Boutroux Intellectualisme de Malebranche

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L'intellectualisme de Malebranche

L'intellectualisme de Malebranche

parEmile Boutroux

Article publi dans la Revue de mtaphysique et de Morale1916

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[27] La philosophie de Malebranche est essentiellement intellectualiste. Ce disciple de Descartes n'aborde aucune recherche, qu'il ne s'engage rejeter toute notion dpourvue d'vidence rationnelle. Excepte-t-il les vrits de la foi? Dlibrment il a fait de la raison le principe, non seulement de toute science, mais de la morale, et de la religion mme. La religion, pour lui, n'est qu'une forme, adapte la condition humaine, de la mtaphysique.Nous voyons en Dieu tout ce que nous connaissons vritablement; connatre le monde, c'est le concevoir par rapport l'tendue intelligible qui rside en Dieu mme, c'est le rduire en lments mathmatiques. Dieu, chez Malebranche, est toute lumire, toute vrit, tout ordre, c'est--dire qu'il contente, universellement et absolument, cette raison parfaite qui, comme seconde personne de la Trinit, est son essence mme.Rien de plus certain que le caractre intellectualiste de la philosophie de Malebranche. Mais il est intressant de se demander quelle est, au juste, la nature de cette intelligence, de cette raison, laquelle, sans restriction, Malebranche soumet toutes choses et Dieu lui-mme.

