par des règles de droit établies et par des moyens objectifs efficaces ». HAURIOU M., Précis de droit administratif et de droit public, 9è éd., 1919, p.118 et 119.32 PAILLUSSEAU J., L’efficacité des entreprises et la légitimité du pouvoir, P.A, 19 juin 1996, n°74, p.23.33 C.A. Paris, 22 mai 1965, Fruehauf, JCP 1965, II, n°14274 bis. D.1968, p.147, note Contin.

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américaine (Fruehauf International : 60% du capital de Fruehauf-France) a appris la

destination du matériel, elle a donné l’ordre à sa filiale française de cesser l’exécution du

contrat, jugée contraire aux intérêts des Etats-Unis. A la demande des actionnaires français de

Fruehauf-France, un administrateur provisoire a été nommé au motif que la rupture était

contraire aux intérêts de la filiale française. Qui plus est, la ruine de la filiale aurait abouti au

licenciement de plus de 600 ouvriers, ce que relève expressément la cour.

Pour conjurer ces risques, la Cour d’appel de Paris, conformément à l’intérêt social, a nommé

un administrateur provisoire afin de préserver l’existence de la société. Cet administrateur a

pour mission de se substituer aux organes sociaux afin d’assurer la gestion de l’entreprise, tant

que celle-ci sera menacée par la mésentente des associés et des dirigeants sociaux.

Cet arrêt est l’un des rares à prendre expressément en considération les différents intérêts

catégoriels liés à la société. Le professeur Paillusseau34 a d’ailleurs reproché à cet arrêt de

réduire l’intérêt de l’entreprise à la somme des multiples intérêts dont elle est le point de

rencontre. Mais au delà de ces intérêts catégoriels, c’est également la pérennité de la société

qui est protégée par la référence à l’intérêt de l’entreprise.

Cette conception doctrinale a rarement été consacrée aussi nettement35 en jurisprudence mais

a eu plus de succès dans le patronat français qui voit dans cette thèse un moyen d’échapper à

la pression des actionnaires.

Le rapport Vienot I36, réalisé conjointement par le CNPF et l’AFEP, préconise que « l’action

des administrateurs doit être inspirée par le seul souci de l’intérêt social de l’entreprise ».

Ce rapport définit l’intérêt social « comme l’intérêt supérieur de la personne morale elle-

même, c’est à dire de l’entreprise considérée comme un agent économique autonome,

poursuivant des fins propres, distinctes notamment de celles de ses actionnaires, de ses

salariés, de ses créanciers dont le fisc, de ses fournisseurs et de ses clients, mais qui

correspondent à leur intérêt général commun qui est d’assurer la prospérité et la continuité

de l’entreprise ».

34 PAILLUSSEAU J., La société anonyme, technique juridique d’organisation de l’entreprise, Thèse Paris, Sirey, 1967, p.200.35 L’un des principaux objets de cette étude sera de démontrer que la jurisprudence utilise en réalité cet intérêt de l’entreprise afin d’assurer une protection efficiente de la société et des intérêts qui lui sont attachés. Toutefois, la jurisprudence ne fait pas de références expresses à l’intérêt de l’entreprise afin de conserver toute sa souplesse au concept d’intérêt social.36 Rapport VIENOT I, Edition ETP, juillet 1995, p.9.

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La recherche de la prospérité et de la pérennité de l’entreprise constitue l’objectif majeur des

dirigeants de société. L’intérêt de l’entreprise est donc le support sur lequel ces dirigeants font

reposer leur gestion sur le long terme : une partie des bénéfices générés par l’activité de la

société doit être mise en réserve afin d’assurer la prospérité future de la société, ce qui va à

l’encontre des intérêts immédiats des associés.

Les décisions relatives au fonctionnement de la société seront prises différemment selon que

l’on considère le seul intérêt des associés ou l’intérêt de l’entreprise. Les actes pris au nom de

la société et les différents aménagements contractuels verront leur validité reconnue plus

facilement si ils reposent sur l’intérêt de l’entreprise. Les dirigeants pourront ainsi disposer

d’une très large liberté dans l’exercice de leur pouvoir. S’agissant d’un concept à « géométrie

variable », l’intérêt social constitue un puissant mécanisme de flexibilité car selon les

époques, on pourra donner une importance plus ou moins grande à tel ou tel intérêt

catégoriel : celui des actionnaires, des clients, des créanciers, des salariés…

Toutefois, cette liberté d’action des dirigeants sociaux suscite des réserves : le professeur

Antoine Pirovano37 critique l’intérêt social de l’entreprise car il justifierait la mainmise sur la

société d’une classe de dirigeants s’abritant « derrière la bannière de l’intérêt social entendu

comme l’intérêt supérieur dans l’entreprise ». Cette conception de l’intérêt social peut en

effet être utilisée par les dirigeants pour agir en fonction de leur intérêt personnel. Le

professeur Daigre38 remarque que l’intérêt social de l’entreprise « peut-être le moyen d’une

confiscation du pouvoir au profit d’une petite oligarchie de dirigeants. Le système français en

donne de nombreux exemples ». Les dirigeants ont ainsi tendance à augmenter de façon trop

importante leur rémunérations, à les assortir de « parachutes dorés » en cas de perte de leur

fonction et parfois à commettre des détournements graves39.

Face à cette première conception de l’intérêt social, entendu comme l’intérêt propre de la

personne morale ou comme l’intérêt de l’entreprise, s’est donc développé un second courant

37 PIROVANO A., La boussole de la société. Intérêt commun, intérêt social, intérêt de l’entreprise ?, D.1997, 24ème cahier, chronique, p.190.38 DAIGRE J.J., Le gouvernement d’entreprise : feu de paille ou mouvement de fond, Droit & Patrimoine, juillet/août 1996, p.24.39 DAIGRE J.J., Le gouvernement d’entreprise : feu de paille ou mouvement de fond, Droit & Patrimoine, juillet/août 1996, p.21.

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doctrinal attaché à la défense des associés, en particulier des actionnaires minoritaires dans les

sociétés cotées.

2- Le professeur Dominique Schmidt est le chef de file de ce courant doctrinal qui fait

reposer l’intérêt social sur l’intérêt commun des associés. Le professeur Schmidt est le

promoteur de la redécouverte de l’article 1833 du code civil, selon lequel « toute société doit

avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés ».

Selon le professeur Schmidt40, ce texte dispose que « la société est constituée dans l’intérêt

des associés : elle n’est pas constituée en vue de satisfaire un autre intérêt que celui des

associés, qui ont seuls vocation à partager entre eux le bénéfice social ».

Le professeur Schmidt élabore une construction doctrinale fondée sur les articles 1832 et

1833 du Code civil, construction juridique imprégnée d’une pensée libérale.

L’éminent auteur opère une interprétation restrictive de l’article 1832 du Code civil. Ce texte

dispose que « La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par

contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le

bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter ».

Il en résulte que le contrat de société est formé en vu de partager entre les associés le bénéfice

réalisé par la société. Le contrat de société ne serait ni plus ni moins qu’un contrat de partage

où les dirigeants auraient pour mission de créer des bénéfices à répartir entre associés.

En outre, l’article 1833 du Code civil précise que « toute société doit avoir un objet licite et

être constituée dans l’intérêt commun des associés ». Il peut être déduit de cette disposition

que la société est constituée dans l’intérêt des associés, ces derniers étant eux même liés par

une communauté d’intérêt. C’est aux associés que les dirigeants doivent rendre des comptes et

nullement aux salariés, créanciers, fournisseurs et autres tiers au contrat de société.

Il appartient donc aux associés réunis en assemblée générale de déterminer l’intérêt social

que les dirigeants devront mettre en œuvre : si les dirigeants sont opposés à cet intérêt social,

ils devront se démettre. La société doit donc être dirigée avec pour objectif le partage du plus

important bénéfice social, dans le seul intérêt des associés.

40 SCHMIDT D., De l’intérêt social, JCP E 1995, n°38, p.361 et s.

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En pratique, les « actionnaires-investisseurs »41, le plus souvent minoritaires, s’opposent

généralement aux « actionnaires-entrepreneurs », le plus souvent majoritaires, car ils estiment

que le pouvoir majoritaire doit être exercé pour le profit de tous : « puisqu’une société ne peut

être créée et gouvernée dans l’intérêt de certains associés seulement »42. Le « gouvernement

d’entreprise »43 doit être conduit avec pour objectif prioritaire le partage des bénéfices et la

valorisation des titres de la société.

L’intérêt social invoqué par les actionnaires-entrepreneurs relève d’une recherche de profit

mais aussi d’un enjeu de pouvoir, alors que l’intérêt social invoqué par les actionnaires-

investisseurs relève essentiellement de la seule recherche de profit. Ces derniers seraient à la

recherche d’un gain financier aussi rapide que possible, alors que les entrepreneurs

recherchent une croissance de la société à long terme.

Les actionnaires–investisseurs préfèrent maximiser leurs profits à court terme plutôt que

d’assurer la pérennité des entreprises dans lesquelles ils investissent. L’inconvénient est que

sur le long terme, personne ne peut garantir qu’une décision de mise en réserve des bénéfices

sera à l’origine d’un profit. Or, les actionnaires-investisseurs subiront un préjudice plus

important en l’absence de bénéfices, car ce sont souvent en pratique des fonds de pension ou

des sociétés de placement dont l’existence dépend des dividendes réguliers que leur

rapportent leurs titres boursiers. C’est pourquoi l’intérêt commun des actionnaires suppose

une égalité de traitement des différents actionnaires, égalité qui doit se traduire par la prise en

compte des attentes légitimes des actionnaires-investisseurs, même si ils sont minoritaires

dans le capital social.

En conséquence, les tenants de l’intérêt commun appellent de leurs vœux une meilleure

protection des minoritaires par la jurisprudence. Cette protection devrait emprunter

notamment la voie de l’abus de majorité. Selon la jurisprudence actuelle44, ne relèvent de

l’abus de majorité que les décisions contraires à l’intérêt social et prises dans l’intention de

favoriser les majoritaires. Les deux conditions étant cumulatives, le fait qu’un acte ne soit pas

41 SCHMIDT D., Rapport de synthèse, JCP E 1996/4, Cahiers droit de l’entreprise, p.25.42 SCHMIDT D., De l’intérêt commun des associés, JCP E 1994, I, n°404, p.535 et s.43 COURET A., Le gouvernement d’entreprise (la corporate governance), D.1995, 22è cahier, chronique, p.163 et s.44 Définition de l’abus de majorité : Cass. com., 18 avril 1961, Etablissements Piquard, JCP 1961, II, n°12164. L’abus de majorité est « la résolution prise contrairement à l’intérêt général de la société et dans l’unique dessein de favoriser les membres de la majorité au détriment des membres de la minorité ».

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contraire à l’intérêt social peut aboutir à entériner une rupture d’égalité car « la majorité ne

commet pas d’abus en s’avantageant au détriment des minoritaires lorsque le patrimoine

social n’en pâtit pas : on peut donc spolier les actionnaires si le patrimoine social reste

intact »45.

Le professeur Schmidt46 propose en conséquence que soient annulées les délibérations

contraires à l’égalité des actionnaires, sur le fondement des articles 1833 et 1844-10 du Code

civil. En effet, l’article 1833 du Code civil dispose que toute société doit être constituée dans

l’intérêt commun des associés. Or, la rupture d’égalité entre associés est nécessairement

contraire à l’intérêt commun. En conséquence, la délibération doit être annulée sur le

fondement de l’article 1844-10, qui dispose que « la nullité des actes ou délibérations des

organes de la société ne peut résulter que de la violation d’une disposition impérative du

présent titre ou de l’une des causes de nullité des contrats en général ». Il se trouve que

l’article 1833 est une disposition impérative du titre 9 sur les sociétés. En conclusion, les

ruptures d’égalité ne pouvant être sanctionnées actuellement sur le fondement de l’abus de

majorité devraient être annulées sur le fondement de l’article 1833 sur l’intérêt commun des

associés. C’est en tout cas ce que souhaite la doctrine de l’intérêt commun.

La protection de la société

Cependant, la proposition du professeur Schmidt, bien que brillante et parfaitement étayée

sur le plan textuel, risque de constituer un frein au fonctionnement de la société. Elle risque,

notamment, de rendre difficile les mises en réserve de bénéfices. Elle risque également de

fragiliser les répartitions de postes de dirigeants entre associés majoritaires.

En outre, dans toutes les hypothèses où un conflit entre associés menace la survie de la

société47, l’intérêt commun des associés aboutit à accepter la disparition de celle-ci, quelle que

soit son importance économique et sociale et sans même tenir compte de sa viabilité.

45 SCHMIDT D., Rapport de synthèse, JCP E 1996/4, Cahiers droit de l’entreprise, p.26.46 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, p.189 et s.47 On peut citer par exemple le cas de l’abus de minorité où selon l’intérêt commun des associés, les minoritaires auraient le droit, contrairement à la jurisprudence actuelle, de s’opposer à la réalisation d’une opération nécessaire à la survie de la société si cette survie ne sert pas leurs intérêts.

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Il est indéniable que l’intérêt social, entendu comme intérêt commun des associés, évite

certaines dérives des associés ou des actionnaires majoritaires. Mais cette conception de

l’intérêt social s’est vue reprocher de balayer totalement la prise en considération de la

pérennité de l’entreprise et donc de l’emploi, au profit des seuls intérêts capitalistes à court

terme48.

A contrario, l’intérêt social de l’entreprise, précédemment exposé, offre une flexibilité plus

grande et permet de protéger la société en assurant son fonctionnement correct et sa pérennité.

La jurisprudence aura donc recours le plus souvent à l’intérêt social de l’entreprise car celui-ci

lui donne un pouvoir plus étendu afin de protéger la société.

Nous constaterons par ailleurs que la jurisprudence est d’autant plus audacieuse et inventive

lorsque la survie de la société dépend de son intervention. Elle est plus réticente à intervenir

dans le fonctionnement de la société lorsque celui-ci est entravé.

Quoi qu’il en soit, la protection de la société et des différents intérêts qui dépendent d’elle

passe essentiellement par l’adoption de l’intérêt social le plus flexible, protégeant la société

dans son ensemble, et non pas uniquement les associés.

C’est pourquoi nous prendrons le parti, lorsque nous étudierons la protection de la société par

l’intérêt social (I) de considérer l’intérêt de la société comme étant l’intérêt de l’entreprise.

Nous étudierons ensuite les incidences que l’intérêt commun des associés pourrait avoir sur la

protection de la société (II).

48 BERTREL J-P., FIELD B., NEUVILLE C., VEZINET I., BEZARD P., L’intérêt social, Droit & Patrimoine, avril 1997, p.44.

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I) La protection de la société par l’intérêt social

Pour protéger la société, il faut veiller à ce que celle-ci puisse exercer son activité

économique. L’activité de la société consiste essentiellement à produire des biens et des

services destinés à satisfaire la demande sur tel ou tel marché, afin d’en tirer un profit.

Comme le remarque le professeur Paillusseau49, « il n’y a d’entreprise – et de société – que

si il y a une activité, et il n’y a activité que s’il y a des clients. Il n’y a donc d’activité –

d’entreprise et de société – que s’il y a des produits et des services que les clients achètent

[…] ».

Protéger la société nécessite, en conséquence, de favoriser l’activité de l’entreprise organisée

juridiquement par la société. Pour favoriser cette activité, l’intérêt social peut contribuer à un

meilleur fonctionnement interne de la société (A), en facilitant la gestion de la société par les

dirigeants et la répartition des pouvoirs entre associés. En outre, la protection de la société par

l’intérêt social passe également par la pérennisation des sociétés in bonis dont la survie est

menacée (B). Dans les deux hypothèses, nous pourrons constater que ce qui entrave le

fonctionnement où menace la survie de la société prend généralement source dans un conflit

d’intérêts entre associés. Nous observerons également que l’intérêt social permet parfois

d’infléchir certains principes du droit des sociétés, notamment lorsque la pérennité de la

société est en jeu.

A) Intérêt social et défense du fonctionnement correct de la

société

L’intérêt social permet à la jurisprudence de favoriser le meilleur fonctionnement possible de

la société, afin d’optimiser les intérêts catégoriels qui en dépendent. Néanmoins, la

jurisprudence ne veut pas s’ingérer de façon trop directe dans sa gestion, afin de ne pas

imposer un gouvernement judiciaire de la société, ce qui conduit parfois à un déficit de

49 PAILLUSSEAU J., L’efficacité des entreprises et la légitimité du pouvoir, P.A, 19 juin 1996, n°74, p.21.

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protection du fonctionnement de la société. Nous pouvons donc distinguer les hypothèses où

l’intérêt social protège efficacement le bon fonctionnement de la société (1) des hypothèses où

l’intérêt social protège insuffisamment le fonctionnement correct de la société (2).

1) Les hypothèses où l’intérêt social protège efficacement le fonctionnement

de la société

Les associés disposent d’un pouvoir décisionnel dont ils doivent user conformément à

l’intérêt social. La jurisprudence relative à l’abus de majorité (a) met clairement en lumière

que l’intérêt social constitue un moyen de contrôler la gestion des associés50 et permet de

favoriser le bon fonctionnement de la société. Ce contrôle apparaît tout aussi clairement dans

d’autres hypothèses telles que les conventions de vote aménageant le fonctionnement de la

société (b).

a) l’abus de majorité : une jurisprudence prudente, refusant de fragiliser les

gestionnaires

La société fonctionne selon le principe majoritaire51. Les associés minoritaires doivent se

soumettre aux décisions adoptées selon cette procédure : « comme dans une démocratie, les

décisions se prennent à la majorité, devant laquelle la minorité doit s’incliner ; c’est un gage

d’efficacité par rapport au droit commun des contrats ou de l’indivision, lequel ne connaît

que la règle de l’unanimité »52. Néanmoins, la minorité dispose de droits et de recours,

notamment lorsque la majorité commet un abus.

Le législateur, dans la loi du 24 juillet 1966, n’a pas prévu ni réglé toutes les hypothèses de

conflits d’intérêts entre associés. L’abus de majorité est une création purement

50 COZIAN M., VIANDIER A., DEBOISSY F., Droit des sociétés, éd. Litec, 13è, 2000, n°435, p.149.51 RUELLAN C., La loi de la majorité dans les sociétés commerciales, Thèse Paris II, 1997. VAISSE S., La loi de la majorité dans la société anonyme, contribution à l’étude de la nature juridique de la société anonyme, Thèse Paris, 1967.52 COZIAN M., VIANDIER A., DEBOISSY F., Droit des sociétés, éd. Litec, 13è, 2000, n°470, p.177.

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jurisprudentielle, dont l’objectif est de sanctionner tout comportement abusif lié à l’exercice

du droit de vote par la majorité53.

La jurisprudence a transposé en droit des sociétés la théorie civiliste de l’abus de droit54.

Plus précisément, il s’agit de la théorie du doyen Ripert55. Celui-ci se rattache à une

conception individualiste, restrictive de l’abus des droits : il reprend les idées de Saleilles

selon lequel l’abus des droits est un « acte dont l’effet ne peut être que de nuire à autrui, sans

intérêt appréciable et légitime pour celui qui l’accomplit »56. L’abus suppose, selon cette

conception, une intention de nuire. Transposé en droit des sociétés, l’abus de majorité suppose

une intention de nuire à la minorité.

L’abus de majorité tire le plus souvent son origine dans un conflit d’intérêts entre associés,

lors de la répartition ou de la mise en réserve des bénéfices. Les associés minoritaires

souhaitent percevoir immédiatement les dividendes de leur placement, alors que les associés

majoritaires souhaitent mettre en réserve le bénéfice social afin d’assurer le développement et

la pérennité de la société57. Les minoritaires tenteront alors de faire reconnaître un caractère

abusif aux mises en réserve effectuées pendant plusieurs années consécutives, sous la pression

des majoritaires. La reconnaissance d’un abus de majorité permettrait aux minoritaires

d’obtenir l’annulation de la résolution abusive et la condamnation des majoritaires à des

dommages-intérêts58.

Toutefois, la mise en réserve de la totalité des bénéfices plusieurs années de suite ne constitue

pas à elle seule un abus de majorité. La jurisprudence, soucieuse de favoriser le

développement et le fonctionnement correct des sociétés, ne qualifie pas d’abus de majorité

de telles mises en réserve. Dans un arrêt de principe du 18 avril 196159, la Cour de cassation a

défini l’abus de majorité comme « la résolution prise contrairement à l’intérêt général de la

société et dans l’unique dessein de favoriser les membres de la majorité au détriment des

membres de la minorité ». L’abus n’est donc caractérisé qu’en présence de deux critères

53 KENGNE G., Le rôle du juge en matière d’abus du droit de vote, P.A, 12 juin 2000, n°116, n°1, p.10.54 COZIAN M., VIANDIER A., DEBOISSY F., Droit des sociétés, éd. Litec, 13è, 2000, n°471, p.177.55 RIPERT, Abus ou relativité des droits , Revue critique de législation et de jurisprudence, 1929, p.33.56 SALEILLES, Rapport présenté à la première sous-commission de la commission de révision du code civil, Bulletin de la société d’études législatives, 1905, t IV, p.322.57 BAILLY-MASSON C., L’intérêt social : une notion fondamentale, P.A., 9 novembre 2000, n°224, p.8.58 MERLE P., Droit commercial : Sociétés commerciales, éd. Dalloz, 6è, 1998, n°580, p.625.59 Cass. com., 18 avril 1961, Etablissements Piquard, JCP 1961, II, n°12164.

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cumulatifs : la résolution doit être contraire à l’intérêt social et doit constituer une rupture

d’égalité entre les associés.

Dans l’espèce de 1961, aucun des deux critères n’était présent. Il s’agissait d’une mise en

réserve des bénéfices pendant plusieurs années consécutives : cette mise en réserve n’était ni

contraire à l’intérêt social ni contraire à l’égalité des associés. Cela signifie que les

actionnaires minoritaires peuvent être privés de dividendes pendant plusieurs années sans

qu’il y ait abus : le patrimoine social s’en trouve enrichi, ce qui est conforme à l’intérêt social,

et les actionnaires majoritaires sont soumis aux mêmes restrictions financières, ce qui est

conforme à l’égalité des associés.

En fait, la jurisprudence reconnaît rarement l’existence d’un abus de majorité. D’une part,

une résolution contraire à l’intérêt social suppose un appauvrissement de la société, ce qui est

en pratique assez rare et, nous l’avons vu, dans le cas d’une mise en réserve, la société

s’enrichit. D’autre part, la rupture d’égalité ne sera en pratique caractérisée que par un

détournement manifeste de pouvoir. Cela explique le faible rendement de la jurisprudence sur

l’abus de majorité et dénote la volonté jurisprudentielle de favoriser la gestion à long terme

de la société.

Il faut, cependant, signaler que la Cour de cassation, dans un arrêt du 22 avril 197660, a

qualifié d’abus de majorité la mise en réserve systématique, pendant vingt ans, de la totalité

des bénéfices, dès lors que les sommes correspondant à ces bénéfices n’avaient pas été

utilisées pour des investissements, mais simplement thésaurisées par inscription en compte

bancaire.

Cet arrêt a été remarqué en doctrine car il qualifiait d’abus de majorité des résolutions qui ne

constituaient pas des ruptures d’égalité entre les associés. La violation de l’objet et de l’intérêt

social a été retenu comme un élément suffisant par la cour de cassation, ce qui a été approuvé

par une partie de la doctrine61, favorable à la thèse de l’intérêt commun des associés.

Néanmoins, cet arrêt est resté isolé car la jurisprudence continue de se référer aux deux

conditions cumulatives posées par l’arrêt du 18 avril 1961 pour caractériser l’abus de

60 Cass. com., 22 avril 1976, Rev. Sociétés 1976, p.479, note Schmidt.61 Le professeur Schmidt, dans la note sous arrêt qui précède, approuve la solution de la Cour de cassation, en ce qu’elle permet une meilleure protection des droits financiers des associés minoritaires.

