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Bruno Bayle de Jessé - Initiation Tantrique (1991).pdf

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A very interesting first person account of Tantric Initiation, with Ch'an, Tibetan and Shaivite nuances and set in the Himalayan ranges. A rare gem. In French.

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  • L'espace intrieur 41

    Collection dirige par Roger Munier

  • DU MME AUTEUR:

    Houa-Teou. Initiation aux bouddhismes Tch'an et Tien-Ta, ditions Guy Trdaniel, Paris, 1985.

  • BRUNO BAYLE DE JESS

    INITIA TI 0 N TANTRIQUE Prface de Catherine Despeux

    Fayard

  • A la mmoire de Lia, ma femme.

  • L'esprit est pour /'esprit un cheval incomparable chevaucher.

    MILARPA

  • PRFACE

    Le point de dpart du Bouddha est trs simple: tout est souffrance, et il existe un moyen de s'en dlivrer. Celui-ci ne consiste pas modifier le monde, mais le regard que l'on y porte, sa relation avec lui. Ce sont les limites de l'individu et ses mcanismes d'appro-priation qui sont l'une des origines fondamentales des vues errones que l'on peut dvelopper sur le monde ou une situation quelconque; nos organes des sens et notre mental sont des bandits redoutables, qui nous enferment dans le cycle infernal du devenir si l'on se fie eux, ou nous font accder aux cinq plus hautes sagesses s'ils sont les serviteurs de l'esprit. L'esprit est un matre absolu, un fonds indescriptible, duquel on ne peut ni dire qu'il existe ni qu'il n'existe pas: O est le support des mondes? Les penses comme des traces de brume ont travers l'esprit venant de rien et n'allant nulle part [ ... ]. S'il y eut un support des mondes, il faut le perdre, car il est intrieur la magie.

    Dans l'Occident marqu par les visions matria-listes du monde, par des conditions de vie ayant fait de tels progrs que quasiment tout semble tre soluble un jour et pouvoir mener l'homme vers un bonheur mondain, rares sont ceux qui se tournent vers des philosophies, des modes de pense qui tendent relativiser le monde, considrer l'exprience mon-

  • 14 INITIATION TANTRIQUE

    daine comme un rve une illusion, dont il faut se dtacher. Ce dtache~ent est d'autant plus difficile que pour le bouddhisme du Grand vhicule, il r:'y ~ pas renoncement au monde, mais ralisation de l 'eveil dans la vie quotidienne, dans l'action elle-m:1~: Les apparences ne sont pas diffrentes de la vacu1te, la vacuit concide avec les apparences et les appa-rences avec la vacuit affirme le Sutra du cur.

    ' C'est pourtant dans cette aventure que nous entrane Bruno Bayle de Jess, prsentant avec une grande rigueur son exprience personnelle, son che-minement, guid par de grands matres du boud-dhisme Tch'an et du tantrisme lamaque. .

    La premire partie du rcit relate sa progression dans le Tch'an (le dhyana), guid par matre Th n ou Shaosi, lui-mme disciple du matre de dhyana Xuyun (Vacuit des nues), qui mourut en 1959 pl us _que centenaire, aprs avoir pass sa vie en prgrinations travers toute la Chine, rencontrer les plus clbres matres des diverses coles bouddhiques et trans-mettre son enseignement. . L'exercice fondamental du Tch'an est l'assise en si~ence, jambes croises, le corps immobile, po~r developper la concentration et la stabilit de l'espnt (les diffrents samadhi*). Mais cette position assise n'est qu~un des multiples moyens habiles (upaya) du bo.uddh1sm,e, destins faciliter l'apaisement de l'es-pnt.' s~n detachement des sensations et perceptions ordmatres._ Lors~u~ le disciple progresse, cette concentrat10n, ams1 que les diffrents tats de conscience dvelopps lors de la mditation assise persistent, que ce soit pendant les activits q uoti-diennes ou mme le sommeil: L'esprit rassembl, les distractions esquives, la lucidit et la srnit pro-gressent selon les divers degrs du dhyana. Le

    * Voir Glossaire.

  • PRFACE 15

    mditant en arrive considrer d'une manire oale ce qu'il vit dans le repos ou dans l'action. 0

    Au cours de ce processus, de nombreux dangers guettent le disciple dans sa qute, dont celui de s'accrocher ces tats agrables d'absorption et de concentration qui se dveloppent, et qui relvent encore du domaine des sens et de l'impermanence. Matre Thn disait souvent: L'important, c'est de passer, de ne pas cder l'absorption, aux divers samadhi impromptus [ ... ]. Mfiez-vous! Qui entre stupide en samadhi [absorption] en sort plus stupide encore. Il n'est pas de voie sans travail de l'esprit pensant et raisonnant.

    On se rend compte en effet que ce cheminement ncessite des efforts soutenus, le dveloppement de qualits, l'accumulation de mrites, l'endurance devant les difficults, les priodes de dsespoir. Dans ce processus, o la vigilance de l'esprit dmonte les mcanismes ordinaires et enlve progressivement tout point d'appui, acculant le disciple au doute ultime qui, lorsqu'il s'effondre, mne l'apaisement suprme, le matre de dhyana utilise toutes sortes de moyens: les coups, les cris, les chocs, rudoyant son disciple et lui manifestant ainsi son bon cur de bonne vieille grand-mre. L'auteur de ce rcit n'a pas chapp ce genre de procds, que matre Thn maniait avec brio.

    Bruno Bayle de Jess nous conduit dans une errance veille, qui toujours surgit du cur. Voyages intrieur et extrieur s'imbriquent, nous plongeant directement dans une vue non dualiste des choses, o la vacuit et les apparences sont identiques. Il y a un feu qui consume toute diffrence, et la nature mme des choses resplendit dans sa simplicit: le quotidien, l'ordinaire se parent des plus beaux atours, des plus beaux joyaux des royaumes de Bouddha, du monde de l'veil. L'un des plus grands matres de dhyana de tous les temps, le vieux Lin-tsi (fin du 1xe sicle) dit

  • 16 INITIATION TANTRIQUE

    un jour lors d'une instruction collective: Adeptes, il n'y a pas de travail dans le bouddhisme. Le to:it est de se tenir dans l'ordinaire et sans affaires: chier et pisser, se vtir et manger*. C'est cet aspect d.u cheminement qui prdomine dans la seconde par,t1e du rcit, o l'auteur nous emmne dans les vallees recules de !'Himalaya, auprs d'un matre tantrique, l'homme la barbe noire.

    Le bouddhisme himalayen voque d'emble d,es pratiques complexes, avec des rituels trs labores, une plthore de divinits aux formes paisibles ou courrouces, munies d'attributs divers, ou encore des univers symboliques peupls de ces divinits, le~

    m_and~la: autant de supports pour le pratiquant, qui visualise sous forme de lumire translucide ces formes et rcite des mantra.

    De mme que l'assise dans le Tch'an ces rituels et ces visualisations du tantrisme sont un ~oyen habile pour dmonter le mcanisme de l'illusion et faire

    co~~rendre au disciple que le monde extrieur est creation de l'esprit, et qu'il y a concidence entre ~es

    appar~n~e~ et la vacuit. Lorsque l'apprenti visualise une divm1t, symbole d'une qualit de la nature

    P,~opre. de ,l'veil, il la fait surgir de la vacuit: il s identifie a la divinit, forme lumineuse et transpa-

    rent~, tou~ en rcitant la formule correspondante, ~el un fils qm appelle sa mre et s'ouvre sa bienveil-lance. Lorsque la rsonance s'tablit entre les deux, l'~~el?t~ ~st empli de~ vibrations et des qualits de la d1vm1te a laquelle Il s'identifie et il termine sa m~ditation par la, dissolution del~ divinit (et de lui-meme par consequent) dans la vacuit. Tel est, sommairement, le principe de base des visualisations tantriques.

    Mais pour celui qui est familier avec la pratique du

    * Entretiens de Lin-Tsi, trad. de Paul Demiville, Fayard, Documents spirituels, 1972.

  • PRFACE 17

    dhyana, il n'est nul besoin de passer par ces exercices prliminaires servant entre autres favoriser la concentration de l'esprit: il suffit par un seul mouve-ment du cur de s'identifier une divinit, telle qu 'A valokiteshvara, le tout-compatissant, pour que cette compassion envahisse l'esprit du disciple et tout ce qui l'entoure, de sorte que l'univers entier est port par ses vagues de don: c'est l'initiation secrte du disciple, celle qui est confre directement par la nature mme de l'veil. Ainsi, toute exprience vcue, qu'elle soit agrable ou dsagrable, est spontan-ment libre dans le pur substantiel des origines.

    Le tantrisme himalayen a galement dvelopp tout un systme de pratiques psychophysiologiques trs labores, destines purifier les canaux subtils d'nergie, y faire entrer les nergies et resplendir les gouttes lumineuses. Mais l'on ignore souvent que ces techniques remarquables, qui sont le fruit des exp-riences mystiques des grands matres de cette tradi-tion, ne constituent pas la doctrine ultime de ce tantrisme.

    Cette dernire est trs proche du Tch'an et fut historiquement influence par lui. Au vue sicle se droulrent en effet au Tibet plusieurs conciles et dbats entre les tenants des doctrines indiennes du bouddhisme et les reprsentants du bouddhisme chinois, notamment le Tch'an. Si les Indiens furent dclars vainqueurs, les moines chinois n'en conti-nurent pas moins diffuser dans ce pays leur doctrine et avoir une influence, notamment sur la secte des bonnets rouges. Dans l'cole des Anciens, les Rninmapa, la doctrine suprme est appele Rjog-chen ou Perfection totale et, dans l'cole de Milarpa, le Mahamudra ou Grand Sceau. Les deux prnent un mouvement soudain et immdiat de l'esprit, qui plonge d'emble le disciple dans la vision des choses telles qu'elles sont, l'ainsit (tathata): Se peut-il, crit l'auteur, que, d'un instant l'autre, le fond,

  • 18 INITIATION TANTRIQUE

    l'origine, le" pur substantiel" se lve comme la clart de la lune rvlant toute l'ardeur d'exister d'une manire neuve chaque instant, que le clair de la pleine lune rvle la profondeur des bois autour de la prairie?

