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Bon Pour La Casse - Serge Latouche

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BON POUR LA CASSE

Nous avons tous l’expérience, qui avec sa machine àlaver, qui avec son poste de télévision ou son ordin-ateur, d’appareils et d’équipements tombant en pannepar suite de la défaillance d’un élément. Nous avonsdonc tous, à un moment ou un autre, été confrontés,fût-ce sans le savoir, au phénomène de l’obsolescenceprogrammée. Or, si cette pratique est désagréable etcoûteuse pour le consommateur, elle est désastreusepour l’écosystème. Cependant, autant l’expérienceconcrète de la chose est relativement familière, autantle mot et le sens du phénomène restent largement mé-connus du grand public. De quoi s’agit-il exactement ?Quelle est son origine, son histoire et son ampleur ?Quelles en sont les limites et les conséquences ?Quelles solutions peut-on proposer pour y remédier ?Le présent opuscule s’est donné pour objectif de tenterde répondre de façon simple et claire à ces légitimesquestions.

Serge Latouche, professeur émérite d’économie àl’université de Paris XI-Orsay, objecteur de crois-sance, est l’auteur de nombreux livres parmi lesquelsLe Pari de la décroissance (Fayard), Pour une sociétéd’abondance frugale (Mille et une nuits) ou Sortir dela société de consommation (LLL).

ISBN : 979-10-209-0027-2

© Les Liens qui Libèrent, 2012

Ce document numérique a été réalisé parNord Compo

À la mémoire de mon ami, GilesSlade, à qui ce livre doit tant,

et qui est mort inopinément av-ant sa publication.

L’obsolescence planifiéeou perçue est l’un des pires rav-ages de la société de gaspillageet mine à la fois les droits et lesintérêts légitimes des personnes,en tant que consommateurs etcitoyens.

Tim JACKSON1

1- Tim Jackson, Prospérité sans croissance. La transition vers uneéconomie durable, Bruxelles, De Boeck, 2010, p. 182.

Avant-propos

Comme tout étudiant économiste, j’avais en-tendu parler en cours du phénomène de l’obsolescencetechnique, c’est-à-dire de la perte de valeur deséquipements du fait de l’apparition de nouveaux mod-èles plus performants. Mais j’ignorais tout de l’obsol-escence planifiée, c’est-à-dire de l’introduction à des-sein d’une défaillance dans les appareils, et de l’obsol-escence symbolique, ou déclassement prématuré desobjets par la publicité et la mode. Pourtant, l’ouvrageclassique de Vance Packard sur le sujet, L’Art dugaspillage, avait été traduit et publié en France dès19621. J’ai eu connaissance de ces deux phénomènesbien après la fin de mes études, grâce à la lecture dejournaux ou de livres, en particulier ceux consacrés àla critique du capitalisme contemporain et de la so-ciété de consommation. Avec son ouvrage à succès surla société d’abondance (The Affluent Society, 19582),John Kenneth Galbraith, professeur à Harvard, in-troduisit la controverse sur l’obsolescence

programmée dans le monde académique états-unien,d’où elle commença petit à petit à pénétrer l’intelli-gentsia européenne.

Tout naturellement, ces expressions sont entréesdans la rhétorique de la mise en question de la sociétéde croissance pour dénoncer les impasses du dévelop-pement, et plus récemment dans l’argumentaire de ladécroissance. Toutefois, quand Cosima Dannoritzer apris contact avec moi et m’a dit avoir le projet de faireun film sur le sujet, j’ai tout de suite émis des réserves,tant sur la consistance du thème que sur ma com-pétence pour en parler. L’obsolescence programméeconstituait à mes yeux une raison parmi d’autres, maispas la plus importante, de condamner ou de rejeter lasociété de consommation et le système productiviste.En outre, les petits films documentaires qu’elle avaitréalisés sur la collecte des déchets à Barcelone, etqu’elle me montra lors de notre première rencontre, neme convainquirent pas non plus qu’elle tenait là unsujet susceptible d’intéresser et d’émouvoir le grandpublic. Il fallut toute sa persévérance et sa force de

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persuasion pour me décider à participer à son projet età y faire entrer la décroissance. Les quelques brèvesséquences du film dans lesquelles j’apparais nerendent pas compte des nombreuses heures que nousavons passées ensemble – à Barcelone à deux ou troisreprises, à Sienne où j’étais professeur invité et où ellem’a poursuivi avec son photographe, à Prades, enfin,dans une conférence publique et dans une villa privéequ’elle a envahie avec toute l’équipe de production.

Je dois avouer que je fus agréablement surprispar le résultat, ce film qu’elle avait fini par construireà partir d’une énorme accumulation de rushes. Je pen-sai immédiatement qu’il fallait l’accompagner d’unlivre qui en reprendrait la trame d’une façon plus lit-téraire. Je proposai à Madame Dannoritzer d’y trav-ailler ensemble. Il se trouve qu’elle y songeait aussi deson côté, peut-être en reprenant les interviews com-plètes des différents participants au documentaire,mais elle était trop absorbée par les tournées deprésentation et le succès du film. L’affaire est doncrestée en suspens.

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Entre-temps, Giles Slade, dont l’ouvrage Madeto Break3 constitue la principale base théorique duscénario, prit contact avec moi. Il eut la gentillesse dem’envoyer un exemplaire de son livre, et je me disd’emblée qu’il fallait le faire traduire en français.Pourquoi, en effet, écrire un nouveau livre sur l’obsol-escence programmée quand il en existait déjà un trèsbien documenté ? Au fil de nos échanges de courriersélectroniques, Giles Slade et moi devinrent des amis etdes complices. Chemin faisant, j’accumulai des notessur le sujet dans l’idée d’écrire une préface ou une in-troduction étoffée à la traduction de son ouvrage, etpeut-être, ensuite, un opuscule synthétique recadrantla thématique dans l’optique de la décroissance. Aprèsplusieurs tentatives infructueuses auprès des éditeursavec lesquels je travaille, je dus renoncer provisoire-ment à voir paraître cette traduction et inverser l’ordredes parutions projeté. Mais je garde espoir que l’in-térêt suscité par la question rendra nécessaire un jourde l’approfondir en revenant aux sources. Plusieursautres intervenants du film m’ont aussi fait découvrir

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certains aspects particuliers du phénomène : on ret-rouvera leurs noms au fil des pages. Toutefois, sans lelivre de Giles Slade et le film de Cosima Dannoritzer(Prêt à jeter/The Light Bulb Conspiracy4), le texte quisuit n’aurait jamais vu le jour ; c’est dire à quel pointje leur suis redevable. Il est donc juste qu’ils se part-agent l’hommage rendu à ses mérites éventuels, tandisque je reste seul responsable de ses imperfections5.

1- Vance Packard, L’Art du gaspillage, Paris, Calmann-Lévy,1962 (titre original : The Waste Makers). Dans la suite de l’ouvrage, cetteréférence sera notée V.P.

2- Traduit en français sous le titre L’Ère de l’opulence, Paris,Calmann-Lévy, 1961.

3- Giles Slade, Made to Break. Technology and Obsolescence inAmerica, Cambridge, Harvard University Press, 2006. Dans la suite de l’ouv-rage, cette référence sera notée G.S.

4- Le film a été diffusé sur Arte à plusieurs reprises et a notammentdonné lieu à une soirée thématique.

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5- Je ne peux que reconnaître ma dette à l’égard de nombreux autresauteurs, bien qu’il me soit impossible d’en dresser une liste exhaustive. Je re-mercie également tout particulièrement mes ami(e) s Christian Araud, SophieCatala, Didier Harpages, Bernard Legros, Gilbert Rist et Michaël Singletonpour avoir pris la peine de lire une première version de mon travail et m’avoirfait bénéficier de leurs remarques et suggestions judicieuses.

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Introduction

L’addiction à la croissance

Voilà quelque temps, mon ordinateur, qui medonnait jusque-là entière satisfaction, se bloque sansque je réussisse à le remettre en marche. Je vais chezle vendeur et réparateur qui m’avait déjà dépanné lorsd’incidents antérieurs. Après examen, il diagnostiquela mort du disque dur et ajoute que, vu l’âge de la« bécane », ce n’est pas étonnant, puisque le disque enquestion est conçu pour avoir une durée de vie de troisans.

La même chose se produit avec les objets lesplus inattendus. Ainsi, un jour, une branche de mamonture de lunettes lâche. L’opticien à l’ancienne quej’ai la chance d’avoir tout près de chez moi me pro-pose d’adapter une branche comparable qu’il dénichedans son stock, ce qui me va très bien. Seulement, lasemaine suivante, c’est la deuxième branche qui lâche.

De retour chez l’opticien, je m’étonne : y a-t-il untruc ? Il m’avoue : « Vous ne le saviez pas ? Ce typede lunettes est prévu pour durer deux ans. » Nousavons tous connu des expériences comparables, quiavec sa machine à laver, qui avec son poste de télévi-sion. Nous avons donc tous été confrontés, fût-ce sansle savoir, au phénomène de l’obsolescenceprogrammée.

Le point de départ de l’obsolescence program-mée, c’est l’addiction de notre système productif à lacroissance. Notre société a lié son destin à une organ-isation fondée sur l’accumulation illimitée. Que nousle voulions ou non, nous sommes condamnés àproduire et consommer toujours plus. Dès que la crois-sance ralentit ou s’arrête, c’est la crise, voire la pan-ique. Cette nécessité fait de la croissance un « corsetde fer1 », selon l’expression célèbre de Max Weber.L’emploi, le paiement des retraites, le renouvellementdes dépenses publiques (éducation, sécurité, justice,culture, transports, santé, etc.) supposent l’augmenta-tion constante du produit intérieur brut (PIB),

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considéré à tort par la plupart des commentateurscomme le baromètre de notre bien-être, sinon de notrebonheur. Produire plus implique nécessairement deconsommer plus. Nous vivons donc dans des sociétésde croissance.

La société de consommation en est l’aboutisse-ment. La société de croissance peut être définiecomme une société dominée par une économie decroissance et qui tend à s’y laisser absorber. La crois-sance pour la croissance devient ainsi l’objectif prim-ordial, voire unique, de l’économie et de la vie. Il nes’agit pas de croître pour satisfaire des besoins recon-nus, ce qui serait une bonne chose, mais de croîtrepour croître. Faire croître indéfiniment la production,donc la consommation, et pour cela susciter de nou-veaux besoins à l’infini, mais aussi, au final – ce quel’on se garde bien de dire à une heure de grandeécoute –, faire croître la pollution, les déchets et la de-struction de l’écosystème planétaire : telle est la loid’airain du système. « Ce système auto-entretenucontribue-t-il d’une manière ou d’une autre à la

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prospérité ? s’interroge Tim Jackson. N’existe-t-il pasun stade où “assez est assez”, un point à partir duquelnous devrions arrêter de produire et de consommerautant ? De toute évidence, la dépendance structurelledu système à la croissance continue est l’un des fac-teurs qui empêchent un tel scénario de se développer.L’obligation de vendre plus de biens, d’innover enpermanence, d’encourager un niveau toujours plusélevé de demande de consommation est alimentée parla recherche de la croissance. Mais cet impératif estdésormais tellement puissant qu’il semble saper les in-térêts de ceux qu’il est censé servir2. »

Dès ses débuts, la société de croissance s’estheurtée au problème des débouchés. Elle ne peut en-gendrer des profits en comprimant la consommationouvrière qu’à la condition de trouver des acheteurspour une production excédentaire. Périodiquement(tous les dix ans environ), l’industrie connaît unegrave crise de surproduction. Sigismonde de Sismondiest l’un des premiers à avoir dénoncé et analysé cephénomène3. Il se convertit au socialisme, à ses yeux

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la seule solution capable à long terme d’éliminer lephénomène de la sous-consommation ouvrière chro-nique et de l’engorgement périodique des marchés.L’économie capitaliste s’en sort tant bien que mal enchoisissant une autre voie, dont il montre les limites :l’expansion du système et l’ouverture des marchés ex-térieurs pour l’exportation de l’excédent. Dans uneéconomie productiviste à bas salaires, l’augmentationde la production n’est pas tant tirée par la demande in-térieure que par celle des pays étrangers, dont il s’agitde conquérir les marchés, fût-ce à coups de canon. Onrencontre là une tendance récurrente dans l’histoire ducapitalisme moderne, qui ressurgit aujourd’hui avecles politiques de rigueur et d’austérité.

Dans cette grande compétition, certaineséconomies, comme l’Allemagne, réussissent à tirerleur épingle du jeu, mais pour l’ensemble du mondecette voie mène à une impasse, car les exportationsdes uns sont nécessairement les importations desautres. C’est un jeu à somme nulle. Dire que tousdoivent exporter pour que l’économie fonctionne est

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plus absurde encore que de dire que tous doivent s’en-detter… Au fur et à mesure que la production aug-mente et que le capitalisme se généralise sur laplanète, la consommation devient donc un impératifincontournable. La production en série, tout par-ticulièrement, a besoin de la consommation de massepour s’écouler. Toutefois, si la croissance de la pro-ductivité condamne à consommer toujours plus, ellemenace aussi toujours plus l’emploi. Comme la réduc-tion du temps de travail, qui serait la solution de bonsens pour pallier la trop grande efficacité des ma-chines, ne fait pas l’affaire des capitalistes, elle nepeut avoir lieu que si elle est imposée par les syndicatset l’État. Toujours susceptible d’être remise en cause,elle est devenue pratiquement impossible avec la mon-dialisation et le libre-échange. Les délocalisationsmassives vers les pays à très bas salaires, la général-isation de la précarité et du chômage ont tellement ac-cru la concurrence entre les travailleurs des pays occi-dentaux qu’ils deviennent spontanément des adeptesdu « travailler plus ». Pis encore, ils acceptent

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simultanément de gagner moins. Dans ces conditions,le seul antidote au chômage permanent, c’est encoreplus de croissance pour écouler la production, et plusd’endettement. À la fin, le cercle vertueux devient uncycle infernal… Pour le travailleur, la vie « se réduitle plus souvent à celle d’un biodigesteur qui métabol-ise le salaire avec les marchandises et les marchand-ises avec le salaire, transitant de l’usine à l’hyper-marché et de l’hypermarché à l’usine4 », sous la men-ace permanente du chômage.

Du côté des capitalistes, les choses sont con-trastées. Les uns, en général les plus gros, se reconver-tissent dans la finance et s’efforcent de s’enrichir enspéculant sur les marchés ; les autres, de plus en plusstressés, voient leurs profits fondre avec la baisse duprix des produits, engendrée par leur abondance et parla concurrence exacerbée pour les vendre. Aussi a-t-onassisté début 2012, en particulier en Italie du Nord, àune véritable épidémie de suicides chez les patrons depetites et moyennes entreprises, qui n’arrivent plus às’en sortir.

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Quant à la nature, vers laquelle tous s’efforcentd’externaliser les coûts et la souffrance de la crois-sance, elle est exploitée, saccagée et détruite sanspitié. Jamais les individus n’ont atteint un tel degré dedéréliction. L’industrie des « biens de consolation »tente en vain d’y remédier5. Ainsi sommes-nousdevenus « toxicodépendants » à la croissance. Il nes’agit d’ailleurs pas seulement d’une métaphore. Latoxicodépendance est polymorphe. À la boulimie con-sommatrice des accros aux supermarchés et auxgrands magasins répond le workalcoholism, l’addic-tion au travail des salariés, alimentée, le cas échéant,par la surconsommation d’antidépresseurs et même,selon des enquêtes britanniques, par la consommationde cocaïne chez les cadres supérieurs qui veulent êtreà la hauteur6. L’hyperconsommation de l’individucontemporain « turbo-consommateur » débouche surun bonheur blessé ou paradoxal7. L’analyse man-agériale de l’addiction n’est pas moins terrifiante.Selon Andrew Grove, président d’Intel Corporation,« la peur de la concurrence, la peur de la faillite, la

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peur de se tromper, la peur de perdre peuvent être depuissantes motivations. Comment cultiver la peur deperdre chez nos employés ? Nous ne pouvons le faireque si nous l’éprouvons nous-mêmes8 ». Sans entrerdans le détail de ces « maladies engendrées parl’homme », on ne peut que souscrire au diagnostic duprofesseur Belpomme : « La croissance est devenue lecancer de l’humanité9. »

Dans les années 1950, on demanda au présidentEisenhower, lors d’une conférence de presse, ce queles citoyens devaient faire pour combattre la récession.Il répondit :

« Acheter !– Mais quoi ?– N’importe quoi10 ! »La consommation forcenée est ainsi devenue

une nécessité absolue pour éviter la catastrophe de lacrise et du chômage. « Un achat aujourd’hui, unchômeur de moins. Peut-être vous ! » proclame unepublicité américaine. On en a fait à la radio et à la téléde Detroit une chanson à la mode :

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Acheter !C’est continuer à travailler.Acheter !C’est votre avenir assuré.Achetez, achetezCe qu’aujourd’hui vous désirez11.

Encore faut-il désirer ! Fort heureusement, ledésir, à la différence des besoins, ne connaît pas lasatiété. C’est qu’il porte sur un objet perdu et introuv-able, selon les psychanalystes. À défaut de retrouver le« signifiant perdu », la pulsion libidinale se porte surdes objets de substitution, comme le pouvoir, larichesse, le sexe ou l’amour – toutes choses dont lasoif ne connaît pas de limites –, ou encore sur le rêveimpossible d’immortalité. « L’animal humain est unebête qui meurt, et, s’il a de l’argent, il achète et achèteet achète encore », dit Big Daddy dans La Chatte surun toit brûlant, de Tennessee Williams (1955). « Et jepense que la raison pour laquelle il achète tout ce qu’ilpeut, commente Tim Jackson, c’est qu’au fond de sa

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tête il nourrit l’espoir insensé qu’un de ses achatsdurera pour toujours12. »

Les efforts de publicité consistent à présenter lesproduits de l’industrie comme des moyens d’acquérirles objets du désir ou leurs substituts. Le succès est in-contestable, mais le résultat naturellement décevant,pour le consommateur comme pour le vendeur. En ef-fet, on ne peut accumuler sans limite les voitures, lesréfrigérateurs ou les machines à laver sans arriver àsaturation. Pour maintenir la demande, il faut de toutenécessité que ces objets périssent, et même de plus enplus vite. Tel est le fondement de l’obsolescenceprogrammée.

Dès 1950, Victor Lebow, un analyste du marchéaméricain, avait compris la logique consumériste :« Notre économie, immensément productive, exigeque nous fassions de la consommation notre style devie […]. Nous avons besoin que nos objets se consom-ment, se brûlent et soient remplacés et jetés à un tauxen augmentation continue13. » Il fallait inventer, enconclut Vance Packard, des tactiques commerciales

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qui transforment les Américains en consommateursobligatoires, voraces et gaspilleurs, et fabriquer desarticles qui permettent ce gaspillage14.

C’est précisément ce que firent la publicité, lecrédit à la consommation et l’obsolescence program-mée. Ces trois ingrédients, en effet, sont nécessairespour que la société de consommation puisse pour-suivre sa ronde diabolique : la publicité crée le désirde consommer, le crédit en donne les moyens, l’obsol-escence programmée en renouvelle la nécessité. Cesressorts de la société de croissance constituent devéritables « pousse-au-crime » en ce qui concerne lesécosystèmes et accélèrent leur destruction.

La publicité a pour mission de nous faire désirerce que nous n’avons pas et mépriser ce dont nousjouissons déjà. Elle crée et recrée la tension du désirfrustré. Les ténors de cette industrie se qualifient eux-mêmes fièrement de « marchands de mécontente-ment15 ». « Je suis un publicitaire, déclare sans com-plexe Frédéric Beigbeder. Vous faire baver est mamission. Dans mon métier, personne ne désire votre

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bonheur, parce que les gens heureux ne consommentpas16. »

Toutefois, les publicitaires sont aussi desmarchands de rêves. Ils sollicitent le désir parce quecelui-ci est insatiable. Colin Campbell décrit ainsi lemystère de la consommation moderne : « Le trait leplus spécifique de la consommation moderne, sa cara-ctéristique en tant qu’activité qui implique une pour-suite apparemment sans fin de désirs, est son insatiab-ilité17. » Cette sollicitation s’opère par les artifices lesplus classiques, en particulier le sexe, afin de vendredes produits qui, à l’image des voitures, peuvent serévéler techniquement efficaces pour satisfaire le be-soin de déplacement, mais infiniment moins pourétancher la soif de puissance et calmer la li-bido – même si se promener en ville avec un 4×4 Cay-enne turbo18, la voiture préférée des caïds de banlieue,peut épater le gogo, et si une belle Alfa Romeo sportpeut devenir un moyen de séduire des filles faciles…En conséquence, la demande se porte de moins en

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moins sur des biens de grande utilité, et de plus enplus sur des biens de haute futilité19.

