Bernard Hamel _ Génie de la langue française _ Gebethner & Wolf 1927 _ reprint

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    B . H A M E L______

    LE GNIED E L A

    Langue Franaise

    GEBETHNER & WOLF GEBETHNER & WOLFPARIS VARSOVIE-CRACOVIE

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    1927

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    M . l A bb J.-Pier r e D A V ID

    qui fut toujour s pour moi un ami et un guide,

    je ddie ce l iv re

    en tmoignage de profonde reconnaissance.

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    dimposer tout prix sa culture a ses voisins mme parle fer et par le sang . Car ici est en effet la diffrence fon-cire entre le gnie allemand et le franais : ce dernier vise gagner les curs par son charme, les esprits par persua-sion : le premier simposer par la force. De l vient que

    par opposition, on a souvent appel faiblesse le gnie fran-ais.Cette Angleterre aussi dont le mme Rivarol sous-

    estimait la langue et sa force dexpansion, mais qui, verscette mme poque, et aprs lavoir longtemps ignore,avait dj plac au fronton de ses lettres ltoile frachedcouverte et fulgurante de Shakespeare, connut une for-tune linguistique parallle sa fortune coloniale.

    Cependant, en dpit de ses voisines envahissantes etqui la menaaient chaque jour davantage, la langue fran-aise est reste langue universelle parce quelle est demeu-re ce quelle tait autrefois, parce quelle est, comme ja-dis, en Pologne, en Allemagne, en Turquie ou ailleurs, lalangue de ce qui prtend la clart comme la nuance ;(et donc, bien apte lexpression scientifique) la dlica-tesse, lurbanit, la douceur, lharmonie, la languedes salons et des confrences, des gens du monde et desgens qui vont travers le monde... des gens despritsentend.

    Ce qui ne tend pas insinuer que langlais oulallemand aient une moindre expansion. Langlais est au-

    jourdhui la langue presque exclusive des commerants,des colons hindous, ngres, chinois, amricains ;lallemand, la langue des scientifiques et assez souventcelle des scientistes.

    Devant ces conqurants, le franais a d se limiter :il a monopolis, semble-t-il, lexpression de la spiritualitlatine et de la beaut attique. Le terrain que sa logique, saprobit et sa grce lui ont conquis dans les sicles prc-dents, il le dfend aujourdhui par sa prcision, sa recti-tude, son harmonie1. Et cette royaut quil dtient depuis

    1 Et ceci nest pas lopinion personnelle et vaniteuse dun Franais,mais celle de maint tranger. Voici en quels termes M. J.-P. de Souza

    Dantas, consul gnral des tats-Unis du Brsil, prnait la langue fran-aise la je un es se de son pays et lAcadmie brsilienne : La France at indiscutablement la continuatrice directe de la civilisation grco-romaine, et tant quil existera un lment latin, cest--dire tout jamais, ilsera ncessaire, il sera invitable, comme la dit lminent historien Gu-glielmo Ferrero, de conserver les modles crs par la Grce et parRome , or, le franais est indispensable pour cela, tant donn que le latinsest limin progressivement.

    Si les langues anglaise et italienne peuvent avoir des titres de la plushaute qualit, il faut nanmoins se plier aux ncessits et aux fatalits delHistoire, et avouer que ni lune ni lautre ne sauraient se substituer lalangue franaise dans le monde latino-amricain pour tenir le rle que lon

    propose de donner celle-ci.Langlais est lidiome utilis par le plus grand nombre de gens, mais,

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    sept cents ans, il ne semble pas prs den tre dpossd ;la victoire, sans lui donner un nouveau lustre (il navaitpas perdu lancien) a cependant agrandi et vivifi son do-maine.

    Mais si la langue franaise est considre encore de

    nos jours, et par la quasi totalit des peuples, comme lareine des langues, si chaque tranger, mme hostile laFrance, ne peut sempcher den goter le charme, la sa-veur et la puissance dexpression, si beaucoup voudraientlacqurir comme le joyau le plus tentant, il nest cepen-dant pas ais den dterminer la nature interne, de spcifierce qui en elle est lment de beaut ou de probit, ce quilui donne cette clart, cette concision, cette rapidit qui onttonn le monde, de dfinir son gnie en un mot.

    Le chevalier de Rivarol, dans son clbre discoursdisait dj : On demande souvent ce que cest que le g-nie dune langue, et il est difficile de le dire. Ce mot tient des ides trs composes ; il a linconvnient des idesabstraites et gnrales ; on craint, en le dfinissant, de legnraliser encore...

    pour juger de lexpansion du franais, mme cette heure, il suffit de lireles rapports au Congrs de Gand, en 1913, de MM. Gustave Cohen, delUniversit dAmsterdam ; Blacizenski, professeur lAcadmie de Vienne ;D. Feller, professeur lUniversit de Prague ; Viana de Samos, professeur Lisbonne, et Abel Mansuy, professeur lUniversit de Varsovie. On y

    trouve formule lopinion que cest dans le franais que se rencontrent laclart, la souplesse, lharmonie, la prcision, la sonorit, la raison, voire lalogique de lme latine, etc., etc...

    ........................................................................................................Si, en Angleterre, vous consultez lminent philosophe et historien Bo-

    dley, vous lentendez parler, dans une communication lInstitut Franais, de la noble langue franaise, prcieuse possession que vous avez hrite devos aeux... le plus bel organe pour lexpression des ides que le monde mo-derne ait connu, etc., etc...

    ...........................................................................................................Lminent savant amricain, M. Murray Butler, dans un discours

    lAcadmie Franaise, dclare son tour : Lhomme civilis conserve soi-gneusement les modles quil a crs. Le modle de la langue franaise, dontvous tes les conservateurs privilgis, ce manteau si vari de la pense et delimagination dun peuple, est un instrument merveilleux, si flexible, si juste,si riche quil est capable de... etc., etc...

    ...........................................................................................................

    ...Un autre grand Amricain, M. Thodore Perrin, crit : Prenant la pa-role au sujet de la langue qui pourrait tre adopte comme talon mondial, jedemande la permission de proposer la langue franaise, car elle est, et proba-blement restera, le meilleur moyen de communication, grce la simplicit et la prcision de son vocabulaire de travail. Le franais nous assure un accsfacile la pense la plus moderne, et dans son ensemble, la plus humaine. Lefranais est la langue de la socit et de la haute culture europenne ; il est leseul langage qui, grce sa clart, sa prcision, et la place quil occupedans le monde, peut devenir lidiome universel, etc , etc ...

    ..........................................................................................................Enfin, il ne faut pas oublier que M Kristopher Nyrop, professeur

    lUniversit de Copenhague, dont lautorit est universellement reconnue,

    dclarait, il ny a pas longtemps encore, quil regarde la langue franaisecomme la plus vivante et la plus belle.

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    Loin de moi lide de faire ici mieux que ne fit deson temps ce spirituel auteur, bien quencore ce ne dt pastre pour moi une raison de men faire accroire si jy rus-sissais : nous avons, en effet, porte de la main tellementplus de moyens, et plus varis, et plus scientifiques, quon

    nen pouvait avoir sous Louis XVI ! Je nai pas davantageloutrecuidance d tablir le moindre rapport, parce quejvoque ici Rivarol, entre lhumble essai que je tente dansce livre, et luvre denvole, de gnie, pour dire le vraimot, du plus subtil esprit de la priode pr-rvolutionnaire.

    Mon but est tout modeste, mon intention qua susci-te une profonde sympathie, est de rendre service mesexcellents amis de Pologne. Je souligne ceci comme mameilleure excuse parce que jai bien limpression en effetque Rivarol, sil nprouvait aucune antipathie pour lesAllemands, visait pour le moins tout autant sa propre

    gloire qu celle de la langue quil clbrait, et que son d-sir de se rendre utile ses htes ne venait, pour sr, quenbon troisime lieu. Et sil me faut parler franc, ce but que

    jvoque, je nai pas mme le mrite de me ltre fix moi-mme : il ma t suggr, et voici quelle occasion :

    Au cours des annes 1925-1926, au hasard des nom-breuses confrences que jai eu lhonneur et le plaisir defaire sous le patronage de plusieurs socits de Cracovie, ilma t donn de parler souvent de la langue franaise, un

    jour pour en dire la beaut, un autre jour pour en expliquer

    les difficults ou pour signaler les cueils qui pourraientarrter tout spcialement les Polonais, etc., etc.. Plusieursde mes auditeurs que le sujet avait intresss mont de-mand de faire imprimer ces confrences pour quelenseignement en pt tre conserv. Ceci ne ma pas tpossible pour plusieurs raisons. La premire est que beau-coup dentre elles auraient plutt mrit le titre de cause-ries, que je ne les avais nullement prpares, que le planmme en tait lche et le plus souvent consistait en une di-zaine de lignes jetes la hte sur un morceau de papierque je mettais en boule rgulirement aprs ma dernire

    parole : comment dans ces conditions aurais-je pu enconserver un souvenir bien prcis !Une autre raison est que, nayant pas eu lide, ds

    le commencement, den composer un livre, je les avais fai-tes sans ordre, au gr de ma fantaisie, avec comme seul fildirecteur, le souci de combler les lacunes existant danslesprit de mes auditeurs, de leur fournir les indicationsquils pouvaient dsirer, et souvent aussi en rponse unequestion prcise qui mavait t pose.

    Enfin jai pens que la disposition en une suite deconfrences nintresserait peut-tre pas chaque lecteurgalement, dautant moins que jaurais t ainsi forcmentamen me rpter, ressasser des lments connus de

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    tout Polonais capable de lire le franais, laisser insuffi-samment traites des questions de premire importance2.Chaque confrencier le comprendra : une confrence doitdurer cinquante minutes : il y a des sujets qui collent cecadre troit et traditionnel, mais combien dautres sont

    trop exigus et alors le confrencier doit faire delamplification, de lanecdote... combien dautres encoresont trop vastes : il faut dans ce cas couper, sabrer, omettredes dtails qui ont une relle valeur. Mais lheure oblige !Allais-je rpter toutes ces faiblesses ? Et puis, sil fautdire le vrai, javais surtout en vue, ici, ceux des lecteursqui aiment trouver dans un livre une ide densemble, uneligne directrice, et non pas un ensemble de morceaux quise font suite... sans ide de suite.

    Dautre part, bon nombre de mes amis polonais sa-chant le franais comme une seconde langue maternelle, le

    lisant et le parlant sans difficult, nayant assist mesconfrences que dans le but de ne pas perdre leur acquit,de sentretenir loreille , seraient, je le sais, trs heu-reux de le connatre mieux encore, de pouvoir en saisirimmdiatement les beauts, les nuances, les subtilitsmentionnes plus avant, ... le gnie, en un mot. Il est arriv plus dun et plus dune fois, avec une modestie inexcu-sable, (beaucoup de Polonais possdent en effet un fran-ais pur, exquisment parl qui tonne toujours le Franaisde passage) de men demander la clef, et cest encoredire : le gnie.

