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Nizar Hariri, Nai Choueiri, Myriam Hajjar, Sarjoun Moussa (2013), « Beyrouth comme ville polycentrique et fragmentée : Les Souks du centre-ville et l’ABC d’Achrafieh », Géosphères, Annales de Géographie, Volume 33-34, pp. 23-33 1 Beyrouth comme ville polycentrique et fragmentée : Les Souks du centre-ville et l’ABC d’Achrafieh Nizar Hariri, Nai Choueiri, Myriam Hajjar, Sarjoun Moussa 1 Il est courant de voir aujourd’hui les grandes villes se transformer en mégalopoles restructurées en pôles incontournables de la mondialisation. Ces villes se structurent aujourd’hui autour de plusieurs pôles, bouleversant la distinction traditionnelle entre cent re et périphérie. Devançant cette tendance, Beyrouth pour des raisons historiques et des spécificités économiques a été depuis longtemps une « ville polycentrique » fragmentée en plusieurs pôles spécialisés et concurrentiels. Cette fragmentation de l’espace urbain n’est pas tant la conséquence de la division communautaire locale de l’espace, elle est également liée à l’insertion de la ville dans l’économie régionale et mondiale. Elle est surtout l’héritage d’une spécialisation économique qui a fait de Beyrouth un « Grand Magasin » pour ses voisins arabes. Ainsi le territoire métropolitain de Beyrouth s’est structuré, à partir du milieu du XXe siècle, autour de trois pôles d’attraction principaux, constitués aujourd’hui en espaces exclusifs et rivaux, affichant des caractéristiques culturelles et identitaires propres. A. Le centre-ville de Beyrouth a été historiquement le lieu de brassage des communautés et des différentes classes sociales, réunissant en son sein les activités informelles offertes par les classes populaires et les activités les plus élitistes. Il est aujourd’hui un espace controversé qui a été détruit entre 1975 et 1989 avec la guerre civile et reconstruit dans les années 1990 par SOLIDERE, sous l’impulsion du premier ministre de l’époque Rafic Hariri. Cette Société foncière privée a profité d’un plan d’expropriation pour réaménager, en fonction de ses intérêts, le centre- ville historique, administratif et économique d’une capitale. Cette expérience unique dans son genre fait du centre-ville de Beyrouth un espace entièrement asservi aux intérêts économiques et financiers des capitaux globalisés qui y sont investis. Il est donc le symbole d’une métropolisation à l’image des pays du Golfe, sur le modèle des multiples Buildings qui entourent une marina de yachts et de restaurants. On y trouve principalement les principales entreprises financières du 1 Publié dans Géosphères, Annales de Géographie, Volume 33-34, Année 2012-2013, Université Saint-Joseph de Beyrouth.

Beyrouth ville polycentrique les centres commerciaux

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Beyrouth comme ville polycentrique et fragmentée : Les Souks du centre-ville et l’ABC d’Achrafieh Nizar Hariri, Nai Choueiri, Myriam Hajjar, Sarjoun Moussa

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Les Souks du centre-ville et l’ABC d’Achrafieh », Géosphères, Annales de Géographie, Volume 33-34, pp. 23-33

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Beyrouth comme ville polycentrique et fragmentée :

Les Souks du centre-ville et l’ABC d’Achrafieh

Nizar Hariri, Nai Choueiri, Myriam Hajjar, Sarjoun Moussa1

Il est courant de voir aujourd’hui les grandes villes se transformer en mégalopoles

restructurées en pôles incontournables de la mondialisation. Ces villes se structurent

aujourd’hui autour de plusieurs pôles, bouleversant la distinction traditionnelle entre centre et

périphérie. Devançant cette tendance, Beyrouth pour des raisons historiques et des spécificités

économiques a été depuis longtemps une « ville polycentrique » fragmentée en plusieurs

pôles spécialisés et concurrentiels. Cette fragmentation de l’espace urbain n’est pas tant la

conséquence de la division communautaire locale de l’espace, elle est également liée à

l’insertion de la ville dans l’économie régionale et mondiale. Elle est surtout l’héritage d’une

spécialisation économique qui a fait de Beyrouth un « Grand Magasin » pour ses voisins

arabes. Ainsi le territoire métropolitain de Beyrouth s’est structuré, à partir du milieu du XXe

siècle, autour de trois pôles d’attraction principaux, constitués aujourd’hui en espaces

exclusifs et rivaux, affichant des caractéristiques culturelles et identitaires propres.

