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 JEAN-FRANÇOIS PIC DE LA MIRANDOLE : L'IMAGINATION ENTRE CIEL ET TERRE Jean-François Pic de la Mirandole rédige en 1500 un ouvrage intitulé  De  Imaginatione,  premier ouvrage à notre connaissance entièrement consacré à cette puissance de l'âme humaine. Le père de cet auteur était le frère du célèbre Jean Pic de la Mirandole. En 1494, Jean-François Pic rédige une biographie de son oncle Jean, et en 1496 il publie à Bologne l'ensemble de ses œuvres. Dans le même temps, il se forge une réputation d'humaniste et de philosophe, en  publiant entr e autre s ouvra ges  De mor te Chr ist i et  De studio div inae et humanae philosophiae,  p arus à Bo lo gn e en 1497. Très influenc é pa r  Savonarole, dont il élabore la bibliographie jusqu'en 1530, Jean-François lui dédie son  De morte Christi et défend sa cause dans un bon nombre d'autres livres. Cette influence est fondamentale pour comprendre la problématique du  De lmaginatione. Savonarole a remis en cause les rapports entre la poésie et la reli gion , en récus ant la fonct ion édificat rice des ima ges et des symboles inv ent és par les poète s. Se pos e dès lors le pro blè me d'u ne nou vel le apologétique, qui constitue la trame de fond du  De imaginatione* : comment, sans 1. Nous ne prétendons pas, dans le cadre de cet article, épuiser la richesse du  De lmaginatione, mais seulement éclairer ce qui constitue à nos yeux l'apport le plus original de l'auteur. Pour compléter et enrichir l'examen de cet ouvrage, l'on peut se rapporter not amment aux étu des sui van tes : Wern er Rai th,  Die Macht de s de s : Ei n human isti sches Probl em bei Gianf rance sco Pico delta Miran dola, Mün che n, 196 7 ; Charles IÎ. Schmitt, Gianfrancesco Pico della Mirandola and the Fifth Lateran Council,  Archiv für Reformationsgeschichte, 61 (1970), p. 161-178 ; Romeo de Maio, Savonarola e la curia romana , Roma, 1969, surto ut p. 121-1 31 (chap. VIII : « Gianf rancesco Pico della Mirandola e la questione della scomunica ») ; Katharine Park, Gianfrancesco Pico della Mirandola, liber die Vorstellung, avec une introduction de Charles B. Schmitt, édité  par Eckhard Kessler, Wilhem Fink Verlag, München, 1984. Ce dernier ouvrage offre l'avantage de fournir le texte latin du De imaginations Faute de disposer d'une traduction française récente, nous nous reportons à la  Revue philosophiq ue, n" 4/1998, p. 463 à 482

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JEAN-FRANÇOIS PIC DE LA MIRANDOLE :L'IMAGINATION ENTRE CIEL ET TERRE

Jean-François Pic de la Mirandole rédige en 1500 un ouvrage intitulé  De

 Imaginatione,   premier ouvrage à notre connaissance entièrement consacré àcette puissance de l'âme humaine. Le père de cet auteur était le frère du célèbreJean Pic de la Mirandole. En 1494, Jean-François Pic rédige une biographie deson oncle Jean, et en 1496 il publie à Bologne l'ensemble de ses œuvres. Dansle même temps, il se forge une réputation d'humaniste et de philosophe, en

 publiant entre autres ouvrages  De morte Christi et  De studio divinae et 

humanae philosophiae,   parus à Bologne en 1497. Très influencé par Savonarole, dont il élabore la bibliographie jusqu'en 1530, Jean-François luidédie son  De morte Christi et défend sa cause dans un bon nombre d'autreslivres. Cette influence est fondamentale pour comprendre la problématique du

 De lmaginatione. Savonarole a remis en cause les rapports entre la poésie et lareligion, en récusant la fonction édificatrice des images et des symbolesinventés par les poètes. Se pose dès lors le problème d'une nouvelleapologétique, qui constitue la trame de fond du  De imaginatione* : comment,sans

1. Nous ne prétendons pas, dans le cadre de cet article, épuiser la richesse du  Delmaginatione, mais seulement éclairer ce qui constitue à nos yeux l'apport le plus originalde l'auteur. Pour compléter et enrichir l'examen de cet ouvrage, l'on peut se rapporter notamment aux études suivantes : Werner Raith,  Die Macht des Rüdes : Einhumanistisches Problem bei Gianfrancesco Pico delta Mirandola, München, 1967 ;Charles IÎ. Schmitt, Gianfrancesco Pico della Mirandola and the Fifth Lateran Council, Archiv für Reformationsgeschichte, 61 (1970), p. 161-178 ; Romeo de Maio, Savonarolae la curia romana, Roma, 1969, surtout p. 121-131 (chap. VIII : « Gianfrancesco Picodella Mirandola e la questione della scomunica ») ; Katharine Park, Gianfrancesco Picodella Mirandola, liber die Vorstellung, avec une introduction de Charles B. Schmitt, édité par Eckhard Kessler, Wilhem Fink Verlag, München, 1984. Ce dernier ouvrage offrel'avantage de fournir le texte latin du  De imaginations Faute de disposer d'une traductionfrançaise récente, nous nous reportons à la

 Revue philosophique, n" 4/1998, p. 463 à 482

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 Jean-François Pic de la Mirandole465

recourir à la puissance évocatrice des images et des métaphores fournies par lesartistes et les poètes, rendre sensibles et attrayantes les vérités révélées ?L'imagination, comme puissance médiatrice entre l'âme et le corps, entre lasensibilité et l'intellect, est mobilisée pour résoudre le redoutable problème du

 passage de l'ordre sensible et terrestre à celui de la spiritualité chrétienne.

I. Les images au service de la religion

S'agissant de la vertu édifiante de l'image, il convient d'insister, au XVesiècle, sur la place décisive conférée par Marsile Ficin au symbolisme et à la

 poésie comme modes d'accès à Dieu et aux vérités révélées. Désespérant de parvenir à la vérité en suivant les pistes de l'intelligence ambiguë des philosophes, Ficin fait l'éloge de ceux qui « s'abandonnent à Dieu »'. L'homme, par la création artistique et littéraire, communie avec Dieu qui l'inspire et le possède. Les beaux poèmes, écrit Ficin, sont des « présents célestes »2. Lacréation artistique apparaît ainsi comme une communion avec Dieu, l'artiste étant

le médiateur par lequel Dieu se manifeste aux hommes. Quand ils sont en proieau délire poétique, les poètes composent des chants admirables, « comme s'ils neles avaient pas exprimés d'eux-mêmes, mais comme si un dieu s'était servi d'euxcomme instruments sonores pour se faire entendre » (ibid.). L'artiste éprouve unerégénéra-lion intérieure, une « re-naissance » marquée par cette présence divineen lui. Far le truchement de la création artistique, l'homme renonce aux désirssensuels pour une jouissance de type supérieur, où c'est « l'action |de Dieu] quinous échauffe » (p. 204). Il s'agit, à travers la création artistique, de s'enivrer du

 plus stimulant des nectars, c'est-à-dire de la grâce divine elle-même, de s'élever au-dessus de notre condition en abandonnant les « puissances et les opérationsanimales », pour devenir le pur médiateur de Dieu : « Celui qui se confie à cetteinspiration cesse d'être une âme humaine et, régénéré par Dieu, devient fils de

Dieu, un ange » (p. 237).

traduction de Jean-Antoine Bail, datée de 1557. De celte traduction jamais rééditée, ilexiste un seul exemplaire connu, conservé à la Bayerische Staatsbibliothek de Munich.On le trouve reproduit dans la revue  Le nouveau commerce, 1986, p. 100-127. Nouscitons d'après la pagination de l'édition Baïf.

