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Sommaire: Cette etude teste s’il est vrai, comme on I’a pretendu, que le gouvernement Mulroney a procede a un remaniement sans precedent du personnel des sous- ministres lors de son premier mandat. I1 s’agit d’etablir si 1) le remaniement a ete exceptionnellement important comparativement aux pratiques anterieures a I’amvee des conservateurs et 2) si ce remaniement a marque une politisation accrue des sous-ministres dans le sens que le gouvernement conservateur aurait donne la preference aux hauts fonctionnaires qui partagent ses orientations idkologiques ou ses programmes d’action. Deux techniques d’enquete ont ett mises a contribution: I’indice de mobilite des sous-ministres calcule en nombre de departs, nominations et mutations, et une serie d’entretiens semi-directifs conduite aupres de hauts fonctionnaires et de responsables politiques. La conclusion est que les sous-ministres ont echappk a une politisation accrue de leur fonction mCme s’ils ont ete soumis a un remaniement d’une ampleur exceptionnelle lors des deux premieres annees du mandat conservateur. Abstract: This study examines whether it is true, as some have claimed, that the Mulroney government did an unprecedented reorganization of the deputy minis- ters’ staff during its first term. We had to determine whether the reorganization was exceptionally extensive as compared to the practices prior to the Conservatives, and whether that reorganization constituted greater politicization of the deputy ministers in the sense that the Conservative government would have given preference to senior officials who supported its ideology and action programs. Two investigative techniques were used: the mobility index of deputy ministers, based on the number of departures, appointments and transfers, and a series of semi-focused interviews with senior officials and politicians. The conclusion is that the deputy ministers escaped increased politicization of their role even though they underwent an exceptionally deep reorganization during the first two years of the Conservative mandate. Les etudes d’adrninistration cornparbe placent gdneralernent le Canada a l’extrerne oppose du N spoils system N arnericain, parrni les pays les plus attaches a l’iddal d’une administration neutre, professionnelle, independante Jacques Bourgault est professeur P I’Universite du Quebec P Montreal. Stephane Dion est professeur P I’Universite de Montreal. 11s remercient Mane Bourbonniere et Manon Charron pour leur active participation P differentesetapes de la recherche. Cette etude a ete financee par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada et le FIR de I’UQAM.. CANADIAN PUBLIC ADMINISTRATION / ADMINISTRATION PUBLIQUE DU CANADA VOLUME 32, NO. 1 (SPRINGIPRINTEMPS), PP.63-83.

Brian Mulroney a-t-il politisé les sous-ministres?

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Page 1: Brian Mulroney a-t-il politisé les sous-ministres?

Sommaire: Cette etude teste s’il est vrai, comme on I’a pretendu, que le gouvernement Mulroney a procede a un remaniement sans precedent du personnel des sous- ministres lors de son premier mandat. I1 s’agit d’etablir si 1) le remaniement a ete exceptionnellement important comparativement aux pratiques anterieures a I’amvee des conservateurs et 2) si ce remaniement a marque une politisation accrue des sous-ministres dans le sens que le gouvernement conservateur aurait donne la preference aux hauts fonctionnaires qui partagent ses orientations idkologiques ou ses programmes d’action. Deux techniques d’enquete ont e t t mises a contribution: I’indice de mobilite des sous-ministres calcule en nombre d e departs, nominations et mutations, et une serie d’entretiens semi-directifs conduite aupres d e hauts fonctionnaires et de responsables politiques. La conclusion est que les sous-ministres ont echappk a une politisation accrue de leur fonction mCme s’ils ont ete soumis a un remaniement d’une ampleur exceptionnelle lors des deux premieres annees du mandat conservateur.

Abstract: This study examines whether it is true, as some have claimed, that the Mulroney government did an unprecedented reorganization of the deputy minis- ters’ staff during its first term. We had to determine whether the reorganization was exceptionally extensive as compared to the practices prior to the Conservatives, and whether that reorganization constituted greater politicization of the deputy ministers in the sense that the Conservative government would have given preference to senior officials who supported its ideology and action programs. T w o investigative techniques were used: the mobility index of deputy ministers, based on the number of departures, appointments and transfers, and a series of semi-focused interviews with senior officials and politicians. The conclusion is that the deputy ministers escaped increased politicization of their role even though they underwent an exceptionally deep reorganization during the first two years of the Conservative mandate.

Les etudes d’adrninistration cornparbe placent gdneralernent le Canada a l’extrerne oppose du N spoils system N arnericain, parrni les pays les plus attaches a l’iddal d’une administration neutre, professionnelle, independante

Jacques Bourgault est professeur P I’Universite du Quebec P Montreal. Stephane Dion est professeur P I’Universite de Montreal. 11s remercient Mane Bourbonniere et Manon Charron pour leur active participation P differentesetapes de la recherche. Cette etude a ete financee par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada et le FIR de I’UQAM..

CANADIAN PUBLIC ADMINISTRATION / ADMINISTRATION PUBLIQUE DU CANADA VOLUME 32, NO. 1 (SPRINGIPRINTEMPS), PP.63-83.

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de la vie politique partisane. Selon Smith’, le modele canadien surpasse mCme le britannique dans son adhesion rigide a la doctrine de la neutralite. Aussi, on ne s’attend pas a ce que le j eu des partis influence fortement la carrikre de la trentaine de trks hauts fonctionnaires places a la tCte des ministeres et des organismes centraux du gouvernement federal canadien. Appeles “sous-ministres”‘, ces administrateurs en chef preferent donner d’eux-mCmes une image purement administrative, delestee de toute conno- tation politique. Affirmant leur neutralitk, et au nom mCme de celle-ci, ils reclament le droit de survivre aux changements de go~vernement .~

Une etude portant sur les mouvements de personnel parmi les sous- ministres, depuis les debuts de la Confederation, a montre que ceux-ci ont bien survecu aux changements de g~uvernement .~ En moyenne, on ne note aucune acceleration du rythme des dkparts et des nominations de sous- ministres dans les deux anndes qui suivent un changement de parti au pouvoir. En revanche, le rythme des mutations triple presque durant ces annees de transition politique par rapport P la cadence moyenne des annees de continuite politique. Cette etude montre aussi que la pkriode de transition la plus agitee de l’histoire canadienne est incontestablement la dernikre en date, soit celle de 1984-1986. Les deux annkes qui ont suivi la reprise du pouvoir par le Parti progressiste-conservateur ont fracasse tous les records de mobilitd avec 8 departs, 20 nominations et 31 mutations de sous-mini st re^.^

1 Bruce L.R. Smith, Smith (ed.), The Higher Civil Service in Europe and Canada: Lessons for the United States (Washington DC: The Brookings Institution, 1984), p. 12. 2 On sait que I’expression exacte est “sous-ministre en titre” et que certains s’appellent “secretaire” ou “sous-secrktaire”. Nous utiliserons le terme “sous-ministre” comme une expression gknkrique les designant tous. 3 Herbert R. Balls, “Decision Making: the Role of the Deputy Minister”, Administration publique du C a d , 19, no. 3 (1976), pp. 417-431; J.H. Bieler et al., “The Role of the Deputy Minister”, Administrutionpubliquedu Canada, 4, no. 4 (1961), pp. 352-373; John L. Manion, “New Challenges in Public Administration”, Administration publiqw du C u d , 31, no. 2 (1988), pp. 234-246; Gordon Osbaldeston, “The Public Servant and Politics”, Policy Options, 8 (1987), pp. 3-7; Gordon Osbaldeston, “Job Description for Deputy Ministers”, Policy Options, 9, no. 1 ( 1988), pp. 33-38; Gordon Osbaldeston, Raffermir la responsabilik‘ des sow-ministres (London: Centre national de recherche en administration, 1988), p. 139; Rapport Lambert, Commission soyak sur la gestion f imnc ike et l‘imputabilitk, rapportfinal (Ottawa: Ministre des Approvisionne- ments et Services Canada, 1979), pp. 501-547; Mitchell Sharp, “The Role of the Mandarins”, Policy Options, 2, no. 5 (1981), pp. 43-44. 4 Jacques Bourgault et StCphane Dion, “Governments Come and Go, but What of Senior Civil Servants? Canadian Deputy Ministers and Transitions in Power”, Governance, 2, no. 2 (1989). 5 Ici comme dans le reste du texte, un @art signifie qu’un sous-ministre a quitte le secteur public federal. Une nomination se produit lorsqu’une personne devient sous-ministre, qu’elle provienne des rangs de I’administration ou de l’exterieur. Une mutation signifie qu’un sous-ministre achangt d’affectation; il est peut &re mutt5 un autre poste de sous-ministre, ou ?i un poste de rang equivalent dans les organismes centraux, les societes de la Couronne ou la diplomatie, ou &re retrograde.