A. Le centre-ville de Beyrouth a été historiquement le lieu de brassage des

communautés et des différentes classes sociales, réunissant en son sein les activités

informelles offertes par les classes populaires et les activités les plus élitistes. Il est

aujourd’hui un espace controversé qui a été détruit entre 1975 et 1989 avec la

guerre civile et reconstruit dans les années 1990 par SOLIDERE, sous l’impulsion

du premier ministre de l’époque Rafic Hariri. Cette Société foncière privée a profité

d’un plan d’expropriation pour réaménager, en fonction de ses intérêts, le centre-

ville historique, administratif et économique d’une capitale. Cette expérience

unique dans son genre fait du centre-ville de Beyrouth un espace entièrement

asservi aux intérêts économiques et financiers des capitaux globalisés qui y sont

investis. Il est donc le symbole d’une métropolisation à l’image des pays du Golfe,

sur le modèle des multiples Buildings qui entourent une marina de yachts et de

restaurants. On y trouve principalement les principales entreprises financières du

1 Publié dans Géosphères, Annales de Géographie, Volume 33-34, Année 2012-2013, Université

Saint-Joseph de Beyrouth.

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pays, les grandes enseignes du luxe, les restaurants, les boîtes de nuits et les hôtels

les plus chers ou les moins accessibles, ainsi que les Souks qui sont les lieux de

shoppings qui viennent remplacer les marchés populaires du vieux centre-ville.

B. A l’est, c’est le pôle d’Achrafieh qui domine la ville avec une forte concentration

d’activités économiques tournées vers la culture, la créativité et le luxe accessible.

Sans vouloir afficher un luxe somptueux, le pôle se veut la référence dans le « bon

goût », le savoir-vivre, l’étiquette et la courtoisie. On y trouve particulièrement les

lieux privilégiés de la vie nocturne comme le quartier de Gemayzé avec une

majorité de Chrétiens, Grecs Orthodoxes ou Grecs Catholiques, et le quartier de

Mar Mikhaïl avec une large population arménienne. On y trouve également la Rue

Monot, avec une forte concentration de restaurants chics sans aucune forme

d’ostentation, réputés pour leur cuisine raffinée et le Mall ABC situé à quelques

mètres de la place Sassine qui est considérée comme l’hyper-centre du pôle

d’Achrafieh.

C. A l’Ouest, le pôle de Hamra est marqué par la présence d’une population mixte,

constituée de Sunnites, de Chrétiens de tout rite et d’étrangers (arabes ou

occidentaux). Historiquement, ce pôle a fait figure d’un second centre-ville, en

raison de l’activité culturelle qu’il affichait avant et pendant la guerre civile, lieu de

prédilection des écrivains et poètes arabes en exils, faisant de lui un « espace

public » arabe par excellence.

Cette fragmentation de l’espace urbain en trois pôles concurrentiels (le centre-ville,

Achrafieh et Hamra) fait de Beyrouth une ville mouvante, déstructurée et restructurée en

permanence autour de ses multiples centres de gravité. Cette segmentation des marchés

génère des attitudes et des comportements de consommation propres à chaque lieu.

L’objectif principal de notre article est d’explorer la fragmentation polycentrique de

l’espace urbain à Beyrouth en partant d’une comparaison entre la fréquentation du centre-ville

de Beyrouth (avec ses Souks et ses espaces privatifs) et la fréquentation du Mall ABC. La

question centrale sera celle de savoir pourquoi les Souks avec leurs espaces ouverts, sont

perçus comme étant avant tout un lieu de shopping alors que l’ABC, qui est un Mall fermé,

est plutôt perçu comme un centre de socialisation et de divertissement ?

