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Beyrouth comme ville polycentrique et fragmentée : Les Souks du centre-ville et l’ABC d’Achrafieh Nizar Hariri, Nai Choueiri, Myriam Hajjar, Sarjoun Moussa
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Nizar Hariri, Nai Choueiri, Myriam Hajjar, Sarjoun Moussa (2013), « Beyrouth comme ville polycentrique et fragmentée :
Les Souks du centre-ville et l’ABC d’Achrafieh », Géosphères, Annales de Géographie, Volume 33-34, pp. 23-33
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Beyrouth comme ville polycentrique et fragmentée :
Les Souks du centre-ville et l’ABC d’Achrafieh
Nizar Hariri, Nai Choueiri, Myriam Hajjar, Sarjoun Moussa1
Il est courant de voir aujourd’hui les grandes villes se transformer en mégalopoles
restructurées en pôles incontournables de la mondialisation. Ces villes se structurent
aujourd’hui autour de plusieurs pôles, bouleversant la distinction traditionnelle entre centre et
périphérie. Devançant cette tendance, Beyrouth pour des raisons historiques et des spécificités
économiques a été depuis longtemps une « ville polycentrique » fragmentée en plusieurs
pôles spécialisés et concurrentiels. Cette fragmentation de l’espace urbain n’est pas tant la
conséquence de la division communautaire locale de l’espace, elle est également liée à
l’insertion de la ville dans l’économie régionale et mondiale. Elle est surtout l’héritage d’une
spécialisation économique qui a fait de Beyrouth un « Grand Magasin » pour ses voisins
arabes. Ainsi le territoire métropolitain de Beyrouth s’est structuré, à partir du milieu du XXe
siècle, autour de trois pôles d’attraction principaux, constitués aujourd’hui en espaces
exclusifs et rivaux, affichant des caractéristiques culturelles et identitaires propres.
A. Le centre-ville de Beyrouth a été historiquement le lieu de brassage des
communautés et des différentes classes sociales, réunissant en son sein les activités
informelles offertes par les classes populaires et les activités les plus élitistes. Il est
aujourd’hui un espace controversé qui a été détruit entre 1975 et 1989 avec la
guerre civile et reconstruit dans les années 1990 par SOLIDERE, sous l’impulsion
du premier ministre de l’époque Rafic Hariri. Cette Société foncière privée a profité
d’un plan d’expropriation pour réaménager, en fonction de ses intérêts, le centre-
ville historique, administratif et économique d’une capitale. Cette expérience
unique dans son genre fait du centre-ville de Beyrouth un espace entièrement
asservi aux intérêts économiques et financiers des capitaux globalisés qui y sont
investis. Il est donc le symbole d’une métropolisation à l’image des pays du Golfe,
sur le modèle des multiples Buildings qui entourent une marina de yachts et de
restaurants. On y trouve principalement les principales entreprises financières du
1 Publié dans Géosphères, Annales de Géographie, Volume 33-34, Année 2012-2013, Université
Saint-Joseph de Beyrouth.
Nizar Hariri, Nai Choueiri, Myriam Hajjar, Sarjoun Moussa (2013), « Beyrouth comme ville polycentrique et fragmentée :
Les Souks du centre-ville et l’ABC d’Achrafieh », Géosphères, Annales de Géographie, Volume 33-34, pp. 23-33
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pays, les grandes enseignes du luxe, les restaurants, les boîtes de nuits et les hôtels
les plus chers ou les moins accessibles, ainsi que les Souks qui sont les lieux de
shoppings qui viennent remplacer les marchés populaires du vieux centre-ville.
B. A l’est, c’est le pôle d’Achrafieh qui domine la ville avec une forte concentration
d’activités économiques tournées vers la culture, la créativité et le luxe accessible.
Sans vouloir afficher un luxe somptueux, le pôle se veut la référence dans le « bon
goût », le savoir-vivre, l’étiquette et la courtoisie. On y trouve particulièrement les
lieux privilégiés de la vie nocturne comme le quartier de Gemayzé avec une
majorité de Chrétiens, Grecs Orthodoxes ou Grecs Catholiques, et le quartier de
Mar Mikhaïl avec une large population arménienne. On y trouve également la Rue
Monot, avec une forte concentration de restaurants chics sans aucune forme
d’ostentation, réputés pour leur cuisine raffinée et le Mall ABC situé à quelques
mètres de la place Sassine qui est considérée comme l’hyper-centre du pôle
d’Achrafieh.