    Ainsi, cette dmarche n'carte aucune des mthodes, n'en privilgie aucune, et prend en compte tous les lments de la vie: l'aire de l'veil est no~re monde de poussire, et il n'est de meilleur exercice pour le disciple aguerri que de s'exercer ai: dhY_ana dans le tumulte de la vie moderne, dans les s1 tua tions les plus complexes. Si le tantrisme est l'une des formes les plus tardives du bouddhisme c'est aussi l'une de

    cel~es qui ont pouss le plus lo,in l'application des pomts de vue doctrinaux dans le comportement de leurs adeptes.

    On sait que le matre joue un rle fondamental dans le tantrisme, o l'on rend hommage non seulement aux trois joyaux (le Bouddha, sa doctrine et 1 ~

    co~munaut bouddhique), mais aussi au matre qui 1,es mcarne. Cela, c'est le matre extrieur Il Y a egalement le matre intrieur, qui est l'esprit d'veil en

    ch~cun de nous. Au niveau de la Perfection totale (R.J~gchen) ou du Grand Sceau (Mahamudra), il Y a l.e

    mai~re secret, qui est tout lment du monde mar.ii-feste ou non manifest toute chose noble ou vile

    ~~vant laquelle on s'in~line et qui permet l'acc"s 1 mconcevable. C'est aussi ce qu'enseignait le maitr~ de dhy~na Xuyun, qui dit un jour ses disciples: Si vo,.tre pied heurte un caillou au cours de la marche et meme que vous tombiez, alors remerciez, arrtez-vous et proster~ez-vo~s pour remercier, puis so~ez seulement attentifs, le silence de Vimalakirti envahira votre cur et rien ne vous sera refus.

    Le disciple n'a dans ce cas nul besoin de s'attacher transmuter son corps ou parvenir la dlivrance par tous les moyens habiles possibles et imaginables. La conscience d'veil devient omniprsente, vacuit

  • PRFACE 19

    dans sa nudit, rvlant dans le cur un matre, qui est tout aise et libert. De la sorte, les canaux sont purifis et parcourus par des nergies subtiles d'une qualit parfaite, sans qu'il soit besoin d'avoir recours aux techniques yogiques complexes. Les phnomnes psychophysiologiques qui peuvent se manifester sont secondaires, et le disciple n'y prte gure attention, car ils relvent encore des sensations, des change-ments et de l'impermanence. L'auteur du rcit fait d'ailleurs au cours de son cheminement l'exprience de la chaleur psychique, qui est l'une des six techni-ques fondamentales du yoga tibtain dans l'cole de Milarpa. Mais celle-ci se manifeste spontanment lorsque la concentration de l'esprit se stabilise. Il crit: Les vibrations travers le corps deviennent plus lentes et doucement vont en s'largissant. Le corps est comme prsent soi [ ... ]. Une chaleur se manifeste. Ce n'est pas la premire fois qu'elle survient, mais, cette fois-ci, elle grandit avec force.

    Progressivement, tout phnomne de la vie est spontanment libr: Rien n'est profane ou sacr, c'est notre attitude qui constitue un monde profane ou . bodhisattvique. Mme la relation amoureuse devient l'expression de la conscience d'veil dans sa nudit, union de la claire lumire et de la flicit. Ce cheminement, plein d'embches et d'ascse, mne vers un apaisement doux et subtil, vers la douceur d'une beaut qui ne se pose nulle part, mais cela n'a pas la moindre importance. Il n'y a l aucune vrit.

    Catherine DESPEUX

  • AVANT-PROPOS

    Ds mon enfance, en Indochine, j'entendis parler du bouddhisme; je fus lev parmi les images du Bouddha et des bodhisattvas de toutes les coles, compagnons familiers depuis toujours. J'entendais aussi parler des grandes choses faites par le Vnrable Xuyun, le dernier patriarche des cinq grandes coles du Mahyana. Tout cela n'allait pas sans intriguer un esprit de dix quinze ans; n'tait-il pas naturel de se demander ce qu'il y avait derrire? Beaucoup d'en-fants dont les familles taient en relation avec les pays

  • Parcours de l'auteur

    CHINE

    INDE

    Bengale mridionale

    Ocan .__~_/ndien~~v~~----\ 0

    Er.C

  • AVANT-PROPOS 23

    nuages blancs; il est certain que mme un gnie ne pourrait au premier abord tirer profit d'une rencontre avec l'un ou l'autre des grands courants de pense du ~ouddhisme Mahyana et je n'avais pas cette prten-tion. Longtemps avant, la curiosit veille par ce que j'avais vu et entendu, j'avais recueilli les confidences d'un premier matre, proche de la famille, le Swami Siddeswarananda de vnre mmoire, qui professait un immense amour Bouddha: C'est en tudiant tout ce qui se rapporte sa pense, me disait-il, que tu rencontreras ce que tu ne peux pas ne pas chercher. Mon admiration pour le swami tait totale: je me laissai guider par cet esprit suprieur, dsintress, gnreux et plein d'humour. C'est lui qui lorsque je grandis m'encouragea suivre les recherches de savants orientalistes dont le principal fut Mgr tienne Lamotte, disparu rcemment. C'est auprs du swami que je rencontrai, encore collgien, D.T. Suzuki et Ruth F. Sazaki.

    Un peu plus g, Chalon et Dalat, je passai la pratique et connus la rigueur de ce genre particulier de noviciat qu'est le dbut de l'tude auprs d'un matre traditionnel de l'cole du Tch'an. Ds le dbut on me reconnut quelques dispositions naturelles. Je me suis souvent demand ce que cela et t si je n'en a vais pas eu !

    Seul j'arrivai un jour dans les valles himalayennes et dcouvris la difficult de comprendre la pense d'hommes diffrents des Occidentaux, diffrents ga-lement des gens de l'Asie du Sud. Anim du dsir ardent de comprendre tous les aspects de l'enseigne-ment bouddhique pour pntrer aussi avant que possible l'esprit du Tathgata, je vcus en observant les lieux, les visages, lisant les textes, essayant d'ouvrir l'oreille du cur. Mais on ne pntre aisment la pense d'aucune cole bouddhique; on ne foule pas non plus sans risque la terre tantrique, la fois accueillante et secrte.

  • 24 INITIATION TANTRIQUE

    Des rves de l'enfant aux efforts de l'homme en situation rmitique ou se pliant aux exigences de la discipline aux rgles nombreuses, il y a une distance que l'aspirant constate non sans tristesse. Si la Doctrine est passionnante tudier pour tout esprit curieux du destin humain, on en vit plus difficilement, d'instant momentan en instant momentan, au milieu de frres dans le Dharma qui ne sont pas toujours ainsi que soi-mme des bodhisattvas accom-plis! Le sourire des Bouddhas de pierre ou de bois, les admirables peintures le son des percussions et autres instruments, le chan~ des textes lors des offices en communaut aident calmer l'imagination et poursuivre la recherche. Ce qui claire et fortifie dans des entreprises difficiles si elles sont srieuses, peu srieuses, voire inutiles si elles sont faciles, c'est la relation intime bien que souvent peu loquace avec les ans dans le Dharma et les instructeurs traditionnels.

    Mais la comprhension n'est pas immdiate, elle est longtemps insuffisante mme si tel n'est pas le

    . ' sentu?e~t que l'on a. La persvrance et l'endurance son,t md1spensables; l'aboutissement peut tre ':1u-dela de tout ce 9ui est imaginable, selon l 'expresswn de .R.F. ~azakI. C'est cette foi puis cette dcouverte qm ~outiennent dans la poursuite de l'tude et de la pratique. Pe~ peu, dans l'esprit s'instaure la c~rtitude, !a ce:titude bouddhique indfinissable qm ne peut s expnmer que dans la musique la posie ou la faon d't~e l. C'est parce que nou's avons t s_aisis par la, certitude que mes compagnons et moi sommes ~ontes dans les hautes valles maintes reprises ou bien nous sommes groups dans un minuscule jardin tropical pour tudier la Doctrine et pratiquer les contemplations.

    C'est dans un jardin de Cholon, autour du Vn-rable Shao et du Vnrable Peng, que commence le priple dont il est question ici. Le rcit commence

  • AVANT-PROPOS 25

    donc dans un contexte Tch'an dans le Sud-Est asiat~q_ue. Puis, pouss vers une dmarche solitaire, je me d1ngeai instinctivement vers les rgions lamaques et tantriques; le lien est important en effet entre le Tch'an du Sud et la doctrine des Bonnets Rouges.

    Aprs l'entranement au houa-!' eou, ou koan, aprs les retraites solitaires sur les plateformes rocheuses, je me proposai de recueillir au seuil de la maturit les paroles d'un matre tantrique comme j'avais cout adolescent celles de Swami Siddeswarananda. Mais ce n'tait pas simple: les personnages tantriques, shivates ou bouddhiques, ne sont pas forcment insrs dans des institutions; les plus remarquables le sont mme rarement. Ils reoivent et transmettent la Doctrine dans des villages qui ne sont parfois que des hameaux paraissant immobiles dans le temps comme dans l'espace. Ce ne sont pas des dignitaires au costume lgant et symbolique; ce ne sont pas des pandits enseignant dans des amphithtres universi-taires. Pourtant je connus d'abord une femme qui plus que centenaire rgnait sur des ermitages et incarnait le principe de l'androgynie, pratiquant avec matrise l'union spirituelle silencieuse, exercice cen-tral de la voie tantrique.

    Arrivs sur un plateau ensoleill, nous sommes descendus dans une valle hors du monde. L, nous avons attendu le retour du matre de la valle, chef spirituel et temporel parti au loin faire patre son troupeau. Durant cette attente, je travaillais sans cesse retirer de l'univers profane le corps aussi bien que le mental, vivant une nouvelle approche du Dharma, la Rvlation bouddhique, rfugi dans les creux des falaises qui, depuis des sicles, servent d'ermitages. La relation avec la val-le est un exercice tantrique important. Celle-ci devient prolongement du corps, la conscience s'tend jusqu' ses limites et ainsi se dsindividua-lise. La mort n'est plus envisage de la mme faon,

  • 26 INITIATION TANTRIQUE

    la valle est ternelle. Il s'agissait toujours, isol ou en communaut, de guetter l'veil subit par la contemplation des fleurs emportes par le vent ou des feuilles tombant des arbres.

  • CHAPITRE PREMIER

    Dans le jardin du vnrable

    Dans la petite salle de mditation, la communaut est runie, prside par monsieur Thn - nom de pote du Vnrable Shao - pour honorer la mmoire du grand Xuyun. De nombreux visiteurs. Une quan-tit de luminaires flambent autour du portrait du grand anctre, me faisant craindre l'incendie. Mais trois cent mille bodhisattvas veillent sur nous comme dans la chambre de Vimalakirti *. Ici, l'univers des univers rvlera son mystre. Tout sera la fois commenc et consomm: Mon commencement est ma fin, ma fin mon commencement. C'est cela que l'on chante ce matin dans la gloire du jamais vu, jamais dit, au seuil du champ solaire dpourvu de limites. Que !'Esprit immense coule sur le monde jamais inexistant.

