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Cet article est paru dans Maine de Biran, Les études philosophiques, avril/juin, 2000, il est repris dans augmenté dans Nature et subjectivité, Editions Millon, 2007 Le corps de la pensée * Il est peu de pensées qui nous confrontent plus complètement et plus continûment à la difficulté de penser que celle de Biran. Comme chaque philosophie, celle de Biran est marquée au front par ce à quoi elle a dû d’abord s’arracher. Au point que sa lumière émane du plus profond de l’abîme et qu’elle contient en elle le chaos de ce qui fut si difficilement surmonté. Elle partage avec les autres philosophies le souci d’une institution philosophique du penser qui n’est jamais à l’abri de l’impensé qu’il faut conjurer. Cependant, et c’est ce qui semble distinguer de prime abord la philosophie de Biran de toutes celles qui la précèdent, jamais l’impuissance menaçante du penser n’y habite d’aussi près la demeure de la pensée. On sait que Biran n’a cessé de s’interroger sur ce qui rend possible le commencement de la pensée. Dans le Journal, ce questionnement est rendu plus saisissant et presque tragique : il se fait entendre de profundis, en dessous de tout commencement possible, dans le désespoir et l’accablement d’une pensée en voie de se perdre ou déjà perdue, parce que débordée par le flux des affects. Une même lancinante question vient donc hanter le Journal. Pour quelle raison est-ce à un étrange impouvoir que le commencement de la pensée nous renvoie et auquel le philosophe fait d’abord face ? D’où provient l’obscure dépossession qui borde toujours déjà la clarté de la conscience ? « Je suis toujours frappé, dit Biran, de ces contrastes intérieurs où la lumière vient luire momentanément dans mes ténèbres, éclairer tout ce qui est obscur, manifester ce qui est caché et fait ressortir avec des couleurs vives les expressions les plus propres à le peindre, et à l’instant après, la lumière se retirant, je ne vois que ténèbres épaisses, tout devient confus, incertain, obscur, désordonné dans ma pensée ». 1 1 * Cet article reprend une conférence faite à Valencia dans le cadre d’un séminaire portant sur la construction de l’identité, séminaire dirigé par le professeur Manuel E. Vazquez. 1

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Cet article est paru dans Maine de Biran, Les études philosophiques, avril/juin, 2000, il est repris dans augmenté dans Nature et subjectivité, Editions Millon, 2007

Le corps de la pensée *

Il est peu de pensées qui nous confrontent plus complètement et plus continûment à la difficulté de penser que celle de Biran. Comme chaque philosophie, celle de Biran est marquée au front par ce à quoi elle a dû d’abord s’arracher. Au point que sa lumière émane du plus profond de l’abîme et qu’elle contient en elle le chaos de ce qui fut si difficilement surmonté. Elle partage avec les autres philosophies le souci d’une institution philosophique du penser qui n’est jamais à l’abri de l’impensé qu’il faut conjurer. Cependant, et c’est ce qui semble distinguer de prime abord la philosophie de Biran de toutes celles qui la précèdent, jamais l’impuissance menaçante du penser n’y habite d’aussi près la demeure de la pensée. On sait que Biran n’a cessé de s’interroger sur ce qui rend possible le commencement de la pensée. Dans le Journal, ce questionnement est rendu plus saisissant et presque tragique : il se fait entendre de profundis, en dessous de tout commencement possible, dans le désespoir et l’accablement d’une pensée en voie de se perdre ou déjà perdue, parce que débordée par le flux des affects.

Une même lancinante question vient donc hanter le Journal. Pour quelle raison est-ce à un étrange impouvoir que le commencement de la pensée nous renvoie et auquel le philosophe fait d’abord face ? D’où provient l’obscure dépossession qui borde toujours déjà la clarté de la conscience ? « Je suis toujours frappé, dit Biran, de ces contrastes intérieurs où la lumière vient luire momentanément dans mes ténèbres, éclairer tout ce qui est obscur, manifester ce qui est caché et fait ressortir avec des couleurs vives les expressions les plus propres à le peindre, et à l’instant après, la lumière se retirant, je ne vois que ténèbres épaisses, tout devient confus, incertain, obscur, désordonné dans ma pensée ».1

La délimitation de l’horizon de la réflexion philosophique par la monotonie du quotidien n’est en rien une question de genre littéraire. Elle est imposée par les contrastes inattendus mais journaliers qui constituent le visage de la pensée : les ombres sont la chute de la pensée dans l’impensé, de la conscience dans l’inconscience de soi et, à l’inverse, l’éclat singulier qui parfois illumine la pensée trahit le surgissement tout aussi inattendu de la lumière dans l’obscurité, de la pensée dans le mouvement machinal du corps. Biran est d’ailleurs tellement étonné par ce jeu des lumières et des ténèbres qui forme le quotidien de la vie psychologique qu’il est parfois prêt d’admettre, contre sa remarquable définition de la pensée et de la conscience comme relation de la volonté au corps (définition où l’on a pu voir le prélude de la philosophie phénoménologique), que la pensée ne consiste en aucune activité, qu’elle résulte uniquement d’un détachement des

1 * Cet article reprend une conférence faite à Valencia dans le cadre d’un séminaire portant sur la construction de l’identité, séminaire dirigé par le professeur Manuel E. Vazquez.? Journal III, Agendas, carnets et notes, Pages sans date. Le Journal est cité dans l’édition de Henri

Gouhier, Editions de la Baconnière, Neuchatel, 1954-1955-1957.

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obstacles organiques. Il dit alors : « J’ai distingué souvent en moi-même ces illuminations subites où la vérité sort des nuages (…) Ces expériences du sens intime me font douter, s’il y a une action réelle de la volonté sur les idées ou la perception interne, si la volonté se déployant sur l’organisation n’a pas pour effet unique de réprimer cette influence organique et d’écarter l’obstacle qui s’opposait à l’intuition de l’esprit ».2

Mais pour peu qu’on tende un peu l’oreille, on ne pourra pas ne pas être sensible à la tonalité mélancolique d’un tel texte. La nostalgie d’une claire détermination de la pensée se fait entendre. Car l’alliance de la pensée et de la volonté n’est pas si évidente que Biran pouvait le croire. Biran en vient même à douter que la pensée puisse commencer à son gré. Chaque jour apporte à Biran son lot d’expériences contraires, chaque jour est la scène d’une anti-méditation où le sujet assiste à la naissance imprévisible de la pensée comme à la disparition des enchaînements propres à la pensée, sans que cette naissance et cette mort aient été le moins du monde voulues par quelque volonté que ce soit. Le corps ne serait-il pas le seul obstacle pour la pensée, obstacle qui s’atténuant parfois laisserait passer les rayons de la pensée ? Et pour le cas où l’on souhaiterait avoir plus de prise sur la pensée, ne serait-il pas alors nécessaire de s’éloigner du corps, de se mettre à l’abri des mouvements passionnels du corps qui sont le noyau d’impuissance de toute libre activité de pensée ?

