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SOUVENIRS DE LA GUERRE DES BOERS Sur la route des colons britanniques Du Cap à Pretoria, c'est une voie âpre, parmi les autruches et les impalas, qui remonte l'Histoire. Elle retrace l'affrontement des Anglais et des Boers pour la conquête d'un pays où les Noirs n'avaient encore aucun droit. Ce n'est pas pour les petites natures, m'avait-on prévenu au Cap. C'est toute une aventure, et vous allez l'adorer. Surtout ne quittez pas la route des yeux. Sage conseil. La route sinue sur près de 30 kilomètres à travers les vestiges du massif du Swartberg, comme au temps où Thomas Bain [ingénieur qui construisit les grands axes routiers au début du siècle] et ses forçats la construisaient à coups de pioche et de pelle, une épopée qui a duré de 1881 à 1887. La pente est terriblement raide, avec des virages en épingle à cheveux et des précipices de nature à vous soulever le coeur. La route qui passe par le col du Swartberg est l'une des plus spectaculaires au monde, et sans doute seuls des ingénieurs peuvent apprécier à sa juste valeur l'oeuvre de Bain. Thomas et son père Andrew [1797-1864, explorateur et "inventeur" de la géologie sud-africaine] étaient de véritables bâtisseurs d'empire. Durant le long trajet en voiture du Cap à Pretoria, remontant le cours du temps, tout en zigzaguant sur quelque 2 800 kilomètres à travers le désert et le veld, je revivais en pensée l'un des épisodes les plus dramatiques de la croissance de l'Afrique du Sud. La route qui relie Le Cap au nord-est du pays suit les anciennes pistes de chariots. A partir des années 1650 et jusqu'au XXe siècle, les boeufs constituaient le moyen de transport privilégié de la colonisation de l'Afrique australe par les Européens. Chaque localité traversée a quelque chose à raconter par la voix de ses monuments et de ses musées. L'Histoire est bel et bien vivante, et le paysage fortement évocateur. Le Cap est certainement l'endroit où commencer ce périple. Le Musée culturel du Cap se trouve dans le pavillon où les Hollandais ont parqué leurs esclaves durant cent trente ans, jusqu'à ce que les Britanniques conquièrent la colonie et en fassent leur tête de pont vers l'Inde. Avant d'atteindre les montagnes, la route traverse de douces vallées couvertes de vignes et de vergers établis dans les années 1680 par des réfugiés huguenots, les pères du vin sud-africain. La route passe par Paarl, au-delà du col rocailleux de Mitchell, pour rejoindre Ceres, joliment serti dans sa vallée fertile ; puis, quelques kilomètres plus loin, on pénètre dans le Grand Karroo. Nombreux sont ceux qui trouvent mélancolique cette terre brûlée, ingrate et désolée. Mais je suis tombé sous le charme du mystère et de l'oppressant sentiment d'espace infini qui s'en dégagent. Le Karroo est déformé par les koppies (de petites collines au sommet aplani) et parsemé de pompes éoliennes et de fermes au toit rouge ombragées par les cyprès. On y imagine facilement des chars à boeuf cahotants, précédant des troupeaux de moutons et de vaches. Les austères Voortrekkers boers [littéralement, premiers paysans vagabonds] avaient fui dans les années 1830 la domination britannique et les restrictions à la possession d'esclaves, émigrant vers l'intérieur de l'Afrique en entamant le Grand Trek [1834-1852] loin du Cap, qui constituait leur exode biblique et leur quête d'identité. A l'hôtel Lord Milner, à Matjiesfontein, le plancher de la chambre craque théâtralement. Les chambres, l'imposante cage d'escalier, le bar, le restaurant et les balcons : tout concourt à créer un magnifique monument d'époque. Jimmy Logan, un dynamique éleveur écossais, avait construit dans les années 1880 ce village victorien doté d'une seule rue, dans l'intention d'en faire un lieu de villégiature pour les habitants du Cap, qui pouvaient emprunter la nouvelle ligne de chemin de fer pour aller respirer l'air du désert. L'hôtel avait servi d'hôpital militaire durant la deuxième guerre des Boers [1899-1902]. Avant que la voie ferrée ne se

Boers

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Page 1: Boers

SOUVENIRS DE LA GUERRE DES BOERS

• Sur la route des colons britanniques

Du Cap à Pretoria, c'est une voie âpre, parmi les autruches et les impalas, qui remonte l'Histoire. Elle

retrace l'affrontement des Anglais et des Boers pour la conquête d'un pays où les Noirs n'avaient

encore aucun droit.