    Tandis que se droule la liturgie, je demeure dans une profonde concentration, tabli au cur de cha-que instant, de chaque geste, au centre de chaque flamme qui brille dans le regard des portraits dresss

    * Disciple lac, personnage principal du Vimalakirti Sutra ( uc sicle).

  • 28 INITIATION TANTRIQUE

    dans un cadre sur l'autel en bois de fer. Au centre de chaque chose irradiant le mystre, la sapience et la connaissance. Toutes sont la mme, vridiques et vanescentes: tathata - l'ainsit, la nature des choses au-del de l'opacit mondaine - se laisse entrevoir l'intrieur d'une libert qui dlaissera l'enfermement individuel et corporel. La souffrance du monde se dissipe comme un fantasme nocturne, la terreur d'exister recule au fond de l'imaginaire. La nature inconditionne des choses est l, luminosit subtile, prcieuse comme une note musicale, sonorit suspendue entre deux abmes de silence, prcieuse mais i?suffisante, tentative pour dire la richesse du non-dit, du non-existant. Cette insuffisance est comme une attente qui pourrait tre elle-mme son propre objet.

    , J~ res~e dans l'tonnement aprs cette splendide ~ere~ome dans une aussi petite maison. Dans le J~rdm, le Vnrable Shao s'approche de moi. Sur son visage, un~ expression innocente, signe qu'il prpa:e un coup bien lui. Du fond d'une flicit rencontree

    P~~.dan.t la cr~m?nie, j'attends; je n'imagine p_as ce q ~l dira, mais Je sais que je ne l'accepterai pas facilement. Je commence mme tre mcontent, t?ut ~n gardant une calme satisfaction. Le vnrable s assi.ed sur un tabouret de jardin. Je suis assis ct de lm sur un gros caillou: .- E~o~a sera notre prochain instructeur de Doc-

    trme,. dit-il, ainsi vous aurez tout loisir pour votre travail personnel durant les vacances d't.

    Il va se lever et rentrer dans la maison. Je bondis: ,..- .~~la ne me plat gure, Eroka n'est pas assez

    mur, J a1 toutes sortes d'objections ... - Ah! s'exclame-t-il avec un petit rire moqueur. Il s'en va. Le soir, mme confrontation entre Eroka, petit,

    rieur, combatif, et moi, presque double de taille,

  • DANS LE JARDIN DU VNRABLE 29

    srieux, l'air faussement indiffrent. La communaut observe.

    Je rcuse Eroka pour la charge que le Vnrable Shao lui destine. Ayant occup cette charge dans la mesure de mes disponibilits depuis plusieurs annes . ' Je me considre autoris donner mon avis. Je le donne, sans mnager la susceptibilit du petit athlte (Eroka est vers dans les arts martiaux). Celui-ci roule des yeux furieux, pince les lvres, hors de lui quand il comprend que je n'hsiterai devant aucun moyen pour l'carter d'un travail pour lequel, mon ide, il n'est pas fait. Mais le petit bonhomme se dfend et, ce qui m 'insupporte, parvient amuser l'assemble par ses mimiques. Manifestement il tient cet emploi et dsire que la dcision intervienne immdiatement. Mais tout le monde aspire au sommeil. Fleur-de-pommier va frapper sur le gong et la dcision est remise au lendemain.

    Le lendemain, je dmasque ma ruse. Un trs vieux moine, le Vnrable Peng, parat de temps autre dans la maison. Depuis un certain temps dj, je voudrais qu'il vienne donner son enseignement. Il est maintenant traducteur. Il a prs de cent ans, en tout cas plus de quatre-vingt-dix, et a connu le Vnrable Xuyun. C'est un savant qui a jadis enseign dans un monastre national * vcu dans la montagne et

    ' frquent d'innombrables personnages de la plus grande importance en taosme comme en boud-dhisme. Je sais qu'il est en bonne sant malgr son grand ge et qu'il acceptera. Il acceptera si je lui demande, si le Vnrable Shao approuve ma demande et s'il ne craint pas de contrarier quelqu'un. Ma proposition provoque la stupeur. Eroka reste

    * L'un de ces grands tablissements d'enseignement, de formation contemplative, centre de vie intellectuelle, religieuse, artistique, ventuellement hpitaux, laboratoires pharmaceuti-ques.

  • 30 INITIATION TANTRIQUE

    sans voix. Le vnrable lui-mme me regarde tonn. Finalement nous dcidons que si Sa Rvrence accepte notre demande, Eroka sera son serviteur, c'est--dire son assistant.

    Mon amiti avec le Vnrable Peng date du jour o, laissant chapper un bol de ma main malhabile, le vieil homme dpouill depuis longtemps de _toute dignit officielle, oublieux de sa science et erm1 te en soi-n;i.me avait rattrap l'objet au vol av~c ~ne dextent toute taoste, me remplissant d'admlfat10n pour la beaut du geste, la souplesse corporell~, l'attention diffuse (kwann) que cela supposait, c~r ~l tait assez loin de moi, la bont attentive qui m 'v1t~it la rprobation du matre de la communaut. Depuis, d: t~mps autre, je sentais la prsence de ce fr~e _trs ame et vnr, mme si j'tais loin de la ville ou Il se trouvait. Les rares et courts dialogues que nous e~es n:ie ?o!1nrent le dsir de voir un esprit et un caractere si distmgus se manifester.

    ,A?rs la runion des communauts, je dem_and~ au V:nerable Shao pourquoi il n'a jamais envisage d~

    ~ai~e une semblable demande une personn~ a_us~i e1?1me~te. La rponse m'tonne: Vraiment, dit-il, Je n aurais pas os et je ne sais pas ce qu'il rpondra. Il . . ~un petit haussement d'paules geste rare chez lui, PUIS d ' . repren : Seul un jeune aventureux comme toi peut avoir l'audace d'une telle dmarche; va, va!. .. , ,Je. voudrais poursuivre. Le Vnrable Shao dj

    s elo1gne dans l'ombre du petit jardin. Je ne com-prends pas pourquoi je l'tonne. Des choses myst-rieuses ~'chappent touchant les usages dans le

    ~onach1sme mahyaniste chinois. Quoi qu'il en soit, Je ne _veux pas attendre pour profiter de la permission et vais trouver Eroka qui souhaitait organiser seul le programme d'tude. Moine ds l'ge de seize ans, Ero ka est vingt-cinq des plus robustes physique-ment et psychiquement. Il me reoit de manire bourrue:

  • DANS LE JARDIN DU VNRABLE 31

    . -, .C'est toi qui as eu cette ide, trange ide, irreahste. Le Vnrable Peng ne se soucie pas de se donner de la peine pour de pauvres vermisseaux de notre espce. Que lui importe de parler des audi-teurs aussi peu pntrants! Sais-tu qu'il n'a jamais voulu recevoir quiconque pour un entretien sinon entre deux portes, juste le temps d'une plaisanterie?

    - Il acceptera, dis-je. Cela ne fait aucun doute. Le Vnrable Shao sera content de ce secours prestigieux et tu apprendras comment on dirige l'exgse et la controverse, comment on veille prajna *.

    Nous demeurons un moment silencieux, pms Je reprends:

    - Viens avec moi, ainsi personne ne pourra penser que tu prends ombrage de ma dmarche.

    - Gaulois lent et sournois, dit Eroka et il me suit. Avant de sortir de la maison, nous demandons au

    Vnrable Shao s'il ne prfre pas transmettre lui-mme la requte:

    - C'est entirement votre affaire, rpond-il. La maison du Vnrable Peng est encore plus petite

    que celle dans laquelle nous nous runissons autour du Vnrable Shao. tendu sur un petit divan, vtu d'une tunique bleu-violet, le vnrable semble nous attendre. Avec une rapidit surprenante pour son ge, il se lve et salue mains jointes en disant avec un sourire: Je salue la communaut que je vois venir visiter un humble serviteur. Nous nous asseyons et demeurons silencieux. Le vnrable me considre aimablement, un petit singe nous regarde pensif:

    - Vous vous occupez du th, dit le vnrable Ero ka.

    Celui-ci s'en va aussitt vers- cette occupation indispensable. Le Vnrable se tourne vers le singe: Nous voil de l'occupation. Probablement le singe approuve.

    * Sanskrit: sapience, sagesse intuitive.

  • 32 INITIATION TANTRIQUE

    En silence nous demeurons, comme si nous coutions une musique, comme si un chur no.us absorbait dans son harmonie pour nous conduire jusqu'au noyau incomprhensible du monde. Nous regardons ensemble la nature des choses dans une luminosit nocturne. Soudain le rideau bouge. Nous sommes au-dessus d'un gouffre, nous en sommes la largeur et la profondeur, l'attention que nous lui portons nous ensevelit en lui. Autour de nous, rien n'a chang, rien ne s'est pass et pourtant tout ce qui existe s'est totalement unifi. Cela clate c?mme une bulle d'eau: quelle sottise, quelle yrten-tlon ! Il n'y a qu' jouer aux ds, aux billes, se promener au bord de l'eau. Ce sera partout la rive de la flicit.

    Pourquoi Eroka s'agite-t-il? Le but de notre visite ~'~pparat comme un songe lointain, inutile. Avec ce

    vi~ll h~mme il suffit d'tre l; ce qu'il veut ou pe~t faire decoule naturellement de la situation, sans qu il soit ncessaire de parler. Pourquoi gcher ces instants en pala.bres au lieu d'approfondir la prsence? Il Y a un bruit l'extrieur, mais je n'entends rien: ce que les sens peroivent n'existe pas; il faut traver~er un

    m?n~e evanescent. Seul existe l'tre-ici qui fuse, scmttlle, apparition cristalline au-del d'un dsert de

    ch.os~s qui ne "se manifestent que pour mener . ce scmttllement. Etre tmoin d'un fait miraculeux qui se

    r~p.ro~uit s~ns cesse dans chaque particule d~ tem P~ 0~ Il.n Y am commencement ni fin, aube d'unJour qui n existera pas, seulement la promesse, le premier pas vers la venue, l'entirement-neuf-sans-aucun-souve-nir. Aussi n'y a-t-il pas vrai dire connaissance, puisque celle-ci est pour une part reconnaissance, mais simple tonnement.