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Au bout de quatre ans de gouvernement conservateur, I’etat de la haute fonction publique soulkve des questions. On a dit que Brian Mulroney a procede P la purge la plus importante de I’histoire de la Confederation canadienne.“ Une toute autre version des faits est donnee par Gordon Osbaldeston, I’ancien greffier du Conseil prive en poste lors de la premitre annke du gouvernement Mulroney. D’apres h i , le service public n’a pas ete politise et ne I’est toujours pas.’

Les questions qu’ont fait surgir la transition politique de 1984 sont venues rappeler que depuis 1935 les sous-ministres n’ont subi que trois fois le test de I’alternance. Leur exceptionnelle capacite de survie pourrait tenir a ce concours de circonstances lie a la longue domination du Parti liberal. Auparavant, chaque fois que le Parti conservateur prenait le pouvoir, il s’engageait proceder A un remaniement important dans les rangs des sous-ministres en allkguant que ceux-ci avaient etC politises par les libdraux. Ainsi, en 1957, John Diefenbakerjure qu’il y aura des changements majeurs, et le Toronto Globe and Mail l’exhore A faire place nette.’ Pourtant, le grand menage n’a pas lieu: A peine deux departs de sous-ministres au bout de deux ans d’exercice du p o ~ v o i r . ~ Le mCme scenario se reptte en 1979 quand Joe Clark s’engage A mettre fin a la “bureaucratie rouge”.” Mais la transition sera douce encore une fois, entrainant seulement deux departs de sous- ministres. ’’ Peut-Ctre Joe Clark n’a-t-il pas eu le temps d’agir, surpris par la chute de son gouvernement minoritaire. En 1984, Brian Mulroney proftre a son tour des menaces prk-klectorales; il promet que les “libkraux inavouks” seront chassks de la haute fonction publique.’* A peine install6 au pouvoir, il convoque les sous-ministres et laisse entrevoir des changements importants et des c~ngediements.’~ Ce pourrait-il que cette fois-ci les conservateurs soient passes de la parole aux actes? La prksente etude vise a repondre a cette question.

I1 s’agit de determiner si I’alternance de 1984 a provoquk un remaniement profond dans les rangs des sous-ministres et si celui-ci marque une

6 Charlotte Gray, “Bureaucratic Blues”, Saturday Night, 2 (1988), pp. 11-13. 7 Osbaldeston, “The Public Servants and Politics”, p. 3. 8 J.L. Granatstein, Ottawa Men, The Civil Sewice Mandorim 1935-1957. (Toronto: Oxford University Press, 1982). p. 267. 9 Jacques Bourgault et Sttphane Dion, “Governments Come and Go, but what of Senior Civil Servants?”; voir aussi John Porter, The Vertical Mosaic (Toronto: University of Toronto Press,

10 Jeffrey Simpson, Discipline of Power, The Comeruatiue Interlude and the Liberal Restauration (Toronto: Personal Library Publisher, 1980), p. 24. 1 1 Jacques Bourgault et StCphane Dion, “Governments Come and Co, but what of Senior Civil Servants?”. 12 “...with a pink slip and a pair of running shoes”. Cite dans Ray Murphy et al., Brian Mulroney: The Boy from Baie Comeau (Toronto: James Lorimer and Co., 1984), p. 209. 13 “Mulroney invite des hauts fonctionnaires A partir”, La Presse, 3 octobre 1984.

1965), pp. 417-456.

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politisation de la haute fonction publique. I1 est facile de comprendre pourquoi I’incitation P politiser les emplois superieurs se fait plus vive que jamais en pkriode d’alternance du pouvoir: le nouveau gouvernement se retrouve face P une haute administration qui, hier encore, servait le parti rival. La tension est gknkralement forte, la mkfiance ClevCe, aux premiers temps du moins.

La politisation sera dbfanie comme la silection et la rkgie de la carribre des sow-minbtres selon des critires partisans ou idkologiques. l4 La politisation la plus radicale correspond A ce qu’on appelle communkment “l’embauche a la carte”, soit I’adhksion au parti comme condition P la carrikre. Etant donnk la tradition canadienne, il est t rb improbable qu’une politisation aussi radicale ait pu se produire et passer inaperque. I1 est possible cependant qu’une politisation plus modkrke, exigeant simplement une “convergence d’orientations” de la part des sous-ministres, ait ktk mise en marche par le gouvernement Mulroney. Selon cette hypoth$se, le nouveau gouvernement aura voulu choisir des sous-ministres favorables a ses orientations dans les domaines kconomiques, constitutionnels ou autres, et kcarter les sous- ministres jugks trop compromis dans les politiques gknkralement plus interventionnistes de l’ancien gouvernement.

En thkorie, on demande au sous-ministre de connaitre les “objectifs, prioritks et programmes lkgislatifs du gouvernement” et non d’y adh~5rer.l~ Cependant, un gouvernement se laisse facilement persuader qu’il obtiendra un meilleur rendement des hauts fonctionnaires si ceux-ci adhkrent dans les faits P ses orientations. I1 lui vient naturellement P l’esprit que son prkdkcesseur a agi de la mCme faqon et qu’il lui faut donc changer ce personnel acquis aux orientations du parti rival. On peut qualifier de “fonctionnelle” cette politisation qui vise P amkliorer le fonctionnement de la machine gouvernementale par une communautk de vue entre le politicien et le haut fonctionnaire. Les adversaires de la politisation fonctionnelle, dont les sous-ministres eux-mCmes font gknkralement partie, affirment que le ministre a besoin d’un haut fonctionnaire independant d’esprit et non d’un politicien bis ou d’un double de lui-mCme. Quoiqu’il en soit, il faut faire la distinction entre la politisation fonctionnelle et la politisation “partisane”,

14 Pour une discussion du concept de politisation des administrations publiques: Sttphane Dion, “La politisation des administrations publiques; tltments d’analyse strattgique”, Adminis- tration publique du C a d , 29, no. 1 (1986), pp. 95-1 17. Voir aussi Jean-Luc Bodiguel et Jean-Louis Quermonne, “La politisation et l’inttret gtntral”, dans La hautc fonction publiqw sow la cinquihne Rkpublrgu, Paris, PUF, 1983, pp. 70-8 1 ; R.B. Jain, “Politicization of Bureaucracy: A Framework for Measurement”, ResPublica, 16,2,1974, p. 299; Lto Moulin, “The Politicization of the Administration in Belgium”. in Mattei Dogan, dir., The Mandarins of Western Europe: The Political Role of Top Civil Servants, New York, Sage Publications, John Wiley and Sons, 1975, p. 164. 15 Voir le Prof1 dc compCiences du sour-ministre tmis par le Secretariat du personnel de haute direction du bureau du Conseil privt.

