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Théorie du Bloom

Bloom Fabrique

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Tiqqun Bloom

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Tiqqun

du BloomThéorie

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La Fabrique éditions64, rue Rébéval75019 [email protected] : Les Belles Lettres

© La Fabrique éditions, 2000Conception graphique : Jérôme Saint-Loubert Bié/design dept.Impression : Floch, MayenneISBN 2-913372-39-2

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Lettre à l’éditeur

Paris, le 24 XI 1999,

Cher Eric,

Tu trouveras ci-joint la nouvelle version,largement augmentée et tirée à part,d’Hommes-machines, mode d’emploi.Contre toute apparence, il ne s’agit pasd’un livre, mais d’un virus éditorial.Le Livre, en tant qu’il se tenait face à sonlecteur dans la même feinte complétude,dans la même suffisance close que leSujet classique devant ses semblables,est, non moins que la figure classique del’« Homme », une forme morte.La fin d’une institution s’éprouve toujourscomme la fin d’une illusion. Et c’est aussibien le contenu de vérité en vertu duquelcette chose passée est déterminée commemensonge qui apparaît alors. Que, par-delà leur caractère de clôture, les grandslivres n’aient jamais cessé d’être ceux quiparvenaient à créer une communauté ;qu’en d’autres termes, le Livre ait tou-jours eu son existence hors de soi, voilà qui

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ne fut admis qu’à une date somme touteassez récente. Il paraît même que cam-perait encore quelque part sur la rivegauche de la Seine une certaine tribu, unecommunauté du Livre, qui trouverait danscette doctrine tous les éléments d’unehérésie. Tu es bien placé pour constater que la findu Livre ne signifie pas sa brutale dispa-rition de la circulation sociale, mais aucontraire son absolue prolifération. Le foi-sonnement quantitatif du Livre n’est qu’unaspect de sa présente vocation au néant,tout comme sa consommation balnéaireet le pilon, qui en sont deux autres.Dans cette phase, il y a donc certes encoredes livres, mais ils ne sont plus là que pourabriter l’action corrosive de VIRUSÉDITORIAUX. Le virus éditorial expose leprincipe d’incomplétude, l’insuffisancefondamentale qui est à la base de l’objetpublié. Il se cale par les mentions les plusexplicites, par les indications les plus gros-sièrement pratiques – adresse, contact,etc. –, dans la perspective de réaliser lacommunauté qui lui manque, la commu-nauté encore virtuelle de ses lecteurs véri-tables. Il place en un coup le lecteur dansune position telle que son retrait ne soitplus tenable, telle du moins que ce retrait

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ne peut plus être neutre. C’est dans cesens-là que nous efflanquerons, aiguise-rons, préciserons la Théorie du Bloom.

[...]

Amicalement,

Junius Frey

Pour tout contact, écrire à :

TIQQUN18, rue Saint-Ambroise

75011 PARIS

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M. Bloom observait, curieux et bonhomme,la souple silhouette noire. C’est si net : lelustre de son fourreau lisse, le boutonblanc sous la queue, le phosphore des pru-nelles vertes. Les mains aux genoux, il sepencha vers elle.– Du lait pour la minouche !– Mrkrgnaô !On prétend qu’ils ne sont pas intelligents.Ils nous comprennent mieux que nous neles comprenons.

James Joyce, Ulysse

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À cette heure de la nuit

Les grands veilleurs sont morts. Sans doute, ON les a tués. La faible lueur de leur entêtement soli-taire incommodait par trop le parti dusommeil. C’est du moins ce que nouscroyons deviner, nous qui venons si tard, àl’embarras que leur nom suscite encore àde certains moments. Toute trace vivante de ce qu’ils firent et fu-rent a été effacée, semble-t-il, par l’obsti-nation maniaque du ressentiment. Fina-lement, ce monde n’a conservé d’euxqu’une poignée d’images mortes qu’il au-réole encore de la satisfaction crapu-leuse d’avoir vaincu ceux qui étaient pour-tant meilleurs que lui. Nous voici donc, orphelins de toute gran-deur, livrés à un monde de glace dont nulfeu ne signale l’horizon. Nos questionsdoivent demeurer sans réponse, assurentles anciens, puis ils avouent tout de

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même : « Jamais nuit ne fut plus noirepour l’intelligence. »

Qui êtes-vous vraiment ?

La belle campagne enneigée glisse rapi-dement le long de la fenêtre. Le trajet entreV. et R., qui était autrefois l’affaire d’une se-maine, sera parcouru en peu de temps.Vous êtes depuis moins d’une heure l’oc-cupant d’un siège quelconque de l’une desvingt voitures identiques de ce train àhaute vitesse, comme il y en a tant.L’agencement régulier, et sans doute opti-mal, des fauteuils se déroule dans l’har-monie abstraite d’un néon adouci. Le trainsuit ses rails et, dans ce wagon si sage-ment acquis à l’idée d’ordre, il semble quela réalité humaine elle-même suive desrails invisibles. Une indifférence saine etpolie habite l’espace qui vous sépare de lafemme située sur le siège d’à-côté. Aucund’entre vous ne devra éprouver du voyagele besoin superflu de s’adresser la parole,encore moins d’engager une discussion.Cela viendrait perturber votre distraction,et, de votre voisine, l’étude appliquée de lapresse féminine (« comment coucher avecun homme sans qu’il s’en aperçoive », « la

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drague soft », « des cadeaux qui ont dusens », « est-il un bon coup ? », « qui êtes-vous VRAIMENT ? », etc.). Lorsque sonportable sonnera, la jeune femme ne jugerapas non plus nécessaire de se lever :« Allo ?… attends, comment ça tu n’es paslà !… tu te fous de moi ou quoi ?… écoute,ça fait trois week-ends que je metape les mômes, je travaille la semaine etj’ai déjà du mal à trouver le temps devivre, alors… non, non et non, je ne peuxpas… débrouille-toi, c’est pas mon pro-blème... chacun sa vie, t’as déjà assez bou-sillé la mienne... combien de fois faut-ilque je te le répète : ce week-end je parsavec Jérôme, un point c’est tout... ah oui,et comment ça ? avec le petit qui me ferasa crise toute la journée à chialer des “Etoù il est papa ?”... mais, parce que tu es sonpère !... c’est hors de question... je m’enfous, c’est toi qui les garde ce week-end...tant pis pour elle, t’avais qu’à en trouverune plus conciliante... je t’avertis, s’il y apersonne, je les laisse chez la concierge...mais si, je suis très raisonnable... c’est ça,ciao. »

La scène se répète en toute banalité. C’estune évidence nouvelle. Elle survientcomme une gifle, brutalement d’abord,

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mais nous avons dû nous y préparer desannées durant, en devenant les uns pourles autres, scrupuleusement, de parfaitsétrangers : existences blanches, présencesindifférentes, sans épaisseur. Dans lemême temps, rien de cette situation nepourrait aller de soi si nous n’étions pas dé-sormais absolument intimes, dans cetteétrangeté. Il a donc fallu que l’étrangeté de-vienne aussi le chiffre de notre rapport ànous-mêmes, que nous soyons à touspoints de vue – des Bloom.

Si le Bloom se rencontre aussi dans deslivres, c’est d’abord parce que chacun l’atoujours-déjà croisé dans la rue, puis, plustard, en soi-même. Ceci vient confirmercela.Un jour, on prête une attention plus dénu-dée qu’à l’accoutumée au silence collectifd’une rame de métro, et l’on se laisse ga-gner, derrière la feinte partagée desmœurs contemporaines, par un frémisse-ment de fond, une terreur première, ou-verte à tous les soupçons. Dernier homme, homme de la rue, hommedes foules, homme de masse, homme-masse, c’est ainsi que l’ON nous avaitd’abord représenté le Bloom : comme letriste produit du temps des multitudes,

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comme le fils catastrophique de l’ère in-dustrielle et de la fin de tous les enchan-tements. Mais là aussi, dans ces désigna-tions, il y a ce frémissement, ON frémitdevant l’infini mystère de l’homme ordi-naire. Chacun pressent derrière le théâtrede ses qualités une pure puissance, abritéelà ; une pure puissance que nous sommestous censés ignorer.

Reste la nécessaire inquiétude que nouscroyons apaiser en exigeant les uns desautres une rigoureuse absence à soi,l’ignorance de cette puissance communemais devenue inqualifiable, car anonyme. Le Bloom est le nom de cet anonymat-là.

Kairos

En dépit de l’extrême confusion qui règneà sa surface, et peut-être en vertu de celamême, notre temps est de nature messia-nique.Par là il faut entendre que de très an-ciennes distinctions s’effacent, que des di-visions plusieurs fois millénaires sont àleur tour divisées. L’époque se réduit d’elle-même à une réa-lité unique, principielle, et au divertisse-

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ment de cette réalité. De plus en plus visi-blement les non-sociétés contemporaines,ces fictions impératives, se partagent sansreste en parias et en parvenus. Mais lesparvenus ne sont eux-mêmes que des pariasqui ont trahi leur condition, qui voudraientà toute force la faire oublier, mais que celle-ci finit toujours par rattraper. On pourraitdire aussi bien, suivant une autre division,qu’il n’y a plus de ce temps que des désœu-vrés et des agités, les agités n’étant en fin decompte que des désœuvrés qui tentent detromper leur désœuvrement essentiel. Lapoursuite des « sensations fortes », de « l’in-tensité vécue », qui semble l’ultime raisonde vivre de tant de désespérés, parvient-ellejamais à les distraire de la tonalité affectivefondamentale qui les peuple : l’ennui ?

La confusion régnante, c’est le déploie-ment planétaire de toutes ces fausses an-tinomies, sous lesquelles se fait pourtantjour notre vérité centrale. Et cette vérité,c’est que nous sommes les locataires d’uneexistence qui est un exil dans un monde quiest un désert, que nous y avons été jetés,dans ce monde, sans mission à accomplir,sans place assignée ni filiation reconnais-sable, en abandon. Que nous sommes à lafois si peu et déjà de trop.

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La politique véritable, la politique exta-tique commence là. Par un rire brutal etenveloppant. Par un rire qui défait tout lepathos suintant des soi-disant problèmesde « chômage », d’« immigration », de« précarité » et de « marginalisation ». Il n’y a pas de problème social du chô-mage, mais seulement un fait métaphy-sique de notre désœuvrement.Il n’y a pas de problème social de l’immi-gration, mais seulement un fait métaphy-sique de notre étrangeté.Il n’y a pas de question sociale de la pré-carité ou de la marginalisation, mais cetteréalité existentielle inexorable que noussommes tous seuls, seuls à en crever de-vant la mort,que nous sommes tous, de toute éternité,des êtres finis.

À chacun de juger ce qu’il en est, ici, des af-faires sérieuses ou du divertissement social.

L’époque qui s’ouvre en 1914, où l’illusiondes « temps modernes » achève de se dé-composer tandis que la métaphysique, elle,achève de se réaliser, voit l’ontologiqueaffleurer dans l’histoire à l’état pur et àtous les niveaux. De tels soulèvements tec-toniques de la vérité se produisent dans ces

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rares moments où vient à s’effriter le men-songe des civilisations. Notre temps rentredans une curieuse constellation avec, parexemple, le déclin du Moyen Âge et lespremiers siècles, gnostiques, de notre ère.La même Stimmung s’y exprimait avec lamême radicalité : finitude, perdition, sé-paration. Les « temps modernes » etl’Occident chrétien étaient précédemmentnés de tels affleurements, par réaction.Cette parenté interdit de tenir la tonalité af-fective qui aura dominé le vingtième sièclepour un simple « malaise dans la civilisa-tion ». Il n’y va ici d’aucune dispositionsubjective, d’aucune propension capri-cieuse au désespoir ou à la déploration :cette tonalité est au contraire la donnée laplus évidente de notre époque, celle quel’ON travaille sans répit à refouler, danschaque avancée.Ce n’est pas que les hommes auraient, né-gativement, « perdu leurs repères », c’estqu’ils sont positivement devenus desBloom.

LE BLOOM EST L’AFFLEUREMENT FINAL

DE L’ORIGINAIRE

Dorénavant, il n’y a plus nulle part que leBloom, et la fuite du Bloom.

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Il ne voyait plus d’avenir devant lui, et le passé, malgré tous ses efforts pour le trouver explicable, ressemblait à quelque chose d’incompréhensible. Les justifications partaient en miettes, et le sentiment de plaisir semblait s’épuiser chaque jour davantage. Les voyages et les longues marches, quilui causaient jadis une joie mystérieuse,lui étaient devenus étrangement odieux.[…] Il n’était ni véritablement sans patrie, ni honnêtement et naturellementchez lui en quelqu’endroit du monde quece fût. Il aurait tant aimé être un joueurd’orgue, ou un mendiant, ou un infirme,pour avoir quelque raison d’implorer la pitié et la charité des hommes, maisplus ardemment encore il souhaitait mourir. Il n’était pas mort, et pourtant…

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StimmungLes hommes de Kafka sont en un sens origi-

naire la même chose que le monde deKafka.

La compréhension de la figure du Bloom nerequiert pas simplement le renoncement,ce qui est peu de chose, à l’idée classiquedu sujet, elle requiert aussi l’abandon duconcept moderne d’objectivité. Le terme « Bloom » ne vient pas comblerde manière exotique le défaut, dans lelexique courant, d’un mot pour désigner untype humain récemment apparu à la sur-face de la planète et dont il conviendraitplutôt de se garder.« Bloom » désigne une Stimmung, une to-nalité fondamentale de l’être.

La Stimmung ne se range ni du côté dusujet, comme une sorte d’humeur dans la-quelle baignerait la perception, ni du côtéde l’objet, version liquéfiée de l’Esprit duMonde, elle est plutôt ce sur fond de quoile sujet et l’objet, le moi et le monde, àl’âge classique, ont pu exister comme tels,c’est-à-dire comme nettement distincts.Parce qu’elle est le « comment » en lequelchaque être est comme il est, la tonalitén’est pas l’instable, le fugitif, le simple-

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…mort, ni pauvre au point de mendier,et pourtant bel et bien mendiant, mais il ne mendiait pas, même à présent, il s’habillait encore avec élégance, faisaitencore, même à présent, ses courbettes,comme une ennuyeuse mécanique, faisaitdes phrases et s’en indignait, s’en épouvantait. Comme sa propre vie lui paraissait atroce, son âme fausse, mortson misérable corps, étranger le mondeentier, vides les mouvements, les choseset les événements qui l’entouraient.

Robert Walser, Petits Essais

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ment subjectif mais bien ce qui, à la base,donne à chaque être consistance et possi-bilité. Le Bloom est la Stimmung dans la-quelle et à partir de quoi, en l’instant pré-sent, nous nous comprenons, ce sans quoices mots ne seraient qu’une succession dephonèmes hébétés.

Historialement, le Bloom nomme uneStimmung peu commune : celle qui cor-respond au moment du retrait du sujet dumonde et du monde du sujet, au momentoù le moi et le réel se trouvent d’un coupsuspendus, et comme abolis. Pour cetteraison, le Bloom est la Stimmung géné-rale où n’apparaissent plus que desStimmung, où se manifeste en tant que telle primat de la Stimmung sur toute autreréalité.

En tant qu’elle imprègne toujours-déjà lesinstruments conceptuels par lesquels ONpourrait prétendre la saisir, la Stimmung,quoique sensible, ne peut être arraisonnée,circonscrite ou analysée « objectivement ».Ce que nous pouvons au mieux nous re-présenter d’elle, c’est la Figure qui lui cor-respond, la Figure en tant que puissancehumaine de configuration de mondes. Cequi est visé, dans cette « théorie », c’est

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donc bien une Stimmung, mais à travers lasaisie d’une Figure.

Le Bloom nomme donc aussi bien l’huma-nité spectrale, égarée, souverainement va-cante qui n’accède plus à aucun autrecontenu que la Stimmung dans laquelleelle ex-iste, l’étant crépusculaire pour le-quel il n’y a plus ni de réel, ni de moi, maisseulement des Stimmung.

Mundus est fabula

Parce que le Bloom est celui qui ne parvientplus à s’extraire distinctement du contexteimmédiat qui le contient, son regard est ce-lui d’un homme qui ne reconnaît pas. Toutflue sous son effet et se perd dans le flot-tement sans conséquence des rapports ob-jectifs où la vie s’éprouve négativement,dans l’indifférence, l’impersonnalité, ledéfaut de qualité.Le Bloom vit dans le Bloom.Tout autour de nous s’étend un monde pé-trifié, un monde de choses où nous figuronsnous-mêmes, avec notre moi, nos gestes etpeut-être même nos sentiments, commechoses. Rien ne peut nous appartenir enpropre d’un tel paysage de mort. Nous

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sommes de plus en plus comme l’exilé, quin’est jamais tout à fait sûr de comprendrece qui se passe autour de lui. En dépit de la gigantesque dessaisie, del’inexplicable suspension qui frappe dé-sormais tout ce qui est, le mécanisme uni-versel continue à fonctionner comme si derien n’était. À tirer des traites sur notre iso-lement. Dans cet empire de ruines en perpétuellerénovation, il n’y a nulle part où nous puis-sions trouver refuge ; et nous n’avonsmême plus la ressource d’une désertion ennous-mêmes. Nous nous trouvons livrés, endeçà de toute décision, à une finitude sansbornes, comme exposés sur toute la surfacede notre être. Le Bloom est donc cet homme que rien nepeut plus défendre de la trivialité dumonde. Un esprit raisonnable concluait unjour : « En fait, le Bloom, c’est l’hommealiéné. » Mais non : le Bloom, c’est l’hommequi s’est à ce point confondu avec son alié-nation qu’il serait absurde de vouloir les sé-parer.

Anges vides, créatures sans créateur, me-diums sans message, nous marchonsparmi les abîmes. Notre chemin, qui auraittout aussi bien pu s’arrêter hier, ou il y a

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des années, n’a pas en soi sa raison, ignoretoute nécessité, hors celle de sa contin-gence. C’est une errance qui nous emportedu même au même sur les sentiers del’Identique : où que nous allions, nous por-tons en nous-mêmes le désert dont noussommes l’ermite. Et si certains jours nouspouvons jurer être « l’univers entier »,comme Agrippa de Nettesheim, ou plusingénument « toutes les choses, tous leshommes et tous les animaux », commeCravan, c’est que nous ne voyons en toutque le Rien que nous sommes nous-mêmessi pleinement.Mais ce Néant-là est l’absolument réel de-vant quoi tout ce qui existe devient fanto-matique.