C. A l’Ouest, le pôle de Hamra est marqué par la présence d’une population mixte,
constituée de Sunnites, de Chrétiens de tout rite et d’étrangers (arabes ou
occidentaux). Historiquement, ce pôle a fait figure d’un second centre-ville, en
raison de l’activité culturelle qu’il affichait avant et pendant la guerre civile, lieu de
prédilection des écrivains et poètes arabes en exils, faisant de lui un « espace
public » arabe par excellence.
Cette fragmentation de l’espace urbain en trois pôles concurrentiels (le centre-ville,
Achrafieh et Hamra) fait de Beyrouth une ville mouvante, déstructurée et restructurée en
permanence autour de ses multiples centres de gravité. Cette segmentation des marchés
génère des attitudes et des comportements de consommation propres à chaque lieu.
L’objectif principal de notre article est d’explorer la fragmentation polycentrique de
l’espace urbain à Beyrouth en partant d’une comparaison entre la fréquentation du centre-ville
de Beyrouth (avec ses Souks et ses espaces privatifs) et la fréquentation du Mall ABC. La
question centrale sera celle de savoir pourquoi les Souks avec leurs espaces ouverts, sont
perçus comme étant avant tout un lieu de shopping alors que l’ABC, qui est un Mall fermé,
est plutôt perçu comme un centre de socialisation et de divertissement ?
Nizar Hariri, Nai Choueiri, Myriam Hajjar, Sarjoun Moussa (2013), « Beyrouth comme ville polycentrique et fragmentée :
Les Souks du centre-ville et l’ABC d’Achrafieh », Géosphères, Annales de Géographie, Volume 33-34, pp. 23-33
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1) Quelques clarifications méthodologiques
Nous avons mené une enquête sur la fréquentation de ces deux espaces rivaux pendant
les mois d’avril et de mai 2013.
Notre enquête s’appuie sur un échantillon de 145 personnes interrogées sur place dans
les Souks et à l’ABC. L’objectif de cette comparaison n’est pas tant de s’interroger sur les
différentes motivations des visiteurs de ces lieux mais de comprendre les caractéristiques
intrinsèques de ces espaces rivaux et concurrentiels qui en font des lieux spécialisés et
répondant à des besoins spécifiques auprès des populations locales.
La fragmentation économique sera analysée à travers les caractéristiques intrinsèques
des territoires et des lieux en partant des formes de spécialisation et des services spécifiques
qui y sont offerts. Toutefois, il semble impossible de se contenter d’une telle analyse sans
tenir compte des perceptions subjectives des populations locales, en raison du caractère
polycentrique et mouvant, en perpétuel changement, de ces pôles d’attractivité qui jouent
comme des multiples centres de gravité et de drainage de l’économie de la ville.
Pour cette raison, le point de départ de notre enquête a été la perception des lieux de
commerce et de loisirs par les « fidèles », les consommateurs et les visiteurs potentiels. Nous
serons donc amenés à distinguer parmi les visiteurs des lieux une catégorie idéale-typique de
« fidèles » qui nous permettra de mieux aborder le rapport des Beyrouthins à leur(s) espace(s)
urbain(s), notamment à travers les rapports de loyauté ou d’appartenance pour ce segment de
consommateurs.
Les fidèles seront définis comme des personnes qui visitent ces lieux de manière très
régulière avec une fréquence et un temps de visite maximaux, indépendamment de leur niveau
de consommation ou d’achat, de telle sorte que l’on puisse détecter chez eux un rapport
d’attachement exclusif au lieu, voire un rapport d’appartenance. Les consommateurs sont des
visiteurs occasionnels avec une fréquence et un temps de visite moyens, mais un niveau de
consommation et d’achat important. Enfin, parmi les consommateurs et les visiteurs
occasionnels, on pourrait distinguer une catégorie de personnes qui fréquentent très rarement
les lieux mais qui pourraient constituer à l’avenir des consommateurs ou des fidèles
potentiels.
Ce choix méthodologique permet de vérifier d’abord que la ville se divise effectivement
en territoires spécialisés que nous dénommons « pôles », offrant significativement des
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produits différenciés et concurrentiels, générant également des attitudes spécifiques auprès de
la population locale. Notre enquête permettra ensuite de dégager les modes de consommation
spécifiques à chaque territoire, notamment en analysant le comportement de cette catégorie de
clientèle que nous dénommons les « fidèles ».
