Bernanos - Un Itinéraire Spirituel 2

Embed Size (px)

Citation preview

  • 8/18/2019 Bernanos - Un Itinéraire Spirituel 2

    1/20

    GEORGES BERNANOS : UN ITINÉRAIRE SPIRITUEL

     une conférence d’ Yves Bernanos

    Je souhaiterais, pour commencer, revenir sur l’intitulé de cette intervention que j’ai

     l’honneur et le plaisir de vous proposer aujourd’hui. Il est clair que chez Bernanos,

    évoquer “l’itinéraire spirituel” revient à relater son parcours tout entier. Je me suis

    donc attaché, dans cette présentation, à montrer comment les événements majeurs

    de l’existence de Bernanos furent toujours en lien très étroit avec son cheminement

    spirituel, et littéraire. C’est pourquoi j’ai souhaité mettre en évidence de quelle

    manière cette spiritualité passe de la vie à l’oeuvre et parfois, aussi,

    réciproquement. “ Mon oeuvre, c’est moi-même, c’est ma maison” déclare Bernanos.

    C’est donc la mise en perspective des événements de sa propre vie, et leursrépercussions dans l’oeuvre sur un plan spirituel, qui a motivé ici mon approche

    dans cette présentation.

    Un petit rappel, avant d’entrer dans le vif du sujet à propos du mot

    “spirituel” (dont je me permet de rappeler l’origine latine, “spiritus”, qui signifie

    esprit). Il a trois significations possibles, qui s’appliquent d’ailleurs toutes au

     parcours et à l’oeuvre de Bernanos :

    1)  Le premier sens concerne la croyance, la foi, la religion - et le christianisme,

    en particulier, dans lequel l’existence et l’oeuvre de Bernanos s’enracinent très

     profondément. Il s’agit ici du“spirituel” en tant qu’émanation d’un principe supérieur et

     divin qui se manifeste à travers l’âme. Cette spiritualité est chez Bernanos

    essentiellement chrétienne. Elle se trouve au centre de sa vie même et de sa

    1

  • 8/18/2019 Bernanos - Un Itinéraire Spirituel 2

    2/20

    création (les deux étant par ailleurs, comme on pourra le constater,

    indissociablement liées...).

    2) 

    Mais - j’en viens à sa seconde signification - le spirituel se conçoit aussi dans l’oeuvre de Georges Bernanos dans son sens “philosophique”, c’est à dire comme

    étant  de l’ordre de l’esprit, et donc distinct de la matière. On pourrait ajouter, dans son

    cas, “en lutte avec la matière”, car dans ses romans comme dans ses écrits de

    combat, l’auteur nous rappelle en effet, avec force, que la vraie dimension de

     l’homme est étrangère, et même contraire, au matérialisme sous toutes ses formes.

    3) 

    Enfin, le 3ème aspect du caractère “spirituel” du parcours de Georges

    Bernanos, est celui qui concerne l’esprit, mais en étant cette fois-ci d’ordre moral, telles

    les valeurs morales d’une civilisation. Cette civilisation , la nôtre , Bernanos fut le premier

    à la nommer en 1946,  civilisation de consommation comme le rappelle le journaliste

    Jacques Julliard dans sa préface du livre “La France contre les robots”. 

    Civilisation, poursuit Jacques Julliard, le mot n’est pas écrit au hasard. Parce que d’abord, c’est le culte de la technique qui est la véritable religion de ce monde déchristianisé (...) Un

     demi-siècle après Bernanos,  nous pouvons témoigner qu’il a dit vrai (...): l’ennemi le plus

    implacable et le plus destructeur de toute vie de l’esprit, c’est le capitalisme industriel.

     Pourquoi ? Parce qu’il détruit toute trace de vie spirituelle avec le consentement et la complicité

     des intéressés(...). C’est je crois, conclue Julliard, ainsi qu’il faut lire et regarder ce “dernier”

     Bernanos, non comme le dernier samouraï du monde préindustriel, mais comme l’un des premiers prophètes de la société postindustrielle.

    L’ENFANCE DE BERNANOS - L’ARTOIS

     Venons en maintenant à la vie même de Bernanos. Quelle fut son enfance ? Il ne la

    considère pas comme étant exceptionnelle ( Mon enfance, si ordinaire, qui ressemble à

    2

  • 8/18/2019 Bernanos - Un Itinéraire Spirituel 2

    3/20

    toutes les autres - 1935). Mais c’est pourtant d’elle dont il affirme tirer tout ce qu’il

    écrit, comme d’une source inépuisable de rêves.

     Je suis né le 20 février 1888, à Paris, déclare t-il.  Mais j’ai passé les meilleurs jours de mon

     enfance et de ma jeunesse dans une vieille propriété de campagne, appartenant à mon père, au petit village de Fressin (Pas-de-Calais), dans un pays de grands bois et de pâturages où j’ai

     plus ou moins fait vivre depuis tous les personnages de mes romans. Le père, Emile, est

     tapissier décorateur. Sa famille est monarchiste et catholique. De sa mère,

    Hermance, Georges Bernanos dira plus tard qu’elle fut sans doute la première à lui avoir

     appris que la Foi est un don de Dieu. Jusqu’à sa mort, il ne cessera de répéter que la

    seule et unique théologie qu’il connaît se limite à son catéchisme. D’esprit vif, comme le rappelle Guy Gaucher, écrivain et spécialiste de Bernanos, il

     observe tout ce qui l’entoure : paysans, notables, prêtres, amis de ses parents. Son père,

    Emile, a une passion pour la photographie, qu’il pratique souvent. De très

    nombreux clichés montrent le petit Georges aux côtés des prêtres de la région, qui

    rendaient régulièrement visite à sa famille. Cette proximité, respectueuse mais

    amicale, ne sera sans doute pas étrangère à l’omniprésence de la figure du prêtre

    dans les romans de Bernanos qui fut, ainsi qu’on l’a écrit, le créateur du “roman

    sacerdotal”.

