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Manuel rpublicain des droits de lhomme et du citoyen

Du rapport de la morale la science dans la philosophie de Descartes

mile BOUTROUXRevue de Mtaphysique et de Morale, 1896, pp. 502-511

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Cliquez sur le lien ci-dessus pour signaler des erreurs.mile BOUTROUX Du rapport de la morale la science8[502] La partie des crits de Descartes relative la morale n'est pas sans tendue; mais ni par sa nature ni par son contenu, elle ne parat rentrer dans son oeuvre philosophique proprement dite. Ce sont avant tout les lettres la princesse lisabeth et la reine de Sude: Descartes s'y accommode aux dsirs et aux besoins de ses illustres correspondantes. Il est vrai qu'une esquisse de morale pratique figure dans le Discours de la Mthode. Mais, selon un document rcemment publi par M. Ch. Adam Manuscrit de Gttingen (Rev. bourguignonne de l'Enseignement suprieur, 1896)., Descartes n'aurait ajout ces rgles que malgr lui, cause des pdagogues et autres gens de mme espce, qui sans cela l'auraient accus d'tre sans religion et sans foi, et de vouloir renverser l'une et l'autre par sa mthode. Quant au contenu de ces crits, il est certes trs lev de pense et admirable de forme, mais il parait peu en rapport avec la propre doctrine du philosophe. Emprunt, selon Baillet, saint Thomas, destin, d'aprs ce qu'en dit Descartes lui-mme, concilier Aristote, Znon et picure uvres philos. de Descartes, dit. Garnier, III, 184-5., il apparat comme particulirement empreint de stocisme. Or le stocisme tait courant alors. Descartes est stocien, comme les hros de Corneille. Sa mathmatique n'y est pour rien. Il semble donc, ou que Descartes se soit, quant lui, dsintress des recherches morales, ou que, s'il a profess [503] des maximes en cette matire, elles procdent de sentiments individuels ou d'influences extrieures, plutt que du dveloppement logique de sa philosophie.Il est remarquable que cette apprciation, laquelle nous induit un premier examen des crits moraux de Descartes, n'est nullement conforme aux dclarations sans cesse renouveles du philosophe sur l'objet de la philosophie. Quelle est, selon les Regulae I, 1., la manire srieuse de chercher la vrit? C'est de songer uniquement accrotre la lumire naturelle de la raison, non pour rsoudre telle ou telle difficult d'cole, mais pour rendre l'entendement capable, en chacune des rencontres de la vie, de prescrire la volont ce qu'elle doit choisir. Si Descartes a un trs vif dsir d'apprendre distinguer le vrai d'avec le faux, c'est, nous dit-il dans le Discours de la Mthode I, 44., qu'il sait que c'est le moyen de voir clair en ses actions et de marcher avec assurance en cette vie. Et dans la prface des Principes, il dfinit la philosophie l'tude de la sagesse, laquelle consiste, dit-il, en une parfaite connaissance de toutes les choses que l'homme peut savoir, tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa sant et l'invention de tous les arts. Cette tude, ajoute-t-il, est plus ncessaire pour rgler nos murs que ne l'est l'usage de nos yeux pour guider nos pas. Et de fait, selon l'homme du monde qui semble l'avoir connu le plus intimement, Clerselier, la morale faisait l'objet de ses mditations les plus ordinaires Baillet, La vie de M. Descartes, 1, 115.. Il est vrai qu'il n'aimait pas crire sur ces sujets. Mais lui-mme explique que c'est par prudence Baillet, II, 232.. En matire physique galement, il prfra plus d'une fois le silence au risque de la perscution.Toutefois on peut se demander si, dans l'uvre qu'il nous a laisse, les ides morales et les doctrines physiques font bien partie d'un seul et mme systme, ou si elles ne sont pas comme deux fleuves qui vont paralllement sans mler leurs eaux. Sans doute Descartes nous donne les rgles de sa morale provisoire comme tires de sa mthode. Mais que vaut cette affirmation, s'il n'a introduit ces rgles que pour donner le change aux pdagogues? En elles-mmes elles ne paraissent gure lies sa philosophie. Il est vrai encore [504] qu'il nous parle dans la prface des Principes Ed. Garnier, I, 522. d'une morale dfinitive qui prsuppose une entire connaissance de toutes les autres sciences. Mais cette morale, plusieurs estiment qu'il ne l'a mme pas esquisse, et que c'est sa morale par provision qui se trouve tre sa morale dfinitive Voir d. Garnier, III, 179..La question parait dlicate. Il serait illgitime de juger Descartes uniquement