« Toute l’activité des marchands et des publi-citaires, note l’économiste Bernard Maris, consiste àcréer des besoins dans un monde qui croule sous lesproductions. Cela exige un taux de rotation et de con-sommation des produits de plus en plus rapide, doncune fabrication de déchets de plus en plus forte et uneactivité de traitement des déchets de plus en plus im-portante20. » Mais, poursuit-il, « comment consommertous ces objets qui s’offrent à nos yeux, tous ces paysà prix cassés ? Plus la profusion s’étale, plus lemanque et la rareté s’exacerbent21 ». La réponse estdans une fuite en avant perpétuelle. « La publicité, lit-on dans le journal professionnel Printer’s Ink, doitproduire des consommateurs à la chaîne, de la mêmefaçon que les usines sortent des objets manufac-turés22. »

Un sondage réalisé auprès des présidents desplus grandes firmes états-uniennes a révélé que 90 %d’entre eux reconnaissent qu’il serait impossible de

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vendre un nouveau produit sans campagne publi-citaire ; 85 % déclarent que la publicité persuade« fréquemment » les gens d’acheter des choses pourlesquelles ils n’ont pas l’usage ; et 51 % ajoutentmême que la publicité persuade les gens d’acheter deschoses qu’ils ne désirent pas vraiment23. Élément es-sentiel du cercle vicieux et suicidaire de la croissancesans limite, la publicité, qui constitue le deuxièmebudget mondial après l’armement, est incroyablementvorace : 300 milliards de dollars aux États-Unisen 2007, 15 milliards d’euros en France en 2003.En 2004, les entreprises françaises ont in-vesti 31,2 milliards d’euros pour leur communication(soit 2 % du PIB et trois fois le déficit de la Sécu !).Au total, pour l’ensemble du globe, cela représente unmontant colossal de plus de 1 000 milliards de dollarsde dépenses annuelles. « Et que fait l’État publicitaire,le Léviathan-pub, avec son budget astronomique ?s’interroge Michael Löwy. Il nous abreuve, nous in-onde de sa production. Il occupe les rues, les murs, lesroutes, les paysages, les airs et les montagnes. Il

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envahit les boîtes aux lettres, les chambres à coucher,les salles à manger. Il a mis sous sa coupe la presse, lecinéma, la télévision, la radio. Il a pollué le sport, lachanson, la politique, les arts. Il nous persécute, nousagresse, nous harcèle, du matin au soir, du lundi au di-manche, de janvier à décembre, du berceau à la tombe,sans pause, sans relâche, sans vacances, sans arrêt,sans trêve24. »

L’agression se déploie tous azimuts, la traqueest permanente : pollution mentale et spirituelle, pollu-tion visuelle, pollution sonore. Ce sont des émissions« saucissonnées », des enfants manipulés et perturbés(car les plus faibles sont les premiers visés), des forêtsdétruites (40kg de papier chaque année dans nosboîtes aux lettres). Et, au final, les consommateurspaient l’addition, soit 500 euros par an et par per-sonne. Les jeunes Français, à l’instar des jeunes États-Uniens, passent plus de temps devant les écrans quesur les bancs de l’école : ils occupent ces derniersvingt à trente heures par semaine pendant trente se-maines par an, alors qu’ils consomment de la télé ou

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des jeux vidéo soixante à soixante-dix heures pendantcinquante-deux semaines. Le système publicitaire oc-cupe la place abandonnée par les parents et que l’écolene remplit pas. Sponsorisées par les grandes marquesqui paient les fournitures scolaires, certaines écolesétats-uniennes offrent même, en compensation, desémissions télévisuelles et publicitaires dans l’enceintede l’école. C’est l’histoire édifiante de Channel One,réseau de soft news destiné au lycée, racontée par Ben-jamin Barber : « [Ce réseau] a été développé parWhittle Communications qui offrait du matériel detélécommunication gratuit (uniquement en prêt ou enlocation) en échange d’un accès aux salles de classedes lycées, pour neuf minutes d’info-spectacle soft en-trelardées de trois minutes de publicité pure et dure.Les écoles qui ont accepté ce pacte avec le diable(plus de 12 000 lycées regroupant 8 millions d’élèvesdans la grande majorité des États américains) étaientpour l’essentiel des établissements pauvres descentres-villes, ceux qui pouvaient le moins se per-mettre de gaspiller de précieuses minutes de temps

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scolaire à écouter des publicités, ou de renforcer lasursaturation commerciale d’enfants déjà pleinementimmergés dans les médias marchands hors del’école25. » C’est un véritable programme de lobotom-isation et de colonisation de l’imaginaire, illustré parles tristement célèbres déclarations de Patrick Le Laylorsqu’il était patron de TF126.

La maxime du consumérisme selon le philo-sophe Günther Anders est : « Apprends à avoir besoinde ce qui t’est offert. » « Car les offres de lamarchandise, ajoute-t-il, sont les commandementsd’aujourd’hui. […] Car le refus d’acheter est con-sidéré comme un véritable sabotage des ventes,comme une menace pour les légitimes exigences de lamarchandise et, par conséquent, pas seulement commeune chose inconvenante mais aussi, positivement,comme un délit s’apparentant au vol27. » Suivant la lo-gique consumériste, « dix voleurs valent mieux qu’unascète28 ». Les usagers et autres consommateurs ontretenu la leçon. Pendant la récession de 1958 auxÉtats-Unis, les clients se sont mis brusquement à voler

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dans les supermarchés au rythme de 250 millions dedollars de marchandises par an29. Juste retour deschoses, la mise à sac des temples de l’hyperconsom-mation devient ainsi un sport de masse quand lesdrogués du consumérisme indignés descendent dans larue. Günther Anders parle de notre « néophilie ».Nous sommes clairement en présence d’un glissementde type « macluhanesque », dans lequel on peut voirun nouveau média formater une nouvelle con-science30.

L’usage de la monnaie et du crédit, qui permetde faire consommer ceux dont les revenus ne sont passuffisants et de faire investir les entrepreneurs qui nedisposent pas du capital nécessaire, complète letableau. Même avec la crise, le crédit n’est pas mort.Le directeur de General Foods déclare :« Aujourd’hui, le client veut que ses désirs se réalisenttout de suite, qu’il s’agisse d’une maison, d’une voit-ure, d’un réfrigérateur, d’une tondeuse à gazon, d’uncostume, d’un chapeau, d’un voyage. Il le paiera en-suite avec ses revenus à venir31. »

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Cependant, le crédit, avec le mécanisme du tauxd’intérêt composé, est un puissant « dictateur » decroissance au Nord, mais aussi, de façon plus de-structrice et plus tragique, au Sud, entretenant le cerclevicieux suicidaire du toujours plus32. Cette logique« diabolique » de l’argent qui réclame toujours plusd’argent n’est autre que celle du capital. On est face àce que Giorgio Ruffolo appelle joliment le « terror-isme de l’intérêt composé33 ». Quel que soit le nomdont on l’affuble pour le légitimer – retour sur invest-issement (return on equity), valeur pourl’actionnaire –, quel que soit le moyen del’obtenir – en comprimant impitoyablement les coûts(cost killing, downsizing), en extorquant une législa-tion abusive sur la propriété (brevets sur le vivant) ouen construisant un monopole (Microsoft) –, il s’agittoujours du profit, moteur de l’économie de marché etdu capitalisme à travers ses diverses mutations.

Cette recherche du profit à tout prix se fait grâceà l’expansion de la production-consommation et à lacompression des coûts. Les nouveaux héros de notre

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temps sont les cost killers, ces managers que lesfirmes transnationales s’arrachent à prix d’or, leur of-frant des matelas de stock-options et des golden para-chutes34. Formés le plus souvent dans les businessschools, qu’il serait plus juste d’appeler « écoles de laguerre économique », ces stratèges ont à cœur d’exter-naliser au maximum les charges pour en faire porter lepoids sur leurs employés, leurs sous-traitants, les paysdu Sud, leurs clients, les États et les services publics,les générations futures, mais par-dessus tout sur lanature, à la fois pourvoyeuse de ressources etpoubelle. Celle-ci se voit en outre sommée de payerles dommages collatéraux, comme la pollution dugolfe du Mexique engendrée par l’explosion, en 2010,de la plate-forme de forage Deep Horizon de la sociétéBP. Cependant, à notre époque, tout capitaliste, toutfinancier, mais aussi tout Homo œconomicus (et nousle sommes tous dans une certaine mesure) tend à de-venir un « criminel » ordinaire plus ou moins com-plice de la banalité économique du mal35. Un banquierlucide confesse : « Apprendre aux jeunes à acheter à

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crédit, c’est comme leur apprendre l’usage de ladrogue36. »

« J’ai lu (dans Sales Credit News), raconteVance Packard, une parabole (fort peu biblique) surles fiancés sages et les fiancés fous. Les insenséss’étaient fixé un plan systématique d’économiesjusqu’à ce qu’ils puissent se marier et fonder un foyersans faire de dettes. C’était stupide, expliquait-on, deremettre ainsi à plus tard le plaisir de vivre ensemble,car ils gâchaient les plus belles années de leur vie. Deplus, ils privaient l’économie nationale de plusieursannées de consommation familiale.

« Les sages, au contraire, ne retardaient pas leurunion sous prétexte qu’ils n’avaient pas d’argent. Ilsse mariaient tout de suite, faisaient leur voyage denoces à crédit, achetaient une voiture, une maison etles meubles à crédit. Ces héros de la bataillecommerciale, précisait-on, stimulaient la productiondu pays, contribuaient à diminuer le chômage, aug-mentaient le pouvoir d’achat et élevaient le standingde vie.

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« Cette parabole, conclut Vance Packard – quiécrit dans les années 1960 mais dont les analyses n’ontpas pris une ride –, ne disait pas s’ils vivaient heureux.Il y a des chances que non. Une vie au bord de la fail-lite financière sous la pression des factures impayéescrée une tension conjugale. Cette constatation inspiréepar le bon sens a été confirmée par de nombreuses en-quêtes37. »

De fait, beaucoup de foyers écrasés de dettes sesont laissé tenter par la possibilité de les liquidertoutes… en contractant un nouvel emprunt38. Ainsi ai-je vu à Périgueux, en 2012, la vitrine d’une officine derefinancement (credit revolving) proclamer triom-phalement, photo d’une séduisante jeune femme s’en-volant vers le supermarché à l’appui : « Regroupezvos crédits pour redonner vie à vos envies ». Ce ren-versement de la sagesse traditionnelle del’économat – ne jamais dépenser avant d’avoirl’épargne nécessaire – est largement dû à l’écrasementdu temps. Il faut anticiper sans attendre et réaliser

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dans l’instant les projets d’un avenir qui de ce fait estaboli et devient lui aussi obsolète.

Aux États-Unis, sur le marché de l’automobile,les prêts ont augmenté de 800 % entre 1947 et 1957.Mais, depuis, on a fait beaucoup mieux avec lescrédits dits NINJA (no income, no job, no assets,c’est-à-dire sans revenu, sans travail et sans pat-rimoine), dont les montagnes vertigineuses ont pro-voqué la crise dite des sub-primes en août 2007. « Unefois que l’on a reconnu dans les offres de la marchand-ise les commandements d’aujourd’hui, notait déjàGünther Anders, on ne s’étonne plus que même ceuxqui ne peuvent pas se le permettre achètent lesmarchandises offertes. S’ils le font, c’est parce qu’ilspeuvent encore moins se permettre de ne pas suivre lescommandements, c’est-à-dire de ne pas acquérir lesmarchandises. Depuis quand l’appel du devoirépargne-t-il les indigents ? Depuis quand le devoirfait-il une exception pour les havenots, ceux qui n’ontrien ? Tout comme, selon Kant, nous devons aussi etsurtout remplir notre devoir quand il s’oppose à nos

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penchants, nous devons aujourd’hui le remplir mêmes’il s’oppose à notre propre “avoir”, même si nousn’en avons pas les moyens ; surtout si nous ne lesavons pas. Les commandements des marchandisessont catégoriques. Lorsqu’elles annoncent leur “must”,ce serait pur sentimentalisme que d’invoquer la pré-carité de sa situation personnelle déchirée entre ledevoir et l’avoir39. » Et il conclut : « On ne finit paspar avoir ce dont on a besoin : on finit par avoir besoinde ce qu’on a40. »

Ainsi, avec l’obsolescence programmée, la so-ciété de croissance possède l’arme absolue du con-sumérisme. On peut résister à la publicité, refuser deprendre un crédit, mais on est généralement désarméface à la défaillance technique des produits. Au boutde délais toujours plus brefs, des appareils et équipe-ments devenus des prothèses indispensables de notrecorps, des lampes électriques aux paires de lunettes,tombent en panne par suite de la défaillance voulued’un élément. Impossible de trouver une pièce de

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rechange ou un réparateur. Réussirait-on à mettre lamain sur l’un ou l’autre qu’il nous en coûterait pluscher que de racheter du neuf fabriqué à prix cassé dansles bagnes du Sud-Est asiatique. Et c’est ainsi que desmontagnes d’ordinateurs échouent, en compagnie detéléviseurs, de réfrigérateurs, de lave-vaisselle, de lec-teurs DVD et de téléphones portables, dans lespoubelles et les décharges, engendrant des risques depollution divers. Cent cinquante millions d’ordinateurssont transportés chaque année dans des déchetteries duTiers Monde (500 bateaux par mois vers le Nigeria etle Ghana !), au mépris de toutes les normes sanitaires,alors qu’ils contiennent des métaux lourds et toxiques(mercure, nickel, cadmium, arsenic, plomb)41.

L’obsolescence programmée constitue un élé-ment clef de la société contemporaine. Cependant, sil’expérience concrète du phénomène est relativementfamilière, l’expression reste largement inconnue dugrand public. De quoi s’agit-il exactement ? Quellessont l’origine et l’histoire du phénomène, et commentexpliquer sa relative méconnaissance ? Quelle en est

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l’ampleur ? Quelles en sont les limites et les con-séquences ? Quelle solution peut-on proposer pour yremédier ? Telles sont quelques-unes des questionsque nous nous proposons d’aborder dans le présentopuscule.

1- « Corset de fer » me paraît rendre plus exactement l’expression al-lemande stahlhartes Gehäuse que « cage de fer », que l’on trouve couram-ment dans les traductions françaises.

2- Tim Jackson, Prospérité sans croissance, op. cit., p. 104.

3- Jean Charles Léonard Simonde de Sismondi, Nouveaux principesd’économie politique, ou De la richesse dans ses rapports avec la population[1819], 2 tomes, Genève-Paris, Éditions Jeheber, 1951.

4- Paolo Cacciari, Pensare la decrescita. Sostenibilità ed equita,Naples, Cantieri Carta/Edizioni Intra Moenia, 2006, p. 102.

5- Voir Bertrand Leclair, L’Industrie de la consolation, Genève, Ver-ticales, 1998.

6- Nous, Français, détenons dans ce domaine un triste record : nousavons acheté en 2005 41 millions de boîtes d’antidépresseurs. Voir PascalCanfin, L’Économie verte expliquée à ceux qui n’y croient pas, Paris, LesPetits Matins, 2006, p. 110.

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7- Gilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal. Essai sur la sociétéd’hyperconsommation, Paris, Gallimard, 2006.

8- Andrew S. Grove, Only the Paranoid Survive [ « Seuls les paranossurvivent »], cité par Christian Laval, L’Homme économique. Essai sur les ra-cines du néo-libéralisme, Paris, Gallimard, 2007, p. 450.

9- Dominique Belpomme, Avant qu’il ne soit trop tard, Paris, Fayard,2007, p. 211.

10- Cité in V.P., p. 26.

11- Ibid.

12- Tim Jackson, Prospérité sans croissance, op. cit., p. 187.

13- Rapport du Worldwatch Institute (State of the World 2000), citépar Piero Bevilacqua, La terra è finita. Breve storia dell’ambiente, Rome-Bari, Laterza, 2006, p. 80. « La seule solution pour un groupe comme le nôtre,déclarent les responsables de Procter & Gamble, est de lancer de nouveauxproduits tous les ans », cité par Jean-Paul Besset, Comment ne plus être pro-gressiste… sans devenir réactionnaire, Paris, Fayard, 2005, p. 144.

14- V.P., p. 36.

15- Ibid., p. 304. Selon un directeur de General Motors, « la clé de laprospérité économique consiste dans la création d’un sentiment d’insatisfac-tion ». Cité par Paco Puche in Carlos Taibo (dir.), Decrecimientos. Sobre loque hay que cambiar en la vida cotidiana, Madrid, Catarata, 2010, p. 194.

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16- Frédéric Beigbeder, 99 francs, Paris, Grasset, 2000, ici cité parStefano Bartolini, Manifesto per la félicita. Come passare dalla società delben-avere a quella del ben-essere, Rome, Donzelli, 2010, p. 4. « Nous nepouvons nous développer qu’en société de surconsommation. Ce surplus estle nécessaire du système… Ce système fragile perdure seulement par le cultede l’envie », avoue Jacques Séguéla, publicitaire français, orfèvre en lamatière, dans un livre au titre révélateur : L’argent n’a pas d’idées, seules lesidées font de l’argent (Paris, Seuil, 1993).

17- G.S., p. 265.

18- Prix : 110 000,00 euros. Vitesse maximale : 275 km/h. Consom-mation urbaine : 22 litres au cent. Émission de CO2 : 358 g/km.

19- Il y a des biens « ad alta utilità » (de grande utilité) et des biens« ad alta futilità » (de grande futilité), selon Paolo Cacciari, Decrescita o bar-barie, Naples, Carta/edizioni Intra Moenia, 2008, p. 29.

20- Bernard Maris, Antimanuel d’économie, t. 2 : Les cigales, Paris,Bréal, 2006, p. 49.

21- Ibid., p. 52.

22- Cité in V.P., p. 214.

23- André Gorz, Capitalisme, socialisme, écologie, Paris, Galilée,1991, p. 170.

24- Michael Löwy, Écosocialisme. L’alternative radicale à la cata-strophe écologique capitaliste, Paris, Mille et une nuits, 2011, p. 145. Le

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système publicitaire non seulement « s’empare de la rue, envahit l’espace col-lectif – en le défigurant –, s’approprie tout ce qui a vocation publique, lesroutes, les villes, les moyens de transport, les gares, les stades, les plages, lesfêtes », mais encore « il inonde la nuit comme il accapare le jour, il cannibal-ise Internet, il colonise les journaux, imposant leur dépendance financière etamenant certains d’entre eux à se réduire à de pitoyables supports. Avec latélévision, il possède son arme de destruction massive, instaurant la dictaturede l’audimat sur le principal vecteur culturel de l’époque. Ce n’est pas assez.La publicité prend aussi d’assaut l’univers privé, les boîtes aux lettres, lesmessageries électroniques, les téléphones, les jeux vidéo, les radios de salle debains. Et voilà maintenant qu’elle se saisit du téléphone arabe ». Jean-PaulBesset, Comment ne plus être progressiste… sans devenir réactionnaire, op.cit., p. 251.

25- Benjamin Barber, Comment le capitalisme nous infantilise, Paris,Fayard, 2007, p. 200.

26- « Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dansune perspective “business”, soyons réalistes : à la base, le métier de TF1, c’estd’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. Or, pour qu’un mes-sage publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soitdisponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ceque nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain dispon-ible. » Patrick Le Lay, Les Dirigeants face au changement, cité par PatrickViveret, Reconsidérer la richesse, Paris, Éditions de l’Aube, 2003, p. 32.

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27- Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme àl’époque de la deuxième révolution industrielle (1956), Paris, Encyclopédiedes nuisances, 2002, p. 197.

28- Günther Anders, proverbe molussien, ibid., p. 198.

29- V.P., p. 232.

30- G.S., p. 274.

31- Cité in V.P., p. 151.

32- Le prêt à intérêt composé, ou anatocisme, consiste à ajouter péri-odiquement (tous les mois ou tous les ans, par exemple) l’intérêt au principal.Si le principal de la dette n’est pas remboursé, celle-ci augmente automatique-ment très vite et, bientôt, les seuls intérêts dépassent le montant de la detteinitiale.

33- Giorgio Ruffolo, Crescita e sviluppo : critica e prospettive, Fal-conara/Macerata, 8-9 novembre 2006.

34- L’anglais étant la langue du business, il s’est imposé dans lemonde de la finance et de l’économie.

35- Voir nos analyses dans Justice sans limites, Paris, Fayard, 2003.

36- V.P., p. 179.

37- Ibid., p. 159.

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38- Ibid., p. 152.

39- Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, op. cit., p. 200.

40- Ibid., p. 202.

41- Alain Gras, « Internet demande de la sueur », La Décroissance,n° 35, décembre 2006.

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CHAPITRE I

Le mot et la chose

Définition et naturede l’obsolescence

programmée

Le mot « obsolescence » apparaît au tournant duXXe siècle lorsque des appareils ménagers modernescommencent à remplacer les vieux poêles et lescheminées1. Thorstein Veblen, dans sa Théorie de laclasse de loisir (1899), manifeste une prédilection par-ticulière pour ce mot2. Au XIXe siècle, on parlait plutôtd’« adultération des produits » pour désigner uneforme de tricherie sur la qualité ou la quantité afin defaire baisser les coûts, mais aussi de stimuler la

demande. Le désir d’accélérer l’usure, la consomma-tion et le renouvellement des objets, tout particulière-ment des équipements, est une tentation bien com-préhensible chez les producteurs, dont l’objectif est devendre toujours plus. On peut donc considérerl’adultération comme l’ancêtre européen de l’obsoles-cence programmée, née aux États-Unis.

Il y a en fait trois formes d’obsolescence : tech-nique, psychologique et planifiée. La première désignele déclassement des machines et appareils dû au pro-grès technique, qui introduit des améliorations detoutes sortes. Ainsi, la locomotive à vapeur rend la di-ligence obsolète, mais la machine à coudre à pédalefait de même pour la machine à manivelle, et la ma-chine électrique pour la machine à pédale. Déjà, lahache en pierre polie avait déclassé l’outil du paléo-lithique, mais elle avait ensuite été dépassée à son tourpar la hache de bronze, puis par la hache de fer. Toute-fois, jusqu’à ce qu’on appelle la « révolution industri-elle », ces changements s’opéraient en l’espace de mil-liers d’années. Cette première forme d’obsolescence

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ne nous est devenue familière qu’avec la modernité etles « tempêtes d’innovations créatrices », pour parlercomme Schumpeter. L’obsolescence psychologiquedésigne la désuétude provoquée, non par l’usure tech-nique ou l’introduction d’une innovation réelle, maispar la « persuasion clandestine », c’est-à-dire la publi-cité et la mode. La différence entre le produit nouveauet le produit ancien se limite à la présentation, au look,au design, voire à l’emballage. L’obsolescence pro-grammée, enfin, objet central du présent essai, qualifiel’usure ou la défectuosité artificielle. Dès le début, leproduit est conçu par le fabricant pour avoir une duréede vie limitée, et ce grâce à l’introduction sys-tématique d’un dispositif ad hoc. Il peut s’agir par ex-emple d’une puce électronique insérée dans une im-primante afin que celle-ci se bloque après 18 000 cop-ies, ou d’une pièce fragile dont on prévoit qu’elle pro-voquera la panne de l’appareil à l’expiration de ladurée de garantie. Comment définir précisément cettenouvelle forme d’obsolescence ? Quelle en est lanature exacte ?