    Jai pens rendre service aux premiers... sinon, auxderniers, en messayant leur donner satisfaction, en par-tie tout au moins. Cest ici le lieu davouer, en toute fran-chise et humilit, que je ne suis quun ouvrier de la langueet non un matre ; cependant je laime damour tendre ,comme dit une douce chanson vieillotte de mon pays, etces deux mots dune ariette dautrefois me font songerquil y avait jadis, en France, des ouvriers qui, pour ntrepas syndiqus et conscients, russissaient assez bien cequils tentaient : on tait alors consciencieux et artiste. Je

    crois bien que le principal de leur art, que le secret de leurfacture tait le simple mais grand amour de ce quils fai-saient. Je le rpte : je ne suis, moi aussi, quun ouvrier dema langue natale, mais je laime. Me tiendra-t-on rigueurde ma hardiesse si jespre quau feu de ma passion il mesera peut-tre possible de dire ce quil faudrait dire pourfaire comprendre dans ses grandes lignes le gnie du fran-ais, et tout au moins ce quil serait ncessaire de dire pourle faire mieux sentir, et partant mieux aimer ? Mais peut-

    2 On trouvera ces lments dans B. HAMEL, Le Frana is Moderne usage des Polonais. Cracovie, Librairie Jagellon, 1925.

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    tre naurai-je pas russi atteindre le but que je me suisassign... alors, il y aura un gcheur de plus.

    ...Cette cruelle alternative expliquera lallure de monstyle qui, loin dtre doctorale ou plus simplement didacti-que, sera pdestre comme tait celle de la muse de La

    Fontaine.Et jose esprer que cette faon de traiter une ma-

    tire abstraite la bonne franquette et sans prtention, enrappelant mes anciens auditeurs mes confrences publi-ques, me vaudra, si jai russi au moins les intresser, unpeu de la sympathie quils ont accorde si gnreusementau confrencier.

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    ..... puis nous jetterons un coup dilensemble avant daller plus loin.

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    Cest encore Rivarol que jirai demander de nousnumrer les lments du gnie dune langue. Voici cequil dit ce propos : On peut dire que lpret ou ladouceur des articulations, labondance ou la raret desvoyelles, la prosodie et labondance des mots, leurs filia-tions et enfin la forme des tournures et des constructions

    quils prennent entre eux sont les causes les plus videntesdu gnie dune langue, et ces causes se lient au climat etau caractre de chaque peuple en particulier.

    On ne peut pas ne pas tre tonn quand on relit ceslignes, de voir combien cet esprit si lger, si superficielsouvent, savait se montrer critique exact, scientifiqueavant lheure, serais-je tent de dire, ds quil sagissait dece quil aimait. On ne peut pas ne pas tre tonn quandon relit cette dfinition, de sa justesse dans sa forme in-complte, des vues lointaines quelle dcouvre et que lascience ratifiera, de son aspect actuel pour nous autres qui

    cependant ne jugeons que sous langle de lhistoire et delexprience. Je le sais bien, ceci est depuis longtemps d-pass. Toute une vaste littrature a puis la question dulangage. Des sciences nouvelles : phontique et linguisti-que3 sont nes, qui ont renouvel les mthodes dtude deslangues et les ont fait apparatre sous un jour nouveau.

    3 La linguistique a apport bien des prcisions sur le gnie des langues parses innombrables comparaisons de systmes et de morphmes ; elle nous ap-portera de nouvelles surprises sur des langues encore peu connues, sur les lan-gues amricaines en particulier ; malgr que ceci soit trait aujourdhui dechimre, elle difiera peut-tre un jour une grande synthse des origines des

    langues du monde, mais elle ne nous apportera rien de nouveau en ce quiconcerne le gnie des langues indo-europennes. Elle a cependant le grand

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    Cependant, il semble quaujourdhui encore, si londevait condenser tout lacquit actuel en une courte sen-tence, on ne pourrait gure dire autre chose que ce que di-sait lauteur du Discours il y a cent cinquante ans.

    videmment, dans lanalyse que je vais tenter il me

    faudra tenir compte de tout cet acquis, et pour cette raisonje ne pourrai pas suivre le plan que semble indiquer Riva-rol dans sa dfinition. Je le suivrai dautant moins quildonne peut-tre, mon sens, une part un peu trop consid-rable la forme et aux sonorits. Or, le gnie du franais,dans les poques o il a le plus pouss la forme et leson, na cependant jamais cess de considrer le fonds etles moyens dexprimer ce fonds comme lessentiel du dis-cours. (On comprendra que je fais abstraction de certainestentatives rcentes ; dadastes, futuristes, fantaisistes, fu-mistes souvent, nont rien voir au gnie de la langue et

    se sont servi dune langue comme les enfants, dun jouetquils ont bris, essayent de recomposer un autre jouet).Au XVIIIe sicle, prcisment, on tenait peut-tre beau-coup plus lide et aux moyens dexprimer lide qu labeaut extrieure du discours. (Voltaire en est bien lameilleure illustration). Est-ce par une gageure ou par uneespce de divination de lavenir entrevu la lecture deRousseau ou de B. de Saint-Pierre, que Rivarol sembledonner une importance premire aux lments formels etphontiques de la langue !

    Pour plus de clart, je commencerai par exposer lescaractristiques de la phrase franaise, lordre de ses l-ments qui est tellement plus important, (et ceci est vraipour toutes les langues indclinables comme le franais etlanglais) que dans les langues o le mot emporte le signede son rle grammatical avec sa flexion, comme le latin oule polonais.

    Aprs mtre arrt, tout au long dun chapitre sur lecaractre fondamental de la phrase franaise, qui est danslordre de ses lments, je chercherai dfinirlorganisation dune phrase quon pourrait appeler la

    phrase franaise type. De l, et en manire de transition, jereviendrai lordre des mots, mais envisags ici sous unnouvel angle, sous le rapport du dtermin au dtermi-nant : Comme cet ordre est le plus souvent phontique, jeserai alors trs mon aise pour aborder ltude delharmonie de la langue : le chapitre suivant sera doncconsacr aux rythmes. Entrant plus profondment dans cedomaine, je serai amen tudier de prs les voyelles, leur

    mrite davoir fait tomber une vieille conception errone qui prtendait baserles langues sur les donnes de la logique, alors que lobservation et la compa-

    raison historique peuvent seules faire saisir comme sur le vif les procs desvariations du langage.

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    abondance ou leur raret , leur qualit aussi, lesconsonnes qui font la douceur ou lpret des articula-tions .

    Cest alors que, ayant en quelque sorte pos solide-ment les jalons de mon sujet, je tenterai de les runir par

    une ligne idale, den faire un rayon synthtique qui seraen mme temps un rsum des matires ayant fait lobjetde ce livre.

    Il est en littrature comme en beaucoup dautresdomaines un principe excellent : une fois un sujet trait :une fois termine une dmonstration, il faut se gardercomme de la peste dajouter des appendices. Les phrasesboucles comme les livres conclus doivent tre suivis dupoint final, toute queue ne devant qualourdir ou dsorbi-ter lensemble.

    Jai cependant ajout cet ouvrage une deuximepartie qui ne sera rien autre chose quun appendice, etjestime quici, il simposait. Il ne suffit pas pour fairecomprendre une langue, pour familiariser le lecteur tran-ger avec ses tours propres, ses constructions logiques, sescaprices mme, de les lui exposer schement. Jestimequil est ncessaire aussi de dissquer devant ses yeuxquelques phrases, de composer quelques autres phrases enlui exposant explicitement le mcanisme de cette composi-tion. Le premier chapitre de cette deuxime partie seradonc consacr la faon pratique de construire une phrase

    franaise. Le sujet est prilleux : un de mes compatriotes,M. Antoine Albalat4, sest vu consciencieusement trillerjadis par plusieurs critiques minents pour stre livr detelles pratiques . Mais sa raison est pourtant excellente : Les trois quarts des personnes crivent mal parce quonne leur a pas dmontr le mcanisme du style, lanatomiede lcriture, comment on trouve une image, comment onconstruit une phrase. Cest bien ce que je viens de dire.Si lon se contente de donner des rgles dans le vide,mme appuyes des exemples les meilleurs, si lon ne faitque critiquer de bons ou mme de mauvais crivains, on

    napprendra personne crire et parler : les lves,mdiocrement intresss le plus souvent, connatront peut-tre fond la grammaire et ses lois parfois abtissantes ;ils sauront peut-tre critiquer un auteur, ils dvelopperontleur got et leur rudition, certes oui !... mais cest tout. Jesais tel tranger qui connat par cur toutes les moindresrgles du franais, qui est capable de discerner des nuan-ces fines et rares, des fautes de style chez les meilleurs sty-listes franais... et qui, quand il doit parler, ne peut dbiterdeux phrases correctes. Et cet homme nest pas un timide,

    4 Antoine ALBALAT, art dcrire enseign en vingt leons. ArmandColin, Paris, p. 188 et suiv.

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    ni un hsitant : il est seulement trop thorique et la prati-que lui manque. Il me dpeignait un jour son embarrasdune faon excellente (dans sa langue, sentend) : Jenai pas appris votre langue dinstinct , comme le fontles enfants qui ont une bonne franaise la maison ; jen

    ai seulement appris la thorie. Je connais cette thorie,trop bien peut-tre, et je ne suis plus en ge dapprendre dinstinct . Au lieu de me dire des rgles, demexpliquer un texte, il faudrait quon mouvre une phrasecomme on ouvre une noix, quon me la dcompose, quonme dise pourquoi ainsi, pourquoi pas de telle autre fa-on.

    Je ferai donc, en dpit des critiques, un peu de cui-sine de la langue, si mauvaise dt tre ma cuisine. Si elledonne lenvie den faire ou den goter une meilleure, toutne sera pas perdu. Ce sera mme autant de gagn : on se

    sera intress la chose. Et quel avantage quand on peutintresser son lecteur un sujet qui, parce quil est abstraitet demande un effort dattention, peut trs vite fatiguerlesprit et rebuter la meilleure volont.