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majorité62. En outre, ce qui est considéré comme contraire à l’objet et à l’intérêt social dans

l’arrêt du 22 avril 1976, ce n’est pas tant la mise en réserve des bénéfices pendant vingt

années consécutives mais plutôt le fait que ces bénéfices mis en réserve aient été uniquement

thésaurisés au lieu d’être réinvestis dans l’activité de la société, c’est à dire dans l’activité de

l’entreprise. La société a pour fonction d’organiser l’entreprise juridiquement et c’est

pourquoi les bénéfices réalisés par l’entreprise, si ils sont mis en réserve, doivent contribuer

au développement de l’entreprise.

En conclusion, nous pouvons constater que l’abus de majorité constitue clairement un conflit

d’intérêts entre associés majoritaires et minoritaires, conflit que la jurisprudence résout en

tenant compte de l’intérêt de la société : la double exigence d’une contrariété à l’intérêt social

et d’une rupture d’égalité entre associés rend difficile la caractérisation d’un abus de majorité,

ce qui ne peut s’expliquer que par la volonté du juge de ne pas laisser les minoritaires obstruer

le fonctionnement de la société.

Cette volonté jurisprudentielle de protection du fonctionnement correct de la société est

illustrée également dans une autre hypothèse : celle des conventions de vote aménageant le

fonctionnement de la société dans le seul but d’améliorer ce fonctionnement.

b) les conventions de vote aménageant le fonctionnement de la société dans le seul but

d’améliorer ce fonctionnement

Selon un arrêt de la Cour d’appel de Paris en date du 30 juin 199563, trois conditions sont

requises pour valider les conventions de vote : l’engagement de vote est licite « dès lors qu’il

est limité à l’opération concernée, qu’il est conforme à l’intérêt social et qu’il est exempt de

toute idée de fraude ». Il résulte de cette décision que les conventions de vote ne sont valables

que lorsqu’elles sont limitées dans le temps et dans l’objet, conformes à l’intérêt social et

62 Le président de la chambre commerciale de la Cour de cassation, Pierre Bézard, le rappelle avec force dans le dossier consacré à l’intérêt social dans la revue Droit & patrimoine : « La seule violation de l’intérêt social n’est pas suffisante pour engager la responsabilité pénale des dirigeants pour abus de biens sociaux : il faut qu’il ait agi en plus dans son intérêt personnel […]. La même référence est faite à l’intérêt personnel pour déterminer les abus de majorité et de minorité. Et ce dernier critère pèse d’un poids particulièrement lourd dans la décision car il éclaire la véritable motivation du dirigeant ou du majoritaire qui, sous couvert d’intérêt social, n’est que personnelle ».63 C.A. Paris, 30 juin 1995, Metaleurop, JCP E, 1996, II, n°795, note Daigre.

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qu’elles ne contrarient pas l’ordre public. Ces conditions ne sont pas nouvelles : la

jurisprudence invalide depuis longtemps les conventions irrévocables, à durée illimitée64 et

contraires à l’intérêt social65. Il en est de même de la fraude à une disposition d’ordre

publique66. Cette jurisprudence est du reste approuvée par la majorité de la doctrine67.

Dans le cadre d’une étude consacrée à l’intérêt social entendu comme un instrument de

protection de la société, il ne nous apparaît pas utile d’exposer l’historique des conventions de

vote, leur typologie et leur multiples objets , exposé qui nous conduirait à nous éloigner de

notre sujet, voir même à le vampiriser. Aussi nous nous contenterons de présenter ce critère

de validité des conventions de vote qu’est l’intérêt social et la manière dont la jurisprudence

l’utilise pour favoriser le meilleur fonctionnement possible de la société.

Selon la classification opérée par Mme Monsallier68, l’intérêt social justifiant la convention

de vote peut être de deux natures : il peut s’agir d’un intérêt social purement fonctionnel, qui

justifiera un aménagement de la société dans le seul but d’améliorer le fonctionnement de

celle-ci. Cet intérêt social fonctionnel correspond à ce que le professeur Schapira69 a qualifié

d’intérêt social institutionnel, « tendant, toute autre préoccupation exclue, au fonctionnement

satisfaisant des organes ».

Mais il peut aussi s’agir d’un intérêt social de nature bicéphale, qui justifiera un aménagement

de la société afin de satisfaire un intérêt économique. Cet intérêt social est bicéphale en ce

qu’il justifie un aménagement fonctionnel dans un but économique.

Dans les deux cas, la convention de vote stipule une obligation dont l’objet est identique :

aménager le fonctionnement de la société. Mais la cause de la convention est différente :

d’une part, le but de la convention peut être uniquement d’améliorer le fonctionnement de la

64 Tribunal de commerce de la Seine, 9 décembre 1920, Journal des sociétés civiles et commerciales, 1924, p.515.65 Tribunal de commerce de la Seine, 11 janvier 1938, Journal de l’œuvre, Journal des sociétés civiles et commerciales, 1938, p.301 et s., note Bosvieux.66 Cass. com., 10 juin 1960, Bull. com., III è partie, n°227.67 « Aujourd’hui, il est acquis en doctrine que les conventions de vote sont en principe valables, dès lors que l’actionnaire ne se trouve pas irrévocablement privé de tout droit d’intervention dans les affaires sociales, que ces conventions ne sont pas contraires à l’intérêt social, qu’elles sont exemptes de fraude et limitées dans leur objet et dans leur durée ». DAIGRE J.J, note sous C.A. Paris, 30 juin 1995, Metaleurop, JCP E, 1996, II, n°795, p.72, note Daigre.68 MONSALLIER M.C., L’aménagement contractuel du fonctionnement de la société anonyme, LGDJ 1998, T. 303, n°778 et s., p.324 et s.69 SCHAPIRA J., L’intérêt social et le fonctionnement de la société anonyme, RTD Com., 1971, n°7, p.66.

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société et la convention détermine alors un intérêt social de nature purement fonctionnelle ;

d’autre part, le but de la convention peut être la seule satisfaction d’un intérêt économique et

la convention détermine alors un intérêt social de nature bicéphale.

Nous ne traiterons dans cette partie que des conventions de vote dont l’objet et la cause sont

fonctionnels : il s’agit en conséquence des conventions où l’objet de l’obligation est

d’aménager un organe de la société dans le but d’améliorer son fonctionnement.

De telles conventions déterminent en conséquence un intérêt social de nature fonctionnelle.

Le respect de l’intérêt social par les conventions de vote est, comme nous l’avons vu

précédemment, admis depuis longtemps par la jurisprudence70 et la doctrine.

Ce respect est aussi exigé dorénavant71 à l’article L. 233-3 alinéa 2 du Code de commerce

selon lequel une société est considérée comme en contrôlant une autre « Lorsqu’elle dispose

seule de la majorité des droits de vote dans cette société en vertu d’un accord conclu avec

d’autres associés ou actionnaires et qui n’est pas contraire à l’intérêt de la société ».

Les Tribunaux considèrent que la condition relative à l’intérêt social de nature fonctionnelle

est remplie lorsque la convention de vote facilite la bonne exploitation de la société72.

Cette position est illustrée par le célèbre jugement du Tribunal de commerce de la Seine en

date du 11 janvier 193873. Dans cette affaire dite du Journal de l’œuvre, une convention de

vote prévoyait que « la direction et l’administration du journal seront assurées par les divers

organismes nécessaires, choisis d’un commun accord entre les contractants ; toutes les

décisions à ce sujet devront êtres prises à l’unanimité, chacun des contractants ayant le droit

de veto ». Le Tribunal de commerce de la Seine a estimé que cette convention respectait

l’intérêt social en motivant de la manière suivante : « cette entente, de nature à faciliter

l’exploitation de toute société commerciale, est en soi licite et peut, comme c’était le cas en

l’espèce, présenter des avantages manifestes ; qu’elle peut avoir pour effet heureux, ayant

lieu entre les principaux intéressés dans l’exploitation d’une société, d’éviter, lors des

70 Tribunal de commerce de la Seine, 11 janvier 1938, Journal de l’œuvre, Journal des sociétés civiles et commerciales, 1938, p.301 et s., note Bosvieux.71 La loi n°85-705 du 12 juillet 1985 a posé cette exigence à l’article 355-1 de la loi du 24 juillet 1966, devenu article L. 233-3 du code de commerce après codification de la loi de 1966.72 MONSALLIER M.C., L’aménagement contractuel du fonctionnement de la société anonyme, LGDJ 1998, T. 303, n°515, p.214 et s.73 Tribunal de commerce de la Seine, 11 janvier 1938, Journal de l’œuvre, Journal des sociétés civiles et commerciales, 1938, p.301 et s., note Bosvieux.

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assemblées, des discussions de nature à nuire à la bonne marche de l’entreprise ; qu’en

outre, le fait que les organismes de direction et d’administration soient choisis d’un commun

accord est de nature à maintenir la bonne harmonie chez ces mêmes intéressés ».

Le jugement du Tribunal de commerce de la Seine affirme clairement que la convention de

vote litigieuse facilite le fonctionnement correct de la société. En conséquence, cette

convention détermine un intérêt social de nature fonctionnelle.

L’objet et la cause de la convention sont tous deux fonctionnels74. L’objet de la convention est

fonctionnel car il porte sur un aménagement de la société : en l’espèce, il s’agissait d’accorder

tous les signataires de la convention de vote sur le choix des personnes chargées de la

direction et de l’administration. La cause est toute aussi fonctionnelle car elle vise à améliorer

le fonctionnement de la société : il s’agissait en l’espèce d’améliorer le fonctionnement de

l’assemblée générale.

On peut également remarquer, à titre subsidiaire, la référence faite à la « bonne marche de

l’entreprise » par le Tribunal. Cette décision, datant de 1938, est confirmée aujourd’hui par

l’analyse du professeur Paillusseau75 sur la jurisprudence en matière d’intérêt social. La

société semble être considérée dans ce jugement comme le support juridique de l’entreprise.

L’intérêt social serait alors dans cette décision l’intérêt de l’entreprise.

En outre, cette convention se révèle favorable à l’intérêt social, ce qui pose la question de

savoir si la convention de vote doit seulement respecter l’intérêt social, être neutre à son

égard, ou bien favoriser cet intérêt social.

Selon le professeur Viandier76, la neutralité suffit pour remplir la condition du respect de

l’intérêt social : « ce qui importe, c’est que l’accord ne soit pas spécifiquement dirigé contre

l’intérêt social : il n’est pas indispensable d’attester la conformité à cet intérêt social,

l’accord peut être neutre au regard de l’intérêt social, sans perdre sa validité ».

Le professeur Jeantin77 confirme cette analyse : « En tout état de cause, il n’est pas exigé la

preuve de la conformité à l’intérêt social : la neutralité par rapport à l’intérêt social suffit ».

74 MONSALLIER M.C., L’aménagement contractuel du fonctionnement de la société anonyme, LGDJ 1998, T. 303, n°784, p.325 et s.75 PAILLUSSEAU J., L’efficacité des entreprises et la légitimité du pouvoir, P.A, 19 juin 1996, n°74, p.17.76 VIANDIER A., Observations sur les conventions de vote, JCP 1986, I, n°15405, p.182.77 JEANTIN M., Les conventions de vote, Rev. jurisp. com., 1990, p.129.

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En conclusion, nous pouvons constater que l’intérêt social ne sert pas uniquement de critère

de validité des conventions de vote : il permet à la jurisprudence de favoriser le bon

fonctionnement de la société. Le respect de l’intérêt social peut se comprendre comme une

simple neutralité. Toutefois, il nous faut remarquer que les conventions de vote ayant pour

objet l’aménagement des sociétés dans le but d’améliorer ce fonctionnement sont

nécessairement favorables à l’intérêt social. En effet, ce type de convention détermine un

intérêt social de nature fonctionnelle dont la cause est l’amélioration du fonctionnement de la

société, ce qui va au delà du simple respect de l’intérêt social.

Nous aurons l’occasion de constater ultérieurement que les conventions dont l’objet est

d’aménager le fonctionnement de la société afin de satisfaire un intérêt économique,

convention qui détermine un intérêt social qualifié de bicéphale, sont elles aussi favorables à

l’intérêt social. On pourrait alors en déduire que toutes les conventions aménageant le

fonctionnement de la société doivent nécessairement être favorables à l’intérêt social, ce qui

s’expliquerait par le fait que la jurisprudence invalide les conventions qui font obstacles au

bon fonctionnement et à la survie de la société : les conventions validées seront

nécessairement celles qui ont changées le fonctionnement de la société dans un sens positif ou

protégées l’existence de la société. L’aménagement de la société ne paraît pas neutre vis-à-vis

de l’intérêt social : si les associés ont voulu opérer un changement dans le fonctionnement de

la société et si ce changement ne fait pas obstacle à la qualité de ce fonctionnement ou a pour

but de sauver la société, il faut en tirer la conclusion que la convention de vote est favorable à

l’intérêt social. Ceci pourrait expliquer pourquoi la jurisprudence constate souvent que la

convention qu’elle valide est favorable à l’intérêt social, comme elle le fait dans l’arrêt

Metaleurop78.

Quoi qu’il en soit, l’hypothèse des conventions de vote aménageant le fonctionnement de la

société dans le but d’améliorer ce fonctionnement, tout comme l’hypothèse de l’abus de

majorité, dénote une volonté jurisprudentielle de défendre efficacement le fonctionnement

correct de la société. Il faut toutefois reconnaître que la protection du bon fonctionnement de

la société, par le biais de l’intérêt social, peut parfois apparaître insuffisant dans d’autres

hypothèses.

78 C.A. Paris, 30 juin 1995, Metaleurop, JCP E, 1996, II, n°795, note Daigre.

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2) Les hypothèses où l’intérêt social protège insuffisamment le

fonctionnement correct de la société

Si la jurisprudence est soucieuse de protéger le bon fonctionnement de la société dans les

hypothèses précédemment étudiées, elle paraît moins audacieuse dans d’autres hypothèses où

le fonctionnement de la société est fortement entravé.

Se pose ainsi la question de la qualification de l’abus de minorité, qualification qui n’est pas

retenue lorsque les minoritaires bloquent une décision favorable au fonctionnement de la

société (a). Un second problème se pose à propos de l’abus de biens sociaux, notamment au

regard de l’ irrecevabilité de l’action civile des salariés (b).

a) La non reconnaissance d’un abus de minorité lorsque les minoritaires bloquent une

décision favorable au fonctionnement de la société

Comme le rappellent les professeurs Cozian et Viandier79, « Certaines décisions sociales,

notamment celles qui entraînent une modification des statuts, ne peuvent être prises qu’ à une

majorité qualifiée : les deux tiers dans les S.A., les trois quarts dans les S.A.R.L. ».

Aussi les associés minoritaires disposent-ils parfois d’un pouvoir de blocage des décisions

sociales qui peut nuire au fonctionnement de la société mais aussi, comme nous le

constaterons plus avant, à sa pérennité. Pour répondre à cette obstruction dangereuse des

minoritaires, que la loi du 24 juillet 1966 n’avait pas plus prévu que l’abus de la part des

majoritaires80, la jurisprudence a eu une nouvelle fois recours à la conception civiliste de

l’abus de droit81, en créant l’abus de minorité.

Selon le professeur Merle82, les associés minoritaires peuvent commettre deux types d’abus :

« L’abus de minorité peut se traduire par une décision sociale obtenue par surprise ou par

une action en justice abusive (« abus positif »). Mais l’abus le plus fréquent consiste à

79 COZIAN M., VIANDIER A., DEBOISSY F., Droit des sociétés, éd. Litec, 13è, 2000, n°474, p.179.80 KENGNE G., Le rôle du juge en matière d’abus du droit de vote, P.A, 12 juin 2000, n°116, n°1, p.1081 COZIAN M., VIANDIER A., DEBOISSY F., Droit des sociétés, éd. Litec, 13è, 2000, n°471, p.177.82 MERLE P., Droit commercial : Sociétés commerciales, éd. Dalloz, 6è, 1998, n°581, p.625.

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bloquer toute modification du pacte social en refusant par exemple de voter une décision

d’augmentation du capital ou de prorogation de la société (« abus négatif ») ».

Dans cette partie consacrée au blocage par les minoritaires d’une décision favorable à la

société, nous étudierons en toute logique des hypothèses d’abus négatifs.

Il faut en conséquence tracer la frontière entre l’opposition légitime à une décision sociale,

dérivant du « droit de voter contre »83 et l’opposition illégitime, constitutive d’un abus de

minorité. Dans les deux cas, le minoritaire vote contre ou s’abstient car cela sert son intérêt

personnel : « les minoritaires ou les associés égalitaires ont la possibilité de bloquer la prise

d’une décision conforme à l’intérêt social comme une augmentation de capital nécessaire au

développement de la société mais pas à leurs intérêts propres respectifs »84.

Le critère de la légitimité ou de l’illégitimité de ce vote doit donc être recherché en dehors de

l’intérêt personnel des associés : la jurisprudence a ainsi choisi le critère de l’intérêt social,

transposant à l’abus de minorité la définition qu’elle avait posée pour l’abus de majorité85.

Nous avons constaté que l’abus de majorité était constitué selon l’arrêt du 18 avril 196186 par

une « résolution prise contrairement à l’intérêt général de la société et dans l’unique dessein

de favoriser les membres de la majorité au détriment des membres de la minorité ». Un tel

abus est ainsi caractérisé par deux conditions cumulatives : une résolution contraire à l’intérêt

social et une rupture d’égalité.

L’abus de minorité, sur lequel la Cour de cassation n’a eu à se prononcer que tardivement87

depuis la loi du 24 juillet 1966, est également caractérisé par une attitude contraire à l’intérêt

social et une rupture d’égalité, cette fois-ci au profit des minoritaires. Néanmoins, la

jurisprudence a surajouté une autre condition pour reconnaître le caractère abusif aux

agissement des minoritaires : il faut que la résolution litigieuse constitue une opération

essentielle pour la société88.

83 COZIAN M., VIANDIER A., DEBOISSY F., Droit des sociétés, éd. Litec, 13è, 2000, n°474, p.180.84 BAILLY-MASSON C., L’intérêt social : une notion fondamentale, P.A., 9 novembre 2000, n°224, p.8.85 KENGNE G., Le rôle du juge en matière d’abus du droit de vote, P.A, 12 juin 2000, n°116, n°5, p.10.86 Cass. com., 18 avril 1961, Etablissements Piquard, JCP 1961, II, n°12164.87 Cass. com., 14 janvier 1992, Vitama, Bull. Joly Sociétés, mars 1992, p.273 et s.88 Cass. com., 15 juillet 1992, Six, Bull. Joly Sociétés, octobre 1992, p.1083 et s.

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La caractérisation de l’abus de minorité nécessite que l’on définisse ce qu’est une opération

essentielle à la société. Selon le professeur Merle, une opération est essentielle pour la société

lorsque la résolution litigieuse est nécessaire « pour la sauvegarde de l’entreprise89 ».

L’arrêt Flandin90, en date du 9 mars 1993, confirme clairement la justesse de cette analyse en

affirmant qu’un associé minoritaire avait commis un abus « en s’opposant à l’augmentation

de capital à hauteur de 50.000 F qui était légalement requise et était nécessaire à la survie de

la société ». Une opération essentielle pour la société est en conséquence une opération

prescrite impérativement par la loi ou toute autre opération nécessaire à la survie de la

société91.

Cette jurisprudence apparaît insuffisamment protectrice de la société, en ce qui concerne la

qualité de son fonctionnement. En effet, seul la pérennité de la société est assurée par l’abus

de minorité. Dès lors que la résolution litigieuse ne constitue pas une opération essentielle

pour la société, les minoritaires peuvent s’y opposer, même si cette résolution permet

d’assurer le développement de la société ou son meilleur fonctionnement. Pourtant, l’intérêt

social, entendu comme l’intérêt de l’entreprise, permettrait de reconnaître un caractère abusif

aux comportements nuisibles au développement de l’activité économique de la société.

Ainsi en est-il par exemple d’une augmentation de capital ne répondant qu’à des soucis

d’ambition économique : l’associé minoritaire peut s’y opposer dans le but de conserver son

poids politique dans la société92. Dans une telle hypothèse, le développement de la société

passe après les intérêts personnels des minoritaires, ce qui paraît contraire à l’intérêt social et

constitue une rupture d’égalité au détriment des autres associés. La suppression du critère de

l’opération essentielle pour la société permettrait de qualifier le refus d’augmenter le capital

comme abusif, dès lors que ce refus serait contraire à l’intérêt social et destiné à favoriser ses

propres intérêts au détriment de l’ensemble des autres associés.

En effet, l’intérêt de la société commande qu’elle se développe de façon optimale, ce qui peut

être rendu possible par une augmentation de capital. D’autre part, le refus de procéder à cette

augmentation dans le but de préserver son poids politique dans la société peut sembler n’être

89 MERLE P., La notion d’abus de minorité et sa sanction, P.A., 24 mars 1993, n°36, p.13.90 Cass. com., 9 mars 1993, Flandin, Rev. Sociétés, janvier-mars 2000, p.36.91 Le professeur Merle, dans son commentaire de l’arrêt Flandin, semble favorable à ce que l’abus de minorité soit retenu lorsque les minoritaires bloquent les décisions de nature à assurer la survie d’une société « rencontrant de graves problèmes et largement endettée ». MERLE P., La notion d’abus de minorité et sa sanction, P.A., 24 mars 1993, n°36, p.14. 92 C.A. Paris, 26 juin 1990, JCP E 1990, II, n°15915, note Germain.

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destiné qu’à favoriser ses propres intérêts au détriment des autres associés, dont les intérêts

sont liés au développement de la société.

Quoi qu’il en soit, la protection du fonctionnement correct de la société pourrait selon nous

passer par la suppression du caractère essentiel pour la société de la résolution litigieuse, ce

qui permettrait de mieux caractériser l’abus de minorité et d’en prononcer les sanctions.

Plusieurs sanctions peuvent être envisagées : il peut s’agir, d’une part, de la condamnation des

minoritaires à des dommages-intérêts, conformément au droit commun de la responsabilité

civile93. Il peut s’agir, d’autre part, de la nomination par le juge d’un mandataire qui se

substituera aux minoritaires défaillants afin de voter, lors d’une nouvelle assemblée, dans le

sens des décisions conformes à l’intérêt social mais ne portant pas atteinte à l’intérêt légitime

des minoritaires94. Enfin, une dernière sanction consiste pour le juge à rendre une décision

ayant valeur de vote, sans convoquer une nouvelle assemblée, mais cette sanction ne trouve

pas un écho unanime en jurisprudence95. Afin de ne pas nuire à la clarté de l’exposé, nous

analyserons de façon plus détaillée ces différentes sanctions dans les seuls cas où l’abus de

minorité est reconnu par la jurisprudence, c’est à dire lorsque les associés minoritaires

s’opposent à une résolution essentielle pour la société, ce que nous étudierons dans une partie

consacrée à la protection par l’intérêt social de la pérennité de la société.

En conclusion, nous pouvons constater que l’abus de minorité procède d’un conflit d’intérêts

entre associés, tout comme l’abus de majorité, mais la jurisprudence ne semble pas s’inscrire

dans la même logique de protection du fonctionnement correct de la société dans le cas de

l’abus de minorité. Cette protection serait plus efficace si l’abus de minorité était constitué par

le simple cumul d’une contrariété à l’intérêt social et d’une rupture d’égalité.

Toutefois, l’abus de minorité n’est pas la seule hypothèse où la jurisprudence utilise

insuffisamment l’intérêt social pour protéger le bon fonctionnement de la société : il en est de

même pour l’hypothèse de l’abus de biens sociaux.

93 LEPOUTRE E., Les sanctions d’abus de minorité et de majorité dans les sociétés commerciales, Droit & Patrimoine, décembre 1995, p.68.94 Cass. com., 9 mars 1993, Flandin, Rev. Sociétés, janvier-mars 2000, p.36.95 KENGNE G., Le rôle du juge en matière d’abus du droit de vote, P.A, 12 juin 2000, n°116, p.13.