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I. Essai de définitionEn 1832, Charles Babbage, professeur de math-

ématiques à Cambridge, a décrit, le premier, l’obsoles-cence technique, encore dépourvue de nom, comme unphénomène inhérent à la révolution industrielle3. Il nes’agissait alors que du déclassement des produits oudes machines dû à l’innovation. C’est la seule formed’obsolescence qui ne soit pas totalement délibérée, etla seule que les dictionnaires français connaissent. LeLarousse en donne la définition suivante : « dépréci-ation d’une machine, d’un équipement, tendant à lerendre périmé du seul fait de l’évolution technique ets’ajoutant aux autres facteurs de dépréciation ». Leséconomistes européens n’ont guère étudié que cet as-pect d’un rouage essentiel à la reproduction accéléréede la demande, celui de l’innovation technique. LeDictionnaire des sciences économiques de JeanRomœuf paru en 1958 la définit comme une usuremorale par opposition à l’usure physique. « Un outill-age, par exemple, s’use en produisant.

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L’amortissement a précisément pour objet de per-mettre la rénovation de l’outillage usé. Mais de queloutillage ? Le même ? Dans de nombreux cas, le pro-grès technique, en proposant des machines plus per-fectionnées, fait qu’un outillage neuf est néanmoinsvieilli pour être apparu, si peu que ce soit, avant lanouvelle invention4. »

L’obsolescence programmée ou planifiée(planned) est une invention spécifiquement états-uni-enne qui s’est répandue dans le reste du monde aurythme de la diffusion de l’American way of life, etplus encore avec la mondialisation. La deuxièmeforme d’obsolescence, l’obsolescence psychologiqueou symbolique, presque aussi vieille que l’humanitéavec les phénomènes de mode, s’est trouvée rénovée àla suite de sa contamination par la précédente auxÉtats-Unis. C’est sans doute pourquoi elle apparaîtdans le dictionnaire de Jean Romœuf. « La publicité,les variations de la mode, l’évolution des genres de viecontribuent également à vieillir prématurément des ap-pareils de fabrication parce que leurs produits ne

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répondent plus à la demande ou à la même demande. »En revanche, les dictionnaires d’économie et de ges-tion et autres lexiques de sciences sociales disponiblesaujourd’hui sur le marché ne donnent que la définitionde l’obsolescence technique. Même si je ne prétendspas, bien sûr, avoir épluché l’ensemble des diction-naires spécialisés, je n’ai rencontré nulle part au coursde mes recherches de référence à l’obsolescenceprogrammée.

Si l’obsolescence technique n’est que l’intégra-tion plus ou moins inévitable du progrès dans l’indus-trie et, comme telle, est inhérente à la modernité, iln’en va pas de même des deux autres formes. Unephase nouvelle de l’histoire de l’obsolescence com-mence en 1923, avec le lancement de la Chevrolet parGeneral Motors pour concurrencer Ford. Technique-ment, le produit n’est pas meilleur, mais tout est dansle look. C’est l’obsolescence psychologique ou dy-namique. Il s’agit de manipuler le consommateur parla publicité pour le convaincre de changer de modèletous les deux ou trois ans. En 1928, on parle

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d’obsolescence progressive ; on invente mêmeen 1932 le néologisme sans lendemain obsolétisme.

Bien que l’on ne sache pas si l’expressionplanned obsolescence (obsolescence programmée)était utilisée auparavant par les industriels, c’est àBernard London – qui s’en fait l’ardent propagand-iste – que l’on doit son usage systématique. Au sensstrict, l’expression ne s’applique que dans les cas demise au rancart d’un produit parce que le concepteurou le producteur y a introduit de propos délibéré unepièce défectueuse destinée à en limiter la durée de vie.Plus largement, pour Giles Slade, « l’obsolescenceprogrammée est une expression attrape-tout utiliséepour décrire un ensemble de techniques mises enœuvre pour réduire artificiellement la durabilité d’unbien manufacturé de manière à en stimuler la consom-mation renouvelée5 ». Il apparaît en effet difficile deséparer radicalement les aspects techniques et les as-pects symboliques. Tous les moyens étant bons pouraccélérer la consommation, toutes les formes d’obsol-escence sont programmées par le système et donc

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susceptibles d’entrer dans la case « obsolescenceplanifiée » comprise au sens large, même s’il convientde toujours chercher à distinguer ce qui tient au défauttechnique et ce qui tient à la mode.

En 1934, Lewis Mumford décrit le phénomènesans utiliser l’expression obsolescence programmée,signe qu’elle n’est pas encore entrée dans le langagecourant. L’invention de l’expression a été revendiquée(à tort) par un designer célèbre, Clifford BrooksStevens, dans les années 1950. Stevens créait sys-tématiquement de nouveaux modèles, sans améliora-tions techniques, pour pousser les consommateurs àacheter de nouveaux produits bien avant que les an-ciens ne soient hors d’usage ; il désignait cettepratique comme une programmation del’obsolescence. En parallèle, des innovations tech-niques plus ou moins utiles ont été recherchées defaçon de plus en plus frénétique par les entreprises,non seulement comme une arme face à la concurrence,mais aussi comme un moyen pour forcer la consom-mation. On peut le vérifier aujourd’hui dans le

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domaine de l’électronique et de la micro-inform-atique : les nouveaux modèles de liseuses, de télé-phones portables, d’ordinateurs de poche (iPad etautres iPod) sortent à une cadence accélérée.

II. La nature de l’obsolescenceprogrammée

Pour le philosophe Jean-Claude Michéa, l’ap-parition aux États-Unis, dans l’entre-deux-guerres, duphénomène de l’obsolescence planifiée, lié à la nais-sance de la société de consommation, ne doit rien auhasard. Elle résulterait d’une sorte de complot poli-tique : « L’imposition délibérée, dans l’Amérique desannées 20, d’une nouvelle manière de vivre fondée surla consommation (ce qui incluait l’obsolescence pro-grammée – initiée, en 1925, par le cartel des fabricantsd’ampoules électriques – de toutes les marchandisesproduites), le crédit et le mouvement perpétuel de lamode et du spectacle, ne doit pas être comprise

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comme une simple réponse économique à la nécessitéde trouver des débouchés intérieurs à la production in-dustrielle de masse. En réalité, comme Stuart Ewen6

l’avait établi il y a déjà plus de trente ans, il s’agissaittout autant, dans l’esprit des hommes d’affaireslibéraux et des premiers théoriciens du marketing, deconstruire une alternative politique crédible au “bol-chevisme” alors menaçant (France A. Kellor, 1919) etd’imposer aux travailleurs américains “l’abandon detoute pensée de classe” (Edward Filene, 1931)7. »

À un niveau plus profond, la programmationd’une mort accélérée des produits correspond bien àune nécessité du système. Les firmes qui détenaient lebrevet de certaines lames de rasoir inusables ont ren-oncé à les produire, souligne Günther Anders, « parceque l’immortalité effective de ces produits aurait en-traîné la mort de la production. Or la production vit dela mort des produits (qu’il faut toujours racheter) ;c’est par conséquent pour assurer l’éternité de la viede la production que chaque exemplaire doit être mor-tel8 ».

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En 1936, Lewis Mumford publie un article surla product durability (durabilité des produits). Per-sonne ne se porte mieux, note-t-il, du fait d’avoir dumobilier qui tombe en morceaux en quelques annéesou des vêtements qui n’ont plus d’allure avant la finde la saison9. Personne, sans doute, sauf les produc-teurs, c’est-à-dire la société de croissance et de con-sommation, qui ne vit que de cette mort toujours ren-ouvelée de nos achats.

En 1951 sort sur les écrans un film de science-fiction britannique, L’Homme au complet blanc (TheMan in the White Suit), d’Alexander Mackendrick. Ilmet dramatiquement en scène le conflit entre la lo-gique technicienne et la logique économique, et il-lustre la nécessité de fer pour le système économiquede pratiquer l’obsolescence. Le héros, Sid Stratton (in-terprété par Alec Guinness), ingénieur chimiste, dé-couvre une fibre indestructible grâce à laquelle il metau point un tissu inusable qui repousse la saleté. Trèsfier de son invention, il pense qu’elle va révolutionnerl’industrie du vêtement et améliorer le sort de

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l’humanité en offrant à tous la possibilité d’investirdans un habit unique, sans nécessité d’un renouvelle-ment périodique. Mais c’était compter sans la logiquedu système capitaliste. Il se heurte aussitôt au lobbydu secteur textile, menacé d’un arrêt de croissance, etaux ouvriers de cette branche, menacés de chômage.Refusant de vendre son brevet, car il sait que son in-vention sera mise au rancart, il est séquestré, maisréussit à s’échapper en se suspendant à son fil incass-able. S’ensuit une course poursuite rocambolesque.Finalement, à son grand désappointement, mais à lasatisfaction générale, le tissu se décompose et lespectre de la fibre indestructible est conjuré.

Comme le montre Cosima Dannoritzer dans sonreportage Prêt à jeter, l’histoire bien réelle des basNylon est assez proche du scénario de ce film.En 1940, du Pont de Nemours lance un bas en soiesynthétique qui, pour le plus grand bonheur desélégantes, ne file pas. Quasiment inusable à sesdébuts, il est d’une telle solidité qu’il peut servir decâble pour tracter une voiture. Mais, très rapidement,

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la logique industrielle reprend le dessus. Les in-génieurs ont pour mission de fragiliser la fibre miracleen y incorporant des gènes de mortalité, autrement ditde programmer la défectuosité. Ce sera bientôt chosefaite grâce à un dosage spécifique des additifs destinésà protéger le Nylon des rayons ultraviolets. Bon grémal gré, les femmes retrouvent le chemin desboutiques…

Il y a tout de même un hic. Passer de l’obsoles-cence programmée théorique à son applicationpratique n’est pas si simple en raison de la compétitionentre les fabricants. Il est possible de tricher sub-repticement sur les produits, comme le faisaient auXIXe siècle les entrepreneurs indélicats, mais, en situ-ation de concurrence, comment une firme peut-ellevendre des produits dont la durée de vie est mani-festement limitée, alors que ses rivaux font de lalongévité de leur produit un argument de vente ? Ilfaut donc se trouver en situation de monopole – oucréer, à travers des ententes, une forme monopol-istique comme le cartel – pour pouvoir pratiquer à son

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aise la limitation systématique de la durée de vie desproduits.

Le premier cas est bien illustré par l’iPodd’Apple, qui, jusqu’au dépôt d’une plainte collective(class action) par Elizabeth Pritzker au nom d’AndrewWestley en décembre 2003, contenait une batterie nonréparable programmée pour durer dix-huit mois seule-ment. L’affaire Phœbus et le « comitédes 1 000 heures » illustrent le second cas. En effet,l’histoire du cartel des ampoules électriques telle qu’apu la reconstituer le chercheur allemand HelmutFöge – et qui représente un temps fort du film deCosima Dannoritzer – est sans doute la plus em-blématique de l’obsolescence programmée. En 1881,Edison lance les premières ampoules, dont la durée devie est de 1 500 heures. Dans les années 1920, la duréede vie moyenne des ampoules estd’environ 2 500 heures – pour certaines, c’est bien au-delà –, et leur longévité constitue un argument devente dans un marché encore concurrentiel. Prêt àjeter contient cette scène inoubliable de la fête

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organisée en 2001 par le « comité de l’ampoule » deLivermore, en Californie, pour marquer le centièmeanniversaire d’une ampoule à filament de carbone qui,depuis 1901, n’a cessé d’éclairer en continu le hall dela caserne de pompiers locale. Soufflée à la main, cettefameuse ampoule a été conçue par Adolphe Chaillet etproduite par la Shelby Electric Company vers 1895.Une durée de vie incroyable pour un produitindustriel !

Une telle longévité était évidemment inaccept-able pour les gros fabricants, comme General Electric.Aussi, en décembre 1924, cette firme et les principauxacteurs du marché se réunirent à Genève pour débattrede la durée de vie des ampoules. Leur entente prit lenom de « cartel Phœbus ». L’objectif fixé était de lim-iter cette durée de vie à 1 000 heures. Il fut atteint dansles années 1940 grâce à la vigilance du « comité des1 000 heures ». Les fabricants allèrent même jusqu’àen faire un argument publicitaire ! Malgré le procèsintenté en 1942 et la condamnation, au bout de onzeans, des entreprises états-uniennes, l’accord ne fut pas

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remis en cause. Les ampoules de longue durée Narva,fabriquées par des entreprises est-allemandes, n’ac-cédèrent jamais au marché de l’Ouest, et tous les brev-ets d’ampoules traditionnelles de longue durée dé-posés jusqu’à nos jours ont été enterrés. Quant à l’his-toire des nouvelles ampoules à basse tension, elle resteencore à écrire et réserve sans doute quelquessurprises.

Le problème, c’est que les ententes du type car-tel Phœbus sont généralement interdites par les légis-lations nationales. Elles doivent donc se former demanière plus ou moins occulte, ce qui limite sérieuse-ment l’extension de l’obsolescence planifiée. Toute-fois, on peut créer des situations de quasi-monopolepar la politique des marques, comme le montre le casde l’iPad d’Apple. En effet, le plus souvent, les brev-ets concernent davantage des logos que de véritablesinnovations. L’idéal, évidemment, est de n’avoirmême pas besoin d’introduire une pièce défaillantedans le produit, mais de réussir à le rendre obsolètepar la seule force de la persuasion clandestine, c’est-à-

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dire de la publicité. L’obsolescence symbolique peutdonc être considérée comme le stade suprême de l’ob-solescence programmée, ainsi que l’avait bien comprisClifford Brooks Stevens.

On observe finalement une véritable symbioseentre l’obsolescence programmée, l’obsolescencesymbolique et l’obsolescence technique. La manipula-tion de l’opinion est telle que les trois formes s’inter-pénètrent. Ainsi, quand mon ordinateur se retrouvehors service après seulement deux années d’usage, jerenonce à le faire réparer et décide de profiter de l’oc-casion pour m’offrir un nouveau modèle plus perform-ant. À l’inverse, de peur de tomber en panne, j’ai prisl’habitude d’acheter une voiture neuve tous les deuxans. La crainte d’une panne fatale joue un rôle majeurdans notre société et provoque chez la plupart des gensune véritable panique : trouver un réparateur, support-er pendant un temps donné la privation d’un équipe-ment devenu une prothèse indispensable est unesource de soucis et d’anxiété que l’on préfère éviter sil’on en a les moyens. Un jour, en Sardaigne, j’ai pu

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observer le désarroi d’une famille dont le réfrigérateurétait tombé en panne par 40 °C à l’ombre. Vivre neserait-ce que vingt-quatre heures sans glacière est au-delà de ce que nos contemporains peuvent supporter.Je suis heureux d’avoir pu contribuer à la survie decette famille grâce à ma connaissance de techniquesancestrales de conservation des aliments transmisespar ma mère et ignorées des jeunes générations.

« Vous balancez votre bon vieux transistor pouracheter un poste multifonctions, raconte Umberto Eco,y compris le système autoreverse, mais d’inexplic-ables faiblesses de sa structure interne feront que cettemerveille dernier cri ne durera qu’un an. Quant à votrenouvelle voiture, elle aura beau exhiber des sièges encuir, deux rétroviseurs latéraux réglables de l’intérieuret un tableau de bord en bois précieux, elle résisterabeaucoup moins bien que la glorieuse Cinquecentoqui, lorsqu’elle était en panne, redémarrait avec uncoup de pied. » Toutefois, loin de s’indigner,l’écrivain conclut avec philosophie : « La morale

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d’alors nous voulait tous spartiates, celled’aujourd’hui nous veut tous sybarites10. »

Il existe pour chacun d’entre nous un seuil psy-chologique à partir duquel on préfère renoncer à l’an-cien et acheter du neuf. Tout le travail du marketingconsiste à l’abaisser le plus possible. La conclusiond’Umberto Eco montre que ce seuil est déjà très bas.Tout cela, qui témoigne de notre toxico-dépendanceaux objets, contribue à expliquer pourquoi la protesta-tion contre l’obsolescence programmée est si molle.

1- G.S., p. 4. Le dictionnaire Littré date de 1877 l’apparition du mot« obsolète » en tant que néologisme de grammairiens pour parler d’un mot oud’une locution hors d’usage.

2- Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir (1899), Paris, Gal-limard, 1963.

3- Giles Slade, op.cit., p. 263.

4- Jean Romœuf (dir.), Dictionnaire des sciences économiques, Paris,PUF, 1956.

5- G.S., p. 5.

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6- Stuart Ewen, Consciences sous influence. Publicité et genèse de lasociété de consommation (1977), Paris, Aubier, 1983.

7- Jean-Claude Michéa, Le Complexe d’Orphée. La gauche, les gensordinaires et la religion du progrès, Paris, Climats, 2011, p. 247.

8- Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, op. cit., p. 69.

9- V.P., p. 79.

10- Umberto Eco, Comment manger une glace (1989), in Commentvoyager avec un saumon, Paris, Le Livre de poche, 2000, p. 185.

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CHAPITRE II

Origine et domainede l’obsolescence

programmée

L’obsolescence programmée sous ses deuxformes – l’obsolescence planifiée au sens strict, c’est-à-dire la défaillance technique calculée, et au senslarge, c’est-à-dire l’obsolescence psychologique, ladésuétude organisée systématiquement par lamode – est une invention états-unienne. L’affaire estentendue. Toutefois, comme pour beaucoup de traitsde cette culture, on y décèle des racines européennes.La mode, avons-nous dit, est presque aussi vieille quel’humanité, et la disposition psychologique qui lafonde fait sans doute partie de la nature humaine.Quant à l’obsession de vendre, et donc de faire

consommer, si elle est inhérente au capitalisme indus-triel, elle est nécessairement présente sur le VieuxContinent. Et on la rencontre effectivement à traversl’adultération des produits. Seulement, en Europe, laprogrammation de l’obsolescence s’est heurtée à destraditions, à une histoire, à une éthique qui s’opposa-ient à son épanouissement, tandis que dans le NouveauMonde elle a pu balayer plus rapidement les obstaclesqui se dressaient sur sa route, tant du côté des produc-teurs que du côté des consommateurs.

I. Les origines de l’obsolescenceprogrammée

Ces origines sont à rechercher tout autant dansles prédispositions des consommateurs que dans leslogiques économiques qui déterminent l’action desproducteurs.

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1) Une constante anthropologiqueL’obsolescence programmée n’apparaît pas sur

un terrain vierge. Outre ses antécédents directs dansl’ère industrielle, que nous analyserons plus loin, il estdes dimensions anthropologiques que l’on retrouvedans toutes les sociétés humaines – le plaisir de l’os-tentation ou encore la propension à la dépense, augaspillage. À la prédilection pour le luxe, la splendeuret la parade s’ajoute le mépris de l’utile, voire unejouissance de la destruction pour afficher sa grandeur,son détachement. Des fêtes orgiaques des sociétésprimitives à l’évergétisme gréco-romain, du potlatchdes Amérindiens de Colombie-Britannique aux fonda-tions des barons voleurs nord-américains, on retrouvela même émulation dépensière et somptuaire. L’effer-vescence festive est tout à la fois une dépense d’éner-gie (et de ressources) et un moyen extraordinaire pour« recharger les batteries ». Carnavals, jubilés, noces,banquets, inaugurations, rituels divers, jusqu’aux céré-monies religieuses exaltant la pauvreté, l’humilité et

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l’ascèse : tout est bon pour étaler son faste, afficherson statut, faire montre de sa grandeur ou de sagénérosité. Ces manifestations concrètes de la vanitéet de l’amour-propre se traduisent par une forte con-sommation de ressources dans leur déroulement etaboutissent à une consumation1. Les rares économistesqui ont daigné quitter leurs modèles abstraits pour sepencher sur la réalité, comme Thorstein Veblen, s’ensont rendu compte et ont insisté sur l’importance deces phénomènes, qui biaisaient les traditionnellesfonctions utilitaristes de la consommation. Sous lenom de snob effect, ils ont retenu que, à l’encontre dela théorie standard, la demande de biens de luxe pouv-ait augmenter avec leur prix : on n’achète pas undiamant bon marché. Sous le nom de demonstrationeffect, ils ont noté que les courbes de demande enfonction du revenu, dans les couches inférieures, sedéplaçaient pour imiter la consommation des couchesmoyennes, et que celles des couches moyennesfaisaient de même pour imiter la consommation descouches supérieures. Ces phénomènes de

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consommation ostentatoire révèlent une propensionpsychologique qui contribue à expliquer la faiblerésistance à l’obsolescence programmée et le succèsfinalement trop facile de l’obsolescence symbolique.

Cette dernière, en effet, n’est pas vraiment nou-velle. La mode est un phénomène ancien. Si, faute dedocuments, elle n’est pas attestée avant le néolithique,on en trouve les prolégomènes dès les premières tracesdes sociétés à écriture. Les témoignages se multiplientavec le raffinement des civilisations. À Rome, on voitapparaître des modes vestimentaires, culinaires, orne-mentales. À Pompéi, les archéologues ont pu identifierquatre ou cinq styles successifs de décoration. L’exist-ence de rapports marchands favorise et accélère leprocessus. Les nouveaux riches veulent des vêtementsde soie, des épices lointaines, et les commerçants quien tirent de grands profits encouragent ces penchants.De leur côté, les artisans qui fabriquent des objets decommodité ou de luxe ont tout intérêt à inciter à leurrenouvellement en lançant de nouveaux produits plusséduisants, sinon plus pratiques.

