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Bilinguisme et diglossie. Appel àune vision dynamique des faits Author(s): André Martinet Source: La Linguistique, Vol. 18, Fasc. 1, Bilinguisme et diglossie (1982), pp. 5-16 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30249217 . Accessed: 14/06/2014 09:32 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to La Linguistique. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.34.78.242 on Sat, 14 Jun 2014 09:32:16 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Bilinguisme et diglossie. Appel àune vision dynamique des faitsAuthor(s): André MartinetSource: La Linguistique, Vol. 18, Fasc. 1, Bilinguisme et diglossie (1982), pp. 5-16Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/30249217 .

Accessed: 14/06/2014 09:32

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BILINGUISME ET DIGLOSSIE APPEL A UNE VISION DYNAMIQUE

DES FAITS

Andr6 MARTINET

Lorsqu'on traite de la variete des usages langagiers, comme dans bien d'autres chapitres de la linguistique, on se heurte A des

inconsequences et a des imprecisions terminologiques qui ne faci- litent pas l'6change des id6es.

En r6f6rence & l'emploi concurrent de deux idiomes par un meme individu ou ? l'interieur d'une meme communaute, on

dispose traditionnellement du terme de bilinguisme. Il ne peut etre question de ne pas le retenir dans la pratique des linguistes. Mais il est indispensable de le redefinir, ne serait-ce que pour exclure I'implication trbs r6pandue qu'il n'y a bilinguisme que dans le cas d'une maitrise parfaite et identique des deux langues en cause.

On ne doit pas se lasser de repeter que la notion de la maltrise parfaite d'une langue n'a gubre de sens. Ce qu'on attend de quel- qu'un qui parle << sa langue >>, c'est qu'il s'exprime alors sans que rien ne s'interpose entre l'experience qu'il veut communiquer et le choix des formes qu'il utilise a cette fin, de sorte que tout le monde, y compris lui-meme, est tent6 d'identifier cette exp6rience et l'expression qui y correspond. Celui qui, outre sa premibre langue, en utilise couramment une ou plusieurs autres, se trouve dans les memes conditions, quelle que soit la langue qu'il emploie. La seule diff6rence est que, dans certaines circonstances, les formes d'une des langues pratiquees peuvent, tout h coup, s'imposer aux

d6pens de celles de la langue employee h cet instant. I1 y a beau- coup de chance pour qu'une telle personne emploie plus ais6ment et plus volontiers une des langues qu'elle a " sa disposition lorsqu'elle La Linguistique, vol. 18, fasc. 1/1982

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traite de certains sujets et devant un certain public, meme si cette langue n'est pas la premiere apprise : il y a eu, en France, et l'on en trouve encore, des milliers d'instituteurs dont la<< langue maternelle >> tait un idiome local, provenqal, franco-provengal, basque, breton ou flamand, et qui auraient etd bien embarrasses de conduire leur classe autrement qu'en frangais.

La situation n'est pas trbs diffdrente lorsque les idiomes en

competition sont des langues nationales : on trouve, partout dans le monde, des sujets nes franqais qui parlent plus aisiment l'anglais, l'allemand ou le russe que leur langue premiere.

II n'est certes pas exclu qu'une personne puisse utiliser deux

langues diffhrentes avec la meme aisance dans les diverses circons- tances de la vie. Mais cela ne veut pas dire que les deux langues ont et6 necessairement apprises concurremment vers l'age de deux ou trois ans : le linguiste Uriel Weinreich, qui maniait avec un igal succes l'anglais et le yiddish, n'etait arrive aux Etats-Unis que vers la fin de son adolescence. Quel que soit le moment ohi le sujet est entri en contact avec l'une ou l'autre langue, un tel resultat suppose un effort culturel dont peu de personnes sont capables. Il s'agit done d'une situation trop excep- tionnelle pour qu'on reserve, pour elle seule, un terme aussi generalement utile que < bilinguisme >>. Pour les linguistes, le bilinguisme commence done d6s qu'il y a emploi concurrent de deux langues, quelle que soit l'aisance avec laquelle le sujet manie chacune d'elles.

