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La Parole ( biblique ) , et la Poésie selon Yves Bonnefoy Pour comprendre l’intérêt de la poésie, dans une recherche spirituelle, il n’est que d’essayer de suivre cette expérience avec Yves Bonnefoy ( par exemple…, en effet il s’en explique …) : Si le poète dit refuser l’esthétisme, c’est pour ne pas enfermer le poème sur lui-même : « "La part esthétique, dans le poème, c'est l'occasion qui deviendrait la faute si on lui sacrifiait la vérité" A lire: Introduction à la lecture de l'oeuvre d'Yves Bonnefoy par Jean-Michel Maulpoix: ici: http://www.maulpoix.net/Oeuvre%20de%20Bonnefoy.htm Il y a, à mon avis, dans la définition même que fait Yves Bonnefoy de la poésie ; une tentative de réponse sur la spiritualité de la Parole dans le catholicisme :

Bonne Foy.la Parole

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La Parole ( biblique ) , et la Poésie selon Yves Bonnefoy

Pour comprendre l’intérêt de la poésie, dans une recherche spirituelle, il n’est que d’essayer de suivre cette expérience avec Yves Bonnefoy ( par exemple…, en effet il s’en explique …) :

Si le poète dit refuser l’esthétisme, c’est pour ne pas enfermer le poème sur lui-même : « "La part esthétique, dans le poème, c'est l'occasion qui deviendrait la faute si on lui sacrifiait la vérité"

 

A lire: Introduction à la lecture de l'oeuvre d'Yves Bonnefoy          par Jean-Michel Maulpoix: ici: http://www.maulpoix.net/Oeuvre%20de%20Bonnefoy.htm

 

 

Il y a, à mon avis, dans la définition même que fait Yves Bonnefoy de la poésie ; une tentative de réponse sur la spiritualité de la Parole dans le catholicisme :

 

La poésie « n'est nullement une forme de la pensée, avec comme toute pensée un souci de la vérité. Non, la poésie n'est pas, dans la profondeur des poèmes, la formulation, soit directement conceptuelle, soit symbolique ou allégorique, d'une vérité de la vie ou de l'être au monde. Et elle n'est même pas la sorte d'écriture qui permettrait de dire mieux que les autres les pensées de notre vie quotidienne. Il y a bien des

pensées, dans les poèmes, c'est l'évidence même, et souvent des pensées de grande portée, mais ce sont là des pensées propres au poème, à son auteur, non ce que voudrait le poétique en son être à lui. ( …)

« Le langage, c'est assurément pour communiquer, et la parole, cela porte alors de la signification, de la signification conceptuelle, mais la poésie, c'est pour rendre aux mots - dont cet emploi conceptuel prive qui s'y prête d'avoir plein rapport aux choses, disons l'arbre en toutes ses branches, toutes ses feuilles, et en sa place ici, maintenant, à ce détour du chemin - cette capacité de susciter des présences que la signification, et sa pensée, abolissent. Et que fait-elle, alors, la poésie ? Elle tente de réveiller ces présences dormantes sous les concepts, ce qui nous rend présents à nous-mêmes, qui alors ne sommes plus dans l'espace de la matière mais dans un lieu, elle substitue ce lieu au dehors du monde, elle fait de ce dehors une terre. La poésie n'est pas un dire, mais un déblaiement, une instauration. En cela le même silence que dans le maçon d'autrefois qui triait les pierres, les soupesait, les rapprochait les unes des autres dans la courbe du mur s'orientant vers la clef de voûte. » » interview dans l’Express le 22/11/2010

 

 

 

Dans son essai sur Balthus (L'Improbable, 40) Yves Bonnefoy écrit : "Nous sommes des Occidentaux et cela ne se renie pas. Nous avons mangé de l'arbre de science, et cela ne se renie pas. Et loin de rêver d'une guérison de ce que nous sommes, c'est dans notre intellectualité définitive qu'il faut réinventer la présence qui est salut."  

 

 

 

 

 

 

 

O poésie,Je ne puis m'empêcher de te nommerPar ton nom que l'on n'aime plus parmi ceux qui errentAujourd'hui dans les ruines de la parole. […](…)

Je sais que tu seras, même de nuit (…)La première parole après le long silence,Le premier feu à prendre au bas du monde mort. »

                                                                                                                                             Les Planches courbes (2001)

Qu'est-ce que la parole poétique pour Yves Bonnefoy

samedi 29 septembre 2012, par René BARBIER

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je ne suis pas poète

Pierre Bourdieu (1) (Sociology is a Martial Art - (4) de Pierre Carles, You Tube 2009, en retentissement à un texte de Jean-Luc Godard qu'il ne comprend pas.

Le grand poète Yves Bonnefoy dans une conférence à l'Université de tous les savoirs, le 17 novembre 2000, nous introduit à la problématique de la "parole poétique".

Il en montre la diversité, souvent paradoxale chez des auteurs aussi différents que François Villon et Stéphane Mallarmé, entre Homère et Antonin Artaud.

Yves Bonnefoy va directement au plus profond du sens poétique qui aborde le temps vécu comme un minerai essentiel. La pensée purement conceptuelle nous détourne de notre désir d'aimer et nous conduit vers un univers dont l'énigme semble être gommé, en particulier la spécificité du sens vécu de la mort.

Comme je l'ai écrit un jour :

René BARBIER

Page personnelle de René Barbier

Professeur émérite des universités en Sciences de l'éducation (université Paris 8) Fondateur de l'Institut Supérieur des

Sagesses du Monde (ISSM) en ligne. Conseiller scientifique du Centre d'Innovation et de Recherche en Pédagogie de Paris - CIRPP- (CCIP). Membre du Conseil d'administration du Centre International de Recherches et d'Etudes Transdisciplinaires (CIRET)

Entretien sur le CIRPP avec F.Fourcade

Les six valeurs de l'engagement éducatif du CIRPP

Je n'ai jamais été vraiment qu'un poète

Le dos courbé sous le poids des concepts

Et quand j'ai mis le feu à mon vocabulaire

Une image a jailli

Gazelle

De cet enfer

La poésie tente de penser et de parler autrement.

Le poème anciennement fut une forme repliée dans des règles exigeantes. Forme imprimée dans la parole et lui imposant une sorte de carcan tout en lui donnant une spécificité langagière par rapport à la prose.

La poésie ne saurait être définie par des règles formelles. Les poètes ont un regard sur la vie qui leur appartient en propre, par une sensibilité affinée, par un savoir autre.

Cette conception fut mise en lumière dès le XIXe siècle avec les romantique et la pensée symboliste.

Comment la parole en se faisant poésie peut-elle échapper à la pensée conceptuelle ?

La forme dans les mots recueille une intuition du monde qui leur est propre. Parfois un son ou une image bouscule les portes de l'inconnu et nous propulse dans le silence de l'Ouvert. La forme reconquise dégage - me semble-t-il - dans les sons les élans de ce que le philosophe Kostas Axelos nommait "la poéticité du jeu du monde", la profondeur de ce qui est. Pour Yves Bonnefoy la poésie devient la forme qui porte le son.

La poésie révèle des relations entres les êtres que le concept ne peut pas comprendre. Elle devient un acte de connaissance dans la présence dans tous ce qui s'offre à notre regard.

La première décision dans la musique des mots à retenir consiste à toujours évaluer l'abîme de la profondeur avec lucidité.

La seconde est de n'être pas aveuglé par notre finitude pour constater que du sens existe en notre sein, dans notre humanité devenue présence poétique. "Croire en l'être que nous instituons en parlant" dit Yves Bonnefoy.

En France les sociologues constatent l'absence de la poésie dans la parole qui prétend donner du sens. La crise dans la réception de la poésie est un événement du monde occidental.

Face à l'impérialisme des produits technologiques, la pensée poétique doit prendre conscience de cette dimension de la modernité. Pourra-t-elle trouver la forme qui conviendrait pour s'inscrire dans les mots sans faire disparaître la nature même de la poésie ? Du coup on assiste à l'envahissement du langage par les concepts qui s'enferme dans l'idéologie. La poésie au contraire affirme la nécessité de la démocratie dans la parole.

Il faut poser la question de la vocation de la poésie. Dans l'instant où l'être humain rencontre le fait social ou naturel et dont la pensée philosophique recouvre le sens existentiel au profit de la toute puissance de l'idée

YVES BONNEFOY : LA QUESTION DE LA POÉSIE CHEZ HOFMANNSTHAL

Présentation de Yves Bonnefoy, par Patrick Werly

© Claude Menninger

     Yves Bonnefoy nous fait aujourd’hui l’honneur et l’amitié de venir nous parler de Hofmannsthal. Et au nom de tous, je l’en remercie chaleureusement. Hier il était avec nous à l’université pour lire quelques uns de ses poèmes et demain il participera à une table-ronde. Je n’aurai pas la prétention de présenter son œuvre en quelques minutes, je me contenterai de souligner que ces trois moments ne montrent pas seulement son attachement à l’université mais qu’ils représentent trois moments essentiels, et peut-être indissociables, d’une œuvre poétique, ou plus précisément d’une existence placée sous le signe de la poésie.      Le premier moment est bien sûr celui du poème, le lieu où se cristallise toute l’entreprise poétique, mais pour Yves Bonnefoy, qui a su très tôt que la grande affaire de sa vie serait la poésie, elle ne peut être enclose dans la forme du poème : si c’était le cas, elle ne se distinguerait pas de la littérature, elle relèverait d’un genre, d’une région de la littérature, avec ses formes et ses thèmes. Or la poésie est bien le projet de toute une vie. Il faut donc plutôt considérer le poème comme l’écume de cette vague qui avance tout au long d’une existence : il se forme sur la crête où la parole se métamorphose, il est en quelque sorte le point d’intersection entre l’existence et la parole qui peut être adressée aux autres. Et il est donc précaire, c’est un moment de passage.      La poésie, ce ne sont pas des formes ni des thèmes, nous dit Yves Bonnefoy, c’est un acte, et si on cesse de le mettre en œuvre, il disparaît, il ne laisse qu’une trace, qui n’est rien en soi, sauf à être reprise, revivifiée. D’où le fait qu’elle soit l’affaire d’une vie ; d’où le fait aussi que la préoccupation de la poésie soit présente dans d’autres textes que les poèmes. Il faudrait évoquer ici ses récits, ses nombreux textes critiques, son enseignement universitaire, ses travaux d’historien de l’art. C’est le deuxième moment dont je parlais, le moment critique, celui qui nous vaut aujourd’hui cette conférence sur Hofmannsthal. Je n’irai pas jusqu’à dire que la critique puisse elle aussi être de la poésie, mais que, dans certaines conditions, il y a une continuité entre la parole poétique et sa reprise dans la réflexion critique (ce qui n’est pas toujours le cas, malheureusement, dans la critique universitaire).      Et il n’est pas très difficile de comprendre pourquoi elles sont indissociables : la poésie court le risque de se dissoudre dans la littérature si rien n’est fait pour rappeler et affirmer quelle est sa vocation très particulière parmi les mille formes que prend la parole. Ce qui fait d’Yves Bonnefoy un poète cardinal pour notre époque, c’est qu’il a une conscience des plus aiguës des risques que court la poésie si elle n’accepte pas de se soumettre à ce travail de discrimination, qui est du reste le sens étymologique du mot critique. Dans notre âge où le discours prolifère sous toutes ses formes (mot ou image, peu importe ici), cet âge qui tend à être celui de l’information plus que de la narration, comme le remarquait Walter Benjamin, Yves Bonnefoy nous apprend à mieux distinguer de ces discours ambiants le moment proprement poétique. Et ce n’est pas un hasard s’il va être question de la « Lettre de Lord Chandos », l’un des textes du 20e siècle les plus conscients de la précarité de la poésie dans la modernité. Voilà pourquoi la réflexion de Hofmannsthal sur le silence qui menace la parole poétique, et celle d’Yves Bonnefoy sur cette poétique d’un grand penseur européen, sont de plain-pied avec le projet de la poésie et ne sont pas seulement ce qu’on pourrait appeler un métalangage. On sait bien que certains chemins détournés rapprochent du centre et personne ne niera que Hofmannsthal comme Yves Bonnefoy en savent long sur les chemins.      J’ai évoqué un troisième moment, non pas par souci rhétorique, mais parce que cette fin de

semaine permettra effectivement trois rencontres distinctes. C’est celui de la table-ronde de demain, c’est-à-dire le moment du dialogue, du dialogue en présence. Et je ne pense pas me tromper en disant que ce moment, de façon générale, est essentiel pour Yves Bonnefoy : de même que la poésie demande à être pensée pour ne pas se confondre avec une image trop facile d’elle-même, avec une mauvaise simplicité, de même elle gagne à être approchée de plus près par le dialogue avec les autres, elle y gagne une sorte de simplicité seconde, qui est bénéfique à la parole. Yves Bonnefoy n’est évidemment pas un poète de la tour d’ivoire, sa présence ici, aujourd’hui, le confirme avec éloquence.