Nombre de textes semblables nous invitent ainsi à nous tourner vers le foyer noir de l’anti-pensée, vers ce corps présenté ici comme extérieur et réfractaire à l’activité de penser, vers ces nuages qui voilent la clarté du penser. Mais est-ce là vraiment ce que Biran veut dire ? Le corps est-il si coupable que cela ? Ce qui est ici présenté comme une relation externe de la pensée et du corps, n’est-ce pas cela qui est réellement la situation interne de toute pensée ainsi que Biran le montre partout ailleurs dans son Journal ? Ne pourrait-on alors mettre en doute que la pensée soit dans sa nature préservée de toute obscurité ? Et tout aussi bien n’est-ce pas séjourner dans la pénombre de cette idée fausse que d’imaginer que le corps a substantiellement une influence négative sur la pensée ?

La philosophie de Biran, hors des textes de dépit que nous venons de citer, refusera d’accorder à la pensée et au corps ces attributions antinomiques. Dire en effet que la pensée et l’identité sont troublées par un élément corporel externe est une manière de poser le problème sans aucun doute inspirée par un sentiment d’impuissance. Nous devons ici chercher à revenir à la source de ce sentiment d’impuissance plutôt que de souscrire sans réserve à son jugement négatif sur le corps. Pour le dire d’un mot, parce que la pensée et l’identité portent nécessairement en elle une relation au corps, elles enveloppent aussi immuablement l’orage d’une dissolution, elles ont en réserve leur propre nuit. Et parce que la pensée est conçue comme pensée corporée par Biran, elle ne peut non plus se mettre à l’abri de la contingence. La vie irréfléchie fait remonter ses conditions dans la conscience corporelle qui ne peut alors se prémunir définitivement du néant, ni sa liberté de la nécessité. C’est ce que nous voudrions montrer ici.

2 Journal, II, avril 1816.

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1) L’aventure de la pensée dans le Journal.

Le principal thème du Journal de Biran est le sentiment persistant d’une dépossession de la pensée que n’accompagne qu’un seul et même cri : « Jusqu’à quel point dépends-je de moi-même… Puis-je lutter contre l’incapacité ? ».3 Quel est notre point d’appui pour penser ? « Jusqu’à quel point une volonté forte et soutenue peut-elle corriger les défauts de l’organisation, quelles sont les choses qui peuvent être ainsi corrigées, ou celle contre qui la volonté est absolument impuissante ? »4 On ne trouve ici que le récit de l’impuissance quotidienne de la pensée. De l’aveu même de Biran, il n’y a rien d’autre à chercher dans son Journal qui est totalement « vide d’aventures » à proprement parler.

Si l’impuissance surgit sur le devant de la scène, c’est que pour penser, il faut tout autre chose qu’une bonne volonté, que de bonnes dispositions, qu’un intérêt quelconque et même dira parfois Biran, qu’un exercice de toutes les facultés de l’esprit. La pensée est bordée par son envers, la « bêtise, la « nullité », « l’incapacité », le « vide » de l’être, la carence irrémédiable de soi. Le Journal décrit ces moments de nullité et d’absence à soi, cette consternante chute de la pensée ou à l’inverse, la terrible impossibilité de se mettre à penser quoique ce soit. Il est des instants où il n’y a rien d’autre à faire que « supporter sa bêtise ». 5

De ce point de vue, le Journal n’est pas un texte philosophique comme les autres : il ne raconte pas l’histoire d’une pensée mais consigne au jour le jour la rareté, l’improbabilité de la pensée : « Il n’y a aucun aplomb dans mon être. Je ne pense à rien, je ne suis à rien ».6 « Vide de pensées et de méditations ».7

« Je n’ai pas d’idées ni de tenu en rien ; je manque d’énergie : mon être moral est comme anéanti. ».8 « Incapacité de penser ».9 « Je n’ai plus de réflexion »...10

D’une certaine manière ce rapport négatif à la pensée était présent dès les premiers écrits de Biran : « Il est un certain état que j’éprouve trop souvent, disait Biran, où absolument incapable de penser, dégoûté de tout, impatienté de tout, voulant agir sans le pouvoir, ma tête lourde, mon esprit nul, je suis modifié de la manière la plus désagréable : je me révolte contre mon ineptie ».11

Le Journal importe philosophiquement pour cette double raison. D’abord parce que Biran s’y fait le « témoin », selon ses termes, d’un effondrement ou d’une impuissance presque continuels de la pensée. Plusieurs fois, il déclare assister « comme témoin à la dégradation et à la perte successive de ses facultés »12,

3 III, Notes, 4 août 1819.4 III, Notes philosophiques et travaux de choix, 14 mars 1811.5 III, Vieux cahier 1794 ou 1795.6 III, Agenda, 6 janvier 1815.7 III, Agenda, 8 octobre 1815.8 III Agenda, 28 juillet 1815.9 II, 13 janvier 1817.10 III, Agenda, lundi 31 juillet 1815.11 III, Vieux cahier, 1794 ou 1795.12 II, du 22 au 26 mai 1817.

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« à la décomposition de (son) être moral et physique ». 13 D’autre part parce qu’en cherchant à se ressaisir, en passant de témoin à acteur, Biran met à jour ce qui rend possible l’effort de penser. Nous manquerions très certainement quelque chose à nous en tenir au récit d’une décomposition et d’une dégradation de la pensée et de l’identité. Le Journal n’est pas uniquement l’expérience de la dissolution de la pensée, il n’est pas seulement ce témoignage extérieur. Répond à l’absence de pensée un effort quotidien : se surmonter, dépasser l’abîme en soi, mettre en relation le corps et la volonté, faire naître le compos sui, l’identité. Là est le vrai thème du Journal. Vouloir penser et ne pas le pouvoir ; endurer progressivement la ruine de soi, subir l’impouvoir de la pensée et puis chaque jour à nouveau s’efforcer de penser et de ressaisir son identité. Il est visible alors que ce qui empêche la pensée est aussi une expérience irremplaçable pour savoir ce qui constitue la pensée.

Quelle est la source de l’impouvoir de la pensée ? Biran parle de l’impuissance qui creuse la pensée comme d’un flux insaisissable qui, coulant dans nos passions et nos affects, submerge le sentiment d’exister, comme du tourbillon des circonstances et des pressions matérielles du monde, ce fatum qui étreint la vie organique et fait se maintenir la conscience de soi dans le néant et la pensée dans l’irréflexion. Nous savons que seule la relation du vouloir au corps est pour Biran constitutive de la conscience, de la pensée et de l’identité (Biran associe les trois notions). Mais, dans le Journal, cette relation apparaît très difficile à établir ou à maintenir du fait même de l’affectivité du corps.