Dans cet esprit, il n'est pas rare que les problames ne se limitent

pas B deux langues. L'usage ordinaire connait le terme de poly- glotte pour designer un sujet qui parle - plus ou moins bien, 1U n'est plus la question - un assez grand nombre de langues. Les

linguistes pourraient done parler dans ce cas de < polyglossie >>. Mais comme il ne s'agit plus d'opposer le polyglotte au bilingue, mais de marquer que la concurrence ne se limite pas necessaire- ment a deux langues, on est parti de bilinguisme pour former, selon le module latin, < plurilinguisme >>, qui note parfaitement ce qu'on d6sire impliquer. Malheureusement, certains chercheurs, influences peut-6tre par < polyglotte >> ou peu au courant des ressources de la composition latine, ont cru bien faire de parler de < multilinguisme >>, ce qui met indfiment I'accent sur une multiplicite des idiomes pratiques, si bien qu'on reculera devant 1'emploi de ce terme en rfi6rence a une situation trilingue.

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Puisque nous sommes en pleine synthematique latinisante, on voit mal l'intiret d'operer avec l'hybride o monolingue >> lA o0 << unilingue >> fait parfaitement l'affaire. Il ne s'agit pas, en l'occur- rence, de pddantisme 6tymologique, mais de conformit6 une norme internationale, valable dans la terminologie scientifique, qui permet d'eviter les incoherences et les doublets inutiles.

Je propose done la terminologie coherente suivante, en ne

presentant, chaque fois, que la forme synthematique de base : < unilingue >>, bilingue >, trilingue >>, << plurilingue >>, voire, si c'est necessaire, << quadrilingue >> et, 1I oii il s'agit rdellement de

multiplicite d'idiomes, << multilingue >>.

La norme internationale en matibre d'expansion terminolo-

gique a partir des langues classiques de l'Occident n'a gubre it6

explicitee, et elle est aujourd'hui frequemment malmen6e par les linguistes eux-memes. Elle s'est vue cependant respectde lorsqu'on a propose, en face du latinisme < bilinguisme >>, I'hellinisme diglossie. C'est en 1959 que s'inspirant du precedent de l'hellkniste frangais Jean Psichari, Charles Ferguson a propose" l'emploi de ce terme (qui a, en grec, exactement la valeur de << bilinguisme >>) pour designer une situation particulibre oii l'on relve I'emploi concurrent de deux formes diffdrentes de ce qu'on considbre comme une seule et mime langue.

Le choix de diglossie, dans ce cas, s'explique fort bien de la part de quelqu'un pour qui l'6Clment lingu- de bilinguisme s'iden- tifie avec le frangais langue ou l'anglais language pour designer ce qu'on considbre, naivement, comme une << vraie langue >, celle qui a le statut d'idiome d'etat et qui ne cesse pas d'etre elle-meme lorsqu'elle se presente sous la forme de dialectes distincts. Il n'y aurait done bilinguisme que lorsque sont en cause deux langues de ce type, disons l'anglais et le russe, I'allemand et le chinois. LA oi0 les idiomes concurrents sont identifies comme deux varietes d'une << mme langue >, on prefbre parler de diglossie, puisque, pour tout autre qu'un Grec, I'616ment -gloss- n'impose pas neces- sairement la notion d'une < vraie langue >>.

Bien entendu, un tel usage ne couvre pas tous les cas d'emplois

i. Diglossia, Word, 1959, 15, P. 325-340.

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concurrents d'idiomes diff6rents, puisqu'il n'est pas rare que les mnimes sujets fassent usage d'une < vraie langue >> et d'un autre parler qui n'a pas ce statut privilkgid, et qui ne saurait etre consi-

d6r6 comme une variete de la < vraie langue >>. C'est ce qui se

passe, par exemple, en Bretagne occidentale, oih une partie appr&- ciable de la population utilise concurremment l'idiome officiel, le franqais, et une varidte du celtique local.

On parlerait done de diglossie en Grace oi sont en concurrence une forme populaire de la langue, la dimotique, et une forme < purifi6e >>, la katharevousa, qui s'inspire du grec classique; dans les pays de langue arabe oih aux formes dialectales, d'usage quoti- dien, s'oppose l'arabe classique, langue du Qoran; en Norvbge oh pendant plus d'un sitcle ont et6 en conflit une langue qui se fonde sur les parlers locaux, et les usages de la bourgeoisie d6riv6s d'une forme ecrite proche du danois, longtemps langue officielle du pays; en Suisse, enfin, ois, en face des vernaculaires ale- maniques, l'6cole enseigne l'allemand litteraire.