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b) L’irrecevabilité de l’action civile des salariés en cas d’abus de biens sociaux

Le législateur de 1966 avait institué le délit d’abus de biens sociaux afin de protéger les

intérêts des associés mais aussi le patrimoine de la société et les intérêts des tiers qui

contractent avec elle96. Le délit d’abus de biens sociaux est aujourd’hui l’infraction la plus

poursuivie en droit des société97, ce qui peut s’expliquer par la définition en termes

« suffisamment vagues »98 de cet abus pour permettre une interprétation extensive que

dénonce la quasi-unanimité de la doctrine contemporaine99. Le recours à l’intérêt social est

selon certains auteurs100 responsable de la définition insuffisamment rigoureuse de ce délit car

la jurisprudence se fonde tantôt sur l’intérêt de l’entreprise, tantôt sur l’intérêt commun des

associés pour fonder le régime de l’abus de biens sociaux.

Selon l’article L. 241-3 alinéa 4 du Code de commerce, est puni d’un emprisonnement de

cinq ans et d’une amende de 2.500.000 F le fait, pour les gérants de la S.A.R.L. de faire, de

mauvaise foi, des biens ou du crédit de la société, un usage qu’ils savent contraire à l’intérêt

de celle-ci, à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans

laquelle ils sont intéressés directement ou indirectement.

L’article L. 242-6 alinéa 3, concernant les S.A., reprend les mêmes prohibitions à l’encontre

du président, des administrateurs ou des directeurs généraux. De nombreux textes101 étendent

ces dispositions aux autres sociétés par actions.

Ce délit ne concerne que les dirigeants des sociétés par actions ou de S.A.R.L., ce qui peut

paraître surprenant car « toute société pourrait être le cadre d’un tel délit »102. Selon certains

auteurs103, ce cantonnement de l’abus de biens sociaux aux sociétés de capitaux se justifierait

par la prise en compte de l’intérêt des créanciers. Le gage de ces derniers se limitent au

96 DEKEUWER A., Les intérêts protégés en cas d’abus de biens sociaux, JCP E 1995, I, n°500.97 MERLE P., Droit commercial : Sociétés commerciales, éd. Dalloz, 6è, 1998, n°416-1, p.442.98 DEKEUWER A., Les intérêts protégés en cas d’abus de biens sociaux, JCP E 1995, I, n°500, p.421.99 BOULOC B., Le dévoiement de l’abus de biens sociaux, Rev. jurisp. com., 1995, p.301 et s. ; PRALUS M., Contribution au procès du délit d’abus de biens sociaux, JCP 1997, I, n°4001. ; GOUTAY P., DANOS F., De l’abus de la notion d’intérêt social, D.A. 1997, n°28, p.877.100 DEKEUWER A., Les intérêts protégés en cas d’abus de biens sociaux, JCP E 1995, I, n°500, p.421.101 Ainsi, les articles L. 242-30, , L. 243-1 et L. 244-1 du Code de commerce étendent l’abus de biens ou de crédits sociaux aux S.A. comportant un directoire et un conseil de surveillance, aux sociétés en commandite par actions et aux S.A.S.102 GOUTAY P., DANOS F., De l’abus de la notion d’intérêt social, D.A. 1997, n°28, p.877.103 SOUSI G., Intérêt du groupe et intérêt social, JCP E 1975, II, n°11816, p.387.

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patrimoine social dans ce type de sociétés : le détournement des biens ou du crédit de la

société par le dirigeant réduit les chances qu’ont les créanciers de recouvrer leurs fonds.

A contrario, dans les sociétés de personnes (ce qui inclue les sociétés civiles), les créanciers

disposent en plus du gage sur la société d’un gage sur le patrimoine propre de chaque associé :

« il apparaît inutile de réprimer pénalement le passage d’un bien social d’un patrimoine dans

l’autre, puisque de toute façon les créanciers pourront toujours le saisir. C’est une des

raisons pour lesquelles le législateur n’a pas cru bon d’appliquer le délit d’abus de biens

sociaux aux sociétés en nom collectif qui n’ont pas d’autonomie patrimoniale au regard des

créanciers »104.

Néanmoins, cette position doctrinale n’emporte pas l’adhésion : les créanciers d’une société

de personnes auront souvent de grandes difficultés à recouvrer leurs fonds sur le patrimoine

du dirigeant qui sera opportunément devenu insolvable ou dont le patrimoine sera insuffisant

pour honorer toutes les dettes. De même, le bien social que le dirigeant s’est approprié peut

avoir disparu par son simple usage : ainsi en est-il par exemple du voyage d’agrément

gracieusement payé par la société. En outre, le fonctionnement et la pérennité des sociétés de

personnes seraient mieux assurés si leurs dirigeants avaient à craindre les sanctions pénales

prévues par l’abus de biens sociaux.

C’est pourquoi, il nous semblerait utile d’étendre le délit d’abus de biens sociaux aux sociétés

de personnes afin de mieux assurer la protection des associés, des créanciers et de la société

(tant dans son fonctionnement que dans sa pérennité : nous sommes ici au confluent des deux

types de protection).

Quoi qu’il en soit, dans les sociétés de capitaux et dans les S.A.R.L, où l’abus de biens

sociaux fulmine, force est de constater que son application pose souvent des problèmes,

notamment au regard de l’intérêt social qui constitue l’un de ses critères de mise en œuvre.

Un auteur105 a ainsi mis en évidence la dichotomie opérée par la jurisprudence en matière

d’abus de biens sociaux : d’une part, les juridictions pénales ont recours à une conception

large des intérêts protégés au regard de la qualification pénale, conception large qui

correspond à l’intérêt de l’entreprise. D’autre part, ces mêmes juridictions ont recours à une

104 SOUSI G., Intérêt du groupe et intérêt social, JCP E 1975, II, n°11816, p.387.105 DEKEUWER A., Les intérêts protégés en cas d’abus de biens sociaux, JCP E 1995, I, n°500.

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conception étroite des intérêts protégés au regard de la recevabilité de l’action civile,

conception étroite qui correspond au seul intérêt des associés.

Quant à la qualification pénale, la jurisprudence adopte un intérêt social « œcuménique »106

protégeant non seulement l’intérêt des associés, mais aussi le patrimoine de la société et les

intérêts des tiers qui contractent avec elle.

C’est ainsi que la jurisprudence n’hésite pas à réprimer l’abus de biens sociaux même lorsque

les associés ont approuvés la gestion des dirigeants107. Certains auteurs108 ont critiqués cette

solution en arguant du fait que ce sont les associés, réunis en assemblée, qui déterminent

l’intérêt social. Ceux-ci pourraient dès lors donner quitus aux dirigeants en estimant que leurs

actes respectent l’intérêt social. Cette solution ne peut toutefois pas être admise car « le

quitus, parce qu’il est donné après la réalisation de l’infraction, n’a pas d’effet

justificatif »109. En outre, le consentement des associés n’est pas toujours éclairé et peut être

vicié par un abus de majorité110 dont il faut les protéger. Enfin, même si l’assentiment des

associés était antérieur à la réalisation de l’acte, celui serait quand même pénalement

répréhensible puisque l’abus de biens sociaux « a pour but de protéger non seulement les

intérêts des associés, mais aussi le patrimoine de la société et les intérêts des tiers qui

contractent avec elle »111.

La jurisprudence entend ainsi assurer « la protection de l’intégrité du patrimoine de la

société dans l’intérêt de tous, la jurisprudence fait de l’abus de biens sociaux un délit

d’intérêt général »112. Cette protection du patrimoine de la société, garantissant son meilleur

fonctionnement possible, passe par l’adoption d’une conception large de l’intérêt social,

entendu comme intérêt de l’entreprise. Le seul intérêt des associés n’est pas uniquement pris

en compte, la jurisprudence peut même en faire abstraction si celui-ci s’oppose à d’autres

intérêts légitimes, tels que ceux des créanciers : la C.A de Montpellier, dans un arrêt du 7

106 COZIAN M., VIANDIER A., DEBOISSY F., Droit des sociétés, éd. Litec, 13è, 2000, n°468, p.176.107 « L’assentiment du conseil d’administration ou de l’assemblée générale des actionnaires ne peut faire disparaître le caractère délictueux de prélèvements abusifs de fonds sociaux ». Cass. crim., 12 décembre 1994, Bull. Joly 1995, p.427.108 GOUTAY P., DANOS F., De l’abus de la notion d’intérêt social, D.A. 1997, n°28, p.878.109 DEKEUWER A., Les intérêts protégés en cas d’abus de biens sociaux, JCP E 1995, I, n°500, p.423.110 Cass. crim., 9 mai 1973, Rev. Sociétés 1973, p.696, note Bouloc.111 Cass. crim., 19 octobre 1971, Bull. crim., n°272.112 DEKEUWER A., Les intérêts protégés en cas d’abus de biens sociaux, JCP E 1995, I, n°500, p.423.

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janvier 1980113, a prononcé la nullité d’un cautionnement donné par la société à son gérant en

garantie de ses dettes personnelles et qui avait été approuvé par l’unique coassocié du gérant

(son père), en se fondant sur l’existence d’un abus de biens sociaux malgré l’accord unanime

des associés.

A ce stade de l’étude, il nous faut donc observer que la jurisprudence, lorsqu’elle qualifie

pénalement l’abus de biens sociaux, identifie l’intérêt social à celui de l’entreprise dans

toutes ses composantes. Cela donne à ce délit un caractère éminemment dissuasif et souple

d’utilisation, ce qui va dans le sens d’une protection efficace du fonctionnement correct de la

société, voir même de sa pérennité.

Toutefois, les juridictions répressives se montrent moins protectrices de la société et des

intérêts qui y prennent source lorsqu’elles examinent la recevabilité de l’action civile, ce qui

introduit un paradoxe dans le régime juridique de l’abus de biens sociaux.

En effet, lorsque la jurisprudence examine les demandes de constitution de parties civiles,

elle ne déclare recevables que les demandes émanant des associés, ce qui renvoie à une

conception étroite de l’intérêt social, correspondant au seul intérêt commun des associés.

Les associés peuvent en premier lieu exercer l’action sociale ut singuli114, afin de faire

réparer le préjudice subi par la société en reconstituant son patrimoine par l’allocation de

dommages-intérêts. Cette action, en principe intentée devant les juridictions commerciales, a

été jugée recevable devant les juridictions répressives en cas d’abus de biens sociaux115.

Mais les associés peuvent également demander au pénal la réparation de leurs préjudices

individuels en se portant parties civiles116. Selon la jurisprudence, l’abus de biens sociaux

cause un préjudice personnel et direct aux associés car le détournement du patrimoine social

peut entraîner une baisse de valeur de leurs titres ou du montant des bénéfices distribuables117.

La doctrine présente au contraire cette jurisprudence comme un exemple d’admission d’une

113 C.A Montpellier, 7 janvier 1980, Gaz. Pal. 1980, 1, p.362, note Frontbressin.114 Individuellement ou collectivement, en se regroupant selon des conditions de quorum particuliers, selon le type de société. L’article L. 223-22 du Code de commerce prévoit cette action dans les S.A.R.L. L’article L. 225-252 prévoit le même dispositif dans les S.A.115 Cass. crim., 19 octobre 1978, D. 1979, p.153.116 L’article L. 223-22 du Code de commerce prévoit également cette action dans les S.A.R.L tandis que l’article

L. 225-252 fait de même dans les S.A.117 Cass. crim., 19 octobre 1978, D. 1979, p.153.

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action en réparation d’un préjudice indirect118, la société étant seule touchée directement : la

personnalité morale fait écran entre le dirigeant fautif et les associés.

Quoi qu’il en soit, les associés disposent, outre l’action sociale ut singuli, de l’action civile, ce

qui leur permet de faire réparer leurs préjudices en obtenant des dommages-intérêts à titre

individuel.

Les salariés ne sont pas aussi nantis car l’action civile leur est refusée par la jurisprudence119

sur le fondement de l’article 2 du Code de procédure pénale selon lequel « l’action civile en

réparation du dommage causé par un crime, un délit ou une contravention appartient à tous

ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l’infraction ». Nous

avons pu constater précédemment que le préjudice causé aux associés était personnel et direct

selon la jurisprudence. On peut donc s’étonner, avec un auteur120, que « Les licenciements,

pertes de salaires, diminutions de la participation aux bénéfices découlant d’abus de biens

sociaux soient considérés par la chambre criminelle comme des préjudices indirects ».

Ce refus d’admettre l’action civile des salariés s’étend à leurs représentants, syndicats121 et

comités d’entreprise122, dont le préjudice est, il est vrai, nettement plus indirect.

Pourtant, « Par la richesse des informations qu’ils peuvent obtenir sur la gestion et la marche

générale de l’entreprise, quelquefois plus amples et plus fréquentes que celles dont

bénéficient les actionnaires, les comités d’entreprise deviendraient de bons instruments de

moralisation du droit des sociétés […] dans la situation actuelle du monde des affaires »123.

En conséquence, il pourrait paraître souhaitable d’ouvrir l’action civile aux salariés ou à leurs

représentants, afin de favoriser une meilleure protection du fonctionnement de la société. Cela

paraît souhaitable dans la mesure où l’abus de biens sociaux est un grave dysfonctionnement

de la société dont les salariés sont les premières victimes.

Enfin, il faut constater que le choix par la jurisprudence d’un intérêt social étroit,

correspondant au seul intérêt des associés, a aussi pour résultat d’interdire l’action civile aux

118 HERZOG J-B., Les responsabilités pénales encourues par les administrateurs de sociétés anonymes pour abus des biens ou des crédits de la société, JCP 1966, I, n°2032. 119 Cass. crim., 27 novembre 1991, Bull. Joly 1992, p.405, note Streiff.120 DEKEUWER A., Les intérêts protégés en cas d’abus de biens sociaux, JCP E 1995, I, n°500, p.427.121 Cass. crim., 27 novembre 1991, Bull. Joly 1992, p.405, note Streiff.122 Cass. crim, 4 novembre 1988, JCP E 1989, I, n°18082.123 DEKEUWER A., Les intérêts protégés en cas d’abus de biens sociaux, JCP E 1995, I, n°500, p.428.

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créanciers sociaux124 : la Cour de cassation estime qu’il ne leur appartient pas « de se faire

juge des intérêts de la société et de ses associés et d’agir en leur nom pour les préserver ».

Cette solution est également contestable car les créanciers seront également les victimes de

l’abus de biens sociaux : le détournement du patrimoine social affaiblit leur gage et peut

même entraîner l’ouverture d’une procédure collective à l’encontre de la société, ce qui rendra

le recouvrement de leurs créances encore plus hypothétique. L’ouverture de l’action civile aux

créanciers permettrait de prévenir la faillite de la société et exercerait une fonction dissuasive

sur les dirigeants sociaux, tout comme l’action civile ouverte aux salariés ou à leurs

représentants.

Dans tous les cas, la recevabilité de l’action civile des salariés ou des créanciers sociaux

permettrait une meilleure réparation des préjudices subis par ces partenaires de la société.

Cela aurait aussi, comme nous l’avons déjà remarqué, un caractère dissuasif non négligeable

qui permettrait d’assurer une meilleure protection de la société, au regard de son

fonctionnement mais aussi de sa pérennité. Pour cela il serait nécessaire que la jurisprudence

fasse appel à la notion d’intérêt social entendu comme l’intérêt de l’entreprise, dans toutes ses

composantes.

En conclusion , nous apporterons un bémol aux propositions que nous avons défendu

précédemment, en relativisant la dichotomie opérée par la jurisprudence en matière d ‘abus

de biens sociaux. Il faut en effet constater que si la jurisprudence entend défendre l’intérêt de

l’entreprise lorsqu’elle qualifie l’abus de biens sociaux, il n’est pas impossible qu’elle fasse

de même lorsqu’elle restreint la recevabilité de l’action civile aux seuls associés :

l’irrecevabilité de l’action civile des salariés et des créanciers sociaux a en effet pour

contrepartie positive de mettre la gestion des dirigeants à l’abri d’immixtions trop régulières

de la part de ces mêmes salariés et créanciers sociaux, ce qui à coup sûr favorise le bon

fonctionnement de la société !

Ainsi, l’abus de biens sociaux constitue une hypothèse où l’intérêt social semble protéger

insuffisamment le fonctionnement correct de la société, sous réserve du bémol apporté il y a

quelques lignes. Nous avons constaté en outre que l’abus de biens sociaux constituait une

124 Cass. com., 14 février 1989, Rev. sociétés 1989, p.633, note Randoux.

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hypothèse où la protection du fonctionnement correct de la société rejoignait parfois la

protection de sa pérennité, ce qu’il nous faut maintenant étudier.

B) Intérêt social et pérennité de la société

Nous avons pu observer que l’intérêt social permettait à la jurisprudence de protéger le

fonctionnement correct de la société, en facilitant sa gestion par les dirigeants sociaux, en

encadrant la répartition des pouvoirs entre associés et en protégeant le patrimoine social.

Mais la protection de la société par l’intérêt social trouve en réalité sa plus forte expression

lorsqu’il s’agit d’assurer la survie d’une société économiquement saine, menacée par un

conflit d’intérêt entre associés. En effet, nous pourrons constater, dans cette partie, comme

dans les hypothèses précédentes, que ce qui menace la pérennité de la société in bonis prend

source le plus souvent dans un conflit d’intérêts entre associés. Nous pourrons également

remarquer que la jurisprudence, lorsqu’il s’agit d’assurer la survie de la société, utilise

l’intérêt social de façon plus audacieuse, en n’hésitant pas alors à remettre en cause certains

principes du droit des sociétés.

Il est ainsi des hypothèses où la jurisprudence se montre particulièrement protectrice de la

société et utilise l’intérêt social comme moyen de régulation des conflits d’intérêts ou

d’atténuation des principes impératifs du droit des sociétés (1).

Il reste toutefois des hypothèses où la jurisprudence pourrait protéger plus efficacement la

pérennité de la société (2).

1) Les hypothèses où l’intérêt social protège réellement la pérennité de

la société

Ces hypothèses relèvent principalement des conflits d’intérêts entre associés : il s’agit en

premier lieu de l’abus de minorité (a), dont la jurisprudence a fait un instrument efficace de

protection de la survie des sociétés in bonis. Il s’agit en second lieu de la nomination d’un

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administrateur provisoire (b), lorsque la société est menacée par l’absence ou la défaillance

des organes sociaux. Mais hors l’hypothèse d’un conflit d’intérêts entre associés, il existe

également des cas où les associés vont mettre en œuvre des conventions de vote dont le but

sera de pérenniser la société (c), conventions que la jurisprudence examinera en utilisant

parfois l’intérêt social pour tempérer certains principes impératifs du droit des sociétés.

a) L’abus de minorité : sanction du blocage des décisions nécessaires à la survie

de la société.

Selon l’arrêt Six125, en date du 15 juillet 1992, l’abus de minorité est caractérisé par une

attitude contraire à l’intérêt général de la société, interdisant la réalisation d’une opération

essentielle pour celle-ci et dans l’unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment

de l’ensemble des autres associés. Comme nous l’avons précisé auparavant, cette

jurisprudence apparaît insuffisamment protectrice de la société, en ce qui concerne la qualité

de son fonctionnement. En effet, le recours au critère de l’opération essentielle interdit de

qualifier d’abus de minorité le blocage par les minoritaires d’une résolution permettant

d’assurer le développement de la société ou son meilleur fonctionnement.

Toutefois, nous avons pu également constater que cette jurisprudence permettait d’assurer la

protection de la pérennité de la société : le professeur Merle a mis en évidence qu’une

opération était essentielle pour la société lorsque la résolution litigieuse était nécessaire « pour

la sauvegarde de l’entreprise126 ». L’arrêt Flandin127, en date du 9 mars 1993, ne dit pas autre

chose quand il caractérise l’abus qu’avait commis la minorité « en s’opposant à

l’augmentation de capital à hauteur de 50.000 F qui était légalement requise et était

nécessaire à la survie de la société ». Une opération est donc essentielle pour la société si elle

est prescrite impérativement par la loi ou nécessaire à la survie de la société128.

125 Cass. com., 15 juillet 1992, Six, Bull. Joly Sociétés, octobre 1992, p.1083 et s.126 MERLE P., La notion d’abus de minorité et sa sanction, P.A., 24 mars 1993, n°36, p.13.127 Cass. com., 9 mars 1993, Flandin, Rev. Sociétés, janvier-mars 2000, p.36.128 Le professeur Merle paraît favorable à ce que l’abus de minorité soit retenu lorsque les minoritaires bloquent

les décisions de nature à assurer la survie d’une société « rencontrant de graves problèmes et largement endettée ». MERLE P., La notion d’abus de minorité et sa sanction, P.A., 24 mars 1993, n°36, p.14.

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Il nous faut encore rappeler que l’abus de minorité, si il interdit l’adoption d’une résolution

requise par la loi ou nécessaire à la survie de la société, est un abus négatif129. Il consistera à

voter contre la résolution ou à s’abstenir de voter pour empêcher le quorum130 requis par la loi

d’être atteint. Cet abus négatif, mettant en danger la pérennité la société, consistera le plus

souvent à bloquer une augmentation de capital requise par la loi, sous peine de dissolution de

la société à la demande de tout intéressé131. Il peut aussi s’agir d’une décision de prorogation

de la société. On peut également citer une décision de la Cour d’appel de Lyon en date du 20

décembre 1984132, qui retient l’abus de minorité à propos d’une augmentation de capital

refusée alors qu’elle était nécessaire pour éviter le dépôt de bilan.

Quoi qu’il en soit, la qualification d’abus de minorité ne semble pas poser de problème

lorsque l’enjeu de la qualification est la pérennité de la société.

La jurisprudence caractérise alors cet abus en utilisant l’intérêt social entendu comme intérêt

de l’entreprise : à travers la société, c’est l’activité de l’entreprise que souhaite préserver le

juge, en faisant abstraction du seul intérêt des associés, intérêt qui est loin d’être commun

dans ce cas de conflit.

Mais il ne suffit pas de caractériser l’abus de minorité pour protéger l’existence de la société :

il faut aussi sanctionner cet abus et surtout le réparer.

Comme le remarquent les professeurs Cozian et Viandier133, « La condamnation des

minoritaires à des dommages-intérêts ne fait pas de problème ». Cette condamnation résultera

du droit commun de la responsabilité civile134. Mais « la condamnation à des dommages-

intérêts, mêmes élevés, est une sanction le plus souvent inadéquate »135. En effet, la

délibération nécessaire à la survie de la société n’est toujours pas votée suite à cette

condamnation à des dommages-intérêts.

129 MERLE P., Droit commercial : Sociétés commerciales, éd. Dalloz, 6è, 1998, n°581, p.625.130 « Nombre minimum de membres présents ou représentés exigé pour qu’une assemblée puisse valablement délibérer et prendre une décision » : définition du Dicodroit, Editions Juridiques Européennes, 2è, 1998.131 L’article L. 223-42 du Code de commerce prévoit cette hypothèse pour la S.A.R.L. L’article L. 225-248 fait de même pour la S.A.132 C.A Lyon, 20 décembre 1984, D.1986, p.506, note Reinhard.133 COZIAN M., VIANDIER A., DEBOISSY F., Droit des sociétés, éd. Litec, 13è, 2000, n°476, p.180.134 LEPOUTRE E., Les sanctions d’abus de minorité et de majorité dans les sociétés commerciales, Droit & Patrimoine, décembre 1995, p.68.135 MERLE P., Droit commercial : Sociétés commerciales, éd. Dalloz, 6è, 1998, n°581, p.626.

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C’est pourquoi, la Cour de cassation a estimé qu’«hormis l’allocation d’éventuels dommages-

intérêts, il existe d’autres solutions permettant la prise en compte de l’intérêt social »136. On

pourrait alors s’interroger sur la possibilité qu’aurait le juge d’autoriser les majoritaires à

passer outre l’obstruction des minoritaires, en rendant exécutoire la résolution soumise à

l’assemblée137. La Cour de cassation s’y est opposée, d’abord dans un arrêt Six138 en date du

15 juillet 1992 puis, plus clairement, dans l’arrêt Flandin139 en date du 9 mars 1993.

