6
Debate Bourdieu et l’ Etat n eolib eral CHRISTIAN LAVAL Paris Ouest Nanterre La D efense Bourdieu a-t-il r eellement pris la mesure de l’ Etat n eolib eral, en a-t-il saisi l’originalit e historique ? Son d ec es survenu en 2002 ne lui a evidemment pas permis d’observer les transformations majeures dans les modes et les objectifs de l’action publique qui ont eu lieu depuis une dizaine d’ann ees dans le monde, mais la question telle que nous voulons la poser ne se r eduit pas aux observations qu’il a pu faire ou ne pas faire de la mutation de l’ Etat, elle engage sa sociologie elle-m^ eme. Pouvait-il penser la transformation n eolib erale de l’ Etat dans le cadre d’interpr etation qui etait le sien ? La r eponse a cette question, qui ne peut ^ etre simple, se pose avec d’autant plus d’acuit e que Bourdieu a et e l’un de ceux qui ont d es le d ebut des ann ees 1990 reconnu l’importance sociologique du n eolib eralisme et la menace qu’il repr esentait pour la soci et e. D efendre l’ Etat ? Dans un entretien donn e a une revue cor eenne en janvier 2000, Bourdieu pr ecisait sa posi- tion sur le r^ ole de l’ Etat face a la mondialisation n eolib erale. L’ Etat national, disait-il, doit ^ etre d efendu par r ealisme politique parce qu’il est « une des seules armes que nous ayons pour contr^ oler toutes sortes de fonctionnement et de processus tout a fait vitaux, et en particulier tous ceux qui touchent a l’int er^ et g en eral et aux services publics ». Cette posi- tion qui fait de l’ Etat national un rempart a aujourd’hui des echos de plus en plus larges dans la gauche europ eenne : certaines forces attendent de l’action publique nationale qu’elle prot ege les industries, les sp ecificit es culturelles et les protections sociales. Mais n’est-ce pas illusoire de faire de l’ Etat national ce barrage au n eolib eralisme ? N’est-ce pas m econna ^ ıtre la mutation profonde de l’ Etat, les modifications profondes de sa forme comme de sa fonction a l’ epoque n eolib erale ? Il y a l a un probl eme qui d epasse la sph ere acad emique, puisqu’elle concerne la strat egie de r esistance au n eolib eralisme et la r eflexion sur les alternatives possibles. Bourdieu ne peut ^ etre accus e de « souverainisme ». Sa position est plus subtile ou moins na ıve qu’on pourrait le croire a premi ere vue. Il en appelle a l’internationalisme dans l’action et consid ere l’ Etat mondial comme une utopie encore lointaine. Mais il ne faut pas pour autant n egliger, selon lui, la d efense de l’ Etat national car « il est le seul instrument que nous ayons pour op erer une redistribution raisonnable des revenus des plus riches aux plus pauvres, pour egaliser les chances d’acc es a l’ economie, a la culture » (Bourdieu 2000). Dans cet entretien qui a le grand int er^ et de ramasser son analyse, les cat egories qu’il utilise et les analyses qu’il donne de la sociogen ese de l’ Etat nous renseignent sur la voie par laquelle il en est venu a promouvoir sa « d efense ». Si l’ Etat a d’abord et e un puissant levier d’int egration d’un territoire et un moyen de domination des agents qui ont r ealis e Swiss Political Science Review 20(1): 37–42 doi:10.1111/spsr.12090 © 2014 Swiss Political Science Association

Bourdieu et l'État néolibéral

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Bourdieu et l'État néolibéral

Debate

Bourdieu et l’�Etat n�eolib�eral

CHRISTIAN LAVAL

Paris Ouest Nanterre La D�efense

Bourdieu a-t-il r�eellement pris la mesure de l’�Etat n�eolib�eral, en a-t-il saisi l’originalit�ehistorique ? Son d�ec�es survenu en 2002 ne lui a �evidemment pas permis d’observer lestransformations majeures dans les modes et les objectifs de l’action publique qui ont eulieu depuis une dizaine d’ann�ees dans le monde, mais la question telle que nous voulons laposer ne se r�eduit pas aux observations qu’il a pu faire ou ne pas faire de la mutation del’�Etat, elle engage sa sociologie elle-meme. Pouvait-il penser la transformation n�eolib�eralede l’�Etat dans le cadre d’interpr�etation qui �etait le sien ? La r�eponse �a cette question, quine peut etre simple, se pose avec d’autant plus d’acuit�e que Bourdieu a �et�e l’un de ceuxqui ont d�es le d�ebut des ann�ees 1990 reconnu l’importance sociologique du n�eolib�eralismeet la menace qu’il repr�esentait pour la soci�et�e.