    Un chapitre ultrieur consacr aux diffrents stylescalmera les inquitudes que certains livres dAbel Her-mant ou de Thrive et Boulenger auraient pu veiller chezdes trangers ; il sagit ici de la fameuse question : le fran-ais classique, le franais des grammaires, la belle languedes Montaigne, des Ronsard, des Racine, des Pascal, des

    Hugo mme et des Michelet et aussi des Flaubert et desFrance est-elle une langue morte ? La guerre et laprs-guerre nous ont-elles apport un idiome nouveau que pr-paraient largot davant-guerre, le langage ampoul desromanciers de quatre sous, comme aussi le style ridicule etstupide des administrations et la parole bouffie, creuse etsonore des tribuns populaires ? Ma rponse ces questionsdapparence angoissante, mais en ralit puriles me per-mettra de dire un mot de largot et des mauvaises faonsde sexprimer, et ce sera autant de glan en chemin.

    Il ne suffit pas, enfin, pour faire pntrer le gnie

    dune langue dans des cerveaux trangers de dire : Voiciles ressorts, les recoins intimes, lme des mots ; voicicomment on sy prend pour tre clair, direct, concis ; voicila beaut, la subtilit ; voici en un mot les qualits, les c-ts positifs. Il faut encore dire les cueils, les fautes, lesombres, les cts ngatifs : pour un tranger, ce sont sur-tout ses propres fautes quil importe de mettre en lumirepour quil puisse les viter ; ses propres tendances, cellesquil tient de par sa langue mme quil faut mettre en op-position avec celles qui lui sont contradictoires dans lalangue quil veut sassimiler. Le dernier chapitre de cette

    deuxime partie sera donc un ensemble de mises en garde,de conseils, dexplications nayant un sens que pour les

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    Polonais qui ce livre sadresse. Sa raison dtre sera deviser redresser plus dun mauvais pli, rectifier plusdune conception inexacte, mettre au point ce qui taitdemeur flou et non lucid.

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    ..... nous saurons ensuite que lordrefranais de la phrase est lordre direct.

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    Je lisais il ny a pas longtemps un trs curieux livredun jeune auteur contemporain, M. Henry de Monther-lant, et jy ai trouv une expression trs forte pour caract-riser la civilisation latine : lordre du Tibre5. Je ne saispourquoi cette expression mest revenue en tte pendantque jcris ces lignes ; le franais nest plus du latin, et de-

    puis longtemps. Les mots latins navaient pas une placeprcise dans la phrase et le meilleur, le plus concis des au-teurs latins, Tacite, est peut-tre celui chez qui les motsont la place la moins fixe. La phrase de Cicron, orateurlche et redondant, est souvent beaucoup plus proche de laphrase franaise. Comment expliquer ce paradoxe :

    jaurais, en effet, presque t tent de donner ce titre, lordre du Tibre cette mme phrase franaise, juste-ment parce quelle est forte, canalise, directe, objective,et quelle a ainsi tous les caractres sinon de la langue la-tine, au moins de lesprit latin. Les latinistes ne sy trom-

    pent pas au reste : sous le dsossement apparent du latin, ily a une discipline rigide : changez un mot de place chez unTacite et le sens de la phrase en sera chang.

    Il est bien vident que le latin volu, et pens parles ttes logiques des Gaulois, tait destin se disciplinerde nouveau au sortir de cette priode dsquilibrante desinvasions qui relchrent les ressorts de tout ce qui restaitdorganis. Il devait rejeter cette demi-anarchie quiconsiste placer les mots suivant le mouvement de la pen-se et exprimer limpression immdiate, indpendante de

    5 HENRY DE MONTHERLANT, Le paradis lombre des pes. Ber-nard Grasset, Paris, 1924.

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    toute hirarchie. Il devait vite se couler dans ce moule enapparence rigide que jappelle ici lordre direct et qui mesemble symboliser dans notre langue la pense romainedont nous sommes les hritiers.

    Tout Polonais qui parle franais connat cet ordre

    des mots. Il sait trs bien quil nest pas loisible de placerles lments de la phrase daprs sa fantaisie comme onpeut le faire, souvent, en polonais. La raison premire decet ordre nest pas ignore : le franais tant indclinable,il faut suppler cette quasi numrotation des lments dela phrase quest la dclinaison par un procd qui indiqueles rles grammaticaux. En polonais Pawe kocha Piotraou Piotra kocha Pawe, en latin Paulus amat Petrum ouPetrum amat Paulus sont indiffrents Leur fonction ne d-pend pas de leur place dans la phrase mais de leur termi-naison. En franais Paul aime Pierre nest pas du tout

    identique Pierre aime Paul et ne peut pas lui tre identi-que. Cen est mme tout loppos. Puisquici la flexionnexiste pas, il a donc fallu adopter un ordre des lmentsqui indiqut leur rle grammatical, pour que lon st im-mdiatement ce que lon voulait dire. Cet ordre a t :dabord le sujet, le verbe ensuite, puis le prdicat oulobjet.

    Il y a eu des hsitations. Ainsi pour dire que le roiavait cout messe et matines, le pote de la chanson deRoland crit :

    Messe et matines adLI REIS escoltet(Rol. v. 670)et place ainsi lobjet avant le sujet.

    Dans la mme uvre nous trouvons parfois le verbeavant le sujet. Ainsi :

    TANT CHEVALCHERENT Guenes et Blancandrins (Ro-land, 402).

    Et nombreuses sont les phrases de ce genre danscette uvre pique :

    Li reis Marsilies ad la culur muee ;

    Le roi Marsile a la couleur change ; (complmentavant le verbe).

    Vers dulce France chevalchet lemperere...Vers la douce France chevauche lempereur... (sujet

    aprs le verbe).

    La siet li reis, ki dulce France tient.L est assis le roi qui douce France tient, (sujet aprs

    le verbe complment avant le verbe).

    Ses baruns mandet pur sun cunseill tenir,

    Ses barons appelle pour son conseil tenir, (deux foisle complment avant le verbe).

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    Respunt li reis : Ambdui vos en taisez ! Rpond le roi : Tous deux taisez-vous ! (sujet

    aprs le verbe).

    Dient Franeis : Ben ad parlet li dux.

    Disent les Franais : Bien a parl le duc

    6

    (deuxfois le sujet aprs le verbe).

    Joinville crivait mme :

    Grant grce nous fit Nostre Sires,

    et lordre de sa phrase tait juste linverse de celuidaujourdhui.

    Mais de bonne heure lordre : sujet, verbe, objetstablit dfinitivement. Dans cette mme chanson de Ro-land, nous trouvons dj presque autant de phrases direc-tes que de phrases inverses.

    La bataille est merveilluse el cumune ; (Rol. 1320.)

    Li arcevesque cumencet la bataille, (Rol. 1487.)

    La base de la construction franaise est ds lorstrouve. Et cest ici quil faut crier au miracle. Cette n-cessit pour les Franais de crer un ordre dfinitif de laphrase dans lequel chaque lment important ait son ranget pu les conduire un tout autre systme, par exemple exprimer lobjet avant le sujet et avant le verbe commedans le premier des vers rapports plus haut, et la tentation

    en tait forte car lobjet est ce qui nous frappe, cest versquoi nous tendons, et nous avons hte de le saisir, delexprimer. Ils ont lu lordre direct qui rpondait le mieux leur caractre. Sujet, verbe, objet : dabord ce qui faitlaction, puis le verbe qui exprime cette action, enfinlobjet sur lequel elle passe, ses rsultats, ses consquen-ces. Et cet ordre est bien en effet ce qui rpond le mieux ltat desprit des Franais qui posent dabord bon premiercelui ou ce qui leur parat le principal en valeur ou en au-torit, si riches, si attrayants que puissent tre lobjet oules consquences de laction. Ils se satisfont encore de cet

    ordre fort, droit, direct, parce quil rpond lordre deschoses, qui est lordre mme de la nature o les actionspassent normalement dun sujet qui les accomplit sur unobjet qui les subit.

    En ceci la langue franaise diffre sensiblement deslangues dclinaison, et mme de ses surs lespagnole etlitalienne o les tournures indirectes et contournes sontplus frquentes ; ce qui ne veut pas dire, dailleurs, que lefranais soit incapable de changer sa forme, dadopter des

    6 Toutes ces traductions sont videmment littrales. Voir la traduction en

    franais moderne de la Chanson de Roland dans lexcellent livre de JosephBDIER :La Chanson de Roland. Ldition dArt, Paris, 1924.

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    tournures plus souples, de se mouler lexpression com-plique dune ide complexe ou dun sentiment tourment.Une telle incapacit en ferait une langue imbcile, en-nuyeuse, insupportable mme7. Elle sait se plier aucontraire, sadapter ; elle sait tre souple et onduleuse au

    besoin, mais toujours, cependant, elle reste, en quelquesorte et par quelque ct, fidle lordre direct. Dans sesplus folles contorsions, elle ne perd pas la conscience decet ordre souverain ; elle sapplique dune ou dautre fa-on sur cette armature solide ; elle sait se faire gant develours sur main de fer .

    Et cest l quest le grand art justement : se soumet-tre lordre direct, lordre logique, tout en suivant unepense fougueuse et dsordonne. Et quon ne pense pasque cest prtendre limpossible. Pour mieux faire saisirce point difficile, je me permets de donner ici quelques

    exemples qui, pour lmentaires quils soient, laisserontpourtant entrevoir la solution du problme.

    Si je dois dire : aime cette femme de tout monur, et que mon sentiment plus violent que toute logiqueme commande de moublier, moi, le sujet, de placer enpremier lieu lobjet qui me dborde, qui simpose, quimtouffe, dirai-je ; cette femme est aime de moi de toutmon cur, et jaurai tout simplement, laide du passif,renvers lordre des facteurs : jaurai fait de cette femme lesujet. Lordre direct est conserv.

    Mais si je trouve cette expression trop faible, insuffi-sante, cause de sa forme passive, jai encore le recours,en plaant lobjet en apposition devant une phrase o il re-figurera sous la forme dun pronom personnel, de le dta-cher nettement, violemment, quand je dis : cette femme, jeaime de tout mon cur. Et ici encore, lordre direct estconserv : gar un instant par la violence de mon senti-ment qui me fait mcrier : cette femme, je retrouve la dis-cipline dans la phrase qui suit o je replace le sujet avantlobjet.

    7 Certain tranger de ma connaissance (je ne dirai pas sa nationalit maison la devinera vite), ayant vaguement entendu parler dordre direct dune partet des lments : sujet, verbe, complment direct, complments indirects etcirconstanciels de temps, de lieu et de manire, dautre part, ne possde quuntype de phrase quil applique mthodiquement et scrupuleusement chacunede ses penses.

    Il dira :

    ai vu M. X... 8 heures, rue de Rivoli.ce qui peut aller, mais il dira aussi :

    ai vu ce monsieur, place Pigalle, en automobile. Nous avons aperudes montagnes lhorizon, le matin, en nous rveillant.

    Cest vaguement franais, mais cest lourd et gris. Il ne faut pas outrer ce point lordre direct.