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Ainsi, au fil des siècles, bien avant l’ère indus-trielle, on voit se développer des formes d’obsoles-cence symbolique qu’on appelle plus simplement « ef-fets de mode ». La mode Empire chasse la mode Dir-ectoire, qui avait chassé la mode Louis XVI, laquelleavait chassé les modes Louis XV, Louis XIV, LouisXIII, et ainsi de suite. Cependant, ces effets de modeavaient un impact relativement limité sur la vieéconomique des sociétés prémodernes. D’une part, ilsne concernaient guère qu’une élite ; d’autre part, lapropension à l’ostentation et au gaspillage était com-battue non seulement par les morales et les religions,mais plus encore par les habitudes nées de lanécessité.

2) Les obstacles de la traditionLa fascination pour les produits manufacturés

résultant de l’ingéniosité humaine a longtemps dominéle monde. Il suffit de penser aux Amérindiens desplaines, qui croyaient les couvertures européennes

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faites en « peau de manitou », c’est-à-dire d’espritssurnaturels, ou encore à l’attirance des « indigènes »,lors de leurs premiers contacts avec les Européens,pour les miroirs, les chiffons et même les clous. Latraite des esclaves en Afrique s’est faite pendant troissiècles avec de la pacotille ou de la verroterie.

C’est vrai aussi de nos campagnes et de nosprovinces, qui ont longtemps été sillonnées par descolporteurs faisant connaître les merveilleux produitsde la civilisation. Rappelons-nous le respectqu’avaient nos ancêtres pour les artefacts artisanaux,horloges, montres, instruments divers que l’on entre-tenait avec soin et se transmettait pieusement degénération en génération. On recousait, réparait, rap-iéçait à l’infini ces produits manufacturés, y comprisla vaisselle, ce qui est impensable pour nous au-jourd’hui. Je me souviens encore de ces réparateursambulants que je voyais dans mon enfance, réparant laporcelaine cassée avec leur poinçon, leur colle (de lacoquille d’œuf broyée dans le blanc) et leurs agrafesmétalliques. Ce souci de réparer, de recycler,

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d’économiser, je l’ai retrouvé plus récemment enAfrique, en particulier dans les villages de brousse oùfont défaut les moyens d’acheter du neuf. On recoudles calebasses, on rapièce les vêtements, on transformeles boîtes de conserve en lampes à pétrole. Certes, cen’est plus l’Afrique traditionnelle où l’on rafistolait lemoindre objet, plus peut-être par choix que par néces-sité, et bien sûr sans aspirer à la consommation. Plusque l’austérité contrainte, c’est sans doute cette éradic-ation du virus de la croissance qu’il faudrait viser au-jourd’hui.

Jusqu’au milieu du XXesiècle, pour la plupartdes gens, l’économie renvoyait avant tout au faitd’être économe : épargner les ressources naturelles,prendre soin des objets, ne rien jeter. Cet esprit deménagement régnait non seulement au sein des mén-ages, mais aussi dans les ateliers des artisans, dans lesmanufactures et même dans les premières fabriques.Se perpétuait dans la vieille Europe une tradition de laqualité et du durable qui remontait aux corporations etaux guildes médiévales. Cette éthique survivait encore

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dans le premier capitalisme, celui des manufactures,qui précéda la révolution industrielle et se prolongeamême au-delà. On trouve ainsi dans les réglementa-tions de Colbert une exigence de qualité qui étonne :« Un soin particulier devra être porté à la qualité desproduits manufacturés : le commis de Sa Majesté feraassembler les jurés et leur fera lecture du règlement ; illeur expliquera sur chaque article ce qu’ils doiventfaire pour bien l’exécuter et leur fera connaître ques’ils contreviennent, il s’ensuivra infailliblement leurruine, parce que leurs étoffes seront confisquées etleurs lisières déchirées publiquement […]. Les étoffesde même nom, espèce et qualité doivent être uni-formes dans tout le royaume par leur longueur, largeuret force2. » Certes, l’existence de tels règlementsmontre que la tentation de l’adultération était bienprésente, mais son expansion était bloquée par la pres-sion de la coutume et de la législation.

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3) L’âge de la falsificationL’ancêtre de l’obsolescence programmée, c’est

l’adultération des produits, forme de tricherie sur laqualité ou la quantité pour abaisser les coûts et, ac-cessoirement, stimuler la demande. La tricherie a tou-jours accompagné l’échange marchand, dont lefondement secret est d’acheter le moins cher possibleet de revendre le plus cher possible. La tentation estgrande de frauder quelque peu pour faire croître lebénéfice. C’est l’un des motifs de la condamnation ducommerce par Aristote. Mais, tant que le négoce portesoit sur des biens fongibles comme la nourriture,détruits par leur premier usage, soit sur des œuvres ex-ceptionnelles non reproductibles comme les tableaux,les sculptures et autres pièces sorties d’ateliers d’ar-tistes ou d’artisans, le renouvellement de la demandeest assuré automatiquement, sans qu’il soit besoin del’accélérer. La tricherie, si elle existe, porte alors surdes vices cachés ou sur la matière première. Ce fut lecas par exemple avec la couronne votive qu’un orfèvre

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avait réalisée pour Hiéron, tyran de Syracuse. La su-percherie fut dévoilée par Archimède, et elle est àl’origine de sa fameuse découverte. En effet, celui-cis’aperçut, en entrant dans son bain, que son corps re-cevait une poussée égale au poids du volume d’eau dé-placé. Il alla alors chercher la couronne, la plongeadans l’eau, compara le poids du volume déplacé à ce-lui de la couronne et de l’or équivalent, et confonditainsi l’orfèvre indélicat qui avait introduit de l’argentdans l’ouvrage3.

La défaillance incorporée dès la conception duproduit n’est donc pas, comme on le dit parfois, lefruit de la grande dépression qui a fait naître sa théor-isation et sa systématisation ; elle existait dès l’originedu commerce et du trafic marchand, mais elle prit uneampleur considérable au XIXe siècle. Le développe-ment des connaissances scientifiques permettait un us-age abusif pour tromper l’acheteur sur la nature desproduits. C’est ce qu’on a appelé l’« adultération ».Elle consistait par exemple à allonger le lait ou lewhisky avec de l’eau, ou encore à utiliser des matières

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premières bon marché et de mauvaise qualité. Ceprocédé présentait le double avantage de faire baisserles coûts et d’accélérer la consommation : dégrader laqualité pour gagner plus et faire consommer plus.

Les premiers socialistes en tirèrent un argumentcontre le mode capitaliste de production. « L’onprétend, écrivait Charles Fourier, que les hommes nesont pas plus faux qu’ils ne l’étaient jadis ; cependanton pouvait, il y a un demi-siècle, se procurer à peu defrais des étoffes de bon teint et des comestiblesnaturels ; aujourd’hui l’altération, la fourberie domin-ent partout. Le cultivateur est devenu aussi fraudeurque l’était jadis le marchand. Laitages, huiles, vins,eaux-de-vie, sucre, café, farines, tout est falsifié im-pudemment. La multitude des pauvres ne peut plus seprocurer de comestibles naturels ; on ne lui vend quedes poisons lents, tant l’esprit du commerce a fait deprogrès jusque dans les moindres villages. »

« De même que l’on nomme certaines périodesde l’histoire l’âge de la connaissance, l’âge de la che-valerie, l’âge de la foi, etc., ainsi pourrais-je baptiser

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notre époque l’âge de l’ersatz », déclare de son côtél’utopiste William Morris dans sa conférencedu 18 novembre 1894 intitulée, justement, « L’âge del’ersatz4 ». « L’omniprésence des ersatz et, je lecrains, le fait de s’en accommoder, forment l’essencede ce que nous appelons civilisation5 », poursuit-il. Ildénonce la « dépravation indirecte des sciences : entreautres par le progrès de la chimie, qui ne travaille qu’àvexer le pauvre, en fournissant au commerce des moy-ens de dénaturer toutes les denrées : pain de pommede terre, vin de bois d’Inde, faux vinaigre, faussehuile, faux café, faux sucre, faux indigo ; tout n’estque travestissement dans les comestibles et fabrica-tions, et c’est sur le pauvre que s’exerce la gargotechimique : lui seul est victime de toutes ces inventionsmercantiles, qui pourraient avoir d’utiles emplois dansun régime de relations véridiques, mais qui seront deplus en plus nuisibles jusqu’à la clôture de la civilisa-tion6 ». « L’idéal du meunier moderne (importé, j’ima-gine, d’Amérique, patrie de l’ersatz), note-t-il encore,semble être de réduire les riches grains de blé en une

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poudre blanche dont la particularité est de ressemblerà de la craie, car il recherche avant tout la finesse et lablancheur, au détriment des qualités gustatives7. »Kropotkine, le prince des anarchistes, dénonce demême le gaspillage capitaliste qui vise à « forcer leconsommateur à acheter ce dont il n’a pas besoin, ou àlui imposer par la réclame un article de mauvaise qual-ité8 ».

Cette tricherie sur la qualité des matièrespremières utilisées pour accroître les profits, si elle estaujourd’hui plus difficile à réaliser en raison desnormes et des contrôles, et moins intéressante que lerenouvellement systématique dans le cas de la produc-tion en grande série, est cependant loin d’avoir dis-paru. On la retrouve dans des niches bien spécifiques.Dans l’inoubliable film de Carol Reed, Le TroisièmeHomme, tiré du livre de Graham Greene, OrsonWelles joue le rôle d’un truand, Harry Lime, respons-able du drame des enfants soignés avec une pénicillinediluée dans de l’eau. En France, le scandale des pro-thèses mammaires défectueuses qui ont mis en danger

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la vie de 30 000 femmes a renouvelé le genre. Au mi-lieu des années 2000, l’entreprise PIP (Poly ImplantProthèse), confrontée à un fléchissement de ses ventesdu fait de la concurrence, décide d’utiliser un gel desilicone industriel dix fois moins coûteux que le gel dequalité précédemment employé, sans rien changer,évidemment, à sa publicité ni à la description duproduit. Cette pratique, qui a permis à l’entreprise deréaliser un profit supérieur d’environ un milliond’euros par an, a eu et risque d’avoir pendant encorelongtemps des conséquences dramatiques pour lesfemmes qui ont eu recours aux prothèses fabriquéespar PIP. L’affaire dite du « sang contaminé », où l’ona vu des hôpitaux continuer à écouler des stocks po-tentiellement porteurs du rétrovirus du sida, avait déjàmontré que le service public lui-même n’est pas àl’abri de telles dérives commerciales. Plus récemment,une affaire de trafic – long de plusieurs an-nées – d’huiles polluées aux polychlorobiphényles aconduit la société Chimirec devant la justice9.

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Tandis que William Morris dénonçait la falsific-ation, mais sans en voir le côté positif pour l’emploi,Paul Lafargue, le gendre de Marx, avait déjà perçu lacontradiction entre le fait de produire toujours plus etla durabilité des biens : « À Lyon, au lieu de laisser àla fibre soyeuse sa simplicité et sa souplesse naturelle,on la surcharge de sels minéraux qui, en lui ajoutantdu poids, la rendent friable et de peu d’usage. Tousnos produits sont adultérés pour en faciliter l’écoule-ment et en abréger l’existence. Notre époque sera ap-pelée l’âge de la falsification, comme les premièresépoques de l’humanité ont reçu les noms d’âge depierre, d’âge de bronze, du caractère de leur produc-tion. » Non sans malice, il ajoute : « Des ignorants ac-cusent de fraude nos pieux industriels, tandis qu’enréalité la pensée qui les anime est de fournir du travailaux ouvriers qui ne peuvent se résigner à vivre les brascroisés10. » Puis il expose, sur un mode humoristiquegrinçant, ce qui sera la thèse de Bernard Londonpendant la Grande Dépression : « Ces falsifications,qui ont pour unique mobile un sentiment humanitaire,

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mais qui rapportent de superbes profits aux fabricantsqui les pratiquent, si elles sont désastreuses pour laqualité des marchandises, si elles sont une source degaspillage du travail humain, prouvent la philanthro-pique ingéniosité des bourgeois et l’horrible perver-sion des ouvriers qui, pour assouvir leur vice de trav-ail, obligent les industriels à étouffer les cris de leurconscience et à violer même les lois de l’honnêtetécommerciale. »

Quoi qu’il en soit, si les falsifications peuventprospérer dans la production artisanale ou dans unegamme restreinte de produits de consommation cour-ante, il n’en va pas de même dès lors que la produc-tion industrielle porte surtout sur des biens durables,fabriqués en grande série et pour lesquels, de surcroît,l’adultération peut avoir des conséquences dram-atiques – comme dans le cas des scandales sanitairesévoqués ci-dessus. Le défaut de fabrication des armes,des engins de locomotion ou des médicaments relèveen effet du délit, voire du crime. Le renouvellement dela demande dépend dans ce contexte de la limitation

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de la durabilité. Dans son livre de 1925, The Tragedyof Waste, Stuart Chase décrit l’adultération, mais il enparle déjà à propos des vêtements ou des pneus dansles termes d’une obsolescence programmée, « commel’emploi de matériaux ayant la plus courte durée devie possible ».

4) La transformation des mentalitésEn même temps, le respect pour les produits de

qualité et ce qu’on peut appeler l’éthique du durablerègnent encore jusque dans les années 1930, y comprisaux États-Unis, tant dans l’univers de la productionque dans les habitudes des ménages. Les producteurscapitalistes à mentalité d’entrepreneurs veulent contin-uer à produire des objets robustes dont ils puissent êtrefiers. L’exemple classique est celui de Ford et dumodèle T, mais le record de la longévité des produitsindustriels fabriqués en série est certainement celuides ampoules à filament de carbone, dont nous déjàparlé. Les ingénieurs mettant un point d’honneur à

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concevoir des appareils solides capables de défier letemps, les convaincre de créer des produits fragiles,non durables, ne fut pas une mince affaire. Toutefois,dans les grandes entreprises, le rôle toujours croissantjoué par les « commerciaux » et la transformation pro-gressive des ingénieurs en designers finit par venir àbout de toute résistance. Le business ne consiste-t-ilpas avant tout à faire des profits ?

Il a fallu plus de temps encore pour transformerles mentalités des consommateurs, obtenir d’eux lamise au rebut de plus en plus rapide des biens durableset leur imposer le gaspillage comme impératifcatégorique. Même refoulé par la publicité et la propa-gande consumériste, l’esprit d’épargne et d’économiepersiste à l’état latent pour réapparaître en période depénurie, lors des guerres ou des crises. On dispose denombreux témoignages sur la situation des coloniescoupées de l’approvisionnement des métropolespendant les deux guerres mondiales ; on était alors bi-en obligé non seulement de faire avec l’ancien jusqu’àusure totale, mais aussi d’inventer l’équivalent avec

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les moyens du bord. Finalement, les choses se sont engénéral bien passées. L’expérience de l’autarcie itali-enne, sous Mussolini, constitue un autre exemple en-core plus caractéristique. Le manque criant dematières premières a amené l’État et l’industrie à fairedu recyclage systématique et de l’allongement de ladurée de vie des objets un devoir patriotique. Lapénurie de l’économie de guerre a permis aux in-génieurs de prendre leur revanche sur les commerci-aux, puisqu’il n’y avait plus de problème dedébouchés. Seulement, dès la prospérité revenue, avecla menace de surproduction le marketing a repris sesdroits11.

Aux États-Unis, la situation est différente et pluscomplexe. Parmi certains traits puritains qu’il a fallucombattre pour développer la société de consomma-tion figurait une résistance aux arts décoratifs qui sesont développés en Europe dans les années folles etqui sont à l’origine du design. Mais, dans le mêmetemps, l’abondance naturelle poussait au gaspillage, etdonc à la surconsommation. « Pendant le début de leur

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histoire et au cours du XIXe siècle, note Louis Jones,directeur de l’Association d’histoire de l’État de NewYork, les Américains se sont révélés très prodigues deleurs ressources naturelles, en particulier les bisons etles arbres qui abondaient à cette époque. Je crois que,depuis la Révolution, la prodigalité est sans cesseprésente dans l’histoire de notre peuple comme un filde couleur vive à travers la trame d’un tissu12. » Néan-moins, dans la tradition puritaine de Benjamin Frank-lin, on note que les États-Uniens ont toujours aimé seconsidérer comme un peuple économe, travailleur,craignant Dieu et prêt à faire des sacrifices pourl’avenir13. Ils sont, selon Ernest Dichter, de l’Institutefor Motivational Research, prisonniers d’une toiled’araignée faite de concepts moraux et de traditionsqui décrivent la vie comme une succession de souf-frances, de tourments et de peines. Il convient donc,pour lui, de changer tout cela : « La gaieté, le plaisir etle bonheur ne doivent plus être considérés comme im-moraux. […] Apprendre à accepter le fardeau d’unevie agréable est un des problèmes psychologiques les

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plus passionnants de notre temps14. » Ces apôtres de lajouissance se sont transformés en réformateurs, propa-geant l’évangile du consumérisme avant tout par descampagnes publicitaires ciblées. L’idée de base de lapublicité fondée sur la honte est que le désir de ne pasperdre la face peut être manipulé pour produire la con-sommation ostentatoire. Vance Packard va jusqu’àparler à ce propos de « manipulationisme15 » !

Le succès de la nouvelle religion finit par êtretotal, et il semble bien que toutes ces techniques aientréussi à libérer l’États-Unien de ses complexes puri-tains de sobriété et d’économie16. Finalement, il s’estproduit, selon Pierre Martineau, un renversement com-plet ; on est passé d’une conception de vie basée sur lasécurité et l’économie à un comportement dépensieraxé sur la satisfaction immédiate17.

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II. Le domaine de l’obsolescenceprogrammée

S’il est relativement facile de dater l’émergencede l’expression obsolescence programmée, il n’en vapas de même pour la chose. Non seulement elle luipréexiste, mais surtout, si elle s’épanouit incontesta-blement aux États-Unis, elle a, nous l’avons vu, desantécédents européens. L’obsession de vendre – themarketing question – surgit comme telle à la fin duXIXe siècle. Toutefois, ce n’est qu’avec la premièreapparition du jetable que l’on peut dire qu’on avraiment affaire à une planification de l’obsolescence.À partir de là, on assiste à la conquête progressive dela totalité du champ de la production par la logique duraccourcissement de la durée de vie des produits. Il estpossible de distinguer cinq phases dans cette pousséeconquérante : l’apparition du premier jetable dans ledomaine des produits d’usage intime, la naissance du« modèle de Detroit », le développement de

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l’obsolescence programmée proprement dite, l’avène-ment de la date de péremption ou le triomphe du nou-veau jetable, et enfin l’obsolescence alimentaire. Cetempire du jetable finit par toucher l’homme lui-même,dont on peut se demander si, au terme du processus, iln’est pas devenu obsolète à son tour.

1) La première apparition du jetableLe jetable apparaît aux États-Unis, à l’époque de

l’arrivée massive des migrants européens, avec lesplastrons et les cols en papier pour hommescélibataires. En 1872 déjà, l’Amériqueproduit 150 millions de cols de chemise et demanchettes non lavables. Parmi les premiers objetsjetables, on trouve aussi les préservatifs en caoutchoucou en latex, dans les années 188018. Les produits d’us-age intime, avec des arguments de vente mobilisantl’hygiène et la commodité, semblent être le domaineprivilégié où se développe ce que Giles Slade appellefort justement la « consommation répétitive ».

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En 1895, King Camp Gillette invente le rasoir jetable,encouragé par William Painter, qui avait inventé etbreveté, cinq ans plus tôt, la capsule pour boucher lesbouteilles. Les femmes étant de grandes acheteuses,c’est surtout vers elles que s’orientèrent par la suite laconception et la publicité dans ce domaine en pleineexpansion. En 1920, Kimberly-Clark introduit la ser-viette hygiénique jetable et, fin 1924, Albert Laskerlance le Kleenex. Les deux produits, d’abord conçuspour épuiser les stocks de coton cellulosique con-stitués pendant la Première Guerre mondiale, eurent ladestinée que l’on sait. Puis en 1934 vint le tampon,connu sous le nom de sa principale marque commer-ciale, Tampax, et visant à épargner aux femmes les in-convénients ancestraux des menstruations. On com-mença alors à jeter les vieux chiffons qui servaientauparavant à cet usage intime.

Les montres gousset à 1 dollar lancéesen 1901 par deux fabricants, Waterbury et Ingersoll,peuvent aussi être considérées comme une forme dejetable, car la plupart des usagers préféraient en

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acheter une nouvelle plutôt que de perdre du temps àfaire réparer celle qui était détraquée. Il s’agit pourtantd’un objet longtemps regardé comme un produit deluxe et que, jusqu’alors, on réparait soigneusement.On voit là un premier abaissement du seuil de résist-ance à l’achat du neuf. En ce sens, c’est une anticipa-tion du jetable actuel, celui qui touche les équipementsménagers ou les ordinateurs. Cette innovation com-merciale, qui n’avait été rendue possible que par uneréduction extraordinaire des coûts, n’a cependant pastenu au-delà de 1914. En effet, les deux fabricantsfurent confrontés à l’obsolescence non programmée,cette fois, de leur produit : les montres bracelet, dev-enues à la mode vers la fin de la Première Guerremondiale mais qui ne deviendraient jetables à leur tourque dans les années 1960, reléguèrent les montresgousset obsolètes dans les vitrines des collection-neurs19.

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2) Le modèle de DetroitEn dépit de débuts prometteurs au commence-

ment du siècle, l’obsolescence programmée ne devintcentrale que dans les années 1920. « Comment puis-jeorganiser mon boulot, se demandait Edward Filene,magnat des grands magasins de Boston, de sorte queje sois assuré d’avoir un flux permanent et croissant deconsommateurs ? » Une première réponse sera : lesmarques et l’emballage. Une deuxième : le jetable.