La parole poétique

Une réflexion sur la poésie, ce quelle est, ce qu'elle devrait être. Existe-t-il une unité de l'objet de cette réflexion, unité qu'il est nécessaire de rappeler, d'indiquer ? Il est certain que sous ce nom de « poésie » se présente, à nous qui les reconnaissons sans hésiter, des oeuvres ou des actions d'apparences souvent diverses ou contradictoires. Quelle ressemblance y a-t-il entre un poème de François Villon, où un coup de dé n'a jamais aboli le hasard, entre la majesté sereine du texte de l'Odyssée ou les cris d'Antonin Artaud. Beaucoup de façons donc d'être poète, beaucoup de pensées qui ne se raccordent pas. Si cela avait été Rimbaud qui se fut donné la tache devant ses contemporains de définir la poésie, il aurait pris appuie sur la révolte, sur la dénonciation des hypocrisies et des démissions de la société, il aurait défini le poème comme une transgression des valeurs et des habitudes qui emprisonnent et appauvrissent la vie des individus. Si cela avait été Mallarmé, qui forma ce même projet, et il s'y livra d'ailleurs, il aurait au contraire porté ses yeux aussi loin que possible de la personne particulière.

Les formes de la poésie diffèrent vraiment à l'extrême à première vue, mais constater cela ce n'est nullement cautionner l'idée d'une pluralité de l'intuition poétique. Le langage est un monde presque infini, il passe par nombre de voix. La pensée et le sentiment peuvent cheminer vers un même centre. Il ne faut pas oublier non plus les circonstances historiques qui imposent aux poètes des priorités bien vite changeantes dans l'appréhension des urgences et l'interprétation de la société. Toutefois, il existe au sein de notre parole une expérience fondamentale enracinée si profond sous l'emploi des mots qu'elle peut assurer une spécificité authentiquement commune aux manifestations de la poésie.

Yves Bonnefoy, «Présences cachées»

22 novembre 2011 Par Demandre

 

Et quelle énigme un lieu …

 

 

 

Que saisir sinon qui s’échappe,

Que voir sinon qui s’obscurcit,

Que désirer sinon qui meurt,

Sinon qui parle et se déchire ?

 

Parole proche de moi

Que chercher sinon ton silence,

Quelle lueur sinon profonde

Ta conscience ensevelie,

 

Parole jetée matérielle

Sur l’origine et la nuit ?

(Du mouvement et de l’immobilité de Douve - Mercure de France 1953 )

 

 

On ne présente plus Yves Bonnefoy. On redira seulement que, né à Tours en 1923, il vit à Paris et qu’il est un des plus grands poètes français contemporains. Son œuvre poétique est vaste, mais aussi celle de l’essayiste de la littérature et de l’art, des propos sur la poésie et sur la poétique. Il est aussi un des grands traducteurs de Shakespeare, biographe de Giacometti et successeur de Paul Valéry au Collège de France, de 1981 à 1993, à la chaire d’études comparées de la fonction poétique.

Parler un instant d’Y. Bonnefois, c’est parler d’une langue au plus près des choses du monde, de l’eau, de la neige – la grande neige – du puits, des ronces autour d’un jardin qui est le lieu ou d’une maison qui est le seuil. De si près que le concept qu’évoque un mot se dissoudrait avec la main qu’on plonge dans l’eau pour être l’eau, une seconde aussi fugace que le courant qui la noue.

 

L’Heure présente - le récent livre de poèmes qu’il publie au Mercure de France en 2011 - est cet instant-là où les mots se dénouent pour exister dans l’éclair.

 

 

 

Là-bas est loin. Toutefois, c’est surtout

Ici et maintenant qui sont inaccessibles,

Plus simple est de rentrer dans l’avenir

Avec, pour tout à l’heure, quelque peu

De ce fruit mûr, par la grâce duquel

Du bleu se prend au vert dans la nuit de l’herbe. »

( L’heure présente 2011)

 

 

 

L’heure présente

de

Yves Bonnefoy

une lecture

Hic est locus patriae

 

 

Le Poème est le lieu véritable où se dit une présence, la présence, en nommant les choses. Cette considération , constante dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy, est directement reliée, dans L’heure présente, au temps, au hic et nunc, à l’instant immédiat, à ses réalités. Dans ce livre où alternent des séries de sonnets, puis de proses comme autant d’intermèdes, de retour sur soi jusqu’à cette partie, éponyme du titre, dans laquelle sont posées les questions fondamentales de la présence divine et de sa disparition, des limites tangibles qu’impose la mort ( ce fond d’univers, toujours présent) mais avec l’espérance, tout de même, comme vertu cardinale chez Y. Bonnefoy, du pouvoir des mots de faire naître à l’existence, en nommant, dans ce lieu-là qu’est le poème : « … les mots qui disent le monde… », « …le mot

chevêche ou le mot safre ou le mot ciel / Ou le mot espérance… ». Mais les mots, qui dénomment, en même temps effacent ce qu’ils tentent de mettre au jour. Plus exactement « … c’est ne pas savoir que les mots tranchent …», qu’ils transmutent « …toute fleur en idée de fleur …» et ainsi, en lieu et place de la présence, nous retrouvons un réel déchiré, ne laissant à la saveur de l’être que les débris de la « bogue », un concept, face à une amande impénétrable. Il s’agirait peut-être d’approcher les mots avec une espèce de retenue dans la nomination : « Oui, dit-il, je te nomme, hésitation / Qu’a eue ce martinet prenant son vol / Qu’a-t-il vu qui le tint comme suspendu / Un instant dans le cri de tous ces autres ? ». Ou encore permettre des formules de l’approche qui ne sont pas seulement des traits rhétoriques, « presque », « quelque peu » etc. qui introduisent une délicatesse et permettent de laisser s’établir une présence : « Avec, pour l’heure, quelque peu / De ce fruit mûr, par la grâce duquel / Du bleu se prend au vert dans la nuit de l’herbe ». De là que soudain un éclair jaillisse – les termes de l’orage sont ici récurrents - qui n’est que la surprise des noms et des sons, une révélation fugitive du réel, intimement venant suspendre le courant de la lecture, instant immense dans sa fugacité : « … C’est comme si / De ton errance aux pieds ensanglantés / Tu avais recousu l’irréparable, / Et ta vie enfouit son front sur cette épaule, / Et qu’importe s’il est trop tard et si tu meurs. ». Une définition de la poésie où « rendre les mots à leur grand possible ». et son destin comme théâtral , « le masque que sont les mots de la poésie ». Il y a alors risque d’ images et risque des images : « Non, j’efface cette image / Qui ne sert que le rêve », où les noms ( ceux-là qui font image) sont plus vastes que les pays, entraînant dans des jeux d’ « illusions », de « fumées », de « leurres » certes, mais auxquels le très beau texte intitulé « De grandes ombres » vient redonner présence. « ...ombre, fruit d’ombre que cette pierre elle aussi était devenue … », déjà un autre théâtre, d’autres jeux sur les parois de la caverne ( qui ne sont pas des ombres platoniciennes ! ), comme ceux du feu dans l’âtre, la couleur, la forme, un art qu’Y. Bonnefoy met au jour dans sa passion pour la peinture , images dans leur matérialité directe, donnant à voir au poète qui travaille dans l’invisible et va s’enfoncer « jusqu’au cou dans ces branches, parmi ces ronces… où nous perdons pied, et glissons, poussant des cris » , et désire pourtant se ressaisir et se remettre à parler.

Il reste que nous pouvons répondre à une injonction d’espérance, malgré « l’essoufflement » devant une Présence le plus souvent inaccessible – sinon dans l’éclair - , comme nous y invite Y.Bonnefoy : « Heure présente, ne renonce pas, / Reprends tes mots des mains errantes de la foudre, / Ecoute-les faire du rien parole, / Risque-toi / Dans même la confiance que rien ne prouve. // Lègue-nous de ne pas mourir désespérés. »

 

Pour Y. Bonnefoy, il s’agit non seulement de déjouer tous les leurres du langage, telles les images qui font écran à la nuit, mais ceci de particulier qu’on appelle le concept, cette fuite devant le réel, « apaisant d’un douteux savoir l’inquiétude originelle, frappe de vanité cette mélodie la plus sombre de mots qui masquent la mort ». ( Douve, Les tombeaux de Ravenne). Et de poser cette question anti-platonicienne s’il en est : « Y-a-t-il un concept d’un pas venant dans la nuit, d’un cri, de l’éboulement d’une pierre dans les broussailles ? De l’impression que fait une maison vide ? Mais non, rien n’a été gardé du réel que ce qui convient à notre repos. » (id) Pour affirmer sa position de penseur et de poète : « Ce rire couvert de sang, je vous le dis, trafiquants d’éternel, visages symétriques, absence du regard, pèse plus lourd dans la tête de l’homme que les parfaites Idées, qui ne savent que déteindre sur sa bouche. »(Douve, Anti-Platon).

 

 

L’OREE DU BOIS

 

Tu me dis que tu aimes le mot ronce,

Et j’ai là l’occasion de te parler,

Sentant revivre en toi sans que tu le saches

Encore, cette ardeur qui fut toute ma vie.

 

Mais je ne peux rien te répondre : car les mots

Ont ceci de cruel qu’ils se refusent

A ceux qui les respectent et les aiment

Pour ce qu’ils pourraient être, non ce qu’ils sont.

 

Et ne me restent donc que des images

Soit, presque, des énigmes, qui feraient

Que se détournerait, triste soudain,

Ton regard qui ne sait que l’évidence.

 

C’est comme quand il pleut le matin, vois-tu,

Et qu’on va soulever l’étoffe de l’eau

Pour se risquer plus loin que la couleur

Dans l’inconnu des flaques et des ombres. (Ce qui fut sans lumière-Mercure de France 1987)

 

 

 

 

LE MOT RONCE , DIS-TU

 

Le mot ronce, dis-tu ? Je me souviens

De ces barques échouées dans le varech

Que traînent les enfants les matins d’été

Avec des cris de joie dans les flaques noires

 

Car il en est, vois-tu, où demeure la trace

D’un feu qui y brûla à l’avant du monde

- Et sur le bois noirci , où le temps dépose

Le sel qui semble un signe mais s’efface,

Tu aimeras toi aussi l’eau qui brille.

 

Du feu qui va en mer la flamme est brève,

Mais quand elle s’éteint contre la vague,

Il y a des irisations dans la fumée.

Le mot ronce est semblable à ce bois qui sombre.

 

La poésie, si ce mot est dicible,

N’est-ce pas de savoir, là où l’étoile

Parut conduire mais pour rien sinon la mort,

 

Aimer cette lumière encore ? Aimer ouvrir

L’amande de l’absence dans la parole ? (Ce qui fut sans lumière-Mercure de France 1987).

 

 

Il s’agit d’être au plus près des choses :

 

Mais c’est la nuit maintenant, je suis seul,

Les êtres que j’ai connus dans ces années

Parlent là-haut et rient, dans une salle

Dont tombe la lueur sur l’allée ; et je sais

Que les mots que j’ai dits, décidant parfois

De ma vie, sont ce sol, cette terre noire

Autour de moi le dédale, infini

D’autres menus jardins avec leurs serres

Défaites, leurs tuyaux sur des plates bandes

Derrière des barrières, leurs appentis

Où des meubles cassés, des portraits sans cadre,

Des brocs, et parfois des miroirs comme à l’aguet

Sous des bâches, prêts à s’ouvrir aux feux qui passent,

Furent aussi, hors du temps, ma première

Conscience de ce monde où l’on va seul. ( Ce qui fut sans lumière)

 

Ce sont des lieux où passent des énigmes et posent les questions à notre conscience et à notre langue :

 

« Qui parle là , si près de nous bien qu’invisible ?