1. Marsile Ficin, Théologie platonicienne des âmes, texte critique établi et traduit par Raymond Marcel, t.. II, Paris, Belles-Lettres, 1964, p. 216.

2.  Ibid., p. 201!.

 Hevu,-philosophique,n" 4/IW8, p. 408 à 482

Thèse remarquable : l'homme réceptif à l'inspiration divine renonce auxséductions des sens et se rapproche de Dieu, non pas qu'une morale austèrel'incite à condamner le plaisir sensuel, mais parce que le pouvoir d'attractionexercé par la création inspirée est bien plus puissant que celui qu'exercent les

 plaisirs sensibles : « L'inspiration divine n'est pas moins puissante que les

flatteries des sens » (p. 238) ; « Le souverain bien possède un pouvoir d'attraction plus grand que les biens inférieurs » (p. 248). Dans l'activitécréatrice, source de jubilation, « l'âme aspire à devenir Dieu » (p. 246), et l'on

  peut dire que d'une certaine façon elle y parvient puisque c'est Dieu quis'exprime à travers elle, autrement dit parce que la distance entre la terre et leciel, entre l'humain et le divin est alors abolie.

Le spectateur ou le lecteur, quant à lui, découvre l'éclat et le message de Dieudans les beautés artistiques. La poésie, c'est Dieu qui s'adresse aux hommes par des métaphores et des symboles édifiants : « Homère a vu la chaîne d'or suspendue au ciel et descendant jusqu'à la terre, qui permet aux hommes qui lasaisissent de s'élever jusqu'au ciel » (p. 239). Les produits étincelants de l'art

 permettent ainsi de combler l'abîme entre la terre et le ciel, en incitant les hommes

à monter jusqu'à Dieu : « Dieu nous enjoint de le chercher, quand par sesétincelles il enflamme le désir de l'homme pour lui » (p. 248). Les symboles et lesmétaphores rendent sensibles aux hommes le sens de l'existence, qui est des'élever jusqu'à Dieu. A l'instar de Platon et d'Homère, Ficin entend nous fairesaisir la vérité au gré d'un langage poétique et symbolique, qui traverse touteson œuvre et lui confère son caractère extrêmement attrayant. Commele fait observer E. Garin : « Ficin considère que l'homme s'approche du divinmoins par un concept verbal que par une image suggestive, seule capable denous faire pressentir la

lumière suprême. »'Il convient cependant de nuancer cette lecture à la lueur de certains textes.

En effet, la thèse du libre arbitre, fondée sur la nature raisonnable de l'homme,conduit Ficin à présenter le salut chrétien non plus comme le terme d'un

 processus erotique ancré dans l'attachement à la beauté, mais comme le résultatd'un choix raisonnable2. L'on trouve en effet chez Ficin deux solutions distinctesau problème de la conversion à Dieu. Celle sur laquelle nous venons

1. E. Garin,  Images et symboles chez Marsile Ficin, Gallimard, trad, franc. deC.

Carme, 1969, p. 266. '

2. Théologie platonicienne des âmes, t. Il, p. 210-211.

 Revue philosophique,n" 4/19')», p. 468 à 482

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466Christophe Bouriau

 Jean-François Pic de la Mirandole 467

d'insister est inspirée du  Banquet  de Platon. L'eros est envisagé commel'intermédiaire entre le Bien absolu et l'homme, entre le inonde intelligible et lemonde sensible, et a pour vocation de fonder entre eux un rapport et une liaison.Soutenu par les images poétiques, cet eros, chez Ficin, conduit l'homme

 progressivement, selon une dynamique continue, vers l'union à Dieu.Une autre approche de la conversion à la vie chrétienne, en revanche,

rapproche Ficin de Savonarole et de Jean Pic de la Mirandole, l'oncle de Jean-

François. En effet, la conversion peut s'opérer indépendamment de tout recoursaux images poétiques, par la simple décision de notre nature raisonnable.Quelque assujettis que nous soyons par notre sensibilité à la nature sensible del'univers, nous sommes pourtant, par notre raison, maîtres de nous-mèrnes. [Nous

 pouvons ainsi échapper à l'ordre de la nature sensible par le seul décret de notrevolonté. Même si par cette nature sensible nous sommes liés à l'ensemble de lanature, écrit Ficin, « par nol re raison, au contraire, nous sommes complètementlibres et déliés en quelque sorte, nous prenons une direction à notre choix »'.Comme le fait justement observer Cassirer, Ficin adhère ici au cercle d'idées del'académie de Florence, où évolue le discours de Jean Pie de la Mirandole sur lelibre arbitre comme marque de la dignité de l'homme. En chacun des ordres del'être, écrit Cassirer résumant l'idée maîtresse du De dignitale hominis, « l'hommen'a que la position qu'il se donne. Ses déterminations individuelles dépendenten premier lieu de sa propre détermination qui n'est pas nue suite de la naturemais une suite de sa libre action »2.

Ficin considère donc que l'homme ne doit pas nécessairement s'inscriredans la dynamique du désir pour se tourner vers Dieu. Le role suggestif desmétaphores poétiques n'est pas absolument nécessaire au salut, puisquel'homme peut très bien opter pour la vie chrétienne à la lueur de sa seule raison.Cette autodétermination rationnelle contredit toute détermination extérieure,qu'elle soit tenue pour matérielle (sensuelle) ou spirituelle (l'enthousiasme).

i.  Ibid.. p. 21 I.

2. Cassirer, Individu ef cosmos, Ed. de Minuit, Irait, franc, de Pierre juillet,Paris. lW.'i, |>. I4!i. Voir le début, du  De dignitate. hominis où Jean Pic de laMirandole t'ait dire à Dieu ^'adressant à l'homme : « Je ne l'ai fait ni eéleste niterrestre, ni mortel ni immortel, afin que, souverain de toi-même, tu achèves ta

 propre forme librement., à la façon d'un peintre ou d'un sculpteur. Tu pourrasdégénérer en formes inférieures, comme celles des bêles, ou, régénéré, atteindreles formes supérieures, qui sont divines » (trad, franc, de Olivier LJoulnois, PUF,coll. « Kpimélhée », 1993, p. 7). HniKtiiliiUfopItiiiui:»" 4/l'Wil, p. ■«,:( il 4112

Ficin, à l'instar de Savonarole et de Jean Pic, exprime sa foi en le pouvoir qu'al'homme de se convertir par la pure raison, sans l'appui des stimulants fournis

  par l'imagination. Mais le propre de Ficin, du moins dans la Théologie

 platonicienne des âmes, est de maintenir deux modes possibles d'accès au salut,l'un se fondant sur les images poétiques, l'autre sur la seule déterminationraisonnable. Savonarole et Jean Pic de la Mirandole, contrairement à Ficin,

n'admettent que le second mode. Savonarole dénie en effet foute fonctionédifiante à la poésie, inspirée selon lui non par Dieu mais par le diable.