I

Malebranche pose en principe que connatre le monde matriel, c'est en expliquer toutes les parties et tous les phnomnes par les seules lois de la mcanique, c'est--dire par la seule ide mathmatique de l'tendue. Que suit-il de l'application de cette maxime?Une premire consquence, c'est que l'existence de ces formes particulires de l'tendue que nous appelons les corps est absolument indmontrable. Les mathmatiques n'admettent que l'universel. Malebranche reconnat, dclare, dmontre que l'existence [28] des corps est indmontrable. Mais il affirme, non moins catgoriquement, que les corps existent. Nous en sommes assurs, dit-il, par la rvlation.En parlant ainsi, il limite visiblement la porte de la raison comme facult de voir les choses dans leurs archtypes mathmatiques. Et l'on pourrait se demander si, en dehors de la connaissance rationnelle, il n'admet pas l'existence d'une connaissance proprement mystique. Mais il s'agit de savoir quelle ide il se fait au juste de Dieu et de ses rvlations.Or c'est une maxime essentielle de la philosophie de Malebranche, que Dieu, en tout ce qu'il fait, suit les voies les plus simples, agissant par l en conformit avec la raison. Nous devons donc croire, en vertu de notre raison mme, que l'existence des corps, dont la rvlation nous informe, n'est pas une cration absolument nouvelle, mais se rattache de quelque manire, la nature des essences, si bien que, dans l'tude des phnomnes sensibles les plus particuliers, il reste lgitime et ncessaire de poursuivre des explications mcaniques.Une seconde consquence de la conception mathmatique de l'univers, c'est l'impossibilit de concevoir un rapport d'influence entre les mouvements des corps et les sentiments qui, dans notre me, correspondent ces mouvements.D'une manire gnrale, une crature ne peut agir dans une mesure quelconque, sur une autre crature. En effet, les accidents, chez les tres rels, ne sont pas sparables des substances; et modifier la substance, c'est crer ou anantir. Or, Dieu seul il appartient de crer ou d'anantir. Toute puissance, donc, qu'elle s'exerce sur les substances ou sur les accidents, appartient exclusivement Dieu.Comme, d'ailleurs, l'tendue et le sentiment sont choses entirement diffrentes, toute tentative d'expliquer les phnomnes de l'un par les phnomnes de l'autre est frappe de strilit. L'tendue et le sentiment coexistent, d'une manire purement contingente; et, s'il y a correspondance entre les modifications de l'un et les modifications de l'autre, ce ne peut tre qu'en vertu d'un libre dcret de Dieu. Les modifications des substances spirituelle et corporelle ne peuvent tre causes vritables les unes des autres; le seul nom qui convienne au rle qu'elles remplissent est celui des causes occasionnelles.[29] Malebranche, par cette thorie, parait limiter une fois de plus la porte de son intellectualisme. Que sont ces causes qui ne sont point causes, sinon le dguisement d'un continuel miracle? Voici deux horloges sans communication entre elles, qui, nanmoins, sont toujours d'accord. C'est, apparemment, qu'un gnie invisible en pousse continuellement les aiguilles.Ainsi a-t-on souvent interprt, notamment en Allemagne, la thorie des causes occasionnelles. Mais il semble qu'en l'entendant de la sorte on en ait mconnu la signification. Que voudrait dire le mot cause, appliqu un phnomne qui serait sans lien aucun avec celui que l'on appelle son effet? Si Malebranche entendait s'en tenir au systme que l'on dnomme occasionalisme, pourquoi ne s'est-il pas content du terme occasion?Il y a, en ralit, deux parties dans sa doctrine, l'une ngative, l'autre positive. Nulle chose cre ne peut tre cause, au sens plein du mot, au sens de puissance cratrice, parce que la cration est le privilge de Dieu. Mais on peut concevoir une cause, sinon cratrice, du moins dterminante, c'est--dire provoquant, en fait, d'une faon constante, l'apparition d'un certain phnomne; et c'est l, prcisment, le genre de causalit que Malebranche attribue aux cratures.D'une part, nos sentiments sont absolument irrductibles nos perceptions intellectuelles, tout de mme que l'existence des corps est absolument irrductible leur essence. Doctrine capitale, dans la pense de Malebranche, car elle dcouvre l'erreur de Spinoza, qui, plaant au sein mme de Dieu le fini avec l'infini, ou anantit le fini, ou ruine la perfection divine.D'autre part, en mme temps que, par sa puissance, distincte de son entendement, Dieu cra des choses finies, il tablit entre elles des rapports prcis et constants, grce auxquels tout se passe comme si tel phnomne avait la proprit d'engendrer, de causer vritablement tel autre phnomne.Si donc il n'existe pas de Nature, telle que se la figuraient les paens, pour qui c'tait une divinit doue de puissance effective, il existe vritablement des causes naturelles, des lois naturelles et gnrales Rech. de la V., VI, 3. Cf. claircissements, 13. Entretiens sur la Mtaphysique, IV, 11., introduisant l'ordre clans la portion de l'tre qui chappe la gomtrie.