2) Les espaces commerciaux à Beyrouth : dispersion, diversité de
l’offre et avantages comparatifs des territoires
Parmi les centralités commerciales les plus actives au cœur de Beyrouth-municipe, nous
avons donc retenu pour notre enquête l’ABC d’Achrafieh et les Souks du centre-ville.
L’ABC apparaît au cœur des grandes surfaces commerciales de Beyrouth. Il offre une
diversité de magasins, restaurants, salles de cinéma et attire une importante clientèle ce qui en
fait un espace multifonctionnel très fréquenté. Cette diversité d’offre caractérisée par le
commerce de détail et par une variété de produits est appréciée par les clients venant faire
leurs achats. Mais beaucoup plus qu’un simple lieu de shopping, ABC attire sa clientèle parce
qu’il s’impose comme un lieu de convivialité, de loisir et d’amusement.
En effet, notre enquête montre que 18,75% des visiteurs s’y rendent pour des motifs qui
excluent le shopping, pour flâner ou pour fréquenter les salles de cinéma ou ses restaurants,
ou tout simplement pour y retrouver des amis, et 57,5% des visiteurs visent ces mêmes
activités en parallèle avec le shopping.
Ainsi, au regard de ses visiteurs, l’ABC n’est pas simplement un grand magasin ou un
centre commercial, mais il est avant tout un espace de rencontre et de socialisation. Ainsi,
71,21% des visiteurs d’ABC fréquentent les cafés et les restaurants pendant la visite, alors que
16,25% y font uniquement du shopping.
Nous remarquons que les clients âgés entre 17 et 33 ans constituent le plus grand
pourcentage s’élevant approximativement à 40% des visiteurs. La plupart de ces visiteurs
viennent d’Achrafieh et de ses environs, prennent leurs voitures pour y accéder et utilisent les
parkings du Mall. Les principaux usages sont donc l’accès aux salles de cinéma, la
restauration, ou même à la promenade à l’intérieur. Ces trois usages occupent plus que le tiers
de la surface du Mall, avec une multitude de restaurants et de cafés occupant l’espace en tout
coin, surtout au niveau de la terrasse du troisième étage. Les clients sont satisfaits de cette
distribution de l’espace et en font des lieux de socialisation (lieu de rencontre entre amis, lieu
de détente, rendez-vous amoureux, lieux de sortie en famille). Dans cette même perspective,
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le Mall comporte sept salles de cinémas au troisième étage, formant avec les restaurants du
pallier un véritable espace récréatif. La clientèle de cet espace se divise entre ceux qui
dépensent et ceux qui se contentent de s’y promener en compagnie de leurs amis. Une partie
de la clientèle est aussi constituée de touristes, majoritairement en provenance des pays du
Golfe. Leur présence est surtout remarquable durant les temps de fête et en été. Ces derniers
profitent des services offerts par ce centre (garderie, boutique blanche « Tax Free », aires de
stationnement).
Ce centre est un « monde de modernité » s’imposant donc comme un espace de
socialisation et de divertissement en même temps qu’un centre commercial qui attire par la
diversité de son offre, ses produits « branchés » et ses nouveautés internationales dans le
domaine de la mode.
De leurs côtés, les Souks de Beyrouth ont été conçus par SOLIDERE pour être des
lieux de brassage, de commerce et de convivialité. Cette volonté se voit d’abord dans la
réalisation architecturale où la pratique du design moderne semble embrasser un patrimoine
historique et culturel. Les Souks de Beyrouth veulent garder les aspects d'un vieux marché
traditionnel traversé de rues historiques, tout en intégrant des conceptions architecturales
contemporaines, introduites pour répondre aux besoins commerciaux modernes.
De même, les Souks sont conçus comme un « espace ouvert » avec un parking sous-
terrain. Ils offrent des restaurants, des cafés et des salles de cinéma afin de garantir au visiteur
des divertissements au-delà de l'expérience du centre commercial. Dans ce sens, les Souks se
posent comme un espace rival qui tente de concurrencer l’ABC. Toutefois, le centre-ville de
Beyrouth dispose également d’un avantage comparatif qui le distingue des autres quartiers et
définit sa spécialisation commerciale : depuis le début des années 2000, de nombreuses
boutiques de luxes ouvrent leurs portes (comme Louis Vuitton, Burberry, Michael Kors etc.)
aux côtés des multimarques de réputation mondiale. Ces enseignes de luxe occupent des
espaces luxueux, dans des rues luxueuses, comme Allenby et Moutran Malek, ou dans des
rues qui s’approprient les noms des lieux du vieux centre-ville (souk Ayass, souk el-Sagha,
souk el-Tayeb, etc.), dans un cadre architectural spectaculaire se voulant en même temps
historique.