2. Une, situation de crise

Dans son ouvrage sur  La fonction de la poésie', Savonarole met en crise lerapport entre la religion et l'art, en dissociant le souci d'édification religieuse detout recours à la poésie. Sa thèse maîtresse est que la poésie, loin de nousrapprocher de Dieu et de ses enseignements, nous en sépare. Elle est. diaboliqueet non symbolique. En effet, la poésie de la Renaissance, « pleine de la vanitédes païens » (loc. cit.,  p. 145), « enseigne au peuple l'orgueil des païens et la

fausse sagesse qui damna leurs auteurs » (p. 149). De fait, les ouvrages d'unMarsile Ficin par exemple regorgent de références poétiques empruntées auxauteurs antiques, et l'on peut comprendre l'inquiétude de Savonarole. Le lecteur ne risque-t-ii pas d'être séduit par ces païens qui véhiculent une doctrine toutedifférente de la doctrine chrétienne ? Le problème est que les poètes de laRenaissance, nourris de cette culture païenne, contribuent à sa diffusion. Citantles Anciens, ils « rapportent des fables tant sur les dieux que sur les hommes,qui sont pleines de passions et d'unions absurdes et impies entre les dieux et leshommes » (p. 152). En outre, contrairement à l'Ecriture sainte qui « enflammede charité », la science des païens « gonfle les âmes et les rabat vers la terre »(p. 157). Loin d'édifier les âmes comme le voulait Ficin, la poésie, selonSavonarole, avec ses belles métaphores et sa musicalité charmante, rabat

l'homme vers la terre, en le rivant à une « délectation charnelle et sensible » (p.155).Savonarole ne condamne pas toute forme de langage poétique, puisque les

Evangiles utilisent, des paraboles et des analogies pour 

1. Jérôme Savonarole,  La fonction de la poésie, traduit et annoté par BrunoPinchard, Lausanne. Éditions L'âge d'homme, 1989.

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468Christophe Bouriau  Jean-François Pic de la Mirandole

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nous rendre accessible le message du Christ. Seulement, il insiste sur le fait qu'ilest vain de vouloir rivaliser avec les Evangiles en forgeant de nouveaux poèmesou de nouvelles analogies. L'entreprise poétique répond avant tout au souci dese faire admirer des hommes, et, à ce titre, loin d'être inspirée par Dieu, elle estinspirée du diable qui alimente l'orgueil du poète. Savonarole ne saurait

admettre avec Ficin que les arts « imitent Dieu », ou que le poète puisse prétendre « remplir le rôle de Dieu »'. Tout est déjà dans les Evangiles, seulsécrits dont on peut être sûr qu'ils sont véritablement inspirés par Dieu, puisquec'est Dieu qui parle à travers le Christ.

En conséquence, Savonarole exige que les poètes « soient expulsés des cités», que leurs livres ainsi que ceux des Anciens « soient brûlés par le feu »2. Enlieu et place de cette culture poétique, il convient de mettre les enfants encontact direct avec « la doctrine du Christ », et de leur donner à boire « comme

 premier lait les docteurs catholiques »3.A l'instar de Savonarole, l'oncle de Jean-François, dans son   De dignitate

hominis (1486), met en cause le rôle des images inventées par les hommes dansl'édification de l'âme humaine. Jean Pic de la Mirandole dénonce « les vains

mirages de la fantaisie », qui aveugle l'homme, et « l'asservit aux sens dansl'entraînement de séductions destructrices »4. Il fait l'éloge du pur contemplateur « oublieux de son corps et retiré dans le sanctuaire de l'esprit ». C'est une fois

 purifié des images forgées par la fantaisie que l'homme échappe à sa conditiond' « animal terrestre » et se rend « enfin parfait par la connaissance des chosesdivines » (p. 19). Comment appréhender les choses divines sans recourir auxsymboles et aux métaphores poétiques proposés par l'imagination des poètes ?

C'est uniquement par l'austère apprentissage de la science morale quel'homme tentera de ressembler à Dieu, d'accéder à la perfection divine. Rupturedécisive avec Ficin : l'homme ne ressemble plus à Dieu en créant des œuvresd'art, c'est-à-dire en met-tant son imagination au service de l'inspiration divine,mais au contraire en renonçant aux puissances sensibles de son âme. L'

imagination créatrice fait de l'homme le rival de Dieu, et le

1. Theol. plat., p. 225.2.  La fonction de la poésie, p. 153.3. Ibid.4. Jean Pic de la Mirandole,  De la dignité humaine, in Œuvres philosophi-

ques, traduction et notes par Olivier Boulnois et Giuseppe Tognon, Paris, PUF,« Kpiméthée », 1993, p. 11.

limw philomphUiw: u" 4/I Vm, p. 4M à 482

détourne de l'humilité. La science morale, doit donc nous débarrasser de notrenature charnelle, nous laver des charmes esthétiques : « toute la partie sensibleoù siègent les charmes du corps, qui tiennent, comme on dit, l'âme au collet,lavons-les dans la philosophie morale comme dans un fleuve de vie, pour n'être

 pas rejetés au bas de l'échelle comme profanes et souillés » (p. 21). A ce fleuve

 purificateur qu'est la philosophie morale s'adjoint la « sublime théologie », quidoit nous faire jouir de la gloire divine « sans qu'aucune image ne vienneinterposer son voile » (p. 27). 11 résulte de cette, condamnation de l'imagination

 poétique une redoutable difficulté, qui constitue la problématique de fond du  De

 Imagination?,.

3. Pourquoi un traité sur l'imagination ?

Le problème que Jean-François se propose de résoudre est le suivant :comment conduire les hommes à vivre selon les principes de la religionchrétienne, sans recourir à une pédagogie fondée sur les arts ? Comment, si l'on

renonce au truchement de la poésie, convertir le désir humain, spontanémenttourné vers les biens sensibles, en un désir spirituel, fondé sur l'amour de Dieu etle respect de la religion révélée ? Comment éviter que les hommes, rebutés par une morale austère, ne se cantonnent aux plaisirs sensuels et régressent au rangde bêtes ? La poésie, dans l'optique de Ficin, était non seulement une sourced'édification pour le poète, mais encore pour le lecteur ou l'auditeur, sensibleau message divin grâce à la beauté des métaphores. Le passage du sensible auspirituel était rendu possible parce que l'art assumait une fonctionmédiatrice entre la terre (le désir sensuel) et le ciel (le désir de Dieu). Dans sonCommentaire au Banquet de Platon, Ficin transpose le discours de Diotime pour expliquer comment le désir de l'homme peut graduellement monter vers Dieu : la

 beauté de l'art et sa vertu édifiante remplissent une fonction médiatrice indispen-

 sable dans l'ascension du désir. Or, si l'on renonce avec Savonarole à ce moyenterme entre la terre et le ciel que sont les arts, qui « gonflent d'orgueil » lesartistes et détournent les hommes des Evangiles, le problème du passagede la région inférieure à la région supérieure se pose à nouveaux frais. Jean-François s'efforce tout d'abord de résoudre ce problème d'une médiation entredeux ordres hétérogènes - celui de la chair, celui de la spiritualitésainte — en questionnant la nature de l'homme.

 Kmieplliksoplliqnt:Il" 4/1W8. |i. 4M à 4112

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470 Christophe Bouriau  Jean-François Pic de la Mirandole 471

Qu'est-ce que l'homme sinon un mélange de deux natures contraires, lanature corporelle et la nature spirituelle ? Contrairement aux bêtes brutes

 privées d'esprit, contrairement aux anges libérés des puissances animales,l'homme est un mélange des deux natures, un métis pourrait-on dire, à la foisanimal et esprit. Or, comment deux natures si opposées peuvent-elles cohabiter dans un même être ? Quelle est l'instance médiatrice qui permet à la nature

corporelle et animale de communiquer avec la nature spirituelle ? Quel est lemoyen terme susceptible de surmonter l'opposition entre deux natureshétérogènes, entre l'inférieur et le supérieur ?

