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Table ronde © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Archives de Pédiatrie 2014;21:1 1 Bonjour, jeune beauté ! Un témoignage-réflexion vers l’enfant porteur d’un handicap complexe J. et T. Auber, Bayard 2013 (www.bonjour-jeune-beaute.fr) A lors que plus de 2 % de la population présentent une défi- cience intellectuelle, soit plus de 1,5 million de personnes ou encore 1 personne sur 50, on en parle peu car elles font peur, elles interrogent nos vulnérabilités. On ne les comprend pas et il est souvent plus simple de se détourner d’elles. Pourtant, de nombreuses associations œuvrent depuis des années pour leur donner leur juste place dans notre société. Parents d’une jeune femme âgée aujourd’hui de 22 ans et présen- tant une déficience intellectuelle en rapport avec une anomalie génétique rare source de pluri-handicap, nous avons cherché à retranscrire à travers notre livre, sans plainte ni sensiblerie, quel a été notre parcours. Nous avions conservé depuis des années des courriers, articles, notes. Comment les rassembler, les mettre en forme et les compléter pour que tout un chacun puisse lire ce récit ? Nous avons choisi d’imaginer une correspondance instaurée au sein de notre couple à l’occasion d’un déplacement professionnel prolongé. Les cinquante premières pages interpellent avec violence le lec- teur sur ce qui se passe pour cette jeune fille et sa famille. Il n’a d’autre choix que de poursuivre la lecture en se demandant ce que lui aurait pu faire dans une telle épreuve. « Pronostic neuro- logique péjoratif ». Voici les premiers mots qui précipiteront sans ménagement Julie, âgée à peine de 9 mois, dans le monde de la différence et du handicap. Écrits par un pédiatre hospitalier sur un compte-rendu qui nous sera remis, ils ne sont pourtant que le début d’une succession d’annonces douloureuses, culpabilisantes et parfois erronées que nous aurons à vivre tout en essayant, dans le même temps, de découvrir et d’apprendre à aimer cette enfant différente. Comment créer le lien avec un bébé, pourtant désiré, alors qu’il est sans cesse décrit par ses manques et ses incapacités futures. Comment par la suite cette enfant, à qui on n’adresse que rarement la parole, dont on parle à la troisième personne bien souvent en parlant de ses dysfonctionnements, peut-il se construire sans souffrance et sans colère ? N’est-il pas en droit d’être considéré pour ce qu’il est et non pour ce qu’il devrait être dans un modèle normatif ? Notre échange épistolaire permet une relecture de souvenirs mêlant les récits de la naissance, les moments de crises, les consultations souvent désespérantes, les courriers envoyés à tant de spécialistes. Aucune tentative de passer sous silence les Correspondance e-mail : [email protected] Regards croisés sur le handicap : ce que nous enseignent les parents (SFNP) sentiments parfois agressifs qui nous ont habités. Les difficultés au sein de la fratrie et du couple sont aussi décrites car comment parler d’une telle situation sans aborder les conséquences sur ceux qui se trouvent autour. Leur vie est profondément et dura- blement modifiée, différente elle aussi. Le parcours institution- nel et hospitalier qui jalonne la vie de Julie, est lui aussi souvent questionné dans notre récit. Quel accueil, quelle place lui offre- t-on réellement ? Qu’entend-on réellement de sa parole ? En écrivant Bonjour, jeune beauté !, notre objectif n’était cepen- dant pas d’apporter un témoignage de plus, il en existe de nom- breux et de qualité. Un tel exercice permet, bien sûr, une réelle mise en perspective des événements en apportant ainsi du sens. Ce livre est aussi né pour notre fille. Elle connaît parfaitement l’origine du titre et quand elle le regarde, nous dit : « C’est un livre sur les personnes handicapées et c’est compliqué. » Mais nous avons essayé de dépasser le témoignage et de faire en sorte que notre histoire ne soit qu’un prétexte à une réflexion plus large. De nombreux professionnels connaissent déjà l’im- portance de la parole des parents pour améliorer leur pratique et leur écoute. Cette parole se doit d’être constructive, source de propositions même si parfois elle doit aussi être factuelle en décrivant des pratiques lourdes à porter pour les familles. Nous espérons qu’ils pourront à cette lecture enrichir leurs réflexions. Notre écrit s’adresse aussi à d’autres parents, parfois épuisés voire désespérés, pour essayer de montrer qu’au-delà des combats quotidiens, il y a de vrais moments de vie et d’espoir. Oser dire des sentiments parfois hostiles est aussi libérateur et nous n’avons pas à nous en sentir coupables. Écrire en tant que père et mère permettait aussi d’aborder les différences qui peuvent s’instaurer au sein d’un couple dans l’acceptation, l’investissement éducatif et affectif vers cet enfant qui questionne. Plus largement au niveau familial, ce livre peut éclairer la compréhension de l’entourage, grands-parents, oncles, tantes, amis parfois démunis dans ces situations et ne sachant comment apporter de l’aide. Au-delà des professionnels, nous espérons toucher plus large- ment en écrivant un texte dont la lecture peut aussi s’approcher de celle d’un roman dans sa forme. L’accueil dans le monde médico-hospitalier est un reflet de celui du grand public. Notre pari avec Bonjour, jeune beauté ! est donc bien d’interroger la société tout entière sur sa capacité à comprendre et à intégrer la différence. A l’instar de pays nordiques, il nous semble que seul ce changement de regard permettra une véritable inclusion de nos enfants à l’école, dans la vie sociale et professionnelle dans les années à venir.

Bonjour, jeune beauté !