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1) Quelques clarifications méthodologiques

Nous avons mené une enquête sur la fréquentation de ces deux espaces rivaux pendant

les mois d’avril et de mai 2013.

Notre enquête s’appuie sur un échantillon de 145 personnes interrogées sur place dans

les Souks et à l’ABC. L’objectif de cette comparaison n’est pas tant de s’interroger sur les

différentes motivations des visiteurs de ces lieux mais de comprendre les caractéristiques

intrinsèques de ces espaces rivaux et concurrentiels qui en font des lieux spécialisés et

répondant à des besoins spécifiques auprès des populations locales.

La fragmentation économique sera analysée à travers les caractéristiques intrinsèques

des territoires et des lieux en partant des formes de spécialisation et des services spécifiques

qui y sont offerts. Toutefois, il semble impossible de se contenter d’une telle analyse sans

tenir compte des perceptions subjectives des populations locales, en raison du caractère

polycentrique et mouvant, en perpétuel changement, de ces pôles d’attractivité qui jouent

comme des multiples centres de gravité et de drainage de l’économie de la ville.

Pour cette raison, le point de départ de notre enquête a été la perception des lieux de

commerce et de loisirs par les « fidèles », les consommateurs et les visiteurs potentiels. Nous

serons donc amenés à distinguer parmi les visiteurs des lieux une catégorie idéale-typique de

« fidèles » qui nous permettra de mieux aborder le rapport des Beyrouthins à leur(s) espace(s)

urbain(s), notamment à travers les rapports de loyauté ou d’appartenance pour ce segment de

consommateurs.

Les fidèles seront définis comme des personnes qui visitent ces lieux de manière très

régulière avec une fréquence et un temps de visite maximaux, indépendamment de leur niveau

de consommation ou d’achat, de telle sorte que l’on puisse détecter chez eux un rapport

d’attachement exclusif au lieu, voire un rapport d’appartenance. Les consommateurs sont des

visiteurs occasionnels avec une fréquence et un temps de visite moyens, mais un niveau de

consommation et d’achat important. Enfin, parmi les consommateurs et les visiteurs

occasionnels, on pourrait distinguer une catégorie de personnes qui fréquentent très rarement

les lieux mais qui pourraient constituer à l’avenir des consommateurs ou des fidèles

potentiels.

Ce choix méthodologique permet de vérifier d’abord que la ville se divise effectivement

en territoires spécialisés que nous dénommons « pôles », offrant significativement des

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produits différenciés et concurrentiels, générant également des attitudes spécifiques auprès de

la population locale. Notre enquête permettra ensuite de dégager les modes de consommation

spécifiques à chaque territoire, notamment en analysant le comportement de cette catégorie de

clientèle que nous dénommons les « fidèles ».

2) Les espaces commerciaux à Beyrouth : dispersion, diversité de

l’offre et avantages comparatifs des territoires

Parmi les centralités commerciales les plus actives au cœur de Beyrouth-municipe, nous

avons donc retenu pour notre enquête l’ABC d’Achrafieh et les Souks du centre-ville.

L’ABC apparaît au cœur des grandes surfaces commerciales de Beyrouth. Il offre une

diversité de magasins, restaurants, salles de cinéma et attire une importante clientèle ce qui en

fait un espace multifonctionnel très fréquenté. Cette diversité d’offre caractérisée par le

commerce de détail et par une variété de produits est appréciée par les clients venant faire

leurs achats. Mais beaucoup plus qu’un simple lieu de shopping, ABC attire sa clientèle parce

qu’il s’impose comme un lieu de convivialité, de loisir et d’amusement.

En effet, notre enquête montre que 18,75% des visiteurs s’y rendent pour des motifs qui

excluent le shopping, pour flâner ou pour fréquenter les salles de cinéma ou ses restaurants,

ou tout simplement pour y retrouver des amis, et 57,5% des visiteurs visent ces mêmes

activités en parallèle avec le shopping.

