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Document généré le 12 sep. 2018 09:41 Québec français Bonne table, bonne chair : Maupassant et l’appétit sexuel Chantale Gingras Littérature & Cuisine Numéro 126, été 2002 URI : id.erudit.org/iderudit/55838ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Les Publications Québec français ISSN 0316-2052 (imprimé) 1923-5119 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Gingras, C. (2002). Bonne table, bonne chair : Maupassant et l’appétit sexuel. Québec français, (126), 43–47. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique- dutilisation/] Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org Tous droits réservés © Les Publications Québec français, 2002

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Document généré le 12 sep. 2018 09:41

Québec français

Bonne table, bonne chair : Maupassant et l’appétitsexuel

Chantale Gingras

Littérature & CuisineNuméro 126, été 2002

URI : id.erudit.org/iderudit/55838ac

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Éditeur(s)

Les Publications Québec français

ISSN 0316-2052 (imprimé)

1923-5119 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet article

Gingras, C. (2002). Bonne table, bonne chair : Maupassant etl’appétit sexuel. Québec français, (126), 43–47.

Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des servicesd'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vouspouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/]

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.

Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Universitéde Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pourmission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org

Tous droits réservés © Les Publications Québec français,2002

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LITTERATURE

AUGUSTE RENOIR, LA NYMPHE A U PRINTEMPS, VERS 1882, LONDRES, NATIONAL GALLERY.

BONNE TABLE, BONNE CHAIR Maupassant et Vappétit sexuel

C'est à travers les mouvements réaliste et naturaliste que les écrivains français du XIX' siècle se sont arrogé le droit de tout dire sur cette société qui évoluait autour d'eux. Ils ont donc entraîné leurs lecteurs dans les bas-fonds, à l'abri du puritanisme ambiant, donnant soudainement droit de cité dans leurs pages à celles qui en avaient jusqu'alors été plutôt exclues, à savoir la prostituée et la femme adultère. Les Gus­tave Flaubert, Guy de Maupassant et Émile Zola ont donc peint les amours moins no­bles, celles qui se paient, comme celles, ca­pricieuses, qui n'ont d'autre but que de tromper l'ennui... et le mari.

Maupassant fut lui-même ce qu'on peut appeler « un homme à femmes » ; il a d'ailleurs prétendu avoir connu - au sens bi­blique - quelque 300 femmes de petite no­blesse ou de petite vertu ! Tout comme son maître Flaubert, il éprouvait une réelle fas­cination pour les bordels ; les œuvres de ces deux auteurs témoignent de leut connais-

CHANTALE GINGRAS

sance du milieu, la syphilis qu'ils ont tous deux contractée prouve que leurs informa­tions étaient de première source ! Ils cour­tisaient aussi volontiers les femmes mariées qui, même si elles avaient donné leur main à un seul homme, ne lui assuraient pas né­cessairement l'exclusivité du reste de leur corps. Maupassant rejetait farouchement l'idée du mariage, qu'il tenait pour une en­trave essentiellement bourgeoise. Il trouvait légitime ce besoin que certains avaient de rompre les vœux de fidélité puisque lui-même ne pouvait concevoir de les respec­ter. Dans une lettre qu'il écrit à Gisèle D'Es­toc, il affirme : « Plus que jamais, je me sens incapable d'aimer une femme parce que j'aimerai toujours trop les autres. Je voudrais avoir mille bras, mille lèvres et mille... tem­péraments pour pouvoir étreindre en même temps une armée de ces êtres charmants et sans importance1 ».

Même s'ils disaient beaucoup aimer les femmes, Maupassant et Flaubert étaient en

même temps des misogynes avoués, qui ne cachaient pas leur mépris pour la gent fé­minine, tout comme leurs compères Dau­det, Gautier, Sainte-Beuve, Houssaye ou Zola. Ils ressentaient comme vraie cette idée de Freud voulant qu' « il manque quelque chose » aux femmes. À titre d'exemple, Flaubert ne teconnaîtra de fé­minin, chez sa muse Louise Colet, que sa chair ; il lui avouera qu'il tient pour mas­culins les traits d'intelligence marquée qu'elle peut avoit2. Il refuse catégorique­ment d'associer sa créativité et son intel­ligence remarquables à sa féminité. Mau­passant fréquentera quant à lui à Gisèle D'Estoc, une bisexuelle qui ne craint pas d'afficher ouvertement sa part de mascu­linité.

