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Borderknots De l’encre pigmentée trace un parcours à travers le champ d’une feuille. Il bute sur des aspérités, des rebords, de légers creux dans le papier gaufré. Il glisse le long de ces obstacles. Il change de direction. Il dérape, décolle avec élan, les franchit en bondissant. Une ligne abstraite se poursuit inlassablement et semble délimiter elle-même le cadre dans lequel elle évolue : de franches lignes traversant le plan, s’arrêtant abruptement à une limite invisible. D’hésitants va-et-vient, des avancées qui rebroussent chemins, des défilements en biais, des tortillements, de timides excursions dans les alentours des plus proches, des sautillements, des martèlements sur place, des retours obstinés aux bords et aux recoins de la surface. Et à nouveau des élancées droit devant traçant des sillons, affinés par la vitesse d’exécution. Ainsi se produit le dessin. Au fur et à mesure l’enchevêtrement des lignes graphiques devient de plus en plus dense. Abstraits, mais nullement aléatoires, les tracés obéissent parfaitement aux règles qui les régissent. Ils sont produits par des lois physiques qui travaillent leurs outils : ils sont provoqués à l’intérieur d’une « machine à dessiner » par les secousses, accélérations, ralentissements et changements de direction que celle-ci subit et enregistre tel un sismographe. Portée à même le corps, fixée sur le porte-bagage d’un vélo, posée dans une voiture ou dans un mobile spécialement conçu pour être tiré à bicyclette, cette « machine » témoigne graphiquement du parcours et des performances que j’entreprends : Traverser le pont de l’Europe - la frontière franco-allemande à Strasbourg - 28 fois (pour chaque pays européen une fois) aussi vite que je peux. Franchir 101 fois une barrière anti-émeute. Traverser les Alpes en plusieurs jours sur les plus petites routes. Rentrer dans tous les Consulats à Strasbourg le jour des droits de l’homme. Suivre durant 9h l’ancien tracé du mur de Berlin en zigzaguant d’est en ouest le jour anniversaire de la chute du mur. Tenter de pénétrer dans les 160 ambassades présentes à Bruxelles et négocier avec l’ambassadeur l’application du sceau de son pays. Faire en voiture un parcours d’obstacles en passant 4 frontières, 3 chaînes de montagnes, 4 cols, 9 fleuves, 49 rivières, 6 viaducs, 1 barrage hydraulique et de nombreux tunnels. Pas de « spectateurs » pour ces performances : seuls les passants, les personnes rencontrées (le personnel des consulats et des ambassades par exemple) peuvent en témoigner. La seule véritable documentation de ces performances (qui en sont aussi dans le sens « exploit» du terme, exploit physique, stratégique, de force de conviction, d’élan) sont les dessins. Les impulsions et hésitations, les franchissements et les endroits où la ligne bute, content sur la feuille un récit après coup. Ces lignes ne sont plus abstraites, elles tracent une carte qui témoigne de chacun de mes pas, de ma façon de pédaler, des chutes, de mes respirations, de la rencontre avec d’autres qui ont eux aussi manipulé « la machine », de l’énergie avec laquelle j’ai pu prendre des virages. À fond ! Ainsi, aussi indiciels qu’ils soient, les dessins déterminés par une action proposent une ouverture. Même si les « phrases graphiques » du récit se sont constituées au plus près de mon expérience, ils racontent cependant - dans l’imaginaire de celui qui regarde les regarde - une histoire différente, nouvelle. La « vraie histoire », dont le spectateur n’en trouve qu’une information limitée et objective (intitulé inscrit sur le dessin), est pour cet imaginaire un point de départ. On peut y sauter comme sur un trampoline.

