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Actualités pharmaceutiques n° 536 mai 2014 45 Mots clés - bromocriptine ; effet indésirable ; inhibition de la lactation ; prolactine ; rapport bénéfice-risque Keywords - adverse effect; bromocriptine; lactation suppression; prolactin; risk-benefit ratio pharmacovigilance pratique © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés http://dx.doi.org/10.1016/j.actpha.2014.02.029 Bromocriptine et inhibition de la lactation : révision du rapport bénéfice-risque La persistance de certains effets indésirables connus ainsi qu’un usage non conforme de la bromocriptine ont motivé une réévaluation défavorable par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé de son utilisation dans le cadre de l’inhibition de la lactation après l’accouchement ou l’interruption de grossesse. Bromocriptine and lactation suppression: review of the risk-benefit ratio. The persistence of certain adverse effects as well as the improper use of bromocriptine have led to an unfavourable reassessment by the French agency for the safety of drugs and health products of its use for lactation suppression after birth or the termination of pregnancy. L a bromocriptine (figure 1) est un agoniste dopaminergique utilisé dans plusieurs domaines : tout d’abord en neuro- logie dans la lutte contre la maladie de Parkinson (traitement de pre- mière intention en monothérapie ou associé à la lévodopa), puis en endocrinologie pour la normali- sation des taux de prolactine, une hormone galactogène. Alcaloïde semi-synthétique, la bromocriptine agit, d’une part, en diminuant l’activité mitotique des cellules lactotropes de l’antéhypo- physe, ce qui a pour effet d’inhiber la sécrétion de prolactine, et, d’autre part, en produisant au niveau de l’hypothalamus le facteur PIF (hormone inhibitrice de la libération de prolactine). L’hyperprolactinémie est une ano- malie fréquente en endocrinologie (0,4 % des adultes) [1]. Cependant, elle n’est pas systématiquement patho logique : chez la femme enceinte, la hausse des taux de pro- lactine dans le sang est normale. Si la femme n’allaite pas, la lactation s’interrompt d’elle-même au bout d’environ deux semaines, le taux de prolactine retournant à son niveau de base en un mois environ. La lactation peut parfois ne pas être souhaitée pour des raisons médi- cales, en excluant l’inconfort ou l’engorgement lors de la montée laiteuse. Dans ces cas précis, la bromocriptine permet de réguler la libération de prolactine. Certaines spécialités sont agréées en France pour la prévention ou l’inhibition de la lactation physio- logique par la bromocriptine : Parlo- del ® 2,5 mg en comprimé sécable et Bromocriptine Zentiva ® 2,5 mg, également en comprimé sécable [2]. Ces deux médicaments sont tradi- tionnellement prescrits avec une posologie progressive afin de limiter l’apparition de troubles digestifs. Il est ensuite conseillé de détermi- ner la dose efficace la plus faible © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés © 2014 Elsevier Masson SAS. All rights reserved Hadrien VUILLET-A-CILES a, * Étudiant en deuxième cycle des études de pharmacie François PILLON b Pharmacologue *Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (H. Vuillet-A-Ciles). a Faculté de pharmacie, 2 rue du Docteur-Marcland, 87025 Limoges cedex, France b 162 avenue Lacassagne, 69003 Lyon, France O O HO O O N H N HN N N Br H H Figure 1. Bromocriptine. © DR La lactation peut parfois ne pas être souhaitée pour des raisons médicales. © Fotolia.com/Mariiya

Bromocriptine et inhibition de la lactation : révision du rapport bénéfice-risque

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Actualités pharmaceutiques

• n° 536 • mai 2014 • 45

Mots clés - bromocriptine ; effet indésirable ; inhibition de la lactation ; prolactine ; rapport bénéfi ce-risque

Keywords - adverse effect; bromocriptine; lactation suppression; prolactin; risk-benefi t ratio

pharmacovigilance

pratique

© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés

http://dx.doi.org/10.1016/j.actpha.2014.02.029

Bromocriptine et inhibition de la lactation : révision du rapport bénéfice-risqueLa persistance de certains effets indésirables connus ainsi qu’un usage non conforme de

la bromocriptine ont motivé une réévaluation défavorable par l’Agence nationale de sécurité

du médicament et des produits de santé de son utilisation dans le cadre de l’inhibition de la

lactation après l’accouchement ou l’interruption de grossesse.