Considérant la distinction stéréotypée entre la chair féminine et l'esprit mâle opérée par ces derniers, il n'est pas éton­nant de constater que leurs œuvres puis­sent parfois privilégier le côté charnel de

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la femme au détriment de certains de ses aspects spirituels. Mon corpus tend en ef­fet à démontrer que, dans ces œuvres, l'in­térêt des personnages masculins se con­centre majoritairement sur le corps de la femme perçu comme un mets pouvant éveiller, puis comblet leurs appétits.

Maupassant semble, en effet, n'avoir eu pour les femmes que Tœil de l'affamé. Il affirmait volontiets que « la gourmandise et l'amout sont les deux passe-temps les plus délicieux que nous ait donnés la na­ture ». Pour lui, aimer bien manger et aimer bien faire l'amour relèvent de la même sensualité ; il ne cache pas la parenté que présentent à ses yeux les plaisirs du lit et ceux de la table dans une lettre qu'il écrit à Marie Bashkirtseff : « Je mets un bon dî-net - le dîner rare, presque sur le même rang qu'une jolie femme. [...] J'avais deux passions. Il fallait en sacrifier une, j'ai un peu sacrifié la gourmandise. Je suis devenu sobre comme un chameau, mais difficile à ne plus savoir quoi manger » (9 avril 1884).

De toutes les œuvres de Maupassant, Bouk de Suif (1880) est sans doute celle dans laquelle les concepts de nourriture et de plaisir charnel sont le plus interreliés. L'intrigue est essentiellement bâtie sur le rapport unissant la chair et la bonne chère ; pas moins de onze repas sont mentionnés dans ce court récit d'une cinquantaine de pages ! En fait, ce premier chef-d'œuvre de Maupassant renferme deux éléments thé­matiques qui seront fréquemment repris dans les œuvres ultérieures. L'analyse d'un corpus d'une dizaine de ses nouvelles et romans tend à montrer que bien souvent, sous sa plume, la femme devient un mets que Ton consomme et le tepas se voit rat­taché à l'acte sexuel, soit parce qu'il lui sert de prélude, soit parce qu'il en constitue une mise en abyme.

Des femmes belles à croquer !

Chez Maupassant, beaucoup de person­nages féminins présentent des attraits phy­siques qui les rendent particulièrement comestibles... Que ce soit dans les descrip­tions présentées par le narrateur ou dans les réflexions, les dialogues développés par les personnages, on remarque que les méta­phores employées réfèrent très souvent au

GREG BROW (SOURCE INTERNET)

caractère alléchant de femmes qui attisent l'appétence des hommes et qui sont perçues tantôt comme un fruit que Ton cueille et que Ton croque, tantôt comme un gibier que Ton convoite ou pourchasse ou encore comme un vin dont les vapeuts seules eni­vrent. Les beautés de la femme convoitée sont autant de nourritures que l'homme souhaite se mettre sous la dent... Voilà sans doute pourquoi on parle d'« appétit sexuel » !

Chez Maupassant, le personnage de la prostituée se prête particulièrement à l'image d'une denrée que Ton offre aux hommes venus dans les bordels pour se nourrir de sensations nouvelles et de plai­sirs faciles. Les maisons closes apparaissent comme des marchés où les hommes vien­nent reluquer, tâter la marchandise avant de la consommer. Dans le roman intitulé Pierre et Jean (1888), la plage prend égale­ment des airs d'étal où Ton expose la « mar­chandise » : « Toutes ces femmes parées voulaient plaire, séduire, et tenter quel­qu'un. Elles s'étaient faites belles pour les hommes, pour tous les hommes, excepté pour l'époux qu'elles n'avaient plus besoin de conquérir. [...] Et ces hommes, assis près d'elles, les yeux dans les yeux, parlant la bouche près de la bouche, les appelaient et les désiraient, ks chassaient comme un gibier soupk et fuyant, bien qu'il semblât si pro­che et si facile. Cette vaste plage n'était donc qu'une halle d'amour1 où les unes se ven­daient, les autres se donnaient, celles-ci marchandaient leurs caresses et celles-là se promettaient seulement. Toutes ces fem­mes ne pensaient qu'à la même chose, of­frir et faire désirer leur chair déjà donnée, déjà vendue, déjà promise à d'autres hom­mes. Et il [Pierre] songea que sur la terre entière c'était toujours la même chose4 ».