La réponse de Jean-François tient en un mot : l'imagination. En effet,l'imagination a cette particularité étrange d'appartenir à la lois aux deux règnes,celui du corps, des sens, et celui de l'esprit. L'imagination appartient au domainesensible par sa réceptivité, au domaine de l'esprit par sa spontanéité. Fidèle àAristote, notre auteur fait de l'imagination une suite de la sensation : « ellemarche après le sentir par l'effet duquel elle naît » (p. 7). L'imagination n'est

 possible qu'à la faveur d'une réceptivité initiale. Cependant, elle reproduit lessensations particulières initialement reçues, alors même que les objets qui ont

  provoqué ces sensations ne sont plus présents. Telle est précisément la

spécificité de l'imagination par rapport à la sensation : elle peut faire voir ce quin'est pas présent, aussi bien le passé que l'avenir, mais encore des chosesimpossibles, des fictions que la nature ne nous donnera jamais à voir : « elleconçoit des images non seulement présentes, mais et passées et futures, voireque la nature ne pourrait mettre en lumière » (ibid.).

Par sa capacité à déborder le présent, c'est-à-dire ce qui est simplementoffert par le monde extérieur, l'imagination atteste sa spontanéité ou liberie, quila rapproche de ce pouvoir de l'esprit qu'est l'entendement. : « Elle a en communavec l'entendement qu'elle est franche et délivrée, sans être sujette plutôt à unechose qu'à l' au tr e» (p. 8). L'imagination est spontanée au sens où sesreprésentations ne sont pas dépendantes des données extérieures présentes. Bienqu'elle présente toujours des choses particulières, elle peut concevoir à loisir telle ou telle représentation, produire telle ou telle fiction inédite en combinantles sensations librement : « elle conjoint et déjoint ainsi que bon lui semble,

encore que le sentir cesse, les semblances qu'il a délaissées, ce que le sens ne pourrait, faire nullement » (ibid., souligné par nous). Le sens en effet est assu- jetti, pour remplir sa fonction, à ce qui lui est donné, à ce qui s'impose à lui del'extérieur, et n'est pas libre de présenter ce qu'ilfvVn.f. ,i/»/o.OT,>/m/«.v n" 4/IWK. p. 1c>:< :i 'KiJ

veut, contrairement à l'imagination. Par ce pouvoir de décider du contenu de sesreprésentations, l'imagination se rapproche de l'entendement qui est libre de

 présenter à l'esprit telle ou telle idée, sans que le choix de ses idées lui soit dicté par les circonstances du monde extérieur. Cependant l'imagination se distinguede l'entendement « parce qu'elle conçoit et représente les choses sensibles et

 particulières seulement », tandis que l'entendement est capable de comprendre

les choses « universelles et intelligibles nettes et franches de toute matière»(ibid.). En d'autres termes, l'entendemenl appréhende les notions générales ouconcepts, tandis que l'imagination ne conçoit qixe des représentations

 particulières. Le point important est que l'imagination possède une naturedouble, sensible et réceptive puisqu'elle naît de la sensation, spirituelle et.spontanée puisqu'elle combine librement les sensations et décideindépendamment, des conditions extérieures du contenu de ses représentations.Mi-sensible, mi-spirituelle, l'imagination est « assise aux confins du sens et del'entendement, et tient le milieu des deux » (p. 7). C'est grâce à ce statut duelque l'imagination peut remplir une fonction décisive, sans laquelle l'homme neserait pas homme. Participant aux deux natures, elle fait le lien entre l'âme et lecorps, permet, à deux réalités hétérogènes l'une à l'autre de communiquer :

« Il faul done estimer que non sans propos, mais avec très grande raisonl'imagination a été donnée à l'homme. Car vu qu'il est construit et composé del'âme raisonnable et du corps, et qu'il y a grande différence entre la substance del'âme spirituelle et la masse terrestre du corps, il lui besoin que ces deuxextrêmes s'alliassent par un moyen commode, lequel tînt du naturel de l'un el del'autre, et par lequel l'âme encore qu'elle fût unie au corps, pût faire son devoir :car quelle communication pouvait avoir la partie raisonnable de l'âme avec lu

 brutale sans le moyen de la fantaisie qui lui offrait et appareillait la nature plus basse, afin qu'elle la pût connaître ? » (p. 12-13).

Dieu a donné l'imagination à l'homme pour résoudre un problème decommunication entre deux natures distinctes. Celle remarque décisive préparela solution au problème fondamental du traité. Puisqu'elle est la faculté qui

 permet de relier l'inférieur au supérieur -- le corps à l'âme, les facultés sensibles

de l'âme aux facultés intellectuelles -, c'est à l'imagination en effetqu'incombera la tâche de convertir les hommes de chair aux vérités de la foichrétienne'.

1. L'on se demande pour le moment quel peut bien être eel usage édifiantde l'imagination qui doit: — fidélité à Savonarole oblige — demeurer étranger audomaine de la poésie et des arts suspects d'hérésie. Jean-François devra trou-

linw plrilomi/lwim: n" 1/1 W», |». Id.'i à K!2

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472 Christophe Bouriau  Jean-François Pic de la Mirandole 473

Reste pour lors à justifier la thèse selon laquelle les facultés sensibles etintellectuelles ne peuvent accomplir leur office que par l'intermédiaire del'imagination. Cette thèse contredit celle de la contemplation pure, qui affranchitl'intellect de sa dépendance à l'égard des facultés sensibles de l'âme.

4. Le mirage de la contemplation pure

Parce qu'elle « retient en soi les images des choses », l'imagination permet àl'entendement d'en dégager les « images intelligibles » (p. 12). C'est à partir desimages retenues dans l'imagination, et « purifiées » de leurs particularités, quel'entendement peut saisir les notions générales, c'est-à-dire les notionscomprenant les caractères communs à tel ou tel genre d'êtres. En dégageant deschoses sensibles, par abstraction de leurs particularités, leur concept général,l'imagination rend le sensible intelligible : à partir de ces concepts, en effet, ildevient possible de porter un jugement sur les données sensibles, de les rendreainsi intelligibles.

Réciproquement l'imagination rend l'intelligible sensible, l'étoffeintuitivement, en accompagnant l'entendement et la raison dans leurs opérationsrespectives. Fidèle à Aristote selon lequel l'exercice de la pensée réclamel'imagination - « pas de pensée sans images » (De. l'âme, III, 5) -, Jean-Françoisécrit que « l'âme ne peut ni opiner, ni savoir, ni entendre, si la fantaisie ne luireprésente les images coup sur coup » (p. 8). Mais l'imagination ne se contente

  pas de soutenir l'exercice de l'entendement qui juge ou opine, puisqu'elleaccompagne également la raison dans son procès discursif: « l'imagination quiconçoit les semblances des choses sert à la raison quand elle discourt » (p. 10).Thèse originale du neveu : il est vain de vouloir affranchir l'intelligence et la

raison de l'imagination. Alors que son oncle Jean Pic de la Mirandole, dans le De dignitate hominis, exhortait les hommes à la contemplation  pure, Jean-

François frappe cette entreprise d'inanité, en affirmant à plusieurs reprises quel'imagination accompagne nécessairement toutes les puissances de l'âmehumaine, de telle sorte que sans elle rien ne se ferait : « ("est une puissanceadjointe à toutes les autres vertus » (p. 9). Il convient de noter que Jean-François entend ici sous le terme de ver-ver une solution originale au problèmede la jonction entre la terre et le ciel, en exploitant les ressources del'imagination mais en renonçant à sa puissance artistique.