Bromocriptine and lactation suppression: review of the risk-benefit ratio. The persistence of certain adverse effects as well as the improper use of bromocriptine have led to an unfavourable reassessment by the French agency for the safety of drugs and health products of its use for lactation suppression after birth or the termination of pregnancy.

L a bromocriptine (figure 1) est un agoniste dopaminergique u t i l i s é d a n s p l u s i e u r s

domaines : tout d’abord en neuro-logie dans la lutte contre la maladie de Parkinson (traitement de pre-mière intention en monothérapie ou associé à la lévodopa), puis en endocrinologie pour la normali-sation des taux de prolactine, une hormone galactogène.Alcaloïde semi-synthétique, la bromo criptine agit, d’une part, en diminuant l’activité mitotique des cellules lactotropes de l’antéhypo-physe, ce qui a pour effet d’inhiber la sécrétion de prolactine, et, d’autre part, en produisant au niveau de

l’hypothalamus le facteur PIF (hormone inhibitrice de la libération de prolactine).L’hyperprolactinémie est une ano-malie fréquente en endocrinologie (0,4 % des adultes) [1]. Cependant, elle n’est pas systématiquement patho logique : chez la femme enceinte, la hausse des taux de pro-lactine dans le sang est normale. Si la femme n’allaite pas, la lactation s’interrompt d’elle-même au bout d’environ deux semaines, le taux de prolactine retournant à son niveau de base en un mois environ.La lactation peut parfois ne pas être souhaitée pour des raisons médi-cales, en excluant l’inconfort ou l’engorgement lors de la montée laiteuse. Dans ces cas précis, la bromocriptine permet de réguler la libération de prolactine. Certaines spécialités sont agréées en France pour la prévention ou l’inhibition de la lactation physio-logique par la bromocriptine : Parlo-del® 2,5 mg en comprimé sécable et Bromocriptine Zentiva® 2,5 mg, également en comprimé sécable [2]. Ces deux médicaments sont tradi-tionnellement prescrits avec une

posologie progressive afin de limiter l’apparition de troubles digestifs. Il est ensuite conseillé de détermi-ner la dose efficace la plus faible

© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés

© 2014 Elsevier Masson SAS. All rights reserved

Hadrien

VUILLET-A-CILESa,*Étudiant en deuxième cycle des études de pharmacie

François PILLONb

Pharmacologue

*Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (H. Vuillet-A-Ciles).

aFaculté de pharmacie, 2 rue du Docteur-Marcland, 87025 Limoges cedex, Franceb162 avenue Lacassagne, 69003 Lyon, France

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pratiquepharmacovigilance

possible : la posologie est stricte-ment individuelle.

Pourquoi une réévaluation négative ?En 1983, les premiers effets indési-rables de la bromocriptine – dans le blocage de la montée laiteuse – sont relatés, après la diffusion des pre-miers rapports américains obser-vant la survenue de convulsions ou d’accidents vasculaires cérébraux chez des femmes ayant reçu du Parlodel®. Une série de travaux de la Food and Drug Administration (FDA) tend alors à prouver, de 1985 à 1994, que l’utilisation de la bromo criptine entraîne des effets indésirables cardiovasculaires et neuro logiques [3].En France, ces derniers sont connus et mentionnés dans le résumé des caractérist iques du produit (RCP) depuis 1994, accompagnés de contre-indica-tions, de précautions d’emploi et de mises en garde.

Des eff ets indésirables rares mais gravesDans le cadre de l’inhibition de la lactation, l’utilisation de la bromo-criptine peut entraîner la survenue d’effets indésirables :• cardiovasculaires (notamment un

accident vasculaire cérébral, un infarctus du myocarde et une hypertension artérielle) ;

• neurologiques (principalement des convulsions) ;

• psychiatriques (hallucinations, confusion mentale).

Le médicament, qui déclenche une vaso-constriction des vais-seaux cérébraux, est susceptible d’engen-drer un syndrome réver sible de vasoconstriction cérébrale se mani-festant par des céphalées et se compliquant par un accident vascu-laire cérébral. Dans ces circons-tances, l’arrêt du traitement est impératif [4].