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Table ronde

© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.Archives de Pédiatrie 2014;21:1

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Bonjour, jeune beauté ! Un témoignage-réfl exion vers l’enfant porteur d’un handicap complexeJ. et T. Auber, Bayard 2013 (www.bonjour-jeune-beaute.fr)

Alors que plus de 2 % de la population présentent une défi-cience intellectuelle, soit plus de 1,5 million de personnes ou encore 1 personne sur 50, on en parle peu car elles font

peur, elles interrogent nos vulnérabilités. On ne les comprend pas et il est souvent plus simple de se détourner d’elles. Pourtant, de nombreuses associations œuvrent depuis des années pour leur donner leur juste place dans notre société.Parents d’une jeune femme âgée aujourd’hui de 22 ans et présen-tant une déficience intellectuelle en rapport avec une anomalie génétique rare source de pluri-handicap, nous avons cherché à retranscrire à travers notre livre, sans plainte ni sensiblerie, quel a été notre parcours. Nous avions conservé depuis des années des courriers, articles, notes. Comment les rassembler, les mettre en forme et les compléter pour que tout un chacun puisse lire ce récit ? Nous avons choisi d’imaginer une correspondance instaurée au sein de notre couple à l’occasion d’un déplacement professionnel prolongé.Les cinquante premières pages interpellent avec violence le lec-teur sur ce qui se passe pour cette jeune fille et sa famille. Il n’a d’autre choix que de poursuivre la lecture en se demandant ce que lui aurait pu faire dans une telle épreuve. « Pronostic neuro-logique péjoratif ». Voici les premiers mots qui précipiteront sans ménagement Julie, âgée à peine de 9 mois, dans le monde de la différence et du handicap. Écrits par un pédiatre hospitalier sur un compte-rendu qui nous sera remis, ils ne sont pourtant que le début d’une succession d’annonces douloureuses, culpabilisantes et parfois erronées que nous aurons à vivre tout en essayant, dans le même temps, de découvrir et d’apprendre à aimer cette enfant différente. Comment créer le lien avec un bébé, pourtant désiré, alors qu’il est sans cesse décrit par ses manques et ses incapacités futures. Comment par la suite cette enfant, à qui on n’adresse que rarement la parole, dont on parle à la troisième personne bien souvent en parlant de ses dysfonctionnements, peut-il se construire sans souffrance et sans colère ? N’est-il pas en droit d’être considéré pour ce qu’il est et non pour ce qu’il devrait être dans un modèle normatif ?Notre échange épistolaire permet une relecture de souvenirs mêlant les récits de la naissance, les moments de crises, les consultations souvent désespérantes, les courriers envoyés à tant de spécialistes. Aucune tentative de passer sous silence les

Correspondance e-mail : [email protected]

Regards croisés sur le handicap : ce que nous enseignent les parents (SFNP)

sentiments parfois agressifs qui nous ont habités. Les difficultés au sein de la fratrie et du couple sont aussi décrites car comment parler d’une telle situation sans aborder les conséquences sur ceux qui se trouvent autour. Leur vie est profondément et dura-blement modifiée, différente elle aussi. Le parcours institution-nel et hospitalier qui jalonne la vie de Julie, est lui aussi souvent questionné dans notre récit. Quel accueil, quelle place lui offre-t-on réellement ? Qu’entend-on réellement de sa parole ?En écrivant Bonjour, jeune beauté !, notre objectif n’était cepen-dant pas d’apporter un témoignage de plus, il en existe de nom-breux et de qualité. Un tel exercice permet, bien sûr, une réelle mise en perspective des événements en apportant ainsi du sens. Ce livre est aussi né pour notre fille. Elle connaît parfaitement l’origine du titre et quand elle le regarde, nous dit : « C’est un livre sur les personnes handicapées et c’est compliqué. »Mais nous avons essayé de dépasser le témoignage et de faire en sorte que notre histoire ne soit qu’un prétexte à une réflexion plus large. De nombreux professionnels connaissent déjà l’im-portance de la parole des parents pour améliorer leur pratique et leur écoute. Cette parole se doit d’être constructive, source de propositions même si parfois elle doit aussi être factuelle en décrivant des pratiques lourdes à porter pour les familles. Nous espérons qu’ils pourront à cette lecture enrichir leurs réflexions.Notre écrit s’adresse aussi à d’autres parents, parfois épuisés voire désespérés, pour essayer de montrer qu’au-delà des combats quotidiens, il y a de vrais moments de vie et d’espoir. Oser dire des sentiments parfois hostiles est aussi libérateur et nous n’avons pas à nous en sentir coupables. Écrire en tant que père et mère permettait aussi d’aborder les différences qui peuvent s’instaurer au sein d’un couple dans l’acceptation, l’investissement éducatif et affectif vers cet enfant qui questionne. Plus largement au niveau familial, ce livre peut éclairer la compréhension de l’entourage, grands-parents, oncles, tantes, amis parfois démunis dans ces situations et ne sachant comment apporter de l’aide.Au-delà des professionnels, nous espérons toucher plus large-ment en écrivant un texte dont la lecture peut aussi s’approcher de celle d’un roman dans sa forme. L’accueil dans le monde médico-hospitalier est un reflet de celui du grand public. Notre pari avec Bonjour, jeune beauté ! est donc bien d’interroger la société tout entière sur sa capacité à comprendre et à intégrer la différence. A l’instar de pays nordiques, il nous semble que seul ce changement de regard permettra une véritable inclusion de nos enfants à l’école, dans la vie sociale et professionnelle dans les années à venir.