La transformation de l’automobile – équipementdurable s’il en fut, tant par son coût élevé, qui enfaisait un bien de luxe réservé à une élite, que par sasophistication – en machine renouvelable au gré de lamode constitue une étape décisive dans le développe-ment de l’obsolescence programmée et dans la promo-tion des marques. L’histoire commence avec la con-currence acharnée entre deux capitaines d’industrie,Henry Ford et Alfred Sloan, le patron de General Mo-tors. Ford avait compris l’intérêt de la production demasse. En appliquant au montage des automobiles le

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principe du travail à la chaîne qu’il avait observé dansles abattoirs de Chicago, il pouvait réduire les coûts defabrication jusqu’à rendre le produit accessible à desouvriers bien payés. Toutefois, de par son éducationpuritaine, il restait viscéralement attaché à la durabilitéet à la solidité des produits. La voiture n’était pas uncol en papier jetable, mais un équipement conçu pourun usage prolongé et qui devait être robuste.

En 1923, Alfred Sloan décide de s’attaquer aumonopole de la Ford T. Il comprend qu’il ne fera pasmieux que son rival en termes de mécanique, mais, àdéfaut d’une supériorité technique, il possède le géniedu marketing. Pour faire du profit, l’obsolescence psy-chologique est plus importante que l’obsolescencetechnique : elle coûte beaucoup moins cher à in-troduire et on peut la produire en quelque sorte à la de-mande20. La clientèle féminine a eu un rôle détermin-ant dans cette évolution, pour des raisons simples. LaFord T n’était ni très confortable, ni très commode (ilfallait la faire démarrer à la manivelle), ni très séduis-ante dans son allure et sa couleur. On se rappelle la

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boutade d’Henry Ford : on peut la choisir de n’importequelle couleur, pourvu qu’elle soit noire… GeneralMotors décida de lancer un nouveau modèle tous lesans et de pousser les Américains à changer de voituretous les trois ans, le temps qu’ils remboursent l’em-prunt contracté pour acheter la précédente. La bataillefut acharnée. Ford tenta de résister, mais en 1932,après des pertes successives, il se résigna à adopter lamême stratégie que son concurrent. « Notre principaltravail, dira plus tard Harley Earl, de la division Ca-dillac de General Motors, est de hâter l’obsolescence.En 1934, le changement de voiture se faisait en moy-enne tous les cinq ans : maintenant [en 1955], c’esttous les deux ans. Quand ce sera un an, on aura un ré-sultat parfait21. »

Comme on l’a vu, c’est à la même époque quese mirent en place le cartel de l’ampoule et le comitédes 1 000 heures. Grâce à une politique de marque, dedesign et de publicité, l’industrie automobile faisait ladémonstration qu’on pouvait obtenir le même résultatqu’avec l’introduction d’une défaillance technique. On

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s’orientait ainsi vers une synthèse des différentesformes d’obsolescence.

3) L’obsolescence progressiveEn 1928, Justus George Frederick, annonceur/

publicitaire, fut le premier à introduire le conceptd’obsolescence progressive dans un article clef de larevue Advertising and Selling. « Nous devons inciterles gens, écrit-il, à acheter des produits de consomma-tion sur le même principe qu’ils achètent maintenantdes automobiles, des radios et des vêtements, à sa-voir : acheter des produits non pour les user, mais pourfaire du commerce ou les mettre au rancart peu après.[…] Le principe de l’obsolescence progressive signifieacheter pour être dans le coup, efficace ou à la mode,acheter pour […] le sens de la modernité plutôt quesimplement pour utiliser jusqu’au bout22. » Son objec-tif était de généraliser la pratique du modèle annuel in-augurée par Alfred Sloan afin de favoriser la

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consommation répétitive et de soutenir la croissancede toutes les branches de l’industrie.

Frederick fondait son argumentation sur lesidées du publicitaire Paul Mazur ainsi que sur cellesde Joseph Schumpeter. Ce dernier, dans son enseigne-ment délivré aux États-Unis, avait en effet développédes thèses sur le cycle des affaires et sur le rôle destempêtes d’innovations comme facteur de destructioncréatrice pour sortir de la crise. Frederick retint cet as-pect, mais y ajouta la dimension de l’obsolescencepsychologique. Paul Mazur, de son côté, avait aussiassimilé les idées de Schumpeter, mais il allait plusloin. Après avoir présenté ses réflexions sur l’obsoles-cence psychologique devant le club des annonceurs deNew York en 1928, il les développa dans son livreAmerican Prosperity : Its Causes and Consequences,publié en mars de la même année. Attendre que lesproduits soient usés pour en acheter des neufs serait unprocessus beaucoup trop lent pour les besoins de l’in-dustrie américaine.

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C’est ainsi que les grands prêtres des affaireschoisirent un nouveau dieu du foyer :l’obsolescence23. En 1929, la femme de J. George Fre-derick, Christine, publia Selling Mrs. Consumer, quiconnut un succès durable. Les femmes, expliquait-elle,sont de beaucoup plus grandes consommatrices de bi-ens personnels que les hommes ; elles utilisent le prin-cipe de l’obsolescence beaucoup plus fréquemment etnaturellement24. Dans les années 1930, l’obsolescencedevint ainsi une idée familière, avec un champ d’ap-plication considérablement élargi. Le qualificatif« progressive » fut vite oublié, mais la pratique qu’ildésignait se répandit. La stratégie du business se fondade plus en plus sur l’obsolescence du style pour desproduits aussi divers que les radios, les appareilsphoto, le mobilier, le matériel de cuisine, les chaus-sures pour homme, le matériel de plomberie, l’argen-terie, les stylos, les briquets, les coffrets de cos-métique, etc. Avec la dépression, le mouvement s’ac-céléra, la direction de l’industrie américaine passantdes mains des ingénieurs à celles des designers.

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En 1932, Roy Sheldon et Egmont Arensréfléchissent à une façon de parler de la mise à lapoubelle des produits sans y associer de connotationsnégatives. Ils proposent ainsi des expressions comme« déchet progressif » ou « rebut créatif ». « Utiliser lesobjets ne produit pas la prospérité, disent-ils. Lesacheter, si. » Et ils inventent le terme obsoletism25.« L’inusable n’existe plus, déclare un détaillant. Il n’ya plus que du semi-inusable. En insistant sur le“semi”. »

La liste des machines les plus fragiles, selon uneenquête du Home Furnishings Daily citée par VancePackard, révèle que l’obsolescence programmée a finipar atteindre tous les domaines ou presque :1. Machines à laver2. Réfrigérateurs3. Séchoirs à linge4. Postes de télévision5. Combinés machine à laver-séchoir6. Fourneaux et cuisinières7. Climatiseurs

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8. CongélateursLes sophistications apportées aux appareils mén-

agers font aussi partie de la stratégie de l’obsolescenceprogrammée. En effet, les pannes sont partiellementdues à la prolifération d’accessoires qui bloquenttotalement le fonctionnement de la machine lorsqu’ilsse détraquent26. Comme dans le cas de la batterie del’iPod, évoqué plus haut, la défaillance d’un ac-cessoire est l’occasion de susciter un nouvel achat. Lesappareils électriques les plus sujets à caution, suivantles experts, sont les grille-pain, les fers à repasser etles cafetières. En effet, tous sont montés avec un ther-mostat, objet fréquent de pannes27.

Alors que je m’apprêtais à regagner ma maisondes Pyrénées pour terminer la rédaction de ce livre, ilm’est arrivé une mésaventure qui illustre cette perver-sion. La voiture est chargée, je suis sur le point de dé-marrer. Je veux remonter la vitre de ma portière : im-possible. Le système de remontée électrique qui a re-mplacé, voilà quelques années, les bonnes vieillesmanivelles ne fonctionne plus. Cette déconvenue, qui

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faisait suite à plusieurs autres du même genre, m’a dé-cidé à acheter une voiture neuve, même si le moteurde l’ancienne fonctionnait encore parfaitement au boutde 150 000 kilomètres.

Rien n’empêche de les faire plus solides, recon-naissent les fabricants à propos des machines à laver(et il en est probablement de même des remonte-vitre…), mais il faudrait alors sacrifier du tape-à-l’œilet des accessoires inutiles pour conserver les prix ac-tuels28. Or, dans un contexte de concurrence, ce n’estpas la stratégie gagnante. Cette forme renouveléed’adultération des produits est désormais largementacceptée par les consommateurs.

4) La deuxième vague du jetablePour que le jetable puisse se généraliser à une

part importante des produits manufacturés, deux con-ditions étaient nécessaires : l’abandon des habitudesd’épargne des consommateurs et un abaissement sig-nificatif de la valeur des produits. Le mouvement

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contre l’épargne et les tendances conservatrices futune première étape, ainsi qu’un précurseur essentiel del’obsolescence psychologique, ou basée sur la mode,qui constitue la deuxième étape29. Nous avons vu quela propagande consumériste a fini par venir à bout desmœurs puritaines qui subsistaient encore dans la vie-ille Amérique. En ce qui concerne la dévalorisationdes produits manufacturés, ce sont l’organisation sci-entifique du travail de Taylor et Ford, rendue possiblepar la chaîne de fabrication de travail non qualifié bonmarché, et la concurrence de nouveaux venus, commele Japon, qui permirent un abaissement considérabledes coûts. Avec la mondialisation et l’émergence de laChine comme manufacture de l’univers, le phénomènese rejoue aujourd’hui à une tout autre échelle, favoris-ant un développement inouï du jetable, au moment oùl’épuisement des ressources naturelles nécessiterait aucontraire une politique systématique de sobriété.

À la suite de l’invention par Paul Eisler,en 1935, des circuits imprimés, puis à celle des tran-sistors en 1947, le poste de radio lui-même devient un

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produit jetable, puisque les plaquettes des circuits sonttrop petites pour être réparées à la main. Motorolaouvre la voie dans les années 1950 avec sa radio depoche, qui annonce l’ère des produits conçus pour nepas pouvoir être réparés. C’est à ce moment quel’« obsolescence programmée » acquiert une dimen-sion supplémentaire, celle de date de péremption(death dating), qui devient même bientôt sa significa-tion première30. Levitt, qui fut un élève de John Ken-neth Galbraith, introduit alors l’expression « cycle devie du produit » par analogie avec le processus dar-winien d’extinction des espèces, l’obsolescence plani-fiée devenant, en quelque sorte, un phénomènenaturel.

L’obsolescence programmée et l’idéologie dujetable finissent par conquérir des domaines inatten-dus, comme la culture. Dans les années 1930 com-mence à se développer la consommation accélérée defilms et de livres grâce à une politique de prix et deconcours, ainsi qu’à la vogue des best-sellers.

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Vers 1950, Harley Earl, de General Motors, in-vite ses collègues des Arts ménagers à partager la for-mule magique d’une éternelle prospérité : « L’intro-duction de la mode dirigée dans les autres branchesd’activité est une des plus grandes chances offertes àl’industrie31. » C’est ce qu’on appelle l’« influence deDetroit ». Il faut rénover sa cuisine, sans aucune né-cessité technique, uniquement pour avoir une cuisine àla mode. Pourquoi ne pas faire de même avec sa mais-on ? se demande alors l’un des plus grands entrepren-eurs du bâtiment des États-Unis, qui commence àprésenter de nouveaux modèles de bungalows tous lessix mois32. Dans la foulée, Corporate Research vajusqu’à proposer un équipement de camping en papiercomprenant tente et sacs de couchage, à jeter après us-age33. On se rapproche ainsi de la cité utopique dePléthore imaginée par Vance Packard, où, « chaqueprintemps et chaque automne, on abattra les maisonsde papier mâché pour les reconstruire aussitôt ets’épargner ainsi la fatigue du grand nettoyage ». Dansce monde de rêve (pour les producteurs), même les

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voitures, faites d’un plastique spécifique, se décom-posent au bout de 6000 kilomètres. Toute personne quirapportera sa vieille voiture recevra un bon du Trésor« Prospérité par l’expansion » de 100 dollars. Il touch-era une prime supplémentaire s’il rend quatre voiturespar famille. Notons qu’une fois de plus la réalité a finipar rejoindre la fiction, puisque cela correspond trèsexactement au principe de la prime à la casse que cer-tains pays industrialisés, dont la France, ont mis enœuvre ces dernières années. En soulignant – argumentpublicitaire additionnel – qu’il s’agit d’une opérationécologique, puisque les nouveaux modèles consom-ment moins. Cela n’est pas faux, et la réduction pour-rait être encore plus forte si l’on renonçait à toute unesérie de gadgets énergivores. Mais, pour compenser legaspillage énergétique que représente la mise à la cas-se de la vieille voiture, il faudrait conserver le nou-veau modèle pendant des décennies. Quoi qu’il ensoit, le consommateur se laisse volontiers prendre et,mi-dupe mi-complice, s’achète une bonne conscienceà moindres frais.

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5) L’obsolescence alimentaireLe développement du plastique dans les an-

nées 1960 pour les emballages, récipients et conten-ants divers a révolutionné les pratiques, entraînant uneexplosion du jetable, avec le consentement tacite oul’adhésion enthousiaste des usagers. Ce n’est pas leplastique en soi qui interdit la consigne, puisqu’enAmérique du Nord cette pratique a survécu longtempspour les bidons de plastique d’un gallon (4 litres etdemie) dans lequel était livré le lait aux particuliers,mais l’air du temps. La pratique des consignes, si re-spectueuse des ressources, est devenue obsolète, demême que les pots de grès, les jarres de terre cuite, lesbocaux et les bouteilles de verre qui servaient à condi-tionner les boissons, les yoghourts, les confitures, lesfruits et les légumes en conserve. Même si la consignereste utilisée pour le lait en Amérique du Nord, celafait figure d’exception. La pratique du contenantjetable a fini par contaminer les récipients faits desmatériaux les plus divers : cannettes d’aluminium,

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bidons de fer-blanc, bouteilles de verre, cagettes debois, etc. Surtout, elle a favorisé le conditionnementpour la grande distribution, avec, en conséquence, uneaugmentation exponentielle du volume des emballagesdans les poubelles. La voie était ainsi ouverte à l’intro-duction de l’obsolescence programmée des denrées al-imentaires34.

Vance Packard et même Giles Slade sont loind’avoir anticipé l’extraordinaire succès de la date depéremption lors de sa migration dans le champ de l’al-imentation, et ce pour trois raisons : d’abord, parcequ’il s’agit d’un phénomène récent (il est apparu bienaprès la publication du livre de Packard) ; ensuite,parce qu’il s’agit d’une forme de gaspillage bien par-ticulière, qui ne ressortit pas au domaine des produitsindustriels durables étudié par Slade et constitue doncun cas atypique d’obsolescence programmée ; enfin,parce que ce nouveau jetable s’est développé de façonfulgurante en Europe à la faveur des réglementationsbruxelloises, de la PAC et de l’explosion des chaînesde grande distribution. Toutes les études menées en

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Italie, en France, au Royaume-Uni et dans les autrespays européens convergent : de 30 à 50 % des produitsalimentaires (viande emballée sous vide, produits con-gelés, plats surgelés) sont mis en décharge avant lavente par les centres commerciaux ou jetés à lapoubelle par les acheteurs du fait du dépassement de ladate de péremption.

Il existait auparavant des formes de destructionmassive de denrées alimentaires, auxquelles leséconomistes avaient donné le nom savant de dard-anisme35 ; le café brésilien brûlé dans les chaudièresdes locomotives dans les années 1930 en est resté l’ex-emple le plus célèbre. Aujourd’hui encore, on détruitpresque chaque année des stocks entiers de fruits etlégumes – artichauts bretons aspergés de gasoil,tonnes de pêches jetées dans la Durance, hectolitres devin languedocien déversés dans les caniveaux de Nar-bonne, abattage de bétail livré à l’équarrissage, etc.Toutefois, ce type de destruction, destiné à faire re-monter les cours, ne se produit qu’en cas de crise sais-onnière ou conjoncturelle. L’obsolescence

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programmée des denrées alimentaires est quelquechose de tout à fait différent. À son origine, on trouvela surproduction systématique de l’agriculture pro-ductiviste. Cependant, ce ne sont plus désormais lesagriculteurs qui en sont les principaux responsables,mais, d’une part, l’agrobusiness (semenciers,complexe agro-chimique, industrie agro-alimentaire)et la grande distribution, et, d’autre part, les régle-mentations sanitaires bureaucratiques. Tous les mail-lons de la chaîne sont plus ou moins complices,chacun y trouvant son intérêt, à l’exception du derni-er : le consommateur. Les agences de sécurité ali-mentaire travaillent main dans la main avec les lobbiesde la filière agro-industrielle et ont tendance, en in-voquant le principe de précaution, à fixer des normescontraignantes et des délais excessivement courts(sans véritable garantie sanitaire, d’ailleurs), ce quistimule la production et la vente. Or il ne semble pasqu’on ait constaté de graves problèmes d’intoxicationparmi les « bénéficiaires » des produits périmés (SDFou squatteurs).

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Sans doute convient-il de faire la distinctionentre ce qui est rejeté par la distribution et ce qui estjeté par les consommateurs. Le gaspillage des con-sommateurs, parfois évalué à 30 % du total à lui seul,est favorisé par la dévalorisation massive des produitsalimentaires industriels, par l’organisation de la distri-bution et de la vie dans les grands centres, et, bien sûr,par la publicité. On va à l’hyper- ou au supermarchéen voiture une fois par semaine (par exemple, le week-end), on remplit son Caddie en profitant des promo-tions, on met les achats au congélateur ou au ré-frigérateur, on les réchauffe le moment venu au micro-ondes, et, périodiquement, on s’aperçoit que certainsproduits sont périmés. Ce système profite à la fois auxproducteurs et aux distributeurs, et peut effectivementêtre considéré comme une forme d’obsolescence pro-grammée36.

Les rejets des vendeurs, évalués eux aussià 30 %, sont d’une nature un peu différente. S’ils sontavantageux pour le producteur, il est clair qu’ils re-présentent un coût pour le distributeur. Celui-ci tente

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d’ailleurs de s’en affranchir, soit en trichant – detemps à autre, des contrôleurs zélés mettent en évid-ence certains abus –, soit en reportant le coût sur leproducteur – c’est la politique des centrales d’achat.Des tentatives existent pour limiter les dégâts et lespertes en écoulant les produits dont la date de péremp-tion approche auprès d’organismes caritatifs (banquesalimentaires, Restos du cœur, petites sœurs despauvres…) ou en les vendant à prix cassés, ce qui per-met de bénéficier d’une image de bienfaiteur de l’hu-manité. Un collègue italien ingénieux, Andrea Segre, aorganisé avec succès sous le nom de Last Minute Mar-ket un réseau de récupération pour une utilisation im-médiate de ces produits, soit dans les circuits de bien-faisance, soit dans des restaurants alternatifs37. Pourlouable qu’elle soit, cette initiative n’a pas mis fin auscandale des monceaux de nourriture mis en décharge,car ce gaspillage est structurel38. Ceux qui ont vu lefilm de l’Autrichien Erwin Wagenhofer, We Feed theWorld (2007), se souviendront de cette image : desmontagnes de pains invendus mis à la poubelle par les

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supermarchés à Vienne, à deux jours de leur date depéremption. Cette masse, évaluée à deux millions dekilos par jour, suffirait, nous dit-on, à nourrir la deux-ième ville d’Autriche, Gratz. En France, c’est à50 000 tonnes par jour en moyenne que l’on évalue legaspillage alimentaire.

Accessoirement, il convient de signaler que leproductivisme dans l’agriculture et la grande distribu-tion est largement responsable de l’obsolescence detoutes les variétés de fruits et légumes qui ont disparudes étals (et aussi de la diversité des races animales).

Finalement, l’idéologie du jetable s’insinue par-tout comme un poison. Tout peut devenir jetable,même le fonctionnement de la société et des institu-tions. Alexis de Tocqueville avait déjà diagnostiquéune « obsolescence » de l’honneur39. L’extension il-limitée du champ du jetable pourrait bientôt nous con-duire à penser que les mariages, la citoyenneté et lesautres relations personnelles ou sociales sont des art-icles jetables, tout autant que, à une échelle globale,

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des pays. D’ores et déjà, des sous-continents entierssont considérés comme étant à disposition, comme desKleenex40. Le stade ultime n’est autre que l’obsoles-cence de l’homme lui-même.

1- Comme l’a magistralement analysé Georges Bataille dans La No-tion de dépense (1933) et La Part maudite (1949), deux textes publiés dans unmême volume sous le titre La Part maudite, Paris, Minuit, 1967.

2- Jean-Baptiste Colbert, Lettres et mémoires, cité par René Passet,Les Grandes Représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire,Paris, Les Liens qui libèrent, 2010, p. 135.

3- Cité in Vitruve, Les dix livres d’architecture, préface du livre IX.

4- William Morris, L’Âge de l’ersatz et autres textes contre la civil-isation moderne, présenté par Olivier Barancy, Paris, Encyclopédie des nuis-ances, 1996. « Traduire “makeshift” (pis-aller, expédient, substitut, suc-cédané), terme qui au cours des années reviendra de plus en plus souvent sousla plume de William Morris, par “ersatz”, c’est bien consciemment commettreun anachronisme » (p. 16).

5- Ibid., p. 121.

6- Ibid., p. 17.

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7- Ibid., p. 123.

8- Pierre Kropotkine, La Conquête du pain. L’économie au servicedu tous (1892), Paris, Éditions du Sextant, 2006, p. 31.

9- Le Monde, 13-14 mai 2012.

10- Paul Lafargue, Le Droit à la paresse (1880), Paris, Mille et unenuits, 2000, p. 41.