    Mais dans cette demeure plutôt chaleureuse et accueillante, on reçoit aussi

     beaucoup d’autres visiteurs de la région, issus de toutes les classes sociales. De

    nombreuses photographies de paysans, de condition modeste, et pour certains très

     pauvres, sont là pour en témoigner. Ces hommes de la terre, simples et dignes, au

     beau visage marqué, Bernanos en conservera le souvenir toute sa vie. Il est évident

    qu’on en retrouvera aussi la trace dans ses romans : Chaque lundi, raconte-t-il, les

     gens venaient à l’aumône, comme on dit là-bas. Ils venaient parfois de très loin, d’autres

    villages, mais je les connaissais presque tous par leur nom. Ils s’obligeaient même entre eux :

    “Je suis venu aussi pour untel, qui a des rhumatismes”. Lorsqu’il s’en était présenté plus de

     cent mon père disait : “Sapristi, les affaires reprennent!”... (...) Eh bien ! en ce temps, je devais

    3

  • 8/18/2019 Bernanos - Un Itinéraire Spirituel 2

    4/20

     parler aux vieux mendiants la casquette à la main, et ils trouvaient la chose aussi naturelle

     que moi, ils n’en étaient nullement émus (Les Grands Cimetières sous la Lune).

    Jusqu’à son adolescence, l’environnement de l’Artois - ses sentiers, ses bois, ses

     longues plaines caressantes - lui devient totalement familier. En dehors de sa

    scolarité, il y découvre toutes les aventures d’un garçon provincial amoureux de la

     vie au grand air, arpentant les chemins, grimpant aux arbres, observant les

    animaux, la nature, braconnant parfois, bref, s’imprégnant de tout.

    Dans la préface des “Grands Cimetières sous la lune” (encore...), Bernanos dépeint

    ce décor naturel qu’est la toile de fond, bien réelle, de son enfance, où apparaîtront

     plus tard ses personnages romanesques en devenir : Chemins du pays d’Artois, àl’extrême automne, fauves et odorants comme des bêtes, sentiers pourrissant sous la pluie de

     novembre, grandes chevauchées des nuages, rumeurs du ciel, eaux mortes !... J’arrivais, je

     poussais la grille, j’approchais du feu mes bottes rougies par l’averse. L’aube venait bien avant

     que fussent rentrés dans le silence de l’âme, dans ses profonds repaires, les personnages

     fabuleux encore à peine formés, embryons sans membres, Mouchette et Donissan, Cénabre,

    Chantal, et vous, vous seul de mes créatures dont j’ai cru parfois distinguer le visage, mais à

     qui je n’ai pas osé donner de nom - cher curé d’un Ambricourt imaginaire... Etiez-vous alors mes maîtres ?

    L’ESPRIT D’ENFANCE DANS L’OEUVRE DE BERNANOS

    Comme le souligne Guy Gaucher dans son livre “Bernanos ou l’invincible

    espérance”, toutes les fois où Georges Bernanos a voulu scruter la nature profonde d’un

     homme, qu’il fut réel ou tiré de ses rêves, il s’est demandé : “Quel enfant a t-il été ?” Il ne faut

    donc pas s’étonner de le voir lui-même tout au long de sa vie se retourner vers sa

     propre enfance.  Qu’importe ma vie, écrit-il, je veux seulement qu’elle reste fidèle à l’enfant

     que je fus (...) et qui est à présent pour moi comme un aïeul.

    Mais, sur le plan spirituel, “l’enfance” et “l’esprit d’enfance” selon Bernanos, c’est

    encore plus que cela. Dans sa dernière oeuvre, les “Dialogues des Carmélites”, la

    mère Prieure, dont la mort est imminente, confie à la jeune Blanche qui veut

     4

  • 8/18/2019 Bernanos - Un Itinéraire Spirituel 2

    5/20

    rentrer au couvent : Une fois sortie de l’enfance, il faut très longtemps souffrir pour y

     rentrer, comme tout au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore. Suis-je redevenue

     enfant ? s’interroge la Prieure, question qui renvoie inévitablement à la parole du

    Christ dans l’Evangile selon St Matthieu ; “Si vous ne redevenez pas comme de petits enfants, vous n’entrerez pas au royaume des cieux” .

    On l’aura compris, l’enfance, chez l’auteur de la Nouvelle histoire de Mouchette se situe

    à un tout autre niveau que celui d’une nostalgie d’un temps révolu,

    complaisamment motivé par le regret des âges tendres... Elle représente, en fait,

     pour lui la part la plus essentielle de l’homme. Une part oubliée, ignorée,

    dédaignée, mais dans laquelle il ne fut sans doute jamais autant lui-même qu’en ce temps, béni, où il s’oubliait . Cette part est probablement, selon Bernanos, la plus

    authentique et la plus proche de notre véritable nature d’être humain. Et au-delà,

    de notre état spirituel le plus élevé, de notre “âme”. Dans la préface des “Grands

    Cimetières sous la lune”, Bernanos fait d’ailleurs de cet l’enfant qu’il était un

     véritable guide dans le cheminement vers sa propre éternité : Certes, ma vie est déjà

     pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. Et pourtant, l’heurevenue, c’est lui qui reprendra sa place à la tête de ma vie, rassemblera mes pauvres années

     jusqu’à la dernière, et comme un jeune chef ses vétérans, ralliant la troupe en désordre, entrera

    le premier dans la maison du Père....

    UNE FOI QUI S’AFFIRME : les lettres à l’Abbé Lagrange

    Bernanos, enfant et adolescent, se rend souvent à l’église, pour assister à la Messe,

    ou prier. Ce “catéchisme”, qui demeurera toujours son seul et unique bagage

     théologique, il l’applique toutefois avec une ferveur certaine, notamment par la

     prière. Mais c’est surtout vers l’âge de 17 ans que commence à s’affirmer sa propre

    spiritualité. Il dit, déjà, à cette époque, haïr le bigotisme, mais avoir appris à en séparer la

    vraie piété, une piété d’homme ferme, sincère, tout en actes et non en formules. Il est alorsélève au petit séminaire de Bourges, et entretient une correspondance extrêmement

    5

  • 8/18/2019 Bernanos - Un Itinéraire Spirituel 2

    6/20

    riche, et significative, avec un prêtre ; l’Abbé Lagrange. Ces lettres, même si elles

    n’en font pas toutes un sujet central, témoignent alors de cette angoisse qui le

    hante : la peur de mourir.