sur ce que sa vie prmaturment tranche lui a permis de mener terme. Dans les uvres de la pense, la tendance interne, le principe vivant de dveloppement importe souvent plus que les rsultats immdiatement observables. La ralit d'une morale cartsienne serait suffisamment dmontre, si l'on prouvait que la philosophie de Descartes contient en elle les germes d'une morale.Nul doute que cette philosophie ne soit, d'une manire gnrale, tourne vers la pratique. Bien qu'il aime se retirer dans la solitude pour mditer, Descartes n'est nullement un philosophe de cabinet. Il a au plus haut point le sens du rel; il se mle aux vnements de son temps, il frquente des gens de diverses humeurs et conditions, il recueille les observations de chacun sur les choses qui le concernent. Il estime que la loi suprme, c'est de procurer, autant qu'il est en nous, le bien gnral de tous les hommes. Aussi son grand grief contre la philosophie des coles, c'est qu'elle est purement spculative et demeure strile. Au lieu de cette philosophie, il en cherche une pratique, qui mette la disposition de l'homme la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air et de tous les autres corps qui nous environnent, et le rende comme matre et possesseur de la nature Mth., VI. 2.. Il rve de prserver l'homme des maladies, peut-tre mme de l'affaiblissement de la vieillesse. Sa mort fut annonce en ces termes par la Gazette d'Anvers: En Sude un sot vient de mourir, qui disait qu'il pouvait vivre aussi longtemps qu'il voulait Adam, ms. de Gttingen, dans la Revue bourguignonne de l'Enseignement suprieur.. Descartes, ainsi que Bacon, retient de la tradition des alchimistes et des magiciens l'ambition de dominer cette nature, que les anciens s'taient borns contempler. Mais les alchimistes croyaient, que, pour la faire agir leur gr, il suffisait de la mettre en branle par une imitation tout empirique et extrieure de ses procds. Les [505] magiciens s'en approchaient comme d'une puissance mystrieuse et peut-tre diabolique, dont il s'agissait d'enchaner la volont par des formules. Bacon lui-mme, dans sa poursuite directe d'une philosophie active, n'a aucune raison d'admettre que la nature rpondra aux sollicitations de l'homme, sinon qu'il le faut ainsi pour que l'homme puisse agir sur elle. Sa science est aveugle, parce qu'elle est purement et simplement ramene l'action Nov. Org., I, 4; II, 1-5.. L'originalit de Descartes fut de juger que la lgitimit du problme restait incertaine et la solution toujours douteuse, tant qu'on renonait savoir par quelle opration interne la nature tirait tel effet de telle cause. Il estima que la pratique supposait la thorie dans le sens propre de ce terme, la connaissance de l'intrieur des choses. C'est de ce biais, selon lui, qu'il fallait considrer la nature, si l'on voulait russir en devenir matre. Ainsi jadis, dans l'ordre des choses morales, Socrate avait enseign que l'habilet pratique poursuivie par les sophistes ne pouvait tre atteinte qu'au moyen d'un dtour, savoir par la connaissance rationnelle de l'essence du bien. Et comme le type mme de la thorie, la science royale, ce sont les mathmatiques, Descartes s'appliqua dmontrer que tout, dans la nature, se fait mathmatiquement. De l, tout d'abord, ses spculations mtaphysiques. Il prouve par les perfections de Dieu et le caractre clair et distinct de l'ide d'tendue que nous sommes en droit de tenir les qualits mathmatiques pour l'essence mme des choses matrielles. Il cultivera donc la mathmatique, et son uvre tout entire sera domine par cette science; mais c'est que dans la considration des choses ce point de vue gt le moyen vritable de se les approprier Baillet, II, 227.. Et cette fin pratique, toujours prsente ses yeux, dtermine la marche gnrale de ses tudes. Il ne s'attarde pas aux dveloppements de la science qui n'auraient qu'un intrt spculatif. Il demande simplement aux mathmatiques les quelques principes gnraux qui lui permettront de fonder sur elles la mcanique et la physique. Ces sciences leur tour n'ont besoin d'tre dveloppes que dans la mesure et dans le sens ncessaires pour rendre possible la science de la vie. Il s'agit d'arriver prouver que la vie elle-mme n'est qu'un mcanisme et par consquent tombe sous nos prises. Aussi voyons-nous Descartes s'attacher en toutes choses l'universel, [506] lequel, une fois bien saisi, suffit guider l'esprit dans l'tude de n'importe quel domaine particulier.Semper ad eventum festinat.C'est grce cette mthode