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Biologie, biophysique et biochimie: complementarite et discordance par Paul-Emile Pilet* ((Tout ohjet d’etude est mystere avant d’Ctre explique. Que certaines sciences soient plus avancees que d’autres dans la voie de I’expli- cation, cela ne fait aucun doute.. . Le mon- de vivant se presente comme infiniment plus divers et plus complexe que la maticre inerte. Mais la notion de matiere qui constitue la toile de fond n’est pas moins ardue quc la notion de vie. )) (I) Resume La demarche hiologique est epaulee par des sciences supports comme la physiquc ct la chi- mie. Elks ont largement contribue a la rendre plus systematiquement quantitative. Recemment, des sciences annexes, directement derivees de ces sciences auxiliaires - comme la hiophysique et la biochimie - ont largement contribue a l’acquisition de faits nouveaux et a la mise en place d’explications originales. Dans la connaissance de la matiere vivante (structures et fonctions), la complementarite de ces disciplines d’etude est evidente mais, de par les caracteristiques mCnies des methodes impliquees, des discordances dans les donnees experimentales et dans les interpreta- tions demeurent inevitahles. Plus que jamais, les resultats obtenus doivent donc Ctre soumis a une discussion critique portant sur les limites qu’imposent tout a la fois a I’experimentation, leb tech- niques d’analyse et la nature mCme de I’objet etudie. Et il n’est pas toujours possible dc juger dans quelle mesure ces (( frontieres methodologiquesn ne sont pas, en fait, depassees . . .la repre- sentation mouvee du sujet etant peu conformc a sa realite propre. En tentant de dominer toujours mieux sa technologie - respectant le plus possible I’aspect in vivo de I’analyse - en nuancant davantage les theories suggerees, la hiologie d’aujourd’hui est placee devant de nouvelles options technologiques decisives. Summary Biological method is backed up by the support sciences such as physics and chemistry. . . These have largely contributed to render biology more systematically quantitative. More recently, related sciences derived directly from these support sciences, such as biophysics and hiochemis- try, have provided a stimulus to the acquisition of new facts and the working out of original explanationr. In the domain of knowledge about living material (structures and functions) the complementarity of these study disciplines is obvious, hut in view of the nature of the methods * Av. Keymondin, 1009 Pully Dialectica Vol. 36, N” 1 (1982)

Biologie, biophysique et biochimie: complémentarite et discordance

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Biologie, biophysique et biochimie: complementarite et discordance

par Paul-Emile Pilet*

((Tout ohjet d’etude est mystere avant d’Ctre explique. Que certaines sciences soient plus avancees que d’autres dans la voie de I’expli- cation, cela ne fait aucun doute . . . Le mon- de vivant se presente comme infiniment plus divers et plus complexe que la maticre inerte. Mais la notion de matiere qui constitue la toile de fond n’est pas moins ardue quc la notion de vie. )) ( I )

Resume La demarche hiologique est epaulee par des sciences supports comme la physiquc ct la chi-

mie. Elks ont largement contribue a la rendre plus systematiquement quantitative. Recemment, des sciences annexes, directement derivees de ces sciences auxiliaires - comme la hiophysique et la biochimie - ont largement contribue a l’acquisition de faits nouveaux et a la mise en place d’explications originales. Dans la connaissance de la matiere vivante (structures et fonctions), la complementarite de ces disciplines d’etude est evidente mais, de par les caracteristiques mCnies des methodes impliquees, des discordances dans les donnees experimentales et dans les interpreta- tions demeurent inevitahles. Plus que jamais, les resultats obtenus doivent donc Ctre soumis a une discussion critique portant sur les limites qu’imposent tout a la fois a I’experimentation, leb tech- niques d’analyse et la nature mCme de I’objet etudie. Et il n’est pas toujours possible dc juger dans quelle mesure ces (( frontieres methodologiquesn ne sont pas, en fait, depassees . . . la repre- sentation mouvee du sujet etant peu conformc a sa realite propre. En tentant de dominer toujours mieux sa technologie - respectant le plus possible I’aspect in vivo de I’analyse - en nuancant davantage les theories suggerees, la hiologie d’aujourd’hui est placee devant de nouvelles options technologiques decisives.

Summary Biological method is backed up by the support sciences such as physics and chemistry. . .