    Suspendu au-dessus des instants, j'ai laiss tout projet. Aurai-je faire quoi que ce soit dans l'instant qui va suivre? Je le ferai sans doute. J'en ris comme d'une faiblesse, d'une concession au non-sens. L'uni-

  • DANS LE JARDIN DU VNRABLE 33

    vers passe travers le regard, l'il de l'esprit, dans l'clatement des diversits. Cette reproduction du scintillement, de l'indiscernable, de l 'inenf ermable apparition, rsumant tout, se dresse comme un rocher de glace dans le soleil. De celui-ci sort la danse des instants et des tres; inutile lui-mme, il n'y a rien d'autre.

    Le vnrable a prononc quelques mots. Il parle de choses quotidiennes, mais je n'en peux discerner la signification. Ils n'ont ce moment qu'un sens comme tout le reste, le pur substantiel des origines. Le vnrable nous considre avec satisfaction et un peu d'ironie. Je vois bien ce qu'il y a dans son il: le drapeau d'illusion qui flotte, frappe dans le vent une montagne intrieure. Que dansent les animaux dans les collines imaginaires de la pense du vieux moine, que siffle le vent sur le bord du lac occidental, que toutes les penses des sicles cherchent l'origine, bni cela soit-il; l'enfance se tient sans diffrence, sans sparation d'avec chaque chose et sans se confondre non plus avec quoi que ce soit. Le commencement sans fin de !'apparatre, telle est notre occupation. Y aurait-il le moins du monde demander? Le meilleur ne surgira-t-il pas spontanment si l'on plonge assez profondment dans le lac du connatre sans diff-rence? Sur le pic des vautours, les Arhats *ont puis l'existence, ont vu le dbut des mondes. Ils arrivent sur la montagne. L'assemble ne s'est pas encore runie. Nous attendons la renaissance des images, le don de la fleur **.

    Ero ka regarde la pointe de son nez. Et comme il va parler, je m'exclame: Ah! Il tourne la tte, surpris. Je mets un doigt sur les lvres. Il se tait, le vnrable

    * Disciples ayant atteint la perfection. ** Le Bouddha offrit une fleur Mahakashyapa, le second

    disciple. Ce geste est considr comme fondateur de la Doctrine sotrique.

  • 34 INITIATION TANTRIQUE

    sourit. Nos existences personnelles commencent se dissoudre. Cette journe peu peu n'est plus une journe particulire, simplement il fait jour. Une pendule sonne quelque part. Impersonnel est le temps, impersonnelle la lumire qui brille; notre substance est faite de temps et de lumire. Il n'y aura rien avant que sonne nouveau l'horloge dans l~ voisinage, rien ne caractrise le rayon de soleil qui entre derrire moi, claire le mur au-dessus du divan o se tient le vnrable. L'horloge a sonn et sonnera nouveau. Mes compagnons me sont bien connus. Cependant je me surprends seul dans un temps indfini, dans un espace o je disparais notre commune prsence. Celle-ci, rduite l'apparence d'un unique sentiment, disparat bientt. Une seule conscience merge d'une dure qui n'est elle-mme qu.'un songe. Tout ce que peuvent saisir les se~s

    onent~ vers l'origine. Se disposer considrer le fait de la vie et de la mort est une apparence de commen-cement qui est sa propre fin.

    - O tes-vous? interroge le vnrable. Dans un premier temps ni mouvement ni parole.

    L:or:-ibre du silence nettoie le vide de la pice. Le venerable lve les yeux et regarde devant lui, nous regarde sans nous voir.

    ~euxime temps: le silence vide l'espace et le rend present. La cons.cience de l'instant s'appuie d'~b?rd sur le regard, puts, en s'en librant contre les limites du volume de la salle. C'est co:Ume si le silence s'incarnait sur un mode subtil pour revenir au centre du corps afin de rayonner autour. Le temps est c?ntenu da,ns ce si.len~e et aussi dans l'espace qui no~s separe de 1 endroit ou se tient le vnrable. La duree ne coule plus. Une existence se maintient qui n'est plus ntre. Le vnrable frappe dans ses mains. Nous avons oubli la question lui poser, mais elle tait intriorise chez chacun de nous et comme vibrante dans la pense. De l'autre ct de la cloison, quel-

  • DANS LE JARDIN DU VNRABLE 35

    qu 'u!1 descend un escalier, dans un monde o le temps contmue glisser et o l'espace n'est l que pour contenir les choses.

    Allons-nous glisser, Ero ka et moi, dans une prsence devenue plus subtile encore? Le vnrable, d'un signe, a renouvel la question non dite. Le premier, Ero ka se lve; marchant travers la pice, il va et vient, ni lent ni vif, dgag de lui-mme, ayant compris que le vnrable tente de transformer l'int-rt que nous portons la question et l'nergie qui en nous se ma nif este ce propos en prsence plus subtile et plus vivante. Eroka se penche, ramasse un ventail, se redresse en dcomposant les gestes et fait passer l'objet d'une main dans l'autre. La prsence attentive est dans le mouvement et en mme temps elle exprime l'indtermin. Eroka se promne, jongle avec l'objet, rvlant les diffrents temps mcaniques, qui deviennent trs visibles. Il s'arrte, puis reprend avec des gestes trs rapides; ceux-ci se produisent dans une absence qui est en mme temps attention complte. Quand il s'arrte il s'incline vers le vnrable,

    ' joignant les mains, et demeure immobile, inclin, pour signifier que c'est de ce dernier que provient la virtuosit des mouvements. Nous n'avons fait qu'une tentative, et sa parfaite concentration nous attei~t comme un appel. Le vnrable hoche la tte et nt. Ero ka s'assoit, faisant mine d'tre puis, puis il rit lui aussi.

    Je suis en train d'en venir l'effacement de la forme des objets; les frontires du distinct vont tre fran-chies. Le vnrable me regarde et attend sans interro-ger, questionne sans dire. Vais-je me lever? Cela me parat lointain difficile et sans utilit. Il faut secouer l'immobilit, l~ silence. Dj il n'y a plus de repres. Il faut parler, bouger. Non! Le trac en quelque sorte. Je suis ptrifi, silencieux jusqu'au plus profond, tandis que se rapproche puis s'efface la limite de nulle part. Mais voil: au moment o je vais entrer dans cet

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    ailleurs, chavirer dans la pure intriorit, de cet ailleurs mme jaillit une pense fugitive, subtile, la limite de l'inexprim, et la stupeur est une rponse l'attente du vnrable. Alors se rvle une 1 i bert immobile. Je reste toujours silencieux mais libr de toute expression, geste ou parole. De l'indtermina-tion je lance au vnrable, en quelque sorte comme prsent d'allgeance, seulement ceci: Ce moment. Enfin quand il baisse la tte, peut-tre pour approu-ver, je me lve et vais vers la porte. Je me retourne, salue nouveau, puis reviens m'asseoir en ramassant au passage l'ventail qu'Eroka a ngligemment laiss sur le sol. Le vnrable fait: H ummm ! Nous penchons la tte vers le sol et attendons. Un long ?1oment passe. Quel bienfait! Quelle merveille que ce Jour qui finit! Le vnrable relve la tte: A bientt, dit-il dans un sourire. Nous nous levons tous les deux et nous dirigeons vers la porte. Quand nous saluons en nous retournant, le corps pli en deux, le vnrable rit franchement. Alors nous rions

    to~s les trois. Eroka et moi partons trs satisfaits qu'il soit content. Nous ne savons rien au sujet de notre demande. Qu'importe!

    Dans la rue: - Il viendra? demande Ero ka. -. Il viendra; s'il ne vient pas, c'est comme s'il

    venait. Un gamin court en sens inverse. Eroka l'attrape au

    vol: Tu vas chez le vnrable? Oui! Dis-lui merci. Tu as compris? Oui. Voil des sous pour un gteau. Salut! fait le gamin.

    Le jour touche sa fin. Aprs le calme de l'aprs-

  • DANS LE JARDIN DU VNRABLE 37

    midi, le quartier est dj anim. Nous regardons la rue toute droite devant nous. Je pense voix haute:

    - S'il n'y avait personne? - Quelle diffrence? dit Ero ka, ce serait la mme

    chose, l'existence ne s'tend pas, ne s'accrot pas, je la vois unique et sans diffrence; nul n'y vient.

    Il marche un moment silencieux, puis murmure: Seul et mystrieux!

    Dans la maison, le petit jardin est au centre de la nuit. Difficile comprendre: l'immense sans particu-larit ...

    La priode qui suivit fut une suite d'obstacles soi-mme, mnags au cours de travaux alterns avec des exercices contemplatifs. Cet entranement a pour but de mesurer la possibilit de matrise dans le rapport avec soi, de se rendre compte dans quelle mesure on est libre dans le maniement de son propre comportement. Le matre de mditation se confronte avec les possibilits du sujet en vue de l'aider se confronter lui-mme. Dans l'cole du Tch'an comme dans celle du Tien-T'a, ce genre de stage comporte une activit concrte, soit manuelle, soit par la pratique de n'importe quelle profession, et peut durer plusieurs semaines ou plusieurs mois selon les disponibilits de chacun. Dans les grands monas-tres nationaux, cela se prolongeait des annes, se confondant avec la vie habituelle.

    La chaleur. est accablante. Les enfants dfilent devant la nonne infirmire bouddhiste qui les exa-mine en premier. Tout le monde est puis par la chaleur et la soif car il n'y a pas d'eau frache. Il est onze heures du matin, et cela fait six heures que la nonne et moi sommes ici. Ce travail est un service

  • 38 INITIATION TANTRIQUE

    pratique alternant avec les exercices de dhyana *. Ce n'est pas un travail de fantaisie car il y a en ce moment une pidmie dans le quartier et l'on est oblig d"aller assez rapidement pour que la salle ne soit pas trop encombre. Lorsque l'quipe de relve arrive_, la nonne et moi ne sommes pas loin de l'van~u1s~ement;je la conduis chez mon ami qui tient l'p1cene-maison de th, au coin de la rue, o je suis sr qu'elle trouvera quelque boisson frache et du repos.