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laquelle sert avant tout P favoriser I’appareil du parti et les amis du regime. l 6

La politisation fonctionnelle vise gdneralement les postes de haute respon- sabilitk comme celui de sous-ministre, alors que la politisation partisane se prCte mieux aux postes moins strategiques tels ceux qu’offrent les conseils d’administration des sociCtCs de la Couronne.

L’objectif de cette etude est de verifier si Brian Mulroney a opCre une politisation fonctionnelle du poste de sous-ministre: s’est-il entoure de hauts fonctionnaires qui adherent aux orientations de son gouvernement? La mkthode retenue pour repondre P cette question combine des indicateurs quantitatifs et une approche qualitative, se fondant sur des entrevues semi-directives. Les indicateurs quantitatifs portent sur l’ensemble du premier mandat de Brian Mulroney ( 1984- 1988). 11s mesurent si le rythme des departs, des nominations et des mutations de sous-ministres s’est accklere durant ce mandat, par rapport au rythme du dernier mandat liberal (1980-1984).” Une forte acceleration sera interprktee comme un signe de politisation. On a effectue trente entrevues semi-directives aupres de hauts fonctionnaires et de personnalites politiques. On leur demande dans quelle mesure les sous-ministres ont ete affect& par le changement de gouverne- ment de 1984. Ce texte comprend donc deux parties: la premiere prksente les indicateurs quantitatifs et la seconde rend compte des trente entrevues semi-directives.

L’ampleur du remaniement Trente et un sous-ministres dtaient en poste lorsque Brian Mulroney est devenu Premier ministre en septembre 1984. Cinq d’entre eux sont encore presents quatre ans plus tard et seul un d’entre eux a conserve le poste qu’il occupait P I’arrivee des conservateurs. C’est dire que tous les ministeres et organismes centraux ont change au moins une fois de sous-ministre P l’exception d’un seul, en l’occurrence le ministere de la Defense nationale. I1 s’agit d’un renouvellement quasi complet des sous-ministres.

On ne peut affirmer cependant que ce remaniement soit exceptionnel si on le compare avec les pratiques du passe. En effet, on sait que la mobilite des sous-ministres est tres klevke depuis deux decennies. Comme le remarque Gordon Osbaldeston: “Le debut des annkes soixante a marque la fin d’une ere oh les sous-ministres restaient t r b longtemps aupres du mCme minis- tere.”” La durCe moyenne de service au mCme poste Ctait de 4,5 ans en 1966

16 Voir Stkphane Dion, La politisation des m i n e s (Paris, Econornica, 1986), pp. 197-209. 17 Les donnkes ont ktk rassemblkes auprts des rninisttres et I mPrne les sources suivantes: Canadian A l m a m ; Canadian Parliamcntury Gu&; Guide to Canadian Ministries since Confe&ration; MacMillon Dictionury; Ottnwa Senior Executive Gu&; Pri y Council Regis&; Who’s Who in C a d e t Canadian Who’s Who. 18 Osbaldeston, Raffermir lo respomabilitk des sou-ministres, p. 138.

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et de 2,l anntes en 1976. l9 Cette hausse de mobilite*’s’est produite pendant les 16 ans de domination libhale, en pleine periode de continuit6 politique donc, bien que l’arrivke de Pierre Trudeau ait marque un changement incontestable dans le style de gestion.*l L’expansion sous Trudeau du bureau du Conseil prive et du Conseil du trdsor a ouvert une nouvelle voie d’acces aux postes de sous-ministres, concurrente a celle des ministkres. Mais on peut avancer au moins quatre autres facteurs pour expliquer la mobilite klevde des sous-ministres. Premierement, le nombre accru de cadres diplbmCs faisant pression pour Ctre promus au sommet de la hierarchie a bousculk l’ordre traditionnel de preskance par anciennetC.22 Deuxikme- ment, la multiplication des postes de direction dans les socidtks d’Etat toujours plus nombreuses de mCme que le plus grand nombre de postes de conseillers seniors ou spkciaux affectes aux organismes centraux a facilitk la mobilitk, en crCant des possibilitks de mutation a un mCme niveau de classement. Troisiemement, une nouvelle philosophie de gestion a CtC adoptke depuis que la commission Glassco a preconise la promotion de gentralistes plutbt que d’experts inamovibles spkcialises dans I’activitC de leur ministkre. Quatriemement, les efforts deployes pour promouvoir les francophones et les femmes ont jouC un rble important dans le renouvelle- ment du personnel de direction supkrieure.

I1 s’agit de determiner si l’ampleur du remaniement effectue depuis 1984 est exceptionnel, mCme par rapport a la mobilite ClevCe qui avait cours avant l’arrivke des conservateurs. La meilleure facon d’accomplir cette operation est de comparer le dernier mandat liberal au mandat conservateur. Les deux mandats se prCtent bien 11. cette comparaison puisqu’ils ont eu sensiblement la mCme durCe (55 et 50 mois) et ont comptd a leurs dkbuts un nombre quasi identique (32 et 31) de sous-ministres. En revanche, le contexte politique offre un contraste frappant. En 1980, Pierre Trudeau retrouve les mCmes sous-ministres qu’il avait hi-mCme choisis, A l’exception de quatre nouveaux promus durant l’intermede Joe Clark. I1 en va tout autrement de Brian Mulroney qui est entoure d’une equipe de hauts fonctionnaires

19 Ibid. 20 ...q ue les sous-ministres deplorent habituellement. Voir P ce sujet le plaidoyer de Gordon Osbaldeston pour que la duree minimale de I’affectation d’un sous-ministre dam un ministere soit fixee P trois ans: Raffmnir la responsabilitk des sow-ministres, p. 175-76. 2 1 Colin Campbell et George Szablowski, The Superbureaucrats: Structure andBehuvior in Central Agencies, (Toronto: Macmillan, 1979); Colin Campbell, Covemmend Under Stress, Political Executives and Key Bureaucrats in Washingion, London and Ottuwa (Toronto: University of Toronto Press, 1983). 22 De 1969 A 1975, le nombre de cadres a augment6 trois fois plus vite que I’ensemble des categories d’emploi. Voir David K. Foot (ed.)., Public Employment and Cumpenration in C a d : MythsandRcalitics (Scarborough: Institute for Research and Policy, 1978). Aussi Nicole Morgan, Implosion: anulysc de la croircancc de la fonction publique fkdhale 1945-1985 (Montreal: Institut de recherche politique, 1986).

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Tableau 1. La situation en f in de mandat des sow-minlstres en poste au dkbut du mandat

Mandat

Situution Libiral Conservateur

(03-03-8011 6-09-84) (I 7-09-84121 -I 1-88)

Ne sont plus sous-ministres 21

Maintenus au m&me poste 5 Mutes A un autre poste de SM

Total n = 32

6 26 4 1

n = 31

entierement mise en place par son predecesseur. Si ce facteur politique a joue, on devrait observer un renouvellement des sous-ministres plus complet sous les conservateurs que sous les liberaux. Le tableau 1 offre une indication dans ce sens. I1 montre que le renouvellement opere sous les conservateurs est au moins deux fois plus important que sous les liberaux. En effet, parmi les sous-ministres en poste au debut d’un mandat, ceux qui sont encore 1h a la fin d u mandat sont deux fois plus nombreux en 1984 qu’en 1988. De plus, cinq sous-ministres ont conserve le mCme poste tout au long du mandat liberal par rapport h un seulement sous le mandat conservateur.