11- Marino Ruzzenenti, L’autarchia verde, Milan, Jaca Book, 2 011.

12- Cité in V.P., p. 52.

13- Ibid., p. 161.

14- Cité ibid., p. 162. Ernest Dichter ajoute : « Au début du XXe

siècle encore, ces inhibitions puritaines empêchaient les citoyens de jouir detoutes ces richesses nouvelles et prodigieuses que les marchands et les entre-preneurs ne demandaient pas mieux que de leur procurer. Vers 1950, leshommes d’affaires s’efforcèrent d’encourager par tous les moyens les con-sommateurs à se montrer plus sybarites. »

15- V.P., p. 51.

16- Ibid., p. 170.

17- Pierre Martineau, The New Consumer, cité ibid., p. 171.

18- G.S., p. 18.

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19- Cette histoire est racontée dans le livre de Sinclair Lewis, Bab-bitt, publié en 1922, cité ibid., p. 15.

20- Ibid., p. 36.

21- Cité ibid., p. 45.

22- Ibid., p. 58.

23- Ibid., p. 60.

24- Ibid., p. 61.

25- Ibid., p. 66.

26- V.P., p. 110.

27- Ibid., p. 114.

28- Ibid., p. 110.

29- Ibid., p. 27.

30- Ibid., p. 113.

31- Ibid., p. 122.

32- Ibid., p. 124.

33- Ibid., p. 55.

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34- Serge Latouche, « Le revers de la production », Traverses,n° 12 (Le Reste 2), octobre 1978.

35- « Destruction des stocks excédentaires ou leur dénaturation : cemot servait autrefois à désigner la pratique des monopoleurs, qui, afin de gag-ner davantage, procédaient à une limitation délibérée de la production ou àune suppression volontaire d’objets utiles. » Jean Romœuf (dir.), Dictionnairedes sciences économiques, op. cit.

36- « Si une date limite de consommation chasse l’autre, c’est parfoismoins par précaution sanitaire que pour entretenir le rythme d’obsolescencesouhaité par le commerce. » Patrick Piro, « Gaspillage alimentaire, l’ampleurdu scandale », Politis, 12 juillet 2012.

37- Andrea Segre, Last Minute Market. La banalità del bene e altrestorie contro lo spreco, Bologne, Edizioni Pendragon, 2010. Voir aussiAndrea Segre et Luca Falasconi, Il libro nero dello spreco in Italia : il cibo,Milan, Edizioni ambiente, 2011, et Il libro blu dello spreco in Italia : l’acqua,Milan, Edizioni ambiente, 2012.

38- Pour la France, ce qui est récupéré par les banques alimentairesest dérisoire : 87 000 tonnes sur plus de 18 millions de tonnes rejetées an-nuellement (Politis, 12 juillet 2012).

39- Cité in Philippe Chanial, La Sociologie comme philosophie poli-tique et réciproquement, Paris, La Découverte, 2 011.

40- G.S., p. 228.

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CHAPITRE III

L’obsolescence programméeest-elle morale ?

La question de la moralité de l’obsolescenceprogrammée peut paraître incongrue. Depuis belle lur-ette, dans l’économie moderne sinon dans la sociétéelle-même, la question du bien et du mal est devenueelle aussi obsolète, comme le note Günther Anders1.Ce qui est bon pour General Motors n’est-il pas bonpour les États-Unis ? Et ce qui est bon pour les États-Unis n’est-il pas bon pour le reste du monde ? Puisquel’obsolescence programmée est bonne pour GeneralMotors, elle est bonne pour les États-Unis et pourl’humanité entière. Une fois dépassés certains seuils,notre pouvoir de faire excède infiniment notre capacitéde sentir et d’imaginer. Cet écart irréductible,qu’Anders nomme le décalage prométhéen, anesthésie

littéralement notre sens moral. Cependant, face à lamenace que l’illimitation fait peser sur la survie mêmede l’humanité, la question de la moralité de l’obsoles-cence programmée doit être posée.

Historiquement, cette question a été abordée demanière latérale sous trois angles différents : celui desconséquences sociales, celui de la déontologie des in-génieurs et, finalement, celui de l’obsolescence del’homme.

I. Le rôle social de l’obsolescenceprogrammée

Tout avait déjà été dit par Lafargue : réduire ar-tificiellement la durée de vie des produits est une desconditions de l’emploi, donc du bien-être social. MaisLafargue insinuait cela sur le mode ironique, et finale-ment on ne sait pas trop comment il fallait l’entendre.Pour les États-Uniens, en revanche, il n’y a aucundoute. Puisque l’économie moderne est

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structurellement dépendante de la croissanceéconomique pour sa stabilité, quand la croissancechancelle – comme elle l’a fait de façon dramatiquependant la Grande Dépression – les politiciens pan-iquent, les entreprises luttent pour leur survie etrecherchent désespérément des clients, tandis que lestravailleurs perdent leur emploi. Tout doit être alorsfait pour susciter la consommation : l’obsolescenceplanifiée devient une nécessité pour lutter contre lechômage.

C’est à Bernard London qu’il revient d’avoirpoussé jusqu’au bout le raisonnement et d’en avoir tiréles conséquences en termes de politique économique.Juif originaire de Russie, où il avait été entrepreneurdans le bâtiment avant de fuir les pogroms, BernardLondon fit fortune comme agent de change àManhattan. Franc-maçon et philanthrope, il avait dessympathies socialistes. Ainsi, son plaidoyer pour laconsommation forcée vise moins la prospérité des cap-italistes que, à travers celle-ci, le bien-être des massespopulaires. Il publie en 1932 un court pamphlet

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intitulé « Mettre fin à la dépression grâce à l’obsoles-cence programmée » (Ending the Depression throughPlanned Obsolescence). On ignore s’il a inventé l’ex-pression ou si elle était déjà utilisée dans le monde desaffaires ; toujours est-il qu’avec lui elle entre dans ledébat public. Notons que, la même année, AldousHuxley publie son Brave New World (Le Meilleur desmondes), avec lequel l’utopie de London n’est passans résonance. En effet, dans ce récit, on inculqueaux enfants à travers l’hypnopédie (ou endoctrinementdurant le sommeil) qu’il vaut mieux jeter que réparer(« Ending is better that mending »). « Comme la tech-nocratie, remarque Giles Slade, l’obsolescence pro-grammée fut conçue au cours de l’année désespéréede 19322. »

Pour Bernard London, l’argumentaire est sys-tématique. La crise, constate-t-il, amène les gens àutiliser les objets plus longtemps alors qu’auparavantils avaient peut-être une tendance excessive à les jeter.Le gouvernement devrait donc assigner une durée devie aux chaussures, aux maisons et aux machines, à

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tous les produits manufacturés, au moment de leurcréation. Des ingénieurs compétents pourraient déter-miner la durée de vie optimale de chaque objet – parexemple, cinq ans pour une voiture, vingt-cinq anspour un logement. Pour London, l’obsolescence pro-grammée ne consistait donc pas à introduire fraud-uleusement une défaillance technique dans le produit,comme le faisait le cartel des ampoules. Elle résultaitd’une décision d’experts. Bien que Roosevelt aitchoisi une autre voie pour sortir l’Amérique de lacrise, la leçon de London a certainement contribué àpropager l’idée selon laquelle l’obsolescence program-mée est une nécessité, et sans doute aussi à désamor-cer les protestations des consommateurs, ceux-ci étantd’autant plus complices qu’ils sont souvent en mêmetemps des salariés de l’industrie.

« La désuétude systématique… panacée desmarchés engorgés3 ? » interroge encore un articleen 1950. « La limitation systématique de la durée devie d’un produit, selon E.S. Stafford, directeur éditori-al de la revue Design News, peut devenir un facteur

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aussi efficace pour la relance de l’économie améri-caine que la vente à crédit. » En conséquence, il fautencourager les techniciens à travailler dans ce sens.C’est effectivement ce qui s’est fait, et ce qui continuetrès largement à se faire4.

L’obsolescence programmée participe de lacohérence systémique de la société de consommation.Sans une limitation drastique du cycle de vie duproduit, le keynéso-fordisme des TrenteGlorieuses – la période la plus sociale, sinon la plussocialiste des temps modernes – serait bancal. Il n’estpas exagéré de dire que la civilisation du jetable a étéla condition du triomphe réformiste de la social-démo-cratie au cours de cette période. La production demasse permet un abaissement des coûts qui met lesproduits à la portée du grand public, mais, pour main-tenir des profits élevés, la demande doit être constam-ment renouvelée et ne peut plus l’être par l’élargisse-ment d’un marché déjà saturé. Le cycle idéal duproduit est une durée de vie égale à la durée degarantie légale et à celle de l’emprunt contracté pour

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l’acquérir. La garantie est ainsi une arme à doubletranchant : elle assure le client d’une durée minimalede fonctionnement, mais autorise aussi le fabricant àen faire la durée de vie maximale du produit.

L’obsolescence raisonnable, justifiée par la né-cessité économique pour le bien-être de tous, ne seraitdonc pas immorale. Est-elle morale pour autant ?Indépendamment de sa valeur éthique intrinsèque, surlaquelle nous allons nous pencher, il y a aussi des rais-ons économiques de douter de sa justification sociale,ou du moins de la relativiser. On oublie de mettre dansla balance le fait que l’obsolescence détruit toute unesérie de petits métiers, tels ces bricoleurs de génie quirafistolaient les grille-pain, les bouilloires électriques,les appareils de radio et de télévision, ou encore leshorlogers qui réparaient les montres anciennes et qui,même à Genève, se font désormais rares. Au final, lesemplois supprimés l’emportent parfois sur les emploismaintenus.

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II. L’obsolescence et l’éthiqueLe même Stafford qui plaidait pour relancer

l’économie par l’obsolescence programmée écriten 1958 : « Il est particulièrement intéressant d’ap-prendre d’un ingénieur haut placé d’une société fabri-quant des appareils de radio portatifs que son produitest conçu pour ne pas durer plus de trois ans. » Il sedemande alors si « le projet de concevoir une défail-lance technique à dessein est contraire à l’éthique ».La réponse suggérée dans l’article est clairement nég-ative. « D’abord, si les radios portatives devaient durerdix ans, le marché pourrait être saturé bien avant queles nouvelles ventes ne puissent soutenir la fabricationcontinue de masse, obligeant ainsi les fabricants àproduire autre chose. Deuxièmement, l’utilisateur severrait refuser les bénéfices des progrès accélérés si leproduit était conçu pour durer longtemps5. » Commeon le voit, le diable n’est jamais à court d’arguments !

Sur ce sujet, il y eut néanmoins un rude conflitentre les ingénieurs et les managers. Ainsi, pour

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George Romney, d’American Motors, qui se plaçaitdu point de vue des ingénieurs, « cette création an-nuelle d’articles simplement camouflés pour paraîtremeilleurs n’est qu’une monumentale déviation de larecherche technique6 ».

En février 1960, la revue The Rotarian titre encouverture : « L’obsolescence programmée – est-cefair ? Oui ! répond Brooks Stevens. Non ! répondWalter Dorwin Teague ». Ce dernier, célèbre designeret cofondateur de l’Association des designers industri-els en 1944, écrit : « Quand le design se prostitue decette façon, sa propre logique disparaît et de drôles derésultats apparaissent7. » Il poursuit : « La pratiqueconsistant à démoder les modèles antérieurs alors queles nouveaux modèles n’ont rien de mieux à apporterest connue comme obsolescence programmée ou ob-solescence artificielle ; ce dernier terme est plus ap-proprié, mais le plus approprié serait encore tout sim-plement escroquerie. » Il oppose à la conception deStevens, favorable à l’obsolescence, celle de Ford, qui

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cherchait à fabriquer les meilleures choses pour lemoins cher possible8.

Harold Chambers, ingénieur de RemingtonRand, défendit la même position : « Je doute forte-ment que qui que ce soit parmi nous désire appliquerce principe de la défaillance à court terme planifiéepour son propre achat, que ce soit sa maison, son auto,son piano ou les autres biens durables impliquant unedépense considérable. […] Qui doit décider jusqu’àquel point le “court terme” doit être court ? […]L’éthique, l’honnêteté, la vérité et autres principes in-tangibles ne sont pas modifiables par les directives dumanagement !!! La stimulation artificielle fondée surde tels plans délibérément malhonnêtes est certaine-ment une compromission avec l’éthique9. » Un autreintervenant au débat écrit, à propos de la pratique de ladate de péremption, qu’il s’agit carrément d’un com-portement « malhonnête, immoral et autodestructeur àla fois économiquement et politiquement », et mêmed’un « crime contre la loi naturelle de Dieu en ce quenous gaspillerions ce qu’Il nous a donné10 ».

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Dans l’autre camp, on trouve l’expertéconomique et financier de Chicago Theodor Levitt,qui exhorte les hommes d’affaires à ne pas se soucierdes conséquences culturelles, spirituelles, sociales etmorales de leurs actes. L’homme d’affaires n’a qu’uneraison d’être : créer et distribuer de quoi satisfaire lademande en faisant un bénéfice. Qu’il laisse donc àd’autres le salut des âmes, la sauvegarde des valeursspirituelles, la protection de la dignité humaine et durespect de soi11 ! Au même titre que la morale d’Eich-mann, consistant à exécuter sans discuter les instruc-tions venues de l’organisation, c’est la porte ouverte àla banalisation du mal.

Le fait que les lobbies n’obéissent qu’à l’éthiquedu profit ne rend absolument pas moral le comporte-ment du producteur quand les effets de cette déontolo-gie du business sont dommageables à la société et àl’environnement, donc aux générations futures.L’élimination des tramways aux États-Unis et enEurope en est une bonne illustration. Pourquoi, auxÉtats-Unis, le tramway a-t-il été abandonné au profit

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de l’automobile ? La réponse ne réside pas dans lasupériorité technique ou économique de la seconde surle premier, mais dans une action de business. Dans lesannées 1920, General Motors, Firestone et la StandardOil de Californie se sont efforcés de convaincrel’opinion publique d’opter, en matière de transportsurbains, pour une solution polluante, inefficace et ex-trêmement coûteuse. L’intermédiaire chargé de l’ac-tion fut une entreprise écran, la National City Lines,qui, progressivement, acheta et contrôla les compag-nies qui possédaient les tramways dans des dizaines devilles (New York, Los Angeles, Philadelphie, SaintLouis, etc.). On procéda ensuite à leur démantèlementau profit d’autobus achetés par un fournisseur appar-tenant au trio GM-Firestone-Standard Oil. Enfin, par-allèlement, on mena une action politique à travers lelobby de la National Highway Users Conference afinde promouvoir, avec succès, la constructiond’autoroutes12. Le programme dura trente ans, fut fi-nalement condamné comme conspiration criminelle, etles firmes durent payer une amende ridicule

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de 5 000,00 dollars. Évidemment, cela ne fit pas re-venir les tramways… La disparition des trams enEurope n’est pas aussi bien documentée, mais ellen’est probablement pas plus innocente. Ainsi, les trol-leybus ont été développés en Italie pendant la périodefasciste pour utiliser la houille blanche et économiserl’essence. « Reste à se demander, explique MarinoRuzzenenti, pourquoi on a procédé après la guerre audémantèlement insensé de ce moyen de transport,comme d’ailleurs d’une bonne partie du réseau detramway13. » Comme on le sait, avec la menace de lafin du pétrole et l’engorgement des centres-villes, cesystème désuet redevient à la mode un peu partoutdans le monde.

Finalement, avec l’obsolescence programmée,c’est l’éthique elle-même qui devient obsolète.Comme l’écrit un objecteur de croissance italien, « unconsumérisme synonyme de braderie, de soldes, d’of-fres à prix cassés, de rabais, d’escompte, d’offres spé-ciales, de promotions, etc., a fini par nous transmettreun esprit de liquidation, de dévaluation et de perte des

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valeurs ainsi que du sens de la vertu, des principes etdes idéaux. L’honnêteté, la moralité, l’intégrité, la loy-auté, la respectabilité, le sérieux, la décence, la correc-tion […] tout cela finit dans un supermarché desvaleurs, tout devient relatif et facultatif, tout est àvendre et en même temps tout est dévalorisé14 ».

III. L’obsolescence de l’hommeLa vision mécaniste des temps modernes nous

ayant habitués à considérer l’homme lui-mêmecomme une machine, il est inévitable que l’on s’inter-roge aussi sur ses défaillances techniques. Effective-ment, l’individu humain est, selon les médecins et lesbiologistes, sujet à une obsolescence programmée. Sadate de péremption est fixée. Déjà, avant l’échéancefatale, certaines pièces de l’ensemble, plus ou moinsfaciles à réparer ou à remplacer, tombent en panne.D’autres éléments au contraire, comme les ongles etles cheveux, continuent à fonctionner après la mise aurebut du spécimen. Toutefois, les mécanismes de

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vieillissement sont planifiés, si la machine est bien en-tretenue, pour permettre une durée de vie d’unecentaine d’années, pas beaucoup plus(123 exactement, selon certains). D’après les étho-logues, l’espèce humaine elle-même serait, commetoutes les espèces animales, programmée pour untemps limité. Il nous resterait environ 200 000 ans av-ant de devenir des fossiles et de laisser la place àd’autres.

Toutefois, lorsqu’on parle de l’obsolescence del’homme, ce n’est pas vraiment dans ce sens – celuid’une défaillance technique intrinsèque – qu’on l’en-tend, mais dans celui d’un dépassement extrinsèque dufait de l’extraordinaire et inquiétant développementdes techniques. On assiste en effet à un raccourcisse-ment brutal du cycle de vie des produits, que mêmeVance Packard n’avait pas prévu. Il avait fallu vingtans pour que l’ensemble des ménages soient équipésd’un poste de télévision en noir et blanc ; il n’en afallu que sept pour le poste couleur. Quant aux inven-tions plus récentes, comme le téléphone portable, leur

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diffusion a été foudroyante15. Dans le domaine desnouvelles technologies, les innovations tournent surtrois ans. Avec la loi de Moore, qui prévoit un double-ment des capacités de traitement et de mémoire des or-dinateurs tous les dix-huit mois et qui se vérifie depuismaintenant trente ans, l’obsolescence s’accélère16.

On observe ainsi un écrasement du temps et untriomphe de l’éphémère, comme l’avait analyséJacques Ellul : « Toute notre civilisation est éphémère.Si l’on se glorifie de consommer beaucoup, c’est qu’ilfaut jeter rapidement les objets fabriqués pour un us-age rapide. On ne répare plus ; on jette. Le plastique,le nylon sont faits pour vivre à l’état neuf un laps detemps infime et, ne coûtant rien, sont détruits aussitôtque le brillant de la nouveauté s’est effacé. Les mais-ons sont construites pour la durée de leur amortisse-ment ; l’automobile doit être remplacée chaque année.Et dans le monde esthétique nous ne bâtissons plus descathédrales mais des films qui, œuvres d’art éminentesoù l’homme s’est mis tout entier, où il a porté sonmessage le plus profond, seront après quelques

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semaines oubliés, enfouis dans des cinémathèques oùseuls des connaisseurs rarissimes pourront lesrechercher. […] Des trésors d’ingéniosité, des sommesimmenses de travail, des passions d’hommes saisis parle sens de ce qu’ils font aboutissent à ces objetséphémères, dans tous les ordres d’activité, dont il nerestera rien. […] Nous ne laisserons pas un silex tailléderrière nous17. » Cette « montée de l’insignifiance »naguère dénoncée par Cornelius Castoriadis atteintjusqu’au monde de la religion. Le « Santosubito ! » – ce cri de la foule catholique à la mort deJean-Paul II pour réclamer sa canonisation immédiate,envers et contre toutes les traditions de prudence del’Église – témoigne de l’obsolescence de la durée. Iln’y a plus que l’instantané, le tout, tout de suite.

La société dite « développée » repose ainsi sur laproduction massive de la déchéance, c’est-à-dire uneperte de valeur et une dégradation généralisée tant desmarchandises que des hommes. L’accélération du« jetable » transforme les premières en rebut, tandisque les seconds sont exclus ou licenciés après usage.

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Cela va des chômeurs, SDF, clochards et autresdéchets humains jusqu’au PDG et au manager. Willi-am Morris le pressentait : « La société de l’ersatz con-tinuera à vous utiliser comme des machines, à vous al-imenter comme des machines, à vous surveillercomme des machines, à vous faire trimer comme desmachines – et vous jettera au rebut, comme des ma-chines, lorsque vous ne pourrez plus vous maintenir enétat de marche18. » Avec la Grande Dépression se faitjour l’idée que les machines rendent aussi l’hommeobsolète. En 1932, la revue Fortune publie un essaianonyme qui l’expose pour la première fois : aprèsquelques millions d’années d’usage, « [la] fonctionhonorable [de l’homme] en tant que producteur d’uneénergie motrice première est désormais non seulementdémodée, mais carrément obsolète19 ». Les différentesformes d’accélération engendrées par l’hypermodern-ité et les nouvelles technologies entraînent en contre-partie une augmentation continuelle du rythme d’ob-solescence des expériences humaines, avec pour con-séquence un raccourcissement des périodes

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susceptibles d’être définies comme appartenant auprésent20. James Martin, de son côté, observe que « lademi-vie de la formation technique du personnel in-formatique est d’environ trois ans21 ». Et il ajoute que,comme beaucoup de métiers passent par l’ordinateur,il en va de même pour eux… Les technologies les pluspuissantes du XXIe siècle – la robotique, le géniegénétique et les nanotechnologies – menacent toutsimplement de faire de l’humanité une espèce en voiede disparition22.