    Quand je rentre dans la maison o nous sommes r~unis pour la pratique du dhyana, je comprends au silence qui rgne que tout le monde dort, c'est le repos du milieu de la journe, il ne reste plus rien pour se nourrir. Sans bruit, je vais dans un dbarras sit~ s~r un ct du petit jardin, avec le vague es~o1r d Y trouver quelque chose de frais. Mais comme il Y a eu des coupures d'lectricit, le rfrigrateur est en panne, l'eau manque seules restent tout au fond deux b.outeilles de bire ch~ude. Dans toute la maison rien, i:ien que la soif aprs un travail puisant dans un lieu

    eto~ffant. La soif est un espace qu'il faut traver~er rapidement. La soif rend fou obscurcissant la pensee' chassant le sommeil, carta~t tout repos.

    Deb?ut dans l'ombre parcimonieuse d'un jeufl:e arbre, J~ tente de trouver dans ma mmoire l'endroit de _la ville o je pourrais trouver quelque chose de fr~is. J~pens~ un endroit dans lequel je ne serais pas derange. Mais le Vnrable Shao s'est aperu de mon retour; sans bruit il s'approche de moi: . - Une excellente occupation, dit-il, transporter ail~eurs, dans l'appentis par exemple, ce tas de briques qm offusqu~ ~a vue au fond du jardin. !e me dmge automatiquement vers le tas de briques. Dans un clair de lucidit j'entrevois ce que cela va tre par cette chaleur de transporter ces

    * Sanskrit: contemplation. Rassemblement de l'esprit, int-riorisation, abandon de la sensorialit.

  • DANS LE JARDIN DU VNRABLE 39

    briques sans avoir pu boire la moindre goutte d'eau frache. Je ne rflchis pas davantage, c'est immdiat comme une parade d'escrime, je lance:

    - Impossible! Je ne mourrai pas au milieu de ces briques!

    Et rapidement, je me dirige vers la pice qui sert de bibliothque. Non moins rapidement, le vnrable est derrire moi:

    - tre sans courage, lance-t-il, que le seul manque d'un peu de boisson suffit abattre et faire mconnatre ses devoirs, vas-tu au moins tudier quelque chose d'intelligent?

    Tandis qu'il quitte la pice, je me suis dj endormi du lourd sommeil de la mi-journe. Plusieurs jours d'puisement ont men cette abdication de soi dans un sommeil sans rve. Plusieurs fois, j'essaie d'mer-ger de ce sommeil, mais chaque fois j'y retombe. Ainsi des jours et des nuits de dhyana, de travail, de veilles mnent une situation o le corps et l'esprit s'chappent, reprennent une autonomie imprvue.

    Des cataractes d'eau frache bouillonnent au fond de la vasque du sommeil blanc *. Maintenant dhyana et samu **se dissolvent dans un repos lucide. L'pui-sement se retire comme des vagues au bord de l'ocan. Quand je me lve, le corps et l'esprit sont dissocis. Mais, cette fois, le mental n'est pas devant moi, il est partout. Le rien qui vibre en toute chose est sa forme non existante. Il n'y a plus aucune distance, aucune diffrenciation entre ce rien-nature-de-tout et la conscience d'tre l, la simple comprhension de ce fait. La clochette tinte proximit, dans la salle de runion. Mais en mme temps, c'est trs loin, la

    * Sommeil conscient qui peut survenir au cours d'une priode de recueillement prolonge. Cf. Jean CASSIEN, Confrences, "Buddhaglwslw. En Occident.

    ** Travail manuel en tat de concentration d'esprit et d'attention (sino-japonais ancien).

  • 40 INITIATION TANTRIQUE

    limite cela n'existe pas, et c'est moi qui viens d 'agit~r une clochette, simplement parce que cela ne pouvait tre autrement. L'univers entier n'est pas autre chose que sa propre comprhension. Cette comprhension n'a rien de compliqu, c'est la rencontre d'une vidence.

    Quand je rentre dans la salle le Vnrable Shao ' . '

    n'est pas l. Le Vnrable Peng est assis sur un siege h_aut, tout au fond, dans la pnombre qui avance. Il nt presque quand il m'aperoit, se lve ~t s_al_ue. Personne ne sait pourquoi. Ce n'est pas un individu que dans ce cas le vnrable salue ce n'est pas acte de politesse, c'est le fait que le Dha~ma, l'impersonnel, s'est manifest. Personne ne s'incline devant per-sonne, il y a seulement reconnaissance ...

    Les deux btiments de briques et de bois sont co~me _des maisons de poupes par la taille et l~s soms mmutieux. Sur les deux autres cts du quadn-

    l~tre, des murs de briques peints, pas trs hauts, separent des voisins dont les demeures sont galement minuscules. Au milieu, le jardin, univers lilliputie~ dont chaque plante est l'objet d'attentions et quasi-ment ~haque caillou dispos une place dtermine.

    ~n ~~me temps un laisser-aller prcautionneusement ~tudie ~our donner autant que faire se peut une impression de nature. C'est le jardin du Vnrable Sha?, matre ,d~ Dharma et de dhyana dans l"cole ~u Teh an. Le venerable a runi autour de lui un certain nombre de ~e~ disciples. Dans la petite vranda 9uJ

    l~nge un cote du Jardin, il va et vient, occupe a disposer quelques plantes qui sont peu prs le seul ornement de la ~ai,son. Il range des pinceaux et :=ies r?~l~au; d

  • DANS LE JARDIN DU VNRABLE 41

    pour lui, qu'il se considre comme tant seul; nous sommes des fantmes, inexistants, ou si peu ... Notre existence, ses yeux, tant sans poids, il ne tient pas compte de notre prsence. Nous n'avons pas plus d'importance qu'un tas de feuilles dessches. Regar-dant au travers de nous comme si nous tions des vitrines bien propres, il veut faire comprendre qu'il ne peut ressentir vritablement notre prsence et que les causes de cette impossibilit elle-mme nous chap-pent. Tout en lui, dans ses gestes, proclame: Mes bons amis, en dpit des apparences, je suis seul, vous n'y pouvez rien et ne savez mme pas pourquoi.

    Bien entendu, comme dans la chambre de Vi-malakirti, il y a l des milliers de bodhisattvas, qu'il est seul voir.

    Le vnrable vtu d'une robe bleu-violet, s'assied, ' regarde le jardin et parat attendre. Mais il n'attend

    pas; quand on est contemplatif, on n'attend jamais, on est simplement l. Le vnrable n'est pas simple-ment l, il se prpare dessiner l'encre. Immobile, il rassemble l'esprit et reoit la lumire et les images. A sa suite nous entrons dans le recueillement,

    ' passant de l'existence l'inexistence. L'existence est abstraction, seule l'inexistence, c'est--dire l'utilisa-tion de soi comme non-soi, soi-mme en creux, paradoxalement, peut permettre d'entrer dans le mystre qu'est vivre et qui ne s'approche que dans une obscurit semblable au dbut de l'aube ou la fin du crpuscule. Le vnrable est enseveli dans la contem-plation de son motif qui lui rvlera la nature du monde travers la fleur ou la branche qu'il va dessiner. A sa suite, nous parcourons le sentier de l'observation et de la batitude. L'immobilit unifie tout en nous et nous unifie tous. Bientt, dans la vranda, rien ne se dissocie de l'immobilit silen-cieuse. Peu peu, rien dans la maison n'chappe ce mouvement de recul, de repli vers le fond, une sorte de ptrification dans laquelle on ne voit, on ne vit que

  • 42 INITIATION TANTRIQUE

    le centre, tout spirituel, de l'observation et del 'attente du matre guettant le signe qui le rendra libre de commencer le trac sur la feuille. Nous sommes dans un repos qui contient l'acte, le dbut et la fin de l'opration.

    Le vnrable a saisi un pinceau. Dcision qui ne parat pas introduire de rupture dans le silence immobile: ce geste, depuis le dbut, fait partie de l'observation silencieuse, silencieuse par !"absence ?e paroles et de bruit, mais aussi de toute trace de pro Jet mentalement formul. Dans ce geste, le vnrable accueillait aussi la possibilit de la rencontre de son impersonnalit. Chacun cach en lui-mme, observe

    . ' ., ~amtenant le mouvement qui s'arrte, repre~d, s ar~ rete, chacun est uni autour de ces lignes noires qui

    a~paraissent avec une extrme rapidit sur la feuill.e. Bi~n ente~du, personne ne bouge pour voir le dessin qui se fait, mais chacun suit l'opration de. f a.on sen;blable. Ainsi, s'il se peut, s'opre la transmission, phenomne gnralement aussi impalpable que la brume qui flotte sur les collines. Ne plus faire qu'un seul e~pr~t ~vec quelqu'un d'autre et se perdre dans un

    gest~ mteneur par lui esquiss c'est ce que l'on peut en due. '

    .Dans la petite vranda, tout parat clair comme le toit de verre. Tous sont maintenant sans souillure par 1~ v~rtu de cette concentration commune autour de 1 act10n mene par le vnrable. Dans l'absence de penses ~ndividuelles, dans l'effacement de chacun, une certitude qu'aucun doute ne limite: le monde entier.est l, il n'y arien d'autre, il n'y a nul autre lieu. Le fait que la qualit et l'intensit d'exister soient entir~m~nt e~ chaque lieu, en chaque conscience de faon md1ssoc1able, implique cet autre fait qu'ailleurs il ne peut rien y avoir, qu'il n'y a pas d'ailleurs, que tout est donn chaque endroit et chaque moment, qu'il n'y a, si l'on y prte quelque attention, qu'un seul

  • DANS LE JARDIN DU VNRABLE 43

    endroit et un seul moment. Tout le reste est fantasma-gorie et ignorance.

    Maintenant, le vnrable parat ne plus dessiner, mais aussi ne plus regarder. Sa prsence se fait lointaine. Il ne bouge pas; il est encore plus immobile, plus hiratique intrieurement; c'est comme si toute prsence, partir de la sienne, aprs le paroxysme d'un sentiment collectif de purification par la concen-tration et le calme avait disparu, laissant rgner sans partage la lumire du soleil et l'ombre des arbres sur les graviers du jardin. Pourtant, nous sommes tous sortis du droulement habituel des jours. Un instant d'existence a t accompli. Le jour a beau finir, la nuit envahir la maison, tandis que personne ne bouge encore, nous commenons tous entrevoir les innom-brables bodhisattvas qui nous entranent sur les chemins qu'ils gardent avec la plus extrme vigilance.

    La face visible de l'existence a fondu et le sentier qu'elle recouvrait n'est pas encore discernable. Per-sonne n'est capable de bouger. Sur la feuille de papier, le dessin est achev, enfin presque, mais je comprends que le vnrable a l'intention de la laisser ainsi pour le moment. Maintenant, c'est nous qu'il observe particulirement c'est nous qu'il guette. Je me suis lev et, adoss a~ mur de faon dsinvolte, considre l'assemble. Tout est suspendu la lueur du jour finissant.