Pour Biran, le néant d’être qui menace d’engloutir l’identité de la conscience n’est séparée de la sphère d’évidence et de certitude qu’est la conscience que par le couplage des deux forces organique et hyperorganique. La relation entre la volonté et le corps, qu’aucune philosophie n’avait vraiment pris en compte positivement jusqu’ici, entre seule en jeu dans la pensée. Constituent ainsi la pensée non seulement la force de la volonté mais aussi la force du corps. Dès lors, tout le problème d’une généalogie de la pensée est de répondre à deux questions et à deux seulement : quelle volonté pour ce corps et quel corps pour cette volonté ? Que la pensée ne puisse prendre corps et voilà que l’existence se mettra à vagabonder tout entière sur la ligne ténue qui distingue l’état de conscience de la vie impersonnelle, l’identité de l’idiotie et de l’aliénation. Ce sera l’étrange expérience de Biran de ne sentir exister que sur cette ligne limite, aux limbes de deux mondes : « Je n’ai d’idée et de personnalité que jusqu’au point qui sépare l’état d’idiotisme ou d’aliénation de celui de la raison ou de compos sui. »14

La description que nous donne le Journal de la situation personnelle de la pensée de Biran n’est d’ailleurs intéressante qu’en ce qu’elle exemplifie la réalité même de la pensée telle qu’elle est mise à jour dans les autres écrits philosophiques de Biran. L’intérêt capital du Journal n’est certes pas de décrire la seule pensée de Biran, mais de faire apparaître en toute pensée la double marque de l’exténuation et de l’effort, du néant et du surgissement, du passif et de l’actif. Quelque chose rend possible les états valétudinaires de la pensée tout autant que la

13 II, 28 décembre 1817, 97.14 II, juin 1817.

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mélancolie de Biran, et ce quelque chose est l’objet propre du Journal. A la lecture du Journal, il est en effet visible qu’est en germe une situation nouvelle de la pensée. On y voit se nouer une rencontre majeure pour la philosophie : celle de la pensée et du corps. De sorte que si le Journal n’a vraiment qu’un thème, à savoir les vacillations de la pensée, il n’a aussi qu’un personnage : la pensée corporée.

Biran gardera jusqu’à son dernier souffle le sentiment d’avoir compris la pensée humaine comme nul ne l’avait compris avant lui. La pensée n’a rien d’idéal ou d’abstrait, rien de substantiel ou d’inné, elle touche à la vie et au corps. Mais elle n’est pas non plus sensations et affects. Elle est un certain régime de vie qui s’institue à travers un pouvoir hyperorganique sur le corps propre. Ce régime de vie peut disparaître dans deux cas : par faiblesse de la volonté (manque de force de la volonté), par faiblesse du corps (manque de résistance et de consistance du corps). Dans ces deux cas la pensée décline ou ne sort pas de l’ombre. Autant dire que la pensée n’est donnée d’aucune manière (ce que le terme effort fait bien sentir). C’est pour cette raison que sa vigueur est toujours déjà minée par la faiblesse, sa puissance dévorée par l’impuissance, sa liberté sur le point de vaciller en nécessité. Il ne s’agit pas ici de décrire sous le jour le plus sombre l’exercice de la pensée comme pour noircir à dessein un beau tableau. Mais de comprendre que la dépossession de la pensée est le prix exact de sa liberté.

A supposer, en effet, que la pensée ne soit ni activité spirituelle, ni causalité matérielle, ni fusion en Dieu, tout le problème devient de savoir de quelle façon elle commence et pourquoi en retour elle peut s’éteindre. Un tel questionnement n’a de sens que dans un horizon de déspiritualisation, de dématérialisation, de déthéologisation de la pensée. C’est seulement dans cet horizon que la pensée contient en elle la possibilité du néant car aucune force absolue ne peut garantir l’exercice continu de la pensée. « Qui peut se vanter d’entendre, de sentir, ou de penser également bien à toutes les heures du jour ? », demande Biran ?15 Parce que la pensée ne surplombe ni le corps organique, ni les constellations de forces qui forment la vie affective, parce qu’à son commencement elle enveloppe le corps, la pensée recèle la possibilité de son néant sous la double forme d’un manque de force vitale ou d’un manque de force volontaire. Parce qu’elle n’est rien de substantiel, rien qui dure, parce qu’elle est corrélation de la volonté et du corps et ne consiste en aucune nature, parce qu’elle n’elle n’est ni esprit, ni matière, ni grâce, croissent aussi en la pensée tous les périls de la non-pensée : la passivité, l’activité vide, l’absorption en Dieu.

C’est une grande erreur d’avoir cru que l’homme s’oppose pour penser à la vie et au monde. On s’est même souvent mépris sur le biranisme pour avoir voulu voir dans sa pensée, dans la pensée, la quête d’une fuite hors du corps, le désir d’une retraite, d’un ciel, d’une grâce. Si Biran eût parfois la tentation de le croire, n’était-ce pas au fond parce que sa pensée lui échappait ? Une pensée toujours en risque de ne plus se posséder peut souhaiter une autre réalité pour elle, mais ce qu’elle souhaite alors montre sous un jour encore plus cru sa vraie dimension. Il est constant dans le Journal que la conscience qui fait toute la pensée ne dépasse ni le monde, ni la vie. Elle tente au contraire de ressaisir la vie et le

15 III, Notes philosophiques, 14 mars 1811.

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monde au travers d’un nouveau rapport de forces, au travers d’une nouvelle direction que Biran nomme liberté. Cette liberté est précisément un rapport au corps et donc au monde : « Des êtres intelligents qui seraient actifs, dit Biran, seraient de purs esprits, et il nous est impossible de savoir comment ils auraient le sentiment de libre activité comme nous l’avons en distinguant dans notre humanité l’action et la passion (…). »16 La vie libre est ainsi frappée du saut du l’hétérogène, elle inclut une conjonction de forces dont le rapport est toujours à construire mais qu’il n’est nul besoin d’expliquer contrairement à ce que soutiennent les métaphysiciens.17

La simplicité n’appartient pas à l’homme, nous dit Biran (« L’homme n’est pas si simple dit Biran, il y a deux principes d’action opposés. »18). Cette soi-disant simplicité est plutôt l’état où l’humanité de l’homme est absorbée dans la transcendance divine ou dans le fatum organique, dans des états d’extase spirituelle ou d’exaltation passionnée.19 Dans ces états extrêmes, la pensée n’existe pas. La tragédie de la philosophie fut d’avoir voulu écartelé l’homme en deux, âme et corps, animalité et grâce alors que la pensée, étant toujours une relation au corps au travers de l’effort et du mouvement volontaire, ne saurait surgir sans envelopper le corps. C’est au fond ce que ne cesse de dire le Journal envers et contre tout, envers le substantialisme qui guette sous ses deux formes, spirituelle et matérielle, contre les idéologues, les condillaciens, le spiritualisme chrétien, le cartésianisme et ses formes dérivées etc. La hauteur de la philosophie biranienne est de saisir la pensée comme une causalité s’exerçant sur le corps et non comme une substance, d’affirmer que la « cause est avant la substance ».20 Sa profondeur est d’avoir substitué « un ordre réel de génération et d’acquisition de nos connaissances » à l’ordre idéel, logique, métaphysique de la connaissance, d’avoir dérivé toute connaissance du rapport hétérogène, inconciliable, disparate de deux forces qui, couplées, constituent le fait de conscience, d’avoir en somme compris la pensée comme une activité que rien n’anticipe ni ne commande, qui pour cette raison est autant une opération qu’une structure ainsi que l’a bien souligné Simondon dans son éloge de Biran.21

Rappelons en effet la définition de l’effort qui ouvre à la conscience et à la pensée : "Je dis, écrit Biran, qu'il y a un mode individuel très distinct de toutes