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Tableau 1- Tableau comparatif (Souks/ABC) des activités pendant la visite : (1) SHOPPING/ (2)
RESTAURANT/ (3) CINEMA / (4) FLANER/ (5) RETROUVER DES CONNAISSANCES / (6)
AUTRE
Ce tableau montre que les deux espaces génèrent des comportements différents chez les
visiteurs. Comparés à l’ABC, les souks sont d’abord des lieux de commerce, où 32,3% des
visiteurs visent uniquement le shopping lorsqu’ils s’y rendent (deux fois plus qu’à l’ABC). De
même, uniquement 12,3% des visiteurs des Souks y cherchent les divertissements comme la
flânerie, le cinéma, les promenades et les rencontres, quatre fois moins qu’à ABC alors que le
lieu est plus ouvert et couvrant une superficie plus grande.
3) Comparaison entre Beyrouth Souks et L’ABC Achrafieh : le
comportement des fidèles
La première impression qui nous est donnée, en comparant l’ABC d’Achrafieh et les
Souks de Beyrouth est que ces deux espaces sont perçus différemment par les visiteurs, alors
même qu’ils se ressemblent sur de nombreux points. En effet, mis à part la spécialisation des
Souks dans les enseignes de luxe qui ne sont d’ailleurs pas totalement absentes à l’ABC, les
autres boutiques situées dans ces deux espaces sont presque les mêmes. Dans ces deux
milieux, les visiteurs viennent avec leurs familles, ou bien avec des amis, pour passer du
temps et pour acheter des produits dont ils ont besoin, que ce soit des biens accessibles ou des
produits de luxe. Les deux espaces se présentent comme des lieux touristiques ouverts et dans
lesquels des évènements ou des campagnes publicitaires prennent place.
De même, notre enquête révèle que les visiteurs passent dans ces deux lieux un temps
de visite proche, avec une moyenne de 139 minutes par visite aux Souks et 152 minutes à
l’ABC. Le temps dépensé pour venir du domicile est également comparable, avec une
moyenne de 29 minutes pour les Souks et de 24 minutes pour l’ABC.
Ces similitudes contrastent avec le paradoxe que nous venons de signaler au niveau des
différences de perception de l’espace par les visiteurs : pourquoi les Souks avec leur espace
Activités pendant la visite Souk % ABC (%)
Shopping uniquement (1) 32,3% 16,25%
Restauration (2) 50,77% 71,21%
Divertissement (3, 4, 5 et 6) 12,3% 57,5%
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ouvert sont perçus comme étant avant tout un lieu de shopping alors que l’ABC qui est un
Mall fermé est plutôt perçu comme un centre de socialisation et de divertissement ?
Afin de pouvoir dégager les traits distinctifs de ces deux espaces et de comprendre
pourquoi ils sont perçus différemment par les visiteurs, il a fallu donc distinguer parmi eux
une catégorie de visiteurs fidèles, distingués par un plus grand niveau de loyauté, voire par
une forme d’appartenance au lieu.
Comparés aux autres clients, les fidèles sont d’abord des personnes qui visitent les lieux
de manière très régulière, avec une fréquence et un temps de visite largement supérieur à la
moyenne, indépendamment de leur pouvoir d’achat.
Souks % ABC %
Visite pour la première fois ou rarement (1 et 2)
Visiteurs potentiels
9,23%
6,25%
Visite de temps en temps ou régulièrement (3 et 4)
Consommateurs
75,38% 67,5%
Visite très régulière et tout le temps (5 et 6)
Fidèles
15,38% 26.25%
Total 100% 100%
Tableau 2- Tableau comparatif (Souks/ABC) de la régularité des visites
Cette première distinction nous permet de voir que c’est surtout l’ABC qui attire une
clientèle fidélisée qui fréquente ses espaces de manière très régulière ou tout le temps. La
proportion de ces clients fidélisés est presque deux fois plus grande que celle des Souks.
Quelles conséquences peut-on donc en dégager quant aux caractéristiques de ces deux lieux ?