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    Il est bien vident que les deux procds quejindique ici ne sont pas les seuls. En changeant la cons-truction je pourrais dire encore :

    Oh, cette femme que jaime...Femme fut-elle jamais plus aime...est une femme que jaime... etc., etc..

    Il y a cent faons de tourner des phrases que de bonscrivains savent trouver en se jouant8. Jai voulu seule-ment faire comprendre que le franais nest nullement em-barrass par son ordre direct, mais que pourtant, mmequand il semble lluder avec la plus grande dsinvolture,il y reste quand mme soumis presque inconsciemment.Pour les trois dernires phrases que jai donnes en exem-ple je ne crois pas devoir faire la dmonstration quellesressortissent lordre direct bien que lobjet soit plac en

    premire place. Chacun de mes lecteurs saura sen rendrecompte par lui-mme.

    Par contre, voici quelques phrases dlves de fran-ais qui sont mauvaises parce quelles ne se soumettentpas lordre direct et nen ont pas mme conscience :

    Une toute petite souris mangeait ce chat.Les deux jours de fte jai passs trs agrablement.Et chaque matin devant le seuil sortait la vierge.

    Messieurs, vous pouvez toute la provision manger.

    Il est bien entendu, dailleurs, que lordre directnaffecte que les parties principales de la phrase : sujet,verbe, objet. Les complments indirects qui sont le plussouvent accompagns de prpositions indiquant leur rleou qui sont parfois des propositions tout entires, peuventse placer tel endroit de la phrase que lon jugera conve-nable. Leur place peut tre aussi bien avant quaprs : oils produiront le meilleur effet. Nous verrons plus loin quecet effet est beaucoup plus souvent dordre phontique quedordre logique. De plus, il est de rgle que lorsque lobjetest exprim par un pronom atone, ce pronom prend sa

    place devant le verbe auquel il sincorpore en quelquesorte, dont il devient une espce de prfixe :

    ai vu cet homme : je lai vu.

    Enfin, exceptionnellement, on pourra trouver lobjetdevant le sujet : ceci se rencontrera surtout en prose poti-que. Considre sous cet angle la troisime des phrases ci-tes plus haut comme mauvaises pourrait tre accepte.

    8 Voir H. WEILDe lordre d e s mots dans l e s langues anciennes compa-res aux langues modernes. Paris, Vieweg, 1879

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    Je prends quelques lignes au hasard dans un livre deRomain Rolland9 que jai sous la main. On y verra sur levif ladaptation lordre direct :

    Elle aurait eu besoin de se protger dabord.Car, dans son coffre, les folies ne manquaient pasnon plus. Mais celles-l, elle les connaissaitdavance ; et elle les regardait comme un propri-taire regarde ses locataires. Si on leur donne loge-ment, ce ne sera pas pour rien...

    Elle (sujet) aurait eu besoin (verbe) de se protgerabord(complment), car, dans son coffre, (complmentde lieu qui prcde la proposition : les folies...) les folies(sujet) ne manquaient pas non plus (verbe).Mais celles-l(objet que lauteur veut mettre en avant : il le replaceraaprs le sujet qui suit avec le pronom les) elle (sujet) les

    connaissait(verbe prcd de son objet qui est un pronomatone faisant corps avec lui) avance (circonstance detemps) ; et elle (sujet) les regardait(verbe prcd de sonobjet pronom atone) comme un propritaire regarde seslocataires (complment de manire ce complmenttant lui-mme compos dun sujet : un propritaire, dunverbe : regarde et dun objet : ses locataires, qui sont danslordre direct). Si on (sujet) leur (complment indirect)donne (verbe) logement (objet), ce (sujet) ne sera pas(verbe)pour rien (complment).

    ______

    9 ROMAIN ROLLAND :me enchante, I. Paris. Albin Michel, p. 140.

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    IV

    ..... que la phrase-type franaise est laphrase courte.

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    Le franais actuel est le franais de la phrase courte,et vrai dire, le franais spontan, le franais conforme son propre gnie fut toujours celui de la phrase courte ;ceci tient encore et de trs prs au caractre du peuple quile parle. De mme que chacun deux rpugne rester le

    jouet de ses passions (il prtend les gouverner) ne pas

    conserver en toutes choses et aussi dans le langage unehirarchie, de mme il veut voir clair dans ce quil avance.Il hsite toujours sembarquer dans des phrases qui leferont peut-tre aller trs loin ou trs haut, mais qui aurontle dfaut, norme ses yeux de raliste, de lui faire perdrela terre du pied, qui le laisseront en lair , sans base etsans attaches.

    Mais il faut dfinir, et bien dfinir, ce quon entendparphrase courte. Quelques trangers, des Allemands sur-tout, ont fait grief au franais de ce genre de phrase. Ils yont cru trouver une preuve de notre lgret , de notre

    incapacit de penser longuement , de notre manquedesprit de suite. On pouvait gratuitement, avant la grandeguerre, faire gober cette pilule aux niais, aux neutres ve-nir et certaines gens ignorant tout de la France et desFranais et nacceptant leur culture que de Berlin. Au-

    jourdhui, ce reproche, sil tait fait, mriterait peinedtre relev. Il suffit de lire un Barrs, un Bourget ou unFrance, un Bergson, et en gnral nimporte lequel de nospenseurs, de nos grands romanciers ou de nos savants,pour se convaincre quils ont bien quand mme quelqueplomb dans la tte malgr la brivet que la plupart don-

    nent leurs phrases. Certains mme, comme CharlesMaurras, ont un style dune luminosit extraordinaire : on

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    dirait, lire leurs brves sentences dpourvues de conjonc-tions et de participes et de toutes formes lourdes et com-pliques quelles sont des prismes merveilleux qui forcentlopacit et la rsistance de la matire pour ne laisser voirque la vrit nue. Elles se dduisent les unes des autres,

    sexpliquent lune par lautre, se compltent, se soudentpour une synthse, par la seule force de la logique exacteet serre.

    La phrase courte, cependant, ne doit pas tre tropcourte, ni trop frquente quand elle est trop courte. Il estbien certain que lorsque Anatole France nous stylise le

    Mal-Amour dans sa Vie littraire (I, p. 33), et quil nousdit :

    ... Il travaille ttons. On la reprsentcomme un enfant ail. Cest une flatterie. Sa vraie

    figure est celle dun taureau acphale. Loin dtrefils de Vnus, il en est le pre. Jetez un coup dilsur ses travaux. Ils sont immenses, etc., etc..

    Il nous offre des exemples typiques de phrases cour-tes mais non pas excellentes dans leur ensemble. Je sais,cest le ton de la conversation amuse dun rudit spirituel.Cela ne tire rien. Quand mme, lorsque nous lisons unmorceau, si court soit-il, dans un style de ce genre, noussommes vite fatigus, nervs ; nous avons limpressionde manquer dair parce que nous respirons de trop brvesbouffes du fluide intellectuel ; nous prendrions volontiersune plus longue halene.

    Et cette rencontre est frquente chez France, ce quine lempche pas dtre le plus souvent un excellent sty-liste, le meilleur affirme-t-on, que nous ayons eu. Maisque lon regarde de prs sa facture dans des uvres quil aparticulirement soignes, comme Thas ou la Rtis-serie , et lon verra que son style appliqu est tout autre.

    mon sens donc, une phrase aussi courte que cellesrapportes plus haut est, ou bien un signe de ngligence,ou bien un signe de snilit desprit, de manque de souffle.

    Ce que lon entend en franais par phrase courte nest ce-pendant pas aussi unicellulaire.En principe, la phrase-type comprend, suivant les

    ides exprimer, un ou plusieurs sujets accompagns desadjectifs ou des complments leur appartenant, un verbemodifi ou non par des adverbes, un ou plusieurs compl-ments qui sont eux-mmes parfois de courtes phrases d-pendantes. Et cest l justement que gt lcueil viter.

    Dans diffrentes poques, au grand sicle notam-ment, la phrase longue a rgn en France. Les priodes in-terminables tayes de qui, de dont, de car, de lequel, deencore que, devaient tre assez semblables pour les hautsesprits de ce temps aux colonnades de Perrault ou aux bel-

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    les alles de Le-Ntre ; elles devaient figurer la charpentesolide et majestueuse, le cadre, qui soutenait ldifice, quitendait les frises somptueuses, les hauts-reliefs... Quelleest loin cependant du gnie franais ! Quelle y rpond peu ce gnie ail ! Comme elle serait mieux symbolise par

    un lourd Vulcain boulonn ici et l son enclume et saforge.Quand un Descartes nous dit dans son Discours de

    la mthode :

    Ainsi10, ces anciennes cits qui, nayant tau commencement que des bourgades, sont deve-nues, par succession de temps, de grandes villes,sont ordinairement si mal compasses au prix deces plans rguliers, quun ingnieur trace sa fan-taisie dans une plaine, quencore que, considrant

    leurs difices chacun part, on y trouve souventautantet plus dart quen ceux des autres, toutefois, voir comme ils sont arrangs, ici un grand, lun petit, et comme ils rendent les rues courbeset ingales, on dirait que cestpluttla fortune quela volont de quelques hommes usantde raison quiles a ainsi disposs.

    Comme nous comprendrions mieux et plus facile-ment ce grand gnie, comme la chose serait pour nous plusclaire, si nous avions au lieu de cette longue et lourdephrase, bien charpente, je le reconnais, exprimant des d-pendances logiques, et concrtisant par des mots-jointuresle rapport des ides, comme nous comprendrions mieux sinous avions trois ou quatre phrases lgres et ares ! Cestrois ou quatre phrases lestes et faciles suivre seraientlies par le mouvement des ides, par la dduction sa-vamment et subtilement suggre. Et nous naurions pasbesoin de les relire deux fois, ce que nous devons fairepour lexemple qui prcde pour embrasser, dun re-gard de lesprit, tout ce que lauteur a voulu nous exposer.