Qui marche là, dans l’éblouissement mais sans visage ?

Ainsi venaient les dieux, jadis, à des enfants

Qui jettent des cailloux sur l’eau, quand la nuit tombe ». (Ce qui fut sans lumière)

 

 

 

De natura rerum

 

Lucrèce le savait :

Ouvre le coffre,

Tu verras, il est plein de neige

Qui tourbillonne.

 

Et parfois deux flocons

Se rencontrent, s’unissent,

Ou bien l’un se détourne, gracieusement

Dans son peu de mort.

 

D’où vient qu’il fasse clair

Dans quelques mots

Quand l’un n’est que la nuit,

L’autre, qu’un rêve ?

 

D’où viennent ces deux ombres

Qui vont, riant,

Et l’une emmitouflée

D’une laine rouge ? (Ce qui fut sans lumière)

 

 

 

La poésie est ce lieu de l’ouverture et de tous les possibles , au plus près du réel, dans la présence du monde :

 

 

 

« Tu as vaincu, d’un début de musique,

La forme qui se clôt dans toute vie .

Tu écoutes le bruit d’abeilles des choses claires,

Son gonflement parfois, cet absolu

Qui vibre dans le pré parmi les ombres,

Et tu les laisses vivre en toi, et tu t’allèges

De n’être plus ainsi hâte ni peur. » (Ce qui fut sans lumière)

 

« Dans un monde qui nous contraint de n’entrevoir les autres êtres et les choses qu’au travers d’un réseau de représentations abstraites, ce qui interdit le plein des rapports, il n’y a de salut que dans un emploi des mots qui les délivre de ces charges conceptuelles : ce que tente précisément la poésie… »

« …ouvrir nos yeux sur ce qui est … »

« Un poète peut bien éprouver de l’intérêt pour une pensée de philosophe, mais il a à comprendre que celle-ci ne parle que du dehors de l’acte qu’il doit, lui, tenter, de l’intérieur, d’accomplir. » (Propos recueillis par Laurent Lemire, interview d’Y. Bonnefoy )

 

le lieu où confiance et espérance demeurent :

 

« Heure présente, ne renonce pas,

Reprends tes mots des mains errantes de la foudre,

Ecoute-les faire du rien parole,

Risque-toi

Dans la même confiance que rien ne prouve,

 

Lègue-nous de ne pas mourir désespérés. » ( L’heure présente – Mercure de France 2011)

 

 

Eléments succints de bibliographie :

 

POESIE

Du mouvement et de l'immobilité de Douve - Mercure de France - 1953

Hier régnant désert - Mercure de France - 1958

Ce qui fut sans lumière - Mercure de France - 1987

Début et fin de la neige - Mercure de France - 1991

La vie errante - Mercure de France - 1993

Les planches courbes - Mercure de France - 2001

Le coeur-espace 1945, 1961 - Farrago - 2001

Raturer outre - Galilée - 2010

L'heure présente - Mercure de France - 2011

etc.

 

PROSE

L'improbable - mercure de France - 1959

Arthur Rimbaud - Le Seuil - 1961

Le nuage rouge - Mercure de France - 1977

Entretiens sur la poésie - Mercure de France - 1981

La vérité de parole - Mercure de France - 1988

Alberto giacometti -, biographie d'une oauvre - Flammarion - 1991

Théâtre et poésie : Shakespeare et Yeats - Mercure de France - 1998

Baudelaire : la tentation de l'oubli -BNF - 2000

etc.

La stratégie de l'énigme - galilée - 2006

Le siècle ou la parole a été victime - Mercure de France - 2010

 

Traducteur, entre autres auteurs, de Shakespeare, Pétrarque, John Donne, Leopardi, Keats, Yeats ...

Edition du dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique - Flammarion - 1981

Le lieu référentiel

Le lieu du corps

Le lieu du plaisir oral

Le poème comme lieu du désir

Le lieu comme présence ici et maintenant

Le lieu et la quête du sens

Le lieu formel ou lieu de l’image

Le lieu de la page

Le lieu poétique de la peinture

Le lieu théâtral, filmique, photographique

Le lieu poétique de la musique

Le lieu poétique comme rythme

Le lieu des voix

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Texte intégral

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1La poésie est-elle le parti-pris du lieu ou, comme le veut Yves Bonnefoy, le désir du vrai lieu est-il le projet même de la poésie ? En tous cas, l’expérience poétique a bien lieu dans un dedans insituable, elle est elle-même ce dedans ou ce lieu, le lieu du poème ou plus exactement pourquoi et comment le poème a lieu. Le lieu spatial se définit comme qualifié. Il s’oppose ainsi à l’espace perçu par la mécanique classique comme homogène, neutre, « sans qualités ». Il y a ainsi chez Heidegger dans L’Être et le Temps une critique sévère de l’espace au sens cartésien conçu comme le partes extra partes et son remplacement par la notion de distance incommensurable, seulement vécue. De la sorte, on définit un espace d’intervalles, un diastème qui sera essentiel en poésie. Deleuze, pour définir le lieu du poème parlerait de « rapports indécomposables », de « vitesse entre-deux », de « rencontre ».

2Ainsi le lieu n’est-il pas une donnée mais un problème. Lieu, du latin locus, est, au sens littéral, une portion déterminée de l’espace, un endroit, même si lieu est plus général, plus abstrait qu’endroit. La singularité du lieu est relation entre présence et dimension. Le lieu a une valeur géographique, cartographique, c’est un endroit situé sur une carte et qui entretient des relations avec d’autres lieux. Il se différencie, dès lors, de l’espace en ce qu’il est unique et peut donc se définir comme une partie de l’espace réel.

3Les compléments de lieu qui répondent à la question « où », les adverbes et les prépositions de lieu redéfinissent l’espace. Ainsi Bonnefoy a-t-il toujours eu une passion pour les pronoms qui introduisent la question du lieu. Enfant, le poète s’est senti requis de façon profonde par les quatre pronoms du latin :

1 Cité par Michèle Finck, Yves Bonnefoy : le simple et le sens, José Corti, 1989.

Ubi réfère seulement au lieu où l’on est, tandis que pour celui d’où l’on vient il y a Unde et Quo pour celui où l’on va, et Qua pour celui par où l’on passe. Ainsi quatre dimensions pour fracturer une unité (une opacité) qui n’était donc que factice. Le Où que le français ne faisait que contourner, découvrait dans sa profondeur une spatialité imprévue1.

4D’autre part, si l’on interroge la locution locus communis, « lieu commun », lieu apparaît comme un terme de rhétorique. Le concept de lieu est même l’un des concepts les plus importants de toute la rhétorique. Ce concept, les littéraires le retrouvent avec la notion de topos ou topoi, notion généralisante qui se dégage du texte, principe synthétique notionnel qui tient compte des éléments formels. On trouve le premier inventaire des lieux argumentatifs dans les Topiques d’Aristote, ainsi que leur définition, qui les met sous la dépendance de la théorie de la prédication. D’après Lausberg, c’est Curtius qui introduit le terme topos dans le vocabulaire de la critique littéraire en lui consacrant le chapitre V de la Littérature européenne et le Moyen-Age latin. Ce chapitre construit une notion de topos extrêmement flexible. Dans son sens littéraire topos signifie thème, motif et peut revêtir les

formes et les fonctions les plus diverses. Yves Bonnefoy donne ainsi une définition intéressante du locus amoenus ou lieu d’élection :

2 Yves Bonnefoy, Entretien avec Béatrice Bonhomme sur « La poésie en français », Nice, revue NU(e), n(...)

Pour résumer mon idée du classicisme, j’aurais pu dire que c’est une pensée du locus : entendant par ce mot la représentation toute mentale qu’il advient qu’on se donne en rêve du rapport qu’on voudrait avoir avec le monde sensible. Un locus de cette sorte, c’est celui qui est dit amoenus chez Théocrite ou Virgile, le Virgile des Bucoliques : un vallon, un bosquet ombreux, peut-être un pré, des fleurs et des chants d’oiseaux, un ruisseau ou une source, des cailloux sur lesquels ruisselle l’eau transparente : et plutôt vaudrait-il mieux dire l’» onde » comme tant le font au XVIIe siècle, car il est clair que ces évocations ne sont pas des choses réellement existantes en quelque point de la terre, mais des représentations, je ne dirais pas abstraites mais simplifiées et le mot onde à la place d’ eau révèle bien ce passage d’une parole ouverte à une parole close, « choisie »2.

5Le mot lieu est donc polysémique et distingue entre le lieu référentiel, le lieu formel et le lieu topique. Cependant, nous verrons que ces différentes acceptions du mot lieu se recoupent et, dans les divers exemples que je prendrai au cours de cette étude, nous les trouverons souvent mêlées.

Le lieu référentiel

6Tout d’abord, le lieu référentiel, lieu-endroit, lieu biographique, lieu d’enfance. Des recueils portent souvent le titre d’un lieu, lieu-dit existant réellement. Heather Dohollau intitule ainsi un de ses textes Le point de rosée. La topologie est ici indissociable d’une toponymie. Le vrai lieu n’existe pas sans le nom de lieu. Pour Bonnefoy, le nom est le génie du lieu. Cela est vrai aussi pour La Route bleue de Kenneth White qui devient une sorte de répertoire toponymique, le poète étant défini comme un « cosmographe ».

7Le lieu de la poésie est le lieu de l’origine, car la poésie c’est la mémoire ou plutôt la remémoration. Il y a un travail mnésique qui touche au mythe d’origine, au roman familial. Il y a donc un lieu ou des lieux référentiels avec une poésie qui possède, bel et bien, une base biographique, liée à des objets, des situations ou des personnes impliquées dans la vie, et en même temps la transformation de cet espace référentiel en espace fictionnel, la poésie s’efforçant de gommer ou de transformer cette ou ces références sans quoi elle ne serait pas.

8Il s’agit de retrouver les traces laissées en soi par le passé, transformées par le temps, l’imagination. L’espace personnel, référentiel, est stylisé, transposé dans la remémoration. L’espace est ainsi projection affective de la mémoire, espace chargé d’histoire et de souvenirs qui s’attachent à des lieux, mémoire redoublant le trajet effectué pour le transformer en espace intérieur, topographie magique revisitée par l’enfance. Paysage d’enfance et de Vendée dans les textes de James Sacré. L’enfance est là convoquée pour essayer d’installer dans la langue, un lieu, l’enfance, celle de Cougou : « Mon père fut un pays, ma mère une langue. Ou l’inverse : mon père un langage (un patois par exemple), ma mère une contrée. » Un paysage se constitue qui passe par quelques éléments comme des localisateurs dont on ne peut préciser s’ils sont métaphoriques ou référentiels. Ces voix nostalgiques sont liées à une mémoire tactile et physique mais imprécisable.

9La poésie semble donc chercher son lieu, son origine. Comme le dit Michel Deguy, le poème revient sur une naissance, il est ce retour en parole, nostalgie, odyssée, et cela même si Philippe Jaccottet montre que la poésie est également dépassement de la posture nostalgique. Le rapport au lieu devient alors l’approfondissement d’une dimension temporelle. La quête du lieu est métaphore de la quête du passé et prend la forme d’une navigation mais aussi d’une archéologie. Poète navigateur et poète archéologue. L’archéologue est l’incarnation de la figure du poète qui transmue le lieu en un champ d’exploration temporel orienté vers le passé. Le vrai lieu est temporel, il postule le surgissement par fouilles archéologiques répétées d’une plénitude perdue, d’une dimension temporelle révolue.

10Mais cette dimension temporelle n’est pas seulement personnelle, ainsi chez Jude Stéfan toute la culture, tous les siècles passés sont convoqués et se mettent à circuler dans le poème à une vitesse folle, dans une sorte de tourbillon, ou d’éboulement. La page accumule noms d’écrivains et citations, des latins à Rimbaud, dans une sorte de témoignage archéologique et généalogique tout à la fois. L’œuvre résulte de plusieurs stratifications historiques, permettant une plongée de plus en plus profonde dans le passé comme un archéologue ou un géologue qui, dans leurs fouilles, rencontrent d’abord les terrains les plus récents puis gagnent les plus anciens. Ainsi l’œuvre de Stéfan semble bien ce lieu archéologique où la parole se débat dans un ossuaire mais la dimension de l’originaire qui fonde cette poésie est aussi exigeante recherche de nouveau, sorte de conjuration du létal.