qu'il put rver d'achever lui seul le projet de la science universelle. En 1637, il jugeait que les vrits qu'il avait trouves dans les sciences n'taient que les suites et dpendances de cinq ou six principales difficults qu'il avait surmontes; et il pensait n'avoir plus besoin de gagner que deux ou trois autres batailles semblables, pour venir entirement bout de ses desseins Mth., IV, 4..Ainsi s'explique son passage, en apparence capricieux, d'une science une autre. Ds 1623, il nglige la gomtrie Baillet, I, 111.. En 1629, il s'absorbe dans la mditation mtaphysique. Il n'y consacre gure plus de neuf mois. En 1630, il rappelle Mersenne qu'il a renonc l'tude des mathmatiques depuis plusieurs annes, jaloux de ne plus perdre son temps un travail strile. De 1629 1633, il s'occupe surtout de physique. A la fin du Discours de la Mthode, il annonce l'intention de n'employer le temps qui lui reste vivre autre chose, sinon tirer de la physique les rgles d'une mdecine plus assure que celle que l'on a eue jusqu'alors. Ainsi s'explique aussi cette particularit de son systme que Newton lui a tant reproche, l'hypothse, considre en certains cas comme suffisante. Rigoureux observateur du principe de moindre action, Descartes se contente, dans ses explications, de ce qui est indispensable pour la pratique. Or, ce point de vue, pourvu que l'on puisse prdire coup sr le rsultat, peu importe que le mcanisme de la nature soit, dans le dtail, tel en tout point que l'on le conoit. Sachant que souvent, en mathmatiques, plusieurs solutions sont possibles, Descartes se contentera d'en tenir une. Il croira avoir assez fait si les causes qu'il a expliques sont telles que tous les effets qu'elles peuvent produire se trouvent semblables ceux que nous voyons dans le monde. Il jugera inutile de s'informer si c'est par ces causes ou par d'autres que les effets sont en ralit produits. Il croit qu'il est aussi utile pour la vie de connatre des causes ainsi imagines, que de possder la connaissance des vraies Principes, IV, 204.. Il se contente, cet gard, d'une certitude morale Baillet, II, 221-8..[507] Dans le progrs de la connaissance ainsi mnag, la morale ne peut manquer d'avoir son tour, d'autant que la racine, et le tronc sont principalement estims pour les fruits qu'ils doivent produire, et que c'est surtout des sciences qui doivent venir les dernires, mdecine, mcanique et morale, que dpend l'utilit premire de la philosophie Prf. des Princ., Garnier, I, 192.. Et il n'est pas interdit Descartes d'esprer se satisfaire sur ces objets suprmes, malgr la brivet de la vie humaine et les limites de notre intelligence, parce qu'il sait conomiser ses forces et ne demander chaque science que ce qu'elle peut et doit lui fournir pour l'excution de son dessein. La fcondit de la connaissance rside dans sa clart et sa distinction, non dans son tendue.Mais quelle morale ce progrs va-t-il aboutir? Ne tend-il pas simplement nous mettre en mesure de disposer de la nature humaine, grce la science de l'homme, comme nous disposons de la nature corporelle grce la science des corps? Une mcanique psychique, n'est-ce pas tout ce que Descartes a en vue? Et, de fait, Descartes a jet les fondements d'une telle morale dans son Trait des Passions, o, en en dcouvrant le principe, il nous apprend les dresser et les conduire. Comme, d'ailleurs, cette tude mme nous montre quel point l'esprit dpend du temprament et de la disposition des organes du corps, Descartes conclut que, s'il est possible de trouver quelque moyen qui rende communment les hommes plus sages et plus habiles, c'est dans la mdecine qu'on le doit chercher.Ainsi s'achve, semble-t-il, l'difice projet par Descartes. Une morale en est le couronnement, mais combien diffrente de celle qui est indique dans le Discours de la Mthode ou dans les Lettres! Celle-ci, toute pntre d'esprit antique ou d'influences chrtiennes, tait une exhortation, une mtaphysique ou une religion. Celle des Principes et du Trait des Passions n'est autre chose que la dernire et la plus immdiatement pratique application de la science moderne. Selon la premire, l'homme devait chercher en dehors du monde, dans les perfections qui dpendent uniquement du libre arbitre, dans la rsignation, dans la constance, dans l'amour mystique de Dieu et des hommes, les objets appropris sa volont. Selon la seconde, l'homme, simple partie de la nature, ne saurait viser autre chose qu' maintenir l'intgrit de son existence en utilisant son