    Lorsque, doucement je quitte la pice, il y a une vague rprobation et quelques soupirs touffs. N'est-ce pas le premier tournant d'u?. sent~~!" retrouv? J'allume le rchaud dans la cmsme deJa obscure et pose dessus la grande bouilloire que je me trouve avoir remplie d'eau sans savoir comment cela s'est produit, car mes gestes ont t trs rapides. J'allume la lampe pour vrifier que tout est en ordre. Dans l'encadrement de la porte, quelqu'un apparat, un regard tonn qui intensifie pour moi la prsence-absence, qui pour un temps assez long ne me quittera

  • 44 INITIATION TANTRIQUE

    pas. Nous prparons deux les choses ncessaires. Tout ce que nous pouvons vivre la fin de cette journe ne dpasse pas les limites de la cuisine et de quelques gestes modestes. Mais tout ce qu'il est possible de vivre un soir la tombe du jour Y est contenu.

    Le Vnrable Shao a exprim le dsir d'alle_r au bord de la mer. Nous montons donc dans la vo1 ture qui attend derrire la maison dans une impasse ombrage. Confortablement install sur le sige du passager, le vnrable a l'air satisfait. C'est une belle voiture qui me convient parfaitement. A l'intrieur de la bote gants, le vnrable trouve des pastilles la menthe qu'il apprcie. Pendant que je mets en marche, il parat absorb dans l'agrment de manger

    ~e~ bon~ons, l'air innocent. Depuis assez longtemps, J ai appns, et particulirement de lui, tre aux aguets

    p~ur ne pas tre surpris s'il se passe quelque chose d l~prvu. J'observe intensment. J'en viens cette

    ce~titude que, vraisemblablement, ce que le vnrable p~epare n'est pas trs ais pour lui car je le sens se deme , ' 1 ner mteneurement pendant qu'il regarde ca me-ment d 'f'l e 1 er le paysage bien connu.

    ~o.us roulons vite, seuls sur la route cette heure, et Il a!me ~. La ;oiture est souple, sportive, a~.ra?le Je m applique a conduire de la manire qu il aime P~~r ne pa~ encouri~ de remarques peu agrables ~t m eto~ne d y p~r~emr, mme pour un moment, ~ar Il est b1~n malaise de le satisfaire en tout, fut-ce passager~ment. Il change d'humeur avec une totale

    imprvi~jbilit~. Bien enten?u, cela s'applique to~s ceux qu Il estime marcher a sa suite. Hormis ceux-la, il est avec tout le monde de la plus gale et charmante humeur.

    Ayant dj une certaine exprience du personnage,

  • DANS LE JARDIN DU VNRABLE 45

    il m'est difficile d'tre la fois occup, attentif et dtendu. Je m'y efforce cependant, avec un bonheur ingal selon les instants. Le vnrable a vid le sac de bonbons. tant gourmand, il devrait en prouver quelque satisfaction; il n'en montre rien. Tandis que la route dfile, il baisse la tte, ne regardant plus l'extrieur de la voiture. J'en conclus qu'il se concen-tre, qu'il prpare quelque intervention de mon ct, tout en pensant que cela ne peut se passer avant que nous soyons arrivs ... Je me trompe.

    Le Vnrable Shao lve la main. Je tends l'oreille, mais il ne dit rien et je continue mon chemin. Il lve alors l'autre main et reste les deux mains en l'air. J'ai envie de rire, mais n'en montre rien. Je crois com-prendre, longe le bord de la route et m'arrte; le vnrable baisse les mains. Sur une enseigne peine lisible qui pend lamentablement, on distingue diffici-lement garage. Je m'exclame: Qu'ai-je faire d'un garage, nul besoin de mcanicien, ma voiture marche parfaitement! Klaxonne!, intime le vn-rable. Je klaxonne donc. Un jeune homme parat, l'air fatigu et quelque peu dgot. En voyant qui se trouve dans la voiture, il s'incline, se pliant en deux vers le vnrable, puis me regarde, surpris. Mon compagnon, l'air content de lui, saute hors de la voiture avec vivacit. A sa suite, j'entre dans le minable garage; le jeune homme nous mne jusqu' un petit bureau obscur et poussireux. Il est aussi tonn que moi mais, visiblement intimid, n'ose interroger. Aprs nous avoir installs tant bien que mal sur des siges d'osier bancals, il s'enquiert du but de notre visite d'un sourire timide et muet. Le vnrable, lui, n'a aucune timidit et aucune hsita-tion: Notre ami que voici, dit-il d'un ton calme et assur en me montrant, vend sa voiture.

    Bien que m'tant attendu de sa part quelque trouvaille, je demeure un instant le souffle coup. a, c'est quelque chose que je n'avais pas prvu! Cepen-

  • 46 INITIATION TANTRIQUE

    dant la prparation laquelle je me suis astreint n'est pas inutile. Je ne bouge pas, ne dis absolument rien, ne demande aucune explication, frustrant peut-tre le vnrable de la moindre contestation. Le jeune homme fatigu a l'air tonn. Il se lve et va examiner la voiture. Il revient rapidement et murmure, toujours timidement, un chiffre qui me parat honnte. Cepen-dant, je reste silencieux, bien dcid ne pas interve-nir dans cette tractation qui n'est pas la mienne.

    - Un peu plus, ne peux-tu donner un peu pl us et revendre un peu plus cher? demande-t-il dans un sourire charmant.

    Le jeune homme prend un air encore plus fatigu, c?m~e s'il tait puis par l'effort de rassembler d ultimes forces pour rflchir l'affaire . . - .ce n'est pas facile, c'est dj un bon prix. Mafs Je puis donner cela et ajouter un supplment apres revente si elle est bonne . . , ~ C'e~t bien ainsi, dclare le vnrable, tu sais que J ,ai confiance en toi. Dis ton pre d'apporter 1 argent chez moi ds qu'il pourra ainsi que les quelques papiers signer. d - .Je pourrais aller chercher la voiture ... peut-tre

    emam l'heure qui conviendra? demande le jeune homme toujours timidement.

    ~ Inutile, lui rpond le vnrable, visiblement ent1erement satisfait, nous repartons pied. Plus vite tu pourras la mettre en vente mieux cela sera pour tout le monde. '

    Il se lve et se dirige vers la route. Je le suis, sans avoir pro~onc ~n mot. Le garagiste, stupfait, nous regarde disparaitre dans la chaleur et la poussire. Ainsi il ne restait plus rien de ce cadeau royal, de ces pices d'or anciennes que j'avais reues l'anne prcdente, la fin d'un concours de doctrine auquel j'avais particip, exposant l'un des aspects

  • DANS LE JARDIN DU VNRABLE 47

    arides de la pense Madhyamika *, le reste avait t distribu des viharas ** et dispensaires bouddhi-ques. C'est en effet la coutume de garder son propre usage une partie d'un don de ce genre pour que se conserve un lien entre le donateur et le bnficiaire qui symbolise la prennit de l'amiti et de la reconnaissance. Cela, le vnrable venait de le suppri-mer en un instant, ainsi que me priver d'un instru-ment amusant et pratique.

    - Te voil dbarrass de cette voiture de play-boy, dit-il.

    Je ne rponds rien. Nous m~rchons en silence. Ne voulant pas donner

    la moindre occasion de s'amuser mes dpens, j'ai bien l'intention de ne faire aucun commentaire qui puisse me concerner. Au bout d'un kilomtre envi-ron, nous nous arrtons l'ombre d'une baraque qui vend quelques denres.

    - Il y a un autobus qui passe ici de temps autre, dclare le vnrable.

    - De temps autre, oui, le tout est de savoir quel autre.

    Mais le vnrable ne parat pas faire attention ma remarque dsabuse sur la longueur imprvisible de notre attente et l'inconsquence des autobus qui ne sont pas son entire disposition. Il est bien trop satisfait du tour qu'il vient de me jouer.

    Il ne va pas tarder, dit-il simplement. - J'espre que Votre Rvrence n'a pas d'occupa-

    tion urgente, cet autobus passe toutes les trois heures ... environ ... ce que l'on dit...

    * Sanskrit: voie moyenne, voie du milieu selon la pense de Nagarjuna (11c sicle), l'un des plus grands penseurs du Mahyana. L'cole de Bodhidharma est l'un des rameaux de sa descendance.

    ** Sanskrit: monastres.

  • 48 INITIATION TANTRIQUE

    Son visage demeure impassible, mais je sens pour-tant que je viens de marquer un point.

    - Je vais aller jusqu'au carrefour essayer de trouver un taxi, dis-je, conciliant.

    Je craignais en effet qu'il ne s'expost to1nber malade, n'tant jamais en promenade une heure aussi chaude. Cela lui donnerait d'ailleurs l'occasion de crier travers la maison que personne ne s' occu-pait srieusement de le gurir, commencer par ceux des disciples qui taient mdecins, qu'on le laisse partir sans regrets vers les enfers bouddhiques les plus profonds o il serait retenu durant des quoti de ka/pas, c'est--dire des temps incalculables, cause de l'ignorance insupportable de ses lves et de leur trop pitre avancement sur la Voie. Je n'ai jamais su s'il tait dans ces cas-l srieux ou s'il plaisantait. 1 e penche pour la seconde supposition, mais il Y avait

    q~elque chose de plus que je ne puis clairement discerner . . Comme je vais partir la recherche d'une voiture, Il ~e retient d'un geste: N'auras-tu jamais de patience? demande-t-il d'un ton peu amne. En

    ~ffet, l'autobus arrive miraculeusement. Un instant, Je le souponne d'avoir tudi l'horaire des autobus et prpar cette petite scne. Mais c'est impossible, nul ne pouvant prvoir les volutions des autobus de la rg~on. La voiture est pleine de gens qui nous connaissent: des voisins, des gens frquentant la pago~e du Vnrable Peng, des commerants du

    quart1~r. N~u~ s~mmes presque en famille. Le vn-rables ass01t a cot du marchand d'toffes, dont les deux fils viennent frquemment tudier et mditer dans notre petite communaut. Le marchand est un homme assez savant; tous les deux se mettent imm-diatement converser.

    - Sans doute, dit le vnrable en me dsignant, connaissez-vous mon cher fils, venu de trs loin pour

  • DANS LE JARDIN DU VNRABLE 49

    tudier avec nous les paroles de nos grands matres travers les sicles ...