3 Jean-Marie Gleize, Le Théâtre du poème (vers Anne-Marie Albiach), Belin, coll. L’extrême contempora(...)

11Car il y a, à la fois, trace, inscription et effacement, conjointement mémoire et oubli comme les deux phases d’un même mouvement, d’un même rythme poétique, comme le battement même du poème. Ainsi le lieu de l’origine, lieu référentiel au départ, est lieu tremblé, troublé par les souvenirs, et par un sentiment très puissant de marge, de décalage. Chez Anne-Marie Albiach3, l’identification à ces origines tremblées, décalées, superposées, peut se comprendre, dans son oeuvre, comme un sentiment d’étrangeté à la France, à l’être-français, corollaire de l’acuité du sentiment d’appartenance à la langue française. On peut se demander si cette identité multiple n’est pas fondamentale à l’identité d’écrivain et si, plus généralement, tout écrivain n’éprouve pas cette sensation de décalé par rapport au lieu originel, ce sentiment d’appartenir à la marge. Je retrouve ce « tremblé » chez Pierre Jean Jouve qui, né à Arras, se sent surtout espagnol et se reconnaît comme un être d’exil. La conscience poétique moderne semble naître de l’exil comme matrice du sens et force germinative.

12Le lieu de l’origine, c’est ainsi toujours un peu l’exil, la marge, le décalage. Le lieu est la lisière, la frontière, comme pour Rimbaud qui cherche le lieu et la formule dans ce tutoiement avec l’extrême, dans ce côtoiement de l’abîme. Le livre est maintenant un livre des marges. La périphérie l’emporte sur le centre, hors les murs, dans de subreptices déviations. Anne-Marie Albiach parle du renversement et de la perte d’équilibre. Emmanuel Hocquard consent à l’irréductibilité du fragment qui privilégie « l’entre-deux », le passage. Il y a une sorte de vertige périphérique qu’attise l’absence d’un centre, centre occulté, fuyant, imperceptible. Le passage devient le plus important. Le carrefour est cet angle, ce point de vue qui permet d’assumer les forces conflictuelles. Le destin de la modernité se joue au carrefour. Il est l’écart virtuellement musical, le retrait.

13Pour Philippe Jaccottet, la poésie n’est pas non plus un lieu où l’on s’installe mais elle se trouve dans le lieu même des incertitudes, des hésitations de l’homme et des tourments de la

semaison, ce lieu où l’ici se charge de là-bas. Pour Jaccottet, la préposition qui fait plus que tout autre sens est la préposition « entre », le poète ne peint pas les choses mêmes mais entre les choses dans une poésie '64e l’entre-deux. La poésie est passage, mouvement ouvert et disponible, « accueillance », « murmure doré d’une lumière de passage ». Par l’écriture, il s’agit de signaler un passage, dans une allusion rapide et légère, la valeur de la poésie est de transitivité « faites passer » :

Nous habitons encore un autre mondePeut-être l’intervalle (Airs)

4 Michèle Finck, Yves Bonnefoy, op. cit.

14Apollinaire s’écrie : « Pitié pour nous qui combattons aux frontières de l’impossible et de l’illimité. » L’oeuvre de Bonnefoy multiplie l’évocation des lieux-frontières et s’appuie sur quelques vocables qui les exaltent : falaise, lisière, limite, seuil4. Qu’il se nomme carrefour ou lieu-frontière, le lieu poétique de la modernité est fondamentalement un entre-deux. Bonnefoy identifie le poète moderne qui puise dans l’expérience de la limite sa force créatrice à la figure du passeur, celui qui prend en charge la préposition « entre », il est ce personnage-frontière. Le passeur n’ouvre l’accès ni à l’autre rive, ni au vrai lieu, il ouvre un passage de seuil en leurre et de leurre en seuil. Pensons à Salah Stétié qui se veut, lui, passeur entre deux civilisations, ou encore à Abdelwahab Meddeb qui se déclare entre deux pays, entre deux langues. La question de la modernité est aussi celle du métissage des cultures et des langues et elle fait le plus souvent du poète un traducteur qui parlerait entre deux lieux, or traduire, traducere signifie « faire passer d’une langue à l’autre », dans l’origine du mot s’inscrivant donc le mouvement inhérent au passage, mouvement que l’on retrouve dans une certaine manière d’échanger avec le monde. Le poème est un transmetteur, un intermédiaire entre le monde et le langage. Le lieu, d’ailleurs, pour René Char est un « non-lieu », un intervalle. Pour Bonnefoy, le vrai lieu « fait vibrer en somme la corde de l’horizon ».

Le lieu du corps

15Mais ce lieu référentiel dont nous parlons, lieu de passage parfois troublé ou tremblé, peut constituer également un lieu de situation, le lieu du corps, de l’état du corps, le lieu d’où s’écrit le poème. En quoi, en effet, le lieu du langage est-il le lieu physique ? Le lieu n’est ni seulement la matière, ni seulement la forme, il est la limite d’un corps propre. Le lieu n’est pas extériorité mais intériorité des choses à mon propre corps. Le lieu, je le vis en-dedans, j’y suis enveloppé. Nous sommes dans le vase. Nous sommes originairement le lieu. Si nous retournons encore une fois à l’étymologie, le lieu visible en grec c’est la chora, nourrice ou réceptacle.

16Le lieu de la poésie a sa source dans le corps, il s’agit d’un espace physique, d’une physique de la pensée et de l’écriture. L’interrogation sur l’identité du corps (qui suis-je ?) et l’interrogation sur l’identité du lieu (où suis-je ?) ne sont qu’une seule et même question. Qui touche au lieu, touche au sujet. Le vœu d’une poésie faite corps est indissociable de celui d’une poésie faite lieu. « Le corps, le lieu, ils sont le nouvel horizon et le salut du discours », écrit ainsi Bonnefoy dans L’Improbable.

5 Anne-Marie Albiach, État, [1re éd. 1971], Mercure de France, 1988, p. 109. 6 Claude Royet-Journoud, cité par Jean-Marie Gleize, op. cit., p. 71

7 Pierre Jean Jouve, En Miroir « De la poésie », Œuvres complètes, Paris, Mercure de France, 1987, To(...)

17Le lieu référentiel de la poésie réside aussi dans l’acte d’écrire, dans l’écriture comme acte physique, travail manuel, engagement physique. C’est le corps qui écrit « je vis le texte comme un corps, comme la projection d’un corps et de son image5 », dit ainsi Anne- Marie Albiach ; « Il faut fixer la plume au bout des doigts », écrit Ponge. Le travail poétique est d’abord un travail pratique, « le poignet tient l’espace au tout commencement6 », déclare aussi Claude Royet- Journoud. L’origine de la poésie est quelque chose d’écrit dans le corps, dans son corps. Pierre Jean Jouve, dans En miroir, définit ainsi la poésie dans son sens le plus étymologique : « Poésie, art de “faire”7. » Le mot poète veut dire littéralement « faiseur », fabriquant : tout ce qui n’est pas fait, n’existe pas. Pour Bonnefoy, le poète est celui qui réunit des matériaux comme un maçon choisit ses pierres. Le lieu constitue alors la dimension des choses « qui se font ». Ponge, cet artisan, ce forgeur, ce tisserand prodigieux des mots, parle des objets, des paysages qui emportent sa conviction par leur présence, leur évidence concrète, leur épaisseur, leurs trois dimensions, leur côté palpable, tactile. Il parle aussi et de façon complémentaire de corps à corps avec la langue, avec le dictionnaire et le papier. Le parti-pris des choses est aussi le compte-tenu des mots. Pensons également à ce que dit Sartre de son enfance, lorsqu’il explique que pour lui le mot c’est toute la réalité, plus vraie que celle du monde extérieur :

8 Jean-Paul Sartre, Les Mots, Folio, p. 44, 45, 154.

(Dans le grand Larousse) je dénichais les vrais oiseaux, je faisais la chasse aux vrais papillons, posés sur de vraies fleurs [...]. Les livres ont été mes oiseaux et mes nids, mes bêtes domestiques, mon étable et ma campagne8.

Le lieu du plaisir oral

18Le lieu poétique est aussi le lieu du plaisir oral. Écoutons Saint-John Perse :

9 Saint-John Perse, Pour fêter une enfance II.

O mes plus grandes fleurs voraces parmi la feuille rouge à dévorer tous mes plus beaux insectes verts9.

19Tentative orale, pour reprendre le titre de l’oeuvre de Ponge, toujours répétée, jamais assouvie, avec l’importance de la salive et le plaisir de la salivation :

10 Francis Ponge, Pièces, Poésie, Gallimard, p. 112.

De rien d’autre que de salive propos en l’air mais authentiquement tissus – ou j’habite avec patience10.

20Le lieu poétique répond, là, à un principe de plaisir, un désir en quête d’incarnation. Le plaisir poétique, plaisir oral, est également un plaisir musculaire et l’on pourrait souligner la parenté des rythmes corporels et des rythmes langagiers. En remontant un peu plus loin encore on trouve un stade, un lieu archaïque du langage où les premiers mots se constituent d’investissements, de morceaux, de pièces du corps.

Le poème comme lieu du désir

21Mais le mot, c’est aussi ce qui permettra, plus tard, à l’enfant de maîtriser l’espace signifiant l’absence de la mère. Freud a montré ce jeu de la bobine accompagné d’un couple de syllabes marquant le lieu : fort/da, par lequel l’enfant scande la présence et l’absence de la mère. Plaisir de répéter, jeu par lequel il se console d’une absence, la maîtrise, la transforme en présence qu’il est libre d’évoquer ou de faire disparaître. La scène du fort/da, qui construit un lieu avec les notions de loin et de près, est une traduction de la scène poétique de l’alternance apparition/disparition, qui vaut pour la différence être/néant. La répétition poétique serait une sorte de surenchère érotique, tentative toujours recommencée de combler la béance d’un objet perdu.

Le lieu comme présence ici et maintenant

22La poésie, avec la modernité, rejoint finalement ce phénomène primitif corporel et le comprend comme lieu originel de la poésie. La poésie est entrée dans le monde réel, dans l’immanence au monde, dans l’être au monde. Bonnefoy, par exemple, n’aura de cesse de privilégier l’éloge de la présence et du simple au détriment des illusions de l’ailleurs et d’éviter les rêves romantiques pour se concentrer sur le hic et nunc. Habiter est alors le maître mot. « À quelles conditions le monde est-il habitable poétiquement », pour reprendre la formule d’Heidegger ou encore « car poétiquement toujours l’homme habite cette terre » pour évoquer Hölderlin. Le lieu, c’est aussi une présence, ce terme garantissant un contact réel, charnel avec le monde, ce que Merleau-Ponty appelait « la chair du monde ». La dimension est notre rapport à la présence. L’ailleurs est un ici, maintenant. La poésie veut essayer de dire le monde, de l’habiter par la parole, le poème rêve de s’incarner, de se remplir de chair, chair du monde, chair de l’autre.

Le lieu et la quête du sens

23Mais il s’agit aussi de chercher « l’acte et le lieu » de la poésie ou de redécouvrir la formule grecque du « vrai lieu ». Rimbaud entendait réinventer le lieu et la formule. L’enjeu de la poésie du lieu est ainsi clairement défini : la recherche de la direction spatiale à suivre ne se distingue pas de la quête métaphysique du sens. Il y a passage du sensdirection au sens-signification. Ces deux sens se rejoignent finalement sur le plan de l’ontologie. Ainsi, dans l’univers verbal de Bonnefoy, une équivalence déterminante s’introduit entre le mot lieu et le mot sens :

11 Michèle Finck, op. cit.

Poétique est par vocation la recherche simultanée du lieu et de la formule, autrement dit d’un sens qui pénètre et assume tout11.

24Le parcours ontologique ne peut être séparé du parcours géographique. La poésie du sens, chez Bonnefoy, est une poésie itinérante, un parcours géographique, initiatique. Certes il y a volonté d’une incarnation, d’une présence physique des choses mais aussi d’une dimension sacrée, sans rattachement bien sûr à aucune forme de mystique ou de dogme, et le langage d’Yves Bonnefoy découvre une adéquation substantielle confirmée par la musique des mots

entre le vocable lieu et le vocable dieu : « Ils disent que les lieux comme les dieux sont nos rêves ». Le vrai lieu est cette terre où le mot lieu trouve sa voie vers le mot dieu. Une fausse image, dès lors, peut constituer un obstacle à l’habitation poétique du monde, la médiation par l’image empêchant parfois d’habiter le monde conçu comme évidence première.