La prostituée demeure cependant le mets le plus souvent accessible ; au con­traire des dames de société, elle ne de­mande pas à être cuisinée très longuement,

puisqu'elle cède ses faveurs à qui veut bien délier sa bourse. On pourrait pratiquement dire qu'elle constitue une sorte de « fast-food » dans la gastronomie amoureuse ! La description appétissante que fait l'auteur du personnage de Boule de Suif dans la nou­velle éponyme marque clairement sa vo­lonté de ptésentet la prostituée comme un mets très susceptible d'attiser les appétits des hommes ; on comprendra rapidement pourquoi l'officier prussien, dès qu'il la voit, la trouve « belle à croquer » : « La femme, une de celles appelées galantes, était célè­bre par son embonpoint précoce qui lui avait valu le surnom de Boule de Suif. Pe­tite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis, étranglés aux phalanges, pa­reils à des chapelets de courtes saucisses, avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa robe, elle restait cependant appétissante et courue, tant sa fraîcheur faisait plaisir à voir. Sa figure était une pomme rouge ». Elle est un mets, un ca­price culinaire que le Prussien souhaitera s'offrir dans l'auberge de Tôtes. Les envies de ce dernier tarderont cependant à être comblées, puisque le patriotisme ardent de Boule de Suif la lui rendra beaucoup plus dif­ficile d'accès.

Dans la nouvelle Une partie de campa­gne (1884), Mme Dufour offre un specta­cle un peu moins ragoûtant ; son embon­point n'a manifestement pas, au premier abord, la même force d'attraction que ce­lui de Boule de Suif, bien qu'elle soit tout de même « épanouie et réjouissante ». Lorsqu'elle monte sur une balançoire aux côtés de sa fille Henriette, on aperçoit « [s]es formes, secouées, [qui] tremblot[ent] continuellement comme de la gelée sur un plat » tandis que sa fille, beaucoup plus svelte, laisse échapper « l'air de ses jupes, plus capiteux que les vapeurs du vin ». Dans la touffeur de cette journée d'été, leuts sens en viendront tant à s'affoler qu'elles constitueront un plat exotique pour les deux canotiers qui leur auront ga­lamment cédé leur place pour qu'elles puis­sent pique-niquer paisiblement, à l'ombre d'un arbre.

Le corps de la femme a aussi parfois des airs de fruit défendu que l'homme récolte5, souvent avec facilité. Dans Mont-Oriol, un roman écrit en 1887, Maupassant recense

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Tune de ces cueillettes : « Alors, sans un cri, sans révolte, sans résistance, elle se laissa retomber sur l'herbe, comme si cette caresse lui eût cassé les reins en brisant sa volonté. Et il la prit aussi facilement que s'il cueillait un fruit mût ». Dans Bel-ami (1885), Geotges Duroy croit pouvoit s'em­parer de Mme Forestier avec tout autant de facilité : « Il s'était assis près d'elle et il la regardait avec une cutiosité nouvelle, une curiosité d'amateur qui bibelote. Elle était charmante, blonde d'un blond tendre et chaud, faite pour les caresses ; et il pensa : "Elle est mieux que l'autre [Mme de Ma­relle], certainement". Il ne doutait point du succès, il n'aurait qu'à allonget la main, lui semblait-il, et à la prendre, comme on cueille un fruit ». Son entreprise s'avère un succès ; il réussira à séduire puis à épouser celle qui, sans qu'il ne le sache, partage les mêmes vues que lui, attendant le moment propice, avec cette habitude qu'ont habi­tuellement les hommes de laisser mûrir le désir qui s'éveille en eux : « Elle le regar­dait de côté, le trouvant vraiment char­mant, éprouvant l'envie qu'on a de croquer un fruit sur l'arbre, et l'hésitation du rai­sonnement qui conseille d'attendre le dî­ner pour le manger à son heure. »