16 III, Carnet vert, 1823.17 III, Carnet vert, 2 novembre 1822 : Lorsqu’on part du fait de conscience, il ne « s’agit plus de savoir comment deux substances séparées peuvent communiquer ou influer l’une sur l’autre mais seulement d’entendre qu’une force active comme celle qui fait notre âme se déploie sur un thème passif, et la grande difficulté serait même de concevoir une force agissante séparée de son terme d’application, en sorte que ce n’est pas la relation ou communication de deux substances, mais la séparation des deux termes du rapport qui est la difficulté ». Dans le même carnet, en septembre 1822, Biran demande : « Comment l’homme peut-il passer d’un état où il serait privé de toute conscience à un autre état où il jouirait du sentiment du moi dans toute sa plénitude ? Ce problème regardé par insoluble par quelques métaphysiciens revient à celui-ci : comment l’homme passe-t-il de l’état de passivité entière à l’état d’activité où il sent personne libre, etc… ? Il faut reconnaître l’intervention d’une force autre que la force animale, pour rendre compte de la différence de ces deux états. Le comment de cette intervention est certainement inexplicable mais le fait est clair, positif : c’est le fait de conscience lui-même. »18 II, 29 avril 1816.19 III, Notes, 12 juillet 1822.20 II, 8 mai 1816.21 Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique, grenoble, Lillon, 1995, p 262.

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les autres espèces de sensations, et que l'on est autorisé à regarder comme formel en tant qu'il a son fondement unique dans le sujet de la perception, dans le moi qui ne peut être pleinement constitué qu'en lui et par lui. Ce mode actif est celui que j'appelle effort... Je dis en second lieu que cet effort et cette résistance ainsi conçue comme indivisible et, par corrélation essentielle, constitue déjà, un mode complet sous le titre individuel d'aperception". 22

Cette conception philosophique si singulière a sa contrepartie dans l’épreuve existentielle que relate le Journal. Qu’est-ce que penser au jour le jour et non pas penser toujours (substance pensante et immortalité de l’âme) ? Qu’est-ce que penser avec son corps et non contre son corps ? Qu’est-ce que penser comme cause et non comme substance ? Dans quelles aventures intimes la pensée s’engage-t-elle dès qu’elle se délivre de la double transcendance de la matière et de Dieu ? Le Journal est la pensée retombée au jour le jour, le signal de ses intermittences, le rappel de son « désastre ». C’est pourquoi, le Journal n’a rien d’auto-biographique. ? Qu’importe la psychologie de Biran ? Qu’importe ici ce que Biran nous dit de lui ? Le Journal est la face nocturne de la philosophie de Biran, une philosophie à demi-mot, en demi-teinte, où la pensée est au plus proche de l’emprise du fatum organique. Pour cette raison le Journal est une philosophie qui met à nu tout le non-philosophique de la pensée, la détresse inhérente à la pensée humaine, le danger toujours à combattre d’une nuit de la conscience, d’une impossibilité à se constituer, à exister, à faire ne serait-ce qu’un acte, à avoir ne serait-ce qu’une idée.

2) Résistance et consistance.

Cette aventure de la pensée au jour le jour, d’une pensée corporée et non pas incorporelle passe par le constat que l’effort constitutif de la pensée n’est jamais construit une fois pour toute. Nous avons vu comment Biran définit l’effort : « Sans un sujet ou une volonté qui détermine le mouvement, sans un terme qui résiste, il n’y a point d ’effort, point de connaissance, point de perception d’aucune espèce. »23 La pensée ne peut se constituer que dans l’encontre d’une résistance. Elle ne subsiste en aucune façon sans qu’il y ait une action sur la résistance corporelle, et ensuite sans réeffectuer ses propres opérations. La négativité de l’habitude est précisément ce dépouillement du sujet où le volontaire est dégradé en mouvement naturel, en mouvement automatique. Le sujet n’est plus en mesure de réaccomplir son propre cheminement parce que la résistance corporelle s’est progressivement atténuée et qu’elle est devenue insensible. Le Journal est une autre histoire : non plus celle d’une dépossession progressive du sujet du fait de l’exercice et de la répétition émoussant la résistance organique, non plus une difficulté à revenir à soi, mais une impuissance à venir à soi, à se rassembler comme soi. Ce qui empêche alors la conscience et la pensée de se constituer, ce qui ruine alors le sentiment d’exister est un certain état du corps, état impropre à servir de résistance à la volonté.

22 Maine de Biran, De l'aperception immédiate, Vrin, p 57.23 Influence de l’habitude sur la faculté de penser, Vrin, 1987, p 137-138.

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Mais quel est donc cet état du corps qui résiste à la résistance, qui résiste à la consistance de l’identité ? Quel est ce corps qui annihile la possibilité de l’encontre, de la relation entre volonté et corps ? Quel est ce corps qui ne consiste pas assez pour arrêter le mouvement de la volonté et faire surgir en retour le sentiment d’être cause dans l’effet organique et effet dans la cause, bref qui annule le sentiment d’être soi ? Ce corps est le corps affectif, corps fluide, traversé par mille mouvements, mille répercussions externes et internes. Lumière, température, pressions du monde physique, tumulte des passions, mouvements spontanés de toute la machine organique etc. Chaque journée du Journal nous met aux prises avec cette événementialité que toute une histoire de la philosophie avait tue.

Dès ses premiers mémoires Biran a mis en évidence que l’affectivité qui résulte des impressions corporelles doit être atténuée pour qu’une série perceptive puis réflexive puisse advenir : « Affaiblissement du premier effet sensitif ; facilité et distinction croissante des mouvements propres » d'où dépend le caractère actif de la faculté de percevoir.24 Si le travail de l’habitude n’avait pas été possible sur le « peu de consistance » de ces impressions et donc de nos modifications affectives, s’il n’avait pas été possible de les rendre solides par le double jeu de l’âge (après la première enfance) et de l’habitude, c’est-à-dire « d’émousser la sensibilité pour la rendre calleuse », pour la mettre à disposition de l’action motrice, l’existence ne serait pas sortie de la variabilité et de l’altérabilité de la vie sensitive.

Il ne peut pas y avoir de perceptions si les organes sensoriels ne se « raffermissent pas » nous dit Biran. Cette consistance du corps est indispensable à la pensée. Il faut à la pensée un corps qui s’est progressivement ajuster à la volonté, qui résiste à l’action motrice et qui par l’intermédiaire de cette résistance  se moule complètement et en finesse à la cause hyperorganique. La résistance du corps n’est donc pas un donné. Elle est construite par la répétition. Elle peut encore se dégrader par la répétition de l’habitude qui l’émousse et tout aussi bien se défaire dans le mouvement fluide et inconsistant des affects.