Le lieu formel ou lieu de l’image

25Image car, qu’on le veuille ou non, qu’on le regrette ou non, toute expression est déplacée, métaphorique, déplaçante et exprime le lieu, le lieu formel. Pour Michel Deguy, le lieu de la poésie, c’est le « comme », « le mystère du comme12 », la merveille, c’est de transporter et d’être transporté par la poésie au long de sa vie. Le « comme » est au carrefour des mots et des choses. Le « comme » est ce qui déjoue les pièges de l’identité. Transport comme errance, passage secret. La poésie forme seuil, porte qui bat, contagion, transport de « porche en porche13 ». Pour Ponge, le lieu n’est pas la métaphore mais la tautologie. Pour lui, pourtant, comme pour Deguy, le moteur essentiel de la poésie c’est de déjouer les pièges de l’analogie et de l’identitaire : « Nommer la qualité différentielle, voilà le but, le progrès14. » La différence est le moteur du désir d’écrire et le moment de passage.

12 Michel Deguy, Ouï-dire, Paris, Gallimard, 1966. 13 Michel Deguy, Poèmes 1960-1970, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1973. 14 Francis Ponge, My creative method, in Méthodes, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1949. p. 41-42.

15 Michel Deguy, Au sujet de Shoah.

26L’œuvre métaphorique, chez Deguy, permet de propager une nouvelle idée de communauté. Le « Donnant donnant », dans une fraternité où il ne s’agit pas de confusion mais de rapprochement. Chacun doit comparaître devant l’autre, prendre sa place. Chacun s’imagine à la place de l’autre, les limites tombent et chaque esprit se voit devenu l’autre, tous les autres : « Nous sommes tous des Juifs allemands15 ». À la théorie politique des lieux qui entraînait une théorie de l’autorité, va se substituer une théorie du changement de lieu dans une volonté de se mettre à la place de l’autre, dans la compassion. Dans la théorie politique, chez Hobbes par exemple, celui occupant la place du souverain, parlait en lieu et place du souverain, en tant que personne autorisée mais l’échange des lieux était strictement interdit comme créant un bouleversement de la hiérarchie sociale. Désormais, le lieu de la parole ne rejoint plus forcément le lieu politique de l’autorité mais parfois le lieu poétique de l’échange et du partage. Le poème est porte, seuil, hospitalité offerte au passant, à tous, pour une communauté refondée dans la compassion. Mon orientation vers autrui ne peut perdre l’avidité du regard qu’en se muant en générosité.

27Compassion qui est aussi celle de Ponge envers le monde. Avec Ponge s’opère une sorte de révolution copernicienne, le poète acceptant de sacrifier sa position naguère dominante du moi au profit d’objets extérieurs que l’on considérait, dans la tradition poétique, comme insignifiants ou bas : « La boue plaît aux cœurs nobles parce que constamment méprisée [...] Boue si méprisée, je t’aime. Je t’aime à raison du mépris où l’on te tient. » Pensons aussi à la place de l’herbe dans la philosophie de Gilles Deleuze.

16 Entretien avec Camilla Gjorven, La poésie française au tournant des années 90, Mémoire de DEA, Pari(...)

28Là où il semble qu’il n’y ait plus rien ni personne apparaît l’autre. L’image poétique est l’altérité. Citons, par exemple, Jean-Pierre Lemaire qui déclare : « La poésie est une seconde chance donnée à l’autre d’apparaître et aussi à ce tu16. » La poésie, lieu formel, lieu métaphorique, lieu rhétorique, est recherche des autres, découverte de l’altérité. Le lyrisme n’est plus personnel, il est tourné vers le visage de l’autre.

29Le lieu formel serait donc le lieu de la représentation, tandis que le lieu topique serait davantage celui de l’intuition. Le lieu formel, en effet, n’épuise pas tout et la signification du lieu amoureux repose sur ce qui fait que l’autre est différent de soi mais qu’il porte une part de soi. Entre le lieu des arguments ou lieu formel, figures, amplification dans le rythme, ou moyens langagiers et de l’autre côté les topoi, les lieux intuitifs, il y a un mouvement de va-et-vient, flux et reflux qui constitue le pouls du poème. La valeur portée par les lieux formels n’appartient pas forcément à la logique du couple rhétorique possible/ impossible et relève plutôt de phénomènes sensibles et intuitifs. On pourrait parler d’entrelacement entre le lieu formel et le lieu topique, entrelacement qui se réapproprie les formes du syntagme pour raconter une histoire sans utiliser les arguments habituels du récit. Pour cet effet de récit, on peut penser à Bernard Vargaftig qui intitule un de ses recueils de poèmes : Un récit. Salah Stétié, lui aussi, explique que ses poèmes « racontent une histoire ».

30Il existe donc une sorte de creux entre le lieu formel et l’effet de sens puisqu’on a l’impression que quelque chose est raconté mais ce qui est raconté n’utilise pas, même de manière lointaine, les éléments du récit. Le poème se présente comme un cercle ou une sphère, un commencement qui sans cesse se répète et se recrée. Jankélévitch souligne ainsi la communauté d’enjeu entre la répétition musicale et la répétition poétique : « Dans un développement significatif, ce qui est dit n’est plus à dire, en musique et en poésie ce qui est dit reste à dire et inlassablement, inépuisablement à redire. »

31Et cette constante répétition et recréation n’est que rythme, marée

32qui avance et recule, retombe et de nouveau s’élance. Le poème est un perpétuel commencement et revient sur lui-même dans un mouvement de spirale dans le présent, seul temps du poème.

33Dès lors, quand on parle du lieu en poésie, parle-t-on de la topique

34ou du lieu formel ? sans doute s’agit-il des deux à la fois. Le lieu formel implique un mouvement, une tentative d’expression, et le lieu topique qui n’est pas le référent, mais qui joue cependant du référent et du lieu référentiel, ne semble jamais tout à fait donné en plein, en clair. L’objet du poème est deviné comme si on ne le voyait pas en plein, comme si on imaginait une vision de l’objet sans qu’on pense vraiment le voir, avec un jeu sur le prévisible et l’imprévisible. Entre les topoi et la forme il n’y a pas toujours coïncidence. Et c’est cet écart entre ces deux lieux qui revêt un aspect fondamental.

35Revenons maintenant à notre définition de départ, le lieu comme partie de l’espace donnant à l’espace sa réalité et impliquant un rapport à la présence. Nous avons tenté de saisir la position par la présence, ne convient-il pas, désormais, de faire l’inverse ?

Le lieu de la page

36Le lieu c’est aussi le lieu du Livre et du Dictionnaire, le monde entier comme un dictionnaire à feuilleter, le dictionnaire tel le coffre merveilleux d’Anacoluptères qui recèle, chez James Sacré, les insectes déposés de l’enfance. Le poète entre funus, funérailles, cérémonie funèbre et funis, corde, câble, entre fil de funambule et thanatos, tisse un langage matière composé de mailles. Le tissu du poème construit un écheveau inextricable fait de plis et de replis, de déchirures et de superpositions. Dès lors, le lieu dans la poésie contemporaine, c’est peut-être d’abord et tout simplement la page qui n’est plus une simple surface. Cela a lieu, cela donne lieu dans la langue, dans le poème comme espace, volume. Plusieurs surfaces déploient des plans différents sur le volume de la page avec des caractères typographiques particuliers et une disposition particulière. De quoi est faite la surface d’un plan ? D’un autre plan qui crée une fiction d’espace, un espace fictif. Plusieurs lignes composent des surfaces, à la surface de la page. Les lignes et surfaces forment volume. Les énoncés se déplacent à gauche, à droite, en avant, en arrière, à des vitesses différentes selon des intensités variables. La disposition du poème sur la page n’a pas ici une fonction décorative mais cela montre l’importance de l’espace et de l’écriture dans le phénomène poétique. Sur la page imprimée les mots exposent leur forme plastique, le blanc typographique est devenu un élément fondamental de l’écriture du poème, une composante de son rythme. Pour Claudel :

17 Paul Claudel, Sur le vers français (1925).

Le blanc n’est pas en effet seulement pour le poème une nécessité matérielle imposée du dehors. Il est la condition même de son existence, de sa vie, de sa respiration (...). Ce rapport entre la parole et le silence, entre l’écriture et le blanc est la ressource particulière de la poésie et c’est pourquoi la page est son domaine propre17.

18 Paule Plouvier et Renée Ventresque, « Stétié et la calligraphie arabe », Itinéraires de Salah Stéti(...)

37Cette mise en espace du texte propose une organisation spatiale des poèmes où la danse des lettres, la création de signes nouveaux, le montage de mécanismes linguistiques, la composition visuelle des différents éléments du langage lient le dessin au texte et l’on peut évoquer par exemple les calligrammes qui soustraient le poème à la linéarité immédiate. On pense également à Salah Stétié qui « demande à la calligraphie de venir ajouter sa propre inflexion aux inflexions de sa recherche18 ». La calligraphie réclamant de son exécutant une participation de tout le corps et en particulier du souffle, Salah Stétié rend, d’une certaine manière, hommage à cette cérémonie de l’écriture en multipliant, dans sa poésie, les motifs du souffle et de la respiration, aller-retour du souffle, tissage de l’aller-venir de la verticalité stable et du mouvement horizontal. Ainsi il y a substitution du lieu, de l’espace référentiel par un espace tout autre, en apparence, celui de la page, du poème, du livre.

Le lieu poétique de la peinture

38Cet espace de la page constitue un lieu de représentation. Le support et la surface d’inscription de l’écriture : pierre, bois, toile, requiert un traitement spécifique. La peinture restitue un lieu qui n’est jamais déterminé. Où est le tableau ? Je ne fixe pas le tableau en son lieu, je vois selon lui. Nous ne voyons pas la chose mais le terme de l’approche de la chose puisque la peinture mime cette approche. Chez Michel Deguy, « la poésie n’est pas seule », elle est constituée « comme la peinture ». Le livre, le tableau, sans être la terre promise,

engagent, d’après lui, ce processus de figuration qui transforme la terre en oeuvre et donc en lieu habitable. Le lieu de la poésie se trouve dans la confluence poésie et peinture, renvoyant ainsi à la formule d’Horace, « ut pictura poesis » Le rapprochement page et toile est l’une des caractéristiques de la modernité dont les origines remontent aux Tableaux parisiens de Baudelaire. Apollinaire, René Char et bien d’autres, n’ont pas cessé de demander aux peintres comment écrire. Le peintre n’est pas le rival du poète mais son double nécessaire. Tous les poètes entretiennent avec des peintres ou des sculpteurs des relations d’amitié privilégiée et Butor va jusqu’à écrire : « Et moi aussi je suis peintre. »

19 Jean-Marie Gleize, Le Théâtre du poème, op cit.

39La poésie n’entend pas se comprendre comme une entité propre, insulaire, mais elle tend bien plutôt à une pluralité de discours et d’approches dont elle pourra s’enrichir. Cela permet aux poètes une redécouverte de la matière ainsi Jacques Dupin parlant d’Antoni Tapiès évoque les « signes bruts et, lapidaires n’ouvrant que sur l’évidence de leur illisibilité présente, leur incongruité de traces silencieuses ». Jean-Marie Gleize signale le lieu et l’instant de la peinture comme un point qui ne se situe ni dans la pénombre du dedans (l’atelier ou le dépôt invisible des gestes en mémoire) ni dans la lumière du dehors (le visible et le vert, le flot de lumière naturelle du dehors), mais peut-être dans l’intersection des deux espaces19.