D'autres œuvres de Maupassant présen­tent encore les femmes comme un plat que les hommes convoitent pour combler leur appétit, comme dans la nouvelle intitulée « Au bord du lit » (1883) dans laquelle les tentatives de rapprochement du comte de Sallure sont déjouées par son ex-femme qui voit clair dans son jeu : « [La comtesse :] -Plus de ces plaisanteries-là, entre nous, s'il vous plaît. Nous vivons séparés. C'est fini. [Le comte :] - Voyons, ne vous fâchez pas. Je vous trouve ravissante depuis quelque temps. [...] vous avez des bras, un teint, des épaules... (...) vrai... je ne connais pas de femme aussi séduisante que vous. - Vous êtes à jeun. - Hein ? - J e dis : Vous êtes à jeun. - Comment ça ? - Quand on est à jeun, on a faim, et quand on a faim, on se décide à manget des choses qu'on n'aime­rait point à un autre moment. Je suis le plat... négligé jadis que vous ne seriez pas fâché de vous mettre sous la dent... ce soir. - Oh ! Marguerite ! Qui vous a appris à parler comme ça ? ». Dans Une vie (1883), Julien ne cache pas l'appétit dévorant qu'il

a pour Jeanne, sa jeune épouse : « Il la sai­sit à btas-le-corps, rageusement, comme affamé d'elle ; et il parcourait de baisers rapides, de baisers mordants, de baisers fous toute sa face et le haut de sa gorge, l'étour­dissant de caresses ».

Quand les femmes se font maître queux Les extraits présentés plus haut mon­

trent clairement que le corps de la femme est décrit, perçu comme un plat de résis­tance vers lequel tendent les appétits sexuels masculins. Les femmes ne sont ce­pendant pas que de la volaille qui se laisse plumer passivement : il leur arrive aussi de participer au repas en concoctant des me­nus propres à satisfaire les plus grands gour­mets. Dans Boule de Suif, les femmes pro­jettent de cuisiner la prostituée à force d'arguments pour l'amener à céder au Prus­sien qui revendique ses charmes. Elles y prennent d'ailleurs grand plaisir, comme en témoigne le passage suivant : « Mais la lé­gère tranche de pudeur dont est bardée toute femme du monde ne recouvrant que la surface, elles s'épanouissaient dans cette aventure polissonne, s'amusaient follement

au fond, se sentant dans leur élément, tri­potant de l'amour avec la sensualité d'un cuisinier gourmand qui prépare le souper d'un autre ». Le souper en question, c'est bien sûr Boule de Suif qui sera offerte au Prussien comme un gigot que Ton aura bien ficelé ! Dans le roman Yvette (1884), ce sont les prostituées d'un salon de jeu qui se voient comparées à des pâtissières expéri­mentées par deux amis qui échangent leurs impressions au sortir de l'établissement : « En vérité, ce sont les seules maisons où on s'amuse vraiment pour son argent. Et quelles praticiennes, mon cher ! Quelles artistes ! As-tu quelquefois mangé des gâ­teaux de boulanget ? Ça a Tair bon, et ça ne vaut rien. L'homme qui les a pétris ne sait faire que du pain. Eh bien ! l'amour d'une femme du monde ordinaire me rap­pelle toujours ces friandises de mitron, tan­dis que l'amour qu'on trouve chez les mar-quises Obardi, vois-tu, c'est du nanan. Oh ! elles savent faire les gâteaux, ces pâtissiè­res-là ! On paie cinq sous chez elles ce qui coûte deux sous ailleurs, et voilà tout ». Dans ces derniers cas, les plaisirs d'amour sont comparés à une nourriture que Ton prépare avec patience et... savoir-faire.

AUGUSTE RENOIR, LE DÉJEUNER DES CANOTIERS. 1881. WASHINGTON, PHILLIPS MEMORIAL GALLERY.