These have largely contributed to render biology more systematically quantitative. More recently, related sciences derived directly from these support sciences, such as biophysics and hiochemis- try, have provided a stimulus to the acquisition of new facts and the working out of original explanationr. In the domain of knowledge about living material (structures and functions) the complementarity of these study disciplines is obvious, hut in view of the nature of the methods

* Av. Keymondin, 1009 Pully

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involved, inconsistencies in the experimental data and their interpretation remain inevitable. Henceforth, results and hypotheses have to be considered in the view of the limitations both due to the techniques employed and the nature itself of the specific object of experimentation. And it is not always easy to be sure that these “methodological frontiers” have been respected.. . the representations suggested for the tested object being quite different from the reality. By overcom- ing these obstacles and in drawing out the theories suggest by experiments having more and more an “ in vivo aspect”, biology is today at the forefront of new, decisive technological alternatives.

Zusammenfassung Die Verfahren der Biologie werden durch Hilfswissenschaften wie die Physik und die Chemie

gestiitzt, die weitgehend dam beigetragen haben, diese systematischer quantifizierbar zu machen. In neuester Zeit haben zusatzliche, unmittelbar von diesen Hilfswissenschaften abgeleitete Wis- senschaften wie die Biophysik und die Biochemie zur Erwerbung neuer Tatsachen und zur Schaf- fung von originellen Erklarungen beigetragen. Fur die Erkenntnis der lebendigen Materie (Struk- turen und Funktionen) ist die Komplementaritat dieser Disziplinen offensichtlich, aber wegen der charakteristischen Ziige der involvierten Methoden bleiben unvermeidbare Diskrepanzen zwi- schen den experimentellen Daten und den Interpretationen zuriick. Mehr denn je miissen deshalb die erhaltenen Ergebnisse einer kritischen Diskussion unterzogen werden, die die Grenzen betrifft, welche das Experimentieren, die Techniken der Analyse und die Natur der Gegenstande selbst uns setzen. Es ist nicht imrner mdglich zu beurteilen, in welchem Masse diese ctmethodolo- gischen Grenzen), in der Tat nicht schon ilberschritten worden sind . . ., indem die vom Subjekt gefundene Darstellung nicht mit der Wirklichkeit als solcher iibereinstimmt. Dadurch dass er ver- sucht, seine Technologie immer besser zu beherrschen, den in vivo Aspekt seiner Analyse soweit wie mdglich zu beriicksichtigen und die naheiiegenden Theorien immer mehr zu nuancieren, wird der zeitgendssische Biologe vor entscheidende technologische Optionen gestellt.

Etymologiquement, la biologie doit Ctre consideree comme la science de la vie (2). I1 s’agit la naturellement d’une definition a caractere accidentel et non essentiel (3) car elle ne donne aucune information sur le concept ((vie)), lui- mCme fort ambigu et impossible a cerner vkritablement (4) et c’est la biologie, precisement, qui tend a en pknetrer l’essence. De fait, la base des recherches biologiques sera la mati6re vivante - cette ((unite )) de structure et de fonc- tion, diversifiee, fluctuante et adaptable - caracteristique des &res vivants et susceptible d’ttre soumise concrkement a l’expkrimentation de quelques types qu’elle puisse &re (5 ) .

Ce materiel d’ttude particulier impose a la biologie une demarche pluridis- ciplinaire dont la nature analogique est evidente (6). Elle sera, par consequent, tributaire de sciences supports, disciplines de base et, dans la mtme mesure, disciplines auxiliaires (7). Ces sciences, sur lesquelles s’appuie la biologie, ont naturellement pour objets d’etude des sujets beaucoup plus simples que ceux de la science de la vie; rien d’etonnant a ce que cette derniere soit moins avan- cee que les disciplines dont elle est tributaire.

Et parmi ces sciences supports, certaines ont dkveloppk, peu a peu, des liens etroits avec la biologie. La physique et la chimie sont de celles-la. La mati&re vivante est faite de composes dont la nature, le conditionnement et les interactions sont a la source mCme des (< bio-phenomenes B. Et de semblable faCon - (( telle une action en retour de la vie sur l’inorganique D (8) - la vie va

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Claborer des substances les plus diverses qu’elle restructure, trans forme, poly- mtrise (anabolisme) et degrade (catabolisme). Ainsi, par le jeu des biosynthe- ses et des biodegradations, d’innombrables reactions knergetiques, respective- ment endergoniques et exergoniques, vont-elles prendre naissance, entrainant la mise en place de realites materielles, nouvelles et originales.

I1 n’est pas alors surprenant que la reference constante a la physique et a la chimie - tant du point du vue des methodes d’analyse mises au point puis uti- lisees que du raisonnement auquel les biologistes se sont astreints - a syste- rnatiquement conduit ceux-ci, presque unanimernent, a considerer que la matiere vivante est sournise a une effective legislation physico-chimique (9). Ainsi, de sciences supports, chargees de la mise en valeur de faits biologiques, de leur (( quantification )) et de leur comprehension aussi, la physique et la chi- mie ont-elles peu a peu donne naissance a des sciences complementaires. Situtes entre la biologie (a l’origine du theme de recherche) d’une part et, d’autre part, de la physique et de la chimie, ces (( biosciencesn nouvelles ont ete - improprement d’ailleurs - baptisees biophysique et biochimie.