 Reruf plUtosojihiqtw, 11" 4/1 TO«, |i. 46:S à '182

tus aussi bien les facultés théoriques que les facultés pratiques de l'homme.En effet, l'imagination tient également une place fondamentale dans le

domaine de la pratique ou de l'action, comme l'a bien montré Aristote, puisqu'elle en constitue le moteur. Elle suscite le désir et le mouvement versl'objet désiré en présentant l'image d'un bien vrai ou apparent : « De cette vertude l'âme [l'imagination] dépend en la plus grande part la vie des hommes, car 

nul n'est mû à faire quoi que ce soit, si ce n'est en intention de jouir du bien ouvrai ou apparent » (p. 11). L'imagination présente à l'âme, sous forme defantasme, un objet désirable, sans s'inquiéter de savoir s'il s'agit d'un vrai oud'un faux bien. Elle meut le désir aveuglément, sans prendre en compte le bienet le mal moral, de sorte qu'elle peut inciter les hommes, indifféremment, aussi

 bien aux bonnes qu'aux mauvaises actions : « Tant les maux que les biens peuvent partir de l'imagination » (p. 15).

Dès lors, comment orienter cette puissance qui, ordonnée au désir sensuel, «a si grande force qu'elle fait changer le corps et trouble l'esprit au pointd'accoutrer l'homme en bête brute » V Comment contrôler les fantasmes del'imagination ? Suffit-il d'invoquer la science morale et ses raisons chères à JeanPic et à Savonarole pour contrebalancer son pouvoir ? C'est peine perdue selon

notre auteur, puisque l'imagination possède « un pouvoir de persuasion plus puissant que la raison ».

En témoignent les divergences d'opinion entre les hommes, davantageguidés par leur fantaisie que par la raison universelle : « Quand je pense, d'où

 pourrait être venue une tant variable et diverse discorde d'opinions, qui depuisces anciens philosophes Thaïes, Démocrite, Empédocle, Zenon et d'autres, aduré jusqu'à notre temps, je ne trouve point de raison meilleure que de direqu'elle provient de cette fausse imagination. Car ainsi que chacun se trouveavoir le sens et l'imagination enclines, il se met à faire semblable jugement deschoses naturelles et morales » (p. 17). L'imagination fausse le jugement sur leschoses naturelles, en parlant plus fort que la raison : ainsi celui dontl'imagination oriente le désir vers le plaisir procuré par l'eau fera « les eaux

 principes des choses » (ibid.). De la même manière l'imagination fausse le  jugement sur les choses morales, puisqu'elle présente comme désirables les passions contraires à « la vie chrétienne ». Par exemple, « La cruauté, l'ire etfélonie s'engendrent et se nourrissent de l'imagination d'un bien faux et déguiséque [l'homme] espère trouver en la vengeance » (p. 16).

Comment dès lors récupérer la force persuasive de l'imagination en la

mettant au service de la religion chrétienne ? Comment faire  Rfviu:philosoplwiiu:n"

4/ITO8,v. K>:t à48 2

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474 Christophe Bouriau Jean-François Pic de la Mirandole 475

servir l'imagination, dont nous ne pouvons absolument pas nous affranchir — « sans elle

rien ne se ferait » (p. 42) --, à l'édification de l'âme ? Nous avons vu que l'examen de la

nature de l'homme fournissait un début de solution au problème du passage du sensible au

spirituel. Seule l'imagination est à même d'assumer cette fonction de liaison puisqu'elle

appartient aux deux ordres : « L'imagination est l'entre-deux et le milieu de la nature non

corporelle et de la corporelle, par lequel elles se conjoignent » (chap. IV). Passage obligé

entre l'inférieur et le supérieur, c'est par un certain usage de l'imagination que les hommesvont pouvoir s'édifier, surmonter la partie animale de leur nature, sans succomber 

néanmoins aux vaines séductions de la poésie et des arts. Jean-François retient assurément

des analyses de Ficin la puissance suggestive et édifiante des images, et de Savonarole la

critique des arts et de la « littérature d'imagination »', accusés de détourner les hommes de

Dieu. Mais il parvient à dépasser leurs positions respectives, en conciliant deux exigences

en apparence contradictoires : I / convertir au moyen d'images le désir sensuel en désir de

vie chrétienne ; 2 / renoncer aux séductions de la poésie.

5. La solution du problème : un certain usage de l'imagination

Jean-François propose une pédagogie d'inspiration semble-t-il augustinienne

2

, tirant parti de la puissance persuasive de lima gination. Bien conduite, l'imagination est censée

conduire l'homme à désirer vivre selon les préceptes de la morale chrétienne et à se

détourner du mal (la concupiscence, les mauvaises passions et les opinions fausses).

L'idée essentielle est que Ion ne combat pas les vaines imaginations par la raison et la foi

seules, mais par la raison et. la foi aidées de l'imagination.

Premièrement, Jean-François propose de combattre les mauvaises af fections, nourries

  par les fausses imaginations, au moyen d'autres images. Comment lutter contre

l'inconstance, la tristesse.

1. L'expression est de l'historien t'rantz I'unek-Brentano, qui é crit a pro pos deSavonarole : « Il avait proscrit du haut de la chaire les plaisirs profanes danses, jeux decartes, jeu de trictrac, les vaines parures, masques et travestis, les instruments de musiquefrivole, les tableaux mythologiques, la littérature d'imagination» (La Renaissance, Paris,Ed. Fayard, 1935, p. 266).

2. On trouve chez, saint Augustin l'idée que l'imagination a une vertu spirituelle. Ilfaut « faire la leçon à notre imagination (objurgare, nostra phamos mala), et suivre ladivine pédagogie qui par des images nous détourne des fie,, lions frivoles » (De. verareïigione, I... p. 98).

lirnie. philosophuiuv, n" l./1'Wt. p. \(\\ à 4K2

la fainéantise, etc. ? Notre auteur reconnaît « qu'il est très malaisé d'arrêter quelles sont

les images » pouvant servir de remède, et permettant de « vivre bien et heureusement »

(p. 28). Il propose deux types de représentations imaginatives censées nous guérir : « Il y

a longtemps que deux m'ont semblé bien bonnes, desquelles l'une [image] nous émeut à

l'amour, l'autre à la peur : je les ai exposées en trois livres que j'ai intitulés,  De penser à

la mort du Christ et à la nôtre propre » (ibid.).

 Notre, auteur développe un peu plus loin cette thèse : en mettant devant nos yeux lamort, du Christ et la nôtre, l'imagination nous permet de chasser les mauvaises affections

et de les remplacer par des bonnes. Eclairée par la raison et, la religion révélée, l'ima-

gination remplace la crainte de. la mort (spontanément imaginée comme terrible)' par une

espérance qui nous incite à vivre conformément au message du Christ. Une fois admis en

effet que « la mort n'est autre chose que la séparation de l'âme et, du corps », nous devons

imaginer que « l'âme qui se délivre est en joie si elle a fait, du bien pendant, sa vie », et

que la mort est « le commencement d'une vie meilleure » (p. 31). Pour faire taire les

mauvaises imaginations qui engendrent les mauvaises affections, il ne suffit donc pas

d'invoquer la science morale, mais il faut substituer de bonnes images, stimulantes (par 

exemple la représentation du paradis) aux mauvaises, fausses et déprimantes (la

décomposition du corps, l'anéantissement de l'âme), qui nous font considérer à tort la vie

charnelle, et terrestre comme le seul et unique bien. Nous aurons donc « assujetti » lesmauvaises imaginations et. affections « si nous prenons quelque bon objet, auquel nous

adresserons la pointe de notre esprit. » (p. 44).