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Rien n’est plus hermétique au Bloom queces hommes d’Ancien Régime qui préten-dent participer pleinement, immédiatementà la vie, et qui exhibent à tout propos leferme sentiment de leur incarnation, deleur existence et de la continuité de celle-ci.Pour nous, où que nous cherchions, nousne trouvons nulle part ce moi massif, cettesubstance propre que l’ON nous prête si gé-

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néreusement, dès que nous prétendonsexister. De même que toute éthicité harmonieusequi pourrait donner de la consistance àl’illusion d’un moi « authentique » fait dé-sormais défaut, de même tout ce qui pour-rait faire croire à l’univocité de la vie, ou àla formelle positivité du monde s’est dis-sipé. En vérité, notre « sens du réel » ne de-meure jamais qu’une modalité bornée dece « sens du possible qui est la faculté depenser tout ce qui pourrait être “aussibien”, et de ne pas accorder plus d’impor-tance à tout ce qui est qu’à ce qui n’estpas » (Musil, L’Homme sans qualités). Sousl’occupation marchande, la vérité la plusconcrète sur toute chose est celle de son in-finie substituabilité.

Toutes les situations où nous nous trouvonsengagés portent dans leur équivalence lesceau infiniment répété d’un irrévocable« comme si ». Nous collaborons au main-tien d’une « société » comme si nous n’enétions pas, nous concevons le mondecomme si nous n’y occupions pas nous-mêmes une situation déterminée, et conti-nuons de vieillir comme si nous devionstoujours rester jeunes. D’un mot : nous vi-vons comme si nous étions déjà morts.

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– Et c’est là certainement le plus doulou-reux paradoxe de l’existence du Bloom :son corps vivant, sa physiologie parlante,il ne sait plus les écouter. Au momentmême où l’ON veut à chaque instant lesfaire signifier, sexuellement.Qu’elle soit corps de femme ou d’homme oumême corps aux formes indiscernables,la chair du Bloom est encore prisonnière dela sexuation non sensuelle qui la traverse. Mais cette sexuation omniprésente et à lafois jamais vécue n’est plus que la sourced’une souffrance sourde et persistante,comme celle qu’éprouvent les amputéspour un membre qui n’existe plus. De là lecaractère essentiellement spectral, l’aurasinistre de la pornographie de massecontemporaine : elle n’est jamais que laprésence d’une absence. Dans le mondeentièrement sémiotisé du Bloom, un phal-lus et un vagin ne sont que des signes quirenvoient à autre chose, à un référent quenul ne retrouve plus dans une réalité quin’en finit plus de s’évanouir. La chair duBloom est triste et sans mystère.

Ce n’est pas le sexe qu’il nous faut réin-venter : nous vivons déjà parmi les dé-combres de la sexualité, et notre corpslui-même en est un vestige. Les rôles

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sexués dont le Bloom a hérité par défautdes sociétés traditionnelles, il ne peutpas les transformer, figé qu’il est dansune inexorable phase pré-pubère. Bloommâles et Bloom femelles poursuivent ainsila même danse fatiguée, au rythme desvieilles rengaines des sexuations clas-siques. Mais leurs gestes se brisent. Leurdanse est un labeur. Ils trébuchent. Celafait mal à voir. –

Chose parmi les choses, le Bloom se tienthors de tout dans un abandon identique àcelui de son univers. Il est seul en toutecompagnie, et nu en toutes circonstances.C’est là qu’il repose, dans l’ignorance exté-nuée de soi, de ses désirs et du monde, oùla vie égrène jour après jour le chapelet deson absence. Tous les contenus vécuss’échangent en lui indifféremment, au gréd’une sorte de tourisme existentiel.Nous avons désappris la joie comme nousavons désappris la souffrance, noussommes devenus analphabètes au plan desémotions, nous n’en percevons plus queles échos diffractés. Tout est usé, à nosyeux tardifs, même le malheur. Et c’estpeut-être en cela, finalement, que réside ledésastre : ne trouver nulle part l’appui ni dudoute ni de la certitude.

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Tout ce que je fais et pense n’est queSpécimen de mon possible. L’homme estplus général que sa vie et ses actes. Il estcomme prévu pour plus d’éventualitésqu’il n’en peut connaître. M. Teste dit :Mon possible ne m’abandonne jamais.

Valéry, Monsieur Teste

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Pour l’être qui ne se sent plus attaché à la vieque par un lien si ténu, la liberté prend unsens si lacunaire et si ultime qu’elle ne peutplus lui être retirée : c’est celle de promenersur le devenir un certain sens de l’inutilitéthéâtrale de tout, une façon terminale d’êtrespectateur du monde, y compris de soi-même. Dans l’éternel dimanche de son exis-tence, l’intérêt du Bloom demeure ainsi à ja-mais vide d’objet, et c’est pourquoi il estlui-même l’homme sans intérêt.Ici, le désintéressement, au sens où nous neparvenons pas à avoir de l’importance ànos propres yeux, mais au sens aussi où lacatégorie bourgeoise de l’intérêt ne peutplus rendre compte strictement d’aucun denos actes, n’est plus une expression d’idéa-lisme individuel, mais un phénomène demasse.Assurément, l’homme est quelque chose

qui a été dépassé. Tous ceux qui ai-maient leurs vertus ont péri – par elles.

« Chacun est à soi-même le plus étranger »

L’expérience fondamentale du Bloom estcelle de sa propre transcendance par rap-port à lui-même, mais cette expérience,

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en dépit de son bel énoncé, est d’abordcelle d’une impuissance, celle d’une ab-solue souffrance.Quelle que soit l’estime que nous voulionsconserver de nous-mêmes, nous nesommes pas des sujets, des complétudesautarciques et souveraines jusque dansl’allégeance.Nous évoluons dans un espace entière-ment quadrillé, entièrement occupé, d’uncôté par le Spectacle, de l’autre par leBiopouvoir. Et ce qu’il y a de terrible dansce quadrillage, dans cette occupation, c’estque la soumission qu’ils exigent de nousn’est rien contre quoi nous puissions nousrebeller en un geste définitif de rupture,mais avec quoi nous ne pouvons que com-poser stratégiquement.Le régime de pouvoir sous lequel nous vi-vons ne ressemble en rien à celui qui a puavoir cours sous les monarchies adminis-tratives, et dont le concept périmé est de-meuré jusqu’à une date récente, c’est-à-dire au sein même des démocratiesbiopolitiques, le seul ennemi reconnu parles mouvements révolutionnaires : celuid’un mécanisme d’entrave, de coercitionpurement répressif.La forme contemporaine de la dominationest au contraire essentiellement productive.

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D’une part, elle régit toutes les manifes-tations de notre existence – le Spectacle ;de l’autre, elle gère les conditions de celle-ci – le Biopouvoir. Le Spectacle, c’est le pouvoir qui veut quevous parliez, qui veut que vous soyez quel-qu’un.Le Biopouvoir, c’est le pouvoir bienveillant,plein d’une sollicitude de pasteur pour sontroupeau, le pouvoir qui veut le salut de sessujets, le pouvoir qui veut que vous viviez.Pris dans l’étau d’un contrôle à la fois to-talisant et individualisant, murés dans unedouble contrainte qui nous anéantit dans lemouvement même où elle nous fait exister,le plus grand nombre d’entre nous adopteune sorte de politique de la disparition :feindre la mort intérieure et, comme leCaptif devant le Grand Inquisiteur, garderle silence. En soustrayant et en se sous-trayant à toute positivité, ces spectres dé-robent à un pouvoir productif ce sur quoiil pourrait s’exercer. Leur désir de ne pasvivre est tout ce qu’ils ont la force d’oppo-ser à une puissance qui prétend les fairevivre. Ce faisant, ils demeurent dans leBloom, souvent s’y enterrent.

Le Bloom signifie donc cela : que nous nenous appartenons pas, que ce monde n’est

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pas notre monde. Que ce n’est pas seule-ment dans sa totalité qu’il nous fait face,mais jusque dans ses détails les plusproches qu’il nous est étranger. Cetteétrangeté serait bien aimable si elle pou-vait impliquer une extériorité de principeentre lui et nous. Mais il n’en est rien.Notre étrangeté au monde consiste en ceque l’étranger est en nous, en ce que, dansle monde de la marchandise autoritaire,nous devenons régulièrement à nous-mêmes des étrangers. Le cercle des situa-tions où nous sommes forcés de nous re-garder agir, de contempler l’action d’unmoi dans lequel nous ne nous reconnais-sons pas, se resserre et nous assiège dé-sormais jusque dans ce que la sociétébourgeoise appelait encore l’« intimité ».L’Autre nous possède ; il est ce corps dis-socié, simple artefact périphérique auxmains du Biopouvoir, il est notre désir brutde survivre dans l’intolérable réseau desujétions minuscules, de pressions granu-lées qui nous corsète au plus près, il estl’ensemble des calculs, des humiliations,des mesquineries, l’ensemble des tactiquesque nous devons déployer. Il est toute lamécanique objective à laquelle nous sa-crifions intérieurement.

L’AUTRE, C’EST L’ÉCONOMIE EN NOUS.

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Le Bloom signifie ceci aussi : que chacunsait pour soi qu’il n’est pas lui-même.Même si momentanément, devant tel outel, et le plus fréquemment dans l’anony-mat, nous pouvons avoir l’impressioncontraire, nous conservons au fond le sen-timent d’une existence inauthentique,d’une vie factice. La présence intérieurede l’Autre se noue à tous les étages de notreconscience : c’est une légère et constantedéperdition d’être, un assèchement pro-gressif, une petite mort distribuée encontinu. Malgré cela, nous persistons à as-sumer l’hypothèse extérieure de notreidentité à nous-mêmes, nous jouons au su-jet. Une honte s’attache à ce déchirement,qui grandit avec lui. Alors, nous tentonsl’évasion, nous nous projetons toujoursplus violemment au dehors, le plus loinpossible de cette effroyable tension inté-rieure. Il faut que rien n’y paraisse, collerà notre « identité » sociale, demeurerétranger à notre étrangeté : FAIRE BONNE FI-GURE, devant le champ de ruines.

Il y a ce mensonge dans chacun de nosgestes.Voilà l’essentiel. Il n’est plus temps de faire de la littératureavec les diverses combinaisons du désastre.

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Jusqu’ici, on a trop écrit et pas assezpensé, au sujet du Bloom.

Ens realissimum

Le Ptoléméen, en regardant au dedans delui-même, ne trouvait que « deux phéno-mènes : la sociologie et le vide ». C’est delà qu’il faut partir, non pas de ce que nouscroyons être – la sociologie –, mais de ceque nous éprouvons intimement commemanque, car c’est cela la chose la plusréelle, l’ens realissimum. Le Bloom ne si-gnifie pas que nous serions, au regard dusujet classique et de sa superbe suffisance,des sujets défaillants ; bien plutôt, il révèlequ’il y a à la base de l’existence humaineun principe d’incomplétude, une radicaleinsuffisance. Ce que nous sommes, c’estprécisément cette défaillance, qui peut,s’il lui plaît, se choisir le masque du sujet.

Certes, nous ne sommes rien, rien que lerien autour de quoi tournoie le mouvementde nos idées, de nos expériences, de nos mi-sères et de nos sensations. Certes, noussommes l’axe vide de ce puits sans parois,axe qui n’existe pas par lui-même, sinonpar la raison que tout cercle possède un

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centre. Mais cette déficience sans recoursse comprend elle-même comme la positivitéultime, qui s’exprime ainsi :

JE SUIS L’INTERMÉDIAIRE ENTRE

CE QUE JE SUIS

ET CE QUE JE NE SUIS PAS.

Le Bloom est bien un tel intermédiaire,mais un intermédiaire passif, le témoinde sa propre désubjectivation, de son in-terminable devenir-autre. Il recouvre cettedifférence originaire, celle de savoir quenous ne sommes pas ce que nous sommes,qu’aucun prédicat ne peut épuiser notrepuissance.L’incomplétude est le mode d’être de toutce qui se tient en contact avec la puis-sance, la forme d’existence de tout ce quiest voué au devenir.

L’hôte le plus inquiétant

Parce qu’il est le vide de toute déterminationsubstantielle, le Bloom est bien en l’hommel’hôte le plus inquiétant, celui qui de simpleconvive est passé maître de maison. Depuis qu’il s’est logé en nous, nous noustrouvons affublés d’un être purement ves-

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timentaire. Quoi que nous entreprenionspour nous racheter une substantialité,celle-ci demeure toujours quelque chose decontingent et d’inessentiel, eu égard ànous-mêmes. Le Bloom nomme donc lanudité nouvelle et sans âge, la nudité pro-prement humaine qui disparaît souschaque attribut et pourtant le porte, quiprécède toute forme et la rend possible.Le Bloom est le Néant masqué. C’est pour-quoi il serait absurde de célébrer son ap-parition dans l’histoire comme la naissanced’un type humain particulier : l’hommesans qualité n’est pas une certaine qualitéd’homme, mais au contraire l’homme entant qu’homme, la réalisation finale del’essence humaine générique, qui est pré-cisément privation d’essence, pure expo-sition et pure disponibilité : larve.

La république bourgeoise peut se flatterd’avoir donné la première traduction his-torique d’envergure, et tout compte fait lemodèle, de cette extase contrôlée. En elle,de manière inédite, l’existence de l’hommeen tant qu’être singulier se trouve formel-lement séparée de son existence en tantque membre de la communauté. Ainsi,dans la république bourgeoise, là oùl’homme est un sujet reconnu, véritable, il

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est abstrait de toute qualité propre, il estune figure sans réalité, un « citoyen », et làoù, à ses propres yeux comme aux yeux desautres, il passe pour un sujet réel, dans sonexistence quotidienne, il est une figuresans vérité, un « individu ». L’âge clas-sique a de la sorte posé les principes dontl’application a fait de l’homme ce que noussavons : l’agrégation d’un néant double,celui du « consommateur », cet intou-chable, et celui du « citoyen », cette déri-soire abstraction de l’impuissance.

Mais plus le Spectacle et le Biopouvoir separfont, plus l’apparence et les conditionsélémentaires de notre existence acquiè-rent d’autonomie, plus leur monde se dé-tache des hommes et leur devient étran-ger, plus le Bloom rentre en lui-même,s’approfondit et reconnaît sa souverai-neté intérieure vis-à-vis de l’objectivité. Ilse détache de façon toujours plus indolorede ses déterminations sociales, de son« identité » et s’affermit, par-delà toute ef-fectivité, en pure force de négation.

La condition d’exil des hommes et de leurmonde commun dans l’irreprésentablecoïncide avec la situation de clandestinitéexistentielle qui leur échoit dans le

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Le Moi a un contenu qu’il distingue de soi, car il est la pure négativité ou le mouvement de se scinder; il est conscience. Ce contenu dans sa différence aussi est le Moi, car il est le mouvement de se supprimer soi-même ou est cette même pure négativité qui est Moi.

Hegel, Phénoménologie de l’Esprit

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Spectacle. Elle manifeste l’absolue singu-larité de chaque atome social comme l’ab-solument quelconque, et sa pure diffé-rence comme un pur néant. Assurément, le Bloom n’est, ainsi que le ré-pète inlassablement le Spectacle positive-ment rien. Seulement, sur le sens de ce« rien », les interprétations divergent.

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– Parvenu à ce point, tout esprit sain enaura conclu à l’impossibilité constitutived’une quelconque « théorie du Bloom » etpassera, comme de juste, son chemin. Lesplus malins se fendront d’un paralogismede l’espèce « le Bloom n’est rien, or il n’ya rien à dire du rien, donc il n’y a rien àdire du Bloom, CQFD », et regretterontcertainement d’avoir un instant quitté leurcaptivante « analyse scientifique du champintellectuel français ». Pour ceux qui, endépit de l’évidente absurdité de notre pro-pos, liront plus avant, il ne faudra à aucunmoment perdre de vue le caractère né-cessairement vacillant de tout discourssur le Bloom. Traiter de la positivité hu-maine du pur néant ne laisse d’autre choixque d’exposer comme qualité le plus par-fait défaut de qualité, comme substancel’insubstantialité la plus radicale, au risquede finir par donner un visage à l’invisible.Un tel discours, s’il ne veut pas trahir sonobjet, devra le faire émerger pour, l’instantd’après, le laisser disparaître à nouveau, etsic in infinitum. –

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Petite chronique du désastre

Bien qu’il soit la possibilité fondamentaleque l’homme ne cesse jamais de conte-nir, la possibilité réelle de la possibilité, etqu’il ait été pour cette raison décrit,éprouvé et pratiqué maintes fois au coursdes siècles – tant par les gnostiques despremiers siècles de notre ère que par leshérétiques de la fin du Moyen Âge (frèresdu Libre-Esprit, kabbalistes ou mystiquesrhénans), par des bouddhistes que par desCoquillards –, le Bloom n’apparaît commefigure dominante au sein du processus his-torique qu’au moment de l’achèvement dela métaphysique, dans le Spectacle.

La génération qui aperçut au travers de sesorages d’acier le visage de la Gorgone, lagénération de l’expressionnisme, du futu-risme, du constructivisme, de Dada puisdu surréalisme, fut la première à porter enbloc ce secret terrible. Il s’expérimenta làquelque chose dont la radicalité, dont la cal-cination blanche ne trouva pas même dansle vertige des années 20 d’expressionconvenable. Toute l’histoire du siècle peuts’interpréter à partir de là comme unesuite de réactions contre ce qui fut entrevuà ce point, et dans quoi nous nous tenons

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encore. Car depuis 1914, ce n’est pas,comme ON a pu le dire, « les civilisations »qui savent qu’« elles sont mortelles » : c’estla civilisation marchande, telle qu’elle s’estpropagée de l’Occident au reste du monde,qui sait qu’elle est moribonde.

En réalité, cela fait plus d’un siècle – som-mairement : depuis l’irradiation symbo-liste – que le Bloom est le « héros » quasi-exclusif de toute la littérature, du Sengle deJarry au Plume de Michaux, de Pessoa lui-même à L’Homme sans qualités, deBartleby à Kafka, en oubliant bien sûrL’Étranger-de-Camus et le Nouveau Roman,que nous laissons aux bacheliers. Bienqu’il ait été approché plus précocementpar le jeune Lukàcs, ce n’est qu’en 1927,avec le traité Être et Temps, qu’il devient àproprement parler, sous la défroque trans-parente du Dasein, le non-sujet central dela philosophie – on est d’ailleurs fondé àvoir dans l’existentialisme français vul-gaire, qui s’imposa plus tard et plus pro-fondément que sa courte vogue ne le laissadeviner, la première pensée à l’usage ex-clusif des Bloom.

ON a longtemps pu ignorer comme phéno-mène simplement littéraire, comme exa-

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gération purement philosophique l’évidencemassive du Bloom dans toutes ces mani-festations. Au reste, ON s’y exerce encorevolontiers : cela détend l’atmosphère. C’estqu’au passage ON voudrait bien oublier cedont ON est politiquement contemporain,oublier que le Bloom surgit dans la littéra-ture au moment même où la littérature entant qu’institution se disloque, dans la phi-losophie au moment où celle-ci, en tantque régime de vérité, s’écroule.