3) Les deux séries

Dans le Journal, Biran présente cette opposition de la sensibilité inconsistante à la volonté sous cette forme : « Le pouvoir de commencer une série d’actions ou d’idées indépendante des motifs de la sensibilité ou opposée à ces motifs constitue proprement la volonté ou la liberté ».25 Biran qui a toujours soutenu que l’ordre de la pensée ne pouvait surgir de la sensation se méfie de ceux qui pensent que la sensibilité a seule l’initiative des idées, et qui affirment, avec Bonstetten, que « nos pensées changent avec chaque nuance d’humeur ». Il est au contraire fréquent, dit Biran, que « l’agent intellectuel et moral exerce une force diamétralement opposée aux mouvements et aux idées de la sensibilité et

24 Influence de l’habitude sur la faculté de penser, second mémoire, p 176.25 III, Carnet 1811 ou 1812.

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commence une série tout à fait contraire à celle que la sensibilité et les passions allaient entraîner ».26

Mais où commence réellement la série contraire à la sensibilité ? Dans la cause hyperorganique, certes. Mais pas seulement. Cette cause pour être active doit faire sentir ses effets sur le corps si elle veut constituer la moindre perception, la moindre idée. On doit distinguer deux forces : la force affective souterraine qui traverse la conscience et l’entraîne dans d’imprévisibles développements et la force qui part de la conscience et entraîne le corps dans l’activité libre. Or les images et les intuitions associées à la conscience dans l’activité perceptive emportent vite le sujet hors de lui si l’effort ne les enchaîne pas, si l’action n’est pas recommencée indéfiniment, si continûment le sujet n’agit pas sur ses propres opérations. Pour Biran, il n’y a qu’une manière de combattre les associations spontanées d’images, d‘affects, de mouvements qui forment un corps souterrain à la conscience et réfractaire à la série réflexive, c’est de pouvoir à nouveau amorcer l’action à partir d’une activité qui enveloppe autrement le corps : « Les images et les intuitions étant d’abord subordonnées par leur nature à la sensibilité motrice échappent au pouvoir de la volonté dans leurs associations spontanées. Le seul pouvoir de cette force hyperorganique consiste à leur opposer d’autres séries d’idées qui dépendent d’elle ; telles sont les idées intellectuelles et réflexives ou abstraites qui doivent évidemment leur origine à l’action de la volonté et dont l’association ne s’opère que par cette volonté présente ».27

La pensée ne peut rien sur les associations d’images ou d’idées qui suivent leur cours dans la mesure où elle n’y participe pas. Il n’est d’ailleurs pas impossible que ce tourbillon d’affects et de mouvements spontanés engloutissent momentanément ou définitivement le sujet : songes et délires, somnambulisme artificiel et magnétisme animal, aliénations et états nerveux. Dans son exploration psychologique, Biran découvre avec étonnement ces régions inconscientes de la vie humaine. La pensée ne saurait d’ailleurs se retourner vers elles sans les faire s’évanouir aussitôt dans le néant. Mais ce que peut en revanche la pensée, c’est trouver dans le corps un point d’appui assez stable pour opposer à la série affective une série réflexive. Par quel moyen cette opposition se fait-elle ? Il faut en passer encore par le corps, mais par un corps moins soumis à la spontanéité, moins abandonné au devenir aveugle et contagieux de la sensibilité ? « Je m’efforce, dit Biran de travailler l’homme intérieur de manière à le rendre indépendant, quant à l’esprit, des saillies de la sensibilité ».28

Mais, encore une fois, qu’opposer à ces saillies ? Une puissance spirituelle séparée du corps ? Ce serait contredire la définition même de la pensée. L’esprit ne peut faire front de l’extérieur du corps. L’esprit doit faire front dans le corps, à partir du corps, là est le problème. Il faut toujours certaines dispositions du corps pour pouvoir penser mais des dispositions qui puissent entrer dans l’effort. Pour cette raison le corps affectif ne saurait participer à la pensée. Il échappe sans cesse, il ne consiste pas, il ne résiste pas. Ravaisson fera mention de « ces passions

26 III, Carnet 1811 ou 1812.27 III, Carnet, 1811 ou 1812.28 III, Notes, mars 1824.

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sur lesquelles l’intelligence n’a aucune prise, qui échappent à la mémoire et que la volonté ne rappelle pas », ces passions qui pour tout sujet sont le « fond obscur de son être ». 29 Tout dépend donc de la capacité à faire naître un autre enchaînement pour les idées que celui qui accompagne les mouvements passionnels. Il est nécessaire que le corps participe d’une autre manière à la l’activité, qu’il résiste davantage à la volonté pour que la volonté puisse passer davantage en lui par l’habitude. La pensée a besoin d’un corps qui résiste, elle ne saurait naître en s’évadant du corps. La résistance du corps lui est essentielle.

2) Le corps de la pensée

Quel doit donc être l’état du corps pour la pensée ? Un corps absolument passif, en proie à l’instabilité absolue des affects n’offre aucune résistance à la volonté dans la mesure où tout s’enchaîne déjà en des associations inattendues et inintentionnelles hors du moi lui-même. Cet état de manque de résistance caractérise bien le corps affectif. Celui-ci ne donne pas à la volonté la possibilité d’appuyer et de relayer son action. La vie sensible domine alors le corps et le sujet. Une bonne partie du Journal tient dans ce constat d’une instabilité affective qui s’exprime au niveau sensitif par une agitation constante (faiblesse du corps) et au niveau moral par l’impuissance de la volonté, par l’errance des idées. Sur le plan corporel, c’est l’agitation qui domine : « J’ai été fort agité »30, « une agitation singulière »31,  « Je sens mes misères au milieu de toutes les agitations »32, etc. Au niveau moral, l’action volontaire est impossible, la passivité et l’inconsistance dominent l’existence : « Je me suis regardé vivre sans agir ».33

« Mon état habituel instinctif est un état de distraction et d’abstraction où la succession des images confuses et mobiles ne permet à rien de se fixer et de prendre quelque consistance ».34 « J’éprouve toute la fatigue de sensations et de mouvements sans objet, sans but et sans souvenir. Le fatum m’entraîne, je désespère de moi-même. »35 « La volonté peut beaucoup pour surmonter un sentiment instinctif de faiblesse et j’ai souvent éprouvé sa puissance : mais il y a un degré de faiblesse où la volonté ne peut naître », les facultés intellectuelles sont altérées dans leur source.36

Une fois encore, il faut souligner que Biran faisait le tableau de cette existence inconsistante dès ses premiers écrits : « Cette malheureuse existence, disait-il, n’est qu’une suite de moments hétérogènes qui n’ont aucune stabilité ; ils vont flottants, fuyants rapidement, sans qu’il soit en notre pouvoir de les lier. Tout influe sur nous et nous changeons sans cesse avec ce qui nous environne. Je m’amuse souvent à voir couler diverses situations de mon âme ; elles sont comme

29 Ravaisson, De l’habitude, Vrin, 1984, p 14.30 II, 29 mai 1817.31 II, du 1er au 8 mai 1818.32 II, 28 décembre, 1916.33 III, Agenda, 24 octobre 1815.34 III, Agenda, décembre 1815.35 III, Agenda, du 15 au 22 octobre 1815.36 II, du 14 au 18 juin 1817.

