Boutroux Histoire de La Philosophie

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Manuel rpublicain des droits de lhomme et du citoyen

LHISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

mile BOUTROUX

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Cliquez sur le lien ci-dessus pour signaler des erreurs.mile BOUTROUX Lhistoire de la philosophie4LHISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE Ce texte a t publi dans Etudes dhistoire de la philosophie, Alcan, 1908.

Zhtetai t dion.ARISTOTE, Eth. Nic., I, 7, 1097b 35.

[1] A mesure que se multiplient en tous sens les travaux historiques, mesure il devient plus difficile de saccorder sur lobjet de lhistoire elle-mme. Est-ce bien la mme science que cultivent un Renan, cherchant dans la srie des faits les lois morales de lhumanit et de lunivers, et un Fustel de Coulanges, qui ignore sil y a des lois historiques et borne son ambition rattacher quelques faits leurs causes prochaines?Lhistoire de la philosophie nchappe pas cette condition. Elle est comprise bien autrement par Hegel ou par Grote. Elle est tour tour philosophique, psychologique, sociale, philologique, naturaliste, sans quon voie clairement dans quelle forme elle tend se fixer. Il devient ncessaire qui entreprend de sy livrer, sil ne [2] veut pas se borner suivre tel ou tel courant, de sinterroger sur la fin de cette science, de soumettre lexamen les diffrentes dfinitions quon en peut donner.Quel est donc lobjet propre de lhistoire de la philosophie? Quelle est la mthode quil convient dy suivre?Sagit-il de rassembler simplement et de classer selon la gographie et la chronologie les faits auxquels convient lpithte de philosophiques?Sagit-il, ce triage une fois opr, de rattacher chacun de ces faits aux particularits du milieu o il sest produit, comme ses conditions ou ses causes?Ou bien, si lon estime que la philosophie a jusqu un certain point une existence et un dveloppement propres, constitue une sorte dorganisme, sagit-il de dmler et de suivre ce dveloppement autonome, travers les inventions, en apparence capricieuses, des individus? Considrerons-nous chaque philosophe comme linstrument plus ou moins docile dun esprit immanent et universel? Ferons-nous consister notre tache dgager et achever les parties de luvre de chaque penseur qui sont viables et fcondes, en laissant tomber celles que tt ou tard le temps doit emporter? Nest-ce pas lun des services que lon attend de lhistorien, que de tout lire, de tout tudier, de tout critiquer, afin de replonger dans la nuit les vnements qui ne mritent pas doccuper la mmoire des hommes?Que si lon se fait scrupule de juger ainsi les productions philosophiques au nom de lide plus ou moins [3] mystique dune philosophie ternelle, naimera-t-on pas du moins distinguer, parmi les conceptions dun homme de gnie, celles o il est vraiment lui-mme, o il innove, o il prpare lavenir, de celles o il nest encore que lcho de ses devanciers?Ny a-t-il pas enfin une conception de lhistoire de la philosophie, trs plausible cause de son rapport aux sciences positives, suivant laquelle la tche de lhistorien serait de prendre pour objet dtude, non la philosophie, mais les philosophes, et de montrer propos de chacun deux, dans une analyse psychologique, par quelle volution, tant donn son temprament, son ducation et les circonstances de sa vie, il a d ncessairement produire les ides quil a mises au jour.Nul doute que chacun de ces points de vue nait son intrt et sa valeur. Aucun deux pourtant ne parat tre le propre point de vue de lhistorien de la philosophie.Cest tre trop modeste que de se borner collectionner et ranger chronologiquement les manifestations philosophiques. Car, si quelque part un enchanement logique des faits nous est offert avec les faits eux-mmes, cest dans les doctrines et systmes o la philosophie sest ralise.En revanche, il est bien audacieux de prononcer que telle conception a lavenir pour elle, tandis que telle autre a vcu. Au temps de Voltaire, la mtaphysique tait dfinitivement condamne. Or ctait lpoque o germait la philosophie allemande.[4] Quelle ambition encore, que celle de retrouver les origines historiques et inconscientes, la gense mcanique des ides dun penseur? Qui de nous, mme parmi les plus attentifs et les plus habiles analyser leurs tats de conscience, pourrait expliquer avec vrit lorigine de ses opinions et de ses doctrines? Comment, parmi les innombrables influences auxquelles notre vie de plus en plus complexe nous soumet continuellement, discerner celtes qui ont t profondes et durables, et comment dire en quel sens au juste elles se sont exerces? Et puis, pourquoi vouloir toute force que nos ides ne naissent que dinfluences extrieures et que nous-mmes ne soyons pour rien dans leur production?A ct de ces diverses conceptions de lhistoire de la philosophie, tour tour timides lexcs ou tmraires et aventureuses, il en est une qui frappe moins lesprit, parce quelle a un air moins scientifique, mais qui rpond peut-tre plus exactement la nature mme de lobjet tudier. Cest aussi, si je ne me trompe, celle quappliquent communment les crivains dont lobjet propre est de faire uvre dhistorien de la philosophie, sans nulle proccupation trangre.Elle consiste prendre tout dabord pour matire de son tude cela mme qui nous est immdiatement donn, savoir telle ou telle doctrine, une dans sa complexit plus ou moins grande, tel ensemble dides prsentes par le philosophe comme formant un tout. L o cette condition nest pas remplie, en effet[,] on peut avoir [5] affaire un fin moraliste, un esprit profond, un penseur original: on nest pas vraiment en prsence dun philosophe. Le problme qui se pose est celui de savoir quel rapport logique le philosophe a effectivement tabli entre ses ides, lesquelles il a prises pour principes, dans