[30] Des causes conues comme simples antcdents constants, non comme puissances gnratrices et cratrices: telle est la thse de Malebranche. On ne saurait la confondre avec, celle du miracle continuel et de la volont arbitraire.En ce sens, nos sensations, bien qu'elles ne nous instruisent, aucun degr, de la nature intrinsque des tres, nous fournissent nanmoins de vritables connaissances. Car elles nous informent des choses qui sont utiles la conservation de notre vie. Dieu, en effet, c'est--dire l'ordre, veut que les lois de l'union de l'me et du corps soient trs simples, partant trs gnrales; et ainsi l'avertissement que nous donnent nos sens touchant le caractre utile ou nuisible des objets notre gard, est assez sr pour que nous n'ayons besoin qu'exceptionnellement de le rectifier ou d'y suppler par l'usage de notre raison. D'une manire gnrale, les jugements naturels que nous formons d'aprs la dicte de nos sens reprsentent fidlement les lois de la nature.L'exprience est, ainsi, pour la connaissance des choses matrielles, une source lgitime et ncessaire d'information; et la science physique n'est autre chose que l'effort de l'intelligence pour accorder la certitude de l'exprience avec l'vidence de la raison Entretiens sur la Mtaphysique, XIV, 4..Ce n'est pas tout. La raison elle-mme va au-devant de l'exprience, et dmontre la ralit et la valeur de ces lois qui, dans la nature, limitent des effets particuliers l'universel mcanisme mathmatique. On a cru tort, selon Malebranche, que l'emploi des principes mcaniques en physique excluait les causes finales. Si le monde se conserve par la seule action mcanique de ses parties les unes sur les autres, c'est qu'il a t construit par un architecte qui prvoyait la srie infinie des effets de toute cause donne. Le Crateur a employ les voies les plus simples et les plus sres pour parvenir son but. Il a, en outre, dans les tres vivants, tellement ajust l'infinit de parties dont ils se composent, qu'ils puissent, indfiniment, produire des tres semblables eux. Si donc la nature n'est pas, elle-mme, puissance et sagesse, elle tmoigne de l'union de la sagesse et de la puissance avec l'entendement gomtrique dans le principe crateur qui la fait tre et se conserver.La considration des lois naturelles ainsi tablies par Dieu dans le monde des choses contingentes est particulirement indispensable [31] en matire morale. Si Dieu n'avait pas cr de telles lois, notre responsabilit, dans les actes que nous accomplissons, se limiterait ces actes mmes: les suites ne nous concerneraient pas. Mais Dieu a si bien li, dans la nature, les effets aux causes, que vouloir la cause, c'est vouloir l'effet. Quelle n'est pas, ds lors, la malignit de l'homme qui accomplit une action dont les suites doivent tre dtestables! Cet homme, abusant des lois par lesquelles Dieu s'est li, oblige Dieu raliser une uvre d'iniquit. Rien n'est plus sacr que la puissance, rien n'est plus divin. C'est donc un vritable sacrilge que d'employer la puissance produire le mal. C'est asservir la majest divine la mchancet humaine Entretiens sur la Mtaphysique, VII, 14.. Forfait monstrueux, possible toutefois, grce la liaison des causes et des effets que Dieu a tablie dans la nature.Enfin il importe de remarquer que le libre arbitre de l'homme, dans la philosophie de Malebranche, est, par excellence, chose irrductible au mcanisme, et que, nanmoins, il est la fois trs rel et intelligible dans une certaine mesure.Rien ne serait plus contraire la pense de Malebranche que de rduire le libre arbitre humain n'tre qu'une illusion, puisque, dans un tel systme, Dieu serait lui-mme l'auteur des pires actions commises par les hommes. Inexplicable par l'ide de l'tendue intelligible, le libre arbitre n'en est pas moins un tre vritable. Il consiste dans la facult d'obir ou de rsister l'inclination naturelle vers le bien qui est le fond de notre volont. Et nous n'usons pas moins de notre libre arbitre en obissant qu'en dsobissant, puisque nous avons la facult de dsobir.Si le libre arbitre est la fois rel et irrductible au mcanisme, s'ensuit-il qu'il soit inintelligible? On ne saurait, selon Malebranche, l'assimiler au hasard ou au caprice. Il ne se dtermine pas sans raison, et la raison laquelle il adhre est la considration du bien lui-mme. Mais, la nature offrant l'homme des biens particuliers, lhomme a cette puissance, au lieu de ne rechercher ces biens secondaires que dans leur rapport au bien universel, d'y arrter sa volont, et de les considrer comme des biens absolus et des fins en soi. Il peut, dans son amour, substituer la crature au Crateur. Mais c'est parce qu'il est capable d'aimer Dieu qu'il peut mettre sa place des idoles. Et ainsi, jusque dans l'usage coupable que l'homme [32] fait de son libre arbitre, son action conserve un rapport l'ordre et l'intelligence; tandis que, par un juste emploi de ce mme libre arbitre, il se fait, en vrit, le collaborateur de Dieu.Il est donc certain, en ce qui concerne la connaissance de la nature et de l'homme, que l'intellectualisme de Malebranche n'est pas born cette vue claire et distincte des choses que l'on obtient en les contemplant dans leurs modles mathmatiques: il admet une intelligence relative du contingent en tant que contingent, il s'largit avec l'tre lui-mme, de manire apercevoir l'infinie puissance divine, sans toutefois laisser de place au hasard ou l'ngkh, dont l'existence serait la ngation du Dieu vivant.