En fait, pour caractdriser la diglossie, Charles Ferguson invoque deux critbres distincts : Io la concurrence de deux variete's d'une mime langue, et 20 un statut different de ces deux varietes dont l'une caract6riserait les usages quotidiens et l'autre s'imposerait comme norme officielle dans les 6coles, les cours de justice, dans la presse et a l'armee.

Comme, toutefois, les deux traits invoques ne vont pas n6ces- sairement de pair, cette caract6risation porte en germe les d6sac- cords qui se manifesteront entre ceux qui favoriseront et, finale- ment, ne retiendront qu'un seul des deux critbres. En effet, sans s' carter des illustrations pr6sentees d6s l'abord, on ne constate

pas, dans le cas de la Norvbge, que tout le prestige s'attache a une variet6 aux depens de l'autre, si bien que le second critbre fait defaut. Par ailleurs, il est fr6quent que, dans une meme communaute, soient en concurrence deux idiomes de statut diff&- rent qui ne sauraient tre consideres comme deux varietes d'une meme langue. C'est le cas du breton et du frangais en Bretagne, du basque et du castillan en Espagne et de vingt autres situations

analogues. C'est alors le premier critere qu'on est tente d'oublier. Il y a certainement des cas o0i la distinction etablie par Fer-

guson, avec ses deux critbres d'apparentement linguistique et de

hierarchie socio-culturelle pourrait rendre des services. On pense, par exemple, A la situation tunisienne oji, en face de la diglossie

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arabe littoral - arabe dialectal, on pourrait poser un bilinguisme franco-arabe oii existerait l'opposition entre les deux niveaux, mais o0 l'inexistence d'un apparentement gindtique exclurait l'emploi de < diglossie >>.

A retenir le critbre d'apparentement genitique, on pourrait peut-etre dire qu'il y a toujours un degrt de diglossie dans les communautes considerees traditionnellement comme unilingues, parce qu'il n'y a jamais identite entre l'usage quotidien et la norme offcielle. On ne parlerait cependant de diglossie que lorsque les usagers prennent conscience de cette dualit6 et qu'au moins certains d'entre eux luttent pour la rdduire ou l'dliminer, soit par la gendralisation d'un des usages en conflit, soit par la reduction

progressive des diff6rences qui les separent. L'objection la plus serieuse a la proposition de Ferguson est

qu'en fait, on ne sait pas toujours ce qu'on doit considerer comme deux formes diff6rentes d'une meme langue et ce qui correspond A deux langues distinctes : il y aurait diglossie en pays wallon, parce que les linguistes ont, non sans quelque arbitraire, considere le wallon comme du francien et, qu'en consequence, le wallon et le franqais sont des variktis d'une meme langue; au contraire, il y aurait bilinguisme en Occitanie puisque l'occitan moderne est censd tre une forme d'un ancien gallo-roman du Sud, done d'autre chose que le frangais.

Sous l'impulsion de linguistes comme John Gumperz2 et Joshua Fishman3, c'est l'insistance sur le critdre sociologique de statut

diffdrent qui l'a gendralement emportd. La chose s'explique assez bien. La linguistique, comme discipline autonome, est un pheno- mbne trop recent pour que beaucoup de ceux qui en traitent ne soient pas tentes de se rdfdrer A d'autres branches de la recherche qui leur paraissent avoir un statut mieux assure, dans I'esprit du public comme dans le cadre universitaire. Cela va favoriser, dans l'itude des contacts de langue, les donnees sociologiques aux d'pens des considerations purement linguistiques. D'autre part, un jugement relatif au degre d'apparentement genetique des

2. Speech Variation and the Study of Indian Civilization, American Anthropologist, I961, 67, p. 976-988, et Linguistic and Social Interaction in Two Communities, American Anthropologist, 1964, 2, p. 37-53.