En d’autres termes, lorsque Valéry écrit : « j’éprouvais avec un amer et bizarre plai-sir la simplicité de notre condition statis-tique. La quantité des individus absorbaittoute ma singularité, et je me devenais in-distinct et indiscernable », il n’ajoute pas un objet supplémentaire àla vénérable contemplation de l’Esthé-tique : il exprime politiquement ce quecela signifie d’être un corps de plus dansl’agrégat d’une population gérée par leBiopouvoir.

Déracinement

Chaque développement de la société mar-chande exige la destruction d’une certaine

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forme d’immédiateté, la séparation lucra-tive en un rapport de ce qui était uni. C’estcette scission que la marchandise vientpar la suite investir, qu’elle médiatise etmet à profit, précisant jour après jourl’utopie d’un monde où chaque hommeserait, en toutes choses, exposé au seulmarché. Marx a su admirablement décrireles premières phases de ce processus,quoique du seul point de vue prudhom-mesque de l’économie : « La dissolution detous les produits et de toutes les activitésen valeur d’échange, écrit-il dans lesGrundrisse, suppose la décomposition detous les rapports de dépendance person-nels figés (historiques) au sein de la pro-duction, de même que la sujétion univer-selle des producteurs les uns par rapportaux autres. [...] La dépendance univer-selle des individus indifférents les unsaux autres constitue leur lien social. Celien social s’exprime dans la valeurd’échange. »Il est parfaitement absurde de tenir le ra-vage persistant de tout attachement his-torique comme de toute communauté or-ganique pour un vice conjoncturel de lasociété marchande, qu’il tiendrait au bonvouloir des hommes, en tout réformisme,d’aménager. Le déracinement de toutes

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choses, la séparation en fragments sté-riles de chaque totalité vivante et l’auto-nomisation de ceux-ci au sein du circuit dela valeur sont l’essence même de lamarchandise, l’alpha et l’oméga de sonmouvement. Le caractère hautementcontagieux de cette logique abstraiteprend, chez les hommes, la forme d’une vé-ritable « maladie du déracinement » quiveut que les déracinés se jettent dans uneactivité tendant toujours à déraciner, sou-vent par les méthodes les plus violentes,ceux qui ne le sont pas encore ou ne lesont qu’en partie ; qui est déraciné déra-cine. Il revient à notre époque le prestigedouteux d’avoir porté à son comble la fé-brilité proliférante et multitudinaire de ce« caractère destructeur ».

Somewhere out of the world« Soyez, vous, comme des passants ! »

Évangile de Thomas

Le Bloom apparaît inséparablementcomme produit et cause de la liquidationde tout ethos substantiel, sous l’effet de l’ir-ruption de la marchandise dans l’en-semble des rapports humains. Il est donclui-même l’homme sans substantialité,

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l’homme devenu réellement abstrait, pouravoir été effectivement coupé de tout mi-lieu, dépossédé de toute appartenance puisjeté dans l’errance. Aussi le connaissons-nous comme cet être indifférencié « quine se sent chez lui nulle part », commecette monade qui n’est d’aucune commu-nauté dans un monde « qui n’enfante quedes atomes » (Hegel). Naturellement, ad-mettre l’universalité du statut de paria,de notre statut de paria serait faire le deuilde trop de menteries commodes, tant pourceux qui prétendent s’intégrer à cette « so-ciété » que pour ceux qui s’y intègrent enprétendant la critiquer. La fameuse doc-trine des « nouvelles-classes-moyennes »,ou alternativement de « la-vaste-classe-moyenne », correspond depuis un demi-siècle au déni de notre bloomitude, à sontravestissement. ON voudrait ainsi ressai-sir en termes de classe sociale la dissolu-tion achevée de toutes les classes sociales.Car le Bloom est aussi bien le néo-bour-geois d’aujourd’hui, à qui fait si pathéti-quement défaut l’assurance de sa bour-geoisie, que le prolétaire qui n’a plusmême derrière lui les vestiges d’un prolé-tariat. À la limite, il est le petit-bourgeoisplanétaire, l’orphelin d’une classe qui n’ajamais existé.

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En fait, tout comme l’individu résultait dela décomposition de la communauté, leBloom résulte de la décomposition de l’in-dividu, ou pour être plus net, de la fiction del’individu – l’individu bourgeois n’a jamaisexisté que sur les autoroutes, et encore il ya des accidents –. Mais on se méprendraitsur la radicalité humaine que figure leBloom en se le représentant sous l’espècetraditionnelle du « déraciné ». La souf-france à laquelle expose désormais toutattachement véritable a pris des propor-tions si excessives que nul ne peut plusmême se permettre la nostalgie d’une ori-gine. Cela aussi, il a fallu, pour survivre, letuer en soi. Aussi le Bloom est-il plutôtl’homme sans racines, l’homme qui a prisle sentiment d’être chez soi dans l’exil, quis’est enraciné dans l’absence de lieu, etpour lequel le déracinement n’évoque plusle bannissement, mais au contraire une si-tuation ordinaire. Ce n’est pas le mondequ’il a perdu, mais le goût du monde qu’ila dû laisser derrière lui.

La perte de l’expérience

En tant que Stimmung constatable, en tantque tonalité affective déterminée, le Bloom

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Une toute nouvelle sorte de pauvretés’est abattue sur les hommes avec cedéveloppement colossal de la technique[…]. Que vaut aujourd’hui tout l’héritageculturel si aucune expérience ne nousrelie à lui ? L’horrible méli-mélo desstyles et des visions du monde au siècledernier n’a montré que trop clairementoù conduit l’hypocrisie ou la forfaitureen la matière pour que nous ne considérions pas comme honorabled’avouer notre misère. Donc, avouons-le :cette pauvreté de l’expérience n’est passeulement pauvreté des expériences privées mais pauvreté des expérienceshumaines. Elle serait donc une sorte de nouvelle barbarie ? En effet. Nous le déclarons afin d’introduire un nouveauconcept, un concept positif de barbarie.Car où la pauvreté en expériences mène-t-elle le barbare ? Elle l’amène…

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se rattache à l’extrême abstraction desconditions d’existence que façonne leSpectacle. La concrétion la plus démente enmême temps que la plus caractéristique del’ethos spectaculaire demeure, à l’échelleplanétaire, la métropole. Que le Bloom soitessentiellement l’homme de la métropolen’implique nullement qu’il soit possible,par naissance ou par choix, de se sous-traire à cette condition, car la métropolen’a elle-même pas de dehors : les terri-toires que son extension métastatiquen’occupe pas sont encore polarisés parelle, c’est-à-dire qu’ils sont déterminésdans tous leurs aspects par son absence.

Le trait dominant de l’ethos spectaculaire-métropolitain est la perte de l’expérience,dont la formation de la catégorie mêmede l’« expérience », au sens restreint oùl’on a des « expériences » (sexuelles, spor-tives, professionnelles, artistiques, senti-mentales, ludiques, etc.), est certainementle symptôme le plus éloquent. Tout, dans leBloom, découle de cette perte, ou en est sy-nonyme. Au sein du Spectacle, comme dela métropole, les hommes ne font jamaisl’expérience d’événements concrets, maisseulement de conventions, de règles, d’uneseconde nature entièrement symbolisée,

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…à commencer par le commencement, à reprendre les choses par le début, à s’en tirer avec peu, à construire avec le peu qu’il a et, ce faisant, à ne regarderni à droite ni à gauche […]. Noussommes devenus pauvres. Nous avonssacrifié, morceau après morceau, l’héritage de l’humanité, et souventnous l’avons mis au clou pour le centièmede sa valeur afin de recevoir en contre-partie la petite monnaie de « l’actuel »[…]. L’humanité se prépare à survivre,s’il le faut, à la culture. Et l’essentiel,c’est qu’elle le fait en riant. Il est fortpossible qu’ici ou là ce rire rende un son barbare. Fort bien. L’individu ne peut-il donc abandonner de temps à autre un peu d’humanité à la masse,qui le lui rendra un jour avec les intérêtsdu capital et les intérêts des intérêts ?

Walter Benjamin, Expérience et pauvreté

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entièrement construite. Il règne là unescission radicale entre l’insignifiance dela vie quotidienne, dite « privée », où il nese passe rien, et la transcendance d’unehistoire congelée dans une sphère dite« publique », à laquelle nul n’a accès.

Mais tout cela relève de plus en plus net-tement de l’histoire passée. La séparationentre les formes sans vie du Spectacle et la« vie sans forme » du Bloom, avec son en-nui monochrome et sa silencieuse soif denéant, cède en de nombreux points laplace à l’indistinction. La perte de l’expé-rience a enfin atteint le degré de généra-lité où elle peut à son tour être interprétéecomme expérience originaire, comme ex-périence de l’expérience en tant que telle,comme disposition nette à la MétaphysiqueCritique.

Les métropoles de la séparation

Les métropoles se distinguent de toutesles autres grandes formations humainespar ceci d’abord que la plus grande proxi-mité, et souvent la plus grande promis-cuité, y coïncide avec la plus grande étran-geté. Jamais les hommes n’ont été réunis

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en si grand nombre, mais jamais aussi ilsne furent à ce point séparés.

L’homme fait dans la métropole l’épreuvede sa condition négative, purement. La fi-nitude, la solitude et l’exposition, qui sontles trois coordonnées fondamentales decette condition, tissent le décor de l’exis-tence de chacun au sein de la grande ville.Non pas le décor fixe, mais le décor mou-vant, le décor combinatoire de la grandeville, pour quoi tout le monde endure lapuanteur glacée de ses non-lieux.

Le branché métropolitain forme ici, dansson intensité non moins que dans l’exten-sion numérique de ses légions, un typeassez remarquable du Bloom : sa fractionimpérialiste. Le branché est le Bloom quise propose au monde comme forme devie tenable, et pour cela se contraint àune stricte discipline de mensonge. Consommateur final de l’existence, frappéd’une incrédulité définitive à l’égard deshommes non moins que du langage, lebranché vit dans l’horizon d’une intermi-nable expérimentation sur soi-même. Il acirconscrit le volume de son être et décidéde n’en jamais sortir, si ce n’est pour as-surer l’autopromotion de sa stérilité.

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Ainsi, il a remplacé le vide de l’expériencepar l’expérience du vide, en attendantl’aventure pour laquelle il se tient tou-jours prêt mais qui ne vient jamais : tousles scénarios possibles ont déjà été écrits. D’extase en déception, la foule solitairedes branchés toujours-déjà disparus, tou-jours-déjà oubliés, poursuit sa dérivecomme un radeau de suicidaires, perduedans un océan dépressionniste d’images etd’abstractions. Elle n’a rien à transmettre,rien que les formules convenues de jouis-sances manquées et une vie sans objetdans un néant meublé.

La métropole apparaît en outre comme lapatrie d’élection de la rivalité mimétique,la célébration désolée mais continuelle du« fétichisme de la petite différence ». ON yjoue à l’année la tragi-comédie de la sé-paration : plus les hommes sont isolés,plus ils se ressemblent, plus ils se ressem-blent, plus ils se détestent, plus ils se dé-testent plus ils s’isolent. Et là où leshommes ne peuvent plus se reconnaître lesuns les autres comme participant à l’édi-fication d’un monde commun, c’est uneréaction en chaîne, une fission collectiveque tout vient encore catalyser.

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C’est exclusivement de la considérationde la figure du Bloom que dépend l’élucidation des possibilités que contientnotre temps. Son irruption historiquedétermine pour « notre parti » la nécessité d’une complète refondation,dans la théorie comme dans la pratique.Toute analyse et toute action qui n’en tiendrait pas absolument compte se condamneraient à éterniser l’exil présent. Car le Bloom, n’étant pas uneindividualité, ne se laisse caractériserpar rien de ce qu’il dit, fait ou manifeste.Chaque instant est pour lui un instant de décision. Il ne possède aucun attributstable. Nulle habitude, aussi pousséequ’en soit la répétition, n’est susceptiblede lui conférer de l’être. Rien n’adhère à lui et lui n’adhère à rien de ce qui…

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À quel point la perte de l’expérience et laperte de la communauté sont une seule etmême chose, vue sous des angles diffé-rents, cela est l’enseignement de la mé-tropole. Il faut pourtant considérer, à re-bours de la nostalgie qu’un certainromantisme se plaît à cultiver jusque chezses adversaires, qu’il n’y a pas eu, qu’iln’y a jamais eu, avant notre époque, decommunauté. Et ce ne sont pas là deux af-firmations contradictoires. En deçà duBloom, en deçà de « la séparation ache-vée », en deçà de l’abandon sans réservequi est le nôtre, en deçà, donc, du parfaitravage de tout ethos substantiel, toute« communauté » ne pouvait être qu’un hu-mus de faussetés – fausseté de l’apparte-nance à une classe, à une nation, à un mi-lieu – et une source de limitation ; sansquoi, au reste, elle n’aurait pas été anéan-tie. Seule une aliénation radicale duCommun a pu faire saillir le Commun ori-ginaire de telle façon que la solitude, la fi-nitude et l’exposition, c’est-à-dire le seullien véritable entre les hommes, apparais-sent aussi comme le seul lien possible entreeux. Ce que l’ON qualifie aujourd’hui, enembrassant le passé du regard, de « com-munauté » a bien évidemment partagé ceCommun originaire, mais de façon réver-

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…semble sien, pas même à la « société »qui voudrait prendre appui sur lui. Pouracquérir quelques lumières sur ce temps,il faut considérer qu’il y a d’un côté lamasse des Bloom et de l’autre, la massedes actes. Toute vérité en découle.

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sible car seconde. Aussi est-ce à nous qu’ilrevient de faire pour la première fois l’ex-périence de la communauté véritable, cellequi repose sur l’assomption de la sépara-tion, de l’exposition et de la finitude.

À l’instar du Bloom, la métropole matéria-lise, en même temps que la perte intégralede la communauté, l’infinie possibilité deson regain.

Une généalogie de la conscience du Bloom

Bartleby est un employé de bureau. La diffusion, inhérente au Spectacle, d’untravail intellectuel de masse dans lequel lamaîtrise d’un ensemble de connaissancesconventionnelles vaut comme compétenceexclusive, entretient un rapport évident avecla forme de conscience propre au Bloom.Et ce d’autant plus qu’en dehors des situa-tions où le savoir abstrait prédomine surtous les milieux vitaux, hors du sommeil or-ganisé d’un monde entièrement produitcomme signe, l’expérience du Bloom n’at-teint jamais à la forme d’un continuum vécuqu’il pourrait s’ajouter, mais revêt plutôtl’aspect d’une série de chocs inassimilables.

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De là qu’il ait dû se créer un organe de pro-tection contre le déracinement dont le me-nacent les courants et les discordances deson milieu extérieur : au lieu de réagir avecsa sensibilité à ce déracinement, le Bloomréagit essentiellement avec l’intellect, auquell’intensification de la conscience que lamême cause produit, assure la prépondé-rance psychique. Ainsi la réaction à cesphénomènes est enfouie dans l’organe psy-chique le moins sensible, dans celui quis’écarte le plus des profondeurs de l’être. Sapure conscience est donc la seule chose quele Bloom parvienne à reconnaître commesienne, mais c’est une conscience devenueautonome de la vie, qui ne la nourrit plus,mais l’observe seulement et, dans son écart,se tarit.

Le Bloom ne peut prendre part au mondede façon intérieure. Il n’y entre jamais quedans l’exception de lui-même. C’est pour-quoi il présente une si singulière disposi-tion à la distraction, au déjà-vu, au cliché,et surtout une atrophie de la mémoire quile confine dans un éternel présent ; et c’estpourquoi il est si exclusivement sensible àla musique, qui seule peut lui offrir dessensations abstraites – il faudrait ici évo-quer la vitesse et la « glisse », qui sont

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elles aussi des jouissances bloomesquesmais cette fois en tant que c’est l’abstrac-tion elle-même qui s’y donne comme sen-sation.Tout ce que le Bloom vit, fait et ressent luidemeure quelque chose d’extérieur. Etquand il meurt, il meurt comme un en-fant, comme quelqu’un qui n’a rien ap-pris. Avec le Bloom, le rapport de consom-mation s’est étendu à la totalité del’existence, comme à la totalité de l’exis-tant. Dans son cas, la propagande mar-chande a si radicalement triomphé qu’ilconçoit effectivement son monde noncomme le fruit d’une longue histoire, maiscomme le primitif conçoit la forêt : commeson milieu naturel. Bien des choses s’éclai-rent sur son compte à qui le considèresous cet angle. Car le Bloom est bien un pri-mitif, mais un primitif abstrait. Qu’il noussuffise de résumer en une formule l’étatprovisoire de la question : le Bloom estl’éternelle adolescence de l’humanité.

Le relève du type du travailleur par la figure du Bloom

Les mutations récentes des modes de pro-duction au sein du capitalisme tardif ont

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grandement œuvré dans le sens de la bloo-mification universelle. La période du sa-lariat classique, qui s’achève au seuil desannées 70, y avait elle-même déjà apportéune fière contribution. Le travail salariéstatutaire et hiérarchique s’y était en effetlentement substitué à la totalité des autresformes d’appartenance sociale, en parti-culier à tous les modes de vie organiquestraditionnels. C’est aussi là que la disso-ciation de l’homme singulier et de son être-social s’est amorcée : tout pouvoir n’y étantdéjà plus que fonctionnel, c’est-à-dire dé-légué de l’anonymat, chaque « Je » qui tâ-chait de s’affirmer n’y affirmait jamaisque son anonymat. Mais bien qu’il n’y aiteu, dans le salariat classique, de pouvoirque privé de sujet et de sujet que privé depouvoir, la possibilité demeurait, par lefait d’une relative stabilité des emplois, etd’une certaine rigidité des hiérarchies, demobiliser la totalité subjective d’un grandnombre d’hommes.