II

Il nous est interdit de ramener la nature telle que nous la voyons, borne, finie et imparfaite, l'tendue intelligible, puisque cette tendue rside en Dieu mme, et qu'ainsi la rduction de notre monde l'tendue intelligible introduirait en Dieu le fini et l'imperfection. Mais, pour qui se placerait au point de vue de Dieu lui-mme, n'y aurait-il pas lieu de penser que, toute discontinuit dans l'objet de son intelligence tant impossible, l'existence sensible, le contingent et le libre doivent, finalement, se rsoudre, par une analyse qui nous dpasse, en ncessit mathmatique.Une telle induction serait en contradiction formelle avec les principes les plus avrs de la philosophie de Malebranche.Certes, les rapports de grandeur, qui sont la matire des mathmatiques, subsistent en Dieu mme; et en Dieu tout est un. Mais, si nous sommes assurs de parler convenablement de Dieu en affirmant son unit, nous ne pouvons prtendre, nous autres hommes, embrasser d'un regard toutes ses perfections. Nous devons les considrer isolment, si nous voulons nous les reprsenter, autant qu'il nous est possible, selon leur nature propre et dans leur infinit. Et nous devons affirmer de Dieu toutes les perfections qui sont dignes de lui, encore que nous ne puissions jamais parvenir voir ces perfections dans leur pntration mutuelle et dans leur unit essentielle.Or en Dieu rside ncessairement l'ordre, et l'on pourrait presque dire que l'ordre, c'est Dieu mme. Mais l'ordre contient, outre les [33] rapports de grandeur, qui sont l'objet des mathmatiques, les rapports de perfection proprement dite, qui sont la matire de la morale. Tel le rapport de valeur, en vertu duquel le bien de l'me doit tre prfr celui du corps, la vie d'un homme celle d'un animal. C'est l un genre de vrits qui ne se peut ramener la vrit mathmatique, et qui n'en a pas moins son fondement en Dieu.Il y a plus. Comme il convient notre faiblesse de considrer sparment des attributs qui, en Dieu, sont insparables, ainsi nous comprendrons mieux la signification des vrits mathmatiques et des vrits morales, en les comparant entre elles, quant au rle qu'elles jouent respectivement dans notre vie. Or, en ce sens, Malebranche n'hsite pas professer que la considration des vrits morales est plus ncessaire encore que celle des vrits mathmatiques. Je ne me plais point, dit le Verbe divin l'me recueillie qui l'interroge, je ne me plais point aux questions qui ne vont pas honorer la sagesse de mon Pre. Comme je suis la vie des esprits, aussi bien que leur lumire, j'aime beaucoup mieux leur enseigner les vrits qui nourrissent l'me, et qui, en mme temps qu'elles clairent l'esprit, pntrent, agitent et animent le cur. Quand je suis venu sur la terre pour instruire les hommes, je ne leur ai point appris la gomtrie, l'astronomie, ni tout ce que les savants font gloire de savoir. La lumire que je rpands volontiers, c'est une lumire qui chauffe la volont et qui produit l'amour de Dieu. Je pntre et j'claire tous les esprits. Mais que sert un dmon de savoir que deux et deux font quatre, ou de connatre le rapport de la circonfrence d'un cercle son diamtre? S'il en est plus savant, il n'en est pas plus sage.Dans le dveloppement de cette pense, Malebranche en vient limiter le contenu de la vrit proprement dite aux rapports de grandeur, et rserver le mot ordre pour les rapports de perfection. Et il met l'ordre au-dessus de la vrit. Je ne suis pas seulement, dit le Verbe, la vrit ternelle, mais encore l'ordre immuable et ncessaire. Comme vrit, j'claire ceux qui me consultent pour devenir plus savants; comme ordre, je rgle ceux qui me suivent pour devenir plus parfaits. Or, tu dois beaucoup plus contempler la beaut de l'ordre que l'vidence de la vrit; car, si la beaut de l'ordre te gagne le cur, elle te rendra parfait. Mais, quoique l'vidence de la vrit claire l'esprit, elle ne te dlivrera pas de tes [34] misres. Veux-tu tre semblable aux impies, qui me contemplent avec plaisir lorsque je les claire de la lumire de la vrit, et qui ont horreur de moi, lorsque je les reprends et que je les condamne par la manifestation de l'ordre?De telles exhortations ne sont pas rares chez Malebranche. Il serait tout fait contraire sa pense de supposer que, par cette distinction, il se propose d'introduire en Dieu quelque principe irrationnel. Nul doute, au contraire, que ce qu'il appelle l'ordre ne soit, ici mme, la vrit la plus haute, la chose intelligible par excellence. Si, pour notre raison, l'ordre Voir Mdiations chrtiennes, Troisime mdiation, 19-23. de l'amour est moins vident que l'ordre de la gomtrie, et parat distinct de l'ordre de la vrit, c'est qu'en cette vie notre raison est tourne vers la matire, et sujette l'erreur. Une raison plus puissante et plus droite apercevrait dans l'ordre moral la source de l'ordre gomtrique.Et si, maintenant, l'on se ressouvient que ce que Malebranche, sous les noms de causes occasionnelles, causes naturelles, lois naturelles, nature, distingue des dterminations mathmatiques, repose, en dernire analyse, sur la puissance et la sagesse de Dieu, c'est--dire sur Dieu en tant qu'ordre, et non sur Dieu en tant que principe de l'tendue intelligible, on conclura que les relations contingentes qui existent entre les cratures, loin d'tre moins intelligibles que les relations des essences mathmatiques, relvent directement du principe mme de la raison et de l'intelligibilit.