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les flots d’une rivière, tantôt calmes, tantôt agités, mais toujours se succédant sans aucune permanence. »37

Or, exister signifie arrêter le flux des affects, enchaîner le corps à la volonté plutôt que de le subir. Et ne sommes-nous pas maintenant devant un cercle ? Car l’incapacité pour le sujet à trouver un point d’appui provient de l’inconsistance même du corps. C’est parce que le corps ne consiste, c’est parce qu’il épouse le flux des affects que le sujet ne consiste pas non plus. Le sujet est alors vide, nul, inexistant. La non-résistance du corps à la volonté conduit à l’impossibilité d’une attaque motrice sur ce corps seulement affectif. Un tel corps ne peut vraiment former un plan de résistance : il est absolument réfractaire à la prise de l’effort. Il apparaît même, dans l’instant de l’effort, comme un obstacle absolu à la pensée. En le décrivant d’ailleurs si absolument, Biran veut sans doute se persuader pleinement de la fragilité du pouvoir hyperorganique. La force de la volonté dont les stoïciens croyaient qu’elle peut tout pourrait n’être rien, à savoir rien d’autre que la somme des conditions organiques dessinant en creux sa possibilité ou sa négation.

Dans un texte très précieux, Biran va jusqu’à se demander si les facultés actives peuvent vraiment être indépendantes des fonctions de l’organisme. Il avoue rencontrer là un problème « difficile à résoudre ». Nul autre texte ne pose une question aussi capitale : « L’exercice de ces hautes opérations dépend-t-il bien de la volonté ou de l’activité intentionnelle de l’esprit ? ». Biran répond : « Ne dépend-t-il pas surtout de certaines conditions sur lesquelles la volonté ne peut rien ; par exemple dans tel état affectif ou de passion donné, toutes les opérations dont il s’agit sont empêchées, absorbées, on dirait que l’esprit est aliéné et n’existe plus ». Il continue un peu plus loin par ces mots : Il se peut qu’il y ait des tempéraments où « des affections modérées ne troublent ou ne contrarient en rien les opérations de l’esprit…je suis dans un état opposé par nature, par habitude pour avoir trop donné toute ma vie aux affections sans chercher à prendre assez d’empire sur elles ».38 Que peut vraiment la volonté, s’interroge ici Biran, si ce n’est s’appliquer aux moyens de prévenir l’influence des affects, s’exercer continuellement pour sculpter en elle un corps à sa mesure ? Si elle ne le fait pas, si elle n’a pas pris l’habitude de le faire, commencer à penser lui sera de plus en plus difficile. Le désarroi de Biran est d’autant plus grand qu’il perçoit maintenant que c’est le corps (terme d’application de l’effort) qui fait remonter ses conditions jusqu’au cœur de la volonté. Soit la volonté réussira à modeler le corps, soit elle demeurera sous la dépendance de conditions corporelles.

Le corps n’entre donc pas dans la conscience comme un donné intangible. Il ne sert pas la conscience comme un instrument impassible et docile. Il n’obéit pas. Il n’est pas non plus un obstacle absolu, malgré ce que semble dire Biran. Tout l’art de penser est de trouver une relation fructueuse entre volonté et corps. En revanche, plus le corps échappe à la prise de la volonté, plus le sujet désire aussi en être délivré. Tel est la quête ultime que Biran entend dans l’enseignement de Saint-Paul : « Je désire d’être dissous ». Rien de semblable chez

37 III,Vieux cahier, 1794 ou 1795.38 III, 12 juillet 1822.

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Biran. Les textes de Biran contre le corps ne sont pas inspirés par une pensée chrétienne comme on le dit trop souvent mais par le sentiment de ne pas avoir su nouer avec art la volonté et le corps. Lorsque le corps ne peut se lier à la volonté, le sujet vacille et croit pouvoir se retrouver en niant le corps. Mais y a-t-il dans ce désir pire aveu d’impuissance ? Ce que Biran découvre dans de pareils textes, ce n’est pas que le corps doit être nié mais, tout au contraire, que le corps est la condition essentielle de toute pensée et de toute connaissance, et que cette condition délimite le pouvoir volontaire : « L’âme ne s’aperçoit pas qu’elle est emprisonnée dans le corps. Le corps est l’instrument essentiel de ses plaisirs comme de toutes ses connaissances…… Elle est plutôt servie par lui plutôt qu’elle ne se sert de lui. Arrivé à une époque où le corps devenu mauvais instrument ne peut ni commander par les passions, ni obéir complètement aux ordres de l’âme qui a pris ou reçu une tendance opposée vers les choses spirituelles : le corps fait obstacle. »39

A ne retenir que la conclusion de ce texte ou de textes apparentés, à savoir que le corps est l’obstacle majeur, la principale cause de l’impossibilité de la pensée, nous risquerions certainement de passer à côté du sens de la réflexion biranienne. Méfions-nous des évidences qu’un tel énoncé fait remonter en nous. Il faut dire à nouveau combien ce thème qui a une familiarité avec la longue litanie contre le corps ne s’inscrit pas du tout en elle. Ce qui préoccupe Maine de Biran, c’est la disposition nécessaire du corps pour penser : il y a une disposition du corps qui entre dans la pensée, et une autre qui n’y entre pas. La situation de l’homme-animal est telle que la pensée n’est pas du tout en son pouvoir absolument comme pourrait le laisser croire la notion de liberté : cette liberté est au contraire relative. Elle dépend du corps et donc des dispositions sensibles, organiques ou habituelles du corps. C’est ainsi que Biran peut décrire le flottement de sa pensée au gré de ces dispositions : « Il y a un mode d’exercice des facultés individuelles (et c’est le plus commun) qui dépend tout entier des dispositions sensitives, spontanées et c’est aussi ce rapport qui m’a autrefois exclusivement occupé, écrit Maine de Biran. Quand j’étais bien disposé organiquement, je me croyais capable de ce qu’il y a de meilleur, de plus élevé ; j’entreprenais ce qu’il y a de plus difficile, avec une confiance entière dans ces propres forces que je sentais en moi. Mais le vent de l’instabilité venant à souffler, je me laissais aller à la paresse, ou à ce sentiment de faiblesse radicale et intérieure … ». Dans ces cas, dit Biran, inutile de se raidir contre « un obstacle extérieur plus fort que la volonté » il faut attendre que la sensibilité ou quelque passion « vienne rendre à l’esprit le mouvement et la vie qu’il est incapable de se donner à lui-même ».40

Penser exige donc qu’on ait réussi à coupler durablement par répétition et habitude la volonté et le corps afin de faire naître un corps moins susceptible aux multiples variations qui le traversent. Le but est que la pensée ne soit pas « absorbée » par le jeu constant des affects. Le grand regret de Biran est ainsi de s’être trop souvent « laissé aller à certaines impulsions spontanées » 41 ; de