Ainsi celui qui fixe son imagination sur « la résurrection du corps » n'appréhende

 plus la mort mais la lient, même pour désirable, el cette perspective l'incite à vivre

chrétiennement, afin de se rendre «ligne du royaume de Dieu. Voilà eu quoi consiste la

conversion du désir sensuel et égoïste; en désir de vie chrétienne : celui qui envisage la

mort, grâce à son imagination éclairée, comme l'entrée à « une vie plus heureuse et

 perdurable appareillée pour les hommes » sera enclin « aux bonnes œuvres par lesquelles

il la (c et te vie] faut acquérir» (p. 32). Il ne s'agit donc pas de

1. Jean-Francois écrit que «la mort est estimée terrible parce que l'opinion que lafantaisie a engendrée de la mort est terrible », p. 31. De même : « (...) la mort, dont,l'imagination a coutume d'épouvanter grandement les mortels (...) » (p. 35).

 Kerne plulinuphique. il" 4/TMÎI. p. K>:i à >«I2

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476 Christophe Bouriau  Jean-François Pic de la, Mirandole 477

renoncer à la volupté, mais seulement de délaisser les voluptés sensuelles, quisont « de peu de durée » et « qu'un contrecœur et remords accompagne », au

 profit d'une volupté incomparable qui nous attend dans l'au-delà. On voit, bienen quoi consiste la fonction édifiante de l'imagination : celle-ci d'une part, «remet devant les yeux la double peine » qui sanctionne une vie de volupté, pre-mièrement « la perte qu'on souffre pour être privé de voir à jamais la face de

Dieu », deuxièmement, « la punition du feu éternel ». Elle nous encouraged'autre part à délaisser la voluplé sensuelle suivie de déception en posant devantnos yeux le bonheur éternel : pour délaisser la vaine volupté, « il nous faul

 proposer le loisir éternel » (p. 37). Insistons sur cette thèse essentielle, qui noussemble fournir la solution à la quête d'une nouvelle apologétique : « En laméditation des vérités révélées (...), la fantaisie s'emploie avec plaisir et profit »(p. 46).

L'imagination est source de plaisir et de profit, car elle permet au désir initialement tourné vers la volupté charnelle de se convertir et de tendre versune volupté incomparablement supérieure, la volupté éternelle, en présentant àl'âme le tableau du paradis. Elle nous détourne du péché et de l'enfer en nous en

 peignant l'horreur 1. Les enfants se réjouissent des premières imaginations, ayant

trait au paradis, « des autres se rnarrissent et s'épouvantent ». Grâce aux unes etaux autres, ils sont en tout cas débarrassés « des mauvaises fantaisies » (p. 47).C'est donc par l'imagination des « vérités divines » révélées dans les « sainteslettres », que « nous chassons les mortelles ténèhres des imaginations » (p. 45).

L'enfant en effet dédaignera beaucoup de faux biens dès lors qu'ils espérera« monter au ciel pour y contempler les choses qu'il a conçues par sonimagination » (p. 48), car l'imagination frappe davantage qu'aucunedémonstration : « Les enfants s'émeuvent plus par telle manière d'images, que

 par aucunes persuasions, desquelles ils ne sont aucunement capables» (ibid.). Ils prendront ainsi davantage en horreur de commettre un jour un meurtre « si

1. Aidée de l'imagination, la lumière de la foi « propose aux «niants (...) lesCeux el. tourments des enters, les loisirs et joies du paradis. Elle lait toutes ceschoses par une certaine manière fort convenable à cette puissance imaginative,d'autant qu'elles sont, aisées à comprendre el retenir. Car d'une part, elle repré-sente des états de feu et de soufre, des diables et bourreaux, et d'autre, part, lesmurailles de la Céleste Jérusalem toutes d'or, toutes enrichies de pierres pré-cieuses, des banquets célestes : les noces de l'Agneau, la compagnie des bien-heureux, les Anges qui jouent, des instruments, leurs chansons mélodieuses, ettoutes telles choses qui sont par-ci par-là dans la sainte écriture » (p. 47).

 Revue /i/iifnso/i/ii'i/Hc n" 4/1W8, |>. 'IM à '182

l'image d'un homme ensanglanté, blessé cruellement gagne leur fantaisie » que« si on leur mettait en avant le commandement de Dieu qui est de ne nuire à

 personne » (p. 48-49).Cette pédagogie par l'image ne s'adresse pas seulement aux enfants, mais

encore aux jeunes personnes et aux adultes. Ainsi, « ceux qui sont en la fleur deleur jeunesse » et qui, gouvernés par les « brutales imaginations », ne cherchent

que les voluptés de l'attouchement et du goût, pourront « aisément guérir etmodérer, voire chasser les fantaisies voluptueuses, s'ils appréhendent cesimages des choses que nous avons dites [les délices du paradis et les tourmentsde l'enfer], lesquelles aussi sont propres aux sens » (p. 49). Et notre auteur ajoute que les adultes « se peuvent aider de ces mêmes imaginations, et d'autresaussi bien qui leur sont plus propres ». Ainsi, s'ils imaginent les autres chosesque les saints livres nous enseignent (par exemple qu'il y aura un jugementrigoureux universel), « ils pourront se retirer de l'ambition des honneurs et del'avarice des biens » (p. 50).

Jean-François propose encore de guider les hommes par les exemples de lavie de Jésus et de celle des saints, exemples que l'imagination doit présenter àl'esprit de celui qui est soumis à la tentation : « nous devons penser quels

exemples de surmonter les voluptés Jésus-Christ lui-même et vivant et mourant,et ceux qui l'ont suivi nous ont donnés, par le moyen desquels, comme munisd'armes spirituelles, nous pourrons nous défendre des voluptés, et si besoin estles affaiblir » (p. 37). Face aux épreuves de la vie également, « nous devonsnous moyenner les mêmes affections, que nous croyons avoir été en ceuxdesquels nous suivons les enseignements, et desquels nous nous sommes

 proposés la vie pour exemple : autrement nous serons plutôt leurs singes queleurs imitateurs » (p. 51). On a là une idée très importante. Pour ne pas « singer » les grands hommes, en se contentant de réciter leurs enseignements, ilconvient, dans les divers « inconvénients » de la vie, d'imaginer  la manière

dont ils agiraient à notre place, et de rentrer ainsi dans leur disposition d'esprit.Jean-François insiste sur le fait, que les plus saints chrétiens qui aient, été ne se

sont pas contentés d'enseigner comment rompre « les efforts des appétits, et lachaude fureur du courroux ». Ils ont en outre témoigné de leurs enseignements

 par leurs actes : soumis à l'épreuve des outrages, « de leurs propres forces ilsont réfréné [le courroux] » (ibid.). Il convient donc non pas de les singer en secontentant de reprendre leur doctrine, mais bien de les imiter, en « estimant cequ'ils eussent fait » (ibid.), et en »'efforçant de faire de même.

 Revue philosophique, n" VIW«. |>. 16:! à '182

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478 Christophe Bouriau  Jean-François Pic de la Mirandole 479

Enfin, l'imagination nous aide à « monter à Dieu » en nous présentant Dieului-même comme le suprême désirable. Jean-François s'inscrit dans une

 perspective comparable à celle de saint Bonaventura qui, dans son  Itinéraire de

l'esprit vers Dieu, d'inspiration platonicienne, présentait Dieu comme le termeultime d'une ascension erotique. Mais notre auteur a en propre d'insister sur lerôle décisif de l'imagination dans cette ascension : « autant qu'il lui est possible

en sa nature corporelle, par l'élévation de l'entendement elle [l'imagination]monte à Dieu » (p. 52). L'imagination monte à Dieu, c'est-à-dire fait tendretoutes nos forces vers Lui en présentant, par anticipation, l'image de notre unionà Lui comme jouissance suprême, ne laissant plus rien à désirer'. Au terme duchemin parcouru par le chrétien s'accomplit en lui « ce cjue dit David : moncœur et ma chair se sont réjouis du Dieu vivant» (ibid.). L'imagination nous faittendre vers cette réjouissance en nous en donnant tine idée approchée,seulement indiquée par les Évangiles : « l'ardeur de l'amour divine (...)consumant toute la moiteur terrestre, y allume une céleste soif, et conduit à cettevive fontaine, de laquelle qui aura goûté l'eau, comme il fut dit à la Samaritaine,ne sera plus altéré de la soif des choses terrestres, mais en lui sourdra un sur-geon d'eau vive pour la vie éternelle » (p. 52-53).