Le lieu théâtral, filmique, photographique

40Sur l’espace de la page interviennent, outre le lieu de la peinture ou de la couleur, le lieu de la représentation, texte-théâtre, texte-film ou photographie. Pierre Jean Jouve traite son texte comme un metteur en scène de théâtre ou un cinéaste, le blanc pouvant être comparé aux noirs qui séparent les séquences d’un film. Francis Ponge lui-même se qualifie « d’acteur maniaque de signaux que personne ne remarque20 » car l’espace poétique, c’est aussi la mise en scène, pensons à la théâtralisation de certains poèmes du recueil intitulé, à juste titre, Pièces. Théâtre ou exhibition physique du texte, ostentation de sa fabrication physique, le texte s’exhibe avec la totalité du dossier et la création est étalée, mise sur la table : « Tout a lieu en lieu obscène. » Le poète se trouve obligé de repenser le placement des acteurs en fonction de chaque espace scénique, voire de la nature du théâtre dans lequel ils se trouvent. Pour Michel Deguy, le poète comme le metteur en scène, « met en oeuvre ».Texte-théâtre, texte-film, on peut également penser à la photographie et à Denis Roche déportant l’écriture hors de ses définitions pour la mettre en contact avec la photographie.

20 Francis Ponge, Le Parti pris des choses, Gallimard, coll. Poésie, p. 189.

Le lieu poétique de la musique

41Mais le texte peinture, et théâtre est aussi lieu musical, devenircorps de la musique, spatialisation de la partition. La poésie, pour Michel Deguy, est essentiellement désirante car pour être comme ce qu’elle désespère de ne pas être il lui manque l’esprit philosophique, le sensible qu’elle abstrait, la puissance évocatrice de la musique. C’est pourquoi elle sera « comme philosophique », « comme sensible », « comme musicale ».

21 Pierre Jean Jouve, En Miroir op. cit., II, p.1179.

42La poésie est aussi une parole écrite comme transposition d’un parlé-chanté, quelque chose comme le récitatif dans l’oratorio, la cantate ou l’opéra. Pour Pierre Jean Jouve, la musique, comme le texte, sont d’abord corps, « la musique est liée à la circulation du sang [...] elle est directement entée sur la force vitale21 ». Dès lors on comprend à quel point l’idée fabuleuse d’opéra a pu séduire Jouve qui y voit l’union Musique et Poésie s’approchant d’un rapport parfait : la musique sur le texte et le texte dans la musique, les deux constituant une chose unique.

Le lieu poétique comme rythme

43Le lieu poétique est donc musique et rythme, le « gymnaste » de Francis Ponge nous rappelle ainsi comment le poète oblige le mot à faire des exercices de traction et d’élongation afin de remplir au mieux sa fonction « saltante/ exaltante ». Le mot est, au départ, matière, geste, mouvement, substitut d’un art gestuel dont nos civilisations ont perdu le secret. Le rythme, une section rythmique, c’est la façon dont on marche avec les rythmes différents des jambes, du corps, du coeur et de la pensée, chaque instrument ayant son rôle locomoteur. Pensons également à Segalen poète-marcheur.

44C’est le rythme, les inflexions mêmes du discours qui soulignent les arêtes de la signification, mettant en évidence tel mot plutôt qu’un autre, ces mouvements de la parole dans l’écriture.

Le lieu des voix

45Derrière tout cela, c’est le lieu de la voix, la voix du poème que l’on entend « cette voix de sa vie ». On peut penser à Rilke et au chant d’Abelone : « Abelone était toujours là. D’ailleurs elle avait une qualité, elle chantait. Il y avait en elle une musique forte et immuable. S’il est vrai que les anges sont mâles, on peut dire qu’il y avait un accent mâle dans sa voix, une virilité rayonnante et céleste. » À l’origine donc, voix de contralto androgyne, grave pour une femme, aiguë pour un homme, cette voix est expérience des limites du subliminal au sublime22..La poésie avait vocation, autrefois, d’être orale, chantée, récitée, dite. Elle est le moyen d’une transposition immédiate et accomplit la coïncidence du corps et du langage. La voix est de chair et de sens. Mais écrire de la poésie, n’était-ce pas aussi, comme l’explique Philippe Jaccottet, « une transaction secrète, une voix répondant à une autre voix » ? Le poème apparaît comme voix de réponse dans quelque dialogue secret. Il existe un autre en soi, cet espace intérieur avec lequel le poète dialogue, moi intérieur qui a son double dans le coeur. Autre chose de plus caché et de plus proche, la voix, la parole poétique est comme l’écho d’une autre voix intérieure, les voix pressantes aux paroles indistinctes et qui, depuis l’enfance, par intervalles, se réveillent. Dès lors la voix est aussi l’énonciation. La manière dont les voix sont distribuées dans le texte peut créer une imprécision par la variation féminin-masculin et l’émergence de l’androgyne. Il y a, comme le souligne Jean-Marie Gleize, alternance des voix masculines ou féminines : « Il y a trois sexes, le masculin, le féminin et le troisième qui est le un, l’unité, le 3 égale 1, la trinité23. » Pour Michel Deguy, l’homme et la femme forment « un en deux » et l’union donne accès à ce point d’espace qui est, selon la définition d’Hölderlin, un « espace d’effectivité » au centre de toutes les tensions contraires et croisées. Le poème dit un point où s’accomplit l’union, ou bien auquel l’union donne accès. Cette scène est centrale à l’écriture, c’est celle de l’unité retrouvée à travers le mythe de l’androgyne. Un lieu où s’abolissent les catégories de

l’identité, de la sexualité, du temps. L’évocation d’un espace où se réalise l’unité. Une fois dépassé la scission, l’union donne accès à ce point d’espace. L’union qui est le lieu, l’union comme espace, dite en termes d’espace. Le mot étant alors cet être nouveau où se réalise enfin l’impossible union.

22 Patrice Villani, « Rilke et Valéry : la naissance du chant », Analyses et Réflexions sur Rilke, Let(...) 23 Jean Marie Gleize, Le Théâtre du poème, op. cit., p. 90-92.

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Notes

1 Cité par Michèle Finck, Yves Bonnefoy : le simple et le sens, José Corti, 1989.

2 Yves Bonnefoy, Entretien avec Béatrice Bonhomme sur « La poésie en français », Nice, revue NU(e), n° 11, consacré à Yves Bonnefoy, mars 2000, p. 9-27, p. 23

3 Jean-Marie Gleize, Le Théâtre du poème (vers Anne-Marie Albiach), Belin, coll. L’extrême contemporain, 1995.

4 Michèle Finck, Yves Bonnefoy, op. cit.

5 Anne-Marie Albiach, État, [1re éd. 1971], Mercure de France, 1988, p. 109.

6 Claude Royet-Journoud, cité par Jean-Marie Gleize, op. cit., p. 71

7 Pierre Jean Jouve, En Miroir « De la poésie », Œuvres complètes, Paris, Mercure de France, 1987, Tome II, p. 1055.

8 Jean-Paul Sartre, Les Mots, Folio, p. 44, 45, 154.

9 Saint-John Perse, Pour fêter une enfance II.

10 Francis Ponge, Pièces, Poésie, Gallimard, p. 112.

11 Michèle Finck, op. cit.

12 Michel Deguy, Ouï-dire, Paris, Gallimard, 1966.

13 Michel Deguy, Poèmes 1960-1970, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1973.

14 Francis Ponge, My creative method, in Méthodes, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1949. p. 41-42.

15 Michel Deguy, Au sujet de Shoah.

16 Entretien avec Camilla Gjorven, La poésie française au tournant des années 90, Mémoire de DEA, Paris-Oslo, 1993.

17 Paul Claudel, Sur le vers français (1925).

18 Paule Plouvier et Renée Ventresque, « Stétié et la calligraphie arabe », Itinéraires de Salah Stétié, L’Harmattan,1996, p. 235.

19 Jean-Marie Gleize, Le Théâtre du poème, op cit.

20 Francis Ponge, Le Parti pris des choses, Gallimard, coll. Poésie, p. 189.

21 Pierre Jean Jouve, En Miroir op. cit., II, p.1179.

22 Patrice Villani, « Rilke et Valéry : la naissance du chant », Analyses et Réflexions sur Rilke, Lettres à un jeune poète, Ellipses, 1993. p. 120.

23 Jean Marie Gleize, Le Théâtre du poème, op. cit., p. 90-92.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Béatrice Bonhomme , « La poésie et le lieu », Noesis [En ligne], N°7 | 2004, mis en ligne le 15 mai 2005, Consulté le 19 décembre 2012. URL : http://noesis.revues.org/index29.html

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Auteur

Béatrice Bonhomme

Écrivain et professeur à l’Université de Nice, Béatrice Bonhomme a consacré une thèse à Jean Giono publiée aux éditions Nizet sous le titre La mort grotesque dans les œuvres de Jean Giono (1995). En 1994, elle a créé la revue de poésie Nu(e).

Articles du même auteur

Avant-propos [Texte intégral]

Paru dans Noesis, N°7 | 2004

Dans le leurre des mots

Une lecture à l’usage des Terminales L.

La poésie d’Yves Bonnefoy est une quête d’unité, une quête d’un sens par-delà l’usure des mots et les concepts : retrouver l’intériorité des choses que la langue conceptuelle échoue à atteindre parce qu’elle est simplifiante et pragmatique.

Les mots ont, bien-sûr, une fonction conceptuelle très utile pour désigner tel ou tel aspect du réel et Bonnefoy ne nie pas la nécessité de cette langue qui « fonctionne ».

La question qu’il pose, c’est de savoir s’il existe autre chose que cette réalité fragmentaire rendue par la pensée conceptuelle. Bonnefoy répond oui à cette question. La beauté du monde qui nous entoure échappe au concept précisément parce que celui-ci n’a pas été inventé pour

la saisir mais au contraire pour tenir à distance toute complexité esthétique et affective nuisible à sa démarche rationalisante.

Pour simplifier, on pourrait confronter le discours utile et précis du scientifique qui dans sa démarche descriptive botanise la rose d’une part et le poème bien connu de Ronsard qui renvoie plutôt à cette émotion face à l’éphémère beauté. 

Le paradoxe et la difficulté viennent de ce que le poète n’a que ces mêmes mots usés par le concept pour trouver le chemin vers l’intériorité. Difficulté accrue par l’époque qui a perdu le sens du mystère des choses simples et s’est détournée de la poésie. Dès lors la poésie de Bonnefoy se fait travail sur la forme  sur une mise en synergie des signifiants et des phonèmes pour retrouver l’unité et la totalité perdues, cette « présence » ressentie qu’il faut bien dire, qu’il est vital de sauvegarder.

La modernité poétique de Bonnefoy, c’est peut-être cette « conversion du regard, ce passage à l’intérieur de la chose vue » à la recherche d’une profondeur invisible souvent, indicible presque toujours.

Il faut donc tenter de ressaisir ce qui risque de se perdre dans l’extériorité inhérente à la pensée conceptuelle… alors nécessairement la musicalité des mots individuellement et entre eux compte pour beaucoup dans l’expression du non-dit, de l’en deçà de la chose conceptualisée c’est à dire ramenée à un ou quelques aspects seulement de sa vérité profonde.

Cette ascèse de la langue explique peut-être la proximité de Bonnefoy avec l’œuvre de Giacometti : l’un comme l’autre semblent astreints à une épuration de la matière jusqu’à l’essence.

L’étude de Dans le leurre des mots révèle la démarche auto-référentielle du poème: dans cette partie des Planches courbes,  c’est bien l’écriture poétique qui est le sujet même du texte qui aurait pu s’intituler « la foi poétique à l’épreuve du doute ».

Le titre lui-même (le vrai cette fois) présente cette ambiguïté qui est au fond l’emblème de la mission du poète Yves Bonnefoy depuis le début : faire dire à la poésie cette « Beauté, suffisante beauté, beauté ultime » [1]  qui existe si pleinement et que les mots peinent à rendre au plus juste.

Le titre

Le titre, donc, place l’écriture poétique au cœur du thème « des mots » : cette partie du recueil met en abyme la poésie et associe d’emblée l’écriture au mensonge et à l’illusion « le leurre ».

S’agirait-il de l’aveu d’échec du poète qui regarde son œuvre considérable au soir de sa vie ?

La préposition choisie « Dans » écarte cette hypothèse ou du moins la précise. La relation d’inclusion qu’elle exprime signale une adhésion à ce « leurre des mots » , adhésion qui n’est pas renonciation ou complaisance mais qui, par delà la lucidité, la pleine conscience de l’imperfection, revendique un espoir résolu : « Je pourrais…/N’être que la lucidité qui désespère/…/Mais il me semble aussi que n’est réelle/Que la voix qui espère… » [2] .