profit [508] le mcanisme universel. Or on voit clairement comment cette morale scientifique sort des entrailles de la philosophie cartsienne, tandis que la premire parait demeurer en dehors du dveloppement logique de cette philosophie.Convient-il pourtant de s'en tenir ce rsultat, et de proclamer que Descartes, comme philosophe, ne connat d'autre morale que la science applique?Il n'est pas ncessaire de recourir aux crits de Descartes spcialement consacrs la morale pour voir ce qu'une telle interprtation aurait d'troit et d'incomplet. D'une manire gnrale, ce n'est pas la science qui est le centre de la philosophie cartsienne, c'est l'homme, et, dans l'homme, la raison. Dj quand il cultive les sciences de la nature, ce n'est pas la science mme que le philosophe a en vue, c'est la formation du jugement par la science. Le jugement est la capacit de discerner en toutes choses, sans hsitation ni incertitude, le vrai d'avec le faux. Or pour y parvenir il faut que nous dveloppions en nous une sorte de sens de la vrit. Les mathmatiques, et en particulier l'algbre, y contribuent merveilleusement Regulae, I.. En accoutumant notre esprit se repatre de vrits et ne se contenter point de fausses raisons, elles le font sortir de son indiffrence naturelle et le dterminent dans le sens de sa perfection. C'est cette culture de l'esprit, non la connaissance de vrits particulires, qui fait la vritable utilit des sciences Mth., III, 5.. Elles ne se peuvent dtacher de la raison comme le fruit se dtache de l'arbre. Elles ont dans la raison et leur principe et leur fin.Mais Descartes ne se borne pas dresser sa raison mcaniquement par l'exercice et l'habitude. Il emploie la force intellectuelle ainsi acquise tudier la nature de la raison elle-mme, en analyser le contenu, en mesurer la puissance, en chercher la destination. De la science il s'lve la mtaphysique. Non qu'il lui faille, pour cela, se sparer de la science. C'est la science au contraire qui, convenablement interprte, lui ouvre la voie de cette connaissance suprieure. Il remarque que la mthode mathmatique, si parfaite qu'elle soit, n'est que l'enveloppe de la mthode vritable Regulae, IV, 20.. Celle-ci, dgage de la forme particulire que lui donnent les gomtres, a une porte universelle et permet de tirer d'un sujet quelconque les vrits qu'il [509] renferme. Par l'emploi de cette mthode, on peut donc arriver dmontrer rigoureusement les vrits mtaphysiques aussi bien que celles de la gomtrie. Et c'est le principal emploi que l'homme doive faire de sa raison, que de tcher ainsi connatre Dieu, soi-mme et les premiers principes de la science de la nature Lettre Mersenne, 15 avr. 1630. Garn., IV, 303..Ds lors, si une philosophie purement naturelle pouvait se donner comme objet suprme l'empire sur la nature, une philosophie plus complte ne voit dans cet empire mme qu'un moyen au service d'une fin plus haute. Il ne s'agit plus seulement de rgner, mais de rgner au nom et en vue de la raison. Modrer l'influence du corps par la mdecine est certes le moyen extrieur le plus pratique d'aider les hommes se rendre sages; mais la mdecine n'est pas la sagesse, non plus que l'instrument n'est l'uvre laquelle il sert Baillet, II, 14-12.. Et de mme, gouverner ses passions grce la connaissance de leur mcanisme n'est pas encore les rapporter leur vritable usage. Ce n'est pas telle pense qu'il nous plat que nous devons tcher de substituer celles que la passion nous suggre, mais bien les penses qui vritablement affranchissent l'me, celles qui sont approuves par la raison. Car c'est l'office de la raison d'examiner la juste valeur des diffrents biens dont l'acquisition dpend de nous Passions, art. 144. Cf. Lettre Mme lisab., 1er juin 1645. Garn., III, 189.. Et au-dessus mme du bon usage des passions, qui concerne l'me envisage dans son union avec le corps, Descartes place les biens de l'me envisage dans sa vie propre. Il y a une joie purement intellectuelle Pass., art. 91.. L'me peut avoir ses plaisirs part Ibid., art. 212.. L'exercice de la vertu, auquel sont attachs ces plaisirs est, non seulement un remde souverain contre les passions Ibid., art. 148., mais encore la plus haute perfection o l'on puisse prtendre, parce que c'est la pure action de la volont libre Ibid., art. 17-18..Au-dessus donc de la morale des moyens, qui n'est gure que la physique applique, Descartes conoit une morale des fins, qui repose directement sur les parties les plus leves de la mtaphysique. L'une