En présentant, à l'âme la perspective d'une telle jouissance dans l'union àDieu, l'imagination stimule ainsi l'homme à la prière. L'homme implorera dansune vie de prière l'aide de Dieu pour « faire bien en toutes choses » (p. 51), et serendre ainsi digne de « monter à Dieu ». La quête d'une vie chrétienne n'estdonc pas contraire à notre nature sensible, mais s'inscrit au contraire dans unedynamique naturelle du désir, mû par l'imagination de « la maison de Dieu » oùnous serons « abreuvés du torrent de la volupté » (p. 53). Aussi Jean-François,écrit-il, qu' « il nous faut prier » pour satisfaire à « l'instinct de notre nature quide son propre mouvement cherche Dieu » (ibid.). L'imagination, plusconvaincante que les démonstrations des théologiens ou que les

1. On retrouvera cette fonction dynamique de l'imagination au XVir sièclesous lu plume d'Ainauld : « C'est par le secours de l'imagination que nous par-venons à la connaissance et à l'amour des choses invisibles qui sont l'objet denotre Coi » {Réflexions sur l'éloquence des prédicateurs, éd. T. M. Carr, Genève,Droz, 1.992, p. 387). Pascal de même nous exhorte à « bien ménager l'avantageque la bonté de Dieu nous donne de nous laisser toujours devant les yeux uneimage des biens que nous avons perdus » (par le péché, mais que nous pouvonsreconquérir par la foi), Lettre du 1''' avril 1648, OC, II, p. 582.

lievue philosophique, n" 4/l'Mft. ,,. 46:', à 482

conseils dispensés par la science morale, devient donc avec Jean-Françoisl'alliée de la foi chrétienne et le plus sûr tremplin pour atteindre le salut.

6. Une nouvelle fonction de l'imagination

Il convient donc d'insister sur le déplacement que Jean François fait subir àla doctrine aristotélicienne de l'imagination ainsi qu'à la conception

  platonicienne de l'ero.s. Comme on l'a vu, notre auteur retient d'Aristote lafonction médiatrice de l'imagination, qui permet à l'intelligence decommuniquer avec le sensible, d'étoffer intuitivement ses concepts et sesraisonnements : pas de pensée sans image.

Mais Jean-François a en propre de manifester que le statut intermédiaire del'imagination peut être exploité dans une perspective autre que celle de laconnaissance du monde sensible. En chassant les fantasmes sensuels par lesimages des enfers et du paradis, l'imagination transforme le désir charnel endésir spirituel. C'est par l'imagination, commune aux deux formes du désir — tout désir naît de l'image de l'objet désiré -, que la conversion s'opère de

l'animalité à la spiritualité.Mais il ne s'agit pas d'une conversion progressive, semblable à celle décrite

 par Diotime dans le Banquet de Platon, où l'homme s'élève graduellement, demanière continue, du désir des beaux corps à celui du Beau en soi.L'imagination permet ici d'accomplir une conversion brutale, en substituant auxfantasmes charnels les tableaux de l'au-delà suscitant la crainte du châtiment etl'espérance du salut. Le désir de vie spirituelle n'est pas dans la continuité dudésir charnel, comme c'est le cas chez Platon, puisque le premier prend la placedu second par le biais d'images dissuasives.

Telle est l'originalité de Jean-François, qui le fait apparaître comme un précurseur des conceptions de l'imagination développées le siècle suivant par des auteurs tels que Arnauld, Pascal ou IVlale-branche. 11 apparaît en effet que

la fonction persuasive conférée par ces auteurs à l'imagination reprend sous plusieurs égards celle que Jean-François Pic de la Mirandole lui attribue, sansque l'on prétende ici invoquer une quelconque influence, directe ou indirecte,du second sur les premiers.

Ainsi la  Logique de Port-Royal distingue-1-elie des matières spéculatives,qui réclament un style froid et abstrait, celles qui nous

 Keritr philosophique. n" 4/ I W8. p. IM à 4H2

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480 Christophe Bouriau  Jean-François Pic de la Mirandole 481

doivent « raisonnablement toucher » et réclament au contraire l'emploi d'unstyle imagé. Les vérités divines devant être rendues attrayantes — tel était lesouci premier de Jean-François —, il n'en faut pas parler à la manière sèche desscolastiques, mais à la manière figurée des Pères1. Or, images et figures relèventde l'imagination. Pour Arnauld comme pour Jean-François, il est donc fort utilede tirer l'imagination « de son engourdissement, quand c'est pour nous fairefaire le bien »-.

De même, concernant la fonction stimulante de l'imagination, Pascal1

réplique à Goibaud, suivant lequel les vérités du salut passent de l'intelligenceau cœur, qu'à l'opposé « elles entrent du coeur dans l'esprit »'. Et le moyend'échauffer le lecteur est d'exciter en lui les passions par l'imagination, qui esten l'homme la faculté inflammable par excellence. A l'instar de Jean-FrançoisPic de la Mirandole, Pascal assigne à l'imagination le rôle de susciter la peur etl'espérance. L'image de l'éternité qui suit la mort dissuade l'homme dudivertissement et l'incite à suivre le droit chemin : « toutes nos actions doivent

 prendre des routes différentes selon l'éclat de cette éternité » [ibid., p. 428-681).Pascal érige ainsi une image de Dieu confondante pour ceux qui n'auront

 pas voulu reconnaître pendant leur vie les signes de sa présence : « Il paraîtra au

dernier jour avec un tel éclat de foudres et un tel renversement de la nature queles morts ressusciteront et les aveugles verront » (Les pensées, frag. 149-182).Réciproquement, l'imagination attise l'espérance. Pascal eile saint Paul : Dieu «

 peut nous donner plus de bien que nous n'en pouvons demander ni imaginer »'.Autrement dit, nous devons savoir que même les plus grands biens imaginablesdemeurent en deçà de ce que Dieu peut nous offrir. L'imagination stimule lemode de vie chrétien en nous peignant des biens dont nous savons que Dieu

 pourra encore les augmenter. Dès cette vie, pourrait-on dire, l'imagination nousdonne un avant-goût du salut. Pascal imagine ainsi l'apothéose des « personnesde piété » : « Je vous avoue qu'il me semble que je les

vois déjà dans un des trônes où ceux qui auront tout quitté jugeront le mondeavec Jésus-Christ. »'

Comme Jean-François, Pascal croit davantage à la puissance del'imagination qu'à celle du raisonnement pur pour toucher 2 et persuader leshommes. L'imagination de la béatitude et de l'affliction éternelle constitue à sesyeux comme à ceux de son prédécesseur le plus efficace stimulant à la vie

chrétienne.Chez Malebranche enfin l'on retrouve certains thèmes du De Imaginatione.