La biophysique, encore ma1 delimitee dans ses options thematiques (10) analyse un certain nombre de phenomenes (caloriques, electriques, opti- ques . . .) dont la matiere vivante est le siege, en les resolvant, par exemple, dans des realites thermodynamiques ou atomistiques. Plus proche de la physi- que que de la biologie, la biophysique n’est pas loin de considerer - avec la sciences dont elle est issue - l’atome comme un reel (( organisme D. Dans cette perspective, il est clair que ((la biologie est l’etude des grands organismes; la physique, celle des petits.)) (11)

Quant a la biochirnie - aussi peu rigoureusement definie que la biophysi- que quant a ses objectifs particuliers (12) - elle tente de s’attacher a I’analyse des constituants chimiques dont la matiere vivante est faite. Elle se preoccupe encore des reactions susceptibles de se realiser entre ces divers composes, s’efforGant de les repeter dans des conditions qui (( imitent D celles qui caracte- risent la matiere vivante, en un moment donne.

Comme la biologie, la biophysique et la biochimie, a premiere vue, pour- suivent un but identique, bien que plus nettement marque par les options tech- nologiques qui rapprochent davantage ces deux sciences des sciences supports. Pour les distinguer des disciplines auxiliaires (physique et chimie) dont elles dependent plus directernent encore que la biologie, je suggererai de les appeler sciences annexes. En effet, avec des moyens distincts de ceux que la biologie emploie (ou devrait employer), ces sciences cherchent - cornme elle - a expliquer les phenomenes essentiels dont la matiere vivante est le siege.

Pourtant, une difficulte d’ordre tpistemologique prend alors corps. Et I’on est en droit de se demander dans quelle mesure cette reduction progres-

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sive - et de plus en plus accusee - des (( bioreactions N a des mecanismes phy- sico-chimiques ne fait pas precisement apparaitre des categories de faits, sans grand rapport desormais avec la veritable nature des biophenomenes. Les reactions physico-chimiques, que la biophysique et la biochimie mettent en evidence - dans une mesure d’ailleurs de plus en plus spectaculaire - ne sont-elles pas, en fin de compte, des (( epiprocessus )) dependant plus du carac- titre de l’analyse que des proprietes mEmes de l’objet soumis a l’experimenta- tion? En d’autres termes, la biophysique et la biochimie ne se distancieraient- elles pas de plus en plus de la biologie par le genre m&me de I’investigation, plus nettement physique et chimique, qu’elles suscitent? Sans aucun doute, l’approche physico-chimique du vivant a donne, ces dernieres annees, a la bio- logie un essor remarquable. Mais la demarche m&me de la biophysique et de la biochimie n’atteint pourtant pas les causes reelles des biophenomenes mEme si elle en precise les conditions d’existence. La vraie valeur de l’explication phy- sico-chimique depend de ce determinisme qui en limite considerablement la totale et rigoureuse applicabilite.

La transposition, en (( laboratoire N, par commodite experimentale, permet sans doute d’imaginer comment une bioreaction se realise ( ( in vitro D, mais, d’aucune faqon, ne permet d’affirmer que cette m&me reaction se deroule sernblablement M in vivo n. L’analyse biophysique et biochimique pourrait bien Etre a l’origine d’une ((induction)) de mecanismes les plus variees, don- nant lieu a des reactions observables analogues, mais pas necessairement homologues a celles qui se passent reellement au sein de la matiere vivante. A partir de ces faits, dont la probabilite qu’ils soient conformes a la realite biolo- gique nous est inconnue, des theories seront alors elaborees. Une bonne theo- rie sera evidemment celle qui conduira a multiplier des faits verifiant ceux qui ont ete obtenus. Dans ces circonstances, il pourra Etre affirme que cette theo- rie s’est approchee de tres pres de la ((cause physico-chimique 1) reelle.

La notion de limites est ici essentielle. Les qualites m h e s de l’experi- mentation, par essence et par commodite de realisation, plus physiques et plus chimiques que proprement biologiques, vont amener des faits qui pour- raient ne pas &re reellement caracteristiques de la matiere vivante. Leur nature tiendra plus de l’intelligence de l’experimentateur qui les a provoques que de la realite mEme de l’objet soumis a l’analyse. Le probleme capital - lie a la discussion de la methode et a son emploi - est qu’il est bien diffici- le, le plus souvent, de verifier dans quelle mesure les limites envisagees sont depassees ou non.