et l'autre se fondent sur la science, si l'on prend ce mot dans son sens cartsien, c'est--dire si on l'entend de la connaissance claire et distincte, tant des choses corporelles que des choses spirituelles. [510] Mais la seconde ne peut tre drive de la seule science de la nature, dans le domaine de laquelle la raison et la volont ne sont pas comprises. Or, lorsque Descartes s'occupe de dfinir cette morale suprieure, il est naturel qu'il rejoigne les stociens et autres philosophes de l'antiquit, pour qui la culture de la raison tait dj l'intrt suprme. La raison humaine n'a pas chang d'Aristote Descartes. Les expressions les plus parfaites qu'elle ait rencontres depuis que les hommes rflchissent viennent ainsi prendre place dans le systme cartsien, non comme des pices de rapport, mais comme des parties intgrantes.Il s'en faut d'ailleurs qu'elles y soient transportes telles quelles. La morale stocienne, en particulier, n'est pour Descartes qu'une morale provisoire. Tcher se vaincre plutt que la fortune est, certes, le parti le plus sage, tant qu'on est impuissant modifier le monde extrieur. Mais la philosophie cartsienne nous en assure prcisment le pouvoir. Elle substituera donc une morale d'abstention une morale positive et active. De mme, chercher dans l'ordre des choses elles-mmes les rgles de sa conduite est ce qu'il y a de mieux faire, tant qu'on ignore les principes de cet ordre. Mais lorsque, grce une culture mthodique de la raison, l'homme est parvenu connatre les principales vrits d'o drivent les lois de la nature, la maxime: Suis la nature, il substitue, en un sens prcis et positif qu'ont ignor les anciens, cette maxime: Suis la vraie raison Lettres Mme lisab., 1er et 15 mai 1645. Garn., III, 181, 183..La doctrine d'un contenu propre de la raison et de la possibilit pour l'homme d'y conformer les choses imprime la morale cartsienne un caractre original. En face d'une nature mystrieuse et inflexible, les anciens ne savaient que contempler et acquiescer, ou se replier sur eux-mmes. Avec Descartes, la raison, appuye sur une science qui lui livre les choses, devient une puissance efficace, une force naturelle, et elle se donne pour tche d'employer son propre perfectionnement le mcanisme de la nature. Ainsi, tandis que Socrate jugeait irralisable et sacrilge la prtention de pntrer les causes des phnomnes physiques, tandis que les stociens plaaient dans le dtachement des choses extrieures le principe et le terme de la flicit, Descartes ne voit pas de bornes aux conqutes que la science pourra faire sur le monde et, par la science, la raison [511] humaine. Tandis que les stociens ne savaient que condamner la passion, o ils retrouvaient la violence et l'indiscipline de la nature brute, Descartes l'apprivoise, en en pntrant les causes, et la change en auxiliaire de la raison. L'homme n'est plus cras par la nature: il s'en sert. L'me n'est plus prisonnire du corps: elle le mne. La morale n'est plus l'art de s'isoler des choses et de se suffire: c'est le commandement de faire de la raison, qui est notre essence, une ralit vivante et souveraine, la reine de la nature.Et cet empire mme de la raison sur les choses n'est, aux yeux de Descartes, que le moyen pour elle de poursuivre les fins qui lui sont propres, telles que l'amour de Dieu et l'intrt du tout dont on fait partie Lettres Mme lisab., 15 juin 1645. Garn., III, 192-3.. La mtaphysique cartsienne, grce sa mthode, nous fait connatre avec certitude ces vrits suprmes, qui sont les lumires indispensables de la volont. C'est l une nouvelle originalit de la morale cartsienne. Les anciens, certes, ont lev fort haut les vertus; mais, ignorant cette mtaphysique, ils ne pouvaient les bien connatre, et souvent ce qu'ils appellent d'un si beau nom n'est en effet qu'un garement de la volont Mth., I, 10..C'est donc bien par son union intime avec la science que se distingue d'un bout l'autre la morale cartsienne. Mais on ne saurait dire qu'elle drive de la science, surtout de la science des choses naturelles. Dans toutes ses phases elle se sert de la science pour atteindre son but, qui est la dtermination parfaite de la volont par la raison. La pleine ralisation de la raison est la fin, tout le reste n'est que moyen. En toutes choses, dit Descartes Reg., I., c'est la bont de l'esprit qu'il nous faut rechercher; le reste ne mrite d'tre estim que dans la mesure o il y contribue.MILE BOUTROUX,Professeur d'histoire de la philosophie moderne la Sorbonne.