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Toujours dans Yvette, Maupassant a aussi une pensée pour cette marchande d'amour dont les bras ont connu beaucoup d'hom­mes et qui « subissait les enlacements quel­conques avec une indifférence tranquille, comme on mange, en voyage, de toutes les cuisines ».

Les plaisirs de la table Le dîner est un acte social particuliet ;

lieu d'échanges et de socialisation, il a de plus la propriété d'éveillet la sensualité des convives. Il offre un divertissement à l'es­prit tout en excitant les papilles... et vice versa. Le repas, surtout lorsqu'il est bien arrosé, fait souvent office de prélude à l'acte d'amour ; il en constitue presque les préliminaires ! Il est intéressant de noter comment les œuvres de Maupassant en viennent à lier les plaisirs de la table avec ceux de la chait ; à lire les réactions de ses personnages, on constate à quel point ces délices sont frères. La table peut devenir dans certaines occasions un lieu de rencon­tre intime où les regards se croisent et in­sistent, où les lèvres dessinent des sourires invitants tandis que des jeux de pied nais­sent sous la nappe. Dans Bel-ami, les amouts de Georges Duroy et de Mme de Marelle prennent justement forme autour d'une table. Dans la dynamique sexuelle, le repas fait office d'apéritif en insufflant l'élan nécessaire à l'expression des désirs

charnels : « Ils déjeunèrent face à face, se regardant et se souriant sans cesse, occupés uniquement d'eux, tout enveloppés par le charme si doux d'une tendresse qui com­mence. Ils mangeaient, sans savoir quoi. Il sentit un pied, un petit pied, qui rôdait sous la table. Il le prit entre les siens et l'y garda, le serrant de toute sa force. La bonne allait, venait, apportait et enlevait les plats d'un air nonchalant, sans paraître rien remar­quer. Quand ils eurent fini de manger, ils rentrèrent dans le salon et reprirent leur place sur le canapé, côte à côte. (...) Alors il la pressa pour savoir quand elle viendrait [le rejoindre dans sa garçonnière]. Elle fixa un jour éloigné de la semaine suivante, et il la supplia d'avancer la date, avec des pa­roles balbutiées, des yeux luisants, (...) le visage rouge, enfiévré, ravagé de désir, de ce désir impétueux qui suit ks repas en tête à tête ».

Dans Une partie de campagne, c'est le co­pieux pique-nique sur l'herbe qui dispose les esprits à l'érotisme en les engourdissant. Le repas joue ici un rôle dans la séparation des couples officiels : il endormira les réflexes vertueux des bourgeoises et la vigilance du mari et de son apprenti. Il faut dire que, pour les bourgeois, la partie de campagne consti­tue Tune des rares occasions où Ton autorise quelques débordements contrôlés (excès de soleil, de nourriture, d'alcool, relâchement dans la tenue habituelle, etc.) : « Cepen-

ÉDOUARD MANET, LE DÉJEUNER SUR L'HERBE. 1862-1863. PARIS. MUSÉE DU LOUVRE.

dant, la température devenait terrible. Le fleuve étincelant semblait un foyer de cha­leur, et les fumées du vin troublaient les tê­tes. M. Dufour, que secouait un hoquet vio­lent, avait déboutonné son gilet et le haut de son pantalon ; tandis que sa femme, prise de suffocations, dégrafait sa robe peu à peu. (...) le café les acheva ». Le repas champê­tre précise et modifie les relations entre les deux couples ; les hommes accordent toute leur attention aux victuailles et au vin, alors que les femmes s'en détacheront peu à peu, leur curiosité étant désormais tournée vers les hommes qui dînent ptès d'eux. Les sens tout étourdis, elles quitteront leurs compa­gnons pour suivre ces canotiers qui les en­traîneront sur un lit de verdure, faisant d'el­les un pique-nique pris gentiment sur l'herbe.