     Depuis longtemps, écrit l’adolescent Bernanos -  à cause de ma jeunesse maladive et des précautions qu’on me faisait prendre (sa prime enfance fut en effet caractérisée par une

    santé très fragile) - je crains la mort, et par malheur, peut-être mon ange gardien dirait par

     bonheur, j’y pense toujours. La plus petite indisposition me semble le prélude de cette dernière

     maladie, dont j’ai si peur. (...) Au moment de ma première communion, la lumière a

     commencé de m’éclairer. Et je me suis dit que ce n’était pas surtout la vie qu’il fallait s’attacher

     à rendre heureuse et bonne, mais la mort, qui est la clôture de tout... Ce que je veux dire, en me

     disant revenu aux idées de ma première communion, c’est que je reconnais plus que jamais que

    la vie, même avec la gloire qui est la plus belle chose humaine, est une chose vide et sans saveur

     quand on n’y mêle pas toujours, absolument, Dieu. D’où il m’apparaît logiquement que, pour

     être heureux, il faut vivre et mourir pour lui, aidant à ce que son règne arrive selon votre âge,

     selon votre position, vos moyens, votre fortune, vos goûts. Et ainsi, je n’aurai plus peur de cette

     affreuse mort.

     Lettre d’une bouleversante lucidité, commente le critique littéraire Albert Béguin,  chez un garçon de 17 ans, et qui suppose une méditation précoce, remontant à la plus lointaine

     enfance. Ce n’est pas encore le langage de l’écrivain futur, mais déjà ce sont ses thèmes

     essentiels, situés, articulés, comme ils le seront encore dans les “Dialogues des Carmélites”, par

     exemple.(...) Bernanos livre ici, une première fois, dès l’éveil de sa conscience, le même combat

     décisif qu’il aura à reprendre sans cesse.

    LE “CAMARADE RIMBAUD” - La route

    Lorsqu’enfant, puis adolescent, Bernanos n’emprunte pas les routes de l’Artois, il

    subtilise la clef de la bibliothèque paternelle, qui est bien fournie. Il se souvient

    d’avoir lu, à l’âge de treize ans, à plat ventre sur le tapis, toute la Comédie humaine de

    Balzac. Cette expérience précoce le marquera à tout jamais. Elle aura sur son

    oeuvre une influence décisive - avec Barbey d’Aurevilly, lu à la même époque, puis,

    6

  • 8/18/2019 Bernanos - Un Itinéraire Spirituel 2

    7/20

     plus tard, Dostoïevski, Péguy, Baudelaire, ainsi que le “camarade Rimbaud”,

    comme il le surnomme.

    Pour ce qui concerne ce dernier, on retrouve en effet “l’esprit de vagabondage” de

     l’auteur de “La Bohème” à travers bon nombre de personnages bernanosiens,garçons et filles, adolescents toujours prêts à partir, à prendre la route, cette

     promesse immense dont parle Bernanos. Profitons de cette référence constante à la

     présence de la route dans ses romans pour aborder un autre aspect central de son

    univers. Car cette fameuse route n’exprime pas seulement l’attrait de l’évasion, du

     nouveau. Comme toujours, chez lui, réel et surnaturel s’interpénètrent, formant les

    deux facettes d’un même monde.  Qui n’a pas vu la route à l’aube, dit-il en effet dans

    Monsieur Ouine, entre ses deux rangées d’arbre, toute fraîche, toute vivante, ne sait pas ce

     que c’est que l’espérance. L’espérance, voilà, précisément, un thème majeur et

     profondément spirituel de l’oeuvre bernanosienne. De quoi est faite cette

    “espérance” ? On pourrait dire elle s’apparente au sentiment du peuple juif, en

    marche vers la Terre Promise (encore une autre route...). Et qu’elle est pour

     l’essentiel une perception, voire une anticipation, lointaine mais bien réelle, de

     l’éternité, c’est à dire de l’instant où nous devons entrer définitivement dans

     l’amour de Dieu. En ce sens, la “route-espérance”, selon Bernanos, rejoint

    directement celle qui mène au tombeau du Christ, le matin de Pâques. Les

    manifestations de cette espérance surabondent dans l’oeuvre : le  Qu’est-ce que cela

     fait, tout est grâce, de la fin du Journal d’un Curé de Campagne, prononcé par le Curé

    d’Ambricourt au moment de sa mort, en est peut-être l’exemple le plus significatif...

    BERNANOS MONARCHISTE - L’esprit de chevalerie

    Quittons l’enfance et l’adolescence de Bernanos, élève relativement moyen, pour

    avancer jusqu’au jeune homme. Etudiant à la faculté de droit et à l’institut

    catholique, de 1906 à 1913, il obtient une licence de droit et une licence es lettres. Il

    7

  • 8/18/2019 Bernanos - Un Itinéraire Spirituel 2

    8/20

    est monarchiste, comme sa famille, et s’engage activement chez les camelots du roi.

    Il aura même quelques démêlés avec la police. Il devient journaliste et collabore à

    “l’Action Française”, ainsi qu’à d’autres périodiques monarchistes. Il prend, enfin,

     la direction d’un hebdomadaire royaliste, “l’Avant-Garde de Normandie” et y poursuit une furieuse polémique avec le philosophe Alain qui, lui, écrit à la

    Dépêche de Rouen. Pour tout dire, confiera Bernanos plus tard, j’aimais le bruit.

    Nous sommes, alors, encore loin de celui qui va conquérir une totale indépendance

    d’esprit au moment de sa rupture fracassante avec l’Action Française et Charles

    Maurras (1932), et surtout de la guerre d’Espagne (1936), où son combat contre

    Franco lui vaudra les pires anathèmes de son ancienne famille politique. Le

    Bernanos de cette époque apprend surtout à aiguiser sa plume, à combattre sur le

     terrain des idées, avec virulence, quelquefois aussi avec violence, et capable, à

     l’occasion, de certains excès que l’on est en droit de ne pas juger appréciables. Mais

    c’est ainsi, en même temps, qu’il fait sur le plan journalistique son apprentissage et

    s’exerce à ce qui, peu à peu, deviendra plus tard ses “Ecrits de combat” publiés

    durant la guerre.

    Quant à ses opinions monarchistes, il faut rappeler qu’elles relèvent avant tout d’un

    idéal, en lien avec sa conception de l’esprit de chevalerie, de “l’honneur chrétien”,

    de l’idée qu’il se fait du roi comme guide impartial du pays, n’ayant d’autre

    ambition que de servir ce dernier pour répondre à la mission qui lui a été assignée,

    ainsi qu’à sa famille. Cette vision qui serait plutôt d’ordre affectif, traduit une

    certaine conception (idéale) de la monarchie, loin des calculs politiciens et surtout

    du nationalisme de l’Action Française (dont il commencera à s’éloigner dès 1919).