La bromocriptine est également responsable d’effets indésirables plus anecdotiques comme des maladies pleurales [5] ou valvu-laires [6].Le tabagisme, l’excès de poids, une hypertension artérielle (notamment pendant la grossesse, également appelée “pré-éclampsie” ou “toxé-mie gravidique”) et des antécédents de troubles psychiatriques consti-tuent des facteurs susceptibles d’augmenter le risque de compli-cations, accru par le non-respect de la posologie [7].

Une utilisation non conforme

F La survenue de ces effets indé-

sirables est généralement liée à

une utilisation non conforme de la bromocriptine. Parmi ces erreurs, le

non-respect de la posologie ou des contre-indications, comme la pres-cription redondante à des patients ayant un facteur de risque cardio-vasculaire, prédominent. Il faut éga-lement évoquer le fait que la bromocriptine fut, et ce, pendant

des années, le traitement de pre-mière intention dans les maternités. En réponse à cette sur-utilisation, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a rappelé, en juillet 2013, que la prise systéma-tique d’un inhibiteur de la lactation pour prévenir les douleurs liées aux montées de lait (survenant chez 30 à 40 % des femmes) ou les engor-gements n’est pas recommandée. L’Agence a précisé qu’il n’y a pas lieu de prescrire un traitement dans le sevrage de l’allaitement au-delà d’un mois après l’accouchement.

F Pour toutes ces raisons, l’ANSM

a jugé défavorable l’utilisation de la

bromocriptine. Cette révision du rap-port bénéfice-risque s’est réalisée en coopération avec le Collège national des gynécologues obstétriciens fran-

çais (CNGOF) et le Col-lège nat iona l des sages- femmes de France (CNSF).Rappelons que les États-Unis, le Canada

et la Corée du Sud ont, dès 1995, jugé ce rapport bénéfice-risque négatif compte tenu de l’existence d’alternatives moins risquées.Cette réévaluation ne remet pas en cause l’efficacité de la bromocrip-tine dans ses autres indications.

Références[1] Kamenický P, Chanson P. Hyperprolactinémie. Les Entretiens de Bichat. Paris, 15 septembre 2012. www.lesentretiensdebichat.com/Media/publications/medecine_107-110_wmk.pdf

[2] Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Bromocriptine (Parlodel® et Bromocriptine Zentiva®) : le rapport bénéfi ce-risque n’est plus favorable dans l’inhibition de la lactation. Point d’information, 25 juillet 2013. http://ansm.sante.fr/S-informer/Points-d-information-Points-d-information/Bromocriptine-Parlodel-R-et-Bromocriptine-Zentiva-R-le-rapport-benefi ce-risque-n-est-plus-favorable-dans-l-inhibition-de-la-lactation-Point-d-information

[3] Berrebi A, Gassita L, Cohen M et al. Inhibiteurs de la lactation. In: Extrait des mises à jour en gynécologie et obstétrique. Tome XXI. Vingt et unièmes journées nationales. Paris: Collège national des gynécologues et obstétriciens français (CNGOF); 1997. www.cngof.asso.fr/d_livres/1997_GO_295_berrebi.pdf

[4] Kim Y, Baek W, Kim J et al. Delayed ischemic stroke associated with bromocriptine-induced reversible cerebral vasoconstriction syndrome. Neurol Sci. 2013;34:409-11.

[5] Lin C, Rhiannon J, Chan E. Drug-induced pleural disease. Adverse Drug Reaction. 2013;281:1083-6.

[6] Cosyns B, Droogmans S, Rosenkek R, Lancellotti P. Drug-induced valvular heart disease. Heart. 2013;99:7-12.

[7] Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Bromocriptine : Questions – Réponses. Juillet 2013. www.coordination-allaitement.org/dynamic/pdf/evenements/qr_parlodel_juillet2013.pdf

À l’offi cine, le pharmacien doit pouvoir orienter les patientes auxquelles la bromocriptine a été prescrite

Dans le cadre de l’inhibition de la lactation, la bromocriptine peut entraîner des effets indésirables cardiovasculaires, neurologiques ou psychiatriques

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pharmacovigilance

pratique

L’ANSM a saisi l’Agence européenne du médicament (EMA) afin d’étendre la réévaluation du rapport bénéfice-risque au niveau européen et, éven-tuellement, mettre en place des mesures vis-à-vis des autorisations de mise sur le marché (AMM) de ces médicaments.