Ces fidèles de l’ABC et des Souks ont tous des fréquences de visite très élevées, allant
de plusieurs fois par mois à des visites quotidiennes. Ils passent un temps de visite presque
similaire dans leurs lieux de prédilection et, dans les deux cas, un temps largement supérieur à
la moyenne des visiteurs : 177 minutes par visite contre 139 minutes dans les Souks, 180
minutes par visite contre 152 minutes pour l’ABC.
Souks ABC
Temps de visite moyen de l’ensemble des visiteurs 139 152
Temps de visite moyen des fidèles 177 180
Tableau 3- tableau comparatif (Souks/ABC) du temps de visite moyen
Les Tableaux 2 et 3 montrent donc qu’il existe bien une catégorie de visiteurs fidélisés
ayant entre eux des caractéristiques similaires et des modes de comportement comparables.
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Généralement, ces fidèles pratiquent lors de leurs visites plusieurs activités à la fois, et
affichent un taux d’appréciation des lieux beaucoup plus élevé que le reste des visiteurs.
Mais la comparaison entre les fidèles de l’ABC et ceux des Souks révèle plusieurs
points distinctifs des lieux. D’abord, l’ABC est un espace qui fidélise ses visiteurs plus que
les Souks (avec presque deux fois plus de fidèles, 26,25% contre 15,38%). Ensuite, parmi les
raisons qui les poussent à apprécier les lieux, les fidèles de l’ABC citent la proximité
géographique, la diversité des activités et des amusements et même le fait que c’est un espace
restreint qui permet une plus grande convivialité. A l’inverse, les fidèles des Souks sont
presque exclusivement intéressés par le shopping et les restaurants, qui sont donc cités comme
les principales attractions du lieu. Enfin, il est certain que les niveaux de prix et le pouvoir
d’achat des consommateurs influencent les comportements de loyauté. La structure des
montants dépensés par les visiteurs révèle un dernier fait significatif qui distingue nettement
les deux lieux.
Souk % ABC (%)
- 50$ (1, 2 et 3) 15,38% 16,25%
Entre 50 & 100$ (4) 24,61% 37,5%
Entre 100 & 200$ (5) 36,92% 21,25%
Supérieur à 200$ (6) 16,92 18,75%
Sans réponse 6,15% 6,25%
Total 100% 100%
Tableau 4- Montants dépensés en moyenne par visite SOUKS/ABC
On remarque que pour l’ensemble des visiteurs, la proportion de personnes dépensant
moins que 50$ américains par visite est presque la même entre les deux lieux, et de même
pour la proportion de personnes dépensant plus que 200$ américains par visite. Ces deux
catégories sont relativement faibles car presque 60% des visiteurs dépensent en moyenne
entre 50 et 200$ par visite. Et c’est surtout à ce niveau que les styles de consommation sont
nettement distingués entre les visiteurs de l’ABC et ceux des Souks : l’ABC concentre plus de
visiteurs qui dépensent entre 50 et 100 dollars américains alors que plus que le tiers des
visiteurs des Souks dépensent entre 100 et 200 dollars américains par visite.
Il serait important de souligner ici que ces chiffres ne renvoient pas forcément à un
différentiel de pouvoir d’achat entre deux types de consommateurs, ni à une différence de prix
entre les deux lieux. Car il faut rappeler que les boutiques sont presque les mêmes entre les
deux lieux, les enseignes de luxe ne manquant pas totalement à l’ABC, et les Souks
hébergeant en même temps beaucoup de boutiques accessibles aux consommateurs à revenu
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faible ou moyen (comme le montrent les comportements, similaires dans les deux lieux, des
individus dépensant moins que 50$ et plus que 200$ par visite). La différence pourrait être
principalement expliquée par les styles de consommation des visiteurs eux-mêmes : les
visiteurs de l’ABC sont plus enclins à y revenir plus régulièrement et, par conséquent,
dépensent moins par visite afin de rendre leur mode de consommation plus soutenable. Il est
aussi à souligner que la fréquentation plus assidue des espaces récréatifs pourraient justifier ce
résultat. La somme qui varie entre 50 et 100 dollars est plus représentatif des dépenses
récréatives que des dépenses de shopping.