    Cette vue des choses apparaîtra peut-être naïve, utopique, voire infondée, à

     beaucoup. Il me semble qu’elle est pourtant toujours restée la sienne, sans jamais

    nuire à sa lucidité. Elle ne l’a pas non plus, bien au contraire, empêché d’engager

     toutes ses forces pour être, aux moments les plus difficiles qu’a connus son pays, et

    8

  • 8/18/2019 Bernanos - Un Itinéraire Spirituel 2

    9/20

    selon la formule de Jacques Julliard, un véritable rempart de la démocratie, même à son

     corps défendant.

    LA GUERRE - SOUS LE SOLEIL DE SATAN: combat avec le prince du mensonge

    Bien que réformé en 1909, Bernanos s’engage en 1914 pour la durée de la guerre.

     J’ai fait la guerre de 1914, engagé volontaire, comme simple caporal, c’est-à-dire dans une

     familiarité et une fraternité quotidienne avec mes camarades ouvriers et paysans. Ils ont achevé

     de me dégoûter pour toujours de l’esprit bourgeois. Ce n’est pas la misère ou l’ignorance du

     peuple qui m’attire, c’est sa noblesse. L’élite ouvrière française est la seule aristocratie qui nous

     reste, la seule que la bourgeoisie du XIXème et du XXème siècle n’ait pas encore réussi à avilir.

     A cette fraternité de l’avant, aux souffrances partagées, Bernanos oppose les

    compromissions de l’arrière, du “Derrière” comme il l’appelle :  De 1914 à 1918, les

     hommes de l’avant ont vécu d’honneur, ceux de l’arrière de haine. A quelques exceptions près,

    tout ce qui n’avait pas combattu s’est retrouvé pourri, pourri sans remède, pourri sans retour

     au bout de ces quatre années sanglantes. Ce déluge de feu ou, par trois fois, il a failli

    mourir et qui le hantera à tout jamais, sera décisif pour son avenir d’écrivain. En

    1919, tandis qu’approche pour lui le retour à la vie civile, sa résolution est prise : le

     métier littéraire ne me tente pas. Il m’est imposé. C’est le seul qui m’est donné de m’exprimer,

     c’est à dire de vivre. Il parle alors, déjà, d’une vocation de l’écriture, et il ajoutera plus

     tard ; Toute vocation est un appel - vocatus - et tout appel veut être transmis. Ceux que

     j’appelle ne sont évidemment pas nombreux. Mais c’est pour eux, c’est pour eux que je suis né.

    Cette conception de la vocation de l’écrivain ne peut être mise selon lui qu’au service

    de la vérité telle qu’il la conçoit, car il dit lui-même que le bon Dieu ne lui a pas mis une

     plume entre les mains pour rigoler avec. 

     Au lendemain de la guerre, son besoin de témoigner l’emporte donc sur tout. Il y

    répondra par un roman, son premier : Sous le soleil de satan (1926) . Publié au

    “Roseau d’Or”, le livre est un très grand succès.   Il est le fruit de 4 années

    d’écriture, partagées entre son travail alimentaire - marié et père de famille,

    9

  • 8/18/2019 Bernanos - Un Itinéraire Spirituel 2

    10/20

    Bernanos sillonne l’Est de la France en tant qu’inspecteur d’assurances - et la

    gestation très difficile de cette première oeuvre. L’abbé Donissan, prêtre gauche et

    maladroit, à qui est pourtant attribué le don de lire dans les âmes, est né.

    Personnage à la fois puissant et fragile, doutant de lui, accédant au sublime maiscapable d’erreurs désastreuses envers ceux qu’il voudrait sauver, le  saint de Lumbres

    devra s’affronter directement avec celui qu’il nomme le  prince de ce monde : Satan. Si

     la création de Donissan rejoint en partie l’histoire du curé d’Ars, elle trouve surtout

    son origine dans les tranchées boueuses de 14-18, où Bernanos a connu la douleur

    de voir ses frères issus de l’aristocratie ouvrière mourir devant ses yeux. Mais le pire, il

     le dit lui-même, fut de subir, pendant et juste après la guerre, la propagande et les

    manipulations de l’arrière, du “Derrière”, qu’il ressent comme une exploitation du

    sacrifice de ses camarades. C’est donc par opposition au mensonge, à ses effets

    complexes et dévastateurs, et à leur premier responsable sur le plan spirituel -

     l’adversaire/Satan - qu’apparaît le personnage, fictif, de Donissan. Cette capacité à

    extraire d’une réalité vécue, tragique, et ici historique, matière à créer de très fortes

    incarnations 

    dans une dimension imaginaire 

    me semble particulière à Bernanos. On

    retrouve cette spécificité dans la  Nouvelle Histoire de Mouchette (1938) -  parcours

    implacable, et pourtant incroyablement sensible et vivant, d’une pauvre gamine de

     treize ans -  à propos de laquelle l’auteur confie qu’il ne l’aurait pas conçue s’il

    n’avait été le témoin des assassinats de républicains espagnols, de leur solitude

    absolue, de leur courage, de leur dignité.

     A ce récit inaugural, ce furieux rêve crépusculaire, succèdent deux autres romans qui

    forment un tout ; L’Imposture et La Joie (Prix Fémina) . Le personnage central en est

    aussi un prêtre ; l’Abbé Cénabre. On pourrait d’ailleurs considérer ce dernier

    comme un double négatif de Donissan. Cénabre illustre parfaitement cette

    définition de l’enfer qu’on trouve dans le  Journal d’un Curé de Campagne : L’enfer, c’est

     de ne plus aimer. Etre totalement incapable d’amour, et en premier lieu vis-vis de soi-

    même, est d’ailleurs la définition bernanosienne de l’enfer.