3. Sociolinguistic Perspective on the Study of Bilingalism, Linguistics, 1968, 39, p. 21-5o, et Who Speaks what Language to Whom and When ?, La Linguistique, I965, fasc. 2, p. 67-80. Voir aussi, ici meme, I'article de Joshua A. FISHMAN, Michael GGERTNER, Esther LowY et William MILAN.

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So Andr Martinet

langues r6clame des connaissances qui manquent souvent aux g6ndrations de chercheurs

formtes initialement et parfois exclusi-

vement aux pratiques de la description synchronique. On tend done designer sous le terme de diglossie une situa-

tion socio-linguistique oh s'emploient concurremment deux idiomes de statut socio-culturel diffirent, l'un etant un vernaculaire, c'est une forme linguistique acquise prioritairement et utilisde dans la vie quotidienne, I'autre une langue dont l'usage, dans certaines circonstances, est impose par ceux qui detiennent l'autoritL. Cette dualite linguistique peut n'affecter qu'une partie seulement de la communaute en cause : aux niveaux extremes de l'dchelle sociale

peuvent y echapper ceux qui ne connaissent que le vernaculaire et ceux dont la seule langue est celle de prestige.

Cette conception de la diglossie revient, en pratique, a ranger sous cette rubrique toutes les situations de contacts de langue A l'exclusion du bilinguisme individuel, celui de l'individu qui vit dans une communaute unilingue, mais qui se trouve pratiquer une autre langue qu'il a apprise soit avec un de ses parents, soit du fait de sejours

. l'etranger, soit sur les bancs de l'Ccole. Ceci a

l'avantage pratique de ne pas heurter les idles simplistes que se font les unilingues de la valeur du terme << bilinguisme+ : li oh s'opposent deux langues de statut diff6rent, on pourra toujours supposer que chaque sujet, qu'il appartienne aux couches les plus humbles de la soci&t6 ou aux classes dirigeantes, est un << tre normal >>, avec sa < langue maternelle>> et peut-etre une latitude de comprendre l'autre. II n'y aura donc, dans les cas de diglossie, pas de << bilingues vrais >>, ou, tout au moins, ils n'y seront que des cas d'esptce. L'usage du terme bilinguisme reste done agreable- ment limit" & la condition des < bilingues vrais >>, individus un peu 6tranges, heureusement perdus dans la masse des gens normaux, les unilingues.

La definition qui a 6te present~e ci-dessus, tout autant que l'tymologie, parait exclure les situations trilingues, et plurilingues en general. Celles-ci, qui ne sont pas rares, pr6sentent une hierar- chie qui est finalement du meme type que celle qui caracterise les situations diglottiques. Ce qui est frequent dans ce cas est la situation qui resulte du remplacement partiel d'une langue de

prestige par une autre, 1l par exemple oh les autorit6s tradition- nelles ont 6t6 dilog6es d'une partie de leur domaine par des conquerants. Devrons-nous, dans ce cas, utiliser le terme de

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Vision dynamique des faits II

triglossie ? Il serait en tout cas inadmissible d'etablir une barribre terminologique entre des situations que l'on d6finit au moyen des memes critbres socio-culturels.

On comprend que ceux des chercheurs qui mettent l'accent sur les facteurs sociologiques aboutissent, dans le cadre de I'oppo- sition de bilinguisme a diglossie, A opposer ce qu'en termes plus traditionnels, on distingue comme bilinguisme individuel et bilin- guisme collectif. Pour ceux dont I'attention se concentre sur les consequences de ce qu'on a designe comme les contacts de langue, t quelque dchelle que ce soit, il semble essentiel de maintenir l'unite

d'un domaine de recherches qu'on designera du terme tradi- tionnel de bilinguisme ou, mieux peut-etre, de plurilinguisme. Ceci n'exclut pas qu'on puisse traiter, sous la rubrique particulibre de diglossie, des problkmes relatifs aux situations et aux tensions resultant de l'usage concurrent de deux ou de plus de deux langues dans une meme communaut6. Mais 1'expression << bilinguisme collectif)) peut egalement &tre employee dans le m~me sens et elle a sur << diglossie >+ l'avantage de ne pas faire croire qu'on a parfai- tement caracterise une situation lorsqu'on I'a etiquetde comme diglottique.