Des repas salés La table peut également constituer un

lieu de transgression où les esprits de Bac­chus et d'Eros siègent parmi les convives. Par un effet d'entraînement, les convives, en s'abandonnant aux plaisirs de la table, oublieront également certaines conven­tions, cettains codes sociaux en laissant leut conversation vagabonder dans les sen-tiets de la sensualité et de l'érotisme. Lors­que les papilles s'émoustillent et que le vin coule à flots, il semble que les barrières so­ciales tombent et que les langues se délient pour laisset entendre les désirs secrets, les allusions charnelles auxquels s'adonne, en secret, l'esprit de tout un chacun. Chez Maupassant, les personnages qui font bom­bance prennent des airs de décadents en abandonnant tout réflexe moralisateur. Ils s'éloignent ainsi considérablement de la fameuse doxa bourgeoise qui refuse les ex­cès et interdit la sexualité préconjugale et extraconjugale tout en prônant une atti­tude réservée qui est censée éviter la con­tagion morale des gens aux mœurs plus lé­gères.

Dans Bel-ami, le repas que partagent au restaurant M. et Mme Forestier en compa­gnie de Mme de Marelle et de Geotges Duroy les fera bientôt entrer dans le jardin fleuri des polissonneries distinguées. À ce moment du técit, on note une attirance encore inavouée entre Mme de Marelle et Duroy, attirance qui aura l'occasion de

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s'exprimer peu à peu, à mesure que les plats de service se succèdent et que l'alcool ar­rose les gosiers : « Ce fut le moment des sous-entendus adroits, des voiles levés par des mots, comme on lève des jupes, le mo­ment des ruses de langage, des audaces ha­biles et déguisées, de toutes les hypocrisies impudiques, de la phrase qui montre des images dévêtues avec des expressions cou­vertes, qui fait passer dans Tœil et dans Tes-ptit la vision rapide de tout ce qu'on ne peut pas dire, et permet aux gens du monde une sorte d'amour subtil et mystérieux, une sorte de contact impur des pensées par l'évocation simultanée, troublante et sen­suelle comme une étreinte, de toutes les choses secrètes, honteuses et désirées de l'enlacement. On avait appotté le rôti, des perdreaux flanqués de cailles, puis des pe­tits pois, puis une terrine de foies gras ac­compagné d'une salade aux feuilles dente­lées, emplissant comme une mousse verte un grand saladier en forme de cuvette. Ils avaient mangé tout cela sans y goûter, sans s'en douter, uniquement préoccupés de ce qu'ils disaient, plongés dans un bain d'amour. [...] Le dessert vint, puis le café ; et les liqueurs versèrent dans les esptits excités un trouble plus lourd et plus chaud ».

Durant ce dîner, les barrières se voient sans cesse repoussées, les derniers scrupules s'évaporent tandis que le vin tourne à la tête : « Forestier, tout à fait vautré sur les coussins, riait, buvait, mangeait sans cesse et jetait parfois une parole tellement osée ou tellement crue que les femmes, un peu cho­quées par la forme et pour la forme, pre­naient un petit air gêné qui durait deux ou trois secondes ». Pour cristalliser les excès dans le comportement des bourgeois, Mau­passant confère au personnage de Forestier une attitude qui n'est pas sans rappeler les bacchanales... À travers la narration de ce repas qui deviendra peu à peu une débau­che de table, Maupassant écorché au passage les idées bien-pensantes émises par la classe bourgeoise du XIXe siècle : celle-ci se mon­tre en fait aussi dissipée que les classes infé­rieures qu'elle prétend régenter.

C'est ce même travers de la bonne so­ciété que Maupassant met au jour dans la scène du repas final présentée dans Boule de Suif. Cette scène se déroule au moment