    Le marchand s'incline poliment, j'en fais autant. Nous nous saluons avec autant de crmonie que le permet l'exigut du lieu et les chaos de la route.

    - Eh bien, continue le vnrable, peut-tre aurez-vous du mal me croire, bien que nous nous connaissions depuis des annes, si je vous dis que ce garon s'est donn, bien en vain, toute cette peine car son esprit est demeur profane et sa comprhension superficielle. Ainsi en est-il de nos jours: beaucoup de remuement, beaucoup d'alles et venues, bien de l'agitation pour trs peu de chose.

    L'autre sourit: - Oh! Je vous crois ... eh!. .. enfin je crois toujours

    ce que vous dites ... Mais l ... je ne puis tre persuad ... Tous ceux qui tudient auprs de vous et du Trs Vnrable Peng notre grande doctrine deviennent profonds et savants. Mes fils, qui sont pourtant pires que d'autres bien des gards, m'difient souvent par leur pntration et leur ferveur.

    - Peut-tre vous faites-vous des illusions dans votre bont et votre bienveillance vis--vis de tous, rpond le vnrable, la fois piqu et flatt. Mais la personne qui m'accompagne en ce moment est peut-tre la plus dshrite par l'ardeur et l'intelligence. Ainsi je viens de lui faire faire, au prix d'un grand drangement de ma part, un geste indispensable, un acte lmentaire qu'il et d faire de lui-mme. Eh bien, ce monsieur est rest tout fait insensible, sans remerciement aucun bnficiant sans une parole

    ' aimable de toute ma sollicitude. Je me contente de sourire poliment comme pour

    approuver. Tout le temps du trajet, ce ne sont que plaintes plus

    ou moins voiles mon sujet ou celui de mes compagnons. Le marchand qui cela s'adresse, ainsi qu'ventuellement quelques personnes alentour qui

  • 50 INITIATION TANTRIQUE

    nous connaissent bien ne sont pas dupes. Cet aimable discours n'est la vrit destin qu' mon usage: me piquer au vif, exciter un sentiment de honte, de gne ou de colre, me pousser, pour peu que la recette ait du succs, la fuite ou l'anantissement. Gnrale-ment, ce procd (upaya) a, au dbut, peu d'effets, mais mesure que les accusations ou insinuations deviennent plus perfides ou invraisemblables, san~ l'tre jamais tout fait une usure se produit. Aussi . . ' . , Je Juge prudent, tant d'un naturel parfois empo:te, de me plonger dans une sorte de sommeil subjectif. J'entendais les paroles du vieux matre comme disso-cies, travers un silence intime. Elles n'avaient plus leur sens, seuls les sons me parvenaient et dans les chaos de la vieille voiture et de la petite route pe~ entre:enue, ils m'apparaissaient, je ne sais pourquoi, peut-etre par un effet de contraste, comme les sons de la ~loche d'un village qui montent de la valle dans la fraicheur et la paix du soir.

    - Vous voyez continue le vnrable, comme ce . ' "d ' monsieur demeure muet et comme qui dirait stu p1 e

    . - Vous n'ignorez-pas, dis-je, que chacun de mt;s msta.nts est un geste de gratitude pour vos bontes contmuelles.

    Le vn~~able. me regarde, souponneux, l'air pinc. - V mla qm est fort bien trouv dclare le mar-

    chand avec un signe de tte aimabl~ et dans l'esprit confucianiste, termine-t-il avec un 'sourire aimable vers son ~ieil ami qu'il sait 'tre assez critique vis--vis

    d~ ~ertams usages de politesse qu'affectionnent les d1sc1ples de Confucius et qui dans certains cas, peuvent avoir plusieurs sens. '

    Sans doute cherche-t-il le moyen de me faire perdre contenance. Commenant peut-tre tre un peu fatigu, il ne trouve pas.

    - Ne craignez-vous pas de l'offenser un peu travers ses fils qui sont mes amis? dis-je en me penchant vers lui tout souriant.

  • DANS LE JARDIN DU VNRABLE 51

    Il fait signe que cela ne lui importe pas beaucoup en ce moment. Je comprends qu'une seule chose l'occupe: abattre un aspect de moi. Ne dsirant pas qu'il y parvienne, je plonge plus avant dans le sommeil subjectif. Le marchand l'entretient de quelques petites nouvelles de la ville pour le distraire et peut-tre pour dtourner son attention de ma pauvre personne. Mais, aprs un court instant, il se retourne vers moi et murmure:

    - Quel souci! Je fais mine de ne pas comprendre et d'ailleurs je

    ne comprends pas tout fait. Le marchand me lance un regard de complicit. Je regarde vers la route pour que le vnrable ne s'en aperoive pas. Quelque chose, manifestement, le tracasse: peut-tre a-t-il le sentiment qu'il ne fait pas ce qui convient vis--vis de moi s'il ne parvient pas me dcontenancer. En mme temps, sans doute est-il satisfait de voir que ce n'est pas si facile.

    En descendant de l'autobus, nous saluons le mar-chand avec force courtoisies et le brave homme s'en va de son ct. Nous rentrons vers la maison encore lointaine et je vais mon chemin, oublieux de toutes choses humaines afin de ne pas penser la voiture disparue, la mchante humeur apparente de mon compagnon et aux difficults qu'il ne manquera pas de me susciter.

    A peine entr dans la maison, il s'adresse l'un de nous qui se trouve nettoyer le sol de la vranda:

    - J'ai dcid notre ami, annonce-t-il le plus tranquillement du monde, vendre cette voiture voyante et inutile. Oh! Cela n'a pas t facile, cette ide ne plaisait gure. On ne voulait pas, on tait ridiculement attach ce genre de chose et de sport, on tenait ses manies luxueuses, son instrument sans utilit. J'ai quand mme pu vaincre cette rsis-tance opinitre autant que draisonnable.

    L'autre prend un air vaguement contrist et rpro-

  • 52 INITIATION TANTRIQUE

    bateur. Est-ce sincre? Le vnrable parat presque furieux en me regardant. Est-il parvenu s_e convaincre d'irascibilit contre moi? J'en doute, mais il devient malais de se reconnatre dans cette mise en scne. A mesure que d'autres personnes surviennent, il continue dcrire la solidit de mon enttement rsister ses conseils et de mon attachement des choses inutiles. Enfin, comme je demeure toujours silencieux et que tout un groupe de gens coutent respectueusement son discours, le vnrable me met en cause directement:

    - Notre ami dit-il d'un air tout fait gentil, va lui-mme nous e~pliquer les raisons de cet invraisem-

    bl~?le att~chement des objets futiles, attachement qu Il manifeste sans arrt depuis quelque temps. L'analyse lucide d'attitudes aussi peu senses sera pour tou~ !e monde du plus grand intrt. ,

    Me voila donc pouss sur le devant de la scene et cont~aint d'expliquer des choses qui n'existent pas. Expliquer que je suis ce moment victime d'un montage est impossible. Il n'est pas frquent que ce, genre de subterfuge soit pouss aussi loin. 1 e

    ~approche du vnrable qui s'est install prs de la ~itre permettant de voir tout le. petit jardin, reste un I~sta~t ~ebout sans mot dire comme cherchant l i~spiration, pour aviver la curiosit des auditeurs.

    ~msqu~ le vnrable a voulu cette mise en scne, j'y t1endra1 mon rle: . - ~?ut ~ela est certain, tout cela est certain, dis-Je en m m~! 1~ant, toutefois, grce votre secours, le mal dont J a1 souffert s'est enfui comme un rve * .

    - Voil qui est fort heureux dclare le vnrable imperturbable, un sentiment potique nous mrite le pardon de bien des erreurs.

    Ayant nouveau salu, je vais dans le jardin o la nuit commence effacer les vanits du jour. Je

    * A. de MussET, Nuit d'octobre><

  • DANS LE JARDIN DU VNRABLE 53

    m'assois sous un arbre qui commence grandir. Au bout d'un long moment, je m'aperois que le vnrable est debout, ct de moi. Ensemble nous regardons vers l'extrmit du jardin, dans l'ombre o il ne se passe rien.

    Une nuit s'coule, puis une journe, occupe par les exercices et les affaires habituels. Au dbut de la nuit suivante, aprs le dernier chant des sutras, je me trouve la mme place au milieu du jardin. Le vnrable qui, je le sens, ne me quitte pas de la pense survient et silencieusement prend place ct de moi. Il a gard une belle robe de soie bleu-violet et sur la tte une toque de mme couleur. Soudain la question fuse:

    - Quel est-il? La rponse:

    Pas mme entrevu ! Cherch ailleurs? Non. Est-il un lieu qui apprenne quelque chose?

    - Nul, jusqu' prsent. . Un moment pendant lequel la grande crmo~ie ~u

    silence se rpand comme un bienfait travers le Jardm devenu notre pense commune. Puis le dialogue reprend, sur mon initiative, lorsque je glisse dans un tat de dnuement et de crainte:

    - On voit que je suis revenu sans rien. - Ton respect pour tout ce que tu vois et entends

    est curant. Comment ne pas avoir gard au temps?

    - N'as-tu pas laiss le monde? - Chaque matin, lorsque le Bienheureux nat

    Kapilavastu. - Le monde est le linceul du cadavre de mon

    matre. De nombreuses annes, je suis demeur dans

  • 54 INITIATION TANTRIQUE

    son ombre. Que de fois il m'a chass! C'tait un tre souvent irascible. Aprs avoir t fort mcontent tout le jour, il devenait parfois, la nuit venue, le plus agrable des compagnons, charmant tout le monde par la prcieuse libert de ses faons. Quand le brouillard vient sur l'tang de la contre propice notre rencontre, je suis. certain qu'il se promne au-dessus de l'eau.

    - En ce moment? - Ah! Il ne prend rien, ne rejette rien. - O se tient-il? - Ne l'as-tu pas aperu? - Sans doute ne suis-je pas capable de cela? - Mais tous les jours la lumire vient et s'en va. - Je n'ai rien vu, seule vient la nuit. - Cache-t-elle un trsor de rflexion? - Parfois je crois discerner la dimension de votre

    silence. - D~s ~ue tu seras parti, tu n'ignoreras plus rie1?.

    . L~ venerable me laisse sur ces mots. Le pet1 t Jardm est redevenu silencieux comme s'il tait situ e 1 ' 1 n P eme campagne. Le silence monte du so et tombe des arbres. L'herbe prcautionneusem_ent entretenue et les cailloux habitent ce silence qui se pro~ose chaque instant mais que l'on ne peut atteindre.