L’idée d’une obsolescence de l’homme du faitde la technique et de la technicisation du monde avraiment émergé pour la première fois avec la menaceque fait peser l’existence de la bombe atomique sur lasurvie de l’humanité. Le 18 août 1945, quatre joursaprès la reddition japonaise, Norman Cousins, trau-matisé par l’expérience à laquelle il a participé, publiedans le Saturday Review un article au titre significatif :« Modern Man is Obsolete » (« L’homme moderne estobsolète »). L’homme, selon lui, est mal équipé pouraccepter les bienfaits potentiels comme pour contrôler

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les dangers potentiels de l’énergie atomique, ce queles accidents postérieurs dans le nucléaire pacifiqueont, hélas, démontré23.

Cette obsolescence de l’homme du fait de la« standardisation de la catastrophe » avec la MAD(Mutually Assured Destruction) a été magistralementanalysée par Günther Anders. Il parle de la « honteprométhéenne » que nous ressentons à cause de notreinfériorité par rapport aux machines : « Nous sommesles seuls à avoir été ratés, les seuls à avoir été créésobsolètes24. » Günther Anders a intitulé le vingt-huitième chapitre de son Obsolescence de l’homme« Désuétude de la méchanceté ». Il y écrit que, avec le« syndrome de Nagasaki […], l’histoire devint ob-solète. Ce jour-là [le 9 août 1945], l’humanité est dev-enue capable de se détruire elle-même, et rien ne ferajamais qu’elle perde cette “toute-puissance négative”,fût-ce un désarmement général, fût-ce une dénucléar-isation totale du monde. L’apocalypse est inscritecomme un destin dans notre avenir, et ce que nouspouvons faire de mieux, c’est de retarder indéfiniment

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l’échéance. […] [P]uisque le sens du passé dépend desactes à venir, la mise en obsolescence de l’avenir, safin programmée, signifie non pas que le passé n’a plusde sens, mais qu’il n’en aura jamais eu25 ». De là vientle concept de banalité du mal que lui a emprunté sonex-femme, Hannah Arendt, et qu’elle a popularisé.L’obsolescence programmée en est une parfaiteillustration.

Certains scientifiques (Irving John Good,Vernor Vinge, Ray Kurzweil) anticipent cette obsoles-cence de l’homme avec jubilation. Cette disparition seréaliserait dans une assomption technoscientifique.C’est en particulier la thèse de la « singularité techno-logique », qui aboutit au transhumanisme. Extrapolant,sans doute hâtivement, à partir de la prétendue loi deMoore sur la croissance exponentielle des capacitésdes ordinateurs – non moins hâtivement baptisés « in-telligence artificielle » –, ils prévoient la venue, av-ant 2020, de superordinateurs atteignant un exaflops,c’est-à-dire capables à leur tour de se reproduire et deconcevoir des ordinateurs encore plus puissants et plus

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autonomes. À ce moment-là, l’homme n’aura plus deraison d’être et, privé de son pouvoir humain dans unmonde ravagé par la pollution, il ne pourra plus sur-vivre qu’en devenant à son tour une supermachine mi-biologique mi-informatique. Se rendre complice decette évolution est-il un crime contre l’humanité ? Àce stade, l’obsolescence de la morale ne permet mêmeplus d’en juger.

1- Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, op. cit., p. 241.

2- G.S., p. 72.

3- Cité ibid., p. 69.

4- Ibid., p. 72.

5- Cité ibid., p. 164.

6- Cité in V.P., p. 278.

7- G.S., p. 170.

8- Ibid., p. 171.

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9- Ibid., p. 166.

10- Ibid.

11- Cité in V.P., p. 238.

12- Cité dans la présentation de l’édition française du livre d’EdwardBernays, Propaganda, Paris, La Découverte, 2007, p. 21.

13- Marino Ruzzenenti, L’autarchia verde, op. cit., p. 191.

14- Sur le site www.decrescita.it.

15- Toutefois, le raccourcissement du cycle de vie du produit posedes problèmes, car l’innovation permanente rend les entreprises très instables.Voir Yann Moulier Boutang, L’Abeille et l’Économiste, Paris, Carnets Nord,2010, p. 167.

16- Le secret, le brevet, le droit d’auteur, voire la marque, s’entrouvent fragilisés. Voir ibid.

17- Jacques Ellul, L’Illusion politique (1965), Paris, Éditions de laTable ronde, 2004, p. 84-85.

18- William Morris, L’Âge de l’ersatz et autres textes contre la civil-isation moderne, op. cit., p 137.

19- G.S., p. 68.

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20- Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris,La Découverte, 2011.

21- G.S., p. 187.

22- C’est aussi ce que soutient Bill Joy, l’inventeur du programmeJava (le langage d’Internet), dans un article publié par la revue Wired en av-ril 2000 et au titre révélateur : « Why the Future Doesn’t Need Us » (« Pour-quoi l’avenir n’a pas besoin de nous »). Cité in Jean-Pierre Dupuy, LaMarque du sacré, Paris, Carnets Nord, 2009, p. 77.

23- Par la suite, il prit en charge les soins de 400 enfants orphelinsvictimes d’Hiroshima. Voir G.S., p. 146.

24- Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, op. cit., p. 41.

25- Ibid., p. 240.

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CHAPITRE IV

Les limites de l’obsolescenceprogrammée

L’obsolescence programmée est une forme detromperie. Or l’expérience semble prouver qu’on nepeut pas tromper tout le monde indéfiniment. En par-ticulier, le réel résiste à la manipulation : il nous revi-ent sous la forme de crises ou de catastrophes. La ré-duction planifiée de la durée de vie des produits manu-facturés se heurte à la résistance des consommateurs,mais plus encore aux limites de notre écosystème, entermes de ressources naturelles et de capacité de re-cyclage des déchets.

I. Les réactions des consommateurset des citoyens

Aux États-Unis, on l’a vu, c’est l’industrie auto-mobile qui a ouvert largement la voie à l’obsolescenceprogrammée ; on a ainsi parlé du « modèle deDetroit » pour désigner la pratique consistant àpousser les consommateurs à changer de modèle tousles ans ou tous les deux ans, sans qu’il y ait de vraiemodification du produit ni du comportement desacheteurs. Cependant, fin 1957, le lancement dupremier Spoutnik par les Soviétiques fit prendre con-science aux États-Uniens que la supériorité de leursystème militaro-industriel n’était pas aussi écrasantequ’on le leur avait fait croire. De ce fait, ils com-mencèrent à nourrir aussi quelques doutes sur l’équa-tion « ce qui est bon pour General Motors est bon pourles États-Unis », qui s’était imposée à eux comme uneévidence. Ils se détournèrent des créations ex-centriques de Detroit, des voitures clinquantes,

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monstrueuses et grandes consommatrices d’essence.Si les ventes restèrent stables dans les autres do-maines, dans l’automobile – la technologie leader del’époque – elles chutèrent de façon significative. Lavogue des modèles géants s’épuisa. Les campagnespublicitaires n’y purent rien changer. La crise dupétrole et les encombrements urbains achevèrentd’avoir raison de cette folie des grandeurs. On ne peutpas éternellement régenter le goût du public. Le bar-rage construit par Detroit, victime de ses excès, cédabrusquement avec l’irruption sur le marché des États-Unis des voitures compactes européennes à la fin desannées 19501.

De même, la tentative pour rendre le modèleurbain traditionnel obsolète, au profit d’une ville sanspiétons – projet qui n’a jamais réussi à s’implanter enEurope continentale –, a partiellement échoué auxÉtats-Unis, après des débuts pourtant promoteurs. Lejournaliste George Nelson, en 1956, insistait encoresur la nécessité d’accélérer l’obsolescence urbaine :« La ville traditionnelle a été rendue obsolète par

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l’automobile. C’est un fait, cela est arrivé, mais celan’a pas été planifié. » Il concluait qu’il convenait des’y atteler : « Nous avons appris à utiliser l’obsoles-cence comme un outil prodigieux pour l’améliorationsociale dans ces domaines où nous avons à la fois lesavoir et le pouvoir. […] Ce dont nous avons besoin,c’est plus d’obsolescence, pas moins2. » Certes, bienque de plus en plus remis en cause, l’étalement urbains’est poursuivi. Ce qu’on a appelé « la destruction desvilles en temps de paix3 » (la bruxellisation) est tou-jours en cours, en dépit d’oppositions très fortes, l’ex-emple emblématique en étant la destruction du centreurbain de Bruxelles. Toutefois, la maison jetable quiprévaut en Amérique du Nord ne s’est pas développéeailleurs de façon significative. La vieille conceptionartisanale de la construction durable – que traduit sibien la phrase du maçon qui travaillait à refaire mamaison : « Cela vous enterrera ! » – est loin d’avoirdisparu.

En outre, des résistances de toute nature s’or-ganisent contre la logique du gaspillage effréné. Les

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contestations sont alimentées par la crise écologique,même si elles restent très en dessous du niveau néces-saire à la remise en cause de la logique consuméristeau sens large. En 1957, Vance Packard publie TheHidden Persuaders (traduit en français sous le titre LaPersuasion clandestine), puis, en 1960, The WasteMakers (traduit en français sous le titre L’Art dugaspillage). Ces deux livres sont des best-sellers etvont certainement jouer un rôle important dans lamontée en puissance des mouvements contestataires.L’action des associations de consommateurs qui nais-sent au cours de cette période crée un contrepoids nonnégligeable et débouche sur une législation protectriceconcernant la qualité des produits, la transparencedans la fabrication et la durée de la garantie. La mobil-isation des citoyens, magnifiée dans le film de CosimaDannoritzer, est sans doute quelque peu amplifiée parVance Packard, comme en témoigne la réponse deMrs Brady, de l’Association des consommateurs, lor-squ’il lui demande quels sont les objets encore

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susceptibles de durer toute une vie : « Je n’en voisqu’un : le piano4 ! »

Une cinquantaine d’années plus tard, en dépit dequelques victoires remportées par les adversaires del’obsolescence programmée, la situation n’a guèrechangé. Les protestations continuent, mais les résultatsrestent modestes, comme on le voit dans le film Prêt àjeter. Ainsi, la plainte déposée contre Apple pour sabatterie d’iPod d’une durée de vie programmée de dix-huit mois s’est soldée non par un procès, mais par uncompromis de portée réduite : une demi-victoire. Demême, l’histoire qui sert de fil conducteur au scénariorévèle bien tout l’héroïsme de la lutte. On voit, dès lespremières images, un jeune homme dont l’imprimanterefuse de fonctionner. Les différents vendeurs solli-cités conseillent un nouvel achat. Notre héros, têtu, dé-cide de faire des recherches sur Internet pour com-prendre d’où vient le problème. Et il finit par découv-rir le pot aux roses : une puce électronique introduite àdessein pour bloquer la machine au boutde 18 000 copies. Grâce à un logiciel mis au point par

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un internaute russe génial, il réussit à remettre son im-primante en marche à la fin du film.

Il est certain que l’apparition de forums derésistance sur Internet ouvre d’alléchantes perspect-ives, mais les effets, pour l’instant, sont encore lim-ités. Alors même que je rédigeais cet essai, mon im-primante Epson 880 – déjà considérée comme une an-tiquité bien que je l’aie achetée il y a quatre ou cinqans seulement – m’a trahi : ses têtes d’impression re-fusaient de me donner un résultat correct, en dépit demultiples nettoyages. Je n’ai pas eu le courage ni lapatience de chercher une solution sur Internet et j’aifini par acheter un nouveau modèle fabriqué en Chine,très bon marché mais fonctionnant avec des car-touches d’encre d’un coût effarant et qu’il faut renou-veler constamment. Mon imprimante a donc rejoint lesquatre précédentes, toujours en état de marche maisobsolètes parce que incompatibles avec les nouveauxmodèles d’ordinateurs. Ces incompatibilités sys-tématiques dans l’univers des objets industriels – etnotamment des biens destinés au partage tels que les

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téléphones ou les ordinateurs – constituent aussi uneobsolescence décidée par les fabricants. On retrouve làce que les experts du développement appelaient dansma jeunesse le « colonialisme du pas de vis », laforme la plus banale et la plus fruste de la dépendanceimposée étant l’incompatibilité d’une vis et d’un écroude même calibre du fait d’une différence de pas…

Là où pèche le magnifique livre de Vance Pack-ard, c’est dans la partie consacrée aux remèdes. Ceux-ci ne sont pas à la hauteur du scandale dénoncé. Sil’ouvrage a le mérite de s’insurger contre les con-séquences écologiques désastreuses de l’obsolescenceprogrammée et de faire quelques suggestions intéress-antes pour les limiter, il reste fort timide sur la lutteproprement politique à mener contre ce système.« Caveat emptor ! Telle était la formule magique qui,suivant les économistes du passé, devait maintenir lejuste équilibre entre le vendeur et l’acheteur5. » Achet-er avec prudence : le conseil, qui remonte aux préteursromains, est toujours valable, mais bien insuffis-ant – hélas ! – pour contrer le lavage de cerveau

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auquel nous soumet une publicité/ propagande dont ona vu le rôle clef dans l’extension de l’addiction con-sumériste. La feuille de route que Packard propose auxassociations de consommateurs est pleine de bons sen-timents, mais bien naïve. Pour lutter contre la confu-sion qui règne autour de la qualité des produits et desétiquettes, il serait utile, selon lui, tant pour le con-sommateur que pour le producteur, de pouvoir s’ap-puyer sur des normes de qualité acceptées par tous.Or, à l’époque où il écrit, il n’en existe pas, sauf pourle lait et les draps de lit6. Il faut donc favoriser la créa-tion de telles normes. Les fabricants devraient être lespremiers à défendre les garanties, puisqu’ils lesexigent eux-mêmes de leurs fournisseurs. « Aucunfabricant d’automobile, par exemple, ne choisirait sonacier sur le vu d’une page de publicité dans unmagazine ! » Et pourtant, ils sont unanimement op-posés à ce que soient fixés des standards de qualité7.En revanche, dans les domaines où des labels de qual-ité existent, ceux-ci auraient permis aux petitsproducteurs états-uniens de rafler les trois quarts des

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parts de marché en dix ans, au point qu’aujourd’huiles grandes firmes font campagne pour la suppressionde ces labels8. On ne peut que se réjouir de cette vic-toire des petits contre les gros. Toutefois, on ne voitpas que le gaspillage et les abus aient sensiblement re-culé dans l’Europe de Bruxelles, malgré la multiplica-tion des normes à laquelle on a assisté depuis l’époqueoù Vance Packard a formulé son analyse. Dans l’ali-mentation, par exemple, pour un label qui sauve uneproduction traditionnelle locale, grâce en particulier aumouvement slow food, on trouve vingt normes du co-dex alimentarius, concoctées par les lobbies del’agrobusiness, qui étranglent les petits producteurs,sans parler du gâchis engendré, comme on l’a vu, parle jeu des dates de péremption.

L’instauration d’une durée fixe de garantiecomme moyen de protection du consommateur contrel’obsolescence programmée s’est considérablementrépandue, mais il s’agit d’une arme à doubletranchant. L’idéal pour le producteur reste celui quel’on a rencontré à propos des voitures : que l’objet

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tombe en panne juste à l’expiration du délai degarantie. Une sorte de guérilla s’ouvre alors entre pro-ducteur et consommateur, avec la possibilité pour cedernier de souscrire une assurance complémentairepayante afin de prolonger la garantie. Ainsi, fort d’uneexpérience précédente où j’avais vu mourir le disquedur de mon ordinateur, j’ai souscrit à grands frais unegarantie complémentaire de trois ans pour le nouveau,avec lequel j’achève la rédaction de ce livre. Bienm’en a pris, puisqu’à trois mois de l’expiration dudélai, au beau milieu de mon travail, l’écran estdevenu irrémédiablement noir d’un seul coup. Cettefois, c’est la carte mère qui avait rendu l’âme…

Au détour d’un paragraphe, Vance Packard, sansdoute conscient de la dimension un peu cosmétiquedes remèdes qu’il propose, soulève la question de l’in-surrection. « On se dirige doucement vers la réponse àla question fondamentale de toute la publicité :comment peut-on arriver à doter le client du réflexe dePavlov et lui donner l’habitude d’acheter une marqueprécise ? » se demande un journaliste de Printer’s Ink

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le 29 janvier 1960. Vance Packard commente : « Sitelle est vraiment la “question fondamentale”, le clientn’a plus qu’à monter sur les barricades9 ! » En toutcas, remettre en cause la société de croissance et s’at-taquer à la logique de l’ensemble production-consom-mation nous apparaît, aujourd’hui, comme unenécessité.

II. L’obsolescence et la criseécologique

L’obsolescence programmée touche à l’écologiedans ses deux volets principaux, le gaspillage des res-sources naturelles et le débordement des poubelles. Enaccélérant la production et la consommation d’équipe-ments, d’appareils ménagers et de biens d’usage detoute nature, on épuise plus rapidement les stocks deminerais non renouvelables de manière directe et, demanière indirecte, on accroît la consommation d’éner-gie sans nécessité. « Alors, écrit Vance Packard, se

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dresse un nouveau spectre, si troublant celui-là que lesAméricains ont jusqu’à présent choisi de l’ignorer : ledéclin des ressources naturelles. […] Notre générationverra probablement les Américains creuser des galer-ies de mines dans les anciens tas d’ordures pour yrécupérer les vieilles boîtes de conserve rouillées10. »Si ce n’est pas encore vrai aux États-Unis, ça l’est enAfrique…

Pour Giles Slade encore, comme pour VancePackard, les États-Uniens ont tendance à envisagercette crise des ressources naturelles avec une parfaitesérénité. Incorrigibles optimistes, ils savent, et on leleur rappelle souvent, que la technique moderne leurprépare un nouvel âge d’or. L’atome va résoudre tousleurs problèmes. Les chimistes inventeront des sub-stances magiques pour remplacer celles qui s’épuisent.Les techniciens fabriqueront des machines permettantd’extraire le cuivre de filons de plus en plus pauvresdans des conditions très rentables11. Slade lui-même,en bon Nord-Américain, pense que la corne d’abond-ance continuera à déverser des produits de

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consommation, mais il précise que cela ne se fera passans effort, sans augmentation de prix, sans pénurie etsans de nouvelles atteintes contre la dignité humaine12.D’ores et déjà, en Afrique en particulier, on assiste àdes guerres pour le contrôle des mines de métauxrares – par exemple, au Congo, le coltan nécessaire àla fabrication des téléphones portables. L’exploitationdes « terres rares » de l’est de la Chine justifie la ré-pression des populations locales turcophones, demême que celle du pétrole dans le delta du Niger légit-ime le massacre des Ogonis. Qui prend vraiment con-science de l’ampleur du phénomène et de ses con-séquences sur nos sociétés du Nord ? C’est l’existencemême de l’État de droit qui est en question, avec lamenace d’un glissement plus ou moins rapide vers desformes d’écofascisme et d’écototalitarisme.

Par ailleurs, le gaspillage effréné de produits etla consommation accélérée entraînent un accroisse-ment proportionnel des déchets, dont on ne sait plusque faire. Le cas des ordures à Naples a défrayé lachronique, mais tous les pays sont confrontés au

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problème des décharges pharaoniques. Les incinérat-eurs, coûteux et, dans le meilleur des cas, encore troppolluants, représentent une solution absurde,puisqu’ils détruisent des produits qui constituent desressources potentielles précieuses et que leur ren-dement énergétique est très faible. Quant aux appareilsélectroniques, ils sont un véritable casse-tête. Les télé-phones portables, mis à la poubelle en moyenne aprèsdix-huit mois d’utilisation, créent des montagnes dedéchets qui contiennent de fortes concentrations detoxines biologiques permanentes comme l’arsenic,l’antimoine, le béryllium, le cadmium, le plomb, lenickel et le zinc. Brûler ces déchets, c’est rejeter dansl’atmosphère de la dioxine, des furanes et d’autres pol-luants. Or, en 2002, plus de 130 millions de télé-phones portables en état de marche ont été mis au re-but aux États-Unis. Et les choses ne sont pas près des’inverser puisque, bientôt, avoir un seul portableparaîtra aussi incompréhensible à la majorité des gensqu’avoir une seule paire de chaussures13.

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De tels comportements rendent le terme« obsolescence » lui-même obsolète. Face à unproblème de stockage des déchets électroniques insur-montable et qu’aucun programme d’aménagement àlong terme ne sera capable de résoudre, nous sommesau bord du gouffre. Le monde, selon Giles Slade, nepeut tout simplement pas produire assez de containerspour permettre aux États-Unis de continuer au rythmeactuel à exporter à la fois du matériel électronique etdes déchets électroniques14. Les quantités en jeu dé-passent aussi les capacités des navires et les possibil-ités des décharges illégales. Slade confirme par ail-leurs la responsabilité de l’industrie des portables dansle chaos qui règne en Afrique de l’Ouest. Il con-viendrait d’utiliser de façon parcimonieuse les métauxprécieux et rares qui lui sont nécessaires et de lesrécupérer systématiquement, plutôt que de les restituerà l’Afrique de façon honteuse. Une des séquencesmarquantes de Prêt à jeter montre ainsi une déchargesauvage au Ghana (la même chose existe au Nigeria),où des ordinateurs hors d’usage sont cachés dans des

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containers derrière un petit nombre d’ordinateursd’occasion dont l’exportation est légale. Les enfantsfouillent les détritus pour récupérer quelques mor-ceaux de métal et, ce faisant, absorbent les fuméestoxiques des carcasses en train de brûler.

Selon Vance Packard, lorsque la crise – inévit-able – des ressources éclatera, « les fermiers commen-ceront à regretter amèrement les chevaux qu’ils ontvendus pour en faire de la nourriture pour chiens lor-squ’ils ont acheté des tracteurs15 ». Et il cite la conclu-sion troublante qu’en tire Harrison Brown : « La so-ciété de demain nécessitera une telle organisation so-ciale qu’elle tendra de plus en plus vers l’étatisation audétriment des libertés individuelles16. » C’est biennotre avis. Le glissement vers la domination d’un BigBrother encore moins fraternel que celui du 1984 deGeorge Orwell est déjà amorcé, et, si nous nechangeons pas très vite de voie, il se poursuivra defaçon inéluctable.