Selon l’arrêt Flandin, le juge, en présence d’un abus de minorité, ne peut se substituer aux

organes sociaux en prenant une décision valant vote. Mais il peut désigner un mandataire

« aux fins de représenter les associés minoritaires défaillants à une nouvelle assemblée et de

voter en leur nom dans le sens des décisions conformes à l’intérêt social mais ne portant pas

atteinte à l’intérêt légitime des minoritaires ».

Cette solution permet de faire adopter la résolution nécessaire à la sauvegarde de la société et

présente l’avantage de ne pas laisser prise à la critique récurrente sur le risque d’un

« gouvernement des juges », rien n’empêchant en théorie le mandataire de voter dans un sens

différent de celui qu’aurait souhaité la juridiction : seul l’intérêt social et les intérêts légitimes

des minoritaires doivent guider le mandataire dans son vote.

Néanmoins, un auteur140 a pu remarquer que cette solution « cadre mal avec les exigences de

rapidité de certaines décisions de la vie des affaires ». On peut en effet craindre que la société

ait disparu avant qu’une nouvelle assemblée soit réunie. De plus, il paraît incohérent que le

juge puisse annuler une résolution adoptée à la suite d’un abus de majorité et qu’il ne puisse

pas corrélativement décider que son jugement vaut adoption de la résolution rejetée141 en cas

d’abus de minorité.

La Cour d’appel de Paris, par un arrêt en date du 25 mai 1993142, a décidé qu’après avoir

caractérisé un abus de minorité, « il lui appartenait de prendre la mesure propre à y remédier,

en conformité avec l’intérêt social qui doit prévaloir sur les intérêts contradictoires des

groupes d’actionnaires ». Elle a ainsi validé une augmentation de capital sans recourir à un

136 Cass. com., 14 janvier 1992, Vitama, Bull. Joly Sociétés, mars 1992, p.273 et s.137 MERLE P., Droit commercial : Sociétés commerciales, éd. Dalloz, 6è, 1998, n°581, p.627.138 Cass. com., 15 juillet 1992, Six, Bull. Joly Sociétés, octobre 1992, p.1083 et s.139 Cass. com., 9 mars 1993, Flandin, Rev. Sociétés, janvier-mars 2000, p.36.140 KENGNE G., Le rôle du juge en matière d’abus du droit de vote, P.A, 12 juin 2000, n°116, p.13.141 KENGNE G., Le rôle du juge en matière d’abus du droit de vote, P.A, 12 juin 2000, n°116, p.13.142 C.A. Paris, 25 mai 1993, R.J.D.A. août-septembre 1993, n°703.

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mandataire. Il faut espérer que cette résistance de la Cour de Paris, de nature à assurer la

meilleure protection possible de la société, soit maintenant suivie par la Cour de cassation.

Quoi qu’il en soit, nous pouvons remarquer que l’abus de minorité constitue un moyen

efficace de protection de la société in bonis, lorsque celle-ci est menacée de disparition par un

conflit d’intérêts entre associés. Il serait toutefois souhaitable que la Cour de cassation

revienne sur sa jurisprudence Flandin, afin d’autoriser les juges du fond à valider les

résolutions rejetées par les minoritaires. Le recours à un mandataire et la convocation d’une

nouvelle assemblée peuvent faire perdre un temps précieux à la société menacée.

Cependant, il nous faut étudier maintenant une autre hypothèse où la survie de la société est

menacée par un conflit d’intérêts entre associés, hypothèse où la nomination d’un mandataire

est cette fois-ci la bienvenue.

b) La nomination d’un administrateur provisoire en cas de paralysie des organes

sociaux.

L’administrateur provisoire est un mandataire désigné judiciairement en cas de crise grave

mettant en péril la survie de la société. Les articles 808 et 873 du N.C.P.C. sur les pouvoirs

reconnus au juge des référés sont les fondements légaux de l’administration provisoire devant

le Tribunal de grande instance et le Tribunal de commerce. La demande est le plus souvent

présentée par la voie du référé en raison de l’urgence de la situation.

Cette demande ne peut être présentée que par les dirigeants de la société ou par un ou

plusieurs associés : la Cour de cassation refuse aux créanciers la possibilité d’obtenir la

nomination d’un administrateur provisoire143 puisqu’il ne leur appartient pas « de se faire juge

des intérêts de la société et de ses associés et d’agir en leur nom pour les préserver »144.

Cette solution, contestable pour l’abus de biens sociaux145, l’est a fortiori dans le cas de

l’administration provisoire, puisque celle-ci a pour enjeu la sauvegarde de la société.

143 MERLE P., Droit commercial : Sociétés commerciales, éd. Dalloz, 6è, 1998, n°575, p.619.144 Cass. com., 14 février 1989, Rev. sociétés 1989, p.633, note Randoux.145 Voir infra p.39.

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Si la demande de désignation d’un administrateur provisoire par les créanciers était recevable,

elle permettrait une meilleure protection de la pérennité de la société. De nouveau, une telle

recevabilité serait conforme à un intérêt social, entendu comme intérêt de l’entreprise : la

recevabilité de la demande des créanciers reviendrait à reconnaître que ceux-ci sont liés à

l’intérêt de la société mais aussi qu’ils y participent.

La recevabilité de la demande de nomination d’un administrateur provisoire par les créanciers

nous paraît en conséquence souhaitable et conforme à l’intérêt social, d’autant plus que cette

demande ne serait satisfaite que si l’existence de la société est en jeu.

L’administrateur provisoire a en effet pour fonction de se substituer aux organes sociaux

pendant le temps que se dénoue la crise. L’administration provisoire est une « création

prétorienne, témoignage éclatant du pouvoir du juge de s’immiscer dans la gestion de la

société lorsque la survie de celle-ci est en cause »146. Cette institution a été crée par la

jurisprudence, de la même manière qu’ont été créés les abus de majorité et de minorité, afin

de réguler les conflits d’intérêts entre associés et assurer la protection de la société. Mais dans

le cas précis de l’administration provisoire, c’est uniquement la pérennité de la société qui est

défendue147 : cette mesure est une immixtion exceptionnelle du juge dans la gestion de la

société, immixtion qui ne se justifie que par la gravité de l’enjeu.

A cette mesure exceptionnelle correspond des conditions de nomination restrictives : il faut

d’une part que les organes sociaux soient paralysés par la mésintelligence des

protagonistes148. Il faut d’autre part que les intérêts sociaux soient exposés à un péril certain et

imminent149 de nature à mener la société à sa perte.

La paralysie de la société résulte soit de l’absence soit de la défaillance des organes de

gestion : absence lorsque les dirigeants ont démissionnés ou ont été révoqués sans que les

associés ne parviennent à s’entendre pour les remplacer ; défaillance lorsque les organes

sociaux sont en place mais ne peuvent plus fonctionner par suite des désaccords entre

146 COZIAN M., VIANDIER A., DEBOISSY F., Droit des sociétés, éd. Litec, 13è, 2000, n°479, p.183.147 « La nomination d’un administrateur provisoire ne se conçoit qu’en cas de crise grave mettant en péril la survie même de la société ». COZIAN M., VIANDIER A., DEBOISSY F., Droit des sociétés, éd. Litec, 13è, 2000, n°480, p.183.148 Cass. com., 26 novembre 1996, R.J.D.A. 1997, n°210, p.133.149 Cass. com., 24 mai 1994, Bull. Joly 1994, n°211, p.789.

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dirigeants. Dans tous les cas, la paralysie doit être telle qu’elle « empêche le fonctionnement

régulier de la société et compromette les intérêts sociaux »150.

La désignation d’un administrateur provisoire sera rejetée tant que les organes sociaux

fonctionneront normalement. Cependant, il peut arriver que les juges du fond accordent la

nomination d’un administrateur provisoire alors même que les organes sociaux ne sont en rien

paralysés, à condition toutefois que l’intérêt social soit gravement menacé151.

Une illustration de cette jurisprudence est le célèbre arrêt Fruehauf152 rendu par la Cour

d’appel de Paris le 22 mai 1965. Il nous faut brièvement rappeler les faits qui ont conduit la

Cour d’appel à la nomination d’un administrateur provisoire :

La société Fruehauf-France, contrôlée par un groupe financier américain (Fruehauf

International : 60% du capital de Fruehauf-France), était contractuellement liée à la société

des Automobiles Berliet. Le contrat portait sur la livraison de remorques à destination de la

République populaire de Chine. Lorsque la société mère américaine a appris la destination du

matériel, elle a donné l’ordre à sa filiale française de cesser l’exécution du contrat, jugée

contraire aux intérêts nationaux des Etats-Unis. La résiliation du contrat aurait été de nature à

menacer la survie de la filiale française : la Cour d’appel de Paris estime que les incidences

d’une telle rupture « seraient de nature à ruiner l’équilibre financier et le crédit moral de la

société Fruehauf-France et à provoquer sa disparition et le licenciement de plus de six cents

ouvriers » . Aussi Les actionnaires français de Fruehauf-France ont demandé et obtenu qu’un

administrateur provisoire soit nommé afin d’exécuter le contrat litigieux.

Comme nous l’avons observé en introduction de la présente étude, c’est l’une des rares

décisions à avoir nettement défini l’intérêt social comme étant l’intérêt de l’entreprise, en

faisant référence aux différents intérêts catégoriels qui composent la société153. Toutefois, on

peut remarquer qu’à chaque fois que les juges nomment un administrateur provisoire pour

sauvegarder l’existence de la société, ce n’est pas tant pour préserver les intérêts des associés

ou d’un groupe d’associés que pour sauvegarder l’activité économique de l’entreprise, dont la

société est le support juridique154. C’est par ailleurs cette sauvegarde de l’activité économique

150 Cass. Com., 26 novembre 1996, R.J.D.A. 1997, n°210, p.133.151 COZIAN M., VIANDIER A., DEBOISSY F., Droit des sociétés, éd. Litec, 13è, 2000, n°482, p.184.152 C.A. Paris, 22 mai 1965, Fruehauf, JCP 1965, II, n°14274 bis. D.1968, p.147, note Contin.153 Nous avions également fait état de la critique de l’un des chefs de file de l’école de Rennes, le professeur Paillusseau, qui reprochait à cet arrêt de réduire l’intérêt de l’entreprise à la somme des multiples intérêts

dont elle est le point de rencontre.154 PAILLUSSEAU J., La modernisation du droit des sociétés commerciales, D.1996, Chronique p.289.

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de l’entreprise qui permet de défendre l’intérêt des associés, en passant outre leurs

prérogatives.

Quoi qu’il en soit, la désignation d’un administrateur provisoire nécessite en principe une

paralysie des organes sociaux, à moins que les intérêts sociaux soient menacés par un péril

certain et imminent, comme nous avons pu le remarquer avec l’arrêt Fruehauf. Dans ce cas

précis, la jurisprudence n’hésite pas à faire abstraction du critère de la paralysie des organes

sociaux, afin de protéger la pérennité de la société.

Dans un tel cas de figure, nous pourrions en déduire que l’intérêt social deviendrait un critère

suffisant pour justifier la nomination d’un administrateur provisoire, à condition cependant

que la crise dans laquelle est plongée la société constitue un péril certain et imminent pour sa

survie : le juge ne s’immisce dans la gestion de la société que si la pérennité de celle-ci est en

cause155.

Une fois nommée cet administrateur provisoire, il reste encore à déterminer sa mission et ses

pouvoirs. En principe, la nomination de l’administrateur dessaisit les dirigeants en fonction et

il est alors investi de tous les pouvoirs conférés par la loi à un dirigeant social156. Mais la

décision nommant l’administrateur peut lui attribuer des pouvoirs limités157.

Dans tous les cas, la nomination doit être publiée au registre du commerce et des sociétés,

s’agissant d’un nouvel organe de gestion, afin que l’administrateur puisse engager

valablement la société158.

L’administrateur provisoire devra prendre d’urgence toutes les mesures nécessaires pour

dénouer la crise et conjurer les dangers menaçant la société. Agissant au nom de l’intérêt

social, il pourra prendre des actes de disposition engageant l’avenir de la société159, au besoin

en se faisant spécialement autoriser par l’autorité judiciaire qui l’a désigné. A contrario, il ne

pourra prendre des décisions qui relèvent de la compétence des assemblées, telle que la

dissolution de la société160.

155 Cass. com., 24 mai 1994, Bull. Joly 1994, n°211, p.789.156 Cass. com., 6 mai 1986, Rev. Sociétés 1987, p.286, note Guyon.157 C.A. Paris, 14 juin 1994, Bull. Joly 1994, n°333, p.1228.158 MERLE P., Droit commercial : Sociétés commerciales, éd. Dalloz, 6è, 1998, n°575, p.619.159 Cass. com., 6 mai 1986, Rev. Sociétés 1987, p.286, note Guyon.160 COZIAN M., VIANDIER A., DEBOISSY F., Droit des sociétés, éd. Litec, 13è, 2000, n°486, p.185.

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En conclusion, la nomination d’un administrateur provisoire nous paraît un moyen efficace

de protection de la pérennité de la société. Cette création jurisprudentielle doit être approuvée

car elle permet, par le filtre de l’intérêt social, de résoudre les graves conflits d’intérêts entre

associés ou dirigeants. Il nous semble également que c’est avec sagesse que la jurisprudence a

limité le recours à cette institution dans les seuls cas où la société est menacée de disparition :

la transposition de ce mécanisme aux hypothèses de conflits d’intérêts entravant le simple

fonctionnement de la société serait de nature à perturber la gestion des dirigeants sociaux.

La désignation d’un administrateur provisoire doit rester une mesure exceptionnelle afin de ne

pas servir d’instrument de règlement de comptes entre associés ou dirigeants. Cette

jurisprudence équilibrée permet également de ne pas donner prise à la peur du gouvernement

des juges. Nous regretterons cependant que la demande de nomination d’un administrateur par

les créanciers ne soit pas autorisée, alors que l’intérêt social ne s’y opposerait pas.

Quoi qu’il en soit, l’intérêt social, afin de protéger la pérennité des sociétés, n’intervient pas

uniquement pour résoudre des conflits d’intérêts entre associés ou dirigeants. Il existe en effet

des hypothèses où les associés vont s’entendre pour préserver l’existence de la société

menacée : c’est le cas notamment lorsqu’ils mettront en œuvre des conventions de vote ayant

pour cause la survie de la société.

c) Les conventions de vote aménageant le fonctionnement de la société dans le but

d’assurer sa survie

Nous avons précédemment étudié quelles étaient les conditions de validité des conventions

de vote requises par la jurisprudence. Selon la Cour d’appel de Paris161, trois conditions sont

nécessaires pour valider les conventions de vote : l’engagement de vote est licite « dès lors

qu’il est limité à l’opération concernée, qu’il est conforme à l’intérêt social et qu’il est

exempt de toute idée de fraude ».

161 C.A. Paris, 30 juin 1995, Metaleurop, JCP E, 1996, II, n°795, note Daigre.

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De ces trois conditions, notre sujet nous invite à n’en traiter qu’une : la conformité à l’intérêt

social. Aussi nous faut-il revenir à la distinction opérée par un Mme Monsallier162 selon

laquelle l’intérêt social justifiant la convention de vote peut être de deux natures : d’une part,

cet intérêt social peut être fonctionnel, ce qui justifiera un aménagement de la société dans le

seul but d’améliorer son fonctionnement. Mais d’autre part, cet intérêt social peut être

également de nature bicéphale, ce qui justifiera un aménagement de la société afin de

satisfaire un intérêt économique. En conséquence, cet intérêt social bicéphale justifie un

aménagement fonctionnel dans un but économique.

Dans les deux cas, l’objet de la convention est identique : aménager le fonctionnement de la

société. Mais la cause diffère : d’un côté, le but de la convention peut être uniquement

d’améliorer le fonctionnement de la société et la convention détermine alors un intérêt social

de nature purement fonctionnelle ; d’un autre côté, le but de la convention peut être la seule

satisfaction d’un intérêt économique et la convention détermine alors un intérêt social de

nature bicéphale.

Dans cette partie consacrée aux conventions de vote ayant pour but de pérenniser la société,

nous ne traiterons en toute logique que de l’intérêt social bicéphale. En effet, l’objet des

conventions étudiées est d’aménager le fonctionnement de la société et la cause de ces

conventions est sans conteste économique, puisqu’il s’agit de sauvegarder la société. De telles

conventions déterminent en conséquence un intérêt social de nature bicéphale.

Il faut remarquer en outre que l’aménagement du fonctionnement de la société n’est souvent

que la contrepartie nécessaire à la réussite du sauvetage entrepris, ce qui apparaît clairement

lorsqu’on étudie les décisions, peu nombreuses, relatives à ce type de conventions. Toutefois,

un auteur163 en a recueilli et analysé quelques unes, qui nous serviront à illustrer nos propos.

Ainsi, une convention de vote pourra attribuer la moitié des postes d’administrateurs à un

groupe financier, minoritaire dans le capital, en contrepartie de son soutien financier.

162 MONSALLIER M.C., L’aménagement contractuel du fonctionnement de la société anonyme, LGDJ 1998, T. 303, n°778 et s., p.323 et s.163 MONSALLIER M.C. , L’aménagement contractuel du fonctionnement de la société anonyme, LGDJ 1998, T. 303, n°791, p.328.

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Un arrêt rendu par la Cour d’appel de Douai le 24 mai 1962164 illustre ce montage. En

l’espèce, une société au bord de la faillite s’était entendue avec un groupe financier avec

laquelle elle était en relation d’affaires afin que celui-ci prenne 40% du capital de la société.

En contrepartie, une convention de vote prévoyait que le groupe financier détiendrait la moitié

du conseil d’administration, ce qui constitue une atteinte au principe de proportionnalité du

droit de vote par rapport à quotité du capital détenu165. Ici, l’intérêt social devrait permettre de

tempérer le principe de proportionnalité afin de sauvegarder la société, ce principe

connaissant déjà par ailleurs de nombreux tempéraments166. Dans cette hypothèse, il paraîtrait

logique que l’intérêt social permette à la jurisprudence de passer outre un texte législatif dès

lors que la survie de la société est en jeu. Cette solution, qui n’a pas été retenue par la Cour de

Douai, serait selon nous justifiée car les sociétés, et à travers elles les entreprises, ne doivent

pas être les victimes des carences du législateur.

Quoi qu’il en soit, l’arrêt rendu le 24 mai 1962 par la Cour d’appel de Douai fait nettement

apparaître un intérêt social bicéphale. L’objet de la convention est fonctionnel, puisqu’il s’agit

d’aménager le fonctionnement de la société : en l’espèce, il consiste à organiser la répartition

des postes d’administrateurs. La cause de la convention est quant à elle clairement

économique puisque l’aménagement de la société a pour but d’obtenir des fonds pour la

renflouer et donc la perpétuer.

Un autre exemple de convention de vote dont le but est de pérenniser la société résulte d’un

jugement rendu le 4 mars 1981167 par le Tribunal de commerce de Paris. Ce jugement valide

une convention de vote réservant l’entière souscription d’une augmentation de capital au seul

associé minoritaire, en contrepartie de son aide financière. En l’espèce, cette convention était

conclue entre un groupe d’associés majoritaires détenant 67% du capital et un associé qui ne

détenait que 2% de celui-ci. En vertu de cette convention, le minoritaire renflouait la société

et obtenait en contrepartie que l’augmentation du capital prévue dans le plan de redressement

lui serait entièrement réservée.

164 C.A Douai, 24 mai 1962, JCP 1962, II, n°12871, note Bastian.165 Principe exprimé à l’article L. 225-122 du Code de commerce.166 MERLE P., Droit commercial : Sociétés commerciales, éd. Dalloz, 6è, 1998, n°306 et s., p.326.167 Tribunal de commerce de Paris, 4 mars 1981, Rev. jurisp. com., 1982, p.7 et s., note Fontbressin.

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Dans cette décision, un principe impératif du droit des sociétés s’efface devant l’intérêt

social : il s’agit du droit préférentiel de souscription dans les sociétés anonymes. En vertu de

ce principe, « les actionnaires ont, proportionnellement au montant de leurs actions, un droit

de préférence à la souscription des actions de numéraires émises pour réaliser une

augmentation de capital. Toute clause contraire est réputée non écrite »168.

Nous approuvons la solution adoptée par le tribunal qui permet, par le filtre de l’intérêt social,

de sauvegarder l’existence de la société. Il faut signaler en outre que le législateur, depuis la

loi 3 janvier 1983, permet la renonciation individuelle au droit préférentiel de souscription169

avec la possible désignation de bénéficiaires170. Une telle renonciation individuelle, au profit

d’un bénéficiaire, semble valider les conventions de vote réservant l’entière souscription à un

associé minoritaire en contrepartie du renflouement de la société.

Quoi qu’il en soit, le jugement du Tribunal de commerce de Paris nous paraît illustrer une

nouvelle fois un intérêt social bicéphale. L’objet de la convention est fonctionnel puisqu’il

consiste à organiser le vote au sein de l’assemblée générale délibérant sur l’augmentation de

capital. La cause de la convention est quant à elle économique puisqu’elle a pour but le

renflouement de la société et par conséquent, sa survie.

En conclusion, nous pouvons constater que les conventions de vote aménageant le

fonctionnement de la société dans le but de la préserver sont parfois accueillies favorablement

par la jurisprudence, qui se sert alors de l’intérêt social pour assouplir le caractère impératif

du droit des sociétés. L’intérêt social, qualifié ici de bicéphale, nous paraît jouer pleinement

son rôle de protection de la pérennité de la société en apportant plus de flexibilité au droit des

sociétés. Il nous paraît également possible de rapprocher cet intérêt social bicéphale de

l’intérêt de l’entreprise car la cause des conventions de vote étudiées est la survie de la

société : aussi nous paraît-il plausible que les juges soient motivés par le soucis de préserver

l’activité économique de l’entreprise, à laquelle se rattachent de multiples intérêts catégoriels

tels que ceux des salariés, menacés de licenciement en cas de faillite de la société.

La prise en compte de l’activité économique de l’entreprise nous paraît une explication

pragmatique à l’audace dont peut faire preuve la jurisprudence quand il s’agit de pérenniser la

société.

168 Article L. 225-132 alinéa 2 du Code de commerce.169 Article L. 225-132 alinéa 4 du Code de commerce.170 Article D. 157-1 du Décret du 23 mars 1967.

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Toutefois, il demeure une hypothèse où la jurisprudence nous semble justement manquer

d’audace : il s’agit de l’éventuelle exclusion d’un associé en réponse à sa demande de

dissolution de la société.

2) Les hypothèses où l’intérêt social protège insuffisamment la pérennité

de la société

Nous analyserons ici le cas de la dissolution judiciaire de la société pour cause de mésentente

entre associés. Cette dissolution se fonde sur l’article 1844-7 alinéa 5 du Code civil selon

lequel la société prend fin « par la dissolution anticipée prononcée par le tribunal à la

demande d’un associé pour justes motifs, notamment en cas d’inexécution de ses obligations

par un associé, ou de mésentente entre associés paralysant le fonctionnement de la société ».

Dans les cas de conflits d’intérêts entres associés, la dissolution pour mésentente entre

associés est fréquemment utilisée, au même titre que l’abus de majorité ou de minorité, alors

que la dissolution pour inexécution de ses obligations par un associé est rarement admise par

la jurisprudence171.

Toutefois, les tribunaux ne prononcent la dissolution pour mésentente que sous certaines

conditions : il faut en premier lieu que la mésentente paralyse le fonctionnement de la société,

comme l’exige l’article 1844-7 alinéa 5. Il faut en second lieu que le demandeur en

dissolution ne soit pas lui-même à l’origine de la mésentente172. En outre, un administrateur

provisoire sera souvent nommé afin de dénouer la crise et préserver l’existence de la

société173. Dès lors que ces conditions sont réunies, le juge doit prononcer la dissolution de la

société.