    Oserai-je proposer au lieu de la phrase de Descartes

    les quatre phrases qui suivent. Je ne prtends pas un seulinstant y avoir russi un effet dart, ni y avoir runi lesqualits que je viens dnoncer, mais je ne crois pas tropme flatter en assurant quelles sont plus facilement lisiblesque leur prototype :

    Il en est ainsi de ces anciennes cits qui, simplesbourgades leur origine, sont devenues de grandes villesdans la suite des temps. Elles sont ordinairement bien malcompasses au prix de ces plans rguliers quun ingnieurtrace sa fantaisie dans une plaine. Pourtant, si nous

    10 Cit par LANSON dans sonArt de la Prose. Arthme Fayard, Paris, p.56-57.

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    considrons leurs difices chacun part, nous y trouvonsautant et plus dart quen ceux des autres ; mais ils sont sibizarrement arrangs : ici, un grand, l un petit. voircomme ils rendent les rues courbes et ingales, on accu-serait plutt la fortune que la volont de quelques hommes

    usant de raison de les avoir ainsi disposs 11

    .Il semble que la pense soit chose trop dlicate, trop

    subtile, trop fluide, pour lenchaner dans les lourdes ar-chitectures qui ne conviennent qu la pierre. Et la preuveen est bien que dans ce sicle o les longues priodestaient de mode, o mme Richelieu, qui prtendait don-ner le ton, ne sexprimait pas dautre faon, les plus finsesprits, les vrais hritiers de lesprit attique et de lme la-tine, les Bussy-Rabutin, les Svign, maniaient exquis-ment la phrase courte.

    coutez plutt, quand le premier parle de la secondequi est sa cousine ; ne dirait-on pas une voixdaujourdhui :

    On ne perd rien avec elle : elle vous entend,elle entre juste dans tout ce que vous dites, ellevous devine et vous mne, ordinairement, plus loinque vous ne pensez aller. Quelquefois aussi on luifait bien voir du pays : la chaleur de la plaisanterielemporte. En cet tat, elle reoit avec joie tout cequon veut lui dire de libre, pourvu quil soit enve-lopp ; elle y rpond mme avec mesure, et croit

    quil irait du sien si elle nallait pas au-del de cequon lui a dit. Avec tant de feu, il nest pas trangeque le discernement soit mdiocre ; ces deux cho-ses tant, dordinaire, incompatibles, la nature nepeut faire de miracle en sa faveur ; un sot veilllemportera toujours auprs delle, sur un honntehomme srieux. La gaiet des gens la proc-cupe... 12.

    Et ne vous y trompez pas : ce ne sont pas les pointsquil faut chercher dans ce passage comme lieu darrt des

    phrases, ce sont parfois les virgules. Anatole France auraitfait de ceci douze phrases distinctes. Mais sachons voir iciautre chose que la forme mme : ce sont encore l desphrases courtes parce quelles sont lgres, parce quellesmettent cette luminosit dont je parlais plus avant, parcequelles dcoulent les unes des autres sans que la penseait faire le moindre effort (et ceci est un critre : les

    11 Comme on laura remarqu, jai conserv le vocabulaire de Descartesautant que cela ma t possible. Jai seulement fait disparatre une partie desque, qui, etc., inutiles.

    12 Ce portrait de sa cousine par Bussy-Rabutin est outrageusement faux et

    mchant dans sa seconde partie, ... mais Bussy aimait Mme de Svign... quilavait conduit !

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    phrases qui pargnent la peine au lecteur ne lpargnentpas lcrivain) parce quenfin elles ne sont pas encom-bres de ces que, qui, dont, car, qui, sous couleur dtayerla pense et de la logifier, ne font le plus souvent quelpaissir en 1obscurcissant.

    Et, soit dit en passant, il y a bien encore une autreraison pour ne pas charger son style de ces jointures pe-santes, cest la forme inesthtique, inharmonieuse que cesmots apportent au discours. Que lon men croie ; unephrase comme celle-ci, que je prends dans Rageot13 nestpas harmonieuse (lauteur parle cependant de la beau-t ) :

    Vous savez que Voltaire a dit quil ny avait pas de peuple qui et un aussi grand nombrede jolies chansons que le peuple franais.

    Je ne doute pas que son auteur ne lait faite avec laplus grande facilit. Peut-tre Descartes a-t-il fait lasienne aussi avec facilit nous la lisons facilement.Cette phrase est courte en fait. Et pourtant, je serais volon-tiers tent de la classer parmi les phrases longues. Mais jereparlerai de cette question dans un chapitre consacr lharmonie de la phrase. Pour terminer celui-ci et pour mersumer, je conseillerai aux Polonais de faire toujours desphrases courtes : elles seront claires, probes, lumineuses.Si, avec cela, elles sont du type direct, que jexposais auprcdent chapitre, elles ne creront aucune quivoque, el-les exprimeront la pense analytiquement, lucidement ; el-les seront faciles saisir ; elles auront vraiment le cachetfranais.

    Elles prsenteront en outre un avantage accessoirequi nest pas ddaigner. En effet, par un phnomneconnu de chaque professeur de franais ltranger, et qui,en soi, semblerait non seulement infirmer le point de vueallemand propos de la phrase courte, mais encore le re-tourner leurs dpens : tout lve sachant encore insuffi-samment le franais est tent presque incoerciblement par

    la phrase longue. On peut prendre ceci pour rgle, et direque lon reconnat son degr de connaissance du franais sa plus ou moins grande aptitude snoncer par courtessentences. Et ceci peut sembler paradoxal. Cest que silest singulirement ais de lire une page dun France, dunMaurras ou dun Bussy-Rabutin... il est singulirementplus difficile de lcrire. Chacun au contraire peut faire desphrases interminables avec des qui et des que, en suivantsa propre pense sans effort. Reste savoir si les autressauront les lire avec autant de facilit.

    13 RAGEOT :La Beaut. Librairie Plon, Paris.

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    Aussi voyons-nous chez nos lves des phrases dece type : Jai compris que... parce quil avait... la chosedont... pour quil... cause de cela que... etc...

    Et voil o est lavantage accessoire promis plushaut : llve est fatalement entran par ces formes inl-

    gantes user sans cesse des conditionnels (futurs-passs),des subjonctifs, des passs antrieurs, de toutes les formesverbales reconnues difficiles, et ceci, alors quil connatinsuffisamment encore la langue quil tudie ; parle-t-ilpar phrases courtes, il lude ces difficults. Voulez-vousbien parler franais, et ds le dbut de votre tude de lalangue ? Apprenez vous noncer par phrases courtes !

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    ..... que lordre des mots est chose im-portante, tant au point de vue de la logique

    que de lesthtique. ______

    Il y a une grande difficult pour les trangers connatre infailliblement lordre des mots en franais. Ungrand nombre de personnes, des audacieux, se figurentbien savoir cette langue, emploient convenablement les ar-ticles et les verbes cest--dire ont triomph des plus gran-

    des difficults syntaxiques ; on peut cependant les recon-natre pour trangers lordre de leurs mots qui parfoischoque une oreille franaise. Dautres, des timors,nosent avancer deux mots de suite, retenus quils sont parla crainte de les mal disposer, de mettre premier celui quidevrait tre second.

    Il y a l, en effet, un problme bien difficile parfois.Tel adjectif doit-il tre devant le substantif quil qualifieou aprs ; tel adverbe doit-il prcder tel verbe ou adjectif,ou le suivre ?

    Pour les adverbes, il est vrai, la difficult est moin-dre. Ils suivent gnralement le verbe et prcdent le plussouvent ladjectif :

    ai lu PRCIPITAMMENT ce livre.ai lu un TRS beau livre.

    Mais, pour le premier de ces deux exemples,ladverbe, tout en suivant le verbe quil modifie, seraitbeaucoup mieux plac la fin de la proposition :

    ai lu ce livre PRCIPITAMMENT.

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    Et si au lieu deprcipitammentnous avions bien, oumal, ou trop, ou pas (ne pas), il nous faudrait intercalerladverbe entre lauxiliaire et le participe pass.

    ai MAL lu ce livre.

    Comme on le voit, la question est complexe.Mais combien nest-elle pas plus complexe pour cequi concerne les adjectifs ! Jai lu dans certaines grammai-res, dans des manuels denseignement du franais ltranger, quen rgle gnrale, ladjectif suit le nom, queladverbe suit le verbe, que le dterminant suit le dtermi-n ; dans dautres, que la place de ladjectif est le plussouvent facultative et dpend du bon vouloir de la per-sonne qui parle. Tout cela est bien sujet caution, bien ru-dimentaire et bien peu. susceptible de donner accs au g-nie de la langue. Je pense que dans ce domaine si dlicat

    ( moins quon ne veuille parler petit ngre), il ny a pasd en gnral . Alors mobjecteront certains, il y a uneinfinit de cas particuliers quil est impossible dtudiersparment ! Et cest bien mon avis. Aussi, faut-il essayerde les ordonner en plusieurs groupes ayant chacun sa rglepropre, larbitraire tant ici formellement interdit par lebon got. Je sais : il y a des crivains actuels qui marquentune tendance chapper cette troite obligation. Jai lurcemment chez un auteur qui passe pour excellentlaccouplement insolite : effronte enfant, chez un autrenon moins cot : courrouc monsieur.

    Comme on le voit, ce sont surtout les participes pas-ss employs comme adjectifs qui subissent lassaut. Ehbien ! jai beau mefforcer de ne pas tre incomprhensif,ni routinier ; cela me choque. Pourquoi ces groupes fantai-sistes ? Pour tre nouveau ? Mais la nouveaut na quuntemps et si elle ne devient pas rgle, elle est rejete et m-prise ! Pour un effet comique ? Mais jai bien peur quelauteur seul en fasse les frais ! Pour donner plusdimportance ladjectif comme il tait dusage en vieuxfranais ? Peut-tre. Je ne saisis pas bien, mais cela me

    choque ; ce nest pas de bon got.Si je me rfre un matre en la matire, Darmes-teter14, voici ce que je lis :

    Lusage a considrablement vari relative-ment la place que doit occuper ladjectif attribut.Lancienne langue avait conserv en grande partiela tradition latine qui prposait le plus souventladjectif au substantif. Le souci du rythme de laphrase qui domine dans la langue depuis le XVIIe

    14 Voir A. DARMESTETER : Cours de Grammaire historique de la lan-gue franaise. Syntaxe. Paris, Delagrave, 1923, p. 217-218-219.

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    sicle et qui nous empche de faire prcder unsubstantif dun adjectif plus long nexistait point :

    Il fesoient trois merveillous saus (Joinville, 526),etc...

    et encore :

    Les quelques adjectifs que la langue ac-tuelle prpose encore dune faon presque rgu-lire, moins que le substantif ne soit monosylla-bique, sont courts.

    Il ressort nettement de ces quelques lignes, que ladistribution de ladjectif est soumise des rgles. Et com-ment sassimiler lesprit dune langue si lon ne connatpas les rgles rgissant lordre des mots, qui est un des ca-ractres de la langue ! Jai donc cru bon de donner ici cesrgles, et de dfinir les groupes dadjectifs auxquels ellessappliquent. Il suffira dun peu de rflexion pour rduirechaque cas qui paratra dabord irrductible. En se repor-tant ces groupes et aux rgles les accompagnant, chaquetranger saura vite quelle place donner chaque adjectifquil emploiera.