Ainsi, au regard de ses visiteurs, l’ABC n’est pas simplement un grand magasin ou un

centre commercial, mais il est avant tout un espace de rencontre et de socialisation. Ainsi,

71,21% des visiteurs d’ABC fréquentent les cafés et les restaurants pendant la visite, alors que

16,25% y font uniquement du shopping.

Nous remarquons que les clients âgés entre 17 et 33 ans constituent le plus grand

pourcentage s’élevant approximativement à 40% des visiteurs. La plupart de ces visiteurs

viennent d’Achrafieh et de ses environs, prennent leurs voitures pour y accéder et utilisent les

parkings du Mall. Les principaux usages sont donc l’accès aux salles de cinéma, la

restauration, ou même à la promenade à l’intérieur. Ces trois usages occupent plus que le tiers

de la surface du Mall, avec une multitude de restaurants et de cafés occupant l’espace en tout

coin, surtout au niveau de la terrasse du troisième étage. Les clients sont satisfaits de cette

distribution de l’espace et en font des lieux de socialisation (lieu de rencontre entre amis, lieu

de détente, rendez-vous amoureux, lieux de sortie en famille). Dans cette même perspective,

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le Mall comporte sept salles de cinémas au troisième étage, formant avec les restaurants du

pallier un véritable espace récréatif. La clientèle de cet espace se divise entre ceux qui

dépensent et ceux qui se contentent de s’y promener en compagnie de leurs amis. Une partie

de la clientèle est aussi constituée de touristes, majoritairement en provenance des pays du

Golfe. Leur présence est surtout remarquable durant les temps de fête et en été. Ces derniers

profitent des services offerts par ce centre (garderie, boutique blanche « Tax Free », aires de

stationnement).

Ce centre est un « monde de modernité » s’imposant donc comme un espace de

socialisation et de divertissement en même temps qu’un centre commercial qui attire par la

diversité de son offre, ses produits « branchés » et ses nouveautés internationales dans le

domaine de la mode.

De leurs côtés, les Souks de Beyrouth ont été conçus par SOLIDERE pour être des

lieux de brassage, de commerce et de convivialité. Cette volonté se voit d’abord dans la

réalisation architecturale où la pratique du design moderne semble embrasser un patrimoine

historique et culturel. Les Souks de Beyrouth veulent garder les aspects d'un vieux marché

traditionnel traversé de rues historiques, tout en intégrant des conceptions architecturales

contemporaines, introduites pour répondre aux besoins commerciaux modernes.

De même, les Souks sont conçus comme un « espace ouvert » avec un parking sous-

terrain. Ils offrent des restaurants, des cafés et des salles de cinéma afin de garantir au visiteur

des divertissements au-delà de l'expérience du centre commercial. Dans ce sens, les Souks se

posent comme un espace rival qui tente de concurrencer l’ABC. Toutefois, le centre-ville de

Beyrouth dispose également d’un avantage comparatif qui le distingue des autres quartiers et

définit sa spécialisation commerciale : depuis le début des années 2000, de nombreuses

boutiques de luxes ouvrent leurs portes (comme Louis Vuitton, Burberry, Michael Kors etc.)

aux côtés des multimarques de réputation mondiale. Ces enseignes de luxe occupent des

espaces luxueux, dans des rues luxueuses, comme Allenby et Moutran Malek, ou dans des

rues qui s’approprient les noms des lieux du vieux centre-ville (souk Ayass, souk el-Sagha,

souk el-Tayeb, etc.), dans un cadre architectural spectaculaire se voulant en même temps

historique.