Le contraste entre l’ere conservatrice et I’ere liberale est encore plus frappant si I’on ne considere que les deux premieres annees de chaque mandat. Celles du gouvernement Mulroney ont ete particulierement agitees pour la haute fonction publique; en effet, sur les 34 nominations auxquelles le gouvernement conservateur a procede pendant la duree de son mandat, 20 ont eu lieu dans les deux premieres annkes. Pour les nominations, le chiffre est de 31 sur 37. Qui plus est, plusieurs de ces mouvements de personnel se sont faits en mCme temps, ce qui les a rendus encore plus evidents. Trois dates ont ete particulierement marquantes, soit le 8 janvier 1985, le 14 aoQt 1985 et le 25 aoQt 1986, jours oh 13, 18 et 12 nominations et mutations etaient respectivement annoncees. Ces changements en bloc ont evidem- ment attire I’attention des medias.23 En comparaison, sous le gouvernement

23 “Mulroney remanie la haute fonction publique en profondeur”, LeDeuoir, 9janvier 1985; “Promotions, rkaffectations: Mulroney dkplace 18 mandarins”, Le Droit, 15 aofit 1985; “Apres I’important remaniement de juillet, 20 mandarins fkdkraux deplacks”, La Presse, 20 aofit 1986. Cet inter& des mkdias pour les nominations discrktionnaires du gouvernement a ktk stimulk, des le debut du mandat, par les nombreuses modifications operees dans la composition des Conseils d’administration et la liste des avocats appeles I representer la Couronne: “Le gouvernement Mulroney fait plus de cent nominations et place des ... amis”, La Presse, 22 dkc. 1984; “Nomination de 500 avocats conservateurs”, La Presse, 28 dkc. 1984; “Mulroney renvoie 26 directeurs”, Le Droit, 9 aoDt 1985.

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Tableau 2. La situation enfin de mandat de ceux qui 12e sont plus sour-minitres

Mandat

Situation Libhal Consmateur

(03-03-80116-09-84) ( I 7-08-84121 -1 1-88)

Re trogradks 1 1 Mutes dans la fonction publique A 3 8

Mutts A un poste diplomatique 2 1 Mutks dans une sociktt de 7 5

Ont quittk le secteur public federal 8 11

un m&me niveau de classement

la Couronne

Total n = 21 n = 26

liberal, le rythme des mouvements de personnel a kte beaucoup plus regulier. D’une part, les deux premieres annkes ne marquent aucune hausse particdiere de la mobilitd des sous-ministres, avec 11 des 24 nominations et 15 des 36 mutations de l’ensemble du mandat; d’autre part, il n’est jamais arrive pendant le mandat liberal que n’entrent en vigueur la mCme journee plus de cinq decrets de nomination et de mutation.

Le taux de mobilitk exceptionnellement eleve pendant les deux premieres annees du mandat conservateur indique la mefiance Clevke qui rdgnait au debut: les ministres et les sous-ministres ont sans doute eprouve des difficult& d’adaptation mutuelle. Mais, si on considere l’ensemble du mandat, on se rend compte qu’apres que le groupe des sous-ministres eut CtC renouvele et soumis a un veritable jeu de chaises musicales, la mobilitC des hauts fonctionnaires a tres nettement diminue pour reprendre un rythme de croisiere.

Le tableau 1 n’indique cependant ni ce que sont devenus les anciens sous-ministres ni ne donne de renseignements sur le profil des nouvelles recrues. Les tableaux 2 et 3 offrent ces complements d’informations essentiels. Le tableau 2 montre que sous les conservateurs, comme aupara- vant, un grand nombre dex-sous-ministres ont simplement kte mutes ailleurs dans le secteur public federal. En definitive, la proportion de ceux qui ont veritablement quitte le secteur public federal est presque la mCme sous les conservateurs (1 1) que sous les libtraux (8). La difference entre les deux mandats tient plut6t A ce que Brian Mulroney a affect6 huit sous-ministres a des postes de mCme niveau de classement dans la fonction publique contre seulement trois mutations de ce type sous Pierre Trudeau. Les sous- ministres se sont gtneralement retrouvts conseillers spkciaux au Conseil privt. Peut-etre etait-ce 19 une facon commode de les eloigner de la gestion

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Tableau 3. Provenance des sour-ministres nommb en cours de mandat

Mandut

Libhal Conseroateur Provenance (03-03-80116-09-84) ( I 7-09-84121 - I 1-88)

Fonction publique fbdbra!e 16 Diplomatie ou sociktks d’Etat 6

2 Total n = 24 Hors du secteur public fbdbral

27 4 3

n = 34

d’un ministere, mais on ne peut ecarter la possibilite que des missions importantes leur aient ete confiees a leur nouveau poste. Ce qui est certain, en tout cas, c’est que les retrogradations officielles ont ete tout aussi rarissimes sous Brian Mulroney que sous Pierre Trudeau. Dans les deux cas, un seul sous-ministre a connu I’infortune de se retrouver sous-ministre associe.

Le tableau 3 indique la provenance des sous-ministres promus. On aurait pu attendre des conservateurs qu’ils attirent a Ottawa un nombre important de gestionnaires du secteur prive. Or, tel n’a pas ete le cas: Brian Mulroney n’a recrutk que trois sous-ministres a I’exterieur du secteur public federal, soit un seul de plus que sous le dernier mandat liberal. Un seul des trois outsiders recrutes par les conservateurs est venu du milieu des affaires, soit Stanley Hartt, nomme sous-ministre au ministere des Finances. Pour les sous-ministres, le bassin nature1 de recrutement est reste la fonction publique fkderale. 24

En observant les trois tableaux, on constate que la difference entre les deux mandats n’est pas si marquante. MCme si la mobilitk a ete plus Clevee sous les conservateurs, en particulier lors des deux premieres annees d’adaptation, la proportion des sous-ministres qui ont vkritablement quittk le secteur public est restee presque la mCme par rapport aux annees liberales et les nouveaux sous-ministres ont continue d’Ctre principalement recrutks parmi les sous-ministres adjoints et associes. L’analyse quantitative de la mobilite des sous-ministres ne permet certes pas de conclure que les conservateurs ont procede a une purge politique.

Les indicateurs quantitatifs ne permettent toutefois pas de verifier si les dkparts ont ete forces ou volontaires, si des fonctionnaires ont kte promus parce qu’ils partageaient les orientations du gouvernement et si certaines

24 ans.

Du reste, 1’Pge moyen des candidats retenus est exactement le m€me dans les deux cas: 47

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mutations ont correspondu dans les faits A des retrogradations deguisees. I1 faut donc aborder la question de facon qualitative pour recueillir ce type d’informations, sans lesquelles il est impossible de tirer une conclusion sur le degrk de politisation des sous-ministres. Cette information a CtC recueillie aupres des principaux interesses eux-m@mes: les sous-ministres.

Le remaniement selon les sous-ministres La demonstration se fonde sur trente entrevues semi-directives realisees entre les mois de janvier et de mai 1988. Vingt hauts fonctionnaires feddraux, quatre ex-ministres, quatre conseillers politiques seniors du Premier ministre et deux journalistes ont accept6 d’Ctre interviewes indivi- duellement et en profondeur. Toutes ces personnes ont connu soit le regime liberal soit le regime conservateur, sinon les deux. Au total, leurs propos enregistrks remplissent 37 1 pages a interligne simple. Les extraits seront rapport& ici dans la langue de leur auteur mais de facon 2 preserver leur anonymat. I1 nous fallait donner cette garantie pour aborder librement le sujet delicat du statut politique des hauts fonctionnaires. Chacune de ces personnes a ete interrogke sur le processus de selection et la gestion de la carrihe des sous-ministres depuis 1984.