Ce n'est pas pour les petites natures, m'avait-on prévenu au Cap. C'est toute une aventure, et vous allez

l'adorer. Surtout ne quittez pas la route des yeux. Sage conseil. La route sinue sur près de 30 kilomètres

à travers les vestiges du massif du Swartberg, comme au temps où Thomas Bain [ingénieur qui

construisit les grands axes routiers au début du siècle] et ses forçats la construisaient à coups de pioche

et de pelle, une épopée qui a duré de 1881 à 1887. La pente est terriblement raide, avec des virages en

épingle à cheveux et des précipices de nature à vous soulever le coeur.

La route qui passe par le col du Swartberg est l'une des plus spectaculaires au monde, et sans doute

seuls des ingénieurs peuvent apprécier à sa juste valeur l'oeuvre de Bain. Thomas et son père Andrew

[1797-1864, explorateur et "inventeur" de la géologie sud-africaine] étaient de véritables bâtisseurs

d'empire.

Durant le long trajet en voiture du Cap à Pretoria, remontant le cours du temps, tout en zigzaguant sur

quelque 2 800 kilomètres à travers le désert et le veld, je revivais en pensée l'un des épisodes les plus

dramatiques de la croissance de l'Afrique du Sud. La route qui relie Le Cap au nord-est du pays suit les

anciennes pistes de chariots. A partir des années 1650 et jusqu'au XXe siècle, les boeufs constituaient le

moyen de transport privilégié de la colonisation de l'Afrique australe par les Européens.

Chaque localité traversée a quelque chose à raconter par la voix de ses monuments et de ses musées.

L'Histoire est bel et bien vivante, et le paysage fortement évocateur.

Le Cap est certainement l'endroit où commencer ce périple. Le Musée culturel du Cap se trouve dans le

pavillon où les Hollandais ont parqué leurs esclaves durant cent trente ans, jusqu'à ce que les

Britanniques conquièrent la colonie et en fassent leur tête de pont vers l'Inde. Avant d'atteindre les

montagnes, la route traverse de douces vallées couvertes de vignes et de vergers établis dans les années

1680 par des réfugiés huguenots, les pères du vin sud-africain. La route passe par Paarl, au-delà du col

rocailleux de Mitchell, pour rejoindre Ceres, joliment serti dans sa vallée fertile ; puis, quelques

kilomètres plus loin, on pénètre dans le Grand Karroo. Nombreux sont ceux qui trouvent mélancolique

cette terre brûlée, ingrate et désolée. Mais je suis tombé sous le charme du mystère et de l'oppressant

sentiment d'espace infini qui s'en dégagent.

Le Karroo est déformé par les koppies (de petites collines au sommet aplani) et parsemé de pompes

éoliennes et de fermes au toit rouge ombragées par les cyprès. On y imagine facilement des chars à

boeuf cahotants, précédant des troupeaux de moutons et de vaches. Les austères Voortrekkers boers

[littéralement, premiers paysans vagabonds] avaient fui dans les années 1830 la domination britannique

et les restrictions à la possession d'esclaves, émigrant vers l'intérieur de l'Afrique en entamant le Grand

Trek [1834-1852] loin du Cap, qui constituait leur exode biblique et leur quête d'identité.

A l'hôtel Lord Milner, à Matjiesfontein, le plancher de la chambre craque théâtralement. Les chambres,

l'imposante cage d'escalier, le bar, le restaurant et les balcons : tout concourt à créer un magnifique

monument d'époque.