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Tableau 1- Tableau comparatif (Souks/ABC) des activités pendant la visite : (1) SHOPPING/ (2)

RESTAURANT/ (3) CINEMA / (4) FLANER/ (5) RETROUVER DES CONNAISSANCES / (6)

AUTRE

Ce tableau montre que les deux espaces génèrent des comportements différents chez les

visiteurs. Comparés à l’ABC, les souks sont d’abord des lieux de commerce, où 32,3% des

visiteurs visent uniquement le shopping lorsqu’ils s’y rendent (deux fois plus qu’à l’ABC). De

même, uniquement 12,3% des visiteurs des Souks y cherchent les divertissements comme la

flânerie, le cinéma, les promenades et les rencontres, quatre fois moins qu’à ABC alors que le

lieu est plus ouvert et couvrant une superficie plus grande.

3) Comparaison entre Beyrouth Souks et L’ABC Achrafieh : le

comportement des fidèles

La première impression qui nous est donnée, en comparant l’ABC d’Achrafieh et les

Souks de Beyrouth est que ces deux espaces sont perçus différemment par les visiteurs, alors

même qu’ils se ressemblent sur de nombreux points. En effet, mis à part la spécialisation des

Souks dans les enseignes de luxe qui ne sont d’ailleurs pas totalement absentes à l’ABC, les

autres boutiques situées dans ces deux espaces sont presque les mêmes. Dans ces deux

milieux, les visiteurs viennent avec leurs familles, ou bien avec des amis, pour passer du

temps et pour acheter des produits dont ils ont besoin, que ce soit des biens accessibles ou des

produits de luxe. Les deux espaces se présentent comme des lieux touristiques ouverts et dans

lesquels des évènements ou des campagnes publicitaires prennent place.

De même, notre enquête révèle que les visiteurs passent dans ces deux lieux un temps

de visite proche, avec une moyenne de 139 minutes par visite aux Souks et 152 minutes à

l’ABC. Le temps dépensé pour venir du domicile est également comparable, avec une

moyenne de 29 minutes pour les Souks et de 24 minutes pour l’ABC.

Ces similitudes contrastent avec le paradoxe que nous venons de signaler au niveau des

différences de perception de l’espace par les visiteurs : pourquoi les Souks avec leur espace

Activités pendant la visite Souk % ABC (%)

Shopping uniquement (1) 32,3% 16,25%

Restauration (2) 50,77% 71,21%

Divertissement (3, 4, 5 et 6) 12,3% 57,5%

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ouvert sont perçus comme étant avant tout un lieu de shopping alors que l’ABC qui est un

Mall fermé est plutôt perçu comme un centre de socialisation et de divertissement ?

Afin de pouvoir dégager les traits distinctifs de ces deux espaces et de comprendre

pourquoi ils sont perçus différemment par les visiteurs, il a fallu donc distinguer parmi eux

une catégorie de visiteurs fidèles, distingués par un plus grand niveau de loyauté, voire par

une forme d’appartenance au lieu.

Comparés aux autres clients, les fidèles sont d’abord des personnes qui visitent les lieux

de manière très régulière, avec une fréquence et un temps de visite largement supérieur à la

moyenne, indépendamment de leur pouvoir d’achat.

Souks % ABC %

Visite pour la première fois ou rarement (1 et 2)

Visiteurs potentiels

9,23%

6,25%

Visite de temps en temps ou régulièrement (3 et 4)

Consommateurs

75,38% 67,5%

Visite très régulière et tout le temps (5 et 6)

Fidèles

15,38% 26.25%

Total 100% 100%

Tableau 2- Tableau comparatif (Souks/ABC) de la régularité des visites

Cette première distinction nous permet de voir que c’est surtout l’ABC qui attire une

clientèle fidélisée qui fréquente ses espaces de manière très régulière ou tout le temps. La

proportion de ces clients fidélisés est presque deux fois plus grande que celle des Souks.

Quelles conséquences peut-on donc en dégager quant aux caractéristiques de ces deux lieux ?

Ces fidèles de l’ABC et des Souks ont tous des fréquences de visite très élevées, allant

de plusieurs fois par mois à des visites quotidiennes. Ils passent un temps de visite presque

similaire dans leurs lieux de prédilection et, dans les deux cas, un temps largement supérieur à

la moyenne des visiteurs : 177 minutes par visite contre 139 minutes dans les Souks, 180

minutes par visite contre 152 minutes pour l’ABC.