Le danger, ici comme ailleurs, est d'imposer une opposition binaire simpliste qui ne peut que camoufler l'extraordinaire varidtd des situations en cause. On peut, pour illustrer cette

varidtd, evoquer succinctement et - grands traits les formes prises, au cours du xxe sidcle, par le plurilinguisme dans la France metropolitaine.

Avant la premibre guerre mondiale, une majorite de la France rurale comprenant la moitie sud du pays et, dans la moitid nord, des marges a l'ouest, au nord et A l'est, incluant les bretonnants et les nierlandophones, mais egalement des sujets de langue romane, peut 6tre considdrde comme proprement bilingue : on y emploie, concurremment avec le franqais, un vernaculaire pro- venqal, franco-provengal, catalan, basque, corse, breton, flamand, voire class6 comme francien, par exemple, dans le Cotentin, les Ardennes ou la Lorraine.

Dans ce qui reste de la moitid septentrionale, il faut probable- ment distinguer, en ce qui concerne les ruraux, entre des unilingues dont les usages linguistiques varient peu selon les circonstances,

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et des cas de bipolarisme linguistique. C'est ainsi qu'on peut d6si-

gner des situations oi0 un patois s'oppose A la variete locale du

frangais, mais o0 l'on relkve des formes interm6diaires qu'on a

pu d6signer comme du patois francise et du frangais patoise, pour chacun desquels il y a concomitance d'un contexte social determine et de certains choix langagiers.

Le reste de la population peut etre consider6 comme genera- lement unilingue, chacun utilisant quotidiennement sa propre varidtC de frangais couvrant une gamme d'usages plus ou moins varies, gamme plus restreinte dans les couches proletariennes, plus vaste chez les classes cultivies. Chez ces dernitres, un pluri- linguisme comportant la connaissance active de langues 6trangbres est relativement plus repandu. La connaissance du latin y reste

passive, sauf chez les membres du clerg6 catholique. Quelque six d6cennies plus tard, lorsque commence le dernier

quart du sidcle, le bilinguisme rural est en voie de disparition. Un peu partout, et meme dans les franges non romanes de Bre-

tagne et de Flandre, I'emploi du vernaculaire se restreint de plus en plus aux vieillards. Les mouvements particularistes, voire autonomistes, semblent n'avoir qu'un impact linguistique limit6 :

l'apprentissage du breton par des intellectuels de haute Bretagne ne parait pas freiner sensiblement le recul de la langue chez les

paysans et les marins. La situation en Alsace et en Lorraine

germanophone est diff6rente en ce que les dialectes locaux repr&- sentent une voie d'approche vers l'allemand commun auquel on

accede localement par la radiodiffusion. La convergence linguistique ne se limite pas t l'abandon

progressif des parlers alloghnes en faveur du frangais, langue unique, mais elle se manifeste egalement par une reduction sensible de la diff6rence des usages due, sans doute, a une plus grande mobilite et ? l'extension des emissions radiodiffusees. Mais elle connait deux contreparties : en premier lieu, un ensei-

gnement plus 6tendu et plus efficace des langues 6trangbres, anglais en tate; d'autre part, un nouvel 6tat de fait resultant d'une

immigration massive recreant, au niveau du proletariat urbain, un bilinguisme bigarre th grande echelle. Les precedents d'entre les deux guerres, Polonais et Italiens dans les mines du Nord et de

l'Est, Italiens et Espagnols dans le Sud-Ouest, n'avaient pas frappe une opinion inconsciemment convaincue du pouvoir assi- milateur de la communaut6 franqaise. Effectivement le bilinguisme

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des immigrants s'est revild plut6t moins resistant que le bilinguisme rural traditionnel : l'adaptation au nouveau milieu 6tait evidem- Inent pour eux une necessite vitale. Ce qui valait entre les deux

guerres parait se rdp'ter aujourd'hui. Dans la mesure ob les

immigris se fixent, ce qu'on appelle aux Etats-Unis la seconde

generation se riv1le comme largement francis&e sauf 1 ob, comme dans le cas des harkis, certaines mesures ont abouti & une segre- gation assez stricte.