À partir des années 70, la garantie relativede stabilité dans l’emploi, qui avait permisà la société marchande de s’imposer faceà une formation sociale, l’ordre tradition-nel, dont cette garantie de stabilité consti-tuait justement la principale vertu, perd,

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avec l’anéantissement de l’adversaire,toute nécessité. Il s’engage alors un pro-cessus de flexibilisation de la production,de précarisation des exploités dans lequelnous nous trouvons encore, et qui n’a pasatteint, à ce jour, ses dernières limites.Voilà bientôt trois décennies que le mondeindustrialisé est entré dans une phase d’in-volution autotomique où il en vient à dé-manteler lui-même, pas à pas, le salariatclassique, et à se propulser à partir de cedémantèlement. Nous assistons depuis lorsà l’abolition de la société salariale sur leterrain même de la société salariale, c’est-à-dire au sein des rapports de dominationqu’elle commande. « Le travail cesse icide faire fonction de puissant substitut àun tissu éthique objectif, il ne tient plus laplace des formes traditionnelles d’éthicité,par ailleurs vidées et dissoutes depuislongtemps. » (Paolo Virno, Opportunisme,cynisme et terreur) Tous les écrans inter-médiaires entre l’« individu atomisé », pro-priétaire de sa seule « force de travail », etle marché où il doit la vendre ont été li-quidés jusqu’à ce que, finalement, chacunse tienne dans un parfait isolement en facede l’écrasante totalité sociale autonome.Rien, dès lors, ne peut empêcher lesformes de production dites « postfor-

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distes » de se généraliser et avec elles laflexibilité, le flux tendu, la mobilité, le« management par projet » et les « tâchesenrichies » pour « agents polyvalents ».Or une telle organisation du travail, dontl’efficacité repose sur l’inconstance, l’« au-tonomie » et l’opportunisme des produc-teurs, a le mérite de rendre impossibletoute identification de l’homme avec safonction sociale, soit, en d’autres termes,d’être hautement génératrice de Bloom.

Née du constat de l’hostilité générale àl’égard du travail salarié qui s’est mani-festée après 68 dans tous les pays indus-trialisés, l’organisation présente de laproduction s’est choisie cette hostilitémême pour fondement. Ainsi, tandis queses marchandises-phares – les marchan-dises culturelles – naissent d’une activitéétrangère au cadre borné du salariat, sonoptimalité totale repose sur la ruse dechacun, c’est-à-dire sur l’indifférence,voire la répulsion, que les hommes éprou-vent à l’égard de leur activité – l’utopie pré-sente du capital est celle d’une société où latotalité de la plus-value proviendrait d’unphénomène de « débrouille » généralisé.Comme on le voit, c’est l’aliénation du tra-vail qui a elle-même été mise au travail.

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Dans ce contexte s’esquisse une margina-lité de masse, où l’« exclusion » n’est pas,comme ON voudrait le laisser entendre,le déclassement conjoncturel d’une cer-taine fraction de la population, mais lerapport fondamental que chacun entre-tient avec sa propre participation à la viesociale, et d’abord le producteur avec saproduction. Le travail a ici cessé d’êtreconfondu avec l’homme comme détermi-nation dans une particularité, il n’est plusperçu par les Bloom que comme une formecontingente de l’oppression sociale géné-rale. Le chômage n’est que la concrétion vi-sible de l’étrangeté de chacun à sa propreexistence dans le monde de la marchandiseautoritaire.

Le Bloom apparaît donc aussi comme leproduit de la décomposition quantitativeet qualitative de la société salariale. Il estl’humanité qui correspond aux modalitésde production d’une société devenue dé-finitivement asociale, et à laquelle nuld’entre ses membres ne se sent plus liéen aucune façon. Le sort qui lui est fait dedevoir s’adapter sans trêve à un environ-nement en constant bouleversement estaussi l’apprentissage de son exil en cemonde, auquel il doit pourtant faire mine

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de participer, faute pour quiconque depouvoir y participer véritablement. Mais, au-delà de tous ses mensongescontraints, il se découvre peu à peu commel’homme de la non-participation, comme lacréature de la non-appartenance.À mesure que se consume la crise de lasociété industrielle, la figure livide duBloom perce sous l’ampleur titanesque duTravailleur.

Le monde de la marchandise autoritaire« C’est à coups de fouet que l’on mène

le bétail au pâturage. »Héraclite

Il y a pour la domination – et par ce termeon ne peut décemment entendre autrechose que le rapport de complicité sym-boliquement médié entre dominants et do-minés –, à proportion de l’autonomie queles Bloom acquièrent vis-à-vis de leur as-signation sociale, la nécessité stratégiquede nouvelles réquisitions, de nouveaux as-sujettissements.

Maintenir la médiation centrale de toutpar la marchandise exige ainsi la mise soustutelle de pans toujours plus larges de l’être

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humain. Dans cette perspective, il faut ob-server avec quelle extrême diligence leSpectacle a déchargé le Bloom du pesantdevoir d’être, avec quelle prompte sollici-tude il a pris à sa charge son éducationaussi bien que la définition de la panopliecomplète des personnalités conformes, en-fin comme il a su étendre sa mainmise à latotalité du dicible, du visible et des codesd’après lesquels se construisent tous lesrapports et toutes les identités. Le déve-loppement du Biopouvoir depuis le XVIIIe

siècle, développement dont le saut qualitatifest marqué par la Mobilisation Totale de1914, ne se comprend qu’en étroite relationavec cela. La prise en charge de l’hommeen tant qu’être vivant au sein des démo-craties biopolitiques, l’application de laforce sociale d’intégration à même le corps,la gestion toujours plus serrée des condi-tions de notre existence forment la ripostede la domination à la désintégration del’individualité, à l’effacement du sujet dansle Bloom. Au fait que la domination aitperdu prise.

Le caractère productif du pouvoir qui cir-cule dans le monde de la marchandise au-toritaire s’illustre entre autres par la façondont y fonctionne le contrôle des compor-

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tements : le plus souvent, il aura suffi demaîtriser l’agencement de l’espace public,la disposition du décor, l’organisation ma-térielle des infrastructures pour s’assurerdu maintien de l’ordre, et ce par la seulepuissance de coercition que la masse ano-nyme exerce sur chacun de ses éléments,afin qu’il respecte les normes abstraites envigueur. Dans une rue de centre-ville, uncouloir de métro ou une équipe de colla-borateurs, la perfection du dispositif desurveillance réside précisément dans l’ab-sence de surveillant.Le contrôle panoptique est d’autant plusopérant qu’il est sans visage. Au bout ducompte, il ne lui importe aucunement queses sujets le rejettent ou l’agréent, pourvuqu’extérieurement ils se soumettent.

Militarisation du désastre,concentration de la domination

Depuis 1914, la domination marchande n’asu répondre à l’énormité de son désastrequ’à coups de Mobilisation Totale. C’est parun état d’exception, tantôt manifeste, tan-tôt latent, mais de toutes façons perma-nent, qu’elle prétend contenir le flot dé-bordant de ses inconséquences.

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La première de ces inconséquences tient àce que son développement exige en unmême mouvement la production de possi-bilités toujours plus étendues et la pros-cription générale de leur actualisation. Ladomination marchande doit donc produire,en même temps qu’une surabondance demoyens, la surabondance de terreur né-cessaire à ce que nul ne s’en serve. LeBloom est l’homme de cette terreur, celuiqui la répand et celui qui la subit : le col-laborateur.

La période récente, au cours de laquelle debrutales crises du contrôle ont prétendumettre au pas d’un impératif catégoriquede transparence et de traçabilité des sec-teurs entiers de l’existant, est marquéepar un rapide mouvement de concentrationde la domination.Seule une minorité de subjectivitésconformes, desquelles ON requiert une nou-velle fusion entre la vie et le travail, la per-sonnalité et la fonction, se trouve cooptéeaux postes vitaux devenus entre-temps peunombreux. La formation d’une telle gardeprétorienne du capital, dont les éléments nesont pas, à l’inverse de la grande massedes salariés, interchangeables, participede cette concentration de la domination

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qui est inséparablement militarisation dudésastre. Quant aux surnuméraires, ils tra-vaillent essentiellement à s’occuper les unsles autres, à se déposséder mutuellement deleur désœuvrement, ce qui certes réclamed’authentiques efforts. À l’heure de la restructuration générale dela domination, le Bloom se trouve traquépartout et en chacun, étant aussi bien ledésœuvré que l’étranger ou le paria. C’estpourquoi il doit se camoufler sous tant defacticité, car le Bloom est la figure du civilau sein de l’universelle militarisation dudésastre.

La mauvaise substantialité« Tout ce que vous êtes, vous l’êtes à tra-

vers moi ; tout ce que je suis, je le suisseulement à travers vous. »

Hitler

Le Bloom vit dans la terreur, et d’aborddans la terreur d’être reconnu commeBloom. Tout se passe comme si l’enfer mimétiqueoù nous étouffons était jugé unanimementpréférable à la rencontre avec soi. Le Biopouvoir s’agence toujours plus vi-siblement en une économie dirigée des

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subjectivations et des resubjectivations. Il y a donc une fatalité dans l’emballementfébrile de la production industrielle de per-sonnalités en kit, d’identités jetables etautres natures hystériques. Plutôt que deconsidérer leur vide central, les hommes,dans leur grand nombre, reculent devant levertige d’une absence totale de propriété,d’une indétermination radicale, et donc,au fond, devant le gouffre de leur liberté. Ilspréfèrent encore s’engloutir dans la mau-vaise substantialité, vers laquelle, il estvrai, tout les pousse. Il faut alors s’attendreà ce qu’ils se découvrent, au détour d’unedépression inégalement larvée, telle outelle racine enterrée, telle ou telle appar-tenance spontanée, telle ou telle incom-bustible qualité. Français, exclu, femme, ar-tiste, homosexuel, breton, citoyen, pompier,musulman, bouddhiste ou chômeur, toutest bon qui permet de beugler sur un modeou sur un autre, les yeux papillotant sur l’in-fini, le miraculeux « JE SUIS… ». N’importe quelle particularité vide etconsommable, n’importe quel rôle socialfera donc l’affaire, puisqu’il s’agit seule-ment de conjurer son propre néant. Etcomme toute vie organique fait défaut à cesformes pré-mâchées, elles ne tardent ja-mais à rentrer sagement dans le système

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général d’échange et d’équivalence mar-chand, qui les reflète et les pilote. La mauvaise substantialité signifie doncque l’ON a placé toute sa substance enconsigne dans le Spectacle, et que celui-cifait fonction d’ethos universel à la com-munauté céleste des spectateurs. Mais uneruse cruelle veut que cela ne fasse finale-ment qu’accélérer encore le processusd’effritement des formes d’existence sub-stantielles. Sous la valse des identitésmortes dont se prévaut successivementl’homme de la mauvaise substantialité,s’étire inexorablement son irrésolutionpremière. Ce qui devrait masquer un dé-faut d’individualité non seulement yéchoue, mais vient accroître la labilité dece qui pouvait en subsister.Le Bloom triomphe d’abord dans ceux quile fuient.

Le Bloom est la réalité positive versquoi fait signe l’empire du simulacre

Il est vain de prétendre, au sein duSpectacle, à la substantialité. Rien n’esten fin de compte moins authentique niplus suspect que « l’authenticité ». Toutce qui se prévaut d’un nom propre ou pré-

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tend adhérer à soi ne peut être qu’usur-pation ou niaiserie.

En imposant à chaque singularité vivantede se considérer comme particulière, c’est-à-dire d’un point de vue formel et exté-rieur à elle-même, le Spectacle la déchirede l’intérieur, il introduit en elle une in-égalité, une différence. Il impose au moi dese prendre lui-même pour objet, de se réi-fier, de s’appréhender soi-même commeun autre. La conscience se trouve par là en-traînée dans une fuite sans trêve, dans unescission perpétuelle qu’aiguillonne l’im-pératif, pour qui refuse de se laisser gagnerà une paix mortelle, de se détacher detoute substance. En appliquant à toutesles manifestations de la vie son inlassabletravail de dénomination, et par là d’in-quiète réflexivité, le Spectacle arrache à jetcontinu le monde à son immédiateté. End’autres termes, il produit le Bloom et le re-produit : la caillera qui se connaît commecaillera n’est déjà plus une caillera, elle estun Bloom qui joue à la caillera.

Beaucoup de choses que nous appelonsde noms millénaires ont cessé d’existerdepuis longtemps. Nous n’avons pas besoinde néologismes pour remplacer les termes

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L’homme est l’indestructible qui peut être infiniment détruit.

Blanchot

L’Indestructible est un ; il est chaquehomme entièrement et tous l’ont

en commun. Il est l’inaltérable cimentqui lie les hommes à jamais.

Kafka

Cette nuit du monde, ce néant vide qui contient tout dans sa simplicité abstraite,

cette forme de la pure inquiétude…Hegel

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anciens : c’est uniformément « Bloom »qu’il faut leur substituer. Il n’y a plus, parexemple, cette réalité prétendument sub-stantielle que l’on nommait « la famille » ;il n’y a même plus de pères, de mères, defils ni de sœurs ; il n’y a plus que des Bloomqui jouent à la famille, au père, à la mère,au fils ou à la sœur. On trouvera tout aussipeu, de nos jours, de philosophes, d’ar-tistes ou d’écrivains : il n’y a plus guère,dans ces rôles de figuration, que des Bloomqui produisent des marchandises cultu-relles, et prennent les poses référentiellesqui seyent à leur position. Pour comble, lespaysans eux-mêmes ont fini par se ré-soudre à jouer aux paysans. Ce serait, pa-raît-il, plus rentable.

Il nous est interdit, sous le présent régimedes choses, de durablement nous identifierà aucun contenu particulier, mais seule-ment au mouvement de s’arracher à chacund’eux.

Sua cuique persona

La question de savoir ce qui, dans la réa-lité présente, est masque et ce qui ne l’estpas, n’a pas d’objet. Il est tout simplement

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grotesque de prétendre s’établir en deçàdu Spectacle, en deçà d’un mode de dé-voilement dans lequel toute chose se ma-nifeste de telle façon que son apparence yest devenue autonome, c’est-à-dire commemasque. Son déguisement est en tant quedéguisement la vérité du Bloom, c’est-à-dire qu’il n’y a rien derrière, ou plutôt, cequi ouvre des horizons autrement plus dé-sinvoltes, que derrière réside le Rien, quiest une puissance.

Que le masque constitue la forme d’appa-rition générale dans l’universelle comé-die à laquelle il n’est que les tartufes quicroient encore échapper, cela ne signifiepas qu’il n’y ait plus de vérité, mais quecelle-ci est devenue quelque chose de sub-til et de piquant. La figure du Bloom trouve son expressionla plus haute en même temps que la plusméprisable dans le « langage de la flatte-rie », et dans cette équivoque, il n’y a lieude geindre ni de se réjouir, mais seule-ment d’en découdre.

« Ici le Soi voit sa certitude de soi, comme telle,être la chose la plus vide d’essence ; il voit sapure personnalité être l’absolue imperson-nalité. L’esprit de sa gratitude est donc autant

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le sentiment de cette profonde abjection quecelui de la plus profonde révolte. Puisque lepur Moi se voit lui-même à l’extérieur de soiet déchiré, dans ce déchirement tout ce qui acontinuité et universalité, ce qu’on nomme loi,bien, droit, est désintégré du même coup et estallé au gouffre. » (Hegel, Phénoménologie de l’esprit)

Le règne du travestissement précède tou-jours de peu l’achèvement d’un règne. Onaurait tort de faire basculer le masque ducôté de la domination, car celle-ci s’est detout temps sue menacée par la part denuit, de sauvagerie et d’impersonnalité enacte qu’introduit l’irruption du masque.Ce qui est mauvais dans le Spectacle, c’estplutôt que les visages se soient pétrifiésjusqu’à devenir eux-mêmes semblables àdes masques, et qu’une instance centrale sesoit érigée en maître des métamorphoses.

Les vivants sont ceux qui sauront se pé-nétrer des paroles du forcené qui procla-mait, tremblant : « Heureux celui quel’écœurement des visages vides et satisfaitsdécide à se couvrir lui-même du masque :il retrouvera le premier l’ivresse orageusede tout ce qui danse à mort sur la cataractedu temps. »

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« L’aliénation est aussi bien l’aliénationd’elle-même. »

Hegel

Historiquement, c’est dans la figure duBloom que l’aliénation du Commun atteintson degré d’intensité maximal. Il n’est passi aisé de se représenter à quel point l’exis-tence de l’homme en tant qu’être singulieret son existence en tant qu’être social ontdû en apparence devenir étrangères l’uneà l’autre pour qu’il lui soit possible de par-ler de « lien social », c’est-à-dire de saisirson être-en-commun comme quelquechose d’objectif, d’extérieur à lui et commelui faisant face.

C’est une véritable ligne de front qui passeau beau milieu du Bloom, et qui déter-mine sa neutralité schizoïde. La militari-sation du désastre s’entend comme unedernière sommation, à lui faite, de choisirson camp : il lui faudra endosser de façoninconditionnelle n’importe quel rôle so-cial, n’importe quelle servitude, ou creverde faim. On a ici affaire à un genre de mesure d’ur-gence qu’adoptent ordinairement les ré-gimes aux abois ; qui permet seulementd’occulter le Bloom, non de le supprimer.

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Mais pour l’heure, cela est suffisant.L’essentiel est que l’œil qui considère lemonde à la manière extérieure duSpectacle puisse assurer que l’ON n’a jamaisrien vu de tel de ce côté-ci des Pyrénées– « vous dites ? un quoi ? un Bloom ??? » –que ce n’est que chimère de métaphysi-cien, et critique avec ça. Il importe seule-ment que la mauvaise foi puisse se fairebonne conscience, qu’elle puisse nous op-poser ses invraisemblances estampillées.Au reste, comment pourrait-il jamais ap-paraître en tant que tel dans le Spectacle ce-lui que l’ON a par essence dépossédé detoute apparence ?Il est dans le destin du Bloom de n’être vi-sible que dans la mesure où il a part à lamauvaise substantialité, que dans la me-sure, donc, où il se renie comme Bloom.

Toute la radicalité de la figure du Bloom seconcentre dans ce fait que l’alternative de-vant laquelle il se trouve en permanenceplacé dispose d’un côté le meilleur et del’autre le pire, sans que la zone de transi-tion entre l’un et l’autre ne lui soit acces-sible. Il est le noyau neutre qui met en lu-mière le rapport d’analogie entre le point leplus haut et le point le plus bas. Son défautd’intérêt peut constituer une insigne ou-

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verture à l’agapê, ou le désir de seulementfonctionner, comme rouage, dans une en-treprise technocratique d’exterminationpar exemple. De même, l’absence de per-sonnalité peut préfigurer le dépassement dela personnalité classique pétrifiée, commeaussi bien l’inconséquence terminale dubranché métropolitain.