Souks ABC

Temps de visite moyen de l’ensemble des visiteurs 139 152

Temps de visite moyen des fidèles 177 180

Tableau 3- tableau comparatif (Souks/ABC) du temps de visite moyen

Les Tableaux 2 et 3 montrent donc qu’il existe bien une catégorie de visiteurs fidélisés

ayant entre eux des caractéristiques similaires et des modes de comportement comparables.

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Généralement, ces fidèles pratiquent lors de leurs visites plusieurs activités à la fois, et

affichent un taux d’appréciation des lieux beaucoup plus élevé que le reste des visiteurs.

Mais la comparaison entre les fidèles de l’ABC et ceux des Souks révèle plusieurs

points distinctifs des lieux. D’abord, l’ABC est un espace qui fidélise ses visiteurs plus que

les Souks (avec presque deux fois plus de fidèles, 26,25% contre 15,38%). Ensuite, parmi les

raisons qui les poussent à apprécier les lieux, les fidèles de l’ABC citent la proximité

géographique, la diversité des activités et des amusements et même le fait que c’est un espace

restreint qui permet une plus grande convivialité. A l’inverse, les fidèles des Souks sont

presque exclusivement intéressés par le shopping et les restaurants, qui sont donc cités comme

les principales attractions du lieu. Enfin, il est certain que les niveaux de prix et le pouvoir

d’achat des consommateurs influencent les comportements de loyauté. La structure des

montants dépensés par les visiteurs révèle un dernier fait significatif qui distingue nettement

les deux lieux.

Souk % ABC (%)

- 50$ (1, 2 et 3) 15,38% 16,25%

Entre 50 & 100$ (4) 24,61% 37,5%

Entre 100 & 200$ (5) 36,92% 21,25%

Supérieur à 200$ (6) 16,92 18,75%

Sans réponse 6,15% 6,25%

Total 100% 100%

Tableau 4- Montants dépensés en moyenne par visite SOUKS/ABC

On remarque que pour l’ensemble des visiteurs, la proportion de personnes dépensant

moins que 50$ américains par visite est presque la même entre les deux lieux, et de même

pour la proportion de personnes dépensant plus que 200$ américains par visite. Ces deux

catégories sont relativement faibles car presque 60% des visiteurs dépensent en moyenne

entre 50 et 200$ par visite. Et c’est surtout à ce niveau que les styles de consommation sont

nettement distingués entre les visiteurs de l’ABC et ceux des Souks : l’ABC concentre plus de

visiteurs qui dépensent entre 50 et 100 dollars américains alors que plus que le tiers des

visiteurs des Souks dépensent entre 100 et 200 dollars américains par visite.

Il serait important de souligner ici que ces chiffres ne renvoient pas forcément à un

différentiel de pouvoir d’achat entre deux types de consommateurs, ni à une différence de prix

entre les deux lieux. Car il faut rappeler que les boutiques sont presque les mêmes entre les

deux lieux, les enseignes de luxe ne manquant pas totalement à l’ABC, et les Souks

hébergeant en même temps beaucoup de boutiques accessibles aux consommateurs à revenu

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faible ou moyen (comme le montrent les comportements, similaires dans les deux lieux, des

individus dépensant moins que 50$ et plus que 200$ par visite). La différence pourrait être

principalement expliquée par les styles de consommation des visiteurs eux-mêmes : les

visiteurs de l’ABC sont plus enclins à y revenir plus régulièrement et, par conséquent,

dépensent moins par visite afin de rendre leur mode de consommation plus soutenable. Il est

aussi à souligner que la fréquentation plus assidue des espaces récréatifs pourraient justifier ce

résultat. La somme qui varie entre 50 et 100 dollars est plus représentatif des dépenses

récréatives que des dépenses de shopping.