Il existe cependant une jurisprudence alimentée par des juridictions du fond qui prononce

l’exclusion de l’associé demandeur en dissolution. Cette jurisprudence utilise l’intérêt social

171 MERLE P., Droit commercial : Sociétés commerciales, éd. Dalloz, 6è, 1998, n°112 et 113, p.123.172 Cass. com., 25 février 1964, Bull. civ., III, n°99.173 Cass. com., 26 avril 1982, Rev. sociétés 1984, p.93, note Sibon.

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afin de protéger la société in bonis. Selon Mme Monsallier174, l’intérêt social utilisé pour

préserver l’existence de la société est une fois encore un intérêt social de nature bicéphale. En

effet, l’exclusion de l’associé demandeur en dissolution a pour objet de revenir à un

fonctionnement normal de la société dans le but de sauvegarder son activité économique.

Nous observerons de nouveau que l’intérêt social de nature bicéphale se rapproche de l’intérêt

de l’entreprise puisque la finalité de ces deux concepts est la protection de l’entité

économique qui constitue la société, à savoir l’entreprise.

Le courant jurisprudentiel admettant l’exclusion de l’associé demandeur en dissolution est

ancien175 mais le premier arrêt favorable à cette solution est celui rendu par la Cour d’appel de

Caen le 11 avril 1927176. Selon cet arrêt, il appartient aux tribunaux « de prononcer, selon

circonstances, soit l’exclusion de l’associé, soit la dissolution de la société ».

D’autres décisions s’inscrivent dans ce courant jurisprudentiel177 mais celle qui a été la plus

remarquablement motivée est sans conteste l’arrêt rendu le 24 avril 1989 par la Cour d’appel

de Reims178. Dans cet arrêt, la Cour fonde clairement l’exclusion de l’associé sur l’intérêt

social et la conception institutionnelle de la société. Elle estime que : « Dès lors que les

demandeurs à la dissolution, s’ils reconnaissent que toute entente avec les autres associés est

devenue impossible, que tout affectio societatis a disparu, ne peuvent profiter d’une situation

qu’ils ont seuls créés pour obtenir la liquidation de l’entreprise sociale au mépris de l’intérêt

propre de celle-ci et des autres associés, il convient de rejeter leur demande. La poursuite de

l’activité sociale ne peut alors se faire qu’en prononçant l’exclusion d’un des groupes

d’actionnaires. Cette exclusion n’étant pas statutairement prévue, et ne faisant l’objet

d’aucune disposition légale précise… la mesure d’exclusion dont il s’agit, visant à modifier la

composition de la société tout en assurant sa pérennité, est cependant conforme à la notion

institutionnelle de la société, qui veut qu’une société ne soit pas un contrat abandonné, en

tant que tel, à la volonté de ceux qui lui ont donné naissance, mais plutôt une institution, c’est

à dire un corps social dépassant les volontés individuelles. Dans une telle hypothèse, il faut

174 MONSALLIER M.C., L’aménagement contractuel du fonctionnement de la société anonyme, LGDJ 1998, T. 303, n°792, p.330.175 Tribunal de commerce de la Seine, 3 novembre 1892, Gaz. Pal. 1893, I, p.72.176 C.A. Caen, 11 avril 1927, D. 1928, II, p.65, note Lepargneur.177 Tribunal de commerce de Versailles, 18 janvier 1967, RTD Com., 1967, p.795, note Champaud. Tribunal de commerce de Poitiers, 30 juin 1975, RTD Com., 1976, p.373, note Champaud.178 C.A. Reims, 24 avril 1989, JCP E, 1990, II, n°15677, n°2, note A. Viandier et J.J. Caussain.

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prendre en considération l’intérêt social et admettre que les associés n’ont pas un droit

intangible à faire partie de la société ».

Cette décision est pour la thèse défendue dans ce mémoire une véritable mine d’or : l’arrêt de

la Cour d’appel de Reims est d’une telle richesse, qu’il nous est difficile de savoir par où

commencer. Peut-être par le début…

En premier lieu, la Cour d’appel estime que les demandeurs en dissolution « ne peuvent

profiter d’une situation qu’ils ont seuls créés pour obtenir la liquidation de l’entreprise

sociale au mépris de l’intérêt propre de celle-ci ». La Cour rappelle d’abord une solution

classique en matière de dissolution pour cause de mésentente : l’auteur du trouble social ne

peut se prévaloir de la cause de dissolution qu’il a lui-même créé179. La dissolution ne peut

donc en l’espèce être prononcée.

Mais, en second lieu, la cour fait aussi une référence implicite à l’intérêt de l’entreprise en

parlant d’« entreprise sociale » dont on ne pourrait obtenir la liquidation « au mépris de

l’intérêt propre de celle-ci ». Cette référence rejoint la définition de la société donnée par le

professeur Paillusseau180 selon lequel « la société est une structure d’accueil de l’entreprise

[…] : ou bien la société a été spécialement constituée pour recevoir une entreprise

individuelle qui existe et qui fonctionne, et elle est la structure d’accueil, l’organisation

juridique de cette entreprise ; ou bien la société est créée pour exercer une activité

économique […] et une entreprise naît et se développe, la société est l’organisation juridique

de cette entreprise ». La notion d’ « entreprise sociale » correspond à cette définition : il

s’agit d’une entreprise, organisée socialement, c’est à dire sous forme de société.

Cette entreprise sociale a en outre un « intérêt propre », intérêt propre que nous avions défini

en introduction de la présente étude comme étant l’intérêt de la personne morale ou l’intérêt

de l’entreprise. Dans le cas présent, la référence à l’entreprise sociale nous paraît induire que

l’intérêt propre entendu par la cour est celui de l’entreprise. Toutefois, cet intérêt de

l’entreprise reconnaît également un intérêt propre à la personne morale, ce que nous avions

également affirmé en introduction. En effet, l’intérêt de la personne morale correspond à un

intérêt propre de la société distinct des intérêts des associés. L’intérêt de l’entreprise, en ce

179 Cass. com., 25 février 1964, Bull. civ., III, n°99.180 PAILLUSSEAU J., La modernisation du droit des sociétés commerciales, D.1996, Chronique p.289.

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qu’il transcende les différents intérêts catégoriels au sein de la société, reconnaît également un

intérêt propre à la société. Le professeur Paillusseau181 a ainsi défini l’intérêt de l’entreprise

comme « l’intérêt propre d’une entité autonome et indépendante. En effet, la protection de

l’intérêt de l’entreprise – ou des intérêts dont la société est la cause et le support – est le

meilleur garant de la protection de l’ensemble des intérêts catégoriels. Il est évident que si

l’entreprise est la cause de l’existence de tous ces intérêts, sa prospérité est aussi le

dénominateur commun de leur protection ».

La Cour, après avoir logiquement refusé la dissolution demandée par les associés fautifs,

prononce l’exclusion des associés demandeurs en dissolution. L’exclusion est admise par la

Cour en l’absence de clause statutaire allant dans ce sens. On peut en déduire que cette

exclusion serait a fortiori maintenue si une telle clause d’exclusion était stipulée dans les

statuts182.

Toutefois, la Cour relève également que l’exclusion n’est pas plus prévue par la loi que par

les statuts. Aussi lui faut-il fonder cette mesure sur l’intérêt social. Cet intérêt social est,

comme nous l’avons observé précédemment, celui de l’entreprise. Il est d’ailleurs possible de

faire de nouveau une jonction entre l’intérêt de l’entreprise et l’intérêt social de nature

bicéphale. A cet égard, la motivation de la Cour de Reims est également remarquable. La

Cour énonce que la mesure d’exclusion vise « à modifier la composition de la société tout en

assurant sa pérennité ». il s’agit en conséquence de modifier le fonctionnement de la société

dans le but de la préserver, ce qui correspond parfaitement à l’intérêt social de nature

bicéphale : « Si l’exclusion avait été prévue dans une clause statutaire, il nous aurait paru

possible de l’analyser ainsi : l’objet de la clause porte sur l’exclusion d’un actionnaire afin

de permettre un retour au fonctionnement normal de la société. En revanche, la cause de cette

clause est de permettre à la société, grâce au retour au fonctionnement normal de cette

dernière, de retrouver une activité rentable et prospère »183.

La Cour d’appel de Reims fonde également l’intérêt social sur la conception institutionnelle

de la société. Selon la Cour, la société n’est pas « un contrat abandonné, en tant que tel, à la

181 PAILLUSSEAU J., L’efficacité des entreprises et la légitimité du pouvoir, P.A, 19 juin 1996, n°74, p.23.182 MONSALLIER M.C., L’aménagement contractuel du fonctionnement de la société anonyme, LGDJ 1998, T. 303, n°792, p.330.183 MONSALLIER M.C., L’aménagement contractuel du fonctionnement de la société anonyme, LGDJ 1998, T. 303, n°792, p.330.

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volonté de ceux qui lui ont donné naissance, mais plutôt une institution, c’est à dire un corps

social dépassant les volontés individuelles. Dans une telle hypothèse, il faut prendre en

considération l’intérêt social et admettre que les associés n’ont pas un droit intangible à faire

partie de la société ». La Cour, en rattachant l’intérêt social à la conception institutionnelle de

la société, rappelle à juste titre que cet intérêt social n’est qu’une manifestation du caractère

institutionnel de la société : « Lorsque la société est, en revanche, conçue comme un simple

contrat, le seul intérêt considéré relève de l’intérêt respectif de chacun des co-associés. Ce

n’est que lorsque la société est appréhendée comme une institution que l’intérêt supérieur du

groupement se dégage, différent de celui des associés »184.

Au regard des développements qui précèdent, il apparaît que l’exclusion de l’associé

demandeur en dissolution, en présence ou non de clauses statutaires correspondantes,

constitue un moyen efficace de protection de la pérennité des sociétés in bonis menacées de

dissolution. Aussi, il pourrait paraître surprenant de situer cette exclusion dans une partie

traitant des hypothèses où l’intérêt social protège insuffisamment la pérennité de la société.

Néanmoins, le choix de considérer le problème de l’exclusion d’un associé comme une

hypothèse de protection insuffisante de la société se trouve justifier par un arrêt rendu le 12

mars 1996 par la Cour de cassation185.

La Cour de cassation ne s’était apparemment jamais prononcée directement sur la question de

l’exclusion de l’associé demandeur en dissolution186. Elle avait eu, toutefois, l’occasion de

manifester sa défiance à l’égard de l’exclusion judiciaire d’un associé187.

Par l’arrêt du 12 mars 1996, la Cour s’oppose nettement à la possibilité pour les juges du fond

de prononcer l’exclusion d’un associé en dehors de toute clause statutaire : « Aucune

disposition légale ne donne pouvoir à la juridiction saisie d’obliger l’associé qui demande la

dissolution de la société par application de l’article 1844-7-5è du Code civil, à céder ses parts

à cette dernière et aux autres associés qui offrent de la racheter ».

184 MONSALLIER M.C., L’aménagement contractuel du fonctionnement de la société anonyme, LGDJ 1998, T. 303, n°753, p.315.185 Cass. com., 12 mars 1996, JCP E 1990, II, n°831, note Paclot.186 DAIGRE J.J., De l’exclusion d’un associé…, Bull. Joly 1996, p.577.187 Cass. com., 13 décembre 1994, Midi libre, Bull. Joly, 1995, §39, p.152, note Le Cannu.

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Cette solution est vivement critiquée par le professeur Daigre188 selon lequel la jurisprudence

de la Cour de cassation correspond à la conception contractuelle de la société, « conception

désincarnée de la société, détachée de la réalité à laquelle elle donne une forme juridique ».

A cette conception contractuelle, l’auteur préfère « ce que l’on appelle communément la

conception institutionnelle de la société, qui consiste à tenir compte de la réalité sous-jacente,

l’entreprise, à écarter l’application trop brutale des règles, à les infléchir, ce qui n’est pas

nouveau dans le droit français des sociétés, pour éviter que la disparition de la société

n’entraîne la mort de l’entreprise ». On ne peut qu’approuver cette position pragmatique qui

tend à privilégier la réalité de l’entreprise par rapport à la conception abstraite de la société,

définie comme un simple contrat.

Aussi, le professeur Daigre oppose de solides arguments à la solution retenue par la cour de

cassation189. Un argument de politique jurisprudentielle en premier lieu : la dissolution de la

société, qui sera la conséquence nécessaire du refus d’exclure l’associé demandeur, entraînera

le risque de disparition de l’entreprise. Cette solution n’est pas satisfaisante car « la

disparition d’une entité économique et des emplois qui y sont attachés, pour la seule raison

qu’un associé ne s’entend plus avec les autres, est économiquement et socialement

inacceptable ». L’exclusion de l’associé demandeur en dissolution répond en conséquence à

un impératif économique et social qui transcende la volonté des associés. Cet impératif

économique et social correspond à ce que nous appelons intérêt de l’entreprise.

En outre, la demande de dissolution s’analyse comme une demande de retrait unilatéral, ce

qui rend caduc les objections traditionnelles selon lesquelles l’exclusion serait contraire au

droit de rester actionnaire, au droit de demander la dissolution et au droit de propriété. Dans la

seconde partie de cette étude, consacrée aux incidences de l’intérêt commun des associés sur

la protection de la société, nous reviendrons plus longuement sur ces trois objections. Quoi

qu’il en soit, il apparaît logique de ne prononcer l’exclusion que du seul associé demandant la

dissolution plutôt que dissoudre la société, ce qui emporte l’exclusion de tous. Le demandeur

en dissolution a en effet accepter son exclusion par avance en manifestant sa volonté de

mettre fin à la société.

188 DAIGRE J.J., De l’exclusion d’un associé…, Bull. Joly 1996, p.578.189 DAIGRE J.J., De l’exclusion d’un associé…, Bull. Joly 1996, p.578.

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En dernier lieu, le professeur Daigre propose de faire une interprétation analogique de

l’article 1844-12 du Code civil selon lequel la société menacée d’annulation ou un de ses

associés peut soumettre au tribunal une proposition de rachat de ses droits sociaux au

demandeur, pour supprimer son intérêt à obtenir l’annulation de la société : la demande de

dissolution serait dès lors considérée comme une demande d’annulation de la société.

Un autre auteur190 est allé plus loin en analysant l’action en dissolution de la société comme

une action en nullité fondée sur la disparition de l’affectio societatis, ce qui rend ipso facto

applicable l’article 1844-12.

Quoi qu’il en soit, ces arguments nous paraissent justifier le droit pour le juge de prononcer

l’exclusion d’un associé en réponse à une demande de dissolution. Cette exclusion nous

semble assurer une protection légitime de la société menacée de disparition. Il faut rappeler en

outre que cette protection ne s’appliquerait qu’aux sociétés in bonis paralysées par la

mésentente entre associés. De plus, la nomination d’un administrateur provisoire chargé de

dénouer la crise permettra souvent de ne pas user de ce remède ultime qu’est l’exclusion.

En refusant l’exclusion de l’associé demandant la dissolution, la cour de cassation prive les

juridictions du fond d’un instrument efficace, que celles-ci avaient toujours employé avec

discernement, et sacrifie ainsi la société in bonis et l’entreprise qu’elle organise à l’intérêt

égoïste d’un associé ou d’un groupe d’associés. C’est pourquoi de nombreux auteurs

recommandent aux praticiens d’insérer des clauses statutaires de rachat forcé191 pour parer à

une éventuelle action en dissolution pour mésentente192.

Toutefois, une partie de la doctrine approuve cette solution. Selon ce courant doctrinal, la

Cour de cassation, lorsqu’elle s’oppose à l’exclusion de l’associé demandeur en dissolution,

ne fait ainsi que rappeler qu’aucun texte légal ne définit l’intérêt social comme étant celui de

l’entreprise193. Selon les partisans de ce courant doctrinal, les textes du code civil invitent à

une lecture plus restrictive de l’intérêt social, qui serait alors réduit au seul intérêt commun

190 CHAMPAUD C., RTD Com., 1976, p.375.191 Cette clause devra prévoir un prix déterminé ou déterminable. Si le prix est déterminé, les praticiens devront prendre garde à ce que la clause ne soit pas considérée comme léonine par le juge.192 BAILLY-MASSON C., L’intérêt social : une notion fondamentale, P.A., 9 novembre 2000, n°224, p.11.193 PIROVANO A., La boussole de la société. Intérêt commun, intérêt social, intérêt de l’entreprise ?, D.1997, 24ème cahier, chronique, p.192.

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des associés. Cet intérêt commun des associés, s’il était adopté par la jurisprudence, aurait des

incidences sur la protection de la société, incidences qu’il nous faut maintenant étudier.

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II) Les incidences de l’intérêt commun des associés sur la

Protection de la société

La doctrine de l’intérêt commun des associés prend source dans la thèse du professeur

Schmidt194 qui parlait alors de l’intérêt collectif des associés. Dans deux articles remarqués

sur l’intérêt commun des associés195 et sur l’intérêt social196, le professeur Schmidt offre

plusieurs propositions en « brouillant quelque peu les pistes puisque le contempteur de

l’intérêt social y recourt à nouveau »197. Dans le premier article, il affirme que l’intérêt

commun ne concernerait que les relations entre associés tandis que l’intérêt social

concernerait les relations avec la personne morale. Dans le second article, il réduit l’intérêt

social à l’intérêt commun des associés. En définitive, il semblerait que le professeur Schmidt

retienne la seconde proposition198.

Ces réflexions sur l’intérêt commun des associés sont alimentées dans le milieu des années

1990 par un débat portant sur la « corporate governance », c’est à dire sur le gouvernement

d’entreprise. La doctrine et le monde des affaires s’interrogent dès lors sur les pouvoirs des

dirigeants des grandes sociétés cotées par rapport aux actionnaires qui investissent leur

capitaux dans ces sociétés afin de réaliser le plus grand profit, à court ou à long terme.

Selon Sir Adrian Cadbury199, le gouvernement d’entreprise est « le système par lequel les

sociétés sont dirigées et contrôlées ». Cette définition met immédiatement en valeur la

dichotomie qui existe entre la direction des sociétés, confiée aux dirigeants et le contrôle de

ces mêmes sociétés, qui relève des associés.

Le professeur Alain Couret200 est sans doute le fer de lance du mouvement doctrinal en

faveur du gouvernement d’entreprise. Sa position repose sur la théorie économique de

194 SCHMIDT D., Les droits de la minorité dans la société anonyme, Thèse Strasbourg, Sirey, 1970, n°238.195 SCHMIDT D., De l’intérêt commun des associés, JCP E 1994, I, n°404, p.535 et s.196 SCHMIDT D., De l’intérêt social, JCP E 1995, n°38, p.361 et s.

197 GERMAIN M., L’intérêt commun des actionnaires, JCP E 1996/4, Cahiers droit de l’entreprise, p.13 et s.198 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999 : « L’intérêt social est l’intérêt des actionnaires », n°4, p.11.199 CADBURY A., Colloque des Echos, 26 octobre 1994.200 COURET A., Le gouvernement d’entreprise (la corporate governance), D.1995, 22è cahier, chronique, p.163.

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l’agence selon laquelle « les rapports entre actionnaires et dirigeants sont dominés par des

relations contractuelles procédant d’une sorte de mandat ». Le professeur Couret insiste sur

« l’inexorable contradiction entre les intérêts de l’actionnaire et ceux de l’agent qui occupe le

poste de dirigeant ». Les dirigeants des grandes sociétés ne détiennent souvent qu’une faible

fraction du capital, ce qui les incite à servir leur propre intérêt au détriment de l’amélioration

de la richesse des actionnaires. Les dirigeants ont ainsi tendance à augmenter de façon trop

importante leur rémunérations, à les assortir de « parachutes dorés » en cas de perte de leur

fonction et parfois à commettre des détournements graves201. Cela peut les conduire

également à recourir à des mises en réserve importantes, au détriment de la distribution de

dividendes qu’attendent les actionnaires-investisseurs.

Pour éviter cette contradiction d’intérêts entre dirigeants et actionnaires, on peut intéresser les

dirigeants aux résultats (en usant par exemple de stock-option) mais on peut également offrir

aux actionnaires de meilleurs moyens juridiques pour contrôler la société. On peut en

conséquence recourir à l’intérêt social, entendu comme intérêt commun des associés, pour

contrôler plus étroitement la gestion des dirigeants, des associés majoritaires et faire de la

société la « chose » des associés qui la composent.

A travers les notions de gouvernement d’entreprise et d’intérêt commun des associés se

profile ainsi une profonde remise en cause du droit des sociétés, notamment quant à la

protection de celles-ci. Selon le professeur Bertrel202, l’intérêt commun des associés balaye

« totalement la prise en considération de la pérennité de l’entreprise, et donc de l’emploi, au

profit des seuls intérêts capitalistes à court terme ». Mais ce n’est pas seulement la pérennité

de l’entreprise qui est en cause : son fonctionnement serait également affecté si le droit des

sociétés reconnaissait l’intérêt commun des associés comme seul constitutif de l’intérêt social.

C’est pourquoi nous resterons fidèle à la classification opérée dans les développements

antérieurs, en étudiant dans cette partie les incidences de l’intérêt commun des associés sur le

fonctionnement de la société (A) puis sur sa pérennité (B). Nous prendrons par ailleurs le parti

de ne consacrer nos développements qu’à l’étude des hypothèses selon nous les plus

201 DAIGRE J.J., Le gouvernement d’entreprise : feu de paille ou mouvement de fond, Droit & Patrimoine, juillet/août 1996, p.21.202 BERTREL J-P., FIELD B., NEUVILLE C., VEZINET I., BEZARD P., L’intérêt social, Droit & Patrimoine, avril 1997, p.44.

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significatives : nous ne prétendons pas, dans cette étude, analyser tous les domaines du droit

des sociétés qui seraient affectés par l’adoption de l’intérêt commun.

A) Les propositions ayant une incidence sur le fonctionnement

de la société

Les auteurs favorables à l’intérêt commun des associés entendent protéger les droits des

associés minoritaires, le plus souvent actionnaires dans les sociétés cotées, contre les ruptures

d’égalité dont ils pourraient être victimes. Aussi leurs propositions tendent-t’elles en premier

lieu à réformer les critères de qualification de l’abus de majorité (1). Ensuite, l’intérêt

commun des associés amène également à modifier les conditions de validité des conventions

de vote aménageant la société dans le but d’améliorer ce fonctionnement (2). En dernier lieu,

les partisans de l’intérêt commun des associés proposent l’instauration d’un droit général de

retrait au profit des associés minoritaires (3).

1) La modification de l’abus de majorité

Comme nous l’avons constaté dans la première partie de cette étude, la jurisprudence définit

l’abus de majorité comme « la résolution prise contrairement à l’intérêt général de la société

et dans l’unique dessein de favoriser les membres de la majorité au détriment des membres de

la minorité »203. En conséquence, ne constituent des abus de majorité que les décisions

contraires à l’intérêt social et rompant l’égalité entre associés. Les deux conditions étant

cumulatives, le fait qu’un acte ne soit pas contraire à l’intérêt social peut aboutir à entériner

une rupture d’égalité car « la majorité ne commet pas d’abus en s’avantageant au détriment

des minoritaires lorsque le patrimoine social n’en pâtit pas : on peut donc spolier les

actionnaires si le patrimoine social reste intact »204.

203 Cass. com., 18 avril 1961, Etablissements Piquard, JCP 1961, II, n°12164.204 SCHMIDT D., Rapport de synthèse, JCP E 1996/4, Cahiers droit de l’entreprise, p.26.

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Ce que la doctrine favorable à l’intérêt commun des associés remet en cause, c’est le fait que

les associés majoritaires puissent faire obstacle à la distribution de tout dividende pendant

plusieurs années consécutives en effectuant des mises en réserve de bénéfices.

Ces mises en réserve n’affectent pas toujours tous les associés car les majoritaires peuvent

indirectement tirer profit des bénéfices de la société en se répartissant des postes de dirigeants

grassement rémunérés. Un arrêt rendu le 6 juin 1990 par la cour de cassation205 illustre cette

rupture d’égalité entre associés : depuis la création de la société, tous les bénéfices

d’exploitation avaient été mis en réserve, portant celle-ci à vingt-deux fois le montant du

capital, « tandis que les deux associés détenant les 4/5èmes du capital disposaient de

rémunérations importantes dont la croissance a été anormalement rapide et qui ont permis en

particulier au gérant de réaliser des investissements personnels se substituant à ceux qui

auraient dû être réalisés normalement par la société s’agissant des immeubles qu’elle

occupait et dont elle devait payer le loyer au gérant ». Dans cette espèce, la politique de mise

en réserve permettait aux majoritaires de satisfaire leur seul intérêt personnel en percevant de

la société des rémunérations et des loyers.