39 III, 29 juillet 1818.40 III, Notes mars 1824.41 II, du 17 au 21 mai 1817.

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n’avoir pas su faire de son corps un plan de résistance, c’est-à-dire de ne pas avoir su imposer une autre liaison aux pensées que celle des « impressions insensibles et casuelles » ; de ne s’être pas accoutumé à former méthodiquement « un train de pensées » qui ne se laisse entraîné par ces impressions internes confuses sur lesquelles « la volonté ne peut absolument rien ». Résister aux impressions insensibles et casuelles est le travail premier d’une pensée corporée. C’est ainsi que la pensée arrête de flotter au gré de mille excitations fortuites. Elle acquiert une consistance par le moyen d’une action habituelle sur le corps. Cette consistance du corps manque à Biran car, telle est la loi du rapport réciproque de la volonté et du corps, plus le corps est fluent, plus il résiste à la volonté. En lui-même Biran sent sourdre les effets d’une habitude néfaste, une « habitude d’agitation et de distraction ». Il sent en lui que sa volonté ne peut résister au flux des impressions, plus exactement qu’elle s’épuise sur les résistances du corps : « Ma force de résistance, écrit Biran, même pour les actions qui dépendent de moi ou de ma volonté, est presque nulle parce que je ne me suis pas accoutumé de bonne heure à résister. »42

Biran répète continuellement que l’effort n’amorce pas sa pensée en raison de ses dispositions organiques. La résistance est trop grande : « Tout est résistance, obscurité invincible ».43 Les efforts déployés inlassablement n’aboutissent à rien : « Je commence et je recommence sans fin », avoue alors Biran comme si l’effort ne réussissait pas à avoir prise sur le corps.44 Tout glisse en ces instants et les pensées semblent « voilées d’un nuage ». Elles s’assombrissent, sont confuses, insaisissables. L’obstacle qu’oppose le corps ne peut en effet entrer dans l’effort : « La préoccupation est un signe ou un effet de faiblesse d’organisation ou d’esprit. L’individu qui a un sentiment radical de sa faiblesse fait des efforts continuels et toujours disproportionnés aux obstacles qu’il s’agit de surmonter ou à l’importance du but qu’il faut atteindre et qu’il manque par cela même. »45 Nul texte ne dit plus clairement l’effort de la pensée à construire un plan de résistance dans le corps  : « Je suis empêché en tout. Je me mets dans un état d’effort : je me crée des résistances ou plutôt les résistances viennent de mon organisation faible, mobile et que la volonté tend vainement à fortifier et à fixer  ; les jours, les mois les années passent et se consument dans cette lutte difficile ».46

Si le Journal est le témoignage le plus accablant qui soit sur l’impouvoir de la pensée et sur la ruine de l’identité, c’est pour avoir compris que la pensée recèle en elle le corps, que l’identité comprend en elle la différence en tant qu’altérité corporelle. Maine de Biran aura du même coup exhumé les deux périls de la pensée : l’activité vide de l’esprit, la passivité errante du corps. Pour prendre corps, la pensée doit faire entrer le corps dans ses opérations. Elle ne le peut qu’à monter le corps à des dispositions qui s’enchaînent à l’effort : « Tout le moral de l’homme est dans la faculté qu’il a de prédéterminer des actes qu’il

42 I,11 juin 1816.43 II, 13 mai 1818.44 II, du 22 au 28 avril.45 II, 20 février 1818.46 II, du 1er au 7 mars.

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accomplit ensuite malgré toutes les causes perturbatrices ou les impulsions du dehors ».47

3) « L’excitation »

Or, la prédétermination de tels actes de pensée a pour condition essentielle une certaine force de la vie elle-même. La principale raison de l’absence de résistance du corps tient en effet à l’inaptitude à réagir à de nouvelles impressions. Cette absence de réaction est due à l’affaiblissement du corps, à sa langueur, et c’est elle qui fait souvent souhaiter à Biran une plus grande excitation, même artificielle, susceptible de stimuler les forces vitales  : « Ma sensibilité réagit peu au dehors ».48 « Je ne fais rien qu’avec effort et tension et quand la cause accidentelle ou momentanée de cet effort a cessé, je tombe dans le relâchement. Il me faudrait une cause d’excitation permanente… »49 « Aujourd’hui, j’ai besoin de forts excitants du dehors ou d’une volonté énergique pour me commander la pensée ».50 « Je tombe n’étant plus soutenu par un sentiment vif ».51 « Je sens dans tout mon être des variations relatives au temps et à la saison. Je passe d’une sorte d’excitation artificielle à un état d’affaissement et de langueur qui m’est habituel ».52

Il est clair pour Biran qu’une étrange anémie vitale semble souvent affaisser son corps. L’effort volontaire est tout à fait incapable de la conjurer et se brise en répétitions vaines et inutiles. C’est pourquoi Biran désire être soutenu par une excitation plus grande du corps. Il voudrait que le corps soit excité, mis en branle, avivée par une force vitale sans laquelle l’organisme ne saurait se mettre au ton de l’activité volontaire. Toutefois, l’excitation que Biran convoite ne doit pas être confondue avec une distraction ou une excitation artificielle, ou même avec l’agitation nerveuse (« J’éprouve toujours que ma force est toute nerveuse et qu’il y a faiblesse radicale dans tout mon être »53). Car la distraction alimente le mouvement passionnel et l’inquiétude en livrant le sujet à l’extériorité des passions ou des images. Mais l’excitation elle, avive la vie, donne plus de force vitale à l’organisme, permet la survenue d’une consistance organique plus grande : « J’ai éprouvé que tout exercice quelconque de la pensée, de la médiation même la plus abstraite, la plus concentrée, exige un certain ton, une certaine énergie des forces vitales …Quand le ton décline, et nous n’avons aucun pouvoir immédiat pour le relever, il est bien difficile de ne pas être abattu désintéressé de tout exercice de l’esprit qui devient plus pénible à proportion qu’on a moins de vie… »54

Impossible de penser si la vie se dérobe, si elle ne se fait sentir dans le corps. Voilà tracées à même le corps les limites de notre pouvoir. Que faut-il pour

47 II, du 5 au 19 novembre 1817.48 II, 15 janvier 1817.49 II, du 5 au 10 mars 1817.50 III, Carnet 1811 ou 1812.51 II, 24 septembre, 1817.52 II, Du 25 au 30 avril 1817.53 III, Agenda, 3O septembre 1815.54 III, Pages sans date.

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penser ? Certes, savoir canaliser l’énergie de la vie, l’énergie du corps. Ce qui suppose encore qu’il y a ait assez d’énergie dans la vie pour que le corps ne se désagrège pas, ne se décompose pas en de multiples tendances avec lesquelles le vouloir ne peut aucunement composer : « Il y a un état de raison, dit Biran, où les choses se montrent à l’esprit d’elles-mêmes, comme elles sont et sans prestige ; mais cet état est rare et ne dépend pas de nous ; il suppose une certaine subordination de la force organique, qui pourtant a besoin d’être assez excitée pour que la pensée ait elle-même le degré d’activité et d’énergie soutenue qui constitue un esprit élevé et méditatif. Là sont les limites de notre pouvoir intérieur ; un homme aussi fort, aussi élevé que Marc Aurèle par exemple, ne sait pas du tout ce qu’il doit à ce ton de force vitale ou organique dont il se croit maître et qui lui donne ses lois à son insu. C’est la prédétermination des actes et de certaines habitudes intellectuelles qui font surtout notre force morale : il est impossible qu’elle l’emporte sur l’organisme par son effort actuel et instantané lorsqu’il n’y a pas eu de tendances virtuelles ou prédéterminées antérieures ».55

Examinons les deux conditions données par ce texte pour obtenir un état de raison, état où la pensée va droit aux choses mêmes : la première est un certain ton de force vitale ; la seconde une prédétermination des actes, un entraînement à l’activité, une somme virtuelle d’actes capables d’orienter l’actuel. Il est d’abord nécessaire que soit suffisamment avivée ou excitée la force entière du corps. Sans quoi le corps ne se met jamais à la hauteur des impressions internes ou externes et ne peut les enchaîner à l’acte volontaire. Il est ensuite nécessaire que des habitudes intellectuelles prennent le relais de cette excitation vitale de manière à pouvoir compenser le manque d’énergie du corps (inévitable dans la vieillesse) par l’habitude morale.