L‘tchantillon se composant aux deux tiers de hauts fonctionnaires, le tkmoignage de ces derniers constitue notre base empirique. Les entrevues aupres de politiciens ont surtout ete utiles comme variable de contrtde. Les vingt hauts fonctionnaires interroges ont des experiences diverses: douze ttaient encore en exercice ii 1’Cpoque ou ils ont ete interviewes, quatre ont quitte le service a p r b 1984 et etaient donc aux premieres loges lors des premiers pas du gouvernement Mulroney, tandis que les quatre autres sont de grands fonctionnaires qui ont marque I’administration federale et ont poursuivi une rtflexion personnelle sur les rapports entre I’administration et la politique au Canada. Sur ces vingt hauts fonctionnaires, dix-huit ont atteint 1’Cchelon supCrieur (sous-ministre en titre), les deux autres se situant aux echelons directement infkrieurs (sous-ministre associe et sous-ministre adjoint). Certains ont surtout connu les ministeres economiques, d’autres les ministeres P vocation sociale et d’autres les organismes centraux de coordination. On compte quatorze anglophones et six francophones.

Parmi les politiciens interroges, on compte trois anciens ministres liberaux, t rb en vue B I’kpoque de Pierre Trudeau, et un ex-ministre de Brian Mulroney. Trois des quatre conseillers politiques seniors ont travail16 dans le cabinet politique de Brian Mulroney (appelC le Bureau du Premier ministre); I’un d’eux Ctait encore en poste au moment de l’entrevue.

Au cours des entretiens deux themes ont CtC abordks: qui exerce une influence sur les decisions concernant la gestion des carrieres de sous- ministre? Selon quels criteres, ces decisions sont-elles prises? S’il y a politisation, I’influence sur les decisions devrait &re surtout exercee par des

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intervenants politiques selon des criteres politiques. Les entrevues livrent des reponses sur ces deux aspects fondamentaux.

a) L’influence des intervenants politiques est-elle plus importante depuis 1984?

On sait que le Premier ministre a pleine latitude pour choisir le candidat qu’il propose comme sous-ministre au Gouverneur en Conseil et que les candidats choisis sont en tout temps rCvocable~.~~ Mais la tradition canadien- ne, on le sait aussi, veut que le Premier ministre demande l’avis du greffier du Conseil privC et au secretaire du cabinet avant de prendre une decision. Le processus d’affectation des postes de sous-ministres s’est formalise avec le temps, faisant intervenir a l’occasion les evaluations faites par le Committee of Senior Officials (coso) et par la Commission de la fonction publique.26 On sait, enfin, que deux intervenants politiques peuvent aussi exercer leur influence lors de I’attribution d’un poste de sous-ministre: le ministre concerne et le secretaire principal du Premier ministre. Avant l’arrivee des conservateurs, on estimait ue c’etait l’opinion du greffier qui pesait le plus aupres du Premier ministre.’ La question est de savoir si 1’Clection des conservateurs a marque sur ce point une perte d’influence du greffier au profit des intervenants politiques, soit les ministres et les conseillers politiques du Premier ministre.

L’opinion de nos interlocuteurs est assez homogene: le greffier a su preserver son influence quant la nomination et a l’affectation des sous-ministres. Selon un membre du coso actuel, 75% des postes sont combles a partir de la liste preparee par ce comite. Les 25% restant s’explique essentiellement par la latitude que le Premier ministre veut se reserver pour promouvoir des groupes minoritaires (femmes, franco- phones) ou pour recruter des candidats provenant de l’exterieur de la fonction publique; mCme la, le greffier serait etroitement consulte.

Les sous-ministres interroges voient dans le fait que les candidats retenus n’ont pas d’allkgeance partisane connue et que la grande majorite sont des fonctionnaires de carriere, la preuve de l’influence dominante du greffier. Sans se declarer hostiles par principe 2 la nomination d’outsiders, ils souhaitent que cette pratique reste exceptionnelle. Selon eux, le greffier est le defenseur des fonctionnaires de carrih-e, celui qui fait en sorte que les meilleures chances de promotion leur soient reservees. La volonte et la capacite du greffier de jouer ce rdle de bouclier est un sujet de preoccupa-

25 Ordre en Conseil, C.P. 1639 du 20 juillet 1920. 26 Jacques Bourgault, “Regles et pratiques de renvoi dans la haute fonction publique du Canada”, Monographie de l’lmtitut dadministration publiguc du C a d . (it paraitre, 1989). 27 Jacques Bourgault, “La politisation de la haute fonction publique: rapport canadien”, dans Francois Meyers (ed.), The Politicization of Public Administration (Bruxelles: International Institute of Administrative Sciences, 1985).

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tion chez les sous-ministres interroges. Un tel rdle suppose deux conditions difficiles a rkunir: il faut que le greffier soit suffisamment independant du pouvoir politique pour demeurer solidaire des bureaucrates, et suffisam- ment influent aupr6s du Premier ministre pour bien proteger les bureau- crates contre toute politisation. I1 est interessant P cet effet d’ecouter nos interlocuteurs comparer le greffier actuel, Paul Tellier, avec celui qui a marque I’&re Trudeau, Michael Pitfield.

Nommk greffier en 1974, a trente-six ans, Michael Pitfield a CtC identifie a Pierre Trudeau, a ses theses et a son style de gouvernement. I1 est devenu le bras droit de Trudeau, au point que certains ministres en ont pris ombrage. L‘un d’eux se souvient: “Lui, peut-&re, dirait qu’il n’etait pas politise, mais dans ses conversations avec les ministres, il parlait souvent de nous, ce que nous allons faire.” Des sous-ministres se rappellent encore la vague de mutations et de ddmissions qui a suivi la nomination de Pitfield. Mais ils en parlent comme d’un changement de style de gouvernement, ou d’un conflit de generation, plutdt que d’un phenornene de politisation. On den souvient aussi comme d’une rivalit6 de structures, les minist6res sectoriels ayant ma1 accept6 la coordination etroite nouvellement exercke par le Conseil prive. Pitfield a ett perqu comme l’agent du Premier ministre bien plus que comme le protecteur des sous-ministres.

Nos interlocuteurs estiment que le greffier actuel, Paul Tellier, n’est pas parvenu a recreer l’intimitk du pouvoir qu’avait acquise Pitfield grLe a ses contacts avec Trudeau. La nomination de Tellier par le Premier ministre Mulroney a surpris car on le considerait comme un produit de 1’h-e liberale, sa carrike ayant debut6 dans le cabinet d’un ministre liberal. “Mulroney I’a nomme pour prouver qu’il Ctait capable de choisir un IibCral”, suppose un sous-ministre.

On remettait en question I’inddpendance de Pitfield, on s’inquiete de I’influence de Tellier. Cela dit, les sous-ministres se rassurent. Selon eux, ni la collaboration intense entre Trudeau et Pitfield, ni la relation plus distante entre Mulroney et Tellier n’ont serieusement entame la capacitk du greffier de prottger les sous-ministres.

Si l’influence administrative predomine dans le choix des sous-ministres, quelle est la part laissee aux ministres et 2 I’entourage politique du Premier ministre? Les sous-ministres reconnaissent que le ministre est parfois invite indiquer lequel des finalistes il prCfi?re, essentiellement pour garantir les affinitts personnelles. Certains sous-ministres vont plus loin et affirment que le fait d’Ctre remarqut par plusieurs ministres est un atout pour progresser dans la carriere. L’un d’eux declare mCme:

“I1 est certain que quelqu’un qui est inconnu du circuit en ville, du circuit politique, et qui a toutes les qualitks dernandkes, ne sera rnCrne pas rernarquk. Que voulez-vous, il faut dqs liens.”