    10

  • 8/18/2019 Bernanos - Un Itinéraire Spirituel 2

    11/20

    LA GRANDE PEUR DES BIEN-PENSANTS : le chemin vers les juifs

    Bernanos commence la rédaction de Monsieur Ouine, considéré par beaucoup

    comme son plus grand roman, et qui ne sera publié qu’en 1943, au Brésil. UnCrime, roman policier hors-norme dont un prêtre est encore le personnage central,

    et mystérieux, paraîtra en 1935. Jusqu’à la moitié des années 30, les événements se

     précipitent pour Bernanos. Il y a aussi la publication de la Grande peur des bien-

     pensants (1930) ,  pamphlet dans lequel il s’attaque à la bourgeoisie, et tout

     particulièrement à la bourgeoisie catholique, à Thiers, aux responsables de la

    répression sanglante de la commune, et au pouvoir de l’argent. Malheureusement,

    dans ce qui est aussi un hommage à la figure très controversée d'Edouard

    Drumont, il commet l!erreur, beaucoup trop répandue dans les milieux de droite de

    cette époque (fin des années 20), d!associer étroitement les juifs aux puissances

    financières et aux turpitudes de celles-ci dans la France d'alors. Certains propos,

    qu’on ne peut que regretter, y sont tenus à leur encontre, même s’ils sont beaucoup

     plus limités qu’on a pu le dire. Mais à partir de 1936, la relation de Bernanos avec

     les juifs va évoluer. Ses prises de position contre les campagnes antisémites en

    France, ainsi que ses engagements et plusieurs de ces écrits avant, pendant, et

    après la guerre sont là pour en attester. De nombreux témoignages, aussi. Je me

     limiterai à l’un d’entre eux. Celui d’ Eli Wiesel lorsqu’il dit :  Il était clair que

     Bernanos allait venir vers nous. Sa découverte de ce que représentent les Juifs témoigne de son

     ouverture, de sa générosité. C'est presque impossible de trouver en France, en Europe peut-être,

     un écrivain “de droite” qui, avant la guerre en tout cas, n'ait pas connu sa période antisémite.

    Ce n'est pas sa faute d'ailleurs, parce qu'en vérité il ne faut pas oublier l'ambiance, le climat

     politique et littéraire qui régnaient alors. C'est pourquoi je ne peux pas en vouloir à Bernanos,

     qui eut le courage de s'opposer au fascisme, de dénoncer l'antisémitisme et de dire justement ce

     qu'il a dit et écrit de la beauté d'être juif, de l'honneur d'être juif, et du devoir de rester juif .

     L’honneur juif, déclare en effet Bernanos en 1948,  depuis deux mille ans, n’est pas de résister par la force, mais par la patience, car le but que se propose, que s’est toujours proposé ce

    11

  • 8/18/2019 Bernanos - Un Itinéraire Spirituel 2

    12/20

     peuple impérissable n’est pas de vaincre, mais de durer ; c’est de la durée qu’il attend le salut.

     Qu’Israël dure, et le très haut vaincra pour lui. En attendant, l’honneur, c’est de rester juif et de

     faire des enfants juifs, d’en faire assez pour que tous les pogroms ne puissent anéantir ce que

     Dieu a ordonné de conserver ». Et dans le même texte, il ajoute : "Ce qui a au cours des

     siècles opposé le monde chrétien au monde juif n’est sans doute qu’un malentendu mais c’est un

     malentendu fondamental, et qui en pénétrerait le sens connaîtrait du même coup peu-être la

     signification totale de l’Histoire. Autre chose est de haïr et autre chose est de méconnaître, et si

     nous avions le courage d’aller au-delà des apparences, nous devrions sans doute convenir que le

     plus grand malheur d’Israël n’est pas d’avoir été si constamment haï, c’est d’avoir été non

     moins constamment méconnu” (et on finit toujours par haïr une vérité méconnue, écrit-il par

    ailleurs dans son roman “Monsieur Ouine”...).

    L’ADIEU À MAURRAS : la rupture définitive

    En 1932, une violente polémique oppose Bernanos à Charles Maurras à propos

    d’un désaccord entre François Coty, alors propriétaire du journal  Le Figaro, et le

    fondateur de l’Action Française. Bernanos a de l’estime pour Coty, et prend sa

    défense. On lui a d’ailleurs proposé la direction du  Figaro, offre qu’il déclinera.

    Mais sa sympathie pour Coty va provoquer sa rupture définitive avec Maurras, par

    articles interposés. C’est l’A-Dieu à Maurras. Ce qu’il faut bien appeler un

    déferlement de mépris et haine de la part de Maurras et de tous ses collaborateurs

    à l’encontre de Bernanos permettra en réalité à ce dernier de s’affronter

    directement avec son ancien maître, et de sceller définitivement la rupture. L’avenir

    de l’un et de l’autre, et leurs positions respectives dans l’Histoire, montrera à quel

     point ils étaient différents...

    12

  • 8/18/2019 Bernanos - Un Itinéraire Spirituel 2

    13/20

    PAUVRETÉ ET ESPÉRANCE - Les grands cimetières sous la lune

    En 1933, Bernanos, passionné de moto, est victime d’un très grave accident. Il perd

     l’usage d’une jambe et marchera toute sa vie avec des cannes. Il est, alors, pèred’une famille nombreuse (6 enfants ; 3 garçons, 3 filles). Peu doué pour la gestion,

    il doit faire face à d’incessantes difficultés d’argent, et son éditeur ne le rémunère,

     pour ainsi dire, qu’au “compte goutte”. Fuyant les milieux littéraires, Paris et, il

    faut le préciser aussi, les huissiers, Bernanos va déménager une trentaine de fois

    dans sa vie (souvent dans le sud de la France). C’est alors qu’en 1934, un ami lui

    suggère de se rendre en Espagne ou la vie est moins chère et le poisson pour rien. Il arrive

    à Majorque en octobre 34 . Jour après jour, il poursuit son inlassable travail de

     tâcheron. Il écrit, à propos de sa situation : l’ignoble nécessité pompe jour et nuit à

    toutes les issues de ma pauvre vie. Il ne restera bientôt dans la toile d’araignée que le cadavre

     d’une abeille, tout à fait vide. Priez pour elle”. Cette “ignoble nécessité”, il y sera

    confronté, toute sa vie. S’il a beaucoup parlé des pauvres dans son oeuvre, il

    connût lui-même des moments matériels très souvent difficiles, dominés par

    “l’angoisse du lendemain” et alternés par les paiements, toujours insuffisants et

    irréguliers, de son éditeur.