    Et dabord, dans un premier groupe, entreront les ad-jectifs qualificatifs ayant deux sens, un devant le nom, unautre derrire. Nous savons quaprs le nom, ils ont leursens propre ; avant, le sens figur. Voil donc une catgo-rie pour laquelle il serait inexcusable de se tromper de

    place : ce serait se tromper de sens. Nous ne ferons jamaisla mprise de dire dune bibliothque qui compte plusieurssicles dexistence et qui est aussi vivante aujourdhuiquen aucuns temps, comme la Jagellonska de Cracovie :est une ancienne bibliothque. Nous dirons : est unebibliothque ancienne. Le premier signifierait quellenexiste plus, qu sa place rgne un dancing ou un cinmapar exemple (il faut tre moderne !) Nous disons demme : un ancien juge, un ancien officier, un ancien ma-gasin de modes, pour un juge (ou un officier) en retraite oudmissionnaire, pour un magasin dpicerie autrefois ma-

    gasin de modes, etc...Mais voyez cette nuance : Si nous modifions

    ladjectif dans sa position au figur, si nous y adjoignonsun adverbe par exemple, il reprend son sens propre :

    La Jagellonska est une trs ancienne bibliothque.

    est exactement :

    ...une bibliothque trs ancienne.

    Il faut encore savoir, pour ne pas seffrayer sans rai-son, que cette premire catgorie nest pas illimite,

    quelle comprend au plus une cinquantaine dadjectifs deux tranchants, si je puis dire en madressant des tran-

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    gers. On trouvera la liste des principaux dentre eux dansles manuels denseignement du franais ltranger15.Pour certains de ces adjectifs doubles, il est bon de faire ledpart entre leur masculin et leur fminin, et de savoir quesi un grand homme est un homme clbre, une grande

    femme est plutt comprise comme une femme de hautetaille, daspect hommasse, une grande dame tant unedame de laristocratie, et qui joue son rle dans la socit.

    Un deuxime groupe comprendra les adjectifs deforme, de couleur, de spcialit, de technicit et les parti-cipes passs employs dans le rle dadjectifs. Jirai trsvite ici, car il nest pas, je pense, de Polonais sachant unpeu bien le franais qui ignore la rgle concernant la placede ces adjectifs. Sauf en posie, o cette place est faculta-tive, ils se mettent aprs le nom. On doit donc dire un che-val blanc, une table ronde, un monsieur courrouc, un

    corps gazeux, une entreprise commerciale, un style admi-nistratif, la culture marachre, etc., etc.. En opposition ceux-ci, les adjectifs numraux, tant cardinauxquordinaux, ont toujours leur place devant le substantif :deux coliers, le second lve.

    Je fais ici une parenthse pour avertir mes lecteursqu cette rgle comme toutes les rgles il y a des excep-tions. Cependant elles sont trs rares, et comme parfois el-les la confirment admirablement !

    Il me souvient quun jour, un monsieur qui javais

    expliqu la thorie qui prcde, vint me trouver triom-phant, livre en mains, sourire ironique au coin de lil : Monsieur, me dit-il, il y a des exceptions votre r-gle ! Lexception tait la phrase suivante extraite des Bestiaires de Montherlant :

    ...le poitrail de son cheval tait couvertdune verte cume...

    Mon contradicteur avait oubli que beaucoup des ac-tuels prosateurs franais sont des potes, et que Monther-lant est un exquis pote en prose, un verlibriste de premier

    ordre.Les adjectifs du troisime groupe sont les plus mal

    commodes aux trangers... et ce groupe nest pas encore ledernier ! Je mexcuse pourtant de le placer ici, mon inten-tion tant dutiliser le quatrime groupe (qui et d logi-quement tre le troisime), comme tremplin pour passer ausujet qui a motiv la seconde moiti du titre de ce chapitre.

    Dans ce troisime groupe trouveront place les adjec-tifs que jappellerai les irrductibles (mais qui ne le sont

    15 Voir notamment B. HAMEL : Le Franais moderne. Librairie Jagel-lonska, Cracovie, 1926.

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    quen apparence), ceux qui se placent le plus souvent ouaprs le substantif ou avant, et ceci sans raison toujourstrs vidente. On pourrait les appeler aussi les sympathi-ques. Ainsi par exemple : vaste, beau,fier, dernier, vieux,

    jeune, joli, long, etc., etc., se placent dordinaire avant le

    substantif16

    . Neuf, vide, net, sec (sche), final, inou,mesquin, suprieur, infrieur, voisin, ncessaire, etc.. seplacent dordinaire aprs le substantif.

    Il nest pas toutefois impossible de trouver une ex-plication lirrductibilit de ces adjectifs. Les unscomme vaste, beau, vieux, long nont quune seule syllabeet nous verrons bientt que leur place est tout naturelle-ment devant le substantif plus long ; un autre comme der-nierest si semblable aux adjectifs numraux (il soppose premier) quil peut sassimiler ces adjectifs ; nous avonsdans inou le souvenir du participe pass ou du verbe

    our; suprieur, infrieur, final, ont un caractre plustechnique que gnral. On voit quen fin de compte, laplupart de ces adjectifs peuvent tre assimils ceux dudeuxime groupe.

    Un quatrime et dernier groupe enfin renfermeratous les adjectifs qui nont pas trouv place dans les grou-pes prcdents. Et voici la rgle qui rgit les mots de cedernier groupe :

    Quand on assemble deux mots, adjectif et adjectif,substantif et adjectif, etc., et quon hsite sur leur place

    respective, Il faut placer le plus court le premier. Sils ontle mme nombre de syllabes, le meilleur principe est deles placer comme il plat lil, comme il chante le mieux loreille. En appliquant ces rgles on dira : un monsieurlgant(2-3), un gros monsieur(1-2), un monsieur affreux(2-2), un enfant dlicieux (2-3), un chant dsesprant (1-4), un dsesprant embrouillamini (4-5), un gentil gamin(2-2), un enfant gentil (2-2), un pardessus trs lgant(3-4)17.

    Cette loi tient je crois aux plus constantes et aux plusprofondes tendances du franais. Un vieil instinct pho-

    ntique veut en effet que, lorsque des mots sont groups,les lments les plus lgers, les plus courts se trouventplacs les premiers, les plus longs et lourds tant rejets la fin de la phrase. Pour mieux faire saisir cet instinct ,pour le faire apprhender sur le vif, quil me soit permisdexpliquer comment jai compos la premire phrase dece paragraphe. Jai commenc par lcrire telle quelle estactuellement. Puis, mtant relu, cette phrase ne ma pasplu. Elle ne ma pas plu justement parce que, ensemble,

    16 Pour une raison que nous expliquerons plus loin, on pourra employer

    ces adjectifs aprs le substantif sils sont doubles : Une femme jeune et jolie.17 Trs lgantne forme quun seul mot phontique.

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    de dire ...son latin ! il connaissait aussi assez mal cettelangue.

    Eh bien, non ! Il faut savoir que ce nest JAMAIS sansraison, par caprice, quun adjectif, en franais, se place iciou l et pas ailleurs. La cause en est toujours explicable18

    et est dicte ou par le besoin dexactitude et de prcision,ou par des influences traditionnelles qui nont pu encoretre dmocratises , ou par le souci de former des com-binaisons harmonieuses.

    ______

    18 Il est peut-tre bon de faire ici une restriction dans cette conceptiontoute phontique du placement des adjectifs de notre quatrime groupe. Nousremarquerons en effet que ladjectif postpos na pas exactement la mme va-leur que ladjectif prpose Celui-l est plus individuel, celui-ci plus spcifi-que. Duhamel, dans ses Entretiens dans le tumulte dit, en parlant dun jeunesoldat : Quil a un jeune et sympathique visage ! Les deux adjectifs sonten quelque sorte noys dans le mot visage, assimils par ce mot. Si je disais : Quil a le visage jeune et sympathique ! les mmes adjectifs sont autre-ment plus vigoureux. Cest comme si je disais : Son visage est jeune et sym-pathique. Et ceci est si vrai que, comme nous le verrons plus loin, lorsque les

    adjectifs sont postposs, ils portent un accent, ce qui est le signe delindividualit. Quand ils sont prposes ils sont sans accent.

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    VI

    ..... quil y a un rythme dans la phrasefranaise.

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    On crot communment hors de France que le fran-ais accentue uniformment la dernire syllabe de chaquemot. Cest une erreur. Ce sont les groupes de mots quisont accentus19, autrement dit les mots phontiques.Laccent est sur la dernire syllabe sonore du groupe, ou,si lon veut, sur la dernire syllabe du dernier mot du

    groupe. Et cette accentuation est bien une des causes prin-cipales de lharmonie du franais, comme nous le verronsbientt.

    Si je dis : la maison, il est bien vident que jenaccentue pas larticle la. Pourquoi ce mot serait-il accen-tu ? Il na aucune individualit. Il ne reprsente aucunevaleur propre ; il na aucune signification par lui-mme. Ilnexiste ici que par rapport maison dont il limite le sens.Il joue le mme rle que joue un prfixe ou un suffixe quientre dans la composition dun mot. Il forme donc avecmaison un mot unique, un mot phontique, un groupe ; et

    laccent est sur la dernire syllabe de ce groupe, cest--dire sur -son.

    Si je dis : la jolie maison, ladjectifjoli reprsenteune ide dtermine, lide de joliesse, mais cest une idegnrale ; seule, elle ne sapplique rien (ou trop dechoses, mille objets connus ou inconnus). Il ne prend devaleur dans une phrase que par association avec un autremot quil qualifie. Ici, ce mot na une valeur que parcequil se rapporte maison, et encore cette valeur est un at-

    19 Voir GRAMMONT : Trait pratique de prononciation franaise. Li-brairie Delagrave, Paris, p. 121 125.

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    franais. Enfin, le mot donta bien, lui, une espce de va-gue personnalit ; il signifie de laquelle, de la maison,mais cest plutt par une fiction.Dontest un mot indicatifet aussi vide que ces mots chinois qui perdent tout senspour devenir outils grammaticaux ; ce nest pas un mot

    exprimant une ide concrte car dontpar lui-mme na pasde sens prcis, nveille dans notre tte rien qui ressembleni une maison ni autre chose ; il faut donc le rattacherlui aussi parl.

    Je pense maintenant que chacun saura faire ce travailde dcomposition en vue des synthses phontiques etsexpliquer soi-mme les raisons qui font de ton preun seul groupe phontique avec pre comme syllabe ac-centue.

    Comme on le voit, ce que jappelle un groupe pho-ntique est ou bien un mot principal, un mot-ide, ou bienun ensemble de mots groups devant un mot principal, de-vant un mot de forte personnalit ou mot-ide, QUI EST LEPLUS SOUVENT UN NOM OU UN VERBE.

