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Bint el-Sudan, « le Chanel n° 5 d’Afrique », embaume toujours le continent Par Joan Tilouine (Kano, envoyé spécial) LE MONDE Le 29.02.2016 à 17h49 • Mis à jour le 29.02.2016 à 18h38 Partager (151) Il a été le parfum le plus vendu au monde. Une fragrance musquée, huileuse, surnommée le « Chanel nº 5 d’Afrique ». Créé en 1920 par un jeune aventurier et consultant britannique, le mythique Bint el-Sudan est toujours produit à échelle industrielle à Kano. Dans cette grande ville du nord du Nigeria, la plupart des usines sont à l’arrêt, plombées par la pénurie d’électricité, la concurrence asiatique et la vague d’attentats perpétrés par les djihadistes de Boko Haram depuis 2012. Mais la petite manufacture de senteurs, elle, embaume toujours. Lové dans l’une des zones industrielles décharnées de Kano, le site de l’entreprise Gongoni, leader nigérian des insecticides, ressemble à un bunker ultrasécurisé. Entre les 15 millions d’aérosols et les centaines de milliers de serpentins antimoustiques, produits chaque année, une dizaine d’ouvrières perpétuent le mythe Bint el-Sudan. « Comme la plupart des femmes de Kano, je connais depuis toujours cette petite bouteille de parfum qu’on s’arrache dans toute l’Afrique », glisse l’une d’entre elles qui s’esclaffe lorsque grimace John, en charge de cette unité de production. « Je ne comprends pas ce succès, car je n’aime pas l’odeur qui est trop forte pour moi, lâche ce septuagénaire britannique installé à Kano depuis des décennies. Mais c’est un si bon produit qu’on n’arrête jamais de le fabriquer. Certains ont tenté de le copier, mais personne n’a jamais réussi à percer le secret de la formule qu’on garde précieusement. » « Ce parfum a traversé les sables et les temps » Le maître des lieux, Stéphane Malaussene, a grandi à Kano avec les arômes fleuris, sucrés et puissants de ce parfum à la texture grasse, sans alcool, car destinée aux consommateurs musulmans. Une odeur singulière qui a bercé l’enfance du directeur du groupe Gongoni ravi d’allier souvenirs et business. Son usine fabrique près de 7 millions de flacons de 12 ml par an, contre 500 000 il y a dix ans, soit 80 % de la production actuelle répartie entre le

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Bint el-Sudan, « le Chanel n° 5 d’Afrique », embaume toujours le continent Par Joan Tilouine (Kano, envoyé spécial) LE MONDE Le 29.02.2016 à 17h49 • Mis à jour le 29.02.2016 à 18h38 Partager (151)

Il a été le parfum le plus vendu au monde. Une fragrance musquée, huileuse, surnommée le « Chanel nº 5 d’Afrique ». Créé en 1920 par un jeune aventurier et consultant britannique, le mythique Bint el-Sudan est toujours produit à échelle industrielle à Kano. Dans cette grande ville du nord du Nigeria, la plupart des usines sont à l’arrêt, plombées par la pénurie d’électricité, la concurrence asiatique et la vague d’attentats perpétrés par les djihadistes de Boko Haram depuis 2012. Mais la petite manufacture de senteurs, elle, embaume toujours. Lové dans l’une des zones industrielles décharnées de Kano, le site de l’entreprise Gongoni, leader nigérian des insecticides, ressemble à un bunker ultrasécurisé. Entre les 15 millions d’aérosols et les centaines de milliers de serpentins antimoustiques, produits chaque année, une dizaine d’ouvrières perpétuent le mythe Bint el-Sudan. « Comme la plupart des femmes de Kano, je connais depuis toujours cette petite bouteille de parfum qu’on s’arrache dans toute l’Afrique », glisse l’une d’entre elles qui s’esclaffe lorsque grimace John, en charge de cette unité de production. « Je ne comprends pas ce succès, car je n’aime pas l’odeur qui est trop forte pour moi, lâche ce septuagénaire britannique installé à Kano depuis des décennies. Mais c’est un si bon produit qu’on n’arrête jamais de le fabriquer. Certains ont tenté de le copier, mais personne n’a jamais réussi à percer le secret de la formule qu’on garde précieusement. » « Ce parfum a traversé les sables et les temps » Le maître des lieux, Stéphane Malaussene, a grandi à Kano avec les arômes fleuris, sucrés et puissants de ce parfum à la texture grasse, sans alcool, car destinée aux consommateurs musulmans. Une odeur singulière qui a bercé l’enfance du directeur du groupe Gongoni ravi d’allier souvenirs et business. Son usine fabrique près de 7 millions de flacons de 12 ml par an, contre 500 000 il y a dix ans, soit 80 % de la production actuelle répartie entre le

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Cameroun, la Côte d’Ivoire, le Soudan, l’Ethiopie et le Zimbabwe.