D�efendre l’�Etat ?

Dans un entretien donn�e �a une revue cor�eenne en janvier 2000, Bourdieu pr�ecisait sa posi-tion sur le role de l’�Etat face �a la mondialisation n�eolib�erale. L’�Etat national, disait-il, doitetre d�efendu par r�ealisme politique parce qu’il est « une des seules armes que nous ayonspour controler toutes sortes de fonctionnement et de processus tout �a fait vitaux, et enparticulier tous ceux qui touchent �a l’int�eret g�en�eral et aux services publics ». Cette posi-tion qui fait de l’�Etat national un rempart a aujourd’hui des �echos de plus en plus largesdans la gauche europ�eenne : certaines forces attendent de l’action publique nationalequ’elle prot�ege les industries, les sp�ecificit�es culturelles et les protections sociales. Maisn’est-ce pas illusoire de faire de l’�Etat national ce barrage au n�eolib�eralisme ? N’est-ce pasm�econnaıtre la mutation profonde de l’�Etat, les modifications profondes de sa formecomme de sa fonction �a l’�epoque n�eolib�erale ? Il y a l�a un probl�eme qui d�epasse la sph�ereacad�emique, puisqu’elle concerne la strat�egie de r�esistance au n�eolib�eralisme et la r�eflexionsur les alternatives possibles.

Bourdieu ne peut etre accus�e de « souverainisme ». Sa position est plus subtile ou moinsna€ıve qu’on pourrait le croire �a premi�ere vue. Il en appelle �a l’internationalisme dansl’action et consid�ere l’�Etat mondial comme une utopie encore lointaine. Mais il ne faut paspour autant n�egliger, selon lui, la d�efense de l’ �Etat national car « il est le seul instrumentque nous ayons pour op�erer une redistribution raisonnable des revenus des plus riches auxplus pauvres, pour �egaliser les chances d’acc�es �a l’�economie, �a la culture » (Bourdieu2000). Dans cet entretien qui a le grand int�eret de ramasser son analyse, les cat�egories qu’ilutilise et les analyses qu’il donne de la sociogen�ese de l’�Etat nous renseignent sur la voiepar laquelle il en est venu �a promouvoir sa « d�efense ». Si l’�Etat a d’abord �et�e un puissantlevier d’int�egration d’un territoire et un moyen de domination des agents qui ont r�ealis�e

Swiss Political Science Review 20(1): 37–42 doi:10.1111/spsr.12090

© 2014 Swiss Political Science Association

Page 2: Bourdieu et l'État néolibéral

cette int�egration, il est de nos jours directement menac�e par l’action des multinationales,des banques et des organisations internationales qui unifient le monde pour mieux assurerleur domination universelle. L’universalisation du pouvoir op�er�ee par l’�Etat est pass�ee auxmains des puissances �economiques et financi�eres qui construisent le march�e mondial. Ellesd�etruisent les fronti�eres et les barri�eres pour unifier l’espace de circulation des fluxfinanciers et communicationnels en imposant des logiques et en dictant des normes auxpolitiques nationales. Ce travail d’unification est mis en œuvre par « l’Internationale desfinanciers », par les �economistes, les avocats d’affaires et les fiscalistes priv�es quid�econstruisent le travail pluris�eculaire r�ealis�e par les batisseurs des �Etats nationaux.

Le sch�eme qui commande enti�erement cette analyse sociologique est celui de l’autonomiedes champs politique et bureaucratique, qui semble fort proche du concept de souverai-net�e, du moins dans les propos que nous avons cit�es. Le n�eolib�eralisme est pour luisynonyme de perte d’autonomie de ces champs, du fait de l’imp�erialisme du champ �econo-mique. On comprend alors comment une telle analyse de l’h�et�eronomie �economiqueconduit Bourdieu �a la conclusion pratique qu’il faut « d�efendre l’�Etat ». Mais de quel �Etats’agit-il ? De l’�Etat en g�en�eral, ou de l’�Etat social, celui des services publics et de la protec-tion sociale ? �A lire les textes les plus militants de Bourdieu, il y a peu de doute que pourlui la grande menace n�eolib�erale qui se profile consiste pour l’essentiel dans une pression �ala baisse exerc�ee sur les syst�emes de protection sociale, le droit du travail et les servicespublics au nom de la comp�etitivit�e. Il n’en demeure pas moins qu’il y a l�a une incontest-able ambigu€ıt�e. Elle n’est pas propre �a Bourdieu, elle est au contraire tr�es r�epandue parmiles « anti-lib�eraux » franc�ais depuis la fin des ann�ees 1990. Mais chez lui, elle rel�eve d’unelogique th�eorique et d’un postulat sociologique qui fait de la diff�erenciation des champsune sorte de loi historique. Le n�eolib�eralisme lui semble directement menacer ce longtravail d’autonomisation de l’�Etat national, et ceci du fait de l’extension prise par lemarch�e mondial.