Il y a le « me ne frego » du fascisme, et il ya le « me ne frego » de l’insurgé. Il y a labanalité du mal, et il y a la banalité dubien. Mais dans les circonstances de la do-mination, la banalité du Bloom se mani-feste toujours comme banalité du mal.Ainsi pour le XXe siècle, le Bloom aura étéEichmann bien plus qu’Elser1 ; Eichmanndont Hannah Arendt rapporte qu’« il étaitévident pour tous qu’il n’était pas un“monstre” », dont « on ne pouvait s’em-pêcher de penser que c’était un clown ». Soit dit en passant, il n’y a aucune diffé-rence de nature entre Eichmann qui s’iden-tifie sans reste avec sa fonction criminelleet le branché qui, ne pouvant assumer sanon-appartenance fondamentale à cemonde, ni les conséquences d’une situa-tion d’exil, se voue à la consommation fré-nétique des signes d’appartenance quecette société vend si cher. Mais d’une façon

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plus générale, c’est partout où l’ON parled’« économie » que prospère la banalitédu mal. Et c’est encore elle qui perce sousles allégeances de tous ordres que leshommes portent à la « nécessité », du« on fait aller » au « c’est comme ça » enpassant par le « il n’y a pas de sot métier ».

Là commence l’extrême malheur, quandtous les attachements sont remplacés parcelui de survivre. L’attachement apparaîtà nu. Sans autre objet que soi-même.Enfer.

L’homme intérieur

La pure extériorité des conditions d’exis-tence forme aussi l’illusion de la pure in-tériorité. Le Bloom est cet être qui a repris en lui-même le vide qui l’entoure. Chassé de tout lieu propre, il est lui-mêmedevenu un lieu. Banni du monde, il s’est fait monde.Ce n’est pas en vain que Paul, les gnos-tiques et plus tard les mystiques chrétiensont distingué entre l’homme intérieur etl’homme extérieur, car dans le Bloom cetteséparation est historiquement advenue.

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La condition marginale de ceux qui, telsl’homme intérieur de Rusbrock l’Admirablese sentent « plus enclins vers le dedans quevers le dehors », qui vivent « n’importe où,et au milieu de n’importe qui, dans les pro-fondeurs de la solitude [...] à l’abri de lamultiplicité, à l’abri des lieux, à l’abri deshommes », est depuis lors devenue la condi-tion commune.Rares sont ceux, pourtant, qui l’aient ex-périmentée positivement, qui aient eu laforce de la vouloir. Pessoa :« Pour me créer, je me suis détruit ; je mesuis tellement extériorisé au-dedans demoi-même, qu’à l’intérieur de moi-même,je n’existe plus qu’extérieurement. Je suisla scène vivante où passent divers acteurs,jouant diverses pièces. »Mais pour l’heure, si le Bloom s’apparenteà cet homme intérieur, ce n’est le plus sou-vent que de façon négative. L’habitacle in-essentiel de sa personnalité ne recèleguère que le sentiment de se trouver en-traîné par une chute sans fin dans un es-pace sous-jacent, obscur et enveloppant,comme si sans cesse il se précipitait enlui-même tout en s’effritant. Goutte àgoutte, par un perlement régulier, son êtresuinte, file, et s’extravase. Son intérioritéest de moins en moins un espace ou une

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substance, et de plus en plus un seuil et sonpassage.De là aussi que le Bloom soit au fond un es-prit libre, car il est un esprit vide.

« Quiconque sera ainsi sorti de lui-même sera proprement rendu

à lui-même. »Maître Eckhart

L’« essence » extatique du Bloom s’énonceainsi :

DANS TOUT CE QU’IL EST,LE BLOOM EST HORS DE SOI.

Sous l’empire du Biopouvoir et de laPublicité autonome – la tyrannie du ON –,la structure extatique de l’existence hu-maine devient manifeste sous la formed’un état schizoïde généralisé. Chacundistingue désormais entre son « vraimoi », pur, détaché de toute manifesta-tion objectivable, et le système de son« faux moi », social, joué, contraint, in-authentique. Dans chacune de ses déterminations– dans son corps, dans ses « qualités »,dans ses gestes, dans son langage –, leBloom sent bien qu’il sort, qu’il est sorti de

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CLOWN

Un jour.Un jour, bientôt peut-être.Un jour, j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers.Avec la sorte de courage qu’il faut pour être rien et rien que rien,Je lâcherai tout ce qui paraissait m’êtreindissolublement proche.Je le trancherai, je le renverserai, je le romprai, je le ferai dégringoler.D’un coup dégorgeant ma misérablepudeur, mes misérables combinaisons et enchaînements « de fil en aiguille ».Vidé de l’abcès d’être quelqu’un, je boiraià nouveau l’espace nourricier. …

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soi. Et il contemple cette sortie. Et il est l’er-rance parmi ces attributs, dans cettecontemplation.Son devenir est un devenir-étranger.

Léon Bloy avait en son temps rapproché lecapitaliste du mystique. Le Sang despauvres consacre plusieurs pages à une in-terprétation assez libre du « caractère fé-tiche de la marchandise » : « cet argent qui n’est que la figure visibledu sang du Christ circulant dans tous sesmembres », « loin de l’aimer pour lesjouissances matérielles dont il se prive,(l’avare) l’adore en esprit et en vérité,comme les Saints adorent le Dieu qui leurfait un devoir de la pénitence et une gloiredu martyre. Il l’adore pour ceux qui nel’adorent pas, il souffre à la place de ceuxqui ne veulent pas souffrir pour l’argent.Les avares sont des mystiques ! Tout cequ’ils font est en vue de plaire à un invi-sible Dieu dont le simulacre visible et si la-borieusement recherché les abreuve detortures et d’ignominie ». Si le capitaliste tient du mystique par sonactivité, le Bloom tient de lui par sa passi-vité. Et de fait, rien ne ressemble plus à lasituation existentielle du Bloom que le dé-tachement des mystiques. Sa conscience

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… À coups de ridicules, de déchéances(qu’est-ce que la déchéance ?), par éclatement, par vide, par une totale dissipation-dérision-purgation, j’expulserai de moi la forme qu’oncroyait si bien attachée, composée, coordonnée, assortie à mon entourage et à mes semblables, si dignes, si dignesmes semblables.

Réduit à une humilité de catastrophe, à un nivellement parfait comme aprèsune intense trouille.Ramené au-dessus de toute mesureà mon rang réel, au rang infime que je ne sais quelle idée-ambitionm’avait fait déserter.Anéanti quant à la hauteur, quant à l’estime. …

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réifiée l’affecte d’une sûre propension àla contemplation, tandis que son indiffé-rence correspond à ce « juste détache-ment (qui) n’est rien d’autre que le faitque l’esprit se tienne immobile face àtoutes vicissitudes d’amour et de souf-france, d’honneur, de honte et d’outrage ».Jusqu’à la perclusion.Finalement, c’est au Dieu de MaîtreEckhart que le Bloom fait penser, Dieu quiest défini comme « celui qui n’a pas denom, qui est la négation de tous les nomset qui n’eût jamais de nom », comme lepur néant pour qui toutes choses sontnéant.

Dans sa perfection, l’aliénation du Bloomrecouvre l’aliénation originaire.

Partageons la pauvreté, pas la misère !

Chez Maître Eckhart, l’homme pauvre estcelui qui : « ne veut rien, ne sait rien et n’arien ».Ultimement dépossédé, déchu de tout,muettement étranger à son monde, ignorantde soi-même comme de ce qui l’entoure, leBloom réalise au cœur du processus histo-rique, et dans toute sa plénitude, l’ampleur

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… Perdu en un endroit lointain (ou même pas), sans nom, sans identité.CLOWN, abattant dans la risée, dans l’esclaffement, dans le grotesque,le sens que contre toute lumière je m’étais fait de mon importance,Je plongerai.Sans bourse dans l’infini-esprit sous-jacent ouvert à tousouvert moi-même à une nouvelle et incroyable roséeà force d’être nulet ras…et risible…

Henri Michaux, Peintures

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proprement métaphysique du concept depauvreté.Certainement, il avait fallu toute l’épaissevulgarité d’une époque à laquelle l’économietint lieu de métaphysique pour faire de lapauvreté une notion économique (mainte-nant que cette époque touche à son terme,il devient à nouveau évident que le contrairede la pauvreté n’est pas la richesse, mais lamisère, et que des trois, la pauvreté seule ale sens d’une perfection. La pauvreté dé-signe l’état de celui qui peut user de tout,n’ayant rien en propre, et la misère l’état decelui qui ne peut user de rien, soit qu’il aittrop, soit que le temps lui fasse défaut, soitqu’il soit sans communauté.)Ainsi, tout ce que l’idée de richesse a pucharrier, à travers l’histoire, de quiétudebourgeoise, de plénitude domestique, defamilière immanence avec l’ici-bas sen-sible, est quelque chose que le Bloom peutapprécier, par la nostalgie ou la simula-tion, mais non vivre. Avec lui, le bonheur estdevenu une bien vieille idée, et pas seule-ment en Europe. En même temps que toutintérêt, et tout ethos, c’est la possibilitémême d’une valeur d’usage qui s’est per-due. Le Bloom ne comprend que le lan-gage surnaturel de la valeur d’échange. Iltourne vers le monde des yeux qui n’y

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Regardez-le, vous en avez fait cet homme pourri, jaunâtre, ce qui doit ressembler le mieux à ce que vous pensez qu’il est par nature : le déchet, le rebut, vous avez réussi. Eh bien, on va vous dire ceci, qui devrait vousétendre raide si « l’erreur » pouvaittuer : vous lui avez permis de se fairel’homme le plus achevé, le plus sûr deses pouvoirs, des ressources de saconscience et de la portée de ses actes, le plus fort. [...] Vous jouissez devant cedéchet qui se tient debout sous vos yeux,mais c’est vous qui êtes volés, baisés jusqu’aux moelles. On ne vous montreque les furoncles, les plaies, les crânesgris, la lèpre, et vous ne croyez qu’à lalèpre. Vous vous enfoncez de plus en plus, Ja wohl !,on avait raison, …

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voient rien, rien que le néant de la valeur.Ses désirs eux-mêmes ne se portent que surdes absences, des abstractions, dont lamoindre n’est pas le cul de la Jeune-Fille2.Même quand le Bloom, en apparence, veut,il ne cesse pas de ne pas vouloir, car il veutà vide, car il veut le vide. C’est pourquoi la richesse est devenue,dans le monde de la marchandise autori-taire, une chose grotesque et incompré-hensible, une forme encombrée de la mi-sère. La richesse n’est plus désormais autrechose que ce qui vous possède, que ce parquoi l’ON vous tient.

Agapê

Le Bloom est un homme en qui tout a été so-cialisé, mais socialisé en tant que privé.Rien n’est plus exclusivement commun quece qu’il appelle son « bonheur individuel ». Le Bloom est quelconque jusque dans ledésir de se singulariser. En lui, toute diffé-rence substantielle d’avec les autreshommes a été effectivement abolie. Seuledemeure une pure différence sans contenu.Et tout vise, dans le monde de la mar-chandise autoritaire, à maintenir cette pure

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…ja wohl, alles scheisse ! Votre conscienceest tranquille. « On avait raison, il n’y aqu’à les regarder ! » Vous êtes mystifiéscomme personne, et par nous qui vousmenons au bout de votre erreur. On nevous détrompera pas, soyez tranquilles, onvous emmènera au bout de votre énormité.On se laissera emmener jusqu’à la mortet vous y verrez de la vermine qui crève.

On n’attend pas plus la libération descorps qu’on ne compte sur leur résurrection pour avoir raison. C’estmaintenant, vivants et comme déchetsque nos raisons triomphent. Il est vraique ça ne se voit pas. Mais nous avonsd’autant plus raison que vous avez moinsde chances d’en apercevoir quoi que …

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différence, qui est une pure séparation.Ainsi, le Bloom répond encore à un nom,mais ce nom ne signifie plus rien.

Tous les malentendus au sujet du Bloomtiennent à la profondeur du regard avec le-quel on s’autorise à le dévisager. En toutétat de cause, la palme de la cécité revientaux sociologues qui tels Castoriadis parlentde « repli sur la sphère privée » sans pré-ciser que cette sphère a elle-même été en-tièrement socialisée. À l’autre extrême,nous trouvons ceux qui se sont laissés al-ler jusque dans le Bloom. Les récits qu’ilsen ramènent s’apparentent tous, d’unemanière ou d’une autre, à l’expérience dunarrateur de Monsieur Teste découvrant le« chez-soi » de son personnage : « Je n’aijamais eu plus fortement l’impression duquelconque. C’était un logis quelconque,analogue au point quelconque des théo-rèmes – et peut-être aussi utile. Mon hôteexistait dans l’intérieur le plus général. »Le Bloom est bien cet être qui existe « dansl’intérieur le plus général ».

Ce n’est que dans les lieux et circonstancesoù l’effet de Spectacle se trouve tempo-rairement suspendu que se dévoile la vé-rité la plus intime du Bloom : qu’il est, au

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…ce soit. Non seulement la raison est avecnous, mais nous sommes la raison vouéepar vous à l’existence clandestine. Et ainsi nous pouvons moins que jamaisnous incliner devant les apparentstriomphes. Comprenez bien ceci : vousavez fait en sorte que la raison se transforme en conscience. Vous avezrefait l’unité de l’homme. Vous avezfabriqué la conscience irréductible. Vousne pouvez plus espérer jamais arriver à faire que nous soyons à la fois à votreplace et dans notre peau, nous condamnant. Jamais personne ici ne deviendra à soi-même son propre SS.

Robert Antelme, L’Espèce humaine

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fond, dans l’agapê. Une telle suspension seproduit de façon exemplaire dans le sou-lèvement, mais aussi au moment où nousnous adressons, par les rues de la métro-pole, à un inconnu, soit, en fin de compte,partout où les hommes doivent se recon-naître, par-delà toute spécification, en tantqu’hommes, en tant qu’êtres séparés, finiset exposés. Il n’est pas rare, alors, de voirde parfaits inconnus exercer envers nousleur commune humanité, en nous gar-dant d’un danger, en nous offrant leur pa-quet de cigarettes plutôt qu’une seule,comme nous l’avions demandé, ou en per-dant à nous mener jusqu’à l’adresse quenous cherchions un quart d’heure de cetemps qu’ils comptent si chichement, parailleurs. De tels phénomènes ne sont nul-lement justiciables d’une interprétationdans les termes classiques de l’ethnologiedu don et du contre-don, comme peutl’être, à l’inverse, une certaine socialitéde bistrot. Nul rang n’est ici en jeu. Nullegloire n’est recherchée. Seule peut enrendre compte cette éthique du don infiniconnue dans la tradition chrétienne, etnotamment franciscaine, sous le nomd’agapê.L’agapê fait partie de la situation existen-tielle de l’homme qu’a informé la société

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marchande dans son âge ultime. Et c’est àcet état qu’elle l’a disposé en le rendant àce point étranger à lui-même et à ses désirs. En dépit de tous les signes contraires, etaussi inquiétant que cela puisse paraître,cette société couve une grave infection debénévolat.

« Soyez différents, soyez vous-mêmes ! »(réclame pour des sous-vêtements)

À maints égards, la société marchande nepeut se passer du Bloom. La rentrée dansl’effectivité des représentations spectacu-laires, connue sous le vocable de « consom-mation », est entièrement conditionnée parla concurrence mimétique à laquelle sonnéant intérieur pousse le Bloom. Le juge-ment tyrannique du ON demeurerait unarticle d’universelle moquerie si « être »ne signifiait pas dans le Spectacle « êtredifférent », ou du moins s’y efforcer. Cen’est donc pas tant, ainsi que le notait le bonSimmel, que « l’accentuation de la per-sonne se réalise au moyen d’un certaintrait d’impersonnalité », mais plutôt quel’accentuation de l’impersonnalité seraitimpossible sans un certain travail de lapersonne.

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Naturellement, ce qui se renforce avecl’originalité que l’ON prête au Bloom, cen’est jamais la singularité de celui-ci, maisle ON lui-même, autrement dit : la mau-vaise substantialité. Toute reconnaissancedans le Spectacle n’est que reconnaissancedu Spectacle. Sans le Bloom, donc, la marchandise ne se-rait rien de plus qu’un principe purementformel, privé de tout contact avec le devenir.

I would prefer not to

En même temps, il est certain que le Bloomporte en lui la ruine de la société mar-chande. On retrouve chez lui ce caractèred’ambivalence qui signe toutes les réalitéspar lesquelles se manifeste le dépasse-ment de la société marchande sur sonpropre terrain.Dans cette dissolution, ce ne sont pas lesgrands édifices de la superstructure qui setrouvent d’abord attaqués, mais aucontraire les fondations depuis longtempsdésertées. L’invisible précède le visible, etc’est imperceptiblement que le mondechange de base. Le Bloom ne déclare pas l’abolition de cedont il emporte la fin, il le vide juste de si-

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gnification, et le réduit à l’état de simpleforme rémanente, en attente de démolition.En ce sens, il est permis d’affirmer que lebouleversement métaphysique dont il estsynonyme est déjà derrière nous, mais quele gros de ses conséquences est encore àvenir.

Avec le Bloom, à qui fait défaut l’intimité àsoi qui fondait la propriété privée, celle-cia perdu toute substance : qu’y a-t-il encorede propre ? a fortiori de proprement privé ?La propriété privée subsiste ici seulementde façon empirique, comme abstractionmorte planant au-dessus d’une réalité quilui échappe toujours plus visiblement.

Le droit, le Bloom ne le conteste pas, il ledépose. Et comment, en effet, le droit ne setrouverait pas définitivement périmé parcet être qui n’est pas un sujet, dont lesactes ne se rapportent à nulle personnalité,et dont les comportements ne sont pasplus tributaires des catégories bourgeoisesd’intérêt et de motivation, que de passionou de responsabilité ?Devant le Bloom, donc, le droit perd toutecompétence à rendre la justice – que peutbien signifier la justice pour un être indif-férent ? – Et c’est à peine si l’ON peut s’en

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remettre à la stricte terreur policière. Cardans le monde du toujours-semblable, onne croupit guère plus en prison qu’au ClubMéditerranée : la vie y est partout identi-quement absente. De là qu’il importe tant, pour la domina-tion, que les prisons deviennent de façonnotoire des lieux de torture prolongée.

Mais c’est de l’économie elle-même, et parlà de toute notion d’utilité, de crédit ou derationalité instrumentale, que le Bloom asurtout fait une chose passée. Il ne fautpas chercher ailleurs la raison de la re-constitution planifiée et publique d’un lum-penproletariat dans tous les pays du capi-talisme tardif : il s’agit par là, en dernierressort, de dissuader le Bloom de s’aban-donner à son détachement essentiel, et cepar l’abrupte mais redoutable menace dela faim. Car du point de vue économique,cet « homme non-pratique » (Musil) estun producteur désastreusement malha-bile, et un consommateur tout à fait irres-ponsable. Son égoïsme lui-même est dé-chéant : c’est un égoïsme sans ego.