     A propos de cette pauvreté, qui a aussi pour lui une très grande importance sur le

     plan spirituel, et qu’il distingue très nettement de la misère, il écrit : Si nous pouvions

     disposer de quelque moyen de détecter l’espérance comme le sourcier découvre l’eau souterraine,

     c’est en approchant des pauvres que nous verrions se tordre entre nos doigts la baguette de coudrier. Le pauvre n’est pas un homme qui manque, par état, du nécessaire, c’est un homme

     qui vit pauvrement, selon la tradition immémoriale de la pauvreté, qui vit au jour le jour, du

    travail de ses mains, qui mange dans la main de Dieu, selon la vieille expression populaire. Il

    vit non seulement de l’ouvrage de ses mains, mais aussi de la fraternité entre pauvres, des mille

     petites ressources de la pauvreté, du prévu et de l’imprévu. Les pauvres ont le secret de

    l’espérance.

    13

  • 8/18/2019 Bernanos - Un Itinéraire Spirituel 2

    14/20

    Les événements de la guerre d’Espagne vont donner à la présence de Bernanos une

     toute autre raison d’être que l’amélioration de son quotidien. Dans un premier

     temps, devant les massacres de religieux perpétrés par des républicains, le

    catholique et monarchiste Bernanos prend parti pour Franco (son fils s’engagemême dans la phalange). Trois mois suffiront pour que Bernanos soit très vite

    déçu, puis horrifié, devant la barbarie franquiste, d’autant plus impardonnable à

    ses yeux qu’elle était précisément l’oeuvre de catholiques et de royalistes.  J’espère

     écrire un jour sur quelles têtes ce sang doit retomber déclare-il le 16 août 1936. Ce sera Les

    Grands Cimetières sous la lune,  brûlot anti-franquiste dans lequel il dénonce,

    notamment, la collusion de l’Eglise espagnole avec les fascistes. Alors qu’il demeure

     toujours à Majorque, sa tête est mise à prix par Franco. Son ancienne famille

     politique, et la droite nationaliste en général, le considèrent désormais comme un

     traître. La gauche française, elle, applaudit à son témoignage qui n’a peut-être

    comme équivalent que  L’Espoir d’André Malraux. On peut considérer “Les Grands

    Cimetières sous la lune” comme un prélude à l’engagement et aux écrits de Bernanos

     pour la résistance. Notamment parce qu’il y invoque déjà la parole du Christ pour

    dénoncer avec force tous les complices, en particulier s’ils sont catholiques et

    cléricaux, de la dictature fasciste. Doit-on y voir, sur le plan spirituel, la mise en

     pratique de sa conception de “l’honneur chrétien”, de  cette piété d’homme ferme,

     sincère, tout en actes et non en formules, à laquelle il dit aspirer à l’âge de 17 ans ?

    Quoiqu’il en soit, Bernanos écrit dans sa mini autobiographie, en 1934, J’ai quitté la

     France pour l’Espagne (Majorque). J’y ai écrit le “Journal d’un Curé de Campagne”, la

    “Nouvelle histoire de Mouchette”, et “Les Grands Cimetières sous la lune”. Cette expérience

     d’Espagne a été, peut-être, l’événement capital de ma vie. J’y ai vu de près les dessous de la

     croisade espagnole et l’épuration franquiste. J’ai pu observer à quelle profondeur le poison

    totalitaire avait corrompu les consciences catholiques et jusqu’aux consciences sacerdotales.(...)

     J’ai quitté l’Espagne en 1937 pour rentrer en France. La déroute des consciences y faisait

     prévoir celle des armées. La triple corruption nazie, fasciste, et marxiste n’avait presque rien

    14

  • 8/18/2019 Bernanos - Un Itinéraire Spirituel 2

    15/20

     épargné de ce qu’on m’avait appris à respecter et à aimer. J’ai quitté presque aussitôt mon pays.

     Il n’était plus possible à un homme libre d’y écrire, ou même seulement d’y respirer.

    JOURNAL D’UN CURÉ DE CAMPAGNE - la sainteté; “seule aventure”...

    C’est au Brésil que Bernanos se fixe en 1938, après une courte visite au Paraguay,

     tandis que monte déjà sur le monde, dit civilisé, l’ombre noire et sanglante de la

    croix gammée. Il n’écrira plus jamais aucun roman, déclarant qu’ils peuvent bien, eux-

     aussi, se faire tuer à la guerre. Les deux derniers furent donc la  Nouvelle histoire de

     Mouchette et surtout le  Journal d’un curé de campagne qui, parmi tous ses livres, eut

     probablement le succès le plus retentissant . J’aime ce livre comme s’il n’était pas de moi,

    dira-t-il à son sujet. Même si elle n’a rien de spectaculaire, l’histoire de ce jeune

     prêtre, malade et confronté aux mesquineries et aux secrets d’un village, déborde

    de surnaturel. Etrangement, il est ici d’autant plus perceptible que sans

    manifestation apparente. Peut-être parce qu’il imprègne, en profondeur, chaque

     jour, chaque événement vécu par le curé d’Ambricourt. Ce dernier ira jusqu’au terme de son  aventure spirituelle, celle de la sainteté (“la seule aventure”, disait

    Bernanos...), dans ses détails les plus ordinaires comme dans ses mouvements

     paroxystiques . Comme l’Abbé Donissan de Sous le soleil de Satan,  le curé

    d’Ambricourt a lui aussi, le don de “lire dans les âmes”. Dans ce récit,  la tentation

    du désespoir,  le doute, la pesanteur de notre condition d’homme côttoient les

    instants les plus lumineux, lorsque des personnages particulièrement endurcis sont

     libérés de leur prison intérieure, ou quand la Joie la plus pure et la plus insolite

    surgit de manière inattendue.  On peut dire que le mouvement intérieur et l’action

    de ce jeune prêtre contiennent, sous l’apparence du quotidien le plus provincial, les

    caractéristiques de la  Passion du Christ . Cette mise en perspective se retrouve dans

    d’autres romans de Bernanos (et également dans les  Dialogues des Carmélites). Pour

     lui, en effet, toutes les aventures spirituelles sont des calvaires. Le  Journal d’un curé de

    15

  • 8/18/2019 Bernanos - Un Itinéraire Spirituel 2

    16/20

     campagne où, selon François Mauriac, se manifeste le don magnifique de rendre le

     surnaturel naturel , en est un parfait exemple.