Jimmy Logan, un dynamique éleveur écossais, avait construit dans les années 1880 ce village victorien

doté d'une seule rue, dans l'intention d'en faire un lieu de villégiature pour les habitants du Cap, qui

pouvaient emprunter la nouvelle ligne de chemin de fer pour aller respirer l'air du désert. L'hôtel avait

servi d'hôpital militaire durant la deuxième guerre des Boers [1899-1902]. Avant que la voie ferrée ne se

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prolonge au-delà de Matjiesfontein, les personnes qui voulaient se rendre aux mines de diamants de

Kimberley faisaient le voyage de six jours en diligence. Cela semble romantique aujourd'hui, mais le

trajet à travers la brousse était semé d'embûches, d'histoires de diligences qui se renversent, de roues

cassées, d'enlisement dans les rivières et d'attaques de bandits ou d'animaux sauvages. Des éléphants

furieux avaient un jour foncé sur un coche, le poussant hors de la piste avant de le piétiner jusqu'à le

réduire en miettes. "Trajet abominable", peut-on lire dans un récit relatant le voyage depuis Ceres.

Néanmoins, c'était mieux que de subir le sort des pionniers sans le sou qui devaient marcher jusqu'aux

gisements de diamants.

La route de Thomas Bain à travers le col de Swartberg mène jusqu'à Oudtshoorn, où des milliers

d'autruches parcourent les prés d'altitude. La région avait prospéré grâce à la mode édouardienne des

plumes, qui la font toujours vivre de nos jours, tout comme les oeufs, la viande et la peau de ces

oiseaux. La route continue vers le nord, en traversant la plaine dénuée d'arbres, jusqu'à Beaufort West.

Christiaan Barnard [chirurgien qui réalisa la première transplantation cardiaque en 1967] est le fils le

plus glorieux de la contrée.

Le lendemain, je roule en direction de l'est, vers Graaf-Reinet, l'une des plus vieilles villes du pays.

Etendue et d'une beauté saisissante avec ses nombreuses jolies maisons, elle est intimement liée à

l'histoire du Grand Trek. Quelques kilomètres à l'extérieur de la ville, sur la piste, apparaissent de

merveilleux panoramas sur la vallée de la Désolation et ses spectaculaires colonnes de dolérite.

J'avais réservé deux nuits à la ferme Kuilfontein, près de Colesberg. "Bienvenue chez nous !" me lance

Penny Southey, la femme de l'agriculteur. "Il y a cent ans, jour pour jour, les bombes britanniques ont

percé un trou dans le toit. Entrez donc prendre un verre. La ferme où vous séjournez a été âprement

disputée durant la guerre des Boers, raconte-t-elle, et les combats tout autour faisaient partie de la

bataille de Colesberg. Les Boers ont tenu la ville pendant plusieurs mois, et plusieurs collines des environs

portent le nom de régiments britanniques qui en faisaient le siège comme Suffolk ou Worcester." Au loin,

des impalas courent dans les broussailles. Après le dîner, je m'assois dehors, un verre à la main, et je

regarde dans le ciel dégagé les innombrables étoiles et les traces argentées laissées par les météorites,

savourant l'un des plaisirs magiques d'un voyage en Afrique du Sud.

Le lendemain, je franchis le fleuve Orange et roule en direction de Kimberley sur des routes secondaires,

m'arrêtant dans les petites localités de Philippolis, Fauresmith et Koffiefontein. Sur la rivière Modder, en

1899, les troupes britanniques qui se rendaient à Kimberley pour en briser le siège tombèrent dans une

embuscade tendue par les Boers. Ils purent finalement franchir la rivière et parvinrent jusqu'à la

lointaine colline de Magersfontein. Dans la plaine, devant la colline couverte de touffes d'épineux et de

mimosas, les Boers massacrèrent la Highland Brigade, l'élite de l'armée de Sa Majesté. Ce fut là que les

Britanniques commencèrent à tirer, non sans douleur, les leçons de leur guerre mal gérée : l'importance

de se mettre à l'abri, les tirs bien visés, l'abandon d'une conception de la guerre forgée durant la guerre

de Crimée. Le nouveau musée, situé sur la colline qui domine le champ de bataille, présente un

passionnant spectacle son et lumière sur les combats.