Doute n’est donc pas désespoir ni renoncement : c’est en pleine conscience du « leurre » et pris dans ce piège de mots que la poésie doit tenter de démêler l’illusion de la présence elle-même. Il s'agit d'une aporie commune à bien des poètes!

La structure

La structure reprend cette dualité inhérente à l’écriture poétique. La première partie, constituée de neuf strophes, dit la plénitude du souvenir nostalgique restitué par le rêve.

Ce dernier permet d’ « Aller, par au-delà presque le langage » [3] libéré de la tyrannie des mots. Enfin « presque », l’adverbe signale l’impossibilité d’échapper tout à fait aux mots et le poète aussitôt de s’interroger « …est-ce possible/Ou n’est-ce pas que l’illusoire encore » [4] . Car le rêve n’échappe pas à l’hégémonie du langage : il joue même sur les polysémies et étire sa matière au fil des sens.

L’interprétation des rêves que la psychanalyse nous enseigne montre l’importance – et donc le risque - du langage dans le rêve lui-même. Ce n’est donc qu’en apparence que le rêve nous protège des failles du langage. N’empêche, ce « rêve de la nuit »4 semble au poète plus proche de l’unité, de la réconciliation au monde et au temps et il exprime d’ailleurs le souhait de retrouver un peu de cette quiétude au réveil.

La seconde partie de Dans le leurre des mots compte huit strophes placées cette fois sous le signe de l’éveil. La question semble posée : que restera-t-il du rêve par delà le sommeil, que deviendra la précieuse promesse du rêve à l’épreuve des mots et de la poésie. Si le découragement semble effondrer le poète dès la première strophe, il se ressaisit bientôt pour rendre hommage à la poésie en une profession de foi lyrique. Le constat reste valable : « Injustice et malheur ravagent le sens/Que l’esprit a rêvé de donner au monde » [5] mais s’il doit rester un espoir de sauver une juste parcelle de sens, Yves Bonnefoy reste convaincu qu’il se niche au cœur du poème. Dans la dernière strophe, la métaphore filée du feu qu’on prépare et qui prend malgré les obstacles signale cette foi indéfectible en un espoir aussi modeste soit-il.

Et si demeureAutre chose qu'un vent, un récif, une mer,Je sais que tu seras, même de nuit,L'ancre jetée, les pas titubants sur le sable,Et le bois qu'on rassemble, et l'étincelleSous les branches mouillées, et, dans l'inquièteAttente de la flamme qui hésite,La première parole après le long silence,Le premier feu à prendre au bas du monde mort.

Lecture plus approfondie de la première partie(1-9)

On peut encore approfondir le découpage structurel à l’intérieur de la première partie. Les strophes 1 à 6 constitueraient un premier bloc placé sous le signe d’une plénitude sans parole aux circonstances oniriques.

La première strophe décrit cette plénitude en reprenant des champs lexicaux déjà présents, pour l’essentiel, dans les sections du recueil qui précèdent Dans le leurre des mots .

La « nuit » et le « sommeil » ouvrent un univers onirique, l’ « été », l’ « or » et le « feu léger » suggèrent chaleur et bien-être tandis que « grappe », « mûri », « vin » et « terre » tout en confirmant la saison apportent vie et fécondité et rappellent l’attachement du poète aux choses simples qui font la beauté du monde.

La féminité tient sa place dans cet idéal nostalgique sous deux formes : maternelle avec « sein nu » et amoureuse avec « mon amie » ; si la première occurrence est employée métaphoriquement pour désigner la terre nourricière, la seconde semble indiquer la présence d’une femme qui, sans doute, donne plus de prix à l’évocation.

L’harmonie entre ces valeurs positives est assurée par des verbes qui connotent le lien : « environnent », « accueillent », « rencontre ». L’unité des éléments cités semble empruntée au meilleur des souvenirs : l’adverbe inaugural « cette année encore » place l’évocation sous le signe de la répétition, référence au temps cyclique de la nature mais aussi lien jeté vers le passé retrouvé en cet instant. La dimension onirique se manifeste dans une matérialisation de ce qui pourrait être la substance du rêve : « la transmutation des métaux»,  « des souffles », « une fumée rencontre une fumée », la « présence » au monde est là comme presque visible.

Sur le plan des sonorités, c’est encore l’harmonie des voyelles douces répétées et qui se font écho de loin en loin « sommeil, encore, or, nos voix, métaux, choses proches… » ou encore les nasales « encore, demandons, fond, transmutation, montagnes…» mais cette contemplation n’est pas torpeur et une joie de vie se fait entendre avec les voyelles aiguës « été, année, mûri, vin, sein nu, vie… » : l’enthousiasmante vision rêvée puise dans le réel les choses aimées pour nous convier à une sorte de fête de la réconciliation et de l’harmonie. L’annonciatif du premier vers « C’est le sommeil d’été cette année encore » fait paraître celui-ci comme une invite à ce moment délicieux retrouvé, un peu sur le ton de l’enfant qui voit sur la place du village arriver les premières caravanes des manèges qui reviennent…

Les strophes 2 et 3 sont construites en parallèle selon une double opposition :

STROPHE 2Vers 1 10 MAI

S

Vers 11 à 16

Le repos d’Ulysse valorisé, légitime.

Exigence du départ (Vénus/poésie)

Consentement au rêve Nécessité du départ

STROPHE 3Vers 1 10 Lui

cependantVers 11 à 16

Par la grâce de ce songe Intention du départ

Bonnefoy prend l’illustre personnage d’Ulysse pour symboliser la quête du poète. Comme lui, le poète consent au rêve, comme lui, il quitte le rêve pour suivre sa quête : rentrer chez lui pour l’un et peut-être pour l’autre aussi, vers cette « maison natale » où le ramène sa poésie.

Le rêve  permet en effet de renouer avec le passé, de retrouver des souvenirs enfouis que la poésie peine à restaurer et que le rêve consent à livrer spontanément quoique confusément dans un « frisson de (sa) mémoire  [6] ».

Le rare abandon du héros « Ce fut comme un frisson de sa mémoire/Par tout son bras d’existence sur terre/Qu’il avait replié sous sa tête lasse. »  exprime tout à la fois une forme de consentement et une source de plénitude. Le bras du héros par métonymie renvoie à tout l’accompli, à cette mémoire faite de grandeur et d’horreur que le sommeil convoque. L’ambiguïté du rêve est décuplée par le mythe et le héros mais le symbole est clair. La force du mythe laisse deviner le recours de Bonnefoy à celui-ci : entre réalité et songe lui-même, le mythe, rend plus réel l’irréel, abolit ou du moins rend perméables les frontières du réel à l’onirique et ce « bras d’existence sur terre » délimite cette frontière que fait frissonner le sommeil du héros.

La distinction que fait alors le poète entre « il » (Ulysse) et « nous » exprime peut-être l’admiration pour la détermination du héros et la faiblesse du poète à s’installer dans la paix du rêve, enchanté de ses présences : sorte de rappel à l’ordre, de rappel à la mission, à la quête de poésie.

La troisième strophe  révèle les interrogations que suscite le rêve d’Ulysse. « Et par la grâce de ce songe que vit-il ? » [7] On distingue trois parties dans cette strophe. Les vers 1 à 6 questionnent le rêve d’Ulysse et proposent quelques hypothèses en réponse. Le quatrain suivant (vers 7 à 10) quitte le « il » pour le « nous » : un « nous » embarrassé d’une pesanteur existentielle qui l’empêche d’accèder à la poésie du monde pourtant si proche. Les antithèses se suivent pour dire cette frustrante condition humaine entre aspiration et inertie: « débordants/fermées », « proue/eau noire », « s’ouvrir/se refuser » [8] . Les vers 11 à 16, enfin, reviennent à Ulysse pour nous dire sa différence « lui cependant ». La métaphore principale des Planches courbes est filée ici en une allégorie de la poésie concrétisée dans le voyage maritime « île, rame, écume, mer, étoile ». Ulysse reprenant sa rame, trouvant la force de quitter l’île et toutes les îles pour gagner le large guidé par une étoile qui grandit… incarne finalement le poète dans sa quête de présence.

La quatrième strophe alterne élan lyrique et doute lucide. L’élan semble directement inspiré du modèle enthousiasmant d’Ulysse comme le signale explicitement le premier vers « Aller ainsi, avec le même orient » [9] . Cet « orient » peut signifier la direction cardinale vers laquelle se dirige Ulysse « Un soir », direction qui lui assure de trouver au plus tôt la lumière. Evoquons aussi l’autre sens du mot qui renvoie à la perle dont on dit que son eau, sa couleur sont d’un bel orient : de l’étoile qui guide Ulysse à la fin de la strophe précédente à la perle, la transition s’opère avec en plus, peut-être, ce sens ajouté par connotation : perle/trésor/beauté.

Tel Ulysse encore, poussé par le désir du retour, cet « orient » se précise bientôt comme tourné vers les souvenirs : « Aller confiants, nous perdre, nous reconnaître/A travers la beauté des souvenirs ». Le rêve semble alors un moyen de renouer avec la mémoire perdue, les souvenirs essentiels qui façonnent l’être. Mais le doute lucide fait alterner les évaluatifs opposés : « beauté/mensonge », « affres/bonheur », « feu/cendres ».

Le champ lexical de l’illusion hante ces lignes : « mensonge, l’illusoire, trompeur, mensonge ». Le rêve ne délivre pas de l’ambiguïté : il est tentation et danger à la fois, tension enfièvrée et risque d’apparence. Car le rêve ne garantit pas du leurre des mots. Le grief du poète contre les mots se précise : « Partout en nous rien que l’humble mensonge/Des mots qui offrent plus que ce qui est/Ou disent autre chose que ce qui est ». Toujours la poésie semble buter contre les mots. Ceux-ci ne sont pas volontairement trompeurs si l’on peut dire, leur mise en poésie peut être sincère et honnête comme semble le rappeler l’épithète « humble » et le poète tente de les maintenir dans une relation vraie au monde qu’ils peuvent seuls décrire. Pour autant cette difficile alchimie du verbe porte en elle une séduction que la bonne volonté du poète ne peut contenir tout à fait : finalement ceux-ci disent toujours « plus » ou « autre chose » que ce qui est et le poète de constater cette indigence renouvelée dans l’expérience poétique. La dernière phrase de la strophe s’étend sur huit vers et sa syntaxe nécessite plusieurs lectures.

Dans les cinq derniers vers se développe en effet un long complément circonstanciel de temps introduit par « les soirs » suivi de deux descriptions. La première, écartée par « non tant de » renvoie à la réalité observée « en direct » de la beauté du monde et s’oppose à la seconde qui nous ramène au rêve avec la métaphore de « la masse d’eau qui …dévale avec grand bruit ». Cette densité tumultueuse de « l’eau du rêve » semble rassembler l’ambivalance précédente : cette matière mystérieuse du rêve inspire le poète comme nous l’avons vu mais en même temps elle trouble celui-ci qui peine à trouver les mots pour la décrire. Le mystère de la poésie est bien là dans cette conscience de quelque chose qui mérite d’être dite en plus du simplement visible et dans le rapport difficile aux mots pour trouver le chemin de ce supplément de vérité enfoui.

La cinquième strophe reprend la métaphore liquide en même temps que l’ambiguïté du rêve. L’épithète « tiède » réintroduit en effet l’entre-deux (ni chaud ni froid) en même temps que la tentation (tiède=agréable). Cette eau qui monte progressivement cache, dissimule, comme dans La maison natale, le sol. La métaphore des arbres « […]trop sombres/ Pour qu’on y reconnaisse des figures » reprend l’expression du difficile déchiffrement des signes du rêve. Le doute, l’hésitation sont aussi exprimés : « on ne sait si…ou… »…

La deuxième partie de la strophe se fait invocation comme l’indique le vocatif « ô rêve de la nuit » pour réclamer une réconciliation de la nuit et du jour sur la base du modèle apaisé et protégé de la première. Tout se passe comme si, malgré l’ambiguïté du rêve, celui-ci offrait plus de proximité avec l’unité de la vraie présence retrouvée et qu’à ce titre il permettait au poète d’approcher un peu vérité et beauté du monde sensible. La métaphore renouvelée de la « perle/étoile/beauté/poésie » clôt la strophe sur cette aspiration à la beauté.