Ces mêmes majoritaires peuvent aussi racheter à bas prix les parts sociales ou actions des

associés minoritaires qui peineront à trouver des acheteurs prêts à investir dans une société

qui ne distribue pas de dividendes.

Le professeur Schmidt souhaite en conséquence modifier les critères de qualification de

l’abus de majorité en se fondant sur les articles 1832 et 1833 du Code civil. L’auteur opère

une interprétation restrictive de l’article 1832 du Code civil selon lequel « La société est

instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par contrat d’affecter à une

entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter

de l’économie qui pourra en résulter ».

Il en résulte selon le professeur Schmidt que le contrat de société est formé en vu de partager

entre les associés le bénéfice réalisé par la société. Le contrat de société ne serait ni plus ni

moins qu’un contrat de partage206 où les dirigeants auraient pour mission de créer des

bénéfices à répartir entre associés.

205 Cass. com., 6 juin 1990, D.1992, p.56, note Choley-Combe.206 SCHMIDT D., De l’intérêt social, JCP E 1995, n°38, p.361.

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En outre, l’article 1833 du Code civil précise que « toute société doit avoir un objet licite et

être constituée dans l’intérêt commun des associés ». La société est donc constituée dans

l’intérêt des associés, ces derniers étant eux-mêmes liés par une communauté d’intérêt.

L’article 1833 est applicable dans toutes les sociétés, ce qui signifie que les sociétés

anonymes cotées en bourse sont également soumises à cette communauté d’intérêt. Selon le

professeur Schmidt, il serait vain d’objecter « que les associés peuvent poursuivre la

satisfaction d’intérêts divergents, les uns voulant exercer le pouvoir (les actionnaires-

entrepreneur), les autres (actionnaires-investisseurs) ne recherchant que le profit. En fait,

derrière des motivations distinctes, leurs intérêts se retrouvent sur le marché lequel

sanctionne la gestion des actionnaires-entrepreneurs en arbitrant la valeur de l’action et

donc la part de profit revenant à chaque actionnaire. Le fait que les actionnaires-

investisseurs entrent ou demeurent en la société atteste de la communauté de leurs intérêts et

de ceux des actionnaires-entrepreneurs. »207.

Dès lors que les associés sont liés par un intérêt commun, Le professeur Schmidt propose que

l’abus de majorité soit caractérisé par le seule rupture d’égalité entre associés. La rupture

d’égalité entre associés est nécessairement contraire à l’intérêt commun : « une décision

favorisant les membres de la majorité au détriment de la minorité ne peut jamais être

conforme à l’intérêt de tous les actionnaires ; elle est nécessairement contraire à leur intérêt

commun »208. En conséquence, la délibération doit être annulée sur le fondement de l’article

1844-10, qui dispose que « la nullité des actes ou délibérations des organes de la société ne

peut résulter que de la violation d’une disposition impérative du présent titre ou de l’une des

causes de nullité des contrats en général ». Il se trouve que l’article 1833 est une disposition

impérative du titre 9 sur les sociétés.

Ainsi, les ruptures d’égalité ne pouvant être qualifiées d’abus de majorité selon la

jurisprudence actuelle, devraient être annulées sur le fondement de l’article 1833 sur l’intérêt

commun des associés. L’abus de majorité serait alors constitué par la seule rupture d’égalité

entre associés, rupture contraire à leur intérêt commun. Dès lors, le critère de l’intérêt social

serait supprimé. Pour le professeur Schmidt, le recours à l’intérêt social par la jurisprudence

est redondant puisque l’intérêt social se réduirait à l’intérêt commun des associés : « une

207 SCHMIDT D., Rapport de synthèse, JCP E 1996/4, Cahiers droit de l’entreprise, p.25.208 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°191, p.189.

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décision favorisant les majoritaires au détriment des minoritaires est contraire à l’intérêt

social » puisque selon l’auteur « cette notion se compose de deux éléments : l’intérêt des

actionnaires et la communauté d’intérêt existant entre eux. Le premier élément exprime le but

poursuivi par le groupement sociétaire : l’enrichissement des actionnaires résultant de

l’enrichissement du patrimoine social. Le second élément exprime le lien unissant les

actionnaires, chacun ayant droit à sa juste part de l’enrichissement social. Si l’un de ces deux

éléments fait défaut, l’intérêt social n’est pas réalisé »209.

En résumé, l’intérêt social consisterait en une recherche de profits (article 1832) en vue de les

partager équitablement (article 1833). Ce faisant, l’abus de majorité est caractérisé lorsque la

majorité s’est avantagée au détriment de la minorité, entraînant un partage déloyal, contraire à

l’article 1833 et donc à l’intérêt social (la loyauté du partage étant le second élément

nécessaire pour constituer l’intérêt social selon le professeur Schmidt).

En dehors de l’interprétation des textes du code civil, l’intérêt social s’identifierait également

à l’intérêt commun des associés en raison des organes ayant le pouvoir de définir cet intérêt

social. Dans toutes les sociétés, ce pouvoir relève de l’assemblée générale des associés.

Comme les associés recherchent leur enrichissement au travers de la prospérité sociale, ils

n’adopteront une résolution que si elle satisfait leur intérêt : « De là découle qu’une résolution

est conforme à l’intérêt social parce qu’elle est adoptée par l’assemblée des actionnaires, et

que les actionnaires l’adoptent parce qu’elle est conforme à leur intérêt »210.

Cependant, la proposition du professeur Schmidt appelle d’importantes réserves.

En premier lieu, l’interprétation de l’article 1832 du Code civil opérée par le professeur

Schmidt fait l’impasse sur le caractère institutionnel de la société. La société est bien un

contrat, l’article 1832 le précise clairement. Mais ce texte dispose également que « la société

est instituée ». Cela signifie que la société n’est pas seulement un contrat mais aussi une

institution, c’est à dire une « organisation sociale empreinte d’autorité, au service d’une idée

directrice »211. Ce caractère institutionnel s’oppose à la réduction de l’intérêt social au seul

209 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°192, p.190.210 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°193, p.191.211 MONSALLIER M.C., L’aménagement contractuel du fonctionnement de la société anonyme, LGDJ 1998, T. 303, n°753, p.315.

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intérêt commun des associés. L’intérêt social, manifestation du caractère institutionnel de la

société, confère à la société un intérêt propre, distinct du seul intérêt des associés. Cet intérêt

propre, nous l’avons constaté, peut s’entendre soit de l’intérêt de la personne morale soit de

l’intérêt de l’entreprise.

En outre, l’article 1832 fait référence à une « entreprise commune » à laquelle les associés

affectent des biens ou leur industrie. Cette entreprise commune peut être considérée comme la

jonction entre le caractère institutionnel de la société et son caractère contractuel : la société

institue une entreprise commune à laquelle les associés affectent par un contrat des biens ou

leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en

résulter. L’institution de la société a pour résultat la création de l’entreprise commune : seul

les apports des associés et le partage entre eux du bénéfice ou de l’économie résultent du

caractère contractuel de la société. L’article 1832 ne dispose d’ailleurs pas que les associés

conviennent par un contrat de créer une entreprise commune, il dispose seulement que les

associés conviennent par un contrat d’affecter des biens ou leur industrie à une entreprise

commune : cette entreprise commune se situe en dehors du champs contractuel.

Aussi, l’interprétation du professeur Schmidt nous paraît se réduire à un seul aspect de la

société. L’intérêt de la société se compose en réalité d’une institution, l’entreprise commune,

et d’un contrat, dont l’objet consiste pour les associés à affecter des biens ou leur industrie et

dont la cause est la recherche de bénéfices ou d’une économie. Le caractère institutionnel de

la société s’oppose selon nous à ce que l’entreprise soit toujours soumise à la seule cause du

contrat de société, c’est à dire à la recherche de profits : les associés, en créant un hybride

d’institution et de contrat, voient nécessairement une part de leur création leur échapper.

En second lieu, l’admission de l’intérêt commun des associés risque de constituer un frein au

fonctionnement correct de la société. Nous avons déjà constaté que la double exigence d’une

contrariété à l’intérêt social et d’une rupture d’égalité entre associés rendait difficile la

caractérisation d’un abus de majorité, ce qui ne pouvait s’expliquer selon nous que par la

volonté du juge de ne pas laisser les minoritaires obstruer le fonctionnement de la société.

A contrario, la caractérisation de l’abus de majorité par la seule rupture d’égalité entre

associés permettrait aux associés minoritaires de s’opposer à des résolutions favorables au

développement de la société, telles que les mises en réserve de bénéfices.

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Le professeur Schmidt ne cache d’ailleurs pas son hostilité à ces mises en réserve :

« privilégier la prospérité et la continuité de l’entreprise implique qu’une part de la richesse

soit soustraite aux associés en vue de contribuer à l’intérêt général commun »212.

Cette position est vivement critiquée par Philippe Bissara213 qui relève à juste titre que ce sont

les associés qui sont les seuls maîtres des décisions de partage : « on peut penser que le

maintien d’une part des profits au sein de la société pour développer l’entreprise commune ne

leur paraît pas déraisonnable, comme le montre par exemple la faveur rencontrée par le

choix de la perception du dividende en actions lorsqu’il est proposé ou par la distribution

d’actions gratuites et qu’ils considèrent que les sommes réinvesties, s’il en est fait bon usage,

ne sont nullement soustraites à un partage différé ».

En conséquence, il serait dangereux pour le fonctionnement de la société que les minoritaires

puissent faire annuler les résolutions portant mises en réserve des bénéfices. La qualification

en abus de majorité de ces résolutions remettrait gravement en cause le développement de la

société et nous paraît contraire au principe de direction majoritaire de la société. Si des mises

en réserve sont effectuées, c’est bien parce que la majorité des associés y sont favorables.

Qualifier ces mises en réserve d’abus de majorité serait non seulement faire obstacle au

fonctionnement de la société mais aussi remettre en cause une culture d’entreprise sur laquelle

repose le capitalisme français. Aussi nous terminerons notre étude sur l’abus de majorité en

citant les propos pragmatiques du professeur Paillusseau : « Notre culture est une culture

d’entreprise. Nous l’avons déjà noté, c’est grâce à cette culture d’entreprise que nos P.M.E.

et P.M.I. ont été aussi performantes. Leurs dirigeants ont été de véritables entrepreneurs. Ils

ont notamment fondé l’expansion de leurs entreprises sur le réinvestissement permanent de la

quasi-totalité des bénéfices réalisés. Si des excès ont pu être commis qui ont porté préjudice

aux actionnaires minoritaires de ces sociétés, la jurisprudence a su les limiter en concevant

des mécanismes protecteurs de leurs intérêts parfaitement adaptés. Tel est le cas de l’abus de

majorité. »214.

Toutefois, si l’intérêt commun des associés venait à se substituer à l’intérêt de l’entreprise,

cela ne remettrait pas uniquement en cause le fonctionnement de la société par le biais de

l’abus de minorité : une telle substitution aurait aussi pour effet de réduire la validité des

212 SCHMIDT D., De l’intérêt social, JCP E 1995, n°38, p.362.213 BISSARA P., L’intérêt social, Rev. Sociétés, Janv.-Mars 1999, p.18.214 PAILLUSSEAU J., L’efficacité des entreprises et la légitimité du pouvoir, P.A, 19 juin 1996, n°74, p.27.

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conventions de vote ayant pour but l’amélioration du fonctionnement de la société. Ce serait

le cas notamment pour les conventions dont l’objet est de stabiliser le pouvoir au sein de la

société.

2) La validité des conventions de vote améliorant le fonctionnement de la

société au regard de l’intérêt commun des associés

Nous avons déjà observé que la jurisprudence validait les conventions de vote aménageant la

société dans le but d’améliorer son fonctionnement, conventions qui déterminent alors un

intérêt social de nature fonctionnelle. En effet, les Tribunaux considèrent que la condition

relative à l’intérêt social est remplie lorsque la convention de vote facilite la bonne

exploitation de la société215.

C’est un jugement du Tribunal de commerce de la Seine en date du 11 janvier 1938216 qui a

validé ce type de conventions de vote. En l’espèce, il s’agissait d’une convention de vote

prévoyant que « la direction et l’administration du journal seront assurées par les divers

organismes nécessaires, choisis d’un commun accord entre les contractants ; toutes les

décisions à ce sujet devront êtres prises à l’unanimité, chacun des contractants ayant le droit

de veto ». Selon le Tribunal de commerce de la Seine, cette convention respectait l’intérêt

social : « cette entente, de nature à faciliter l’exploitation de toute société commerciale, est en

soi licite et peut, comme c’était le cas en l’espèce, présenter des avantages manifestes ;

qu’elle peut avoir pour effet heureux, ayant lieu entre les principaux intéressés dans

l’exploitation d’une société, d’éviter, lors des assemblées, des discussions de nature à nuire à

la bonne marche de l’entreprise ; qu’en outre, le fait que les organismes de direction et

d’administration soient choisis d’un commun accord est de nature à maintenir la bonne

harmonie chez ces mêmes intéressés ».

215 MONSALLIER M.C., L’aménagement contractuel du fonctionnement de la société anonyme, LGDJ 1998, T. 303, n°515, p.214 et s.216 Tribunal de commerce de la Seine, 11 janvier 1938, Journal de l’œuvre, Journal des sociétés civiles et commerciales, 1938, p.301 et s., note Bosvieux.

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Nous avions constaté précédemment que ce jugement du Tribunal de commerce de la Seine

affirmait clairement que la convention de vote litigieuse facilitait le fonctionnement correct de

la société. Cette amélioration du fonctionnement social est conforme à l’intérêt social, intérêt

que nous avons qualifié de fonctionnel. Cependant, l’intérêt social de nature fonctionnelle

transcende l’intérêts des seuls associés : il s’agit d’un intérêt social que le professeur

Schapira217 a qualifié d’intérêt social institutionnel, « tendant, toute autre préoccupation

exclue, au fonctionnement satisfaisant des organes ».

Aussi nous faut-il constater que la jurisprudence, en validant ces conventions de vote

particulières, a eu recours à la conception institutionnelle de la société, et a utilisé un intérêt

social correspondant à l’intérêt de la personne morale et à l’intérêt de l’entreprise.

En conséquence, il faut nous interroger sur les suites qu’auraient l’adoption de l’intérêt

commun des associés sur la validité de ce type de conventions.

En premier lieu, nous observerons que les conventions de vote aménageant la société dans le

but d’améliorer son fonctionnement ont souvent pour objet de stabiliser le pouvoir au sein de

la société. Dans l’affaire du Journal de l’œuvre, l’objet de la convention était bien la stabilité

du pouvoir puisque les parties à la convention s’engageaient à choisir d’un commun accord

les dirigeants de la société et que toute décision relative à ces dirigeants devait être prise à

l’unanimité des parties à la convention.

Cet objectif de stabilité du pouvoir se retrouve lorsque les frères et sœurs détenant la majorité

des voix dans la société familiale conviennent de se réunir préalablement à chaque assemblée

générale pour arrêter une position commune, à la majorité ou à l’unanimité.

Il en est de même lors de la constitution d’une filiale commune où les sociétés participantes

prévoient, dans un protocole d’accord, une répartition égalitaire des sièges d’administrateurs :

il a été admis qu’un protocole d’accord pouvait prévoir une répartition égalitaire des sièges

d’administrateurs afin de permettre un contrôle paritaire dans le fonctionnement d’une filiale

commune, à condition que les actionnaires puissent choisir entre plusieurs personnes sans se

voir imposer une personne déterminée218. D ans ce dernier cas, il s’agit également d’assurer la

stabilité du pouvoir, sous forme d’égalité dans ce dernier exemple.

217 SCHAPIRA J., L’intérêt social et le fonctionnement de la société anonyme, RTD Com., 1971, n°7, p.66.218 Tribunal de commerce de Paris, 1er août 1974, Schneider-Marine-Firminy, Rev. Sociétés 1974, p.685, note Oppetit.

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Toutefois, cette stabilisation du pouvoir dans le but d’améliorer le fonctionnement de la

société n’a pas la faveur de la doctrine favorable à l’intérêt commun des associés.

Le professeur Couret219 s’oppose énergiquement aux pactes d’actionnaires dont le but est de

stabiliser le pouvoir dans les sociétés. L’éminent auteur rappelle que ce besoin de stabilisation

trouvait son origine dans la nécessité de lutter contre les offres publiques d’achat et a donné

lieu à de multiples techniques contractuelles « imaginées par les uns et les autres pour effacer

cette possibilité de police du marché ». C’est pourquoi le professeur Couret souhaite revenir à

une conception stricte de l’intérêt social, correspondant à l’intérêt commun des associés,

« Parce que les actionnaires ont des attentes d’investisseurs, qu’ils attendent une valorisation

maximale de leur patrimoine, que les dirigeants de la société ne sont que leurs agents mis à la

tête de cette société pour valoriser ce patrimoine, les actionnaires entendent pouvoir, dans

des conditions très faciles, remplacer les directions en place et leur substituer des agents

considérés comme plus efficaces. En fait, il s’agit seulement de revenir à la révocabilité ad

nutum des dirigeants, qui est inscrite dans la loi du 24 juillet 1966 et dont les faits se sont

éloignés si tant est qu’ils n’avaient jamais d’ailleurs été très proches ».

A travers cette critique des différents aménagements contractuels visant à stabiliser le

pouvoir dans les sociétés, c’est de nouveau le problème de la mise en réserve des bénéfices

par les associés majoritaires et les dirigeants sociaux qui ressurgit. Les associés minoritaires,

dans les sociétés cotées, sont le plus souvent des sociétés de placement et des fonds de

pension qui doivent rentabiliser rapidement les capitaux qu’ils investissent. Ces actionnaires

investisseurs détiennent souvent une part minoritaire dans les sociétés auxquelles ils apportent

leurs fonds. Des conflits surgissent alors entre associés minoritaires et majoritaires, conflits

qui peuvent prendre la forme d’une offre publique d’achat que l’on qualifiera d’hostile.

Comme les associés majoritaires sont souvent eux-mêmes minoritaires dans le capital, ceux-ci

organisent leurs rapports et se répartissent le pouvoir afin de stabiliser et de pérenniser leur

contrôle sur la société. Des conventions de vote aménagent ainsi le fonctionnement de la

société afin d’assurer le pouvoir des majoritaires sur la société, ce qui permet aux dirigeants

qu’ils ont désignés de favoriser une gestion à long terme, impliquant des mises en réserve

régulières afin de développer la société.

219 COURET A., Le gouvernement d’entreprise (la corporate governance), D.1995, 22è cahier, chronique, p.167.

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On comprend mieux dès lors le lien entre le débat sur le gouvernement d’entreprise, dont le

professeur Couret est l’un des plus fervents défenseurs et l’intérêt commun des associés, dont

le professeur Schmidt est le talentueux promoteur. L’intérêt commun des associés n’est en fait

qu’un instrument du gouvernement d’entreprise tel qu’il est préconisé par Alain Couret.

L’abandon de l’intérêt social entendu comme intérêt de l’entreprise permettrait de favoriser

les actionnaires-investisseurs en remettant en cause les mises en réserve réalisées dans le but

de développer la société. Cette remise en cause passe par la modification de l’abus de majorité

telle que nous l’avons étudié précédemment et par l’annulation des conventions de vote

aménageant la société dans le but de stabiliser son contrôle. L’adoption de l’intérêt commun

des associés permettrait d’invalider ces conventions comme étant contraire à l’intérêt social.

En effet, l’intérêt commun des associés exige que tous les associés puissent équitablement

tirer leur part de profit de la société. Cela signifie que les dirigeants et les associés

majoritaires doivent prendre en compte les intérêts des associés minoritaires. Ceux-ci

souhaitent le plus souvent des distributions régulières de dividendes alors que les majoritaires

et les dirigeants souhaitent développer la société en réinvestissant une part des bénéfices dans

l’activité sociale. Comme les majoritaires ne détiennent souvent qu’une faible part du capital

social, ils utilisent des conventions de vote pour pérenniser leur contrôle sur la société.

Au regard de l’intérêt commun des associés, ces conventions de vote peuvent constituer un

abus de majorité. En effet, si l’on adoptait la définition de l’abus de majorité proposée par la

doctrine favorable à l’intérêt commun, cet abus serait constitué dès lors que la majorité s’est

avantagée au détriment de la minorité (la condition relative à la contrariété avec l’intérêt

social étant supprimée) . Nous avons vu précédemment que ces avantages peuvent consister à

refuser de distribuer des dividendes tout en se faisant rémunérer par la société en tant que

dirigeant. Cela peut consister également à racheter à un faible prix les parts sociales ou

actions des minoritaires, ceux-ci ne pouvant pas trouver d’acquéreurs pour des titres ne

rapportant pas de dividendes suffisamment réguliers.

Dans tous les cas, les minoritaires chercheront à faire annuler les mises en réserve litigieuses

en invoquant un abus de majorité dont l’origine sera la convention de vote répartissant le

pouvoir entre les associés majoritaires.

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En outre, le fait que ces conventions stabilisent le pouvoir au sein de la société empêche de

s’exercer ce que le professeur Couret nomme la « police du marché »220. En effet, les

investisseurs cherchant à prendre le contrôle d’une société cotée seront dissuadés de lancer

une offre publique d’achat, qui aurait pourtant été avantageuse pour les minoritaires. Ces

derniers, grâce à l’O.P.A., pourrait vendre leurs titres à bon prix et retirer ainsi leur part du

profit social. Le fait que ces conventions de vote stabilisent le contrôle des majoritaires sur la

société rend impossible ce genre d’opération, ce qui pourrait également être considéré comme

un abus de majorité au regard de la doctrine de l’intérêt commun des associés. En effet, les

majoritaires peuvent d’une part contrecarrer une O.P.A. qui serait contraire à leur intérêt mais

favorable à celui des minoritaires. Mais d’autre part, ces mêmes majoritaires peuvent accepter

une autre O.P.A. qu’ils considéreraient comme conforme à leur intérêt financier. Il en résulte

que le contrôle des majoritaires sur la société leur permet de satisfaire en priorité leur intérêt

personnel dès lors que la société fait l’objet d’une offre publique d’achat. Cela constitue une

rupture d’égalité au détriment des minoritaires qui caractériserait l’abus de majorité si l’intérêt

commun des associés se substituer à l’intérêt social.

En dernier lieu, il faut remarquer qu’en dehors de l’abus de majorité, ces conventions de vote

risqueraient d’être invalidées en raison même de leur nature. De telles conventions doivent

être conformes à l’intérêt social pour être valides221, mais si l’on substitue l’intérêt commun

des associés à l’intérêt social, la jurisprudence devra alors annuler ces conventions car elles

ont pour objet la répartition et la stabilité du pouvoir en faveur des seuls majoritaires, ce qui

est en soi contraire à l’intérêt commun des associés. Dès lors, la convention de vote sera

annulée comme étant contraire à l’intérêt social entendu comme intérêt commun des associés.

Quoi qu’il en soit, que l’on utilise l’abus de majorité ou que l’on annule directement la

convention de vote litigieuse, cela n’entraînera pas les mêmes conséquences sur les

délibérations en cause. La reconnaissance d’un abus de majorité entraînera l’annulation de la

résolution adoptée222 alors qu’une résolution adoptée en raison d’un engagement de vote nul

ne pourra pas être annulée à moins que la défalcation des votes émis en vertu de la convention

nulle ne permette plus d’atteindre les seuils impératifs de majorité ou de quorum223. Il est

220 COURET A., Le gouvernement d’entreprise (la corporate governance), D.1995, 22è cahier, chronique, p.167.221 C.A. Paris, 30 juin 1995, Metaleurop, JCP E, 1996, II, n°795, note Daigre.222 MERLE P., Droit commercial : Sociétés commerciales, éd. Dalloz, 6è, 1998, n°580, p.625.223 Article L. 225-121 du Code de commerce.