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L‘interlocuteur qui a C t e le plus explicite sur I’influence des politiciens est un sous-ministre adjoint qui compte bien &re promu au rang de sous- ministre en titre “dans les deux prochaines annees ou moins”. Selon h i , la strategie ideale consiste a se faire affecter dans une agence centrale, de preference le Conseil prive, afin d’etre remarque par le greffier bien sdr, mais aussi par des ministres, par des conseillers politiques du Premier ministre, par le secretaire principal et, si possible, par le Premier ministre lui-meme.

Que disent les politiciens a propos de leur propre influence et de celle du greffier dans le processus de selection? Les conseillers politiques du Premier ministre et les ministres reconnaissent le r61e quejoue le greffier et aucun ne le deplore. Un conseiller politique de Mulroney precise toutefois un point important: selon h i , I’influence du greffier n’est pour rien dans le fait que la principale base de recrutement soit restee la fonction publique. I1 affirme que si les conservateurs ont recrute si peu de sous-ministres hors de la fonction publique, ce n’est pas faute d’avoir essaye. Mais ces efforts ont ete deployes en vain: les gestionnaires du secteur prive ne se sont pas montres interessks. On pourrait presque dire que le recrutement a l’interieur de la fonction publique a ete preserve par defaut:

‘Je pense notamment a trois personnes qui auraient ete extraordinaires et qui ont refuse (...) II faudrait laisser la famille, vendre la maison, renoncer a des benefices marginaux. On compte bien quelques exceptions: Bruce Howe qui est venu de Vancouver, Stanley Hartt de Montreal, Frank Iaccobucci de Toronto (...). Les Finances ont reussi avoir des one-year men. Mais au total, des gens du secteur prive, je vous dis qu’il n’y en a pas beaucoup.” (Un conseiller politique de Brian Mulroney)

S’ils concedent le premier r6le au greffier, les ministres ne qualifient pas pour autant leur propre influence de marginale. Un ex-ministre liberal se souvient m&me d’avoir choisi son sous ministre:

‘Je suis all6 debaucher X aux Affaires etrangeres pour qu’il devienne mon sous-ministre parce que j’avais une peur bleue du ministtre que je prenais. Je me disais qu’il connaissait toutes les ficelles et qu’il me protegerait contre tout. Je le connaissais depuis mes annees d’etudiant.”

En somme, I’influence des acteurs politiques apparait au second plan, comme un empechement au plein contr6le que les bureaucrates exerce- raient sur leur propre selection. Le poids du politique est suffisamment important pour que les sous-ministres redoutent qu’il affaiblisse I’influence du greffier aupres du Premier ministre. I1 ne I’est pas assez pour leur faire regretter le mode de selection actuel. 11s eprouvent une certaine fiertk A l’idde d’avoir CtC choisis par le Premier ministre lui-mCme plutdt que de facon statutaire, comme c’est le cas des fonctionnaires des autres echelons.

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11s ont le sentiment que la reconnaissance du plus haut personnage politique les aide a asseoir leur autorite et se declarent attaches au caractere selectif de ce mode de nomination discrktionnaire. Les sous-ministres en titre deplo- rent d’ailleurs que les sous-ministres associks soient de plus en plus nommes, comme eux, par I’autoritd politique:

“On a voulu voir dans le sous-ministre associt une espece d’ecole pour sous-ministre en attente (...). Nommez-moi greffier pour quinze minutes, et j’tlimine cet animal-18.”

“Is it a fancy title for giving them more money and for making them prestigious? Is it a subterfuge for saying this guy will be reporting directly to the minister?”

En resumd, le Premier ministre Mulroney a respect6 la tradition en tcoutant principalement le greffier. Ce dernier parvient trois fois sur quatre a faire en sorte que les candidats soient choisis dans liste constituee par le coso. Rien n’indique que I’influence des ministres et du Bureau du Premier ministre en ce qui a trait P la nomination et A I’affectation des sous-ministres a augment6 sous les conservateurs. Cornme auparavant, cette influence est cependant suffisante pour que les fonctionnaires en quCte de promotions la prennent en ligne de compte dans leurs strategies de carriere. Enfin, les sous-ministres en titre veulent preserver le prestige et I’autoritk que confere le fait d’hre choisi par le Premier ministre.

b) Les critbres pour choisir les sous-ministres sont-ils davantage politiques depuis 1984?

Encore ici, la reponse des sous-ministres est quasi unanime: les criteres qui president A leur nomination et leur affectation n’ont rien a voir avec la partisannerie. Les sous-ministres donnent cornme preuve le fait que les candidats choisis n’ont pas d’attaches partisanes connues. 11s conddent qu’il y a pu y avoir des cas apparents de politisation, ils le deplorent, mais cela n’invalide en rien selon eux la regle gdntrale qui est celle de I’apolitisme de la fonction publique superieure.

La mCme version des faits a ete recueillie aupres des ministres des deux grands partis et du personnel politique. Tous se disent attaches a la doctrine de la neutralitk. Le ministre canadien veut a ses c M s un expert et non un allit politique qu’il peut de toute faqon trouver en la personne de son chef de cabinet. Les ex-ministres IibCraux soupqonnent le parti rival d’avoir voulu pratiquer une politisation nocive, mais ils estiment que I’administration a bien rtsistd a I’assaut. Les conservateurs professe aussi la neutralitk et n’evoquent la politisation que comme moyen de dernier recours, une menace brandie contre les fonctionnaires qui s’kcarteraient de leur neutra-

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lite. En definitive, ils nient avoir politise la haute fonction publique malgre le climat de mefiance initial:

“Nous avions cette perception que les hauts fonctionnaires Ctaient A la solde du gouvernement anterieur dont ils partageaient les ideaux, et qu’ils etaient montes contre nous (...) J’ai change d’avis rapidement et je suis impressionne par le professionnalisrne dont ils font preuve.” (Conseiller politique de Brian Mulroney)

Nos interlocuteurs s’accordent a dire que le sous-ministre est d’abord choisi en raison de sa competence, competence qui ne doit pas &re uniquement technique mais qui exige aussi ce qu’on appelle un “sens politique”, c’est-a-dire que le sous-ministre tient compte des pressions politiques qui s’exercent sur son ministre, connait l’ideologie politique du gouvernement, prkvoit les reactions des partis d’opposition et des groupes de pression et decode l’etat de l’opinion publique. On estime aussi qu’il est kgitime de prendre en consideration la personnalite du ministre concerne lorsqu’on choisit un sous-ministre.

Jusqu’ici, les sous-ministres sont unanimes dans leurs reponses. Mais leurs propos deviennent dissonants lorsqu’on les interroge sur l’existence d’une politisation plus subtile que la nomination d’amis politiques avoues, soit une politisation fonctionnelle oh le greffier et le Premier ministre donneraient prkference a des candidats dont les orientations en termes de politiques et de programmes corresponderaient A celles du gouvernement. Ce n’est plus I’allC- geance au parti qui est en cause mais l’orientation politique des candidats. Influence-t-elle la selection finale? Sept sous-ministres repondent par la negative:

“Un systkme oh des individus iraient travailler sous le gouvernrnement conservateur parce qu’ils sont pour les privatisations, ou sous un gouvernement social-democrate parce qu’ils sont pour I’intervention publique, n’est pas un systkme conforme ace qui se passe A Ottawa. Je pense qu’aucun sous-ministre n’a ete nommk a Ottawa en fonction de ses orientations politiques.” (Sous-ministre)

Mais les treize autres sous-ministres interroges pensent que l’orientation politique des candidats influence la selection finale:

‘Je pense qu’il est impossible pour un fonctionnaire d’&tre a rebrousse-poi1 de la philosophie du gouvernement. (...) Le present gouvernement a une approche de privatisation qui n’ktait pas celle du gouvernement precedent. Par consequent, dans plusieurs spheres, il devient impossible d’oeuvrer si, au point de depart, on n’epouse pas cette philosophie du gouvernement.” (Sous-ministre)