Imaginons un instant avec Biran ce qui se passe dans son corps lorsqu’il quitte son cabinet de travail pour aller vers la vie mondaine. Qu’est-ce qui est exigé à l’instant même où Biran pénètre dans un salon pour que quelque chose comme « avoir de l’esprit » ou, mieux encore, faire montre d’un esprit réfléchi soit possible ? Est requise une certaine tonalité de l’organisme, ou pour le dire plus clairement, une capacité à ne pas se laisser déborder par les impressions externes, cette multitude d’impressions nouvelles qui vient soudain assaillir l’être « en représentation ». Lorsque Biran passe en effet de la solitude à la vie mondaine, tout son corps réagit à ce nouvel état. « Il y a d’abord une résistance vitale à ce changement d’état et de ton » et cela provoque un déséquilibre, un « dérangement de toutes les fonctions ». Et dès que l’organisme s’est mis au niveau des impressions externes, Biran éprouve un second déséquilibre, il perd la faculté de réfléchir.

Dans l’état de solitude propice à la méditation intérieure, le défaut d’activité organique ne fait pas contrepoids au déroulement spontané des impressions internes. Mais dans le monde, c’est plutôt l’activité demandée à l’organisme qui fait naître les impressions confuses qui empêchent la réflexion. Dans les deux cas, le corps résiste néanmoins pareillement à la réflexion même si Biran sent que la solitude convient mieux à son tempérament d’homme intérieur.

55 III, Notes, août 1819.

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Le corps résiste dans les deux cas pour une seule et même raison : en raison de l’incapacité du corps à s’élever à un ton « proportionné à la multitude des impressions », que ces impressions soient internes (solitude et manque d’activité organique) ou externes (mondanité et excès d’activité organique). Biran sent alors son existence se dérober à l’intérieur comme à l’extérieur : « Je reste par mes habitudes et mes dispositions homme intérieur, sans néanmoins pouvoir en exercer les facultés actives : d’où il suit que je ne suis rien ni au dedans, ni au dehors ».56

Nous sommes là au plus près des conditions vitales nécessaires à la pensée : une activité organique suffisante pour rendre le corps solide et arrêter le flux des impressions externes ou internes. Avouons-le, semble nous dire Biran : il faut parfois chercher des occasions d’excitation qui montent la vie à un niveau suffisant pour l’activité de pensée. Mais il faut aussi parfois se retrancher des sources d’excitations qui déséquilibrent l’activité organique. On dira que Biran n’a fait là que théoriser son mal-être. Il ne se sent exister véritablement ni dans son bureau ni en société. Mais Biran ne serait pas philosophe s’il ne s’efforçait d’en dire la cause. Et Biran tente à chaque page du Journal de donner raison de ce mal-être à partir d’une théorie psychologique dont il éprouve en lui-même la justesse ou la fausseté. Cette théorie remonte jusqu’à certains régimes de vie dont aucun examen de la pensée ne peut plus prétendre s’abstraire. La pensée ne saurait avoir aucun aplomb si la vie n’en a pas non plus. Les périodes les plus heureuses de la pensée sont celles où la vie est à ce point tendue que la volonté n’a plus qu’à accueillir les pensées que le corps fait germer : une force de vie domine mais sans agitation ni passions, « une multitude de pensées » jaillit et, remarque alors Biran dans des mots proches de ceux de Bergson, les pensées se confondent sans se troubler, s’interpénètrent en une même conscience sans s’éparpiller en mille flux passionnels inconciliables. La première expérience d’un surgissement si vivant de la pensée est consignée dans le Vieux cahier de 1794 et cette expérience présente ce qui manquera à Biran toute sa vie : le jaillissement spontané de la pensée loin de l’effort souvent vain et toujours laborieux. Elle est d’autant plus intéressante que ni la théorie de l’effort ni les principes de la philosophie de Biran ne sont encore développés : à travers cette expérience, une connivence de la vie et de la pensée est sublimement éprouvée que Biran recherchera désespérément à se réapproprier par l’effort et l’habitude intellectuelle.

Conclusion.

Par constate avec cette première expérience sublime, ce qui fait du Journal un texte philosophique unique, c’est que, en raison de la présence du corps et de la vie au cœur de la pensée, jamais l’identité de la conscience et de la pensée ne peuvent se trouver constituées définitivement. Beaucoup de philosophies se sont données par avance l’identité de la conscience et de la pensée dans une forme, une substance, un ordre immuables que rien ne pouvait altérer. Pour avoir mis en relation la pensée et le corps, Biran ne pouvait se satisfaire de cette identité vide et

56 II, 3 et 4 novembre 1818.

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de cette pensée formelle. Qu’arrive-t-il à la conscience et à la pensée dès qu’on les comprend par une relation nécessaire au corps et à la vie ? Que survient-il dès qu’on pénètre suffisamment dans la psychologie pour voir que la pensée comporte en elle une détermination corporelle et un ressort vital ?

Il devient visible que la pensée n’est pas une sphère transparente et idéale. Elle est un rapport au corps qui contient de ce fait même la possibilité de se défaire dans les formes les plus passives du corps ou de se renforcer au rythme de l’action des forces vitales et des habitudes intellectuelles. L’identité n’est pas non plus ce rapport fixe à soi que la tradition inventa mais flotte au gré des multiples conjonctions possibles de la volonté au corps. Habitude, automatismes, mouvements spontanés, tourbillon des passions et des impressions sensibles laissent entrevoir un corps impropre à l’exercice de la pensée et à la constitution de l’identité. En même temps, du fait de ces mouvements souterrains, l’identité semble se fissurer de toutes parts. Exister et penser sont une tâche à jamais inachevée, l’envers d’une nuit et d’une mort au jour le jour. Le sujet ne s’appartient qu’au moment où il peut faire entrer le corps dans une unité aperceptive et une série réflexive. Encore faut-il qu’il ait réussi à soumettre les déterminations corporelles qui font nécessairement partie de la pensée à la direction de l’activité volontaire. Car personne ne pense par-delà son corps ni n’a d’identité sans rapport à son corps propre. Il appartient à chaque sphère individuelle de conscience de sculpter en elle un corps propice à l’éclosion de la réflexion. Là est le territoire unique de la liberté toujours en danger de s’abîmer dans les mouvements impromptus, imprévisibles et chaotiques du corps. De cette épreuve majeure pour la pensée le Journal de Biran est la sombre trace, ou ce qui est exactement la même chose, le souvenir prolongé d’une fugitive expérience de pensée aussi limpide que la vie.

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