Deux series de considerations vont nous permettre de situer, moins abs- traitement, le niveau des ((relations )) qui existe entre la biologie, d’un cBte, et ces sciences annexes, de l’autre.

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I1 est clair que la matiere vivante est strictement conditionnee par le milieu dans lequel elle evolue. Le compartiment exterieur en determine la reactivite. I1 est a l’origine de regulations adaptatives qui conferent aux bioreactions leurs caracteres propres et distincts, en nature et en amplitude, des reactions de la matiere chimique la plus semblable - quant a sa structure - de la matie- re vivante. La complementarite des sciences annexes, tvoquee plus haut, est inevitablement marquee par des discordances. Celles-ci sont suffisamment apparentes pour justifier une distinction dialectique entre la biologie, d’une part, la biophysique et la biochimie, d’autre part.

A titre d’exemple, considerons la position de la biochimie. Celle-ci . . . (( ne fait emerger la vie que de la matiere (inanimee) du vivant, negligeant la matie- re de son milieu extkrieur. Non pas que la biochimie ne tienne pas compte des echanges entre le vivant et son milieu, mais elle considere que la vie est une sorte de propriete d’une masse materielle, propriete liee a son organisation, alors que la vie nait du rapport dialectique (dialogue) de deux termes, un ter- me interne dit vivant et un terme externe. Considerer I’organisation de l’un des termes (le vivant) n’a de sens que si l’on se refere a ce rapport dialectique, et non si on ne tient compte que de l’organisation telle qu’elle est en elle- m2me. Cette organisation ne peut aboutir a la vie que parce qu’elle a un milieu exterieur (G son inanime D) dont elle se differencie elle-meme; sans ce milieu exterieur, elle ne pourrait aboutir a la vie, non seulement parce qu’elle y puise matiere et energie (aliments), mais parce qu’il constitue le p61e negatif par rap- port auquel elle s’affirme en tant que p61e positif. A l’extreme, on pourrait dire (si ce n’etait absurde comme supposition) que, si une masse materielle infinie possedait cette organisation, elle ne serait pas vivante, parce qu’etant infinie elle n’aurait pas un milieu exterieur vis-a-vis duquel se definir, un ina- nime avec lequel dialoguer )) (12). Cette longue citation montre clairement les points communs - et ceux qui le sont moins - entre biologie et biochimie. La matiere vivante n’est pas un (< etat D inherent a une quelconque organisation physico-chimique, elle correspond a un <( rapport dialectique dans lequel se definissent deux termes, le vivant et son milieu exterieur )) ( 1 3 ) . Les limites qui marquent I’experimentation et l’explication biochimiques sont bien dans la nature m2me de cette science annexe qui, comme la biologie, poursuit le meme but . . . connaitre les mkcanismes du vivant. . . mais avec des moyens qui demeurent strictement chimiques.

La biologie cellulaire montre que, au niveau microscopique, des organelles se partagent un certain nombre de fonctions, solidairement. Elles s’associent pour assurer le deroulement complet de processus fondamentaux, les uns cor- rigeant et completant les reactions assurtes par d’autres. Ces phenomenes sont operant H in vivo )) et montrent bien les influences contradictoires et com-

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petitives face auxquelles la cellule doit faire face (14). 11 est alors evident que des analyses in vitro ne permettront de saisir que d’une faCon fort imparfaite ce genre de propriete fonctionnelles. Les donnees fragmentaires qu’un observa- tion de nature physico-chimique permettra d’obtenir trahiront plus qu’elles ne traduiront les biophenomenes analyses. De telles discordances entre la reacti- vitt d’une structure (organelle, membrane. . .) isolee par necessite d’observa- tion quantitative et cette m&me structure, mais en place dans la cellule et coo- perant avec le milieu interieur qui est <( naturellement )) le sien, ont ete maintes fois signalees et decrites sous le nom d’allotopie (15). Cette propriete absolu- ment fondamentale de la matiere vivante qui, en quelque sorte, se (( defend )) contre toute tentative de desorganisation, est bien I’obstacle essentiel a toute demarche systtmatique de la biophysique et de la biochimie. L’allotopie nous permet de mieux definir l’irnportance des discordances dans les faits et dans les explications que pourrait souhaiter la biologie et qu’apportent les sciences annexes. I1 convient d’insister egalement sur un aspect methodologique parti- culierement important que ces considerations suscitent. En aucun cas, les pro- prietes allotopiques de la matiere vivante ne devraient &tre un frein pour une quelconque experimentation sur le vivant. En repetant les analyses dans des conditions differentes, l’allotopie se manifestera differemment et, par recou- pement, il sera parfois possible de mieux cerner les causes perturbantes et, de la m&me faCon, les moyens mis en place par la matiere vivante pour se prote- ger contre les agressions suscitees par I’experimentation. De plus, l’allotopie amenera le chercheur a nuancer les conclusions nees des resultats obtenus, a corriger ce qu’il y aurait de trop affirmatif dans certaines interpretations et a debarrasser la theorie finale de considerations par trop physico-chimiques peu compatibles avec la realite des donnees strictement biologiques.