L’�Etat comme foyer de la reproduction sociale

Il convient de rappeler que sa sociologie s’est construite dans le droit fil d’une tradition,qu’il faut sans doute faire commencer �a Auguste Comte et qui tient que l’histoire dessoci�et�es occidentales se confond avec le processus de diff�erenciation des sph�eres d’activit�e.S’il faut d�efendre cette autonomie du champ politique, comme celle du champ culturel oudu champ scientifique, c’est sans doute qu’il s’est produit un tournant majeur, que Bour-dieu rep�ere comme une menace « civilisationnelle » sans qu’il soit d’ailleurs tr�es explicitesur ce qu’il entend par « civilisation ». Le tournant en question a consist�e dans l’intrusionprogressive de la logique �economique dans des domaines qui s’�etaient construits �a distancedes int�erets priv�es mat�eriels. Or, jusque dans les ann�ees 1980, tout l’effort de Bourdieuavait consist�e �a rendre toute leur place et toute leur singularit�e �a des r�ealit�es sociales quin’�etaient pr�ecis�ement pas r�eductibles aux int�erets capitalistes stricto sensu. Champ parmiles champs, l’�economie avait perdu la place « d�eterminante » qu’elle avait dans lemarxisme. Toute sa th�eorie de la pluralit�e des champs et de la sp�ecificit�e des formes dedomination peut meme etre interpr�et�ee comme une contestation sur le plan th�eorique del’�economisme marxiste.

Bourdieu regardait l’�Etat �a la fois comme un champ et comme une puissance qui,tout en laissant les autres champs se diff�erencier, exerc�ait sur eux une sorte de force« �eminente » qui permettait une certaine coexistence entre eux. Par rapport �a l’�economismemarxiste, l’�Etat avait donc beaucoup gagn�e en « poids » sociologique. En lui accordant

38 Christian Laval

© 2014 Swiss Political Science Association Swiss Political Science Review (2014) Vol. 20(1): 37–42

Page 3: Bourdieu et l'État néolibéral

une place centrale dans les m�ecanismes de reproduction sociale, et en articulant cettederni�ere �a l’imposition de l’arbitraire des institutions scolaires et culturelles, Bourdieu avaittrouv�e l�a le point archim�edien de sa sociologie critique. Sa cible premi�ere �etait la conniv-ence entre le culte de l’Etat et le culte des grandes œuvres de culture, ou pour le direautrement, le nouage entre la liturgie r�epublicaine de l’Etat culturel et �educateur et ladomination de la noblesse d’�Etat issue des grandes �ecoles. La philosophie en tant qu’elleconsacrait l’identit�e entre l’Etat rationnel et la rationalit�e de l’esprit venait conforter cetteidentification entre la noblesse de la pens�ee et la noblesse du pouvoir par le moyen del’institution scolaire. Dans la sociologie de Bourdieu, et ce jusqu’aux ann�ees 80, la formeprincipale de la domination n’�etait pas �economique, mais culturelle et politique. Le syst�emed’enseignement, soulignait-il souvent, est l’institution centrale des soci�et�es modernes parceque le capital culturel joue le role le plus important dans l’acc�es aux positions dominantes,mais aussi dans l’exercice de la violence symbolique.

La ligne th�eorique de Bourdieu, ancr�e dans son propre habitus, n’�etait pas alors un anti-capitalisme, au sens marxiste que l’on pourrait donner �a cette expression, elle ne faisait pasde l’accumulation du capital la dynamique centrale des soci�et�es, elle en faisait seulementune dimension propre �a un champ particulier. L’exploitation capitaliste �etait consid�er�eecomme l’une des formes de la domination propre au « champ �economique », elle n’avaitpas de force int�egratrice, pas de port�ee universalisante effective, �a la diff�erence de l’�Etat.C’est sans doute la signification que l’on peut accorder �a la phrase cit�ee qu’il qualifie de« terrible » que l’on doit �a l’�ecrivain autrichien Thomas Bernhard : « nous sommes tous�etatis�es » (334).