Comme, en general, les ministres et les conseillers politiques considerent

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que I’orientation politique joue un certain rale, les sept sous-ministres qui pensent le contraire sont nettement en minorite. Le desaccord est de faible ampleur cependant, les tenants de la position majoritaire s’empressant de prkciser que I’orientation politique arrive bien aprts la competence et joue surtout pour certains postes-cle: le ministtre des Finances, le Conseil prive, pendant un temps le ministtre de 1’Energie. 11s ajoutent surtout, que le phenomtne n’a pas pris d’importance sous les conservateurs et n’a rien d’inkdit. Les plus anciens se souviennent de I’arrivee en force d’une Cquipe de hauts fonctionnaires “socialistes” en provenance de la Saskatchewan en 1964. Comme le Nouveau Parti democratique venait de perdre le pouvoir dans cette province, ces hauts fonctionnaires sont Venus h Ottawa participer au developpement du r d e social du gouvernement federal:

“We wanted Al Johnson because of his provincial experience and his general ability. We brought in several others from Saskatchewan (...). They were so policy oriented that they wanted socialist measures which is what the government wanted.” (Sous-ministre)

Tous ceux qui reconnaissent I’influence de I’orientation politique insistent pour dire qu’on ne doit surtout pas confondre ce phenomtne avec la partisannerie. La langue anglaise est plus prkcise sur ce point. On parlera de “policy orientation” plutat que de “political orientation”. Comment eviter de glisser de I’orientation “policy” A I’orientation “political”? Selon plusieurs sous-ministres, le probltme est largement resolu au Canada en raison du consensus des grands partis politiques. Selon eux, les divergences ideolo- giques entre les grandes formations politiques canadiennes sont faibles (mCme si elles croient le contraire) de sorte qu’elles se contentent d’exiger des sous-ministres une sorte d’accord de principe pour une philosophie gknkrale - le liberalisme, la dkmocratie - suffisamment vague pour ne pas Ctre discriminante:

“The sharing of philosophy is very difficult to deal with because it’s not clear to me that there are distinct philosophies. Parties are distinguished not so much by what they do as what they would like to do.” (Sous-ministre)

En somme, mCme ceux qui voient jouer I’orientation politique doutent de son importance comme crit2re de selection. Une seule voix discordante s’est faite entendre; il s’agit d’un haut fonctionnaire dont le Premier ministre Mulroney a exigC la demission. Amer, il interprtte sa mesaventure comme le signe que le “spoils system” est entrk en force h Ottawa:

“What happened is the destruction of the concept of the professional public service. There is a rejection of the idea that a public servant can serve any government.”

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Ce temoignage nous a m h e a nous interesser aux exceptions, soit les cas de politisation ou ceux qu’on a pu identifier comme tels.

c) Les apparences de politisation Les cas cites au f i l des entrevues sont toujours les mCmes: trois hauts fonctionnaires ont dfi quitter le service public federal apres la victoire des conservateurs; trois autres ont kte mutes P des postes moins irnportants;28 Stanley Hartt, avocat du secteur prive, consider6 comme un proche du Premier ministre, a e t C nomme sous-rninistre au ministere des Finances. On cite aussi deux cas qui ne touchent pas directement un poste de sous-ministre mais affectent quand mCme la haute fonction publique: Dalton Camp, un conservateur avoue pour lequel on a Cree un poste de conseiller, lequel le rapproche d u Conseil prive, et Derek Burney, un haut fonctionnaire de carriere qui s’est joint au Bureau politique de Mulroney, representent deux permutations de r81e entre politiciens et hauts fonctionnaires.

Les sous-ministres interroges sont ma1 P l’aise face a ces cas. 11s les prdsentent comme autant de malheureuses exceptions a la regle de I’apolitisme. Tout bon systeme a des rates, plaident-ils, et celui du Canada a survecu a ces derapages isolds. I1 s’en produisait d’ailleurs autant sous les liberaux, estiment-ils, en citant les cas de Pitfield ou de Juneau (qui avait tent6 en vain de se faire d i r e depute liberal avant de retrouver sa place dans la haute fonction publique), ou de Austin (place a la tCte du Bureau du Premier ministre). Des annees soixante, on retient le cas de Tom Kent, un conseiller politique du Premier ministre Pearson que celui-ci avait introduit dans la haute fonction publique; on se souvient aussi de messieurs Sharp, Drury et Pearson lui-mCme, trois anciens hauts fonctionnaires qui sont entres dans un gouvernement liberal.

I1 s’est toujours produit des exceptions comme celles que l’on constate aujourd’hui, nous disent nos interlocuteurs. D’ailleurs, ces cas s’expliquent par des circonstances particulieres qui en attknuent le caractere politique, ajoutent-ils. Stanley Hartt, un ami du Premier ministre, nomme aux Finances? Ce fut une surprise, sans doute, mais qui lui contestera sa competence? Et ne lui prCtait-on pas un penchant pour le Parti liberal? ... N’a-t-on pas assist6 au depart force de deux fonctionnaires de grande reputation? De purs malentendus, explique-t-on, imputables a des heurts de personnalitd et P une identification a des politiques du passe que les conservateurs, alors dans I’opposition, avaient vertement critiques. Les

28 M@me si ces cas sont bien connus, nous ne pouvons rCv6ler les noms en raison de la confidentialitk garantie A nos interlocuteurs. I1 reste que la plupart de ces cas sont de notoriCtC publique: Thomas S. Axworthy, “Of Secretaries to Princes”, Administration pdlique du CaMda, 31, no. 2 (1988), p. 261.

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sous-ministres estiment que le gouvernement conservateur a fait preuve d’une mCfiance excessive envers ces deux colkgues, lesquels auraient t r b bien pu s’adapter au changement de gouvernement:

“On est perqu comme kpousant les causes du parti au pouvoir. Certains les kpousent B 100% et deviennent trts enthousiastes, mais ce que le gouvernement qui suit a tendance a oublier, c’est qu’ils sont tout B fait capables de faire la mCme chose pour les politiques du nouveau gouvernement (...). Je pense a X qui a ktk carrkment perqu cornme un liberal, alors que j e sais pertinemment que c’est un fonctionnaire de carritre qui est tr ts malheureux de faire des centaines de milliers de dollars dans le secteur privk!” (Sous-ministre)

La decision de Derek Burney de se joindre pendant un certain temps au Bureau du Premier ministre a mis ses colkgues dans I’embarras. 11s maintiennent que cela ne fait pas de lui un conservateur, mais qu’il doit s’attendre B ce que sa carrihe en souffre si le parti au pouvoir change. Mais c’est le cas du conservateur Dalton Camp, pendant un temps dans la haute administration, qui a plonge les sous-ministres dans la consternation. Cette fois, on ne trouve aucune circonstance attCnuante B cette decision du Premier ministre; on y voit une mCfiance envers la haute fonction publique et une preuve de faiblesse du greffier. MCme un conseiller politique senior de Mulroney deplore cette decision qui a permis B I’un de ses semblables d’dchapper B l’autoritk du Bureau du premier ministre:

“Personnellement, je me sentirais plus 2 I’aise s’il avait ktk nomme au Bureau du Premier ministre, Cela aurait ktk plus normal, plus logique, et maintenant nous avons cette espece de perception que le Premier ministre a voulu politiser le Bureau du Conseil prive.” (Conseiller politique de Mulroney)

Les sous-ministres regrettent que ces exceptions soient presentees comme la preuve d’une politisation plus genkrale, ce qui porte atteinte l’image de la haute fonction publique. C’est pourquoi les “cas” de politisation seront toujours trop nombreux B leurs yeux. 11s Cprouvent de la sympathie pour les fonctionnaires A qui on a montrt la porte, mais en mCme temps un certain ressentiment envers ces colli?gues qui ont manque de prudence dans l’exercice de leurs fonctions en se laissant trop associer B certaines politiques de I’ancien gouvernement. I1 est une certaine prudence qu’un haut fonctionnaire doit observer, pour sa propre securitk professionnelle, et aussi par Cgard pour ses colkgues, de facon B preserver tous et chacun des ingtrences politiques.