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donc probable que les minoritaires utiliseront l’abus de majorité de préférence à l’annulation

de la convention de vote.

Pour conclure sur les conventions de vote, nous rappellerons que ce qui vient d’être dit n’est

que le résultat d’une projection de ce que serait le régime des conventions aménageant la

société dans le but d’y stabiliser le pouvoir si l’intérêt commun des associés se substituer à

l’intérêt social. Nous pouvons toutefois constater, grâce à cette projection, que ces

conventions ayant pour but de stabiliser le pouvoir sont en réalité favorables au

fonctionnement correct de la société. Elles sont favorables à ce fonctionnement correct de la

société pour les raisons mêmes pour lesquelles elles sont critiquées par les partisans de

l’intérêt commun des associés. Ces conventions sont utiles au fonctionnement de la société

car la stabilité du pouvoir ne sert pas principalement les intérêts des majoritaires et des

dirigeants mais plutôt le développement économique de la société : c’est grâce à cette stabilité

du pouvoir des majoritaires et des dirigeants que ceux-ci peuvent réaliser l’autofinancement

des sociétés dont ils ont la gestion. Cet autofinancement, obtenu par des mises en réserve de

bénéfices, permet à la société de ne pas recourir excessivement au crédit, de maintenir ou

d’accroître sa compétitivité et même de créer des emplois. C’est pourquoi nous approuvons la

jurisprudence quand elle a recourt à un intérêt social correspondant à l’intérêt de la personne

morale et à l’intérêt de l’entreprise afin de valider ces conventions de vote.

Dans la même logique, et bien que cela puisse apparaître paradoxal, nous serons moins

critique vis-à-vis de la doctrine de l’intérêt commun des associés lorsque celle-ci propose

l’instauration d’un droit de retrait au profit des associés minoritaires. Ce droit de retrait nous

paraît plus soucieux du bon fonctionnement de la société et de son développement que les

propositions étudiées précédemment.

3) L’instauration d’un droit général de retrait au profit des associés minoritaires

« Le droit de retrait est le droit d’un associé de se retirer de la société »224. Ce droit de

retrait, en droit positif, ne résulte que de textes particuliers. Nous pouvons évoquer par

224 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°248,

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exemple l’article 33 de la loi du 2 juillet 1996, loi dite « de modernisation des activités

financières »225. Selon ce texte, le retrait est conféré au minoritaire privé des conditions de

marché lui permettant de négocier ses titres dans des conditions normales de délai et de cours,

lorsque la société est détenue à plus de 95% par un majoritaire ou des associés agissant de

concert. Le règlement général du Conseil des bourses de valeurs, devenu Conseil des marchés

financiers, prévoit également un droit de retrait en cas de transformation d’une société

anonyme cotée en société en commandite par actions226 ainsi qu’un droit de demander le

retrait en cas de modifications importantes du pacte social227. Dans les sociétés civiles, les

statuts peuvent prévoir ce droit de retrait et si tel n’est pas le cas, l’associé peut obtenir ce

retrait par décision de justice en excipant de justes motifs228.

Comme le remarque le professeur Schmidt, cette faculté de retrait se présente sous des jours

particuliers et divers : « Le droit de retrait permet à un associé d’obtenir tantôt le

remboursement par la société de la valeur de ses droits sociaux, tantôt l’achat par les

majoritaires de ses actions, tantôt enfin la cession ou le remboursement. L’exercice de ce

droit est parfois discrétionnaire, parfois subordonné à la réalisation de conditions prévues

par les statuts de la société, ou à la démonstration de justes motifs »229.

Nous ne dresserons pas dans cette étude la typologie des droits de retrait conférés par le droit

positif car cela n’aurait que peu d’intérêt pour le traitement de notre sujet. Aussi nous

limiterons-nous à l’analyse de la proposition des professeurs Schmidt et Frison-Roche, à

savoir l’hypothèse d’un droit général de retrait des minoritaires230.

Selon le professeur Frison-Roche, le droit général de retrait des minoritaires consiste pour ces

derniers à sortir de la société en contraignant les majoritaires, voire la société, au rachat de

leur actions. Ce droit général de retrait s’oppose aux droits particuliers par sa généralité,

puisqu’il est étendu à tous les types de société, et par son caractère contraignant, les

destinataires ne pouvant jamais refuser l’offre.

p.233.225 J.O.A.N., 4 juillet 1996.226 Règlement général du conseil des bourses de valeurs, article 5-5-4, J.O., A.N., 5 septembre 1998.227 Règlement général du conseil des bourses de valeurs, article 5-5-5, J.O., A.N., 5 septembre 1998.228 Article 1869 du Code civil.229 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°248, p.233.230 FRISON-ROCHE M-A., L’hypothèse d’un droit général de retrait des minoritaires, JCP E 1996/4, cahiers droit de l’entreprise, p.19 et s.

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Quel peut alors être le fondement de ce nouveau droit subjectif ?. Selon le professeur

Schmidt, ce droit général de retrait aurait pour origine une violation de l’intérêt commun des

associés : « Lorsque les majoritaires poursuivent leur intérêt personnel au mépris de l’intérêt

des actionnaires, leur obligation d’acquérir les titres minoritaires constitue la sanction

appropriée de leur comportement fautif »231. Aussi l’auteur voit-il dans le droit général de

retrait de nombreux intérêts sur le plan de la prévention et de la répression : « la crainte de

devoir procéder à une telle acquisition peut dissuader les majoritaires d’abuser de leur

pouvoir, de rechercher un intérêt extérieur à leur qualité d’actionnaires, ou de couvrir des

comportements susceptibles d’être qualifiés d’abus de biens sociaux. De plus, ouvrir une

porte de sortie, c’est encourager l’entrée en société d’investisseurs qui n’auront pas à

redouter d’être à la fois spoliés et prisonniers. Quant à la sanction, le droit de retrait est une

mesure plus efficace que l’annulation de la délibération abusive, laquelle corrige le passé

sans préparer le futur, ou que l’allocation de dommages-intérêts qui réparent mal le

préjudice social. En outre, l’existence d’un droit de retrait ne pousse pas les minoritaires à

requérir la dissolution de la société, ou à saisir le juge pénal, autant de voies d’action dont la

finalité réside souvent dans la seule volonté de sortir à juste prix. Enfin, la charge du retrait

pèse sur les majoritaires en faute ; elle ne porte donc pas atteinte au patrimoine social

[…] »232.

Le professeur Schmidt nous semble avoir brillamment démontré les avantages du droit

général de retrait : celui-ci constitue en fait une alternative aux autres sanctions prévues par le

droit des sociétés dans les hypothèses de conflits d’intérêts entre associés.

Ce droit de retrait nous paraît constituer un bon compromis entre la protection de la société et

la protection des associés minoritaires, c’est à dire entre les tenants de l’intérêt de l’entreprise

et ceux de l’intérêt commun des associés : la quête du « juste milieu » exhortée par le

professeur Bertrel233 pourrait toucher à sa fin. En effet, le droit de retrait protège le

fonctionnement harmonieux de la société en permettant aux minoritaires de sortir dans des

conditions rapides et avantageuses, ce qui n’est pas le cas avec les instruments traditionnels

231 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°249, p.234.232 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°250, p.235.233 BERTREL J-P., FIELD B., NEUVILLE C., VEZINET I., BEZARD P., L’intérêt social, Droit & Patrimoine, avril 1997, p.45.

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mis à leur disposition par le droit des sociétés (abus de majorité, dissolution pour mésentente

ou abus de biens sociaux). Quant aux majoritaires, ils se trouvent dégager d’une menace

permanente pesant sur leur gestion, ce qui facilitera un meilleur fonctionnement de la société.

Toutefois, cette alternative devra être précisément encadrée par le législateur si l’on veut

conserver tout son intérêt. Ce droit de retrait ne doit pas être imposé arbitrairement aux

majoritaires.

En premier lieu, il faut remarquer que dans les sociétés cotées, le droit de retrait ne paraît pas

utile puisque les minoritaires insatisfaits peuvent aisément céder leurs actions. Cependant, il

faut réserver l’hypothèse où les majoritaires abuseraient de leurs pouvoirs dans une société

cotée sans que les minoritaires puissent vendre leurs actions à un cours reflétant la valeur

réelle des actions. Dans ce cas précis, le professeur Schmidt234 propose que les minoritaires

puissent présenter une demande de retrait au Conseil des marchés financiers.

A contrario, dans les sociétés non cotées, le droit de retrait tire sa légitimité dans l’absence

d’un marché où s’échangent librement liquidités et titres : les minoritaires peuvent alors être

prisonniers de leurs titres ou contraints de les brader.

Quant aux conditions d’exercice de ce droit de retrait, le professeur Schmidt235 propose que

le retrait soit subordonné au non respect par le groupe majoritaire de l’intérêt commun des

associés, « fondement du pacte social ». Ce non respect de l’intérêt commun serait caractérisé

dès lors que les majoritaires cherchent à satisfaire un intérêt autre que celui des associés. Nous

avons précédemment étudiés, à travers l’abus de majorité, des exemples d’intérêts extérieurs à

ceux des associés : il s’agit en pratique pour les majoritaires de tirer profit de la société en

utilisant une qualité différente de leur qualité d’associés. C’est le cas notamment quand ils se

servent de leur qualité de dirigeants de la société pour percevoir des rémunérations

substantielles. Une fois démontrée cette violation de l’intérêt commun, il appartient au juge

« d’apprécier l’existence, puis la gravité ou la répétition de cette contravention et, le cas

échéant, d’accueillir la demande de retrait. Le droit de retrait n’a pas un caractère

234 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°252, p.237.235 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°254, p.238.

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automatique. Son exercice dépend soit de l’accord des actionnaires, soit de l’appréciation

portée par le juge sur le comportement fautif du groupe majoritaire ».

On peut toutefois estimer que les conditions d’exercice proposées par le professeur Schmidt

risquent d’aboutir à une trop grande précarité des majoritaires qui se verront opposer une

demande de retrait à chaque fois qu’une décision sociale ne conviendrait pas aux minoritaires.

Aussi préférons-nous les conditions d’exercice préconisées par le professeur Frison-Roche236.

Selon cet auteur, le droit de retrait doit être subordonné à la démonstration d’un juste motif

par les demandeurs tandis que les défendeurs pourront eux-mêmes exciper d’un juste motif

pour faire écarter la demande de retrait : « Pour tirer effet de la rupture du pacte social, le

minoritaire doit pouvoir démontrer l’existence d’un juste motif. Mais l’on peut songer, afin de

conférer au mécanisme nouveau une souplesse sans laquelle il pourrait être ravageur, à

conférer également au majoritaire la possibilité d’échapper à l’obligation de rachat sur juste

motif ».

En ce qui concerne le minoritaire demandeur, la démonstration d’un juste motif ne pose pas

de problèmes. Ce juste motif réside dans la rupture du pacte social, rupture pouvant en

pratique aboutir à une dissolution de la société. Le professeur Frison-Roche propose donc de

s’inspirer des dispositions relatives à la dissolution, puisque la demande de retrait a les mêmes

causes que la demande de dissolution et vise justement à l’éviter.

Il s’agit en conséquence de s’inspirer de l’article 1844-7 du Code civil en soumettant le droit

de retrait à l’existence d’un juste motif, résultant de l’inexécution de ses obligations par un

associé ou d’une mésentente entre associés paralysant le fonctionnement de la société.

Dès lors, la demande de retrait sera justifiée « par la décision du majoritaire opérant rupture

du pacte social, qu’il s’agisse d’une modification objective des statuts ou d’une faute dans

leur application ». A contrario, si le minoritaire est à l’origine de la rupture du pacte social,

« il faudrait alors transposer la jurisprudence qui, à propos de l’article 1844-7 du Code civil,

refuse avec constance la dissolution lorsqu’un associé entend se prévaloir d’une cause de

dissolution qu’il a lui-même créée en provoquant le trouble social. Il n’est d’ailleurs pas

exclu que l’usage du droit de retrait dans de telles conditions puisse constituer un abus de

minorité ».

236 FRISON-ROCHE M-A., L’hypothèse d’un droit général de retrait des minoritaires, JCP E 1996/4, cahiers

droit de l’entreprise, n° 28 et s., p.23.

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Pour ce qui concerne le majoritaire défendeur, le professeur Frison-Roche propose de tenir

compte de sa situation afin d’éviter que le rachat des titres soit pour lui si contraignant et si

lourd que la pérennité de la société soit elle-même mise en péril : « il en sera ainsi si le

majoritaire se trouve dans l’incapacité d’assumer financièrement le rachat ou de trouver de

nouveaux associés. S’il fait racheter les titres par la société, en dehors de la perspective de

l’abus de majorité, il peut entamer durablement des capacités d’autofinancement nécessaires

à l’entreprise […] ». Aussi convient-t’il de permettre au majoritaire de présenter un juste

motif afin de faire rejeter la demande de retrait. Selon nous, ce juste motif devrait tenir

compte de la situation du majoritaire et des effets qu’aurait le retrait sur le fonctionnement et

la pérennité de la société si le retrait aboutissait à faire racheter les titres par la société elle-

même.

En dernier lieu, le régime du droit de retrait doit être également encadré pour ce qui concerne

la fixation du prix de rachat des titres. Ce prix peut d’abord être fixé d’un commun accord

entre le minoritaire et le majoritaire. Cet accord est tout à fait concevable car il est fréquent

« que le souci de sortir qui anime le minoritaire corresponde à la volonté du majoritaire de

l’exclure »237. A défaut d’accord, le juge ordonnera la cession dans les conditions prévues par

l’article 1843-4 du Code civil. Ce texte dispose en effet que le rachat des droits sociaux d’un

associé s’effectue selon le prix fixé par un expert désigné par les parties ou, à défaut d’accord

entre elles, par ordonnance du président du tribunal statuant en la forme des référés et sans

recours possible.

Pour conclure sur ce droit de retrait, nous rappellerons que celui-ci constitue selon nous un

bon compromis entre la protection du fonctionnement de la société et la protection des

associés minoritaires. Toutefois, ce compromis ne vaut qui si l’on soumet ce droit à des

conditions d’exercice strictement définies, afin de pas entraver la gestion des majoritaires et le

fonctionnement correct de la société. Si les tenants de l’intérêt de l’entreprise et ceux de

l’intérêt commun des associés parvenaient à s’entendre sur le régime du droit de retrait, nul

doute qu’ils seraient entendus rapidement par le législateur : le Sénat n’a t’il pas déjà tenté

d’introduire ce droit de retrait, lors de l’examen du projet de loi portant diverses dispositions

d’ordre économique et financier ?.

237 FRISON-ROCHE M-A., L’hypothèse d’un droit général de retrait des minoritaires, JCP E 1996/4, cahiers droit de l’entreprise, n° 36 et s., p.24.

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Quoi qu’il en soit, si un tel droit de retrait était instauré, il constituerait non seulement un

moyen efficace de stopper les conflits entre associés mais en outre, il correspondrait à la

« mesure préventive » contre l’action en dissolution que le professeur Daigre238 appelle de ses

vœux. On peut alors constater que le droit de retrait est une proposition ayant des incidences

sur le fonctionnement de la société mais aussi sur sa pérennité, pérennité qu’il nous faut

maintenant étudier au regard de l’intérêt commun des associés.

B) Les propositions ayant une incidence sur la pérennité de la société

Nous étudierons dans cette partie les propositions qui nous ont semblées avoir les

conséquences les plus importantes sur la pérennité de la société. Il s’agit pour nous d’étudier

la position de la doctrine favorable à l’intérêt commun dans deux hypothèses de conflits

d’intérêts déjà évoquées dans les parties précédentes. En premier lieu, nous reviendrons sur

l’abus de minorité afin d’étudier quelles seront les conséquences d’une éventuelle adoption de

l’intérêt commun des associés sur la pérennité de la société (1). En second lieu, nous

évoquerons de nouveau l’hypothèse de la dissolution pour justes motifs et constaterons que

les tenants de l’intérêt commun des associés ont également beaucoup de propositions pour

donner à ce mécanisme toute son utilité…(2).

1) La modification de l’abus de minorité

L’abus de minorité est caractérisé selon la jurisprudence actuelle239 par la réunion de trois

éléments : il faut que le minoritaire adopte un comportement contraire à l’intérêt de la société,

interdisant la réalisation d’une opération essentielle pour celle-ci et dans le seul but de

favoriser ses propres intérêts au détriment de l’ensemble des autres associés.

238 DAIGRE J.J., De l’exclusion d’un associé…, Bull. Joly 1996, p.580.239 Cass. com., 15 juillet 1992, Six, Bull. Joly Sociétés, octobre 1992, p.1083 et s.

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Nous avons déjà constaté et déploré que le critère de l’opération essentielle limitait la

protection de la société à sa seule survie et ne permettait pas de sanctionner les

comportements nuisibles au bon fonctionnement de la société et à son développement.

Aussi nous faut-il désormais nous interroger sur l’étendue de la protection qui serait conférée

à la société si l’intérêt commun des associés se substituait à l’intérêt social comme critère de

qualification de l’abus de minorité.

Selon le professeur Schmidt, l’abus de minorité résulte, comme l’abus de majorité, de la

volonté de l’associé fautif de défendre « non point un intérêt d’actionnaire mais un intérêt

opposé lié à une autre qualité »240. Nous avions remarqué précédemment que l’abus de

majorité pouvait avoir pour origine la recherche par les majoritaires d’un intérêt financier

distinct de celui que peut attendre tout associé : il en est ainsi lorsque les majoritaires

recherchent des rémunérations excessives en tant que dirigeants ou servent les intérêts

d’autres sociétés auxquelles il sont liés. Dès lors, les abus de majorité ou de minorité sont

caractérisés quand les associés fautifs méconnaissent leurs propres intérêts dans la société au

profit d’autres intérêts, extérieurs à ceux de la société.

Le professeur Schmidt est par ailleurs opposé au critère de l’opération essentielle car il n’est

pas légitime qu’un associé puisse bloquer une opération même non essentielle à la société si

ce blocage résulte de la volonté de défendre un intérêt lié à une autre qualité que sa qualité

d’associé241. Cette position nous paraît cohérente : si l’on admet que l’abus de minorité a pour

source la satisfaction d’un intérêt extérieur à la qualité d’associé, il n’y a pas à distinguer

selon que la satisfaction de cet intérêt exogène soit contraire à la pérennité de la société ou

seulement à la qualité de son fonctionnement. Si l’on s’arrêtait à la suppression du critère de

l’opération essentielle, les propositions du professeur Schmidt permettraient de protéger le

fonctionnement et le développement de la société de façon plus efficace que ne le fait

actuellement la jurisprudence.

Néanmoins, il nous faut constater que l’adoption de l’intérêt commun des associés comme

critère de qualification de l’abus de minorité ne protègera pas suffisamment la pérennité des

240 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°260, p.242.241 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°263, p.245.

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sociétés. Le critère de l’intérêt commun des associés aboutit en effet à ne sanctionner le

minoritaire que lorsque celui-ci poursuit un intérêt extérieur et opposé à celui des associés :

dès lors que le minoritaire bloquera l’adoption d’une résolution dans le seul but de défendre

son intérêt d’associé, il ne pourra pas être sanctionné sur le fondement de l’abus de minorité,

même si la résolution bloquée est nécessaire à la survie de la société.

Selon le professeur Schmidt, l’associé minoritaire est en droit de poursuivre son intérêt

personnel d’associé et cet intérêt personnel légitime au besoin que la société disparaisse :

« Va-t’on finalement prétendre qu’un actionnaire n’a aucun intérêt légitime à voir disparaître

la société et perdre sa propre mise ? Une telle prétention est bien péremptoire. La volonté des

non-majoritaires de redresser la situation ne signifie pas que le non-minoritaire commet un

abus en partageant un avis contraire. Ainsi, un associé égalitaire peut refuser de voter

l’approbation des comptes annuels, s’il désapprouve certaines méthodes de gestion de son

coassocié. Un actionnaire peut estimer que la société qui a fait des pertes n’a plus d’avenir et

que sa dissolution, à un moment où subsiste un quelconque boni de liquidation, apparaît

préférable à une tentative de continuation. De même, le refus d’un actionnaire de voter une

augmentation de capital alors que les pertes ont dépassé la moitié du montant de celui-ci

trouve justification dans le droit de ne pas souscrire et dans la volonté de conserver le même

pourcentage de participation. L’abus réside non dans la défense des droits et intérêts de

l’actionnaire, mais dans la recherche d’un intérêt autre que celui de l’actionnaire. »242.

Ainsi, l’adoption de l’intérêt commun des associés, conjuguée avec le principe de la liberté

de vote, permettrait aux associés minoritaires de bloquer des résolutions nécessaires à la

survie de la société, telle qu’une augmentation de capital requise par la loi ou nécessaire pour

éviter le dépôt de bilan. Les minoritaires pourraient également, sans risques, bloquer une

décision de prorogation de la société. C’est pourquoi l’intérêt commun des associés nous

paraît une fois de plus induire un déficit de protection pour la société.

La société, organisation juridique de l’entreprise243, ne peut se réduire à la seule satisfaction

de l’intérêt des associés. Qui plus est, dans l’hypothèse d’un conflit d’intérêts entre ceux-ci,

242 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°274, p.253.243 PAILLUSSEAU J., La société anonyme, technique juridique d’organisation de l’entreprise, Thèse Paris, Sirey, 1967.

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on voit mal pourquoi l’intérêt des minoritaires l’emporterait sur celui des majoritaires. Les

majoritaires, lorsqu’ils recherchent la pérennité de la société, n’agissent pas dans le but de

satisfaire un intérêt autre que celui lié à leur qualité d’associé. Si ils souhaitent la survie de la

société, c’est sans aucun doute pour pouvoir en tirer un profit ultérieur. Aussi, la survie de la

société est nécessaire à la satisfaction de l’intérêt d’associé des majoritaires. Mais le profit à

venir de la société satisfera également l’intérêt d’associé des minoritaires. Aussi pourrions-

nous en conclure que l’intérêt commun des associés est en réalité de pérenniser l’existence de

la société afin de créer des bénéfices sociaux à partager entre eux : nous avons en effet

constater que l’intérêt commun des associés ne consistait qu’à rechercher un profit social afin

de le répartir équitablement entre associés. Si notre raisonnement n’est pas erroné, l’abus de

minorité, pour répondre à l’intérêt commun des associés, devrait être caractérisé dès lors que

les minoritaires bloquent une résolution nécessaire pour pérenniser cette source de bénéfices

ultérieurs qu’est la société. On peut, en outre, observer que si les majoritaires doutaient de la

viabilité future de la société, ils ne feraient rien pour la sauver.

Quoi qu’il en soit, la caractérisation de l’abus de minorité n’est pas le seul problème posé par

une éventuelle adoption de l’intérêt commun des associés. L’adoption de cet intérêt commun

aurait aussi des conséquences sur la sanction de l’abus de minorité.

Le professeur Schmidt244 est favorable à la solution énoncée par la cour de cassation dans son

arrêt Flandin245 rendu le 9 mars 1993. Dans cet arrêt, la cour de cassation indique aux juges

du fond qu’une fois caractérisée l’abus de minorité, ceux-ci peuvent désigner un mandataire

« aux fins de représenter les minoritaires défaillants à une nouvelle assemblée et de voter en

leur nom dans le sens des décisions conformes à l’intérêt social mais ne portant pas atteinte à

l’intérêt légitime des minoritaires ».

Selon le professeur Schmidt246, la référence à l’intérêt légitime des minoritaires signifie que

le mandataire ne doit voter la résolution litigieuse que si cette résolution génère pour les

minoritaires plus d’avantages que d’inconvénients. Le mandataire devra ainsi tenir compte de

la situation particulière des minoritaires pour déterminer quel est leur intérêt légitime. Dès

244 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°278, p.255.245 Cass. com., 9 mars 1993, Flandin, Rev. Sociétés, janvier-mars 2000, p.36.246 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°280, p.257.