Le virage sociologique de Bourdieu

Il s’est beaucoup dit parmi les adversaires de Bourdieu qu’�a partir des ann�ees 1990, il avaitabandonn�e la rigueur du savant pour se faire militant politique. En r�ealit�e, il s’est agi detout autre chose. Bourdieu a de facto admis que la situation avait chang�e, que les formesde domination �etaient en pleine mutation et qu’une grande partie de ses analyses devaitetre modifi�ee du fait meme de ce changement. C’est au d�ebut des ann�ees 1990 qu’apparaıtune autre ligne th�eorique qui fait de la domination �economique le principal objet et laprincipale cible de sa sociologie. Car pendant qu’il continuait �a d�evelopper le programmede sa sociologie « d�evoilante » des univers symboliques et des m�ecanismes de reproductionsociale, la rationalit�e �economique s’imposait �a tous les champs qu’il avait jusque-l�asuppos�es en voie d’autonomisation croissante. Loin d’etre « refoul�ee », la logique �economi-que fonctionnait d�esormais « �a ciel ouvert » et devenait le nomos �etatique des universsymboliques.

C’est cette irruption triomphale de la rationalit�e �economique dans tous les champs quiva imposer une r�eorientation de la sociologie bourdieusienne. Ce n’est plus l’id�ealit�ephilosophique, forme paradigmatique de la raison scolastique, qu’il convient alors de sub-vertir �a l’aide de cat�egories emprunt�ees �a l’�economie comme Bourdieu l’avait faitjusqu’alors, c’est l’imp�erialisme �economique qu’il faut combattre au nom des id�eaux del’universalisme scientifique et de l’�egalit�e sociale. Ce n’est plus le mod�ele th�eorique dumarch�e qui peut servir �a « d�evoiler » les fonctionnements sociaux, institutionnels, linguis-tiques des univers symboliques, lesquels s’�etaient construits sur leur opposition �a l’�econo-mie et sur le d�eni des int�erets sp�ecifiques qui vont mouvoir les agents qui se trouvent pris« au jeu », c’est plutot le mod�ele des services publics et la port�ee civilisatrice de l’autono-mie des univers de production symbolique comme la science, la culture et l’enseignement,

Bourdieu et l’�Etat n�eolib�eral 39

© 2014 Swiss Political Science Association Swiss Political Science Review (2014) Vol. 20(1): 37–42

Page 4: Bourdieu et l'État néolibéral

qui est le point d’appui de l’analyse et du jugement. Autrement dit, Bourdieu a du rattra-per le retard qu’avait pris sa sociologie critique sur le mouvement de la soci�et�e. C’est l�atout l’enjeu de l’analyse critique du n�eolib�eralisme dans la derni�ere partie de son œuvre etde son action.

L’�Etat n�eolib�eral

Ce pivotement th�eorique t�emoigne d’une capacit�e �a prendre en compte la transformationsociale et politique qui s’est op�er�ee avec la mondialisation n�eolib�erale. Pourtant, on nepeut pas dire que ce changement d’axe ait �et�e pleinement compris par les lecteurs ni memeexplicit�e par Bourdieu. Cela tient en partie �a ce qu’il a r�eutilis�e des sch�emes th�eoriques etdes concepts n�es �a d’autres moments et appliqu�es �a d’autres objets pour penser la transfor-mation n�eolib�erale. D’o�u ce faux d�ebat entre ceux qui condamnent le dernier Bourdieupour son opportunisme et ceux qui le d�efendent en proclamant la parfaite continuit�e deson parcours. Il n’en reste pas moins que ce pivotement th�eorique, meme s’il n’est pas rev-endiqu�e comme tel, est un point de bifurcation essentiel dans la trajectoire de Bourdieu. Ila permis de rendre compte d’un changement dans la structure d’ensemble de la dominationsociale. Une telle structure se caract�erise par l’articulation d’un certain mode de connais-sance, d’un certain capital, d’une certaine institution et d’un certain groupe social. Lasoci�et�e franc�aise, sur laquelle porte l’essentiel de l’analyse, est pass�ee d’une situation danslaquelle dominaient la philosophie dans le champ de la connaissance, le capital cultureldans l’ordre de la domination sociale, l’�ecole dans la hi�erarchie institutionnelle, et lal�egitimit�e symbolique des grands serviteurs d�esint�er�ess�es de l’�Etat, �a un autre �etat de lastructure dans lequel la science �economique prend la place de la philosophie, le capital�economique gagne en importance dans tous les m�ecanismes de reproduction, les m�ediastendent �a prendre le pas sur l’�ecole dans l’exercice de la « violence symbolique », et lahaute fonction publique fusionne avec les dirigeants de la finance et de l’�economie. Le casdes grandes �ecoles est particuli�erement significatif �a cet �egard. Bourdieu a bien rep�er�e dansla Noblesse d’ �Etat le changement �a l’œuvre dans les rapports de force entre les �elites : lemod�ele d’excellence de l’�Ecole normale sup�erieure est remplac�e par celui de l’�Ecole natio-nale d’administration, avant que le mod�ele des �ecoles de management ne s’impose surl’ensemble de l’enseignement sup�erieur.