quel ordre et de quelle manire il a, des ides principales, fait dpendre les autres. Un philosophe est un homme qui confronte entre elles les connaissances et les croyances des hommes, et qui en cherche les rapports. Nous voulons savoir comment un Platon, un Leibnitz a conu ces rapports. Et, comme le philosophe nest pas un voyant qui la vrit se rvle dans un clair, mais un chercheur patient qui rflchit, critique, doute, hsite, et ne se rend qu des raisons, nous voulons savoir par quelle voie mthodique, par quelles observations et quels raisonnements notre auteur est arriv ses conclusions. Il ne sagit pas ici du travail inconscient et mcanique de son cerveau. Il est question de son effort conscient et voulu pour franchir les bornes de son individualit, pour penser dune faon universelle et dcouvrir le vrai.Sil en est ainsi, ce nest ni la philosophie en gnral dans lensemble de son dveloppement, ni lvolution psychologique de chaque philosophe en particulier qui forme lobjet immdiat de lhistoire de la philosophie: ce sont les doctrines conues par les philosophes. Bien connatre et bien comprendre ces doctrines, les expliquer, autant quon en est capable, comme le ferait lauteur [6] lui-mme, les exposer selon lesprit et jusqu un certain point dans le style de cet auteur: telle est la tche essentielle, celle laquelle toutes les autres doivent tre subordonnes.Certes il est utile de considrer lhomme, et non pas luvre toute seule, mais surtout parce que, le plus souvent, lhomme nous aide comprendre luvre. Le cartsianisme doit plus dun trait la personne de Descartes. Quelle erreur pourtant, si lon ny voulait voir que lhistoire dun esprit individuel!De mme, il est intressant de se demander, travers la succession des systmes, ce que devient la philosophie en soi, si elle avance ou si elle reste stationnaire. Mais cette tude gnrale ne peut remplacer ltude des doctrines considres pour elles-mmes du point de vue de chaque auteur: elle la suppose.Quon ne dise donc pas que telle partie des doctrines dun philosophe est ngligeable sous prtexte quon la trouve dj chez quelque philosophe antrieur. Cest l une raison insuffisante: Un grand esprit ne cherche pas tre nouveau et original, il cherche la vrit. Comment en ddaignerait-il une partie, sous prtexte quelle a t dcouverte par un autre? Dans les ges classiques de la littrature, on ne se croit pas tenu de crer, la manire de Dieu, ex nihilo. Un Corneille, un Molire puisent pleines mains dans les uvres de leurs devanciers. Ils seront suffisamment originaux, si, de ces lments, ils composent de beaux ouvrages. A plus forte raison un [7] Aristote, un Leibnitz, un Kant conservent-ils avec un soin jaloux ce que les hommes ont trouv de bon avant eux. Et ils se lapproprient en ralit par la manire dont ils en usent. Quand on joue la paume, dit Pascal, cest une mme balle dont on joue lun et lautre, mais lun la place mieux. Lide la plus banale prend souvent une physionomie nouvelle par les rapports nouveaux o elle se trouve engage.En revanche, telle ide qui devait se rvler plus tard comme importante et fconde peut navoir jou dans le systme o elle apparat dabord quun rle secondaire ou effac. Tout en la relevant comme une rencontre ou un pressentiment intressant, gardons-nous de la mettre au premier plan, sous couleur de servir lauteur en lui donnant un air plus moderne. Ce nest pas Descartes tel quon peut conjecturer quil serait aujourdhui, cest le Descartes de 1644, ramenant tous les problmes celui de la certitude, que nous avons mission de faire connatre.La tche qui nous est assigne dtermine avec prcision les moyens quil nous appartient de mettre en uvre. Nous ne saurions chercher, dans les dveloppements ultrieurs qua pu recevoir un systme, dans les doctrines quil a engendres, dans les apprciations et interprtations des contemporains et des successeurs, ou encore dans les renseignements historiques et biographiques relatifs la personne de lauteur et ses ouvrages, autre chose que des indications sur les problmes [8] que nous devons nous poser, ou des donnes matrielles dterminant en quelque sorte le terrain sur lequel nous devons oprer. Quant la source mme de lhistoire de la philosophie, elle ne se trouve que dans les monuments laisss par les philosophes eux-mmes.Chaque uvre philosophique veut tre considre dans son ensemble et dans ses dtails. Le travail de lesprit est une continuelle oscillation du tout aux parties et des parties au tout. Cest ainsi, quon procde pour comprendre un drame, un pome, une uvre dart. Cest par ce mouvement alternatif dinduction et de dduction que se font les sciences. De mme cest en expliquant lauteur par lui-mme, ses ides gnrales par ses doctrines particulires et ses doctrines particulires par ses ides gnrales, que nous aurons chance de bien saisir sa pense.Il ne suffit pas de dcouvrir des textes curieux, voire mme des textes indits. Qui de nous se livre tout entier dans tout ce quil dit; et quelle apparence y a-t-il quune lettre crite tel correspondant mal prpar pour comprendre le philosophe ait plus de valeur que les traits longuement mris et destins la postrit? Lhistorien qui est en qute, non danecdotes, mais dune juste apprciation de luvre dun grand homme, sattachera moins mettre en ligne et faire manuvrer une quantit imposante de textes isols, qu se pntrer de plus en plus de la pense de lauteur, en lisant et relisant un grand nombre de fois lensemble de ses ouvrages. [9] Il voudra se replacer son point de vue, chercher avec lui, le suivre dans les dtours de ses mditations, partager ses motions philosophiques, jouir avec lui de lharmonie dans laquelle sest repose son intelligence.Les systmes de philosophie sont des penses vivantes. Cest en cherchant dans le livre le moyen de ressusciter ces penses en soi quon peut esprer de les entendre.