La solution proposée par Packard et Slade n’estpas à la hauteur du défi. Elle s’apparente à ce qu’on

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appelle aujourd’hui le développement durable : équi-librer ressources et population sans remettre en ques-tion la société de croissance. Pour les équipements, onpeut par exemple, selon Packard, favoriser la locationplutôt que l’achat, comme cela a été expérimenté dansun certain nombre de villes : « Louer les voitures, lesmeubles et l’équipement ménager, avec entretiengaranti dans le contrat, coûtera probablement plus cheret frustrera le consommateur de sa vanité de pro-priétaire. Mais un tel comportement portera un coupsévère à la politique actuelle de la durée limitée. Leproducteur deviendra brusquement soucieux de pro-longer la vie de ses articles, d’en simplifier les formespour en faciliter la réparation et d’adopter un style quine se démode pas trop rapidement17. » Cette politiquea été encouragée en Allemagne sous la pression desécologistes. Depuis 1990, la firme Xerox – spécialiséedans les photocopieuses, qui sont en général louées – amis au point un programme grâce auquel ses produitssont pensés comme un assemblage d’éléments quipeuvent être recyclés en fin d’usage. Lorsque les

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appareils sont restitués à Xerox, la société se chargede réutiliser une grande partie des matériaux qui lescomposent18. L’écoconception des produits est cer-tainement une piste intéressante. Il faut encourager lesproduits conçus pour pouvoir être démontés, réparés etréutilisés ou recyclés. Il existe d’ores et déjà quelquesexpériences allant dans ce sens. L’entreprise suisseRohner et DesignTex produit un tissu pour la tapisser-ie qui se décompose de manière naturelle à la fin deson cycle de vie. D’autres entreprises ont créé des mo-quettes qui, une fois usées, peuvent être utiliséescomme paillis dans les jardins parce que composéesde matière organique. Le géant allemand de l’industriechimique BASF a mis au point un tissu en fibre denylon indéfiniment recyclable. Il peut, après usage duproduit auquel il a donné vie, être décomposé en seséléments essentiels à des fins de réutilisation dans denouveaux produits. Dans le film de Cosima Dannor-itzer, le professeur Michael Braungart, chimisterenommé et théoricien de l’écologie industrielle,plaide en faveur de telles solutions. Pour lui, il ne

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s’agit pas tant de restreindre notre consommation et deréduire nos déchets, comme le préconisent les objec-teurs de croissance, mais d’inscrire la production et laconsommation dans un cycle vertueux à l’instar descycles naturels, autrement dit d’inventer une économiecirculaire. La nature, en effet, ne produit pas dedéchets ; elle recycle tout. Et pourtant elle ne pratiquepas la frugalité ! Il faut systématiser l’écoconceptiondes produits, n’introduire dans le procès de fabricationque des éléments recyclables, biodégradables et nontoxiques. C’est le triomphe de la chimie verte, dubioplastique fait avec de la fécule de pomme de terre,etc. Surtout, les rejets d’une entreprise doivent pouvoirconstituer les « nutriments » d’une autre19.

Cette démarche repose sur l’étude du métabol-isme industriel des systèmes socio-économiques. Ellepermet d’assigner aux entreprises quatre objectifs réal-isables grâce à l’ingénierie écologique : 1° optimisa-tion de l’usage de l’énergie et des matières premières(écoefficience au sens strict) ; 2° minimisation desémissions de polluants et recyclage des flux qui

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circulent à l’intérieur des systèmes productifs (écoeffi-cience élargie) ; 3° dématérialisation des activitéséconomiques ; 4° réduction de la dépendance vis-à-visdes sources énergétiques non renouvelables, en par-ticulier des énergies fossiles, pour lutter contre lechangement climatique.

L’exemple généralement avancé est celui de lazone industrielle de Kalundborg, au Danemark, quiconstitue selon ses partisans un « écosystème industri-el modèle ». À l’image de ce qui se passe dans lesécosystèmes naturels, où des décomposeurs se nourris-sent des déchets et des dépouilles des autres espèces,les sous-produits et les déchets des entreprises serventde matière première pour la production d’autresfirmes20. Une raffinerie utilise la chaleur perdue d’unecentrale thermique et revend le soufre extrait dupétrole à une usine chimique. Elle fournit aussi dusulfate de calcium à un producteur de plaques murales,tandis que la vapeur excédentaire de la centralechauffe l’eau d’une société aquacole et les serres deshabitations. Le résultat est une économie de ressources

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et une réduction importante des déchets ultimes. Toutcela, bien sûr, en respectant le plus possible la loi dumarché.

Mais si des stratégies de ce type peuvent parfoisêtre mises en œuvre spontanément par les entreprises,cette success story est-elle généralisable ? L’économied’accumulation fondée sur la prédation, le gaspillageconsumériste et la production massive de déchets va-t-elle se convertir en une vertueuse économie circu-laire ? En tout cas, parler de « main invisible verte »est certainement très abusif. C’est grâce à des poli-tiques publiques que l’on peut enregistrer des résultatsencourageants dans le domaine de la lutte contre lespollutions. Sans un minimum d’incitations, fiscales ouautres, les évolutions positives restent plus que mar-ginales. De la part des entreprises, la revendicationd’une attitude autorégulatrice pour résoudre la ques-tion environnementale a surtout pour but d’éviter quene leur soient imposées des contraintes en raison deleur responsabilité dans la destruction de l’écosystèmeplanétaire21. Si la responsabilité sociale d’entreprise

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humanisait le capitalisme et le rendait écocompatible,depuis trois siècles que nous vivons sous son règne, çase saurait !

Croire que l’on parviendra à établir une compat-ibilité entre le système industriel productiviste et leséquilibres naturels en se reposant seulement sur les in-novations technologiques ou en recourant à de simplescorrectifs des investissements, sans effort, sansdouleur et, de surcroît, en s’enrichissant, est un mythe.Un mythe que ne partagent pas les objecteurs de crois-sance22.

1- V.P., p. 46.

2- Cité in G.S., p. 158.

3- Jean-Claude Michéa, L’Enseignement de l’ignorance et ses condi-tions modernes, Paris, Climats, 1999.

4- V.P., p. 121.

5- Ibid., p. 244.

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6- Ibid., p. 256.

7- Ibid., p. 257.

8- Ibid., p. 258.

9- Ibid., p. 244.

10- Ibid., p. 16.

11- V.P., p. 202.

12- Ibid., p. 203.

13- Ibid., p. 264.

14- Ibid., p. 3.

15- V.P., p. 204.

16- Ibid., p. 206.

17- Ibid., p. 266.

18- Piero Bevilacqua, La terra è finita, op. cit.

19- William McDonough et Michael Braungart, Cradle to Cradle.Créer et recycler à l’infini, Paris, Éditions Alternatives, 2011.

20- Franck-Dominique Vivien, Le Développement soutenable, Paris,La Découverte, coll. « Repères », 2005, p. 77.

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21- « Les rares “victoires” obtenues sur le front de la crise du vivant,souligne justement Jean-Paul Besset, l’ont été grâce à des choix politiquesdéterminés, accompagnés de mesures “coercitives”, du type interdiction desCFC [chlorofluorocarbones] dans les aérosols et la chaîne du froid ou mise enplace de normes obligatoires dans l’industrie pour éviter les pluies acides. Ladégradation de la qualité de l’air dans les agglomérations européennes n’estcontenue que depuis que l’Union européenne a fixé des normes obligeant lesconstructeurs automobiles à s’adapter. » Jean-Paul Besset, Comment ne plusêtre progressiste… sans devenir réactionnaire, op. cit., p. 196.

22- Ibid., p. 197

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Conclusion

La révolution de ladécroissance

Dès les débuts de la révolution industrielle ap-paraissent les germes de la dénonciation de ce que seral’obsolescence programmée, en particulier chez les so-cialistes dits utopiques. C’est que l’obsolescence pro-grammée traduit une incroyable méconnaissance desdons de la nature et un scandaleux mépris du travailhumain. Toutefois, comme nous l’avons vu, ce n’estque dans les années 1960, avec Lewis Mumford, JohnKenneth Galbraith et Vance Packard, que démarre uneoffensive de grande ampleur fondée sur une analysecritique du phénomène, devenu entre-temps massifavec le modèle fordiste de production à la chaîne etl’émergence de la société de consommation.

La construction d’une société de décroissance,nécessaire si nous voulons que l’humanité ait unavenir, implique un changement radical de nos man-ières de produire, de consommer et surtout de penser.En particulier, nous devons substituer à l’obsolescencesystématique la durabilité, la réparabilité et le recyc-lage programmés des produits afin de réduire notreempreinte écologique et de revenir à un niveau souten-able de prélèvement des ressources naturelles. Il con-vient donc de penser la transition vers une prospéritésans croissance et une société d’abondance frugale,avec un plan de descente productive sur le modèle dela descente énergétique du manuel des villes en trans-ition1. Le mouvement des villes en transition (trans-ition towns), qui est né en Irlande (à Kinsale, près deCork) et s’épanouit en Angleterre (à Totnes), est peut-être la forme de construction par le bas qui se rap-proche le plus d’une société de décroissance. Cesvilles, selon la charte du réseau, visent d’abord l’auto-suffisance énergétique, en prévision de la fin des éner-gies fossiles, et plus généralement la résilience2.

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Il importe donc d’organiser la durabilité des bi-ens, leur réparation et leur écoconception, selon unéchéancier réaliste et volontariste, si possible sans ré-duire le bien-être. En février 1972, dans sa lettre àFranco-Maria Malfatti, Président de la commissioneuropéenne, Sicco Mansholt, alors Vice-Président dela dite commission, préconisait déjà « la prolongationde la durée de vie de tous les biens d’équipement ».Malheureusement, dans les quarante années qui ontsuivi, non seulement les choses ne se sont pas améli-orées sur ce plan, mais elles se sont considérablementaggravées. Bientôt, nous n’aurons plus le choix : nousdevrons réduire notre empreinte écologique et organ-iser le rationnement dans le prélèvement des res-sources non renouvelables. On pourrait imaginer, à re-bours de la prime à la casse, un bonus pour ceux quiconservent leurs équipements le plus longtemps.

Cependant, si la décroissance passe certaine-ment par une réduction de l’usage d’équipements én-ergivores, elle n’implique pas pour autant un retour àla bougie et un renoncement ascétique, comme

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l’affirment nos adversaires. Boycotter les produits de-structeurs de l’environnement, pratiquer un techno-jeûne, ainsi que le préconisait Ivan Illich (et avant luile Mahatma Gandhi), ne signifie pas refuser une cer-taine aisance ni être technophobe. Une longue tradi-tion philosophique encourage une forme de limitationdes besoins pour trouver le bonheur. Selon Épicure,« l’homme qui n’est pas content de peu n’est contentde rien ». Et son disciple, Lucrèce, développe cetteidée : « Mais si tu désires toujours ce que tu n’as pas,tu méprises ce que tu as, ta vie s’est donc écoulée sansplénitude et sans charme ; et puis soudain la mort s’estdressée debout à ton chevet avant que tu puisses tesentir prêt à partir content et rassasié. » Le mythe dusupplice des Danaïdes, ces jeunes filles condamnées,pour avoir tué leurs époux pendant la nuit de noces, àremplir un tonneau sans fond dans le Tartare, illustrebien cette insatiabilité. La quête infinie aboutit, selonHans Jonas, à l’« échec infini ».

Dans ces choix de frugalité et d’autolimitation,ni masochisme, ni esprit sacrificiel, mais la volonté de

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préserver un minimum d’autonomie, en refusant leformatage consumériste et le diktat conjoint de latechnoscience et du marché. La restriction nécessairede notre consommation et de la production, l’arrêt del’exploitation excessive de la nature et du travail par lecapital ne signifient pas non plus un « retour » à unevie de privation et de labeur. Cela signifie au con-traire – si l’on est capable de renoncer à un excès deconfort matériel – une libération de la créativité, unrenouveau de la convivialité, et la possibilité de menerune vie digne3. Préférer les outils conviviaux aux ma-chines qui accroissent l’hétéronomie (dont la dépend-ance à l’égard de sources d’énergie en voie d’épuise-ment) n’implique pas le refus d’un minimum de bien-être. Ainsi, la machine à laver est l’exemple em-blématique de ce à quoi nous ne voulons pas renoncer,comme le soulignent régulièrement des intervenantesaux débats sur la décroissance. « Sur le plateau de labalance riche et contrasté des avantages [du progrèstechnique], note aussi Marino Ruzzenenti, mettons lebien de consommation durable le plus révolutionnaire

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peut-être des coutumes traditionnelles, plus encore quel’automobile : la machine à laver, qui a permisl’émancipation des femmes (du peuple) de la con-trainte quotidienne de laver le linge à la main, leurlaissant, finalement, le temps de repenser à leur propresituation4. » Certes, des écologistes bricoleurs ont misau point une machine à laver à pédales couplant untambour rotatif et une bicyclette5. Si ce dispositif peutsans doute rendre de grands services dans les zonesdépourvues d’électricité ou constituer une solution desecours en cas de diète énergétique drastique imposée,la machine à laver le linge a encore de beaux joursdevant elle. Plus – en tout cas il faut l’espérer – que lequad, l’aspirateur à crottes de chien ou le propulseurde feuilles mortes…

La machine à laver, en tant que bien matérieldurable destiné à la consommation des ménages, estun bon point de départ pour réfléchir aux façons delutter contre l’obsolescence programmée et construirela transition vers une société d’abondance frugale. Ilfaut commencer par s’interroger sur son mode

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d’utilisation. L’essentiel de l’équipement est constituépar les lave-linge électriques individuels que l’on in-stalle dans sa salle de bains et qu’il faut renouvelertous les trois ans en moyenne. Le succès de ce typed’usage, dans les pays latins en particulier, est peut-être dû au fait que, comme chacun sait, il faut laverson linge sale en famille. Pourtant, un autre systèmeest possible. Dans les pays protestants ayant unelongue tradition social-démocrate, comme la Suède,on trouve depuis longtemps des machines à usagecommunautaire. Elles sont le plus souvent situées dansles sous-sols des immeubles et leur utilisation est régiepar le règlement de copropriété, sous la surveillanced’un gardien. Cette solution, de loin plus écologiqueque la machine individuelle, est tout naturellementcelle qui est retenue dans les écoquartiers ainsi quedans les plans de descente énergétique des villes entransition.

D’une manière générale, l’usage partagé des bi-ens durables est un moyen efficace, pour l’objecteurde croissance, de travailler à mettre en œuvre ses

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idées. Non seulement le partage permet une plusgrande résilience dans la vie courante matérielle desmembres de la communauté, mais il contribue àdévelopper les liens interpersonnels essentiels pour af-fronter collectivement les défis à venir. En attendantde réussir à imposer l’écoconception du produit, l’us-age communautaire permet de faire un choix mieuxinformé sur la qualité, le prix, voire la dimensionéthique du produit (le fait de savoir s’il a été fabriquédans des conditions humaines correctes ou non). Il y ades chances pour que, au sein d’un collectif, on trouvedes compétences pour résoudre les dysfonctionne-ments et des bricoleurs pour réparer les pannes, voireredonner vie à l’objet au-delà du programme prévu parle fabricant.

Un troisième point important en amont concernela gestion économe des ressources non renouvelables.L’industrie doit bannir progressivement, mais impérat-ivement, l’obsolescence incorporée dans la fabricationdes produits et fournir des biens durables et réparablesdont on puisse facilement récupérer les composants.

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La croissance des coûts des matières premières dansles années à venir devrait accentuer la pression pouremprunter cette voie. À la suite de Joseph Stiglitz, Gil-bert Rist propose de confier la gestion des « commun-aux planétaires » – c’est-à-dire de ces ressourcesnaturelles non renouvelables – à une autorité mon-diale6. Cela paraît aujourd’hui totalement utopique,mais il faudra sans doute y venir. Et le plus tôt sera lemieux. En attendant, il ne serait pas stupide d’in-staurer un système de quotas comparable à celui misen place pour la pêche, en se donnant les moyens pourque cela fonctionne mieux. Cette solution cadreraitparfaitement avec la vision de la décroissance.

Cependant, note fort judicieusement PieroBevilacqua, toutes ces options impliquent un change-ment d’attitude envers la nature. « La pédagogie do-mestique consistant à considérer les déchets dans leurdiversité et leur importance impose une vision holistesur la vie des produits, et arrache de l’oubli et de l’in-visibilité leur lien originaire avec les minerais, le bois,avec la terre, avec les fleuves et avec les mers, avec

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les animaux, et en un mot avec l’ensemble vivant de lanature7. »

Le point clef de la révolution de la décroissanceest la décolonisation de l’imaginaire : sortir l’impérial-isme de l’économie de nos esprits, mais aussi réen-chanter le monde. Nous appelons de nos vœux unenouvelle anthropo-cosmologie. Si les choses ne sontque des choses, leur obsolescence ne nous touche pasvraiment. Si, comme le pensent les animistes et lespoètes, les objets inanimés ont une âme « qui s’attacheà notre âme et la force d’aimer8 », il en va tout autre-ment. Sans être nécessairement superstitieux, nos par-ents s’attachaient aux objets familiers. Certains con-servaient avec piété des vêtements de qualité qu’ilsportaient fièrement jusqu’à usure complète. D’autress’attachaient à des meubles qui avaient traverséplusieurs générations. Ces objets-là, qu’on a vus cheznos parents ou nos grands-parents, nous parlent encored’eux. Mais il y a aussi des amoureux des très vieillesautomobiles ou des premiers réfrigérateurs, qui lesbichonnent, les entretiennent et les utilisent encore,

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avec une profonde reconnaissance pour certaines deleurs qualités techniques, à leurs yeux restées in-égalées. Il serait plus difficile de trouver de tels com-portements dans les nouvelles générations, ne serait-ceque pour des raisons pratiques : comment loger l’arm-oire normande de grand-maman dans un petit studioparisien ? Qui dispose d’un garage ou d’un hangarpour remiser la vieille traction avant 15 CV Citroën del’arrière-grand-père ? Toutefois, la raison principalede cette attitude réside dans le fait que l’idéologie dujetable a colonisé les esprits. Par simplicité apparente,par mode, puis par réflexe ou par paresse, on achètesans véritable désir ni nécessité, et on rejette sans re-gret. De plus, comment s’attacher à des objets dontl’arrêt de mort est déjà signé au moment où on entreen leur possession ? Ainsi, l’une des machines les plusmerveilleuses inventées par notre époque est certaine-ment l’ordinateur personnel. Comme il serait facile ettentant d’entretenir un lien affectif fort avec cepartenaire de toute création intellectuelle, ce com-pagnon fidèle de la vie quotidienne ! Hélas ! Dans six

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mois, il sera déjà surclassé par un nouveau modèleplus performant, et, dans trois ans, il devra rejoindre àla décharge des millions de congénères.

Le détachement par rapport aux objets que l’onobserve chez beaucoup de nos contemporains n’estmalheureusement pas celui du sage, celui du moinebouddhiste zen qui médite sur l’impermanence deschoses mais est pénétré de respect à l’égard de toutecréature. Il n’est pas le résultat d’une maîtrise de sonpropre désir, bien au contraire, puisque la publicité ex-acerbe ce désir et nous rend toujours avides de pos-séder le dernier gadget éphémère. Ce détachement,c’est plutôt l’indifférence du blasé, de l’enfant gâté etcapricieux qui veut tout, tout de suite, et ne s’attache àrien au-delà de l’excitation instantanée et de la jouis-sance fugace.

Je me souviens encore du jour où j’ai trouvé mapremière orange dans mon soulier le soir de Noël, ausortir de la guerre, et de mon cri d’extase devant cettepomme d’or du jardin des Hespérides. Je me souviensaussi, quelques années plus tard, des cubes de glace

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qu’un voisin fortuné disposant d’un réfrigérateur nousapportait les soirs d’été et que nous croquions avecdélice comme des friandises. Une fausse abondancemarchande a détruit en nous la capacité de s’émer-veiller devant les dons merveilleux de la nature (ou del’ingéniosité humaine transformant ces dons). Ret-rouver cette faculté d’émerveillement, qui permet dedévelopper une attitude de fidélité et de reconnais-sance envers la Terre-mère, voire une certaine nostal-gie, est la condition de réussite du projet de construc-tion d’une société de décroissance sereine, pouréchapper au destin funeste d’une obsolescence pro-grammée de l’humanité.

1- Rob Hopkins, The Transition Handbook. From Oil Dependency toLocal Resilience, Green Books, 2008 (trad. fr. Manuel de transition. De ladépendance au pétrole à la résilience locale, Québec, Silence/Écosociété,2010). Voir aussi Christian Araud, Prélude à la transition. Pourquoi changerle monde ?, Sang de la terre, Paris, 2012.

2- Ce concept, emprunté à la physique en passant par l’écologie sci-entifique, peut être défini comme la permanence qualitative du réseau

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d’interactions d’un écosystème, ou, plus généralement, comme la capacitéd’un système à absorber les perturbations et à se réorganiser en conservant es-sentiellement ses fonctions, sa structure, son identité et ses rétroactions.

3- Commentaire de Camille Madelain, Les Nouveaux Cahiers del’IUED, n° 14, p. 242.

4- Marino Ruzzenenti, L’autarchia verde, op. cit., p. 281.

5- Voir sur le site de la revue Passerelle Éco : http://www.passerel-leco.info/article.php?id_article=489.

6- Gilbert Rist, L’Économie ordinaire entre songes et mensonges,Paris, Presses de Sciences Po, 2010. p. 212.

7- Piero Bevilacqua, Il grande saccheggio, Rome, Laterza, 2011,p. 198-201.

8- Alphonse de Lamartine dans le poème « Milly ou la terre natale ».

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Ouvrage réalisépar l’atelier graphique Actes Sud et Les Liens qui

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