    Jaurais presque envie de nommer ce mot-ide lenoyau. Mais voil ! Un noyau semblerait indiquer une po-sition centrale, un embryon envelopp de quelquechose, dune pulpe... Or, le mot fort, prcisment parcequil est nom ou verbe, est le plus souvent un mot de plu-sieurs syllabes, donc situ la fin du groupe (voir le chapi-tre prcdent), les mots dpendants : conjonctions, prpo-

    sitions, pronoms relatifs, personnels ou dmonstratifs, etc.,tant le plus souvent des mots dune ou de deux syllabes.Le mot principal nest donc pas entour , mais situ une extrmit du groupe quil clt ainsi rgulirement.

    Et voil o gt la difficult : il arrive, parce quilssont plus longs ou quils ont une place dtermine par rap-port eux que des mots dpendants soient placs aprs desmots principaux. On a par exemple des phrases comme :voil un livre dlicieux il a parl difficilement. O estdonc laccent dans ces phrases ? Appliquons-nous la tho-rie de laccentuation en fin de groupe ? Les syllabes por-

    tant laccent seront alors -cieux et -ment. Mais il y aura unfait paradoxal, dans ce cas : les mots dlicieux et difficile-mentqui sont dpendants seront accentus, donc auront leprivilge des mots forts, et en quelque sorte, au dtrimentdes mots forts livre etparlqui seront privs de laccent !Cependant les mots dlicieux et difficilement ferment laphrase, et comme je lai expliqu plus avant, ils doiventtre lourds, donc appuys, donc possder un accent ! Cestpourquoi, de toute ncessit, les syllabes -cieux et -mentdoivent tre accentues, mais, pour tre logiques, il nousfaudra aussi accentuer les mots livre et parlqui sont lesmots principaux de ces deux groupes et qui ne sauraienttre privs de leur accent.

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    VII

    ..... que consonnes et voyelles y sonttrs nettement caractrises.

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    Les consonnes franaises ne sont pas trs dissembla-bles des consonnes polonaises. Dans les deux langues, leb, le g, le d, etc., se prononcent sensiblement de la mmefaon. Pourtant, il y a une diffrence. Les Polonais (oh !combien moins que les Allemands cependant, qui ont cettetendance incoercible), les Polonais prononcent la plupart

    des consonnes franaises, et surtout les explosives k, t, p,d, etc. trop fortement. Un Franais les glisse davantage,pour ainsi dire. Il les amenuise... sans en avoir conscience,videmment. Mais il remarque cependant trs bien quecertains Polonais, et plus encore les Allemands, tous lesAllemands, prononcent b : b-h, g : g-h, d: d-h, etc., cest--dire la consonne, plus h aspir. Il faut bien observer queles consonnes franaises sont toujours douces, lgres, nongutturales, non appuyes, moins quon ne veuille expri-mer un accent dintensit, mais encore dans ce cas, on in-tensifie le prononc de la consonne sans faire entendre au-

    cun h aspir aprs. Cette prononciation en quelque sorteliquide des consonnes est un des charmes dune bonne dic-tion franaise, et lon reconnat immdiatement les habi-tants de certaines provinces de France et notamment ceuxde lEst, ce quils nont pas cette liquidit du prononcdes consonnes.

    Un cas qui embarrasse beaucoup dtrangers est laprononciation des consonnes finales. Lun deux me disaitune fois : Vous prononcez Avril mais sourci(l), GastonParis, mais Pari(s), portefai(x) et Aix. Comment jamaissavoir sil faut ou non prononcer vos consonnes finales ?

    videmment, la difficult nest pas petite. Cependant, cenest pas larbitraire qui a dtermin ces diffrentes pro-

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    nonciations, mais linfluence des consonnes les unes surles autres. Comme je lexpliquerai plus loin, le franais ahorreur des amas de consonnes. Pour cette raison, quandune consonne finale se trouvait en contact avec uneconsonne initiale ou avec le s de flexion du pluriel (autre-

    fois prononc), elle tombait ou se vocalisait. Cest pour-quoi les consonnes finales des noms propres sont beau-coup plus souvent prononces que celles des noms com-muns : le nom propre est en effet le plus souvent employau singulier ; il est aussi plus frquemment la pause quele nom commun. Dans des expressions comme :Il a de jo-lis sourci(l)s Le sourci(l) de Pierre est gros, lesconsonnes s (du pluriel) et d(de la prposition de) amui-saient le l de sourcil, tandis que dans : nous sommes en

    Avril, aucune consonne namuise le l de Avril. Il y a ex-ception ici pour un mot comme Paris qui a subi lanalogie

    dautres mots de pays termins eny. Autrement on devraitprononcer le s de la capitale.20

    Les voyelles franaises ont aussi un caractre fortparticulier ; elles sont trs colores . Beaucoup de meslecteurs connaissent certainement le fameux sonnet desvoyelles de Rimbaud. Je me permets de le rapporter ici in-extenso. Jy pourrai faire ainsi quelques allusions plus li-brement :

    VOYELLES

    A noir, E blanc, I rouge, U vert, 0 bleu, voyelles,Je dirai quelque jour vos naissances latentes.A, noir corset velu des mouches clatantesQui bombillent autour des puanteurs cruelles,

    Golfe dombre ; E, candeur des vapeurs et des[tentes,]

    Lances des glaciers fiers, roi blanc, frisson[dombelle.]

    I pourpre, sang crach, rire des lvres bellesDans la colre ou les ivresses pnitentes.

    U, cycles, vibrements divins des mers virides,Paix des ples semis danimaux, paix des r idesQue lalchimie imprime aux grands fronts studieux ;

    0, suprme clairon, plein de strideurs tranges,Silence travers des mondes et des anges :0, lOmga, rayon violet de ses yeux !

    Mon ide nest pas prcisment celle-l, loindailleurs que je contredise celle de Rimbaud, quoiquen

    20 Voir ce sujet L. CLDAT,Manuel de Phontique et de Morphologie.Hachette, Paris, p. 142 et suivantes.

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    dfinitive, chacun soit libre de mettre sur une voyelle lacouleur quelle appelle ses jeux. Ainsi pour moi, javoueque le a serait plutt rouge, vermillon mme, que le se-rait dor, le violet ou amarante, le e muet blanc en effet,ou gris, le u noir, et le o bleu de Prusse. Affaire de temp-

    rament.Quand je dis que les voyelles franaises sont colo-

    res, jentends exprimer autre chose.Pour me faire mieux comprendre jirai prendre un

    exemple dans la langue des enfants dAlbion. Quand lesAnglais prononcent les mots scale, Ramsgate, ils ont bienpeut-tre un vague dsir de prononcer la voyelle a ; ilssont mme, sans doute, persuads quils la prononcent,mais ils sont avant tout, gens pratiques, qui tiennent pourinutile de perdre le temps et leffort (time is money) maintenir la prononciation orthodoxe dune voyelle, cest--dire une chose dont on ne voit pas lutilit, et les mus-cles de leurs organes vocaux se dtendent trs vite, pares-seusement. Nous entendons alors quelque chose qui res-semble scal,Ramsgat. Quant au a deRams, il est peine prononc, et si nous nen savions pas lcriture nousne pourrions dire coup sr sil sagit dun a ou dun oudun e.

    Lorsquun Anglais a la ferme volont de maintenirune voyelle, lorsquil parle franais par exemple, il se fati-gue de mme trs vite et nous entendons souvent pour je

    sais, pourje... dont la suite se fait attendre :je ciy,jeiy,etc..Quand un Allemand (les Polonais font aussi cela

    parfois) prononce le mot camarade, le Franais quilcoute entend kmrad, cest--dire que le premier a estaffaibli en , le second en e muet, ou escamot, pass soussilence ; le troisime seul est prononc avec sa pleine va-leur de a, avec sa couleurpropre, si je puis dire.

    Et voil o ma conception de la couleur des voyellesdiffre de celle de Rimbaud : jappelle couleur dunevoyelle, la fois son timbre et sa valeur phontique ; il nesagit donc pas ici de couleurs auditives pures, ou visuellespar transposition de sensation, ou imaginatives. Ces cou-leurs sont en franais dune qualit toujours absolue,gale, ne se corrompent jamais, ne se dcolorent jamaispour mieux dire en suivant ma pense, quelle que soit lasyllabe o se trouve la voyelle, et que cette syllabe porteou non laccent tonique. Et ceci est commun, dailleurs,aux autres langues romanes, o les voyelles conserventtoujours leur pleine valeur, leur pleine couleur. En franaisdonc, un a est toujours un a ; un i, un i. La voyelle non ac-centue est prononce plus faiblement sans doute, plusbrivement peut-tre, mais avec une couleur tout aussipure et de bon aloi que laccentue. En aucun cas elle ne

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    dgnre en une autre voyelle, comme il arrive en alle-mand et surtout en anglais. En aucun cas un a ne peut de-venir un ou tre escamot.

    Comme dautre part, le franais possde sur sa pa-lette toute une gamme vocalique que ne possde aucune

    autre langue europenne (nous en traiterons dans les lignesqui suivent), cette prononciation sonore et colore desvoyelles donne sa phrase un coloris extraordinaire,un pittoresque sobre en raison de la nuance, du demi-tonde certaines de ses voyelles ; multiple cause de leurnombre (je me rattache ici la conception Rimbaud). Etces qualits font encore une grande part de son charme.

    Mais jen arrive ce trsor de la langue franaiseque reprsentent ses voyelles. Elle a deux o trs distincts :le o tendu et gros qui se prononce en avanant la bouchearrondie et qui se rencontre en fin de mot, et le o lche etouvert trs semblable au o polonais ; deux a : le a gutturalet le a palatal ; deux e, le et le , le premier qui est leplus souvent dans les syllabes non accentues, le seconddans les accentues. Il possde aussi une gamme nasaleque le polonais possde galement mais incomplte(nayant ni le an ni le un). Il a enfin une voyelle quinexiste dans aucune autre langue et qui est un des grandsfacteurs de son harmonie ; le e, le e dit muet, et qui le plussouvent ne lest pas ! Cest une lettre que les Franais eux-mmes ont parfois mconnue, et il a fallu Voltaire et les

    progrs de la phontique pour leur ouvrir les yeux, ou plu-tt les oreilles, sur ce joyau de leur langue, sur la distinc-tion, le voil, la sonorit dlicate et prolonge, la vibrationquapporte cet e quils ont longtemps appel muet ousourd.

    Inutile dajouter que cette beaut du e qui a parfoischapp aux Franais, est bien difficile saisir pour lesoreilles trangres. En Pologne, on entend certains pro-noncer tous les e sans distinction de leur place (finale oumdiane) peu prs comme le font en France les Mridio-naux ; dautres, quand ils ne le prononcent pas le retran-

    chent brusquement, tant ainsi tout le moelleux, tout le ve-lout quil apporte ce qui le prcde.