III

Quand on prend pour accord que tout intellectualisme vritable, et en particulier l'intellectualisme de Malebranche, consiste ne tenir pour intelligibles que les manires d'tre rductibles des dterminations mathmatiques, on est amen une conclusion trange. Malebranche, aprs avoir clbr avec enthousiasme l'intelligence, aprs nous avoir montr l'homme admis voir, en Dieu mme, les raisons intelligibles des choses, en serait arriv successivement rejeter du domaine de l'intelligibilit les existences corporelles, les rapports entre les corps et les esprits, les relations mutuelles des phnomnes de la nature en gnral, les principes de [35] la morale, la puissance et la sagesse divine, les conditions suprmes de la perfection. Ce systme, qui s'annonce comme essentiellement intellectualiste, aboutirait distinguer radicalement, dans les choses, l'essence et l'existence, et rserver l'intelligibilit pour la premire, tandis que la seconde relverait uniquement de la croyance et de la rvlation. Ainsi en juge, par exemple, Kuno Fischer, qui rduit Malebranche au rle de chanon intermdiaire entre Descartes et Spinoza, parce qu'il ne voit dans tout ce qui se rattache la thorie des causes occasionnelles autre chose que des rsidus, que Malebranche n'a pas su ou n'a pas os rduire aux principes de l'intellectualisme.Mais cette interprtation de la doctrine de Malebranche est infidle. Malebranche ne saurait admettre que l'intelligence laisse en dehors d'elle une partie quelconque de l'tre, plus forte raison, la partie la plus releve. En ralit il conoit l'intelligence comme comportant des degrs; et, tandis qu'il tient l'existence du contingent, les rapports entre l'me et le corps, les principes du monde moral et religieux pour absolument indmontrables au regard de l'entendement mathmatique, il voit ces mmes ralits conformes une plus haute sagesse, intelligibles pour une intelligence suprieure. La religion mme est, selon lui, la plus parfaite des vidences rationnelles, pour une raison infiniment parfaite.Le systme de Malebranche pose donc devant nous un grave problme.Etant donne l'impossibilit de rduire l'intelligible mathmatique une partie considrable des choses que nous tenons pour des ralits, telles que l'existence du monde matriel et les vrits morales et religieuses, deux partis sont possibles: ou tenter de dmontrer que ces lments rfractaires ne possdent aucune ralit effective, et ne sont que des fantmes de notre imagination; ou se demander si l'intelligence mathmatique est bien toute l'intelligence, si l'intelligence ne comporterait pas des modes de penser et de comprendre, analogues, mais suprieurs la dmonstration mathmatique.De cette alternative, Malebranche adopte le second terme. Il y est conduit par le souci des vrits religieuses et des conditions de la vie naturelle, lequel, chez lui, va de pair avec le culte de la science Cda-t-il, en raisonnant ainsi, des mobiles trangers la philosophie et la raison? [36] Savons-nous, d'avance, jusqu'o va la raison? En pouvons-nous, a priori, dterminer, dnombrer, dlimiter les catgories? Sommes-nous en mesure de constituer une juste thorie de la raison, de sa nature et de sa porte, en considrant simplement cette facult en elle-mme; et en faisant abstraction du travail qu'elle accomplit, dans son commerce avec les ralits, avec la vie, pour saisir ces objets et pour les comprendre?Descartes ne tenait pas la raison humaine pour une chose toute faite en nous, dont nous n'aurions qu' nous servir comme d'un outil. Il prescrivait l'homme, comme tche essentielle, de cultiver sa raison, c'est--dire de la dvelopper, de la rendre souple, large, droite et ferme, de telle sorte qu'elle puisse juger sainement tous les objets, quels qu'ils soient, qui s'offrent elle. Et il ajoutait que, pour cultiver sa raison, il est ncessaire de nourrir son esprit des connaissances que nous fournissent et les sciences et l'exprience de la vie. Malebranche ajoute la religion, comme la forme par excellence de la vie morale. En cela il a suivi la mthode de Descartes jusqu'au bout. Il s'est propos, comme Pascal, d'galer son esprit aux choses, et non de mesurer les choses la capacit de son esprit.Emile Boutroux