La sixième strophe qui met fin au rêve exprime en même temps la difficulté du sens à donner aux signes qu’il offre. La répétition de « on ne sait » traduit cette hésitation, cette incertitude… Pourtant l’espoir reste perceptible au cœur du doute. Là encore les images récurrentes du recueil viennent dire le désir d’un passage, d’un lien : c’est la « rive nouvelle », « une autre terre », « la corde » jetée que « des mains » saisissent enfin. C’est encore la métaphore de la poésie avec le « nautonier », la « poupe », le « léger bruit de l’eau » placés sous le signe des « étoiles ». Mais c’est surtout une dernière expression qui retient notre attention « matité phosphorescente », construite comme un oxymore : le nom renvoie à quelque chose de terne tandis que l’adjectif décrit l’émission d’une luminescence contenue dans la matité même… Densité du signe perçu malgré l’obscurité par ailleurs exprimée : ainsi cette présence que cherche le poète est-elle bien réelle, comme à portée et

pourtant fugace, indicible sinon imperceptible. La question du réveil se pose alors comme une inquiétude, une incertitude entre la perte possible de ce contact ténu et l’espoir d’une vie meilleure, plus « confiante ».

C’est cet espoir qu’on retrouve dans les strophes 7 et 8 au travers d’un vocabulaire mélioratif exprimant l’apaisement d’une part et de l’évocation de l’enfant qui renoue avec une origine idéalisée par le registre nostalgique d’autre part. Les sonorités accompagnent cette confiance sereine : les [ã], [õ], [u] dominent largement les deux strophes de leurs sonotités douces, apaisantes, reprises toutes ensembles dans l’invitation finale « Endormons-nous… ».

A suivre... si je trouve le temps et l'inspiration...

[1] Dans le leurre des mots (p74)

[2] ibid (p77)

[3] ibid (p73)

[4] ibid (p71)

[5] Dans le leurre des mots (p77)

[6] Dans le leurre des mots (p71)

[7] Dans le leurre des mots (p72)

[8] ibid

[9] ibid

LES ENJEUX DE LA POÉSIE" La présence est l'enjeu de la poésie" ( L'enjeu occidental de la poésie)

     Yves Bonnefoy a écrit de nombreux essais sur la poésie dans lesquels il explique que la poésie est le seul moyen qui permette d'avoir une relation au monde plus vraie. Mais avant d'évoquer la spécificité de la poésie selon Bonnefoy, il convient de se familiariser avec quelques notions. Ce qui différencie le concept du concret, c'est que le premier, à savoir l'idée, est immuable et intemporel, tandis que le second évolue, se transforme, et meurt ( c'est ce que Bonnefoy appelle la finitude du concret par rapport à l'abstrait) Ainsi, pour un reprendre développé par Yves Bonnefoy dans L'enjeu occidental de la poésie, l'idée que l'on se fait d'une fleur est toujours le même, idée qui s'apparente à l'image de la fleur dans le livre du botaniste, alors que la réalité de la fleur est tout autre, elle grandit, elle s'épanouit, elle fane. Ainsi, le concept appréhende-t-il un aspect de la réalité de la fleur, sa forme, sa couleur, mais de manière abstraite, c'est-à-dire sans que nous ayons une relation sensorielle à la fleur, tandis que j'appréhende la fleur réelle, par mes yeux qui vont enregistrer sa forme, sa couleur, par le toucher, pour connaître son aspect, doux, velouté, rêche, par

mon odorat pour déterminer son odeur, s'il s'agissait d'observer un arbre, je pourrais aussi l'appréhender par l'ouïe grâce au bruissement des feuilles. Par ailleurs, le concept détache l'objet ( ou l'être) de son contexte, Bonnefoy explique que l'anémone a pour voisine la pâquerette, dans la même page du livre du botaniste, ou tout simplement que l'idée que je me fais de la fleur est isolée alors que la réalité de la fleur est tout autre, la fleur que je vois est dans un pré, dans un vase, à telle saison et pas à telle autre, tantôt à l'ombre, tantôt au soleil ou sous la pluie... " Hic et Nunc" ( ici et maintenant ), il s'agit d'une perception immédiate et naturelle du réel : " La rose du botaniste côtoie dans le manuel l'églantine, sa parente, et c'est à jamais. La rose en tant qu'existence avoisine, elle, et pour quelques jours seulement, quelques tulipes mais aussi bien ce vieux mur ou cette fontaine dans un certain jardin , et là seulement." ( L'enjeu occidental de la poésie) Dés lors Bonnefoy parle de Présence, pour dire le réel, et cette présence suppose la perception de la réalité par les sens et dans ce qui l'entoure à un moment clairement déterminé qui fait que cette réalité ne sera plus jamais la même puisqu'elle est soumise à l'emprise du temps et à la loi de la matière qui est la finitude. Aussi la Présence est-elle le fait d'un instant et sitôt cet instant passé, il n'en reste plus qu'un souvenir qui, bien sûr, ne peut pas être la Présence, mais une image de cette présence. Par ailleurs, "l'homme est un être de langage", il se sert de mots pour dire le monde, mais les mots se substituent aux choses et aux êtres : la fleur est "le mot fleur" et si je dis "tige", feuille", ce sera par opposition à "fleur". De plus, le mot s'attache moins à dire la réalité de la fleur que l'image que je me fais de cette réalité, comme s'il s'agissait de n'importe quelle fleur dont l'image est inchangeable. Par le langage j'exprime la notion de réel mais pas le réel. Le langage éloigne donc de la véritable perception du réel, " La parole en cela est une perte, un exil" ( Entretiens sur la poésie) Aussi à la question fondamentale que pose Bonnefoy dans La Poétique de Nerval : Qu'est ce qui se perd quand on a recours à des mots ?" on peut répondre : le réel. Dans ce cas, il faut faire le deuil de l'expression de la la présence de par l'infirmité des mots à dire l'immédiat et seul le silence, comprenons, l'absence de mots, peut rendre compte de la Présence, et même si parfois le silence est éloquent, il faut bien admette qu'il interdit toute communication avec autrui. Pourtant, il faut admettre qu'il arrive que la perception sensorielle du monde soit telle qu'elle est indicible car on sait bien à ce moment précis que toute verbalisation serait une atteinte à l'authenticité, à l'intensité du réel. Mais, pour Bonnefoy, l'homme peut accéder " au seuil de la Présence", s'en approcher de très près, par la poésie. Pourtant la poésie est langage, mais il s'agit d'un langage qui échappe à la logique du rationnel, aux normes du langage conventionnel : le langage poétique est différent du langage conceptuel en ce sens qu'il ne fait pas seulement référence à l'idée de la chose exprimée mais parce que par les sons qui le composent il en dit plus, il va au-delà du sens donné dans le dictionnaire. Le poète ne choisit pas les termes au hasard, mais pour tout un ensemble de signifiants, de volume, de sonorités et ainsi il pourra jouer avec les rythmes, les allitérations, les assonances, qui sont autant d'éléments qui permettent au poète de se rapprocher de la Présence : on est passé "du visible à l'audible" dés lors, l'aventure poétique permet d'aller au-delà de aspect conceptuel des mots : " Aller, par au-delà presque le langage " tel est le désir du poète qui veut s'affranchir du leurre du langage : "Partout en nous rien que l'humble mensonge Des mots qui offrent plus que ce qui est Ou disent autre chose que ce qui est." ( "Dans le leurre des mots", Les Planches courbes) Il faut se méfier des mots qui sont souvent inaptes à traduire le réel, soit par emphase, hyperbole ou toute forme d'exagération, soit par insuffisances ce qui impose des méprise, tel le recours à la catachrèse en raison de l'absence de terme pour désigner, par exemple, le bras du fauteuil ou le pied de la montagne. Cette relation au langage diffère de celle que nous avons dans la communication banale de tous les jours qui ne prête pas attention au son mais au sens du mot : " Qu'elle ( la poésie) emploie les mots à partir des sons, et les concepts sont concurrencés, leur autorité en est affaiblie, le voile qu'ils jettent sur la réalité se déchire, en tout cas il est aminci. Contact est rétabli avec la présence." ( L'enjeu occidental de la poésie)

Yves Bonnefoy revisite la définition de la poésie. Pendant longtemps, affirme-t-il, le poème était identifié à une forme, des règles, des vers, des rimes, des strophes, c'était la primauté du formel qui le distinguait de la prose. Mais le poème c'est aussi un sens, c'est le regard d'un auteur sur le monde : " La poésie ne saurait être la seule maîtrise des syllabes et de leur accentuation mais une appréhension plus poussée de la réalité extérieure, une sensibilité affinée....." La poésie ne produit pas des objets formellement identifiables mais est l'expression de la relation personnelle, pour ne pas dire unique,d'un homme au monde dans ce qu'elle a d'essentiel ( à ce sujet on peut se référer à Giacometti qui a voulu dans ses sculptures exprimer un "réalisme vrai" épuré de tout ce qui est "inessentiel", de sorte qu'il ne reste plus de la représentation de l'homme qu'un corps décharné). Ainsi, pour Bonnefoy, les mots ne doivent être une fin mais un moyen pour dire au plus juste le réel et se méfier des images parce qu'elles ne sont qu'" une approche partielle de ce qui est"( La parole poétique): " Affirmer le simple : c'est tout de même bien plus, cela résonne plus haut que la création de quelque nouvel univers" ( Le Nuage rouge". Dés lors, l'écriture poétique devient dés lors quête de transparence, du " vrai lieu" , de cet espace temps où le réel était perception immédiate, c'est-à-dire présence, que l'on ne peut plus qu'approcher, et la poésie c'est ce qui permet de se tenir au seuil de la présence. Ce lieu qui appartient à un l'enfant quand il découvre le monde et qu'il se trouve " au seuil du langage" ( L'enjeu occidental de la poésie) : " J'estime qu'on peut définir la poésie da la façon la plus spécifique et fondamentale comme un ressouvenir, dans le discours, de la présence même qu ce discours abolit." ( c'est l'auteur qui souligne dans L'enjeu occidental de la poésie)

Notes sur la poésie : Yves BonnefoyPublié le 04 mai 2009 par Florence Trocmé

 

 

C’est vrai qu’il n’est plus guère possible, parmi tant d’objets fabriqués, consommés, jetés, transformés en d’autres, achetés, vendus, de se sentir participer de cette unité de tout qui prenait jadis dans ses flux et reflux la finitude des êtres, leur assurant présence à eux-mêmes et à leur lieu proche, donnant du sens à leur vie. Et il est tentant de ne voir qu’énigme et silence dans ce fragmenté, dans ce désordre du là-dehors, de décider celui-ci une vaste nuit non respirante, non étoilée : l’absence, le néant mêmes. Ce qui incite à chercher refuge sous le couvert du langage. Existe-t-il rien d’autre, en effet, que ces mots et cette syntaxe avec lesquels nous agissons, nous imaginons ? Savoir cela et vivre avec ce savoir, n’est-ce pas l’expérience ultime ?

 

C’est là, paradoxale, une pensée de l’irréalité de l’être parlant au sein même de sa parole ; et qui tente, voici où est le péril, de justifier un emploi des mots faisant de la fiction, perçue et valorisée comme telle, un substitut de la vie ou prenant plaisir à faire jouer les ressorts du vocabulaire ou de la syntaxe, à les considérer en eux-mêmes, à en faire de l’art abstrait, sans plus savoir ou vouloir savoir qu’ils sont faits pour une tâche tout autre, celle de comprendre la réalité hors langage — la finitude — et d’y inscrire notre existence en se vouant à ces lieux qui sont peut-être chargés d’un sens que le simple concept ne sait pas dire. Le  « je », qui sait chez Rimbaud qu’il faut être « au monde », se perd à nouveau sous les rêveries du moi, tenues pour la seule raison non utilitaire d’écrire. Et c’est là magnifier la littérature — cette fois c’est bien le mot qui convient — mais en méconnaissant, radicalement, la poésie, dont la

transitivité foncière est perçue comme une illusion. Une telle pensée, et ses créations foncièrement esthétiques, ne s’arrogeant pas moins le droit de se dire une « poétique », à cause de l’étymologie de ce mot où ne se révèle pourtant que l’antique réduction des poèmes au point de vue de la rhétorique.

 

Yves Bonnefoy, Notre besoin de Rimbaud, éditions du Seuil, 2009, p. 61-63.

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