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lors, le mandataire serait parfois amené à voter contre une résolution favorable à l’intérêt

social afin de ne pas porter atteinte à l’intérêt légitime des minoritaires, et cela même lorsque

la résolution a pour but de pérenniser la société.

Cette interprétation n’est pas satisfaisante car elle fait l’impasse sur la volonté du juge ayant

reconnu l’abus. Lorsque celui-ci reconnaît l’existence d’un abus de minorité, il ne le fait pas

dans un but symbolique : il souhaite sanctionner et réparer le dommage causé par le

minoritaire. Aussi, le juge ayant caractérisé l’abus de minorité nomme un mandataire pour

voter en faveur de la résolution favorable à l’intérêt social. La référence à l’intérêt légitime

des minoritaires ne fait qu’apporter une limite au contenu de la résolution : la résolution

litigieuse doit aller dans un sens favorable à l’intérêt social mais elle ne doit pas aller au delà

de ce qui est nécessaire pour favoriser cet intérêt social. Autrement dit, nous pensons que le

mandataire doit voter en faveur de la résolution conforme à l’intérêt social même si celle-ci

s’oppose aux intérêts individuels des minoritaires : simplement, les majoritaires ne devront

pas faire adopter une résolution dont le but serait de léser volontairement les minoritaires en

se servant de l’intérêt social comme justification.

En dernier lieu, il est intéressant de remarquer que le professeur Schmidt247 se montre

favorable à l’exclusion de l’associé minoritaire ayant commis un abus, même en l’absence de

clause statutaire. Cette exclusion permettrait non seulement de sanctionner le minoritaire

défaillant mais aussi d’éviter qu’à l’avenir celui-ci ne menace à nouveau le fonctionnement et

la pérennité de la société.

Cependant, une telle exclusion nécessite un fondement légal. Un arrêt rendu le 4 janvier 1995

par la Cour de cassation248 a ainsi pu fonder l’exclusion sur la faute contractuelle, c’est à dire

sur l’article 1134 du Code civil. L’exclusion est alors considérée comme un mode de

réparation « en nature » du préjudice résultant de la faute, sans qu’il soit besoin d’une clause

prévoyant l’exclusion. La Cour énonce en effet que la Cour d’appel « a pu juger que Mr Weil,

en exerçant dans un cabinet extérieur, avait commis une infraction grave de nature à justifier

son exclusion et ce, indépendamment même de la clause des statuts prévoyant cette

exclusion ». Selon le rapport annuel de la Cour de cassation, le motif de l’arrêt du 4 janvier

247 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°280, p.257.248 Cass., 1è civ., 4 janvier 1995, Rev. Sociétés 1995, p.525, note Jeantin.

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1995 signifie clairement que l’exclusion peut être prononcée « même en l’absence d’une

clause statutaire à cet effet »249. Selon le professeur Schmidt250, la solution de cet arrêt,

justifiée en l’espèce par une violation grave des statuts, serait transposable à plus forte raison

à une « violation de l’intérêt commun des associés dont l’article 1833 du Code civil exige le

respect ». Néanmoins, le professeur Schmidt n’est pas favorable à l’utilisation du droit de la

responsabilité civile pour fonder l’exclusion du minoritaire défaillant : aussi l’auteur appelle-

t-il de ses vœux une intervention législative.

Quoi qu’il en soit, l’exclusion du minoritaire ayant abusé de son droit de vote devrait selon le

professeur Schmidt être demandée au juge par les associés majoritaires251. Si l’abus de

minorité est reconnu par le juge, cette exclusion ne devrait pas provoquer de difficultés

majeures, notamment si le minoritaire a déjà menacé auparavant le fonctionnement ou la

pérennité de la société. En outre, il nous faut remarquer que l’exclusion du minoritaire fautif

constitue l’exact pendant du droit de retrait du minoritaire pour justes motifs, retrait que nous

avons précédemment défendu. Ces deux propositions conjuguées permettraient de réprimer

correctement les abus du droit de vote, qu’ils émanent de la majorité ou de la minorité.

Pour conclure sur l’abus de minorité, nous établirons un bilan contrasté des changements qui

seraient apportés par l’adoption de l’intérêt commun. D’une part, certaines propositions vont

dans le sens d’une meilleure protection du fonctionnement de la société : ainsi, la suppression

du critère de l’opération essentielle permettrait de caractériser l’abus même lorsque la survie

de la société n’est pas en jeu. De même, l’exclusion du minoritaire défaillant permet d’éviter

de nouveaux conflits à l’avenir. Mais d’autre part, l’adoption de l’intérêt commun des

associés comme critère de l’abus de minorité nous paraît dangereux pour la pérennité de la

société. L’intérêt commun des associés suppose en effet que l’associé minoritaire puisse

s’opposer aux résolutions favorables à la pérennité de la société dès lors que celui-ci estime

que la survie de la société ne va pas dans le sens de ses intérêts.

C’est en raison de ce risque pour la survie de la société que nous nous opposerons une

nouvelle fois à l’adoption de l’intérêt commun des associés et que nous plaiderons pour le

maintien d’un intérêt social soucieux de préserver l’entreprise.

249 Rapport annuel de la Cour de cassation 1995, p.282.250 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°291, p.265.251 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°293, p.266.

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Toutefois, l’abus de minorité ne constitue pas la seule hypothèse où l’intérêt commun des

associés se révèle peu favorable à la pérennité de la société. Nous terminerons cette étude en

analysant les propositions du professeur Schmidt relatives à la dissolution de la société pour

justes motifs. A ce titre, nous constaterons avec étonnement que dans cette hypothèse précise,

les tenants de l’intérêt commun sont opposés à l’exclusion d’un associé pour faire cesser le

trouble social.

2) La dissolution pour justes motifs

Cette dissolution est fondée sur l’article 1844-7 du Code civil qui dispose que la société

prend fin « Par la dissolution anticipée prononcée par le tribunal à la demande d’un associé

pour justes motifs, notamment en cas d’inexécution de ses obligations par un associé, ou de

mésentente entre associés paralysant le fonctionnement de la société ».

Selon le professeur Schmidt252, la violation de l’intérêt commun des associés peut constituer

un juste motif de dissolution, que l’on se place sur le fondement de l’inexécution de ses

obligations par un associé ou sur le fondement de la mésentente paralysant le fonctionnement

de la société. Toutefois, la mésentente ne procède pas nécessairement d’une violation de cet

intérêt commun : elle peut ne résulter que d’une divergence d’opinion sur la politique sociale.

En outre, cette mésentente doit provoquer la paralysie de la société, à défaut de laquelle la

dissolution ne sera jamais prononcée.

C’est pourquoi le professeur Schmidt juge plus efficace le juste motif tiré de l’inexécution de

ses obligations par un associé. Selon l’auteur, « un abus de majorité, une violation de l’intérêt

commun constituent assurément une inexécution des obligations résultant du pacte

social »253. L’article 1833 du Code civil impose en effet le respect de l’intérêt commun. Cette

disposition est une règle impérative du droit des sociétés en vertu de l’article 1844-10 du

252 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°245, p.231.253 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°246, p.232.

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même code. Aussi toute violation de l’intérêt commun des associés constituerait une

inexécution de ses obligations légales par un associé et donc un juste motif de dissolution de

la société.

Un arrêt rendu le 18 mai 1982 par la Cour de cassation254 semble aller dans ce sens : la Cour

stigmatise dans sa décision le comportement d’un associé majoritaire qui avait réduit l’activité

sociale à des relations commerciales limitées à deux sociétés auxquelles il était lié. Dans cette

espèce, le motif tiré de la mésentente entre associés est rejeté car cette mésentente ne

paralysait pas le fonctionnement de la société. A contrario, la dissolution est justifiée par

l’inexécution de ses obligations par le majoritaire. Selon le professeur Schmidt, le majoritaire

a violé l’intérêt commun des associés qui constitue l’une des obligations que doivent respecter

les associés : « La violation de l’intérêt commun des associés, selon les constatations de

l’arrêt attaqué, était caractérisée par la volonté de l’associé majoritaire de favoriser son

intérêt dans les deux sociétés auxquelles il était lié, méconnaissant ainsi ses obligations

envers l’associé minoritaire et les intérêts de celui-ci dans la société »255.

Toutefois, la proposition du professeur Schmidt nous semble excessive. Admettre que toute

violation de l’intérêt commun des associés constitue un juste motif de dissolution de la société

nous paraît disproportionné. Nous avons vu précédemment que l’adoption de l’intérêt

commun des associés amènerait à reconnaître plus souvent des abus de majorité (c’est le

principal but poursuivi par les tenants de l’intérêt commun). Nous avons pu remarquer que

l’abus de minorité constituait également, selon le même courant doctrinal, une violation de

l’intérêt commun des associés. De même, les conventions de vote améliorant le

fonctionnement de la société seraient également qualifiées de violation de l’intérêt commun

des associés. Et encore ne prétendons-nous pas avoir étudié toutes les hypothèses de violation

possibles de l’intérêt commun. Si l’on admettait que toutes ces violations réelles ou supposées

de l’intérêt commun constituent des justes motifs de dissolution alors nous pourrions assister

à une vague sans précédent de dissolution des sociétés. Cela nous paraît irréaliste et

dangereux.

254 Cass. com., 18 mai 1982, Rev. Sociétés 1982, p.804, note Le Cannu.255 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°246, p.233.

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Il faut cependant remarquer que pour les tenants de l’intérêt commun, la dissolution n’est pas

seulement une sanction prononcée contre l’associé qui a violé cet intérêt commun. Il s’agit en

réalité d’une « porte de sortie lorsqu’il est démontré que les majoritaires exercent leurs

pouvoirs à des fins personnelles »256. C’est pourquoi il nous faut rappeler que le problème de

la dissolution de la société pourrait être résolu par l’instauration d’un droit général de retrait

des associés minoritaires. Ce droit général de retrait constituerait cette porte de sortie dont les

minoritaires ont parfois besoin. Le professeur Schmidt milite en ce sens puisqu’il affirme que

« l’existence d’un droit de retrait ne pousse pas les minoritaires à requérir la dissolution de

la société, ou à saisir le juge pénal, autant de voies d’action dont la finalité réside souvent

dans la seule volonté de sortir à juste prix »257.

Toutefois, on peut s’étonner que le professeur Schmidt ne soit pas favorable, en dehors du

droit de retrait, à l’exclusion de l’associé demandeur en dissolution. Nous avons vu

précédemment que l’éminent auteur trouvait légitime cette exclusion dans l’hypothèse d’un

abus de minorité. Si l’exclusion est légitime à titre de sanction, pourquoi ne le serait-elle pas à

titre de protection de la société ?. La réponse résulte de l’intérêt social que l’on adopte.

Si l’on adopte l’intérêt commun des associés, l’exclusion en cas d’abus de minorité est

légitime car elle sanctionne le minoritaire qui poursuit et favorise des intérêts extérieurs au

détriment de ses intérêts d’associé. Dans le cas de la dissolution judiciaire, il ne serait pas

légitime d’exclure l’associé demandeur en dissolution car ce n’est pas lui le fautif. Ce sont

dans cette hypothèse les autres associés qui ont violés l’intérêt commun (si ce n’était pas le

cas, la dissolution serait de toute manière rejetée par les tribunaux258). Aussi il n’apparaît pas

légitime d’exclure l’associé demandeur en dissolution, ayant excipé un juste motif tiré de la

violation de l’intérêt commun, alors que ce sont les autres associés qui ont favorisés leurs

intérêts exogènes au détriment de leur intérêts d’associés.

Ce n’est que lorsqu’on adopte l’intérêt de l’entreprise que l’exclusion de l’associé demandeur

en dissolution devient possible : « Dans d’autres cas, les juges ont refusé de prononcer la

dissolution en décidant l’exclusion du demandeur. Le motif est tiré de l’intérêt social. […].

256 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°244, p.231.257 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°250, p.235.258 Cass. com., 25 février 1964, Bull. civ., III, n°99.

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L’intérêt social commanderait donc même l’exclusion des associés. Bien évidemment, cet

intérêt-là n’est pas l’intérêt commun des actionnaires, qui interdit d’expulser les uns dans

l’intérêt des autres. Il s’agit de l’intérêt de l’entreprise, du corps social dépassant les volontés

individuelles. Celles-ci étant dépassées, il ne reste que la volonté du juge. Et celui-ci

exproprie. De tels excès sont inadmissibles et la cour de cassation ne les a pas admis »259.

Nous avons observé précédemment que l’adoption de l’intérêt commun multiplierait les

justes motifs de dissolution : nous pouvons désormais ajouter à cela que l’intérêt commun

interdit l’exclusion de l’associé demandeur en dissolution. Une nouvelle fois, la pérennité de

la société ne semble pas être le soucis majeur des tenants de l’intérêt commun des associés.

Il nous faut cependant constater que les propos du professeur Schmidt présentent une

originalité (ou une contradiction ?) par rapport à ceux des autres partisans d’un intérêt social

réduit au seul intérêt des associés. Le professeur Schmidt, s’il n’admet pas l’exclusion dans le

cadre de la demande de dissolution, reconnaît toutefois une certaine légitimité à l’exclusion

d’un associé puisqu’il admet celle-ci à titre de sanction contre le minoritaire ayant abusé de

son droit de vote. Pourtant, les partisans de la notion contractuelle de la société et de l’intérêt

social réduit au seul intérêt des associés se montrent intransigeants vis-à-vis de cette exclusion

et ne l’admettent jamais. Ils disposent en outre de nombreux arguments pour s’opposer à cette

exclusion, quelle qu’en soit la cause.

En premier lieu, l’exclusion serait contraire au « droit de rester associé ». Le professeur

Rodière voit dans l’exclusion « une monstruosité juridique…parce que le droit de faire partie

de la société est le droit fondamental de tout membre de la société »260. Ce droit prend source

dans la nature contractuelle de la société. L’article 1134 alinéa 2 du Code civil, applicable à

tous les contrats, dispose en effet que les conventions ne peuvent être révoquées que par le

consentement mutuel des parties, ou pour les causes que la loi autorise.

Transposé au droit des sociétés, l’exclusion d’un associé constituerait une rupture unilatérale

du contrat. En outre, la loi n’autoriserait pas l’exclusion d’un associé, car il n’existe pas de

pouvoir disciplinaire en droit des sociétés.

259 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°243, p.230.260 RODIERE R., Rev. Sociétés, 1974, p.511.

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La validité de ces arguments peut toutefois être contestée. D’une part, l’exclusion ne relève

pas d’un hypothétique pouvoir disciplinaire car ce n’est pas une sanction prononcée contre

l’associé exclu, celui-ci ne commettant pas de faute en demandant la dissolution. L’exclusion

est en réalité un remède permettant de mettre fin au conflit d’intérêt tout en préservant

l’existence de la société. D’autre part, l’exclusion ne constitue pas une rupture unilatérale du

contrat car la demande en dissolution caractérise la perte de son affectio societatis par

l’associé demandeur. Aussi le professeur Champaud261 analyse l’action en dissolution de la

société comme une action en nullité fondée sur la disparition de l’affectio societatis, ce qui

rend applicable l’article 1844-12 du Code civil. Selon ce texte, la société ou un associé peut

demander au tribunal le rachat des droits sociaux de celui qui agit en nullité de la société, afin

de supprimer son intérêt à agir. Comme la perte de l’affectio societatis est une cause de

nullité, le professeur Champaud en déduit que la société ou un associé peut racheter les droits

sociaux du demandeur en dissolution et donc l’exclure de la société.

Toutefois, les partisans de la nature contractuelle de la société s’opposent à cette analyse.

Selon eux, l’usage de l’article 1844-12 du Code civil tel que proposé par le professeur

Champaud amènerait à remettre en cause le droit de demander la dissolution de la société.

Ce droit est en effet intangible car l’article 1844-7 du Code civil, réglementant la dissolution

pour justes motifs, est d’ordre public en vertu de l’article 1844-10 du même code. Mais de

nouveau, cet argument n’emporte pas la conviction car l’article 1844-7 ne dispose pas que la

dissolution est acquise dès lors qu’elle est demandée au juge. En réalité, ce texte ne rend

intangible que le droit de demander la dissolution et non pas le droit de l’obtenir. Le juge sera

toujours libre d’apprécier les justes motifs, de déterminer qui sont les associés fautifs et

d’accorder ou de refuser la dissolution. C’est pourquoi l’exclusion de l’associé demandeur en

dissolution ne fait pas selon nous obstacle à un droit d’ordre public.

Il reste cependant un dernier argument aux partisans d’un intérêt social réduit à l’intérêt des

seuls associés. Cet argument est fondé sur le caractère prétendument absolu du droit de

propriété. L’article 545 du Code civil dispose à cet égard : « Nul ne peut être contraint de

céder sa propriété, si ce n’est pour une cause d’utilité publique, et moyennant une juste et

préalable indemnité ». Selon une partie de la doctrine, ce texte interdit toute expropriation

261 CHAMPAUD C., RTD Com., 1976, p.375.

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pour cause d’utilité privée, ce qui signifie que l’exclusion dans le but de préserver l’existence

de la société serait contraire à la loi.

Mais cet argument n’est pas plus convaincant que les précédents. En premier lieu,

démonstration a été faite que le droit de propriété n’a jamais eu de caractère absolu262.

En outre, l’exclusion est souvent prévue par les statuts : dès lors, l’associé exclu doit être

considéré comme ayant accepté par avance l’éventualité de son expropriation. Le professeur

Schmidt considère à cet égard que l’exclusion réalisée en vertu d’une disposition statutaire

n’est pas une exclusion réelle : « une véritable exclusion s’opère contre la volonté de l’exclu.

Lorsque les statuts obligent un associé à céder tous ses titres, la cession constitue l’exécution

du pacte social et non une exclusion »263. Il faut remarquer que le professeur Schmidt ne parle

de cette exclusion statutaire qu’à propos des sanctions contre l’abus de minorité264 mais sauf à

se contredire, on voit mal pourquoi cette exclusion serait admise dans le cas de l’abus de

minorité et pas dans le cas de la dissolution pour justes motifs : si les statuts ont prévu cette

possibilité, l’associé demandeur en dissolution pourra être exclu et, ne faisant plus parti de la

société, sa demande de dissolution deviendra caduque.

En dernier lieu, il faut remarquer que l’exclusion de l’associé demandeur en dissolution, en

dehors de toute clause statutaire, n’est pas contraire au droit de propriété pour la bonne raison

que le demandeur en dissolution souhaite se départir des droits de propriété qu’il détient sur la

société. Quelle que soit la solution retenue par le juge, exclusion ou dissolution, l’associé

demandeur en dissolution n’aura plus aucun droit de propriété sur la société. Si il est exclu,

ses droits sociaux seront rachetés par les autres associés ou la société. Si la société est

dissoute, il percevra sa part du boni de liquidation. L’exclusion, dans l’hypothèse d’une

demande en dissolution de la société, est donc indifférente vis-à-vis du droit de propriété.

Pour conclure nos propos sur la dissolution judiciaire et l’exclusion, nous remarquerons une

dernière fois que les tenants de l’intérêt commun font peu de cas de la pérennité de la société.

L’adoption de cet intérêt commun des associés aboutit en effet à augmenter d’une part les cas

d’ouverture de la dissolution judiciaire et à interdire d’autre part le recours à l’exclusion par

les tribunaux. Il nous semble que la sanction des conflits d’intérêts ne justifie pas que l’on

262 TERRE F., SIMLER P., Droit civil, Les biens, éd. Dalloz, 4è, n°128.263 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°286, p.262.264 SCHMIDT D., Les conflits d’intérêts dans la société anonyme, Pratique des affaires, éd. Joly, 1999, n°240 et s., p.228.

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remette en cause systématiquement l’existence de la société. L’ouverture d’un droit général de

retrait des minoritaires ou l’exclusion de l’associé demandeur en dissolution devraient suffire

à mettre fin au conflit, tout en permettant à l’associé exclu ou se retirant de percevoir sa juste

part de l’entreprise sociale.

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Conclusion générale

La conclusion générale de ce mémoire nous paraît évidente : la jurisprudence utilise souvent

l’intérêt social entendu comme l’intérêt de l’entreprise afin de protéger le fonctionnement

correct et la pérennité des sociétés. Elle ne le fait cependant pas toujours et adopte parfois un

intérêt social réduit au seul intérêt commun des associés : dès lors, la société se trouve

menacée dans son fonctionnement, voir même dans son existence. Tout l’objet de notre étude

fut précisément de démontrer, en usant des exemples jugés les plus significatifs, que le choix

de l’intérêt social était crucial pour la vie des sociétés. Nous espérons en outre avoir

convaincu le lecteur que l’adoption plus large d’un intérêt social entendu comme l’intérêt de

l’entreprise faciliterait l’activité économique. L’intérêt de l’entreprise permet d’assurer la

stabilité du pouvoir au sein de la société et d’effectuer les mises en réserve de bénéfices

nécessaires au développement de la société.

Cet intérêt de l’entreprise nous semble également plus pragmatique car la société est alors

appréhendée non pas comme une simple fiction juridique mais plutôt comme un agent

économique. Les tenants de l’intérêt commun des associés, en réduisant la société à un contrat

de partage des bénéfices réalisés par la société, font l’impasse sur la dimension économique

de la société. C’est pour cette raison qu’il n’est pas certain au final que l’intérêt commun des

associés soit un instrument correct de protection des associés, y compris lorsque ceux-ci sont

minoritaires.

Philippe Bissara a ainsi pu démontrer que les mises en réserve de bénéfices, tant décriées par

les tenants de l’intérêt commun, se révélaient être favorables à l’intérêt de tous les associés,

minoritaires inclus, dans les sociétés cotées en bourse. En effet, la mise en réserve des

bénéfices, par le filtre des analystes financiers, modifie la valeur de l’action. Philippe Bissara

remarque à ce titre qu’« il est plus plausible de supposer que les actionnaires […] estiment

que la valeur de leur titre inclut à tout moment l’estimation de ce qui leur reviendrait si le

partage était effectué immédiatement »265. En pratique, la valeur des titres correspond à la

somme qui serait attribuée à chaque actionnaire si ceux-ci décidaient de procéder à la

dissolution de la société afin de se partager les actifs résultants du boni de liquidation.

265 BISSARA P., L’intérêt social, Rev. Sociétés, Janv.-Mars 1999, p.19.

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L’auteur affirme en outre que « la valeur des actions tient moins compte du rendement

annuel actuel, c’est-à-dire des dividendes versés, que de la valeur des actifs et surtout de la

faculté de la société à produire des bénéfices ultérieurs (y compris ceux qui ne seront

distribués), ce que les financiers appellent la valeur actualisée du potentiel de croissance de

l’entreprise »266. Dans cette logique de marché, l’actionnaire cherchant un profit régulier

pourra revendre à tout moment des actions dont la valeur tiendra compte des mises en réserve

réalisées et des bénéfices ultérieurs escomptés de ces mises en réserve. Ainsi, cet actionnaire

récupère son dû « en bénéficiant d’une plus-value de cession à des tiers »267.

Dès lors, le financement de la société par mise en réserve des bénéfices ne relève pas d’un

conflit d’intérêts entre associés ou entre dirigeants et associés : au contraire, cet

autofinancement est « le gage des gains en capital »268 que les associés espèrent réaliser.

A la lumière de cette analyse, l’intérêt commun des associés, dont le but principal serait de

limiter les mises en réserve de bénéfices pour protéger les associés minoritaires, nous paraît

être sans objet, puisqu’il ne répond pas au but qui lui est fixé : nuisible pour le

fonctionnement et la pérennité de la société, l’intérêt commun méconnaît également les

intérêts réels de ceux qu’il entend protéger.

266 BISSARA P., L’intérêt social, Rev. Sociétés, Janv.-Mars 1999, p.20.267 BISSARA P., L’intérêt social, Rev. Sociétés, Janv.-Mars 1999, p.21.268 BISSARA P., L’intérêt social, Rev. Sociétés, Janv.-Mars 1999, p.22.

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