En définitif, le tableau 5 montre que, même si la proportion des visiteurs qui apprécient

beaucoup et vraiment beaucoup les deux lieux est presque la même (la somme des catégories

4 et 5, autour de 63% des visiteurs), l’ABC se distingue nettement par un taux plus élevé de

visiteurs fidèles qui apprécient le lieu de manière inconditionnelle (dans la catégorie 5, 15%

pour l’ABC contre 4,62% pour les Souks).

Souks Souk % ABC ABC (%)

N’apprécie pas (1 et 2) 3 4,62% 2 2,5%

Moyennement (3) 21 32,3% 23 28,75%

Beaucoup (4) 38 58,46% 39 48,75%

Vraiment beaucoup (5) 3 4,62% 12 15%

Sans réponse 0 0% 4 5%

Total 65 100% 80 100%

Tableau 5- Tableau comparatif (Souks/ABC) du niveau d’appréciation des lieux

4) Conclusion

L’insuffisance des espaces publics et l’émergence de nouvelles surfaces commerciales

sont à l’origine d’un renversement significatif dans la perception que les Beyrouthins ont de

leur ville. D’un côté, les centres commerciaux qui sont des lieux fermés et privés acquièrent la

fonction et représentation d’espaces « publics », au sens de lieux de divertissement, de

socialisation, de flânerie et de rencontres. De l’autre, les Souks du centre-ville, pourtant situés

au cœur de la ville dans des rues et des lieux ouverts, sont perçus comme des espaces plus

exclusifs et moins attachants.

En fin d’analyse, il apparait que la reconstruction d’après-guerre a ouvert la voie à un

éventuel rééquilibrage potentiel entre les différents pôles du développement urbain à

Beyrouth. Mais cette éventualité a été manquée en raison de l’absence de synergies entre le

centre-ville de SOLIDERE (même pas sur un modèle hiérarchique) avec les pôles

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d’Achrafieh ou de Hamra, rendus tantôt des quartiers « périphériques », et tantôt des centres

d’attractivité qui structurent l’économie de la ville.

Avec la reconstruction du centre-ville et l’étalement urbain qui l’accompagne dans les

années 1990-2000, Hamra et Achrafieh redeviennent des centres d’attraction capables de

revendiquer à nouveau leur héritage et de jouer leurs rôles comme des pôles d’activités

économiques spécialisées et rivales. Avec le boom des activités créatives et récréatives dans

les deux pôles en question, Beyrouth redevient, à l’image de ce qu’elle était avant-guerre, une

ville polycentrique avec de multiples centres de gravité en perpétuelle reconfiguration.

L’espace urbain se laisse donc facilement coloniser par les tendances contradictoires

qui émanent de ses multiples centres, selon les saisons et selon les modes. Ainsi, pendant les

périodes de forte affluence des touristes des pays arabes et de la diaspora libanaise, c’est le

centre-ville de SOLIDERE qui devient le pôle d’attractivité qui draine avec lui une

importante activité économique dans les quartiers « périphériques », alors que les quartiers de

Hamra et/ou d’Achrafieh structurent le plus souvent l’économie de la ville autour de leurs

PME de petits commerçants et de boutiques spécialisées disposant de clientèles plus fidélisées

et plus revendicatrices d’une « appartenance » identitaire au quartier.

Toutefois ces espaces multifonctionnels (tels que l’ABC et les Souks) ne sont pas à la

portée de toute la population et sont réservées à des catégories sociales bien déterminées.

Encore une fois, ceci crée un état de rupture au sein de la société et peut faire l’objet de divers

conflits sociaux.

5) Bibliographie

- Anderson Hans Thor (2004), “The end of urbanization? Transformation of the urban

concept”, Dela, no 21, pp.53-67.

- Buccianti-Barakat Liliane (2004), “Beirut- A City with so many faces”, Dela, no 21,

pp. 485-493.

- Buccianti-Barakat Liliane, Chamussy Henri (2002), “Les espaces publics à Beyrouth/

Public spaces in Beirut”, Geocarrefour, Vol. 77, no 3, pp. 275-281.

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