Division du champ �etatique et autonomie

Peut-on dire que la « d�efense de l’�Etat » que nous avons �evoqu�ee plus haut est directementl’effet de ce virage dans l’analyse ? C’est loin d’etre �evident pour plusieurs raisons. Lapremi�ere est que l’unit�e de l’�Etat est une fiction, comme il s’est employ�e �a le montrer dansson cours du Coll�ege de France consacr�e �a l’�Etat ou dans d’autres ouvrages, en particulierdans La Mis�ere du monde. Dans cet ouvrage, particuli�erement significatif du tournant dontnous parlons, Bourdieu ins�ere un texte intitul�e « La d�emission de l’�Etat », titre au demeu-rant trompeur, qui soutient que la nouvelle id�eologie n�eolib�erale vise « la d�emolition del’id�ee de service public » (Bourdieu 1993 : 340). Cette attaque contre les services publics etleurs agents au nom de l’efficacit�e des entreprises priv�ees est men�ee par la grande noblessed’�Etat issue de l’ENA et de Sciences Po, �ecoles de plus en plus converties �a la nouvelleid�eologie. Cette caste sup�erieure de l’�Etat m�ene une guerre ouverte, explique-t-il, contre les« bureaucraties de base » et, ultimement contre la masse des exclus et des pauvres quid�ependent des aides sociales. C’est la fameuse guerre de « la main droite de l’Etat »,

40 Christian Laval

© 2014 Swiss Political Science Association Swiss Political Science Review (2014) Vol. 20(1): 37–42

Page 5: Bourdieu et l'État néolibéral

command�ee par cette haute fonction publique, contre « la main gauche » constitu�ee par labasse fonction publique : « petits fonctionnaires, et tout sp�ecialement ceux d’entre eux quisont charg�es de remplir les fonctions dites « sociales », c’est-�a-dire de compenser, sansdisposer de tous les moyens n�ecessaires, les effets et les carences les plus intol�erables de lalogique du march�e, policiers et magistrats subalternes, assistantes sociales, �educateurs etmeme, de plus en plus, instituteurs et professeurs » qui ont « le sentiment d’etre aban-donn�es, sinon d�esavou�es, dans leur effort pour affronter la mis�ere mat�erielle et morale quiest la seule cons�equence certaine de la Realpolitik �economique l�egitim�ee » (ibid. : 341-342).