Quel que soit le sort reserve au terme de diglossie, toute situa- tion de plurilinguisme collectif doit &tre envisagee dans sa dyna- mique. Une telle affirmation ne saurait sans doute 6tonner sous la plume de qui s'est maintes fois prononce en faveur d'une concep- tion dynamique de la description synchronique. Mais cette exi-

gence est beaucoup plus pressante dans le cas d'une situation

plurilingue oh, a la remise en question permanente de l'equilibre structural de chacune des langues en cause, s'ajoutent les tensions

indluctables lorsque deux ou plus de deux langues sont en constante

competition. Rien n'est plus frequent dans le monde que les situations diglottiques; mais ceci n'implique pas que le bilinguisme collectif soit par nature un etat stable : il y a partout, comme nous l'avons vu dans la France du xxe sitcle, des bilinguismes collectifs qui disparaissent pour se voir, certes, remplac6s un peu plus tard par d'autres un peu diffdrents, mais la tendance a la riduction et a l'ilimination finale de la situation bilingue en est un trait ge'ndral et permanent. Pour un individu donne, la vie serait plus simple s'il pouvait, dans toutes les circonstances, faire usage des memes unit6s phonologiques ou grammaticales, avec un meme

type de vocabulaire adaptable aux diverses situations. On peut donc poser une tendance permanente h la convergence linguistique qui va se manifester, chez le bilingue, par des interferences A tous les niveaux : lexical en priorit6, mais egalement phonetique, phonologique et grammatical. Si des pressions de diverses origines s'exercent dans un meme sens pendant assez longtemps, l'une des langues en presence va tendre h disparaitre, ce qui repr6sente la convergence la plus brutale.

Une typologie des situations dites parfois << diglottiques >* doit faire intervenir non seulement les conditions d'emploi de chacune des langues en cause ou, comme on le dit aprbs Fishman, < qui

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parle quelle langue, & qui et quand ? >, mais 6galement dans quel sens 6volue le complexe consid&re :

Constate-t-on une graduelle 61limination du vernaculaire h l'avantage de la langue superieure ?

Ou, au contraire, cette dernibre recule-t-elle devant le ver- naculaire ?

Ou, encore, les deux langues en cause tendent-elles a fusionner, ceci bien entendu n'etant vraisemblable que dans le cas des diglossies fergusoniennes oh les langues en presence sont 6troite- ment apparenties ?

Ou rel6ve-t-on une sorte d'6quilibre qui ne parait pas 6tre remis en question ?

Si nous ddsignons par B (pour << bas >>, angl. low) l'idiome de moindre prestige initial qui est, normalement le vernaculaire, et par H (pour << haut >>, angl. high) la langue au depart domi- nante, nous illustrerons comme suit I'esquisse typologique qui precede :

10 Dans ses rapports avec les parlers locaux (B), le frangais (H) tend B les 61iminer sauf 1R oh, comme en Alsace, ils profitent de I'appui d'une autre langue H.

20 Dans la Grace contemporaine, aprbs une periode (celle du << Regime des colonels >) oh H, dite katharevousa, langue plus ou moins modelee sur le grec classique, paraissait l'emporter sur B, la dtmotique, la tendance a ete renvers6e et la demotique jouit aujourd'hui de l'appui officiel. Il n'est pas exclu que l'dvolution se fasse un jour dans le sens d'une fusion du type de celle qu'on illustre ci-aprbs.

30 En Norvage, B etait une langue populaire, mise au point au xIxe siecle, visant a remplacer la langue officielle, H, dont la forme 6crite s'identifiait avec celle du danois, du fait de la

longue souverainete exercee par le Danemark sur la Norvyge. Longtemps en competition, les deux langues sont aujourd'hui consciemment, par decret du Parlement, soumises a un processus de fusion.