Borderknots katrin gattinger

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Texte de l'artiste Katrin Gattinger dans le cadre de l'exposition "Consommé d'artistes #4 - Traces et croisements temporels"

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Page 1: Borderknots katrin gattinger

Borderknots

De l’encre pigmentée trace un parcours à travers le champ d’une feuille. Il bute sur des aspérités, des rebords, de légers creux dans le papier gaufré. Il glisse le long de ces obstacles. Il change de direction. Il dérape, décolle avec élan, les franchit en bondissant. Une ligne abstraite se poursuit inlassablement et semble délimiter elle-même le cadre dans lequel elle évolue : de franches lignes traversant le plan, s’arrêtant abruptement à une limite invisible. D’hésitants va-et-vient, des avancées qui rebroussent chemins, des défilements en biais, des tortillements, de timides excursions dans les alentours des plus proches, des sautillements, des martèlements sur place, des retours obstinés aux bords et aux recoins de la surface. Et à nouveau des élancées droit devant traçant des sillons, affinés par la vitesse d’exécution.

Ainsi se produit le dessin. Au fur et à mesure l’enchevêtrement des lignes graphiques devient de plus en plus dense. Abstraits, mais nullement aléatoires, les tracés obéissent parfaitement aux règles qui les régissent. Ils sont produits par des lois physiques qui travaillent leurs outils : ils sont provoqués à l’intérieur d’une « machine à dessiner » par les secousses, accélérations, ralentissements et changements de direction que celle-ci subit et enregistre tel un sismographe. Portée à même le corps, fixée sur le porte-bagage d’un vélo, posée dans une voiture ou dans un mobile spécialement conçu pour être tiré à bicyclette, cette « machine » témoigne graphiquement du parcours et des performances que j’entreprends :

Traverser le pont de l’Europe - la frontière franco-allemande à Strasbourg - 28 fois (pour chaque pays européen une fois) aussi vite que je peux. Franchir 101 fois une barrière anti-émeute. Traverser les Alpes en plusieurs jours sur les plus petites routes. Rentrer dans tous les Consulats à Strasbourg le jour des droits de l’homme. Suivre durant 9h l’ancien tracé du mur de Berlin en zigzaguant d’est en ouest le jour anniversaire de la chute du mur. Tenter de pénétrer dans les 160 ambassades présentes à Bruxelles et négocier avec l’ambassadeur l’application du sceau de son pays. Faire en voiture un parcours d’obstacles en passant 4 frontières, 3 chaînes de montagnes, 4 cols, 9 fleuves, 49 rivières, 6 viaducs, 1 barrage hydraulique et de nombreux tunnels.

Pas de « spectateurs » pour ces performances : seuls les passants, les personnes rencontrées (le personnel des consulats et des ambassades par exemple) peuvent en témoigner. La seule véritable documentation de ces performances (qui en sont aussi dans le sens « exploit» du terme, exploit physique, stratégique, de force de conviction, d’élan) sont les dessins. Les impulsions et hésitations, les franchissements et les endroits où la ligne bute, content sur la feuille un récit après coup. Ces lignes ne sont plus abstraites, elles tracent une carte qui témoigne de chacun de mes pas, de ma façon de pédaler, des chutes, de mes respirations, de la rencontre avec d’autres qui ont eux aussi manipulé « la machine », de l’énergie avec laquelle j’ai pu prendre des virages. À fond !

Ainsi, aussi indiciels qu’ils soient, les dessins déterminés par une action proposent une ouverture. Même si les « phrases graphiques » du récit se sont constituées au plus près de mon expérience, ils racontent cependant - dans l’imaginaire de celui qui regarde les regarde - une histoire différente, nouvelle. La « vraie histoire », dont le spectateur n’en trouve qu’une information limitée et objective (intitulé inscrit sur le dessin), est pour cet imaginaire un point de départ. On peut y sauter comme sur un trampoline.

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Cependant le sauteur de trampoline retombe, et il reprend forcément contact avec le support élastique tendu pour rebondir. Tout comme lui, les quatre niveaux de récits (performance, indication légendée, dessin, imagination) possèdent des points de contact, un point en commun. C’est celui d’être constitués des confrontations aux obstacles, aux limites, aux frontières d’ordre divers - réels, matériels, naturels, juridiques, invisibles, symboliques – et d’acceptations, de contentements, de butées, de contournements, d’évitements, d’enjambements, de franchissements, de traversées.

Katrin Gattinger, septembre 2014