Sans contester d’aucune faCon - dans I’evolution de la biologie - le r61e considerable qu’ont joue et que jouent encore la physique et la chimie (en tant que sciences auxiliaires), la biophysique et la biochimie (comme sciences annexes), il est essentiel de rappeler que les methodes employees ne peuvent qu’entrainer, etant donne la nature de l’objet analyse, des discordances dans les faits recueillis et dans les interpretations proposees. I1 n’est pas sans inter&t de relire les quelques lignes que Claude Bernard consacrait, dans son (( Intro- duction a l’etude de la mtdecine experimentale )), precisement au probleme de l’kmergence de la physico-chimie dans la recherche physiologique. Ignorant tout a la fois les admirables acquisitions de la biologie moderne et, dans la m&me mesure, les correctifs indispensables a fournir aux donnees et aux expli- cations dont se contentent, souvent trop complaisamment, les chercheurs d’aujourd’hui, C1. Bernard nous livre des reflexions dont plus personne ne contestera aujourd’hui I’authenticite et I’actualite . . . (( le physiologiste n’est

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pas chimiste ni physicien parce qu’il fait usage de reactifs chimiques ou d’ins- truments de physique, pas plus que le chimiste et le physicien ne sont physiolo- gistes parce qu’ils etudient la composition ou les proprietes de certains liquides et tissus animaux ou vkgetaux. Chaque science a son probleme et son point de vue qu’il ne faut point confondre sans s’exposer a egarer la recherche scientifi- que. Cette confusion s’est pourtant frequemment presentee dans la science bio- logique qui, en raison de sa complexite, a besoin du secours de toutes les autres sciences. On a vu et I’on voit souvent encore des chimistes et des physiciens qui, au lieu de se borner a demander aux phenomenes des corps vivants de leur four- nir des moyens ou des arguments propres a ttablir certains principes de leurs science, veulent encore absorber la physiologie et la reduire a de simples pheno- menes physico-chimiques. 11s donnent de la vie des explications ou des systemes qui parfoir seduisent par leur trompeuse simplicite, mais qui dans tous les cas nuisent a la science biologique en y introduisant une fausse direction et des erreurs qu’il faut ensuite longtemps pour dissiper. En un mot, la biologie a son probleme special et son point de vue determine: elle n’emprunte aux autres sciences que leur secours et leurs methodes, mais non leurs theories. Ce secours des autres sciences est si puissant, que sans lui le developpement de la science des phenomenes de la vie est impossible. La connaissance prealable des sciences physico-chimiques n’est donc point accessoire a la biologie comme on le dit ordinairement mais au contraire elle lui est essentielle et fondamentale. )) (16).

La biologie de notre temps est placee devant une alternative de nature methodologique d’importance. Bien evidemment, elle ne saurait renoncer aux acquisitions impressionnantes que ne cessent de lui fournir la biophysique et la biochimie, avec pour seul pretexte que ces donnees sont probablement a c6te de la ((realite biotique)). Mais la science de la vie doit, avec des techniques encore a trouver, corriger, completer et nuancer les informations recues dans I’ordre mEme que lui imposent les particularites de I’objet soumis a son analy- se et qu’elle essaie precisement de cerner. La biologie est donc, quelles que spectaculaires qui puissent Etre les donnees de la biophysique et de la biochi- mie, a la recherche d’une methodologie propre. I1 faut bien admettre, en effet, que la science de la vie se trouve dans I’obligation de conserver (( I’usage d’un outillage conceptuel qui est uniquement approprie a l’etude de systemes dont la comportement global n’est pas la resultante des activites de ses composants pris separement. )) (17)

Une decisive ((metamorphose )) est necessaire, a la fois technologique et conceptuelle. Elle s’inscrit tout naturellement dans cette methodologie dialec- tique ouverte que F. Gonseth (18), par tant de judicieux exemples, a defini comme etant la seule demarche significative et operante de la science d’aujourd’hui (19).

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REFERENCES

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