Kano, place stratégique du commerce sahélien, a été choisi pour accueillir la première unité de conditionnement et de distribution du parfum sur le continent en 1952. Les flacons made in Nigeria se vendent pour moins d’un euro sur les marchés sahéliens. « C’est une fierté que de produire et distribuer, en tant que franchise, ce parfum qui a traversé les sables et les temps », dit M. Malaussene, plus volubile pour parler de ce trésor industriel que de la dégradation sécuritaire, qui l’a contraint à fournir à ses cadres des voitures blindées et des gardes du corps. Les attentats sanglants de Boko Haram contre les marchés, les universités, les mosquées et les églises ont considérablement ralenti l’activité économique de la mégapole commerçante du Nord. Il y a eu des couvre-feux, des appels à prendre les armes prononcés par l’émir de Kano, second dignitaire musulman du Nigeria, quelques enlèvements et des centaines de morts dans les attaques de la secte islamiste qui a prêté allégeance à l’organisation Etat islamique. Les djihadistes de Boko Haram ont ravagé l’économie de Kano avant de se retrancher au nord-est du pays où ils tentent de résister, en perpétrant des crimes de masse, aux assauts de la coalition militaire régionale, composée de soldats tchadiens, nigériens, nigérians et camerounais. « L’activité a été réduite de 50 % depuis 2012, dit Ali Safiyanu Madugu, vice-président de l’association des industriels du Nigeria. Boko Haram a fragilisé tout l’écosystème économique de Kano, plate-forme vitale pour les pays voisins, mais aussi pour le Mali, le Burkina Faso et la Centrafrique qui se fournissent ici en produits agricoles et manufacturés. » De Khartoum à New York Dans ce contexte, la survie et le rythme de production de Bint el-Sudan relève du petit miracle industriel. C’est aussi une « exception graphique », s’amuse un revendeur grivois du grand marché Kantin Kwari, frappé par un double attentat-suicide en décembre 2014. Sur le petit flacon vert au design inchangé s’affiche, en effet, la seule femme aux seins nus visible au nord du Nigeria, où la charia est en vigueur depuis 2000. C’est une « fille noire » traditionnelle d’antan, vêtue d’une jupe rouge, les pieds et poignets ornés de bracelets. Elle a été photographiée au Soudan dans les années 1920 par le créateur du parfum Eric Ernest Burgess, alors âgé de 29 ans, grand voyageur et consultant de la société W. J. Bush & Co.

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Selon la légende, quatorze chefs de tribus arabes seraient venus à la rencontre de l’aventurier à Khartoum avec des fragrances locales, pour lui demander de composer un parfum. Un mélange subtil aurait été élaboré en six mois dans le laboratoire londonien de W. J. Bush & Co et renvoyé à ces notables qui se seraient écriés à l’unisson : « Beimshee » (on y va, en arabe). Une campagne de communication innovante pour l’époque est lancée, avec des affiches accrochées aux arbres et sur les murs ocre des grandes villes sahéliennes. Le parfum s’écoule aussi auprès des pèlerins africains à La Mecque, sera utilisé par des caravaniers comme une monnaie dans le commerce transsaharien. Elément essentiel des rituels de circoncision ou des parades amoureuses, il s’est imposé comme un incontournable de la cosmétique féminine. Surtout après la vague des indépendances des années 1960. Lire aussi : Amal Issa, la reine des parfums de Khartoum Après avoir été associée à d’autres sociétés de parfumerie, la société W. J. Bush & Co devenue Bush Boake Allen, est rachetée en 2000 par le groupe américain International Flavors & Fragrances (IFF). C’est désormais dans une tour de verre new-yorkaise que la gestion stratégique de Bint el-Sudan est pensée, tandis que la production est assurée par six franchises africaines, comme celle de Kano. « Le Nigeria est le marché principal et depuis l’usine de Kano ou de Côte d’Ivoire, les flacons s’écoulent dans toute la sous-région, jusqu’en Libye, dit-on, tandis que le Cameroun, le Soudan, le Zimbabwe et l’Ethiopie fabriquent pour leurs propres marchés internes, précise depuis Dubaï Ali Sebti, responsable des ventes du produit chez IFF qui se refuse à dévoiler les chiffres d’affaires aussi confidentiels que la formule du parfum. Nous prévoyons une hausse continue des ventes de Bint el-Sudan ces cinq prochaines années de par une croissance de la population et nous comptons couvrir de nouveaux marchés dans des pays limitrophes, car la demande ne s’essouffle pas. » En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/02/29/depuis-kano-bint-el-sudan-embaume-toujours-l-afrique_4873961_3212.html#HdGr542khhRwlBlx.99