Si le Bloom n’a pu manquer de ravagerdans son principe la politique classique,c’est pour partie par défaut : il n’y a pas

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Je suis passé parmi eux en étranger,mais nul d’entre eux n’a vu que je l’étais. J’ai vécu parmi eux en espion,mais personne – pas même moi – n’asoupçonné que je l’étais. Tous me prenaient pour un de leurs proches : nul ne savait qu’il y avait eu échange à ma naissance. Ainsi je fus semblableaux autres sans aucune ressemblance,frère de chacun sans être d’aucunefamille.Je venais de pays prodigieux, de paysages plus beaux que la vie, mais ces pays, je ne les ai jamais évoqués.Mes pas étaient semblables aux leurssur les parquets ou sur les dalles, maismon cœur était loin, tout en battant bien près, maître fictif d’un corps exilé et étranger.…

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plus de mise en équivalence imaginableau sein de l’universel que d’élection sé-natoriale chez les rats – chaque rat est à untitre égal et inaliénable un représentant deson espèce, primus inter pares –, maisaussi pour partie par excès, parce que leBloom se meut spontanément dans l’irre-présentable, qu’il est lui-même.

Que penser, enfin, des tracas que ce fils in-grat cause au Spectacle, lui sur qui tous lespersonnages et tous les rôles glissent en unmurmure qui dit I would prefer not to ?

Tiqqun« Pour les éveillés, il y a un monde un

et commun, tandis que parmi ceux qui dorment, chacun s’en détourne

vers le sien propre. »Héraclite

Le Tiqqun va au fond des choses. Il ne tra-verse encore que le purgatoire. Il mène sonaffaire avec méthode. Le Tiqqun est la seuleconception admissible de la révolution. Nonpas celle qu’il faut attendre, encore moinscelle que l’on peut préparer : mais cellequi s’accomplit selon sa pulsation invisibledans une temporalité intérieure à l’histoire.

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…Personne ne m’a vraiment connu sousce masque de la similitude, ni n’a mêmesu que je portais un masque, parce quepersonne ne savait qu’en ce monde il estdes êtres masqués. Personne n’a jamaisimaginé qu’à côté de moi se tenait toujours quelqu’un d’autre, qui était moien fin de compte. On m’a toujours cruidentique à moi-même.

Bernardo Soares, Le Livre de l’intranquillité

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Le Tiqqun n’est pas un point assignable, àplus ou moins brève échéance, dans l’ave-nir, même s’il est aussi cela, mais plutôt le« mouvement réel qui abolit l’état dechoses existant ». Le Tiqqun est toujours déjà là, c’est-à-direqu’il n’est que le processus de la manifes-tation de ce qui est, qui comporte aussibien l’annulation de ce qui n’est pas.La fragile positivité de ce monde tient pré-cisément à ce qu’il n’est rien, rien que lasuspension du Tiqqun. Cette suspensionépoquale est désormais sensible partout.Même, il n’y a plus qu’elle qui soit encorevéritablement sensible.Le Bloom fait partie du Tiqqun. Précisémentparce qu’il est l’homme du nihilisme ac-compli, sa destination est d’opérer la sor-tie du nihilisme, ou périr. L’intuition duprolétariat, chez Marx, vise cela, mais gau-chit sa trajectoire devant sa cible. On litainsi dans L’Idéologie allemande : « Enface des forces productives se dresse lamajorité des individus à qui ces forces ontété arrachées et qui, frustrés ainsi de toutela substance réelle de leur vie, sont deve-nus des êtres abstraits, mais qui, précisé-ment pour cette raison, sont en mesure denouer des relations entre eux en tant qu’in-dividus. »

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Mais c’est exactement dans la mesure oùil n’est pas un individu que le Bloom est àmême de nouer des relations avec ses sem-blables. L’individu porte dans sa trom-peuse intégrité, de façon atavique, la ré-pression de la communication, ou lanécessité de sa facticité. L’ouverture exta-tique de l’homme, et nommément duBloom, ce Je qui est un ON, ce ON qui estun Je, est cela même contre quoi la fictionde l’individu fut inventée.

Le Bloom ne fait pas l’expérience d’une fi-nitude particulière ou d’une séparationdéterminée, mais de la finitude et de la sé-paration ontologiques, communes à tousles hommes. Aussi bien, le Bloom n’estseul qu’en apparence, car il n’est pas seulà être seul, tous les hommes ont cette so-litude en commun. Il vit comme un étran-ger dans son propre pays, inexistant et enmarge de tout, mais tous les Bloom habi-tent ensemble la patrie de l’Exil. Tous lesBloom appartiennent indistinctement àun même monde qui est l’oubli du monde. Ainsi donc, le Commun est aliéné, mais ilne l’est qu’en apparence, car il est encorealiéné en tant que Commun – l’aliénationdu Commun ne désigne que le fait que cequi leur est commun apparaisse aux

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hommes comme quelque chose de parti-culier, de propre, de privé. Et ce Commun issu de l’aliénation duCommun, et que celle-ci forme, n’est riend’autre que le Commun véritable etunique parmi les hommes, leur aliéna-tion originaire : finitude, solitude, exposi-tion. Là, le plus intime se confond avec leplus général, et le plus « privé » est lemieux partagé.

Tu t’es vu quand t’as bu ?« On le dit mort au monde car il n’a degoût pour rien de ce qui est terrestre. »

Maître Eckhart

Comme ON le devine sans peine, il se des-sine là pour la domination marchande unepossibilité catastrophique dont il importede conjurer l’actualisation par tous lesmoyens : que le Bloom veuille ce qu’il est,qu’il se réapproprie son impropriété. Cette « société », c’est-à-dire l’ensembledes situations qu’elle autorise, ne craintrien tant que le Bloom, cet « homme mau-dit qui n’a pas d’affaires, pas de sentiments,pas d’attaches, pas de propriété, pas mêmeun nom qui lui appartiennent. » (Netchaïev)Elle doit être considérée, jusque dans ses

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plus misérables détails, comme un formi-dable dispositif agencé dans le dessein ex-clusif d’éterniser la condition du Bloom,qui est une condition de souffrance. Dansson principe, le divertissement n’est pasautre chose que la politique accordée àcette fin : éterniser la condition du Bloomcommence par l’en distraire. Viennent en-suite, comme en cascade, la nécessité decontenir toute manifestation de la souf-france générale, qui suppose un contrôletoujours plus absolu de l’apparence, et cellede maquiller les effets par trop visibles decelle-ci, à quoi répond l’inflation démesu-rée du Biopouvoir. Car au point de confusionoù les choses en sont arrivées, le corps re-présente, à l’échelle générique, le dernierinterprète de l’irréductibilité humaine àl’aliénation. C’est à travers ses maladieset dysfonctionnements, et seulement à tra-vers eux, que l’exigence de la connaissancede soi demeure pour chacun une réalitéimmédiate. Cette « société » n’aurait pas dé-claré une telle guerre à outrance à la souf-france du Bloom si celle-ci ne constituait pasen elle-même et dans tous ses aspects unemise en cause intolérable de l’empire de lapositivité, s’il n’y allait pas avec elle d’une ré-vocation sans délai de toute illusion de par-ticipation à son immanence fleurie.

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Maintenir dans la quotidienneté l’emploi dereprésentations et de catégories devenuesinopérantes depuis longtemps, imposerpériodiquement des versions éphémèresmais ravalées des ponts-aux-ânes les plusédentés de la morale bourgeoise, entre-tenir par-delà l’évidence redoublée de leurfausseté et de leur péremption les tristesillusions de la « modernité », voilà autantde chapitres dans le pesant labeurqu’exige la perpétuation de la séparationentre les hommes. Le ON décide à l’avance de ce qui est com-préhensible et de ce qui, étant incompré-hensible, doit être rejeté. Le Bloom et sonextase sont incompréhensibles ; ils doiventêtre rejetés. Sa pauvreté aussi est réputéeinfréquentable, dans la Publicité aliénée– et il est bien vrai que le capitalisme auratout fait pour que la pauvreté soit en sonsein identique à la misère, la propriétéd’une chose y étant toujours essentielle-ment le droit de priver les autres de sonusage. ON est même prêt, pour que leBloom demeure dans la honte de sa pau-vreté, à lui permettre de se subjectiverdans cette honte. Le cadre raté trouveraainsi dans la panoplie des écrivains à lamode de quoi s’identifier, de quoi se ras-surer : oui, l’homme abject est bien en

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train de devenir une forme de vie hono-rable. Autrement, il pourra se tourner versle bouddhisme, cette écœurante et sordideguimauve de spiritualité pour salariés ac-cablés, qui regarde comme une ambitiondéjà bien excessive que d’enseigner à sesfidèles émerveillés et stupides l’art pé-rilleux de barboter dans leur propre nullité.Il est de toute première instance, du pointde vue de la domination, que nous ne nousreconnaissions jamais sous les traits duBloom, que nous nous apparaissions ànous-mêmes et les uns aux autres commedes objets opaques et effrayants. À touthasard, ON prête au Bloom des idées, desdésirs et une subjectivité. ON le dote de toutce qu’il faut pour qu’il reste cet hommemutique dans la bouche duquel leSpectacle place les mots qu’il veut en-tendre. ON ne répugne même pas à manierle Bloom contre lui-même, à retournercontre lui sa propre impersonnalité, pré-cisément en le personnifiant, dans « la so-ciété », « les gens » ou encore « le citoyenlambda ». Tout cela converge en une sommation so-ciale toujours plus exorbitante à « êtresoi-même », c’est-à-dire en une stricte as-signation à résidence dans une des identi-tés reconnues par la Publicité autonome.

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Parallèlement, les processus de subjecti-vation et de désubjectivation deviennent deplus en plus violents et leur contrôle deplus en plus millimétré. Et comme cecontrôle ne peut fonctionner que dans unestricte économie du temps, une synchronie,le Bloom se voit dorénavant régulièrementexhorté à être « fier » de ceci ou cela, fierd’être homo ou techno, beur, black oucaillera. Quoi qu’il arrive, il faut que leBloom soit quelque chose, et n’importequoi plutôt que rien.

Manè, Thecel, Pharès

Adorno spéculait, dans Prismes, que « deshommes qui n’existeraient plus que pourautrui, étant le zôon politikon absolu, au-raient certes perdu leur identité, mais ilséchapperaient en même temps à l’em-prise de la conservation de soi, qui assurela cohésion du “meilleur des mondes”tout comme celle du vieux monde.L’interchangeabilité totale détruirait lasubstance de la domination et promet-trait la liberté. »Entre-temps, le Spectacle a eu tout loisird’éprouver la justesse de ces conjectures,mais il s’est aussi victorieusement em-

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ployé à décevoir cette incongrue promessede liberté. Naturellement, cela ne pouvaitaller sans durcissements, et le monde de lamarchandise a dû se faire, dans l’exer-cice de sa dictature, toujours plus impla-cable.De « crises » en « reprises » et de « re-prises » en dépressions, la vie dans leSpectacle n’a cessé, depuis 1914, de de-venir plus étouffante. Un air de terreurs’accroche désormais à tous les regards,jusque dans les prétendues liesses popu-laires. Le mot d’ordre planétaire de « trans-parence » explicite ce climat de guerrepermanente livrée à l’opacité du Bloom,comme aussi bien le caractère sursitaire del’existence qui en découle.Comme première réponse à cette situa-tion, on voit se répandre parmi les Bloom,en même temps que le goût de l’anony-mat et une certaine défiance envers la vi-sibilité, la haine des choses. Une hostilitémétaphysique rentrée à l’égard de l’exis-tant menace d’éclater à tout instant et entoutes circonstances. À l’origine de cette instabilité se trouve undésordre, un désordre qui vient de la forceinemployée, d’une négativité qui ne peutéternellement demeurer sans emploi, souspeine de détruire physiquement qui la vit.

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Le plus souvent, cette négativité restemuette, quoique sa contention se mani-feste couramment par une formalisationhystérique de tous les rapports humains.Mais déjà nous atteignons la zone critiqueoù le refoulé fait son retour, et ce hors detoute proportion. Une masse toujours pluscompacte de crimes, d’actes étranges faitsde « violences » et de destructions « sansmobile apparent » assiège le quotidiendes démocraties biopolitiques – de ma-nière générale, le Spectacle appelle « vio-lence » tout ce qu’il entend traiter par laforce, tout ce contre quoi il veut pouvoirmanifester tout son arbitraire ; cette ca-tégorie n’a de validité qu’au sein du modede dévoilement marchand, lui-même sansvalidité, qui hypostasie toujours le moyenpar rapport à la fin, soit ici l’acte lui-même au détriment de sa significationimmanente.Incapable de les prévenir et plus encore deles comprendre, la domination marchandese dit décidée à ne pas laisser passer de pa-reilles atteintes au contrôle social des com-portements. Elle fait donc entendre seshabituelles rodomontades sur la vidéo-surveillance et la « tolérance zéro », larépression des « incivilités » et le « senti-ment d’insécurité »; comme si le sur-

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veillant ne devait pas lui-même être sur-veillé, comme si le « sentiment d’insécu-rité » n’était pas ontologiquement dévoluau Bloom !Quand un maton socialiste haut placé dansla bureaucratie d’un quelconque syndicatd’enseignants japonais se penche sur lespetits Bloom, il s’inquiète : « Le phéno-mène est d’autant plus préoccupant queles auteurs de ces violences sont souventdes « enfants sans histoire ». Auparavant,on repérait un enfant à problèmes.Aujourd’hui, la plupart ne se révoltentpas, mais ils ont tendance à fuir l’école. Et,si on les réprimande, la réaction est dis-proportionnée : ils explosent. » (Le Monde,jeudi 16 avril 1998) Une dialectique infer-nale est ici à l’œuvre, qui veut que de sem-blables « explosions » deviennent, à me-sure que s’accentuera le caractère massifet systématique du contrôle nécessaire àleur prévention, toujours plus fréquentes,plus fortuites et plus féroces. C’est un faitd’expérience peu contesté : la violence dela déflagration croît avec l’excès du confi-nement. Dans le Bloom, la domination, qui avaitjugé bon, il y a plusieurs siècles de cela,d’imposer l’économie comme morale aumotif que le commerce rendait les hommes

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doux, prévisibles et inoffensifs, voit sonprojet se renverser en son contraire : àl’épreuve, il apparaît que l’« homo oeco-nomicus », dans sa perfection, est aussicelui qui périme l’économie; et la périmecomme ce qui, l’ayant privé de toute sub-stance, l’a rendu parfaitement imprévi-sible.L’homme sans contenu a, tout compte fait,le plus grand mal à se contenir.

L’ennemi inavouableEn quoi tout Bloom est, en tant que

Bloom, un agent du Parti Imaginaire.

Devant cet ennemi inconnu – au sens oùl’on peut parler d’un Soldat Inconnu, c’est-à-dire d’un soldat connu de tous comme in-connu, singularisé comme quelconque –qui n’a ni nom, ni visage, ni épopée propre,qui ne ressemble à rien, mais se tient par-tout camouflé dans l’ordre de la possibilité,l’inquiétude de la domination vire de plusen plus nettement à la paranoïa. C’estd’ailleurs un spectacle plutôt comique,pour l’œil détaché, que ce pli qu’elle a prisdorénavant de pratiquer d’elle-même ladécimation dans ses propres rangs, à touthasard.

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Il y a quelque chose d’objectivement ter-rifiant dans ce triste quadragénaire quisera demeuré jusqu’au moment du car-nage, le plus normal, le plus plat, le plus in-signifiant des hommes moyens. Jamais onne lui a entendu déclarer sa haine de la fa-mille, du travail ou de sa banlieue petite-bourgeoise, jusqu’au petit matin où il selève, se lave, prend son petit-déjeuneralors que sa femme, sa fille et son fils dor-ment encore, charge son fusil de chasse etleur fait à tous trois discrètement sauter lacervelle. Devant ses juges, comme devantla torture, le Bloom restera muet sur lesmotifs de son crime. Pour partie parceque la souveraineté est sans raison, maisaussi parce qu’il pressent que c’est aufond la pire atrocité qu’il puisse faire su-bir à cette « société » que de le laisser in-expliqué.

C’est ainsi que le Bloom est parvenu à in-sinuer dans tous les esprits la certitudeempoisonnée qu’il y a en chaque hommeun ennemi de la civilisation qui sommeille.De toute évidence, il n’a pas d’autre finque de dévaster ce monde, c’est même làson destin, mais cela il ne le dira jamais.Car sa stratégie est de produire le désastre,et autour de lui le silence.

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« Car ce que le crime et la folie objectivent, c’est l’absence d’une patrie

transcendantale. »Lukàcs, Théorie du roman

À mesure que les formes désolées où l’onprétend nous contenir resserrent leur ty-rannie, de bien curieuses manifestationsfrappent l’attention.L’amok s’acclimate en plein cœur des so-ciétés les plus avancées, sous des formesinattendues, chargé d’un sens nouveau. Dans les territoires qu’administre laPublicité autonome, de tels phénomènes dedésintégration sont de ces rares chosesqui livrent à nu le véritable état du monde,le pur scandale des choses.En même temps qu’ils révèlent les lignes deforce dans le règne de l’inerte, ils donnentla mesure du possible que nous habitons.Et c’est pourquoi ils nous sont, dans leurdistance même, si familiers. Les traces de sang qu’ils laissent derrièreeux marquent les derniers pas d’un hommequi eut le tort de vouloir s’évader seul de laterreur grise où il était, à si grands frais, dé-tenu. Notre disposition à concevoir celamesure ce qui reste de vie en nous. Les vivants sont ceux qui comprennentpour eux-mêmes qu’au moment où la peur

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et la soumission atteignent, dans le Bloom,leur figure ultime de peur et de soumissionabsolues, car sans objet, l’affranchisse-ment de cette peur et de cette soumissionproclame l’affranchissement, égalementabsolu, de toute peur et de toute soumis-sion. Celui qui redoutait indistinctementtoutes choses ne peut, passé ce point, plusrien redouter. Il y a, par-delà les landes lesplus extrêmes de l’aliénation, une zoneclaire et apaisée où l’homme est devenu in-capable d’éprouver aucun intérêt pour sapropre vie, ni même un soupçon d’atta-chement à son endroit. Toute liberté présente ou future qui setiendrait quitte, d’une façon ou d’uneautre, de ce détachement, de cette ata-raxie, ne pourrait guère qu’énoncer lesprincipes d’un servage plus moderne.