    LA RÉSISTANCE : l’honneur français - l’humanité du Christ

     Au Brésil, qu’il considère comme une seconde patrie, Bernanos espère fonder à

     l’intérieur des terres une exploitation agricole, pour subvenir aux besoins matériels

    de sa famille autrement que par la plume, moyen qui s’était jusqu’alors révélé

    insuffisant. Le déclenchement de la guerre, le départ de ses deux fils pour

     l’Angleterre et son engagement, dés le 18 juin 40, aux côtés du Général de Gaulle,

    en décident tout autrement. C’est la période de ses  Ecrits de combat, qui implique le

    sacrifice de son travail romanesque. Il signe  Nous autres Français, et  Les Enfants

     Humiliés, confrontation bouleversante entre ses souvenirs de la Grande Guerre et

    celle qui vient de commencer. Il écrit régulièrement dans la presse brésilienne, pour

    quelques journaux clandestins français (dont Témoignages Chrétiens), et surtout

     pour Radio Londres. Ces articles et messages ont été rassemblés en volume sous le

     titre Le Chemin de la Croix des Ames. Un autre livre, Lettre aux anglais, sera parachuté

    clandestinement en Europe occupée. Il devient l’un des animateurs spirituels de la

    résistance. Le refus de l’armistice est, dit-il, une question d’honneur. Il est sur ce plan

    en totale adéquation avec de Gaulle, qui est pour lui un homme providentiel,  donné

     par l’Histoire. Mais c’est aussi au nom de sa vision du christianisme qu’il fustige

    Hitler, Pétain, et les catholiques complices de Vichy. Parmi les très nombreux

     textes qui l’illustrent, j’en proposerai deux - choix subjectif et forcément arbitraire -

    sous la forme d’extraits. Le premier est une prière à Jeanne d’Arc, figure

    historique qui fut malheureusement aussi récupérée par le régime de Vichy. Mais

    c’est précisément pour l’opposer aux collaborateurs que Bernanos invoque ici son

    soutien : Jeanne, nous vous apportons ce qui reste de l’Honneur français (...) afin que vous lui

     rendiez la vie. Nous nous apportons aussi la honte, car nous voulons notre part de honte. Ni

     dans l’honneur, ni dans la honte, nous ne nous séparons de la Nation. Jeanne, l’ennemi est à

    16

  • 8/18/2019 Bernanos - Un Itinéraire Spirituel 2

    17/20

    Orléans, mais il est aussi dans la ville du sacre (...) Il est aussi dans votre petit village natal.

    C’est lui qui cueillera cet été les mirabelles de Domrémy (...) Ce que nous implorons

     aujourd’hui de votre grâce, c’est qu’elle ne nous laisse pas frapper dans le dos, qu’elle nous

     délivre des traîtres, des lâches, et des imbéciles. Jeanne (...) nous en appelons solennellement à

    vous, devant Dieu, contre les misérables qui, pour retarder l’heure du châtiment, offrent en

     hommage à l’ennemi le nom et les morts de Verdun (...). Ce texte fut diffusé sur les ondes

    de la BBC le 11 mai 1941.

    Le second texte met en confrontation l’idéologie, j’oserais dire la  mystique de

    l’Allemagne nazie, avec l’esprit des Evangiles. Ce texte, écrit après la guerre et

    intitulé  Nos amis les saints, est probablement le plus significatif qu’il ait écrit sur la

    sainteté (thème majeur dans son oeuvre). Mais il est aussi, à mon sens, une

    excellente illustration de la manière dont Bernanos oppose au fanatisme la

     présence du Christ, essentiellement faite de compassion et d’amour pour

     l’humanité.

    "La maison de Dieu est une maison d'hommes, et non de surhommes. Les chrétiens ne sont pas

     des surhommes. Les saints, pas davantage, ou moins encore, puisqu'ils sont les plus humains

     des humains. Les saints ne sont pas sublimes, ils n'ont pas besoin du sublime, c'est le sublime

     qui aurait plutôt besoin d'eux. Les saints ne sont pas des héros, à la manière des héros de

     Plutarque. Un héros nous donne l'illusion de dépasser l'humanité, le saint ne la dépasse pas, il

    l'assume, il s'efforce de la réaliser le mieux possible, comprenez-vous la différence ? Il s'efforce

     d'approcher le plus près possible de son modèle, Jésus-Christ, c'est-à-dire de Celui qui a été

     parfaitement homme, avec une simplicité parfaite, au point, précisément, de déconcerter le héros

     en rassurant les autres, car le Christ n'est pas mort seulement pour les héros, il est mort aussi pour les lâches. Lorsque ses amis l'oublient, ses ennemis, eux, ne l'oublient pas. Vous savez que

    les nazis n'ont cessé d'opposer à la Très Sainte Agonie du Christ au jardin des oliviers la mort

     joyeuse de tant de jeunes héros hitlériens. C'est que le Christ veut bien ouvrir à ses martyrs la

    voie glorieuse d'un trépas sans peur, mais il veut aussi précéder chacun de nous dans les ténèbres

     de l'angoisse mortelle. La main ferme, impavide, peut, au dernier pas, chercher appui sur son

     épaule, mais la main qui tremble est sûre de rencontrer la sienne".

    17

  • 8/18/2019 Bernanos - Un Itinéraire Spirituel 2

    18/20

    RETOUR EN FRANCE: la liberté pour quoi faire ?

    Bernanos rentre en France en 1945 à la demande du Général de Gaulle, qui lui

    adresse un télégramme : Votre place est parmi nous. L’épuration le dégoûte. Refusant les postes de ministre qu’on lui propose, et autres ambassades, il se lance dans une

    série d’articles (pour les journaux  La bataille, Carrefour, Combat, Le Figaro,

     L’Intransigeant). Il fait aussi de nombreuses conférences en Europe. Il y dénonce,

    notamment, les “lendemains de libération”, et leur cortège d’opportunisme.  Il faut

     refaire des hommes libres est le titre de son premier article.  Bernanos veut alerter ses

    contemporains sur les nouvelles menaces qui pèsent sur ce monde en

    recomposition, à savoir la technocratie et les formes nouvelles du totalitarisme. Il

     prédit des lendemains qui déchantent, annonce un monde bâti sur la vitesse, la

    course effrénée au profit, la “civilisation des machines”, avec pour conséquence la

    déshumanisation, la disparition de l’esprit de fraternité, et celle de la liberté. Un

     prophète n’est vraiment prophète qu’après sa mort, dit-il, et jusque là il n’est pas un homme

    très fréquentable. Je ne suis pas un prophète, mais il arrive que je vois ce que les autres voient comme moi, mais ne veulent pas voir. (...) Une voix libre, si morose soit-elle, est toujours une

    voix libératrice.