40 En Suisse alemanique, les diff6rentes formes de l'allemand de Suisse (schwyzertiitsch), mutuellement intelligibles, s'emploient quotidiennement, A titre de B, A tous les niveaux de la soci&6. L'allemand commun est la langue officielle, de l'administration et des ecoles. Seule une longue enquete permettrait de se prononcer g coup sCr sur les forces respectives des deux comp6titeurs en

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presence. Il est fort possible qu'il y ait dans ce cas maintien de

I'6quilibre. En ce qui concerne l'arabe, qui est le dernier exemple de

diglossie cite par Ferguson, la generalisation d'une forme H, modelde sur le classique, pourrait 6tre favoris&e par l'iddal pan- arabique. Mais il n'est pas exclu qu'on voie apparaitre, dans cer- tains 6tats, une forme de B, qui pourrait lui faire obstacle. Avant de se prononcer, il faudrait disposer d'une documentation recueillie dans les meilleures conditions d'impartialit6. La situation croit souvent en complexite du fait du maintien dans bien des domaines, de l'usage de la langue des anciens colonisateurs et de la presence de parlers non arabes comme le berbbre.

En fait, la variete des types est telle que, mieux qu'une typo- logie, on a interet a prevoir une batterie de questions A poser chaque fois qu'on aborde une situation de plurilinguisme collectif:

Combien y a-t-il d'idiomes en presence ?

Quelle est l'importance numerique des usages de chacun d'entre eux, en distinguant entre les usages domestiques (langue parlie en famille), les usages sociaux (langue parlie sur le lieu du travail; pour les enfants, langue de la cour de l'Pcole), les usages officiels ?

Quelle est la proportion de chacune des classes digag*es h

chaque niveau de revenus, pour chaque niveau d'6ducation ? De faqon generale, il convient de confronter la situation

linguistique B tous les critdres distinctifs degages par les sociologues. Existe-t-il une langue liturgique ou plusieurs et quels sont

leurs rapports avec les langues utilisees dans la communaut6 "

des fins de communication ? Quel est le degr6 d'unite de la langue B ? Y a-t-il comprehen-

sion mutuelle gendrale parmi ses usagers, ou constate-t-on un emiettement qui rend l'usage de H indispensable dbs que les contacts s'etablissent entre gens de communautes locales diff&- rentes (situations patoisantes) ?

Quelle est la proportion de chacune des cat6gories selon les diverses tranches d'age ?

La liste qui prdchde n'a, bien entendu, aucune pr6tention B l'exhaustivit6. II va sans dire que la premiere chose A faire est de

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Page 13: Bilinguisme et diglossie || Bilinguisme et diglossie. Appel à une vision dynamique des faits

S6 Andri Martinet

dterminer << qui parle quelle langue, A qui, et quand *, formule dans laquelle < quand >> est A comprendre comme couvrant le lieu et toutes les circonstances de l'6change. Mais tout ceci ne

prend vraiment de sens que si l'on en degage la dynamique. Sans doute, une presentation strictement statique des faits peut- elle, dans certains cas, laisser prdvoir l'issue fatale du conflit pour la langue B. C'est le cas, par exemple, lorsque celle-ci, emiett"e en patois de faible extension, n'est plus employee que comme langue domestique par les l16ments conomiquement les moins influents de la population. Cependant, meme dans ce cas, il sera bon de verifier le degre de vitalit6 de la langue B en d6ter- minant sa frdquence d'emploi selon les tranches d'age : entorses a l'emploi domestique de B plus frequente entre les enfants de la famille qu'entre les parents, moins exceptionnelles chez ces der- niers que chez les grands-parents, etc.

Il importe peu que les recherches relatives B ce que j'ai designe comme le plurilinguisme collectif soient ou non presentees sous la rubrique < diglossie >>, A condition que leurs auteurs soient pleine- ment conscients de l'infinie varietd des situations en cause et de la

necessite de considerer chacune, non comme un fait permanent, mais comme le lieu de conflits dont on ne prendra connaissance que si ce qu'on vise d d6gager est la dynamique langagibre de la communaut6 en cause. On se gardera done de voir dans le terme de diglossie une indication qu'on a, sous ce terme, isole et parfai- tement delimite une certaine realit6 sociolinguistique. Dans un domaine oti tant de facteurs sont en jeu, on ne peut se permettre les simplifications abusives, les reductions formalisantes qui, meme dans le domaine moins complexe de la description linguistique, ont, au cours des dernibres d6cennies, si gravement freind les

progrbs de la recherche.

lo, avenue de la Gare 9233o Sceaux, France.

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