Les possédés du néant« I’m sorry. Like Shakespeare says, Good

wombs hath borne bad sons. »Eric Harris, Littleton, 20 avril 1999

Sous l’écrasement de tout, il est peu d’is-sues. Nous étendons le bras, mais il ne rencontrerien. ON a éloigné le monde de notre prise,

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ON l’a mis hors de notre portée. Peud’entre les Bloom parviennent à résister àla démesure de cette pression. L’omniprésence des troupes d’occupationde la marchandise et la rigueur de sonétat d’urgence condamnent à brèveéchéance le plus grand nombre des projetsde liberté. Aussi, partout où l’ordre semblefermement établi, la négativité préfère seretourner contre soi, en maladie, en souf-france ou en servitude forcenée. Il estpourtant des cas inestimables où des êtresisolés prennent l’initiative sans espoir nistratégie de faire brèche dans le cours ré-glé du désastre. Le Bloom en eux s’affranchit violemmentde la patience où l’ON voudrait le fairelanguir à jamais. Et parce que le seul ins-tinct qu’éduque une si hurlante présencedu néant est celui de la destruction, le goûtdu Tout Autre revêt l’aspect du crime, ets’éprouve dans l’indifférence passionnée oùson auteur parvient à se maintenir vis-à-vis de lui.Cela se manifeste de la façon la plus spec-taculaire par le nombre croissant deBloom qui, petits et grands, convoitent,faute de mieux, l’envoûtement de l’actesurréaliste le plus simple (rappelons :« l’acte surréaliste le plus simple consiste,

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revolvers aux poings, à descendre dans larue et à tirer au hasard, tant qu’on peut,dans la foule. Qui n’a pas eu, au moinsune fois, envie d’en finir de la sorte avec lepetit système d’avilissement et de crétini-sation en vigueur a sa place toute mar-quée dans cette foule, ventre à hauteurde canon. » (Breton) Rappelons aussi quecette inclination est demeurée chez lessurréalistes, comme bien d’autres choses,une théorie sans pratique, tout comme sapratique contemporaine reste le plus sou-vent sans théorie.) Ces éruptions individuelles, qui sontvouées à se multiplier, constituent pourceux qui n’ont pas encore cédé au sommeilcybernétique autant d’appels à la désertionet à la fraternité. La liberté qu’elles affir-ment n’est pas celle d’un homme particu-lier, s’ordonnant à une fin déterminée,mais celle de chacun, celle du genre : unseul homme suffit à attester que la libertén’est pas encore disparue.Le Spectacle ne peut métaboliser des traitsporteurs de tant de poisons. Il peut lesrapporter, mais jamais les dépouiller en-tièrement de leur noyau d’inexplicable,d’indicible et d’effroi. Ce sont les BeauxGestes de ce temps, une forme désabuséede propagande par le fait dont le mutisme

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idéologique ne fait qu’accroître le caractèreinquiétant et sombrement métaphysique.

Paradoxes de la souveraineté

Dans le Spectacle, le pouvoir est partout,c’est-à-dire que tous les rapports sont endernière instance des rapports de domi-nation. Pour cette raison, aussi, nul n’yest souverain. C’est un monde objectif oùchacun doit d’abord se soumettre poursoumettre à son tour. Vivre conformément à l’aspiration fonda-mentale de l’homme à la souveraineté y estimpossible, hors d’un instant, hors d’ungeste.Celui qui ne fait pas que jouer avec la viea besoin du geste, afin que sa vie deviennepour lui plus réelle qu’un jeu orientable entoutes directions. Dans le monde de lamarchandise, qui est le monde de la ré-versibilité généralisée, où toutes chosesse confondent et se transforment les unesdans les autres, où tout n’est qu’équivoque,transition, éphémère et mélange, le gesteseul tranche. Il découpe en l’éclat de sa né-cessaire brutalité l’« après » insolubledans son « avant » qu’à regret l’ON devrareconnaître comme définitif.

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« Je ne suis RIEN » : cette parodie del’affirmation est le dernier mot de la subjectivité souveraine, libérée del’empire qu’elle voulut – ou qu’elle dut –se donner sur les choses… car je saisque je suis au fond cette existence subjective et sans contenu.

Georges Bataille, La Souveraineté

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Le geste est événement. Il ouvre une plaiedans le chaos du monde, et fixe au fond decelle-ci son tesson d’univocité. Il s’agit pourlui d’établir si profondément les choses ju-gées différentes dans leur différence que cequi les a séparées ne puisse plus jamais,par aucune possibilité, être effacé.S’il y a quelque chose qui contrarie la do-mination dans le Bloom, c’est bien deconstater que, même dépossédé de tout,l’homme dispose encore, dans sa nudité,d’une incoercible faculté métaphysique derépudiation : celle de donner la mort, auxautres comme à soi. La mort, à chaquefois qu’elle survient, fait un trou honteuxdans le tissu biopolitique. Le nihilisme ac-compli, qui n’a rien accompli que la dis-solution de toute altérité dans une imma-nence circulatoire sans limite, essuie là,toujours, une défaite : au contact de lamort, la vie cesse d’un coup d’aller de soi.Le devoir de décision qui sanctionne touteexistence proprement humaine a toujourseu partie liée à l’approche de cet abîme.

La veille du jour de mars 1998 où il mas-sacra quatre Bloom-écoliers et un Bloom-professeur, le petit Mitchell Johnson dé-clarait à ses camarades incrédules :« Demain, je déciderai qui vivra, et qui

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mourra. » Ici, nous sommes aussi loin del’érostratisme d’un Pierre Rivière, que del’hystérie fasciste. Rien n’est plus frap-pant, dans les comptes rendus des car-nages d’un Kipland Kinkel ou d’un AlainOreiller, que leur état de froide maîtrise desoi, de détachement vertical à l’égard dumonde. « Je ne fais plus dans le senti-ment », dit Alain Oreiller en exécutant samère. Il y a quelque chose de calmementsuicidaire dans l’affirmation d’une non-participation, d’une indifférence et d’unrefus de souffrir si omnilatéraux. Souvent, le Spectacle prend prétexte decela pour parler d’actes « gratuits » – qua-lificatif générique par lequel celui-ci occulteles finalités qu’il ne veut pas comprendre,tout en profitant de cette trop belle occa-sion pour revivifier une des fausses anti-nomies favorites de l’utilitarisme bour-geois –, quand ces gestes ne sont dépris nide haine ni de raisons. Il suffit pour s’enconvaincre de visionner les cinq cassettesque les « monstres de Littleton » ont fil-mées en prévision de leur opération. Leurprogramme y apparaît sans mystère :« Nous allons déclencher une révolution,une révolution des dépossédés. »Ici, la haine même est indifférenciée, librede toute personnalité. La mort entre dans

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l’universel de même qu’elle sort de l’uni-versel, et elle est sans colère.Notre affaire n’est pas de prêter une quel-conque signification révolutionnaire à detels actes, et à peine de leur conférer un ca-ractère exemplaire. Bien plutôt, il s’agitde comprendre ce dont ils expriment lafatalité et de s’en saisir pour sonder les pro-fondeurs du Bloom. Quiconque suivra cettevoie verra que le Bloom n’est RIEN, maisque ce RIEN est le rien de la souveraineté,le vide de la pure puissance. La contradiction entre l’isolement, l’apa-thie, l’impuissance, l’insensibilité du Bloomd’un côté et de l’autre son cassant besoinde souveraineté ne peuvent qu’amenerplus de ces gestes absurdes, meurtriers,mais nécessaires et vrais. Le tout est de sa-voir à l’avenir les accueillir dans les termesjustes. Ceux d’Igitur, par exemple :« Un des actes de l’univers vient d’êtrecommis là. Plus rien, restait le souffle, finde parole et geste unis – souffle la bougiede l’être, par quoi tout a été. Preuve. »

L’époque de la parfaite culpabilité

Il n’est pas donné aux hommes le choixde ne pas combattre, mais seulement celui

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du camp. La neutralité n’est rien deneutre, elle est même certainement le plussanguinaire d’entre tous les camps. Bien sûr, le Bloom, celui qui tire les ballescomme celui qui leur succombe, est inno-cent. N’est-il pas vrai, après tout, qu’il n’estqu’une dépendance de la farce centrale ?A-t-il choisi, lui, de vivre dans ce monde,dont la perpétuation est le fait d’une tota-lité sociale autonome, qui lui semble dejour en jour plus extraterrestre ? Commentpourrait-il faire autrement, lilliputienégaré face au Léviathan de la marchandise,que de parler le langage de l’occupantspectaculaire, manger dans la main duBiopouvoir et participer à sa façon à laproduction et à la reproduction de l’hor-reur ? Voilà comment le Bloom souhaiterait pou-voir s’appréhender : comme étranger,comme extérieur à soi-même. Mais danscette défense, il ne fait qu’avouer qu’il estlui-même la fraction de soi qui veille àl’aliénation du reste de son être.Qu’importe que le Bloom ne puisse êtretenu pour responsable d’aucun de ses actes: il n’en demeure pas moins responsable deson irresponsabilité, contre laquelle il lui està chaque instant offert de se prononcer.Parce qu’il a consenti, au moins négative-

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ment, à n’être plus que le prédicat de sapropre existence, il fait objectivement par-tie de la domination, et son innocence estelle-même la parfaite culpabilité.L’homme du nihilisme accompli, l’hommede l’« à quoi bon ? » qui va s’appuyant surle bras du « qu’y puis-je ? », a bien tort dese croire vierge de toute faute au motifqu’il n’a rien fait et que tant d’autres sontdans la même situation que lui.Que les hommes de ce temps participentégalement au crime qu’il constitue sansrecours, c’est le Spectacle qui le suggère,qui convient si régulièrement que le meur-trier était « un homme ordinaire », un« élève comme les autres ». Mais il refusede le reconnaître comme un fait méta-physique : ainsi que le cas des opérateursdes chambres à gaz d’Auschwitz nous l’aenseigné, la peur de la responsabilité n’estpas seulement plus forte que la conscience,elle est, dans certaines circonstances, plusforte que la peur de la mort.

Dans un monde d’esclaves sans maîtres,dans un monde de collaborateurs, dansun monde dominé par une véritable ty-rannie de la servitude, l’acte surréaliste leplus simple est gouverné par rien moinsque l’antique devoir de tyrannicide.

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Homo sacer« Un jour ou l’autre, les bombes se mettentà dégringoler pour que l’on croie enfin à ce

que l’on refuse d’admettre, à savoir queles mots ont un sens métaphysique. »

Brice Parain, L’Embarras du choix

Les possédés du néant commencent par ti-rer les conséquences de leur conditionde Bloom. Par là, ils en exposent le ver-tige : le Bloom est sacer, au sens où l’en-tend Giorgio Agamben, c’est-à-dire au sensd’une créature qui n’a sa place dans aucundroit, qui ne peut être jugée ni condamnéepar les hommes, mais que n’importe quipeut tuer sans pour autant commettre decrime. Le Bloom est sacer dans la mesureexacte où il se sait possédé par la vie nue,dans la mesure où, tel le musulman dansles camps, il est le simple témoin de sonpropre devenir-inhumain. L’insignifiance et l’anonymat, la séparationet l’étrangeté ne sont pas des circons-tances poétiques que le penchant mélan-colique de certaines subjectivités tend às’exagérer : la portée de la situation exis-tentielle ainsi caractérisée, le Bloom, esttotale, et politique au premier chef. Est sacer quiconque est sans communauté.N’être rien, demeurer en deçà de toute

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reconnaissance ou se présenter comme lapure individualité non-politique suffisent àfaire de n’importe quel homme un êtredont la disparition est ininscriptible.Quelqu’intarissables que soient les lita-nies de la miséricorde – regrets éternels,etc. –, une telle mort survient dans le dé-risoire, dans l’indifférent, ne concernant enfin de compte que celui qui disparaît, c’est-à-dire, en bonne logique, personne.Analogue à sa vie entièrement privée, lamort du Bloom est un non-événement telque chacun peut le supprimer. C’est pour-quoi les protestations de ceux qui, un san-glot dans la voix, déplorent que les vic-times de Kipland Kinkel ne « méritaientpas de mourir » sont irrecevables, car ellesne méritaient pas non plus de vivre ; ellesétaient en deçà de la sphère du mérite.Dans la mesure où elles se trouvaient là,dans les mains du Biopouvoir, elles étaientdes morts vivant à la merci de toute déci-sion souveraine, celle de l’Etat ou celle del’assassin. Hannah Arendt :« N’être plus qu’un spécimen d’une espèceanimale appelée Homme, voilà ce qui ar-rive à ceux qui ont perdu toute qualité po-litique distincte et qui sont devenus desêtres humains et rien que cela… La pertedes droits de l’Homme survient au mo-

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ment où une personne devient un être hu-main en général – sans profession, sans ci-toyenneté, sans opinion, sans actes parlesquels elle s’identifie et se particula-rise – et apparaît comme différente en gé-néral, ne représentant rien d’autre que sapropre et absolument unique individua-lité qui, en l’absence d’un monde communoù elle puisse s’exprimer et sur lequel ellepuisse intervenir, perd toute significa-tion. » (L’Impérialisme)

L’exil du Bloom a un statut métaphysique,c’est-à-dire qu’il est effectif en tous do-maines. Il exprime sa situation réelle, auregard de laquelle sa situation légale estsans vérité. Qu’il puisse être abattu commeun chien par un inconnu sans la plusmince justification, ou symétriquementqu’il soit capable d’assassiner des « inno-cents » sans le moindre remords n’est pasune réalité sur laquelle une quelconquejuridiction soit en mesure de revenir. Seulsles esprits faibles et superstitieux peuvents’abandonner à croire qu’un verdict deprison à perpétuité ou un procès en règlesuffisent à rejeter de tels faits dans leslimbes du nul et non-avenu. Tout au plusest-il libre à la domination d’attester lacondition du Bloom, par exemple en dé-

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clarant un état d’exception à peine masqué,comme ont pu le faire les États-Unis enadoptant en 1996 une loi dite « anti-ter-roriste » qui permet de détenir des « sus-pects » sans chef d’accusation ni limite dedurée, sur la base d’informations secrètes. Il y a un certain risque physique à êtremétaphysiquement nul. C’est sans doute enprévision des radieuses éventualités queprépare une telle nullité que fut adoptée, le15 octobre 1978, à la Maison de l’Unesco latrès-conséquente Déclaration Universelledes Droits de l’Animal qui stipule, en sonarticle 3 : « 1 – Aucun animal ne doit êtresoumis à de mauvais traitements ou à desactes cruels. 2 – Si la mise à mort d’unanimal est nécessaire, elle doit être ins-tantanée, indolore et non génératrice d’an-goisse. 3 – L’animal mort doit être traitéavec décence. »

« Tu non sei morta, ma se’ ismarritaAnima nostra che si ti lamenti. »

Dante, Convivio

Que la bonté du Bloom doive encore parendroits s’exprimer dans le meurtre, celaest signe que la ligne est proche, maisqu’elle n’a pas été franchie.

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Dans les zones que gouverne le nihilisme fi-nissant, où les buts font encore défaut tan-dis que déjà les moyens surabondent, labonté est une possession mystique. Là, le dé-sir d’une liberté sans condition incline à desingulières formulations et prête aux motsune valeur pleine de paradoxes. Lukàcs :« La bonté est sauvage et sans pitié, elle estaveugle et aventurière. Dans l’âme de quiest bon s’efface chaque contenu psycholo-gique, chaque cause et chaque effet. Sonâme est une carte blanche sur laquelle ledestin écrit son commandement absurde. Etce commandement est exécuté aveuglé-ment, d’une façon téméraire et impitoyable.Et que cette impossibilité devienne acte, cetaveuglement illumination, que cette cruautése mue en bonté – c’est cela le miracle, c’estcela la grâce. » (De la pauvreté en esprit)

Mais en même temps qu’elles témoignentd’une impossibilité, ces éruptions, par leuraccroissement, annoncent la montée ducours du temps. L’inquiétude universelle,qui tend à se subordonner des quantitéstoujours plus grandes de faits toujoursplus infimes, porte jusqu’à l’incandes-cence, en chaque homme, la nécessité dela décision. Déjà, ceux dont cette nécessitésignifie l’anéantissement parlent d’apoca-

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lypse, tandis que le plus grand nombre secontente de vivre en dessous de tout dansles plaisirs fangeux des derniers jours. Seuls ceux qui savent le sens qu’ils donne-ront à la catastrophe conservent le calmeet la précision dans leurs mouvements. Au genre et aux proportions de la paniqueà laquelle se laisse aller un esprit, on re-connaît son rang. C’est une marque quivaut non seulement éthiquement et méta-physiquement, mais aussi dans la praxis,dans le temps.

et caetera.

Mais le monde auquel nous naissons est unmonde en guerre dont tout l’éblouissementtient à la vérité tranchante de son par-tage en amis et ennemis. La désignation dufront participe du passage de la ligne maisne l’accomplit pas. Cela, seul le combat lepeut. Non pas tant parce qu’il provoque àla grandeur, que parce qu’il est l’expé-rience de la communauté la plus profonde,celle qui côtoie en permanence l’anéan-tissement et ne se mesure qu’à l’extrêmeproximité du risque. Vivre ensemble aucœur du désert dans la même résolution àne pas se réconcilier avec lui, telle estl’épreuve, telle est la lumière.

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et caetera................................................La théorie n’est pas

de la pensée,une certaine quantité coagulée,

manufacturée, de pensée.La théorie

est un état,un état de sidération.

Théorie du Bloomoù le Bloom n’est pas l’objet de la théorieoù la théorie n’est que l’activité la plus fa-milière, le penchant spontané d’une créa-ture essentiellement théorique,

d’un Bloom.La théorie est SANS FIN. De là,

la nécessité d’y METTRE FIN,

décisoirement.Lassitude de la parole

Qu’est-ce que la sortie du Bloom ?L’assomption du Bloom,par exemple.– On ne se libère véritablement de quelquechose qu’en se réappropriant ce dont on se libère. –

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Qu’est-ce que l’assomption du Bloom ?L’usage de la situation métaphysique ainsidéfinie, la pratique de soi comme trickster.

Non pas lutter contre l’état schizoïde do-minant, contre notre état schizoïde, mais partir de là, en faire usage comme purefaculté de subjectivation et de désubjectiva-tion, comme aptitude à l’expérimentation.Rompre avec la vieille angoisse du « quisuis-je vraiment ? » au profit de la connais-sance de ma situation et de l’usage qui enest possible.

Non pas survivre dans l’imminenceconstante d’un départ miraculeux, non pas se forcer à croire au métier quel’on fait, aux mensonges que l’on dit,mais partir de là, entrer en contact avecd’autres agents du Comité Invisible – autravers de Tiqqun, par exemple – et coor-donner en silence un sabotage de grandstyle.Se détacher de son détachement par unepratique consciente, stratégique du dé-doublement de soi.

EN RUPTURE D’ABORD INTÉRIEUREAVEC LE MONDE

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Le Comité Invisible :une société ouvertement secrèteune conspiration publiqueune instance de subjectivation anonyme,dont le nom est partout et le siège nullepart,la polarité expérimentale-révolutionnairedu Parti Imaginaire.