    Ecoutons plus précisément cette voix, qui s’exprime entre 1945 et 1947, et que

     bien peu furent alors disposés à entendre. Il est difficile de ne pas y percevoir, par

    instants, une très surprenante actualité...

    On essaie de vous faire croire qu'il n'y a aucun moyen de s'opposer à cette monstrueuse croissance, qu'elle est dans la nature des choses. Et moi je vous dis qu'elle n'est pas dans la

     nature de l'homme, que l'homme, s'il veut, aura le dernier mot sur les choses (...) C'est une

     erreur commune à beaucoup d'imbéciles de croire aujourd'hui que les dernières libertés seront

    tôt ou tard arrachées de leurs mains, de s'y résigner par avance. On ne les leur arrachera pas ;

    ils les laisseront tomber comme les autres, ils desserreront les doigts, sans même s'en apercevoir,

     et l'État vigilant les ramassera derrière eux pour enrichir sa collection (...)

     La mécanisation du monde – on pourrait dire sa totalitarisation, c'est la même chose – répond

     à un vœu de l'homme moderne, un vœu secret, inavouable, un vœu de démission, de

    18

  • 8/18/2019 Bernanos - Un Itinéraire Spirituel 2

    19/20

     renoncement. Les machines se sont multipliées dans le monde à proportion que l'homme se

     renonçait lui-même, et il s'est comme renoncé en elles. L'histoire dira, tôt ou tard (...) que la

     machinerie a moins transformé la planète que le maître de la planète. L'homme a fait la

     machine, et la machine s'est faite homme, par une espèce d'inversion démoniaque du mystère de

    l'Incarnation…(...) On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l'on n'admet

     pas d'abord qu'elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. Hélas !

    la liberté n'est pourtant qu'en vous imbéciles ! 

    (...) Le monde ne sera sauvé que par les hommes libres. Cette vérité si simple n'a cessé de veiller

     dans mon cœur ainsi qu'une petite flamme secouée dans la nuit par le vent. Le monde ne sera

     sauvé que par les hommes libres. En parlant ainsi je reste fidèle avec Montaigne comme avec

     Pascal, avec Pascal comme avec Jean-Jacques Rousseau. Le monde ne sera sauvé que par les hommes libres. Il faut faire un monde pour les hommes libres (Textes tirés de “La France

    contre les robots” et de “La liberté pourquoi faire ?”)

    LA COMMUNION DES SAINTS : mourir les uns pour les autres

    De nouveau motivé par le désir de quitter la France, Bernanos se rend en Tunisie

    en 1947. Il lui reste un an à vivre. Le temps nécessaire pour écrire ce qui est

    considéré, à juste titre, comme son “testament spirituel” : les Dialogues des Carmélites.

    Il a, alors, entrepris une vie de Jésus  lorsqu’un producteur de cinéma lui propose

    d’écrire les dialogues d’une adaptation cinématographique, à partir de la nouvelle

    de Gertrud Von Lefort ;  La dernière à l’échafaud,  l’histoire des carmélites de

    Compiègne qui firent le voeu du martyr, pendant la terreur. Le texte de Bernanosfut refusé par le producteur qui le considéra comme “injouable”. Mais il devint un

    classique du répertoire théâtral et de l’opéra, représenté dans le monde entier,

    avant d’être finalement porté à l’écran, à deux reprises. Bernanos y exprime dans

    une langue simple, vivante, limpide, universelle, la quintessence de sa spiritualité à

     travers un thème qui lui est déjà familier : celui de la “communion des saints”.

    L’idée qu’on puisse  mourir non pas chacun pour soi mais les uns pour les autres, ou mêmeles uns à la place des autres est au centre des  Dialogues des carmélites. Celui de la peur

    19

  • 8/18/2019 Bernanos - Un Itinéraire Spirituel 2

    20/20

    de la mort, également. Par la création du personnage de Blanche de la Force,

     l’ultime oeuvre de Bernanos répond, de manière saisissante, à la peur de mourir

    dont l’adolescent de 17 ans faisait état dans ses lettres à l’Abbé Lagrange. Le

    mouvement de son “parcours spirituel” semble bouclé. Le jour même où il achève les  Dialogues des carmélites, il s’alite définitivement. Dans son dernier agenda, le 24

     janvier, Bernanos écrit : Nous voulons réellement ce qu'Il veut, nous voulons vraiment, sans

    le savoir, nos peines, notre souffrance, notre solitude, alors que nous nous imaginons redouter

     notre mort et la fuir, quand nous voulons réellement cette mort comme Il a voulu la Sienne. De

    la même manière qu'Il se sacrifie sur chaque autel où se célèbre la messe, il recommence à

     mourir dans chaque homme à l'agonie. Nous voulons tout ce qu'Il veut, mais nous ne savons

     pas que nous le voulons, nous ne nous connaissons pas, le péché nous fait vivre à la surface de

     nous-même, nous ne rentrons en nous que pour mourir, et c'est là qu'Il nous attend.

     Victime d’un cancer du foie, Bernanos est rapatrié en mai 48, et hospitalisé à

     l’hôpital américain de Neuilly .

    "Puissé-je me voir mourir ! confiait un jour Bernanos.  Puissiez-vous être présent et

     recueillir quelque chose de mon premier regard sans tristesse, de mon premier regard entrouvert

     sur ce que j'ai tant désiré  - ô mort si fraîche, ô seul matin”. Il meurt entouré des siens. Voici

     que je suis pris dans la Sainte Agonie, dit-il quelques heures avant la fin. L’Abbé

    Pézeril, qui l’a assisté dans ses derniers jours, déclara : J’ai vu bien des morts. Aucune

     pour moi n’a été portée à ce point de conscience.  Avant qu’il n’entre dans le coma, vers

    minuit, on l’entend distinctement prononcer ces mots : A nous deux.

    Il expire à cinq heures du matin, après avoir ouvert les yeux et appeler doucement,

    une dernière fois, sa femme, Jeanne.

    Ces mots qu’il écrivit devinrent son épitaphe :  Quand je serai mort, dites au doux

     royaume de la terre que je l’aimais plus que je n’ai jamais osé le dire.

    *****************

    20