Il ne saurait être question pour Malebranche de congédier purement etsimplement l'imagination, bien qu'elle attise les passions les plus néfastes,

 puisque bien utilisée elle peut servir à l'édification de l'âme humaine, aussi biendans la science mathématique et physique où elle soutient l'application del'esprit, que dans l'éducation morale où elle renforce la puissance persuasive dessermons. A l'instar de Jean-François, Malebranche entend tirer le meilleur partide la force persuasive de l'imagination, qui tient au charme qu'elle exerce sur l'esprit : « elle a tant de charme et d'empire sur lui, qu'elle le fait penser volontiers à ce qui la touche. »' Il s'agit encore une fois de toucher pour mieuxconvertir.

Dans le domaine moral, l'imagination sert à toucher l'âme en y imprimantles vérités chrétiennes. Les prédicateurs qui ont 1' « imagination forte »1 sont eneffet les plus aptes à persuader les auditeurs, puisqu'ils savent utiliser lesexpressions les plus suggestives et les plus stimulantes. L'imagination apparaîtcomme l'alliée indispensable du discours, qui sans elle demeure inefficace : «l'air et la manière se font sentir et agissent dans l'imagination des hommes plusvivement que les discours les plus forts qui sont prononcés de sang-froid : àcause que ces discours ne flattent point leurs sens, et ne frappent point leur imagination. »'

1. Arnauld et Nicole, La logique, ou l'art de. penser, éd. Clair et Girbal, Paris, PVV, 1965, 1'" parue, <;hap. 14, p. 97.

2.  Réflexions sur l'éloquence des prédicateurs, éd. 'P. M. Carr, Genève, Droz,1992, p. 31S9.

3.  Nous citons Pascal d'après l'édition J. Mesnard des (Euvres complètes(OC), Paris, Désolée de Brouwer, 4 vol., en indiquant le volume et la page.

4.  De. l'esprit géométrique, 2' fragment, OC, III, 413.5.  Lettre 5 à Mlle de Roannez, OC, [II, 1039-1040.

 Heuue philosophique, il" 4/1 <)<)«. ,,. 46.'« à 482

1.  Ibid., 1039.2. Les « ignorants <'l presque stupides » seront a insi « touchés au seul nom

de Dieu el par les seules paroles qui les menacent de l'enter », Biaise et Jacque-line Pascal : heure à Gilberte, 5 novembre 1648, OC, II, 697.

3.  Entretiens sur la mort et sur lu religion, m (Euvres complètes, « La Pléiade»,t. I, p. 757.

4.  De la recherche de la vérité, liv. Il, III' partie, chap. I, § 6. Le titre duchapitre est : « Que ceux qui ont l'imagination forte persuadent facilement. »

5. Ibid.

 Kerne philosophai»?, n" 1/1W«. |i. 163 h 182

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482 Christophe Bouriau

Conclusion

 Nous avions formulé en introduction le problème suivant : comment rendreattrayantes les vérités révélées sans recourir à une imagination poétique,suspecte de rabattre l'homme vers les séductions terrestres ? Nous avons vu quela solution de Jean-François Pic de la Mirandole à ce problème consacrait une

fonction nouvelle de l'imagination par rapport à la tradition aristotélicienne.L'imagination n'est pas seulement nécessaire au plan épistémolo-gique — comme intermédiaire entre les sens et l'intellect — mais également au plan

 pratique, comme puissance permettant d'effectuer le passage du désir sensuel audésir de vie chrétienne. La puissance édificatrice de l'imagination développée

 par notre auteur est réaffirmée par certains philosophes du XVII' siècle, quiinscrivent cette faculté plus persuasive que la raison au cœur du projet apologé-tique. Dans l'ordre spirituel, l'imagination permet selon Pascal aux « yeux ducœur » de voir la grandeur cachée de Jésus-Christ et d'anticiper les jouissancesqui seront notre lot éternel1. Non contente de nous faire voir le corporel présentet passé, l'imagination nous tourne vers notre avenir céleste. Telle était bien laleçon de Jean-François Pic de la Mirandole : « La conversio ad phantasmata

s'achève en conversio per phantasmata. »2

Christophe BOURIAU. II. rue CWig/ir.450(H) Orléans.

RÉSUMIÏ. —  Comment transmettre et diffuser les vérités révélées sansrecourir à une imagination poétique ou artistique, suspecte de rabattre l'hommevers les séductions terrestres et de le gonfler d'orgueil ? La solution fournie par 

 Jean-François Pic de la Mirandole à ce problème dans son De Imaginationeconsacre l'émergence, d'une fonction nouvelle de l'imagination, que l'on verrareprise et développée dans les grands textes apologétiques du X 111' siècle.

ABSTRACT. —  How can one pass on and spread revealed truths without resort to a poetic or artistic imagination, suspect of humbling man towardsterrestrial reductions, hence inflating him with pride ? The solution offered byGiovanni Francesco Pico della Mirandola to this problem in his DeIniagiiiatione sanctions the surge of a new function of imagination which will be seen caught up again and developed in the great apologetic texts of the X I //" century.

1. Voir sur cette question Gérard Ferreyrolles,   Les Reines du monde. L'imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Ed. Champion, 1995, notam-ment p. 278-295.

2. Cette heureuse formule, appliquée à Pascal, est de G. Ferreyrolles, loc.cit., p. 295. Elle résume parfaitement la thèse du De imaginationc.

 Hernie philosophique, n" 4/1998, p. 463 à 482

ANALYSES ET COMPTES RENDUS

XX" SIÈCLE

Anne Amiel,  Hannah Arendt. Politique et événement, Paris, PUF, 1996, «Philosophies », ti" 74, 126 p.

Hannah Arendt connaît actuellement un regain d'intérêt. Il est vrai quecertains, dont Raymond Aron, n'avaient pas été tendres, ni très équitables, àl'égard de sa théorie du totalitarisme. Et puis le livre sur le procès d'Eichmannavait soulevé des polémiques et des rejets. Anne Armel a donc bien raison decommence]- son analyse de la pensée de Hannah Arendt par cette trilogie del'antisémitisme, de l'impérialisme et du totalitarisme, car l'enjeu de ces analysesest la forme moderne de la « terreur ». Dans sa réponse à Voegelin, HannahArendt a justifié sa méthode non historiogra-pliique, car il faut considérer qu'àla terreur moderne s'oppose la volonté de sens, catégorie qui ne relève pas del'historiographie. Elle montre que l'action humaine est toujours possible commefondation de sens, indépendamment de la victoire ou de la défaite (point de vuetrès kantien). D'où une analyse de la Révolution américaine et de la Révolutionfrançaise, comme en écho aux célèbres textes de Tocqueville, el qui conduit à

 penser la fonction du politique dans le rapport de l'homme à la vérité, commel'avait nettement vu Barrasch. Au fond, l'attitude; de Arendt devant ladétermination de l'action juste relève du même formalisme que l'analyse du

 jugement de goût, dans la Critique de la faculté de juger  de Kanl. Il y a une prétention justifiée à l'universalité dans ce qui agit en vue de la vérité.

Cette brève étude consacrée à Hannah Arendt, est claire et juste.Pierre THOTIONON.

Anne-Marie Ainiot, Jean-François Mattei (dir .),  Albert Camus el la philo- sophie, Paris, l'P!', 1997. coll. « Thémis/Philosophie », 22x15 cm, VI + 298 p. Prix : 128 FF.

Maurice Weyembergh,   Albert Camus ou la mémoire des origines, Paris/Bruxelles, De Boeck Université, 1997, coll. « Le point philosophique »,22,5x15,5 cm, 248 p. Prix : 128 FF.

Deux ouvrages qui se croisent sur les problèmes camusiens. Le premier estun recueil de seize textes d'auteurs différents, précédés d'un avant-propos de A.-M. Amiot et de J.-F. Mattéi sur la question toujours contro-

 Revue philosophique, ri" 4/199«. p. 48:! \ 568