Le Comité Invisible : non pas une organi-sation révolutionnaire, mais un étage su-périeur de la réalité,un territoire méta-physique de sécessionqui prend l’ampleur d’un monde, l’espace de jeu dont la création positivepeut seule accomplir la grande migrationhors du monde de l’économie.

C’EST UNE FICTION QUI A RENDURÉELLE LA RÉALITE.

Tous les ailleurs vers quoi nous pourrionsfuir ont été liquidés,nous ne pouvons que déserter à l’intérieurde la situation, en reprenant notre non-appartenance fon-damentale au tissu biopolitique en uneparticipation

à un plan plus intime, par là inassignable,

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la communauté stratégique du ComitéInvisible, où se trame une infiltration de la société

à tous les échelons. Cette désertion est

une transfiguration.Le Comité Invisible – l’espace concret oùcirculent nos attentats, nos écrits, nosgestes, nos paroles, nos rassemblements, nos événements :

notre désertion – transfigure la totalité de ce que nousavions passé comme compromis, de ce que nous avions enduré comme« aliénations », en stratégie d’infiltration.L’Autre cesse de nous posséder :

même, la possession s’inverse,

devient douce. Nous recouvrons l’acte,

dans un rapport non-prescrit à notre puissance.

UN ACCÈS DE SECOND DEGRÉ À L’EXPÉRIENCE

L’expérimentation : pratique de la liberté,pratique du désœuvrement,

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s’oppose à la conception d’un processusd’émancipation distinctde l’existence des hommes,renvoie à leurs pupitres tous les doctesprojets de libération.

La contestation, son autorité, sa méthode ne se distinguent pas de l’expérience.

Aller jusqu’au bout du possible quecontient ma situation.

L’expérimentation révolutionnaireL’expérimentation collective-révolutionnaireLa collectivité révolutionnaire-expérimentale opère l’assomption de la finitude, de la sé-paration et de l’exposition comme coor-données extatiques de l’existence. La vie de quisait que son apparence et son essence sontidentiques entre elles, mais non identiquesà lui,ne peut être au monde sans se souvenirqu’il n’est pas du monde,ne peut s’accommoder d’une communautéqui serait le simple divertissement de sa so-litude devant la mort,

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– dansant, précisément, à mortavec le temps qui le tue –

EST EXPÉRIMENTATION.

Le langage, parole et geste,est la maison commune

de ceux qui sont sans lieu. Le lien de ceux qui ne peuvent se résoudreau mensonge d’une appartenance, d’unsol, d’une naissance. Le séjour dans la dispersion et l’exil. La communication

qui prend acte de notre séparation essentielle.

« Une fois que nous avons parlé, noustenir aussi près que possible de ce quenous avons dit, pour que tout ne soit paseffectivement en l’air, les paroles d’uncôté, nous de l’autre, et le remords desséparations. »

Ce texte est un pacte.Le protocole d’une expérimentation quis’ouvre

entre déserteurs.

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Sans qu’il n’y paraisse,sortez du rang.

Maintenant

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Postface à l’édition italienne de laThéorie du Bloom

- mars 2004 -

Notre seule affaire est le communisme. Il n’y a pas de préalable au communisme. Ceux qui ont cru le contraire ne sont par-venus, à force d’en poursuivre la finalité,qu’à sombrer corps et biens dans l’accu-mulation des moyens.Le communisme n’est pas une autre fa-çon de distribuer les richesses, d’organiserla production, de gérer la société ; le com-munisme est une disposition éthique. Unedisposition à se laisser affecter, au contactdes êtres, par ce qui nous est commun.Une disposition à partager ce qui est commun.L’« autre état » de Musil s’en approcheplus que l’URSS de Khrouchtchev.

On peut dire que le processus de valorisa-tion capitaliste libère les humains des en-traves de la tradition – du réseau d’habi-

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tudes, de familiarités, de lieux et de liensqui leur donnent, à chacun, leur consis-tance. Ou qu’il les arrache à leur mondepour les mettre au travail, et met cesmondes en pièces pour les vendre au détail.Dans tous les cas, c’est le Bloom qui enrésulte et il y a dans le Bloom une pro-messe de communisme. Car ce qui vient ànu, avec lui, c’est la structure extatiquemême de la présence humaine, la puredisponibilité à se laisser affecter. Cette promesse est tout ce que l’ON s’at-tache, incessamment, à conjurer. La ma-nœuvre consiste, par l’effet coalisé duSpectacle et du Biopouvoir, à réduire le com-mun au vulgaire. En fait, ON voudrait amé-nager le Bloom en forme-de-vie stabilisée.Tous les dispositifs impériaux y concourenten quelque façon. Il s’agit de maintenir leBloom dans le Bloom. De rendre délectablela perte même de tout contact vital, de toutattachement. D’accompagner l’atrophie detoute sensibilité éthique.

Nous employons ce terme : « éthique ». Par là,nous ne renvoyons jamais à un ensemble depréceptes formulables, de règles à observer,de codes à établir. Le terme « éthique » dé-signe dans notre bouche tout ce qui a traitaux formes-de-vie. Éthiques du futur ou de

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la fragilité, bioéthiques ou commerceéthique : toutes sortes de spéculations seproposent en guise d’alternatives impuis-santes au règne de la pure force policière,et qui s’auto-proclament « éthiques ». Celan’a aucun sens. Il n’y a pas d’éthique for-melle possible. Il n’y a que le jeu desformes-de-vie entre elles, et les protocolesd’expérimentation qui en font localementla trame.

Le public italien, qui ne peut avoir eu entreles mains ni Tiqqun 1 ni Tiqqun 2, s’inter-rogera légitimement sur le sens de la men-tion « Tiqqun » là où l’ON aurait attendu lenom d’un auteur. Tiqqun, pour commencer,n’est pas un auteur, ni singulier ni collec-tif. L’insistance avec laquelle ON a tenu àmodérer, en Italie, chaque recension desPremiers matériaux pour une théorie de laJeune-Fille par la mention qu’ils étaient lefait de cette espèce folklorique mais heu-reusement éteinte – « un groupe d’intel-lectuels parisiens » – renseigne assez surles méfaits inhérents à la fiction-auteur :neutraliser toute vérité quant à ses consé-quences pour moi, en lui assignant un pro-priétaire. Tiqqun, pour sûr, n’est pas un groupe ;Tiqqun est un moyen, un moyen dans la

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constitution en force d’une position. Cetteposition se précise dans l’époque commeune double sécession : sécession avec leprocessus de valorisation sociale, avec cequi était encore appelé dans Tiqqun 1« monde de la marchandise autoritaire »,et que l’on peut aussi bien nommer « em-pire », d’une part, puis avec tout ce qu’unesimple opposition, fût-elle extra-parle-mentaire, à l’empire impose de stérilité, sé-cession donc avec la gauche. Étant en-tendu que « sécession », ici, a moins lesens d’un refus pratique de communiquerque d’une disposition à des formes de com-munication si intenses qu’elles arrachentà l’ennemi, là où elles s’établissent, la plusgrande partie de ses forces.

Pour le moment, il n’y a guère que les ra-vages du « Black Bloc » et la coopérationmatérielle de quelques fermes communi-sées qui expriment publiquement une telleposition. Et ils le font comme Tiqqun pa-raît : dans l’anonymat. Tant c’est le proprede toute véritable position, d’être anonyme.

L’enjeu de ce que nous écrivons, de ce quenous faisons, est de déplacer le plan dephénoménalité politique, le plan de ce quiest collectivement admis comme fait à par-

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tir de quoi quelque chose de décisif peutadvenir, à partir de quoi, par exemple, desamitiés et des inimitiés peuvent se déter-miner. Nous disons que « l’unité humaineélémentaire n’est pas le corps – l’individu,mais la forme-de-vie »3. Que la question po-litique par excellence n’est pas de formerun corps social à partir d’une multitude decorps individuels mais d’élaborer, d’affiner,de complexifier le jeu entre une multiplicitéde formes-de-vie. Chaque forme-de-viefait exister une certaine modalité de l’être.Quand tout se présente à la Jeune-Fille entant qu’accessoire, le travailleur se saisitde toute chose en tant qu’outil, et le guer-rier en tant qu’arme. Et c’est peu dire quedans ce mouvement la Jeune-Fille elle-même se fait accessoire, le travailleur ou-til et le guerrier pure arme. Le Bloom,quant à lui, éprouve tout comme néant.On aurait eu quelques débats, par le passé,quant à savoir si le néant est ou non unemodalité de l’être. Nous disons que le politique est un certaindegré d’intensité dans le jeu des formes-de-vie, et que le communisme réside dansl’élaboration de ce jeu. Élaboration quis’expérimente chaque fois que des mondessensiblement distincts se mettent à com-muniquer entre eux, fût-ce en s’affrontant.

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On voit comme l’empire en est l’exact op-posé, où l’écrasement des mondes les unsaprès les autres, les uns contre les autres –leur effritement permanent – fait de la clôturede chacun la condition de sa préservation.

De la Théorie du Bloom jusqu’à Commentfaire ?, la plus grande partie de nos ef-forts théoriques vise à manifester l’évi-dence des formes-de-vie. C’est une desprincipales faiblesses de la pensée révo-lutionnaire à ce jour que d’être demeuréeincapable d’appréhender les formes-de-vie. Un certain marxisme en a même fait unpoint d’honneur. Or c’est seulement en seplaçant sur le terrain éthique, le terrain dela constitution des différents mondes sen-sibles, que celle-ci peut devenir une forcematérielle. Tout l’étrange marasme poli-tique dans lequel se consume l’Italie depuisune décennie vient de là. ON s’épuise àdénoncer la prise du pouvoir par une nou-velle sorte de dictateur, par un homme,Berlusconi, quand on a affaire, bien plutôt,à la prise du social par une forme-de-vie :le manager. Rien de moins personnel queBerlusconi, et par là rien de plus conta-minant. Rien de plus contaminant que cepragmatisme desinhibé. Que cette vulgaritédébonnaire4. Que cet autoritarisme infan-

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tile et cette anesthésie du sens historique.Rien de plus contaminant que ce cynisme,que cet opportunisme, que cette peur. « Opportunisme, cynisme, peur » – c’estainsi que Paolo Virno caractérise laStimmung des « multitudes ». Ce faisant,c’est plutôt la tonalité affective des né-gristes eux-mêmes qu’il isole, depuis leurdissociation historique au moins. Et c’estbien pourquoi les Désobéissants sont sifantastiquement incapables d’opposer quoique ce soit à Berlusconi : du fait de leurégale immersion dans le continuuméthique du management, de la gestion dupays ou du « mouvement des mouve-ments ». Finalement, il y a du Berlusconijusque chez ce Casarini. ON nous dira qu’il n’y a guère que dans lapensée réactionnaire que l’on traite poli-tiquement de pareilles choses : Nietzsche,Jünger, Evola, Dumézil, Lasch, Spengler,Guénon. En effet, tous ces auteurs, parexemple, ont fait le diagnostic du Bloom.Mais le propre de la pensée réactionnaireest de ne parvenir à décrire ce qui est qu’àcondition d’omettre la puissance qui tra-vaille le réel. Elle verra bien le Bloom, nonson ambivalence. Elle verra sa fatalité,non l’aura de puissance qui le nimbe. Elleverra l’effondrement, non ce qu’il met à nu.

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C’est par réalisme, en fin de compte,qu’elle doit manquer la réalité du Bloom.

Nous mettons en garde quiconque contretout emploi du terme « Bloom » commemarque de mépris.

ON arrive à faire défiler huit millions depersonnes « pour la démocratie et contrele terrorisme ». ON parvient à capturerl’attention d’un pays avec le dernier drameconjugal de quelques stars. Mais nousn’arrivons pas à enrayer la proliférationd’architectures hostiles dans la métropoleoù nos journées se passent. Nous n’arri-vons pas à nous dresser contre la souf-france perlée, quotidienne, que par desgestes infimes, de feintes connivences, deshiérarchies impalpables, l’ON nous ino-cule dans la vie salariée. Nous ne parve-nons pas à formuler la première phrase deslitanies d’amertumes qui nous traversent.C’est comme s’il manquait la surface surquoi tout cela pourrait s’inscrire. Commesi le terrain sur lequel nous pourrions livrerla bataille se dérobait sans cesse sous nospieds. L’essentiel des griefs que nous avonsà faire aux conditions d’existence ac-tuelles, ON parvient à les écarter d’un re-vers de main : c’est un problème « psy-

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chologique », « subjectif », « existentiel ».C’est de la métaphysique. Par là, ON veut d’abord signifier que cen’est pas politique, et donc susceptibled’une résolution collective. Nous disonsque tout ce qui a trait au jeu des formes-de-vie est susceptible d’élaboration collec-tive. Et que là où ce jeu s’éprouve dans lasouffrance réside une intensité qui en faitd’emblée quelque chose de politique. Noustravaillons à la constitution d’une forcecollective telle que l’énoncé « Mort auBloom ! » ou « À bas la Jeune-Fille ! » suf-fise à justifier plusieurs journéesd’émeutes. Après tout, certains arriventà faire sauter des laboratoires au motifque des animaux y sont maltraités ou àse crasher dans un World Trade Centerparce que les Américains sont des mé-créants.

Nous parlions dans Tiqqun 1 de PartiImaginaire, de terreur grise, de sacerisa-tion des Bloom, de militarisation du dé-sastre, de monde de la marchandise auto-ritaire. On voit mieux aujourd’hui, à lalueur des derniers épisodes de la guerre ci-vile mondiale, ce que nous entendions parlà. Notre position, qui peut encore au-jourd’hui sembler minoritaire, ou déli-

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rante, ou juste extra-terrestre, n’a pas vo-cation à le rester. Quand même les socio-logues se mettent à parler du sens de la vieet que l’un d’entre eux, trotskyste de sur-croît, en vient à écrire : « Le je et le nousapparaissent pris dans une bourrasque,qui pourrait à terme voir voler en éclatsl’individu comme la société et laisser lechamp libre à la Barbarie » – faut-il pré-ciser qu’il s’agit d’un trotskyste qui prétendavoir lu Benjamin –, c’est qu’une telle po-sition s’apprête à entrer en jeu, histori-quement. L’Occident doit redouter une in-surrection qui monte en son sein comme lavoix de Kafka est venue fissurer le romanclassique.

« Le dépassement, a-t-on dit, vient tou-jours d’ailleurs. » La sortie du Bloom nesera pas sociale. La société ne peut plusêtre présupposée. Tout doit être posé. Re-posé. Nous nous situons au début d’unprocessus de recomposition révolution-naire qui prendra peut-être une généra-tion, mais qui sera plus riche que tout cequi l’a précédé, parce que c’est la totalitédes problèmes laissés en suspens pendantsi longtemps qui exigent maintenant d’êtreaffrontés. À ce sujet, nous ne pouvons que recom-

Tiqqun

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mander au public italien la lecture d’uncertain Appel qui devrait être bientôt, nousdit-on, porté à sa connaissance.

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Premiers matériaux pour unethéorie de la Jeune Fille –entre clins-d’œil graveleux etplate complaisance. ON s’estbien gardé, à l’inverse, dechroniquer le recueil detextes maspérisés, paru chezles apprentis-managers deDerive Approdi sous le titrestupide La comunità terribile.Il est vrai que nous y traitonsde sujets moins accessiblesau nihilisme jouisseur,comme la construction duParti.

Notes1. Elser, Bloom « exemplaire »à bien des égards, commit le8 novembre 1939 un attentatà la bombe contre Hitler, aumotif suffisant qu’il le tenait« pour un homme mauvais ».Cet attentat n’échoua qu’à lafaveur d’un surprenant coupde malchance. Un secondcoup de malchance, tout aussiinvraisemblable, voulut qu’ilfût arrêté à la frontière suisse,dans le cours de sa fuite. Il ne fut jamais jugé pour cecrime, mais maintenu endétention dans divers camps,avec le statut unique deFührerssonderhäftling(prisonnier exceptionnel duFührer). Le procès deEichmann, celui d’un Bloomqui se scinde de lui-même enun sujet de droit et unhomme réel, intérieur,véritable et prétend ainsi nepas avoir été lui-même lesujet de ses actes, montreassez l’impossibilité de jugerle Bloom, c’est-à-dire de lesaisir dans les termes,d’après les principes, dudroit.2. On trouve dans le premiernuméro de Tiqqun dePremiers matériaux pour unethéorie de la Jeune-Fille.3. « Introduction à la guerrecivile » in Tiqqun 2. 4. C’est encore de cetriomphe de la vulgarité quetémoigne la façon dont a étéle plus souvent accueillie, enItalie, la parution des

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Chez le même éditeur :

Theodor W. Adorno – Walter Benjamin, Correspondance 1928-1940.

Tariq Ali, Bush à Babylone.La recolonisation de l’Irak.

Walter Benjamin, Essais sur Brecht.

Zygmunt Bauman, Modernité et holocauste.

Erik Blondin, Journal d’un gardien de la paix.

Alain Brossat, Pour en finiravec la prison.

Norman G. Finkelstein, L’industrie de l’holocauste.Réflexions sur l’exploitationde la souffrance des juifs.

Irit Gal et Ilana Hammerman, De Beyrouth à Jénine,témoignages de soldatsisraéliens sur la guerre duLiban.

Amira Hass, Boire la mer àGaza, chronique 1993-1996.

Amira Hass, Correspondanteà Ramallah.

Eric Hazan, Chronique dela guerre civile.

Rashid Khakidi, L’identitépalestinienne. La constructiond’une conscience nationalemoderne.

Elfriede Müller etAlexandre Ruoff, Le polar français. Crime ethistoire.

Ilan Pappé, La guerre de1948 en Palestine. Auxorigines du conflit israélo-arabe.

Ilan Pappé, Les démons dela Nakbah.

Jacques Rancière, Le partage du sensible.Esthétique et politique.

Jacques Rancière, Le destin des images.

Olivier Razac, Histoirepolitique du barbelé. Laprairie, la tranchée, le camp.

Frédéric Regard, La forcedu féminin. Sur trois essaisde Virginia Woolf.

Tanya Reinhart, Détruire laPalestine, ou commentterminer la guerre de 1948.

André Schiffrin, L’Éditionsans éditeurs.

Enzo Traverso, La violencenazie, une généalogieeuropéenne.

François-Xavier Verschaveet Philippe Hauser,Au mépris des peuples. Le néocolonialisme franco-africain.

Sophie Wahnich, La libertéou la mort. Essai sur laTerreur et le terrorisme.

Michel Warschawski, À tombeau ouvert. La crisede la société israélienne.

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Cet ouvrage a été reproduit et achevé d’imprimer par l’ImprimerieFloch à Mayenne en avril 2004.

Numéro d’impression: 00000Dépôt légal : mai 2004Imprimé en France