Conseils aux patientesÀ l’officine, le pharmacien doit pou-voir orienter les patientes aux-quelles la bromocriptine a été prescrite.

Les patientes sous traitement

F Si la patiente ne présente

aucun effet indésirable lié à la prise de bromocriptine, il doit lui être recommandé de poursuivre le traite-ment jusqu’à son terme, tel que pres-crit par son médecin ou son maïeuticien, dans le strict respect des posologies.

F Si la patiente semble présenter

des effets indésirables (en particu-lier des céphalées), ou des facteurs de risque (troubles cardiaques ou antécédents psychiatriques), il est sage de lui conseiller de prendre contact avec le prescripteur, qui évaluera la nécessité ou non d’un virage thérapeutique.

Les patientes traitées dans le passéLes études de pharmacovigilance menées sur la bromocriptine n’ont démontré aucun risque prospectif chez les femmes ayant eu recours à la bromocriptine pour l’inhibition de la lactation. De même, il n’existe a priori aucun risque pour leurs enfants.

Les alternativesIl existe plusieurs alternatives à la bromocriptine.

F La première est le lisuride (Arolac® 0,2 mg, comprimé sécable). Cette molécule est un agoniste dopaminergique D2 préférentiel, à action centrale prédominante.

Dans l’inhibition de la lactation, ce médicament induit les mêmes effets que la bromocriptine sans présenter ses effets indésirables graves.

F Par ailleurs, la cabergoline

(Cabergoline Sandoz® 0,5 mg, Cabergoline Teva®, Dostinex®

comprimé sécable) a récemment obtenu l’autorisation de mise sur le marché français [8].

Le soulagement de la montée laiteuseLe recours systématique à des médicaments pour bloquer la lacta-tion est une pratique largement repandue en France [9]. Il est donc important de connaître la marche à suivre pour limiter les risques de survenue d’effets indésirables et il semble bénéfique d’informer la patiente sur les risques des diffé-rents procédés.

F En premier lieu, il faut rappeler

que, même si la dihydroergo-

cryptine (Vasobral®) est un agoniste dopaminergique, ce médicament n’est pas indiqué pour l’inhibition de la lactation. En l’absence de don-nées dans cette indication, son utilisation hors AMM doit donc être scrupuleusement proscrite.

F L’ANSM a, par ailleurs, rappelé

que l’utilisation de diurétiques, proposés dans les années 1960

pour freiner la lactation, est à bannir : leur mécanisme s’appuyait sur une restriction hydrique telle que les glandes mammaires ne disposaient pas d’une masse suffisante de liquide pour élaborer le lait. Cette pra-tique, qui n’a jamais fait l’objet d’une évaluation bénéfice-risque sérieuse, est naturellement contre-indiquée en raison des risques liés à la déshydra-tation qu’elle engendre.

F À cette prescription était sou-

vent associé le bandage humide

des seins, la compression des glandes mammaires s’opposant à la lactogenèse. Or, l’inconfort engendré par ce dispositif peut s’avérer supérieur à celui généré par la montée laiteuse.

F L’ANSM recommande donc

simplement l’utilisation d’un

antalgique de palier I tel que le paracétamol en cas de douleurs et d’un anti-inflammatoire en cas d’en-gorgement. w

Déclaration d’intérêts

Les auteurs déclarent ne pas

avoir de confl its d’intérêts en

relation avec cet article.

[8] Paitraud D. Bromocriptine (Parlodel et générique) : rapport bénéfi ce-risque défavorable dans l’inhibition de la lactation. Vidal Actualités. 26 juillet 2013. www.vidal.fr/actualites/13266/bromocriptine_parlodel_et_generique_rapport_benefi ce_risque_defavorable_dans_l_inhibition_de_la_lactation/

[9] Galouzeau de Villepin B. Inhibition de la lactation dans le post-partum. Étude prospective, comparative réalisée auprès de 99 patientes à Necker et Port-Royal. [Mémoire pour l’obtention du diplôme d’État de sage-femme]. Paris: Université Paris-Descartes; 2011.

Références

Si la patiente semble présenter des effets indésirables ou des facteurs de risque, il est sage de lui conseiller de prendre contact avec le prescripteur.

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