Kimberley avait soutenu le siège pendant trois mois, jusqu'en février 1900. Certains bébés nés durant

l'épreuve avaient survécu malgré le fait que le citoyen le plus célèbre et le plus arrogant de la ville, Cecil

Rhodes, s'était mêlé des questions militaires. Pendant la durée du siège, Rhodes vivait dans les pièces,

aujourd'hui préservées telles qu'elles étaient à l'époque, du bâtiment construit en 1897 pour devenir un

sanatorium. L'endroit est devenu de nos jours le musée McGregor, nommé ainsi en hommage à un des

maires de Kimberley. De temps à autre, les Boers tiraient sur l'hôtel Halfway voisin, espérant toucher

Rhodes, qui aimait s'y rendre à cheval pour boire une bière, juché sur sa selle. Le pub est toujours là.

A Kimberley, une visite au Big Hole [le grand trou] s'impose, au bord de la plus grande fosse jamais

creusée de main d'homme. La carrière fait partie de l'excellent musée des Mines, qui reconstitue

Kimberley à son apogée, au temps de la ruée vers le diamant. De vieux clichés montrent des milliers

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d'hommes qui creusent la terre toujours plus profondément et remontent de la boue dans de grossiers

paniers de corde. A sa fermeture, en 1914, le trou avait produit 28 millions de gravillons et de boue,

pour 3 tonnes de diamants. Les pierres précieuses ont constitué la base de l'économie sud-africaine,

créant l'énorme richesse qui finança ensuite le développement des mines d'or, à l'endroit qui allait

devenir Johannesburg.

En 1887, l'Africana Library [bibliothèque] de Kimberley était l'un des plus grands bâtiments de la ville. De

fait, dans cette grosse bourgade de baraques où vivaient chercheurs de diamants et mâcheurs de

cigares, où des dames coquines prenaient des bains de champagne, l'édifice exsudait la respectabilité

victorienne. Le bibliothécaire montre quelques-uns des joyaux contenus dans les archives, dont deux

des lettres écrites par David Livingstone [explorateur britannique qui a notamment reconnu le cours du

Zambèze et les chutes Victoria] en trente ans d'exploration africaine. Dans l'une d'elles, il comparait son

écriture à une araignée d'encre errant sur le papier.

Sur la route de Bloemfontein, on croise un petit musée situé sur le champ de bataille de Perdeberg.

Dehors se trouve le réservoir d'eau, criblé d'impacts de balle, d'un camp boer. Le musée de la Guerre de

Bloemfontein fait une large place aux souffrances subies dans les camps de concentration britanniques,

qui restent un sujet de polémique en Afrique du Sud. Un mémorial rappelle les 26 000 femmes et

enfants morts dans les camps. Emily Hobhouse, la pacifiste anglaise qui avait dénoncé les conditions de

vie dans ces endroits, est enterrée ici.

Pretoria marque la fin du voyage. Dominant la ville, le sinistre monument des Voortrekkers est dédié au

Grand Trek. Entouré par un cercle de chars à boeufs sculptés, il évoque avec force l'opiniâtreté et les

convictions qui soutenaient les Boers dans leur traversée de l'Afrique. Au Victoria Hotel, les dix vastes

chambres avaient été fréquentées par les officiers britanniques durant la guerre des Boers. Dans cette

atmosphère si victorienne, on imagine facilement les uniformes, les moustaches et la démarche assurée

de ces guerriers. La capitulation a été signée le 31 mai 1902, non loin de là, à Melrose House, au quartier

général britannique. A partir de là commence une autre aventure tumultueuse, celle de l'Afrique du Sud

au XXe siècle, de l'apartheid et de la lutte pour l'égalité des Noirs. Mais c'est une autre histoire.

Trevor Fishlock