En définitif, le tableau 5 montre que, même si la proportion des visiteurs qui apprécient
beaucoup et vraiment beaucoup les deux lieux est presque la même (la somme des catégories
4 et 5, autour de 63% des visiteurs), l’ABC se distingue nettement par un taux plus élevé de
visiteurs fidèles qui apprécient le lieu de manière inconditionnelle (dans la catégorie 5, 15%
pour l’ABC contre 4,62% pour les Souks).
Souks Souk % ABC ABC (%)
N’apprécie pas (1 et 2) 3 4,62% 2 2,5%
Moyennement (3) 21 32,3% 23 28,75%
Beaucoup (4) 38 58,46% 39 48,75%
Vraiment beaucoup (5) 3 4,62% 12 15%
Sans réponse 0 0% 4 5%
Total 65 100% 80 100%
Tableau 5- Tableau comparatif (Souks/ABC) du niveau d’appréciation des lieux
4) Conclusion
L’insuffisance des espaces publics et l’émergence de nouvelles surfaces commerciales
sont à l’origine d’un renversement significatif dans la perception que les Beyrouthins ont de
leur ville. D’un côté, les centres commerciaux qui sont des lieux fermés et privés acquièrent la
fonction et représentation d’espaces « publics », au sens de lieux de divertissement, de
socialisation, de flânerie et de rencontres. De l’autre, les Souks du centre-ville, pourtant situés
au cœur de la ville dans des rues et des lieux ouverts, sont perçus comme des espaces plus
exclusifs et moins attachants.
En fin d’analyse, il apparait que la reconstruction d’après-guerre a ouvert la voie à un
éventuel rééquilibrage potentiel entre les différents pôles du développement urbain à
Beyrouth. Mais cette éventualité a été manquée en raison de l’absence de synergies entre le
centre-ville de SOLIDERE (même pas sur un modèle hiérarchique) avec les pôles
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d’Achrafieh ou de Hamra, rendus tantôt des quartiers « périphériques », et tantôt des centres
d’attractivité qui structurent l’économie de la ville.
Avec la reconstruction du centre-ville et l’étalement urbain qui l’accompagne dans les
années 1990-2000, Hamra et Achrafieh redeviennent des centres d’attraction capables de
revendiquer à nouveau leur héritage et de jouer leurs rôles comme des pôles d’activités
économiques spécialisées et rivales. Avec le boom des activités créatives et récréatives dans
les deux pôles en question, Beyrouth redevient, à l’image de ce qu’elle était avant-guerre, une
ville polycentrique avec de multiples centres de gravité en perpétuelle reconfiguration.
L’espace urbain se laisse donc facilement coloniser par les tendances contradictoires
qui émanent de ses multiples centres, selon les saisons et selon les modes. Ainsi, pendant les
périodes de forte affluence des touristes des pays arabes et de la diaspora libanaise, c’est le
centre-ville de SOLIDERE qui devient le pôle d’attractivité qui draine avec lui une
importante activité économique dans les quartiers « périphériques », alors que les quartiers de
Hamra et/ou d’Achrafieh structurent le plus souvent l’économie de la ville autour de leurs
PME de petits commerçants et de boutiques spécialisées disposant de clientèles plus fidélisées
et plus revendicatrices d’une « appartenance » identitaire au quartier.
Toutefois ces espaces multifonctionnels (tels que l’ABC et les Souks) ne sont pas à la
portée de toute la population et sont réservées à des catégories sociales bien déterminées.
Encore une fois, ceci crée un état de rupture au sein de la société et peut faire l’objet de divers
conflits sociaux.
5) Bibliographie
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Nizar Hariri, Nai Choueiri, Myriam Hajjar, Sarjoun Moussa (2013), « Beyrouth comme ville polycentrique et fragmentée :
Les Souks du centre-ville et l’ABC d’Achrafieh », Géosphères, Annales de Géographie, Volume 33-34, pp. 23-33
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- Buccianti-Barakat Liliane, Chamussy Henry (2012), Le Liban: Géographie d’un pays
paradoxal, Peronnas, Belin, 200 p.
- Nasr Ninette Fadel (2006), "La mutation des pratiques sociales avec l'émergence des
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- Verdeil Eric, Huybrechts Eric, (), « Gouverner les métropoles », de la revue : Villes en
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- Vignal, Leïla (2010), "Beyrouth, de la boutique au shopping mail: dynamiques
métropolitaines et nouvelle géo-économie au Moyen-Orient." Mondes et places du
marché en Méditerranée: Formes sociales et spatiales de l'échange (2010): 279.