Bourdieu d�es le d�ebut des ann�ees 1990 comprend fort bien que l’on a affaire non pas �aune « destruction de l’�Etat », mais �a la mise en place de certaines « formes nouvelles querevet l’action de l’�Etat ». L’action publique se mod�ele sur le management entrepreneurialet semble guid�ee par un puritanisme victorien dirig�e contre les pauvres « assist�es ». Bour-dieu saisit d’autant mieux cette transformation qu’il sait que le champ bureaucratique estun espace travers�e de divisions et de luttes qui interdit de parler sociologiquement de l’�Etatcomme d’une entit�e parfaitement unifi�ee et harmonieuse. C’est bien la raison pour laquelleon ne peut lui supposer une sorte d’ext�eriorit�e compl�ete au march�e. Le n�eolib�eralisme n’estpas seulement une id�eologie, c’est une certaine orientation de l’action publique impos�eepar des �elites au nom de la sup�eriorit�e de l’entreprise priv�ee et du march�e. L’�Etat et lemarch�e vont main dans la main, si l’on nous permet de filer la m�etaphore de Bourdieu.C’est l’�Etat lui-meme qui cr�ee les march�es. Loin d’etre encercl�e et envahi de l’ext�erieur,l’�Etat est un agent actif de la « mise en march�e » de la soci�et�e et de ses propres domainesd’intervention et d’organisation. Il en a apport�e la d�emonstration empirique dans uneenquete qu’il a dirig�ee sur la construction par les politiques publiques du march�e de lamaison individuelle. Bourdieu montre que « l’�economie de la maison » qui a produit engrande partie la division de l’espace urbain en zones de r�esidence socialement distinctes etmeme oppos�ees trouve sa raison d’etre dans les politiques du logement mises en place dansles ann�ees 70. Ces politiques ont syst�ematiquement choisi « l’aide �a la personne » plutotque « l’aide �a la pierre ». Il en tire une conclusion tr�es importante selon laquelle«l’opposition entre le lib�eralisme et l’�etatisme, qui occupe tant les essayistes, ne r�esiste pasune seconde �a l’observation ». Cette confusion n’est possible, ajoute-t-il, que si l’on necomprend pas ce qu’est la « conversion collective �a la vision n�eo-lib�erale qui, commenc�eedans les ann�ees 1970, s’est achev�ee, au milieu des ann�ees 1980, avec le ralliement des diri-geants socialistes » (ibid. : 339). On le voit, l’analyse ne conduit pas �a une r�ehabilitation del’�Etat contre le march�e. Bourdieu a donc �echapp�e �a cette opposition trop simple entrel’�Etat et le march�e, �a une �epoque o�u cette simplification �etait tr�es fr�equente chez de nomb-reux « anti-lib�eraux », qui assimilaient vite le n�eolib�eralisme �a l’effacement de l’�Etat.

Pourtant on sait �egalement que Bourdieu n’h�esitait pas, �a la meme �epoque, �a parler dela « d�emission de l’�Etat », expression qui laisse planer une certaine ambigu€ıt�e sur son�eventuel « d�emant�element ». C’est l�a sans doute le signe d’une difficult�e r�eelle �a penser len�eolib�eralisme avec l’outillage sociologique qu’il avait jusque-l�a �elabor�e pour un autre �etatde la structure sociale et politique. Ce qui, par contraste, permet de souligner la f�econdit�edu concept foucaldien de « gouvernementalit�e n�eolib�erale », sans doute mieux �a meme depenser les mutations des modes d’action de l’�Etat. On peut surtout se demander si Bour-dieu n’a pas �et�e pris �a contre-pied et donc mis en difficult�e par l’inversion du mouvementhistorique qu’accomplit le n�eolib�eralisme. D�efendre politiquement l’�Etat, n’est-ce pasessayer de sauver ce qui peut l’etre d’une sociologie fond�ee sur le postulat d’une autonomi-sation croissante des champs ? N’est-ce pas vouloir confier de fac�on un peu vaine �a un�Etat fictif le soin de prot�eger la « civilisation » que cette autonomisation aurait permise ?

Bourdieu et l’�Etat n�eolib�eral 41

© 2014 Swiss Political Science Association Swiss Political Science Review (2014) Vol. 20(1): 37–42

Page 6: Bourdieu et l'État néolibéral

Le tournant de la sociologie de Bourdieu correspond �a un effort pour prendre en compteune transformation sociale et politique qui, dans une large mesure, met en question sonmotif initial : le refus de faire de l’�economie capitaliste le principe exclusif de la totalisationsociale. Reste un point commun �a Foucault et �a Bourdieu qui nous semble essentiel : ladomination de la rationalit�e capitaliste ne s’impose pas par le seul mouvement expansif ducapital qui coloniserait par la marchandisation la totalit�e de l’espace social. Il y faut pourse r�ealiser un levier politique et bureaucratique. Le n�eolib�eralisme est œuvre de l’�Etat,lequel ne « d�emissionne » pas, mais se transforme en devenant l’agent le plus efficace de lamutation n�eolib�erale des soci�et�es.

R�ef�erences

Bourdieu, P. (1998) (dir.). La Mis�ere du monde. Paris: r�e�edition Points-Seuil.

Bourdieu, P. (2000). «Mondialisation et domination: de la finance �a la culture», (entretien avec B.

Chung, publi�e dans Hangyoreh Shinmun, 4 f�evrier 2000), republi�e dans Cit�es, Dossier « Bourdieu

politique », 51, 2012 : 133.

Christian Laval est professeur de sociologie �a l’universit�e Paris Ouest Nanterre La D�efense. Adresse pour corre-

spondance: Paris Ouest Nanterre La D�efense, Nanterre, France. Email: [email protected].

42 Christian Laval

© 2014 Swiss Political Science Association Swiss Political Science Review (2014) Vol. 20(1): 37–42