    Il me souvient toujours dun incident linguisti-que , un incident et mme une dispute, une vritable dis-pute (oh, pacifique pourtant, pacifique !), qui mest adve-nu Mayence aprs la guerre. Soldat doccupation je rem-plissais mes loisirs en messayant apprendre de mes h-tes les premiers balbutiements de la langue allemande. Un

    jour, mon htesse menseignait le vocabulaire de la salle manger. Nous en tions au mot stuhl (la chaise). Je le r-pte, correctement ce quil me semble, aprs mon pro-fesseur improvis. Ce nest pas cela. On me redit le mot,qui ne me semble pas, pourtant, prsenter la moindre diffi-

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    moins tape lil ! Je pourrais donner ici cette rgledoctoralement, mais comme toute rgle, en soi, est djbien suffisamment ennuyeuse, je prfre confier ma d-monstration une image qui la fera peut-tre comprendremieux et plus immdiatement... aux dpens du srieux de

    mon livre !Mais avant cette image, quon me permette quelques

    mots qui lclaireront.On sait que certaines langues ont comme horreur des

    voyelles. Cest le cas du serbe, et mieux encore du tchquequi en est tout hriss. Il est vrai de dire que dans ses krk,srb, et autres mots terribles nous autres Franais, il y atricherie (littrairement parlant, bien entendu). Quand unTchque dit krk, il y a, malgr quil en ait peut-tre, unembryon de voyelle entre le premier ket r; cette voyelleembryonnaire nest pas sur le papier, trs bien ; mais elleest dans son gosier, nen doutons pas ! Autrement, nousnentendrions pas le mot. Cest une espce de a neutre, in-colore, qui est appel par la position respective desconsonnes k et r dans la cavit buccale et par le souffleproduit en vue de lextriorisation de larticulation.

    Les Franais, tout au contraire, nont nulle horreurdes voyelles. Ils les affectionnent mme particulirement.Jallais crire toute particulirement , mais non, au fait.Trs longtemps mme ils ont aussi considr comme unefaute de got de rassembler un trop grand nombre de

    voyelles, et en posie, lhiatus ntait pas spcialementbien vu. Les Franais sont les hritiers du gnie grec : Ilssaisissent dinstinct quil ne faut tre extrmiste en rien, etsurtout dans les formes. Ils aiment bien les voyelles, maisils ne hassent pas les consonnes. Il faut de ceci et de cela,mais comme disait Montaigne, point trop nen faut .

    Et voici limage que je promettais. Si lon peut com-parer les mots franais des organismes vivants, desvertbrs btis de chair et dos, les voyelles en sont lachair, et les consonnes, les os. Vous savez bien que dans lecorps humain, partout o il y a de la chair, il y a des os

    pour la tenir. Les os sont la charpente que la chair emplitou si lon veut : la chair est lorganisme que les os sou-tiennent. Il en va de mme du mot... avec cette restrictionque nous dirons ici : o il y a des consonnes, il faut desvoyelles pour les toffer. On voit quavec les mots, cest lacharpente qui fait figure importante, et cest justice, carcest elle qui donne le sens, la voyelle ne donnant que lasonorit et lornement. Cest probablement pourquoi cer-taines langues utilitaires, les ont tellement ddaignes.

    On voit alors pourquoi je ne prononcerai pas petit:ptit; mon p initial ne reposerait sur aucune voyelle mais

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    sur le tqui suivrait22. Par contre, je dirai sans peine le jolipetit (le joli ptit), car ici ce p a devant lui un i osappuyer : en criture phontique, je pourrais crire indif-fremment le joli pti ou le jolip ti. De mme, je prononce-rai lafntr pour la fentre et unfentr pour une fentre,

    car ici le e de une (qui est final) ntant pas prononc, cemot se termine pour mon oreille par la consonne n. Si jene prononce pas non plus le e defe-, lefaura devant lui laconsonne n de une ; derrire lui, la consonne n de -n-. Ilnaura donc aucune voyelle o sappuyer. Et cest un telcas qui a prcisment donn son nom la rgle des troisconsonnes parce qualors la consonne du milieu, ici, setrouve bloque entre la consonne qui la prcde, et cellequi la suit, formant ainsi avec ces deux lettres un bloc detrois consonnes23.

    Cette rgle dit : lorsque la suppression dun e entra-

    nerait la rencontre de trois consonnes, il faut le prononcer.Mais on a vu par ce qui prcde quau dbut des

    phrases, cette rgle nest plus exacte car nous navons ici faire qu deux consonnes. Cette rgle est encore malnomme lorsque nous avons un mot comme quelque chosedans lequel nous prononons le e de -que- parce quil setrouve entre quatre consonnes. Il est vrai que ch- nen faitquune. Il faut alors dire que la rgle est des troisconsonnes phontiques , et savoir encore que les groupesconsonne plus liquide comme br, cr, etc., bl, cl, etc., ne

    comptent que pour une seule consonne quand ils sont pr-cds de e. Cela nempchera pas dailleurs de rencontrerdes cas comme dans le mot dextremento le e se trouveentre cinq consonnes (c, s, t, r, m).

    Cependant, la ncessit de prononcer le e ne sautepas toujours aussi facilement aux sens que dans ce derniermot. Il est bien difficile de compter en lisant, ou plus en-core, en parlant, sil y a ou non deux ou trois consonnes oudavantage aux environs dun e (car la rgle est videm-ment plus imprative quand il y a quatre ou cinq conson-nes comme dans le mot dextrement). Un procd plus fa-

    cile consiste, lorsquon a des groupes consonne plus e,comme be, ce, de, fe, etc., se rendre compte sils sontprcds par voyelle ou par consonne. Dans le premier casnous ne prononons pas le e ; dans lautre, nous le pronon-ons.

    Ainsi dans il va se promener,

    22 Voir ce sujet MAURICE GRAMMONT : Trait pratique de pronon-ciation franaise. Librairie Delagrave, Paris, p. 105-120.

    23 Il est bien entendu que pour comprendre ceci, il faut toujours avoir en

    tte les lettres quentend loreille, cest--dire les lettres phontiques ou pro-nonces, et non ce que lit notre il sur le papier.

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    pouvoir attacher un sens certain, avant de croire plutt quepeut-tre javais compris. Et il me revient aussi en m-moire maintes traductions de livres trangers (des littratu-res du Nord surtout), o le traducteur, stant cru oblig derespecter intgralement la forme originale, a fait des phra-

    ses dune longueur et dun sens... illimits ! dire le vrai, il y a bien des crivains franais qui

    crivent mal, et mme de grands crivains, mais ce nestpas la rgle ; ceci est mme loin dtre la rgle ! Proust,par exemple, a pu commettre des phrases dune longueur,dune lourdeur, dune complexit ingalables. A. de Cha-teaubriant a pu crire, avec sa Brire , un trs beau livrede terroir : ses priodes ont aussi des dveloppements in-terminables et mandreux souhait. (Il veut bien mmenous faire savoir dans sa prface qu son sens ce genre destyle est fort et consquent). Mais ce sont l des excep-

    tions ! Chaque Franais qui les lit, part la petite coteriequi sest donn pour consigne de les approuver sans res-trictions, les repousse pour leur style, et cause de leurstyle ne peut apprcier librement les beauts que peuventrecler leurs livres.

    Dans les langues que je citais plus haut, les excep-tions sont les phrases courtes, rapides, prcises, rectili-gnes... dans lallemand surtout qui soppose si caractristi-quement au franais et qui foisonne en priodes intermi-nables... Si on peut dire foisonnerquand dune de ces

    phrases on pourrait en faire dix en franais ! Les Alle-mands lauront belle alors pour dire que le franais four-mille de phrases courtes.

    Et voici le lieu de revenir en y insistant sur ce quejcrivais au chapitre III : ce qui, avant tout, fait cette clar-t du franais, cest dabord, et plus peut-tre, que saphrase courte, son ordre direct : dans cette langue, il fautnommer un chat : un chat, et ne pas tourner autour dupot , comme dirait Rabelais destime mmoire pour nous faire accroire que ce pourrait tre un lapin.

    Mais ce propos, il me revient en tte un grief que

    jai entendu formuler contre le franais. Cette langue,me dit-on un jour (mais jai tout lieu de croire que ctaitpour me faire enrager ou peut-tre par un charmant para-doxe) est une langue essentiellement monotone. Il ny adans son droulement continu suivant ce schma uniquequest lordre direct, aucune surprise pour lesprit, aucunprestige dimpression, aucune nuance, aucune varit derythme, aucune richesse possible, aucune originalit. Onme dispensera de dire tout ce quil y a de spcieux dansune telle apprciation, et dautre part, jai dj, lavance,mais en partie seulement, rfut ces objections dans unchapitre prcdent. Jajouterai encore ceci : il est bien vi-dent quun Polonais, par exemple, qui commence parler

  • 7/31/2019 Bernard Hamel _ Gnie de la langue franaise _ Gebethner & Wolf 1927 _ reprint

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    franais, devra sastreindre dur comme fer, suivre lordredirect, exclusivement lordre direct ; sil veut un jour par-ler un franais pur, exact, impeccable, Il devra payerdabord ce tribut au sens de la rectitude de la langue. Il ledevra payer sil veut entrer dans linitiation de ce que

    jappelle le gnie de la langue. Les meilleurs violonistesnont-ils pas appris (et pendant de longs mois) changerles positions, tenir larchet, maintenir le coude droitprs du corps...et maint autre principe aussi absolu que peuplaisant : est-il venu pour cela la tte de personnedassurer que le violon est un instrument horripilant. Il enest exactement de mme avec le franais. Cest aussi uninstrument difficile, et il nest pas rare ltranger delentendre corcher (les Allemands notamment et les peu-ples du Nord le martlent comme jamais nul Franais nela fait). Ceci ne veut pas dire quil soit une langue marte-

    le et corche. Mais il faut bien commencer par le b-gayer avant den possder la matrise. Qu tout le moinsces bgaiements procdent de bons principes, et nous au-tres, Franais, professant notre langue hors de notre pays,nous nentendrons plus des phrases comme celles que jerapportais la fin du Chapitre III et qui souvent signifientexactement le contraire de ce quon leur voulait faire dire.Et tant pis si, ce moment, les phrases formules sont plusou moins monotones pourvu quelles expriment clairementla pense.

    Quand on se sera astreint cette discipline, cettediscipline romaine, si je puis dire, on aura en quelquesorte, infus en soi, le sens rectiligne de la pense fran-aise ; on pourra alors faire comme les oisillons, qui vontvoleta