où Boule de Suif, après s'être pliée aux ar­guments de ses compagnons de voyage, se résout à offrir son corps au Prussien. Fait intéressant, cette reddition sutvient pré­cisément à l'heure du repas, ce qui vient encore une fois renforcer la symbolique alimentaire. Tandis que la prostituée se li­vre en pâture à l'officier, les autres s'atta­bleront pour fêter leur victoire : « L'heure du dîner sonna ; on l'attendit en vain. M. Follenvie, enttant alors, annonça que Mlle Rousset se sentait indisposée, et qu'on pouvait se mettre à table. (...) Loiseau cria : "Saperlipopette ! Je paye du champagne si Ton en trouve dans l'éta­blissement" [...]. Chacun était devenu subitement communicatif et bruyant ; une joie égrillarde emplissait les cœurs. Le comte parut s'apercevoir que Mme Carré-Lamadon était charmante, le manufactu­rier fit des compliments à la comtesse. La conversation fut vive, enjouée, pleine de traits ». La fin de cet extrait montre déjà que les esprits s'échauffent et que des ap­pétits d'un autre ordre commencent à poindre. La narration habile de Maupas­sant établit d'ailleuts un pont entre le dî­ner du rez-de-chaussée et celui qui se prend à l'étage, en montrant Loiseau qui fait semblant « d'interpeller quelqu'un à l'étage au-dessus, en lui donnant des con­seils à double sens puisés dans son esptit de commis voyageur ». Mais encore une fois, cette bonne société ne s'offusque pas outre mesure de ces propos licencieux puisque le champagne et la bonne chère semblent avoir endormi leurs dernières pudeurs : « Bien que ces plaisanteries fus­sent d'un goût déplorable, elles amusaient et ne blessaient personne, car l'indigna­tion dépend des milieux comme le reste, et l'atmosphère qui s'était peu à peu créée autour d'eux était chargée de pensées gri­voises. Au dessert, les femmes elles-mê­mes firent des allusions spirituelles et dis­crètes. Les regards luisaient ; on avait bu beaucoup ».

Les gtivoiseries qu'ils échangent lors du repas alimentent tant leur esprit qu'ils ne pourront résistet, le soir venu, à la tenta­tion de coudoyer ces chairs engourdies par l'alcool ; les barrières tombent maintenant totalement, en même temps que les vête­ments : « Et toute la nuit, dans l'obscurité

du corridor coururent comme des frémis­sements, des bruits légers, à peine sensibles, pareils à des souffles, des effleurements de pieds nus, d'imperceptibles craquements. Et Ton ne dormit que très tatd, assurément, car des filets de lumière glissèrent long­temps sous les portes. Le champagne a de ces effets-là : il trouble, dit-on, le som­meil ». En somme, si les dîners bien arro­sés endorment la conscience morale, ils éveillent à coup sûr les désirs gourmands !

Conclusion

La thématique de la nourriture permet donc de cerner l'image que la femme et l'acte sexuel prennent aux yeux d'un écri­vain réaliste tel Maupassant. Une fois dé­lesté de ses considérations romantiques, le rapport amoureux semble marqué par une dynamique liée à l'appétence. La femme comme le sexe sont autant d'objets de consommation qui servent à satisfaire les appétits masculins. Le réalisme et le na­turalisme français du XIXe siècle ont choisi de ne rien dissimuler de ce qui constituait la réalité ; le désir brut, Tamout physique ressenti, vécu comme une simple faim, en fait assurément par­tie. En quelque sorte, l'amour réaliste, principalement basé sur celui de la chair, a fait en sorte que le roman poivré a suc­cédé au roman sucré !

Notes

1 Maupassant, cité dans Hervé Alvado. Maupassant et /'amour réaliste, Paris. La pensée universelle, 1980, p. 25.

2 Charles Baudelaire affirmera d'ailleurs qu'Emma Bovary est « presque mâle » parce que Flaubert lui a donné « toutes les qualités viriles ». À ses yeux, Emma est une « bizarre androgyne qui a gardé toutes les séductions d'un esprit viril dans un charmant corps de femme. » Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Pléiade, 1961. p. 652.

3 Marché public où l'on étale les produits à vendre.

4 C'est moi qui souligne. Il en va de même pour tout italique que l'on retrouvera dans les citations plus bas.

5 On retrouve également cette comparaison chez Zola, notamment dans son roman Pot-Bouille (1882) : « Autrefois. [...] elle était maigre et laide [...] et il la retrouvait dodue, d'un teint clair et reposé de nonne, avec des yeux tendres, des fossettes, un air de chatte gourmande. Si elle n'avait pas pu devenir jolie, elle s'était mûrie vers les trente ans, prenant une saveur douce et une bonne odeur fraîche de fruit d'automne ».

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