Conclusion Cette etude portait sur le maintien dans leurs fonctions des sous-ministres canadiens en pdriode de changement de gouvernement. L’objectif Ctait d’evaluer I’influence de la politique sur leur selection, leur affectation et leur

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depart. I1 s’agissait plus precisement de verifier si la politique partisane a exerck un impact sur la carriere des sous-ministres canadiens, quatre ans apres que le Parti progressiste-conservateur, dirige par Brian Mulroney, a reussi P mettre fin a une domination du Parti liberal qui a dure pres de deux dkcennies. Deux methodes d’analyse ont Cte appliquees: la mesure quantita- tive de I’ampleur du remaniement dans les rangs des sous-ministres et la perception que les sous-ministres ont de ce remaniement.

Trois elements ont pu donner I’impression que le gouvernement Mul- roney a procede P une politisation massive de la haute fonction publique. Premierement, Brian Mulroney avait annonce par deux fois un remanie- ment d’envergure, d’abord lors de la campagne electorale, puis aux lendemains de la victoire. Deuxiemement, les mouvements de personnel dans la haute fonction publique ont coincide avec de nombreux change- ments dans la composition des Conseils d’administration et dans la liste des avocats de la pratique privke representant la Couronne. Troisiemement, les changements de sous-ministres se sont succedes a un rythme eleve lors des deux premieres annkes du mandat conservateur et plusieurs de ces mouvements ont dte annonces le mCme jour, ce qui a accru leur visibilite.

La conclusion qui se degage de notre etude est cependant formelle: le gouvernement conservateur elu en 1984 n’as pas procede a une politisation massive de la haute fonction publique canadienne. Certes, la mobilitk des sous-ministres s’est accelkree lors des deux premieres annees du mandat, mais la proportion de ceux qui ont ete amenes a quitter le secteur public federal a P peine augment6 par rapport aux annees liberales et la fonction publique est encore et de loin le principal bassin de recrutement. I1 y a bien eu quelques departs fords, des retrogradations deguisees, mais de tels phenomenes se produisaient auparavant et, dans I’ensemble, les sous- ministres ne notent aucune deterioration sur ce front. Les postes continuent a Ctre comblks sous I’influence predominante du greffier du Conseil prive et on tient que modkrement compte de l’orientation politique des candidats. Le dogme de la neutralit6 se porte bien au gouvernement federal canadien.

Certaines considerations peuvent dissuader un nouveau gouvernement de mettre en marche une politisation de la haute fonction publique. Le gouvernement veut eviter de projeter une image de partisannerie et de favoritisme. I1 a affaire a des administrateurs presentant tous les signes exterieurs de I’experience et de la competence, dont I’aide peut facilement paraitre indispensable. Apres des difficultes d’adaptation plus ou moins pronondes, des liens personnels finissent par se creer entre les ministres et les chefs d’administration. De toute evidence, le gouvernement conserva- teur a cela en consideration, comme l’avaient fait ses predkcesseurs. De plus, il a eprouvk des difficultes inattendues a recruter ailleurs que dans la fonc- tion publique les compktences dont il ne peut se passer. Pour toutes ces raisons, Brian Mulroney n’a pas politise la fonction de sous-ministre.

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Le risque de politisation peut cependant venir de deux voies indirectes. La premiere est le renforcement des cabinets politiques. Un danger pour les sous-ministres est de se faire Ccarter du champ de l’klaboration des politiques par les conseillers politiques install& dans les cabinets de ministre. Le danger existe d’autant que le present gouvernement a haussC le salaire et le statut des chefs de cabinet. Selon Gordon Osbaldeston, “dans 30% des cas, le chef de cabinet a creC d’knormes probltmes et a beaucoup nui aux rapports entre le ministre et le so~s-minis t re .”~~ De fait, les sous- ministres que nous avons interroges etaient prkoccupes par cette question. Mais, dans l’ensemble, ils estiment avoir bien resist6 aux empittements des cabinets. Le schema classique s’est reproduit: manquant de compktences, d’expkrience et de ressources par rapport aux ministtres, les cabinets ont perdu de leur influence aprts avoir coQte quelques faux pas P certains minis tres :

“Si on regarde les bons ministres en ville, ce sont ceux qui ont reussi A Ctablir rapidement une bonne relation avec leur sous-ministre.” (Sous-ministre) “You look at the minister Joe Clark‘s record. Joe Clark began to go up in public esteem when Taylor became his deputy minister! He didn’t make any more mistakes.” (Sous-ministre) “I can’t think of one Chief of Staff who has a reputation in this city for policy sense.” (Sous-ministre)

Dans l’ensemble, la haute fonction publique estime avoir preserve sa position face aux cabinets politiques malgrt un malaise bien reel. Cette version des choses est eloquemment confirmee par un conseiller politique senior de Brian Mulroney:

“Quand on est arrivC ici, on Ctait tout feu tout flamme, on se promettait de tout changer, tout revolutionner; nous pensions que les fonctionnaires Ctaient des gens A la solde du Parti IiMral qui accepteraient difficilement de se plier A une approche diffkrente; on se promettait de les casser et, dans bien des cas, de se substituer A eux pour Claborer des politiques. On s’est bien vite rendu compte que sans I’appui de la haute fonction publique, vous allez nulle part (...) Maintenant, dans la confrkrie conservatrice, on m’accuse d’avoir C t t rkcupert par la fonction publique!” (Conseiller politique de Mulroney)

Le deuxieme risque de politisation vient des efforts deployks pour developper l’imputabilitd parlementaire des sous-ministres. Ceux-ci sont de plus en plus sommds de comparaitre en comitk parlementaire pour dkfendre la gestion de leur ministere et le bien-fond6 des conseils politiques qu’ils donnent aux ministres. Ici encore, nos interlocuteurs feraient echo au

29 Osbaldeston, Raffcnnir la responsabilitd &s sour-ministses, p. 43.

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MULRONEY A-T-IL POL IT IS^ LES SOUS-MINISTRES?

verdict de Gordon Osbaldeston: “Les sous-ministres s’inquietent vraiment de la confusion croissante ui regne au sujet du r6le des sous-ministres dans

service public un an apres avoir ktk pris A partie par un depute ministdriel devant un comitk de la Chambre, ne peut que renforcer leurs apprehensions. I1 est clair que les sous-ministres redoutent d’Ctre associks aux politiciens a force de jouer r61e de defense publique des politiques du gouvernement.

Si elle parvient h endiguer la montke des cabinets politiques et les pressions pour une imputabilite parlementaire accrue, 1’Clite administrative canadienne a encore l’avenir devant elle. I1 lui restera alors a convaincre les gouvernants de ralentir le rythme de mobilite ClevC qui la place dans une situation prkcaire depuis deux decennies. Cela serait du reste souhaitable s’il est vrai, comme le signalait dkja la commission Lambert, que le sous-ministre manque de temps pour connaitre son ministere, asseoir son autorite et assumer lui-mCme les consequences de ses initiatives.

le syst6me parlementaire.” 7 O L’affaire Lussier, ce sous-ministre qui a quitte le

30 Ibid, p. 48.

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