    D~ns ce lieu, la beaut n'a pas d'apparence bien sensible tout en se montrant sans rserve dans le plus naturel dvoilement. L'obscurit a fait disparatre les couleurs, mais les donne toutes admirer. Cette nuit est. ~a foi~ rep?s et dpart de toutes les clarts sattsfa~sa?t 1 espnt et le corps. Dans ce silence obscur et les hm1tes de ce jardin exigu se trouvent l'origine de tous les espaces et la venue de tous les chemins. L'eau du bassin des marionnettes, que j'appelle ainsi pour y avoir fait flotter des petits bonshommes de bois qui amusent les enfants, est aussi calme que les

  • DANS LE JARDIN DU VNRABLE 55

    cailloux qui l'entourent tout en contenant les fureurs d'une continuelle tempte.

    Ne pas comprendre tout au long de la nuit! Quand le jour reviendra, ne pas avoir avanc ses affaires. Et pourtant, chanter le chant du triomphe au milieu du dsert, sans lieu ni temps.

  • CHAPITRE II

    Tche-sin dans la fort

    Maintenant Ero ka m'appelle un tche-sin *, cette scrutation continue de soi et de l'univers, de la vie et de la mort.

    Je dlaisse toutes les autres choses, y compris les a?rments d'une villa-palais au milieu d'arbres splen-dides et l'existence qui s'y droule. Quelques heures plus tard, je suis nouveau au seuil de la petite maison de monsieur Thn le Vnrable Shao. Ses trois btiments, jolis com~e des jouets, enserrent un jardin minuscule, centre de ce jeu effrayant dans sa simpli-ci;: le dhyana, ou recueillement selon l'esprit de l'ecole de Houe-neng et Lin-tsi. Le Vnrable Shao, m~tre des lieux, plus encore des gens, peint dans un com de la petite vranda qui marque une transition entre l'intrieur et le jardin. Il vient vers moi et me relve ds que je me prosterne selon l'usage.

    Un instant plus tard, je me trouve auprs de ce lac qu'est, pour nous tous, le minuscule bassin du jardin pour me disposer cette solitude de solitude, le tche-sin. Plus que solitaire en effet y est-on, puisque tout ce qui habite la tte d'un humain en doit tre banni:

    * Chinois: priode de recueillement, retraite.

  • 58 INITIATION TANTRIQUE

    rationalit, imaginaire, sentiment, souvenir ... Seul le prsent est admis, purifi de tout agrment, de tout got, de toute particularit. Ainsi, pense-t-on, tout devient possible, les pas humains s'avancent dans l'illimit, l'indfini; le terme des choses, la mort de l'esprance qu'est la venue de la finitude disparaissent comme un rideau de fume qui se dissipe dans la lumire. En avanant de quelques pas dans le tche-sin, on peut sentir qu'autant on obtient qu'on espre * .

    ~ette esprance, cependant, est simple dispositio? inexprime, qui n'est rien pour soi-mme, accueil d'un mystre qui ne finit pas. , ,

    Quand la communaut est runie autour du Vene-r,ab~e Shao, la tranquillit intime est trouble, par 1 e~igence. Il faut tre l'lment d'un groupe coherent qui avance hors du monde profane. Emport dans le

    co~:ant des textes scands dans le chant, je vois d'un arnere-fond de srnit la communaut exister seule dans ~~ clbration du mystre, affirm et c,h~1~ t' nourn a chaque instant de l'abandon et de la dens1on

    en~e:s soi; ivresse d'incomprhension intelligente. Voici que cette incomprhension intuitive renie la personna~it ou ce qui prtend l'tre, la tentative de c.onstruction d'une personnalit. La pain te la pl us f!?e d? f.e~te forr:iateur de personnalit est d'en _voir l i,na?ite etre vamcu avant d'entrer en lisse, voir la defa1te des bauches qui constituent notre existence, c?m~rendre e~ i:ime temps qui c'est l .la seule reuss1te. Ce soir-la, commencer entrer lucide dans sa propre fin fut la vertu du rituel communautaire .

    . Des se.maines ont pass dans la petite maison de la ville, pms nous nous sommes transports, dans de hautes collines, l'ombre de grands arbres qui

    * Saint JEAN DE LA CROIX, Cantique spirituel.

  • TCHE-SIN DANS LA FORT 59

    donnent ces milieux de journes tropicales le charme du crpuscule. Cela pour tenter d'avancer encore, le corps plus l'aise dans la nature assez sauvage, dans cette affaire du tche-sin. Dans un sac quelques objets indispensables, et le monde est laiss. S'appartenir en regardant plus attentivement l'ori-gine des choses, c'est un appel constant, mais sans cesse repouss, au milieu des travaux et des attache-ments. Les moines eux-mmes ne sont-ils pas subrepticement repris par les distractions et les obli-gations? Dans le calme du soir on entend un lger crpitement. Quelque oiseau: un pivert; y en a-t-il par ici? Non, me dit un camarade, c'est l'ermite qui tape son courrier!

    Dans le petit train qui grimpe les collines boises, un sentiment de libert, de solitude, c'est--dire la possibilit de regarder indfiniment autour de soi et en soi, de scruter, veillant en mme temps au plus grand calme, toute chose, l'intrieur et l'extrieur ne constituant plus qu'un seul phnomne multiples visages, pour amener le mystre se dvoiler. Dans le roulis du train, j'entends la voix du thera * du temple de l' Automne: Neti neti ... Ni ceci ni cela.

    Un des grands disciples du Bouddha tait troubl par les bruits de la nature dans son besoin de silence. Je suis moins exigeant; ils ne me gnent pas et me paraissent au contraire rvler que tout est extase, comme disait Alan Watts. Le bruit du train lui-mme m'accompagne dans une profonde concentration.

    Quelque chose pourtant s'est dchir en moi. Ne vais-je pas perdre tout ce que je suis, ce que nous sommes, chacun de nous, ce que j'aime plus que je ne le pense et le sens consciemment? Je souris en pensant la fresque qui reprsente le Bienheureux enjambant les corps endormis des femmes de son harem pour partir vers la fort. Stupide, je regarde le paysage. Que

    * En pli: l'Ancien, le matre du temple.

  • 60 INITIATION TANTRIQUE

    sont ces arbres, que sont les tres qui se dplacent et que voient-ils devant eux, quel monde inconnu les attire, qu'est-ce qui les meut dans cette activit sans fin? Et le soir qui vient, rapide, la nuit blouissante comme un soleil levant? Est-ce l un langage? Non: Disciples ne vous demandez pas s'il y a un but l'existence, si le monde a une fin ou s'il a eu un commencement, ce sont l questions vaines qui ne servent rien pour conqurir sa libert *. La signification des choses en elle-mme est totalement transcendante et totalement immanente. Mais ce qui nous entoure ne parle pas le langage de la pense. Si les sens parfois y trouvent leur satisfaction, il Y a un divorce entre l'ide et la nature. C'est pour cela que dans l'isolement dans le silence d'un surabondant loisir** nous ;llons fouiller travers toute chose,

    ' notre. propre entendement jusqu' sa sourc~, la conscience dans sa pure origine. C'est le travail du kung-an ou houa-t'eou ***, dit du visage originel.

    Cette origine n'a bien sr rien de temporel. Ce . , . ' ' ' . qui e~ai~ a l'origine des temps, dans cette perspective,

    ne, differe pas de ce qui est maintenant. Avant qu A?raham ft, je suis, dit Jsus, dans une parole ce~t~mement peu comprise. Le pur substantiel des ongmes est l, dans les arbres dans le ciel et dans tous ceux qui vont et viennent. t aussi, hors de tout cela, dans le c~ntre vide de l'esprit, dans ce qui est saisi et "dans ce qui saisit. Il n'est rien qui ne soit l'origine me!11~, dans son ternel dbut. Toute chose est sohtaire.' un~ solitude qui habite l'origine in tempo-relle qm revet tout de sa splendeur. Les cimes des

    * Le BouooHA. ** R. TAGORE, Offrande lyrique. *** Chinois: fine pointe de l'interrogation dans l'exercice du

    kung-an (en japonais koan). Cf. Bruno BAYLE oE JEssf, 1-loua-t'eou. Initiation aux bouddhismes Teh 'an et T 'ien-T 'a, Paris, G. Trdaniel, 1985.

  • TCHE-SJN DANS LA FORT 61

    arbres bougent dans un peu de vent. Mais au cur de chaque mouvement se trouve le non-n. Si l'esprit est plong dans l'inconditionn, nous ne savons rien. S'il surgit, on croit savoir, on croit connatre, c'est l'illusion. Un seul geste salvateur: interroger, se tourner vers les choses, contre elles heurter l'esprit, les rduire la pure tranget nigmatique; l'esprit est avant tout, pour lui-mme, objet de scrutation inter-rogative.

    Au fur et mesure que dfilent les stations, le train se remplit, un bruissement de conversation se rpand. Mais en mme temps la solitude devient de plus en plus sonore. La flamme du dhyana grandit. L'uni-vers s'allume pour une clbration, tout tre est le seul et parfaitement trange. Ainsi la flamme du dhyana et de la possession du monde ne risque pas de faiblir.

    Mon corps est lger et trange, presque entirement tranger, reli la conscience d'exister par un fil tnu, trs suffisant pour aller et venir comme une barque glissant sur un lac tranquille. Les heures de voyage ont t courtes, pourtant je me sens loin du pass. Il s'est recul et parat trange lui aussi. Suis-je le mme, ou suis-je en train de ne plus tre du tout? L'envie de rire; le feu de la solitude et du dhyana a cass les identifications coutumires, dissous les affects. L'es-prit est accapar par un brlant prsent qui n'est pas dans les faits, les tres particuliers, les vnements mais qui revt tout.

    Est-il besoin d'aller plus loin que ce petit quai de campagne, cette cabane qui sert de gare? Le jeu de l'existence individuelle se poursuit, le corps marche, s'tonnant avec joie de dcouvrir chaque pas la mme tranget. La longue alle sera parcourue et le soir tombera sur le jardin sauvage entourant quelques cabanes. Un oiseau passe en fulgurance au-dessus des petites constructions de planches et, soudain, je suis saisi de ferveur l'ide-sentiment que la ralit adamantine, le pur substantiel des origines sont

  • 62 INITIATION TANTRIQUE

    ce vol dans sa fulgurance, sa puret, sa familiarit, dans son mystre de surgissement et d 'eff aceme_nt. Une seule chose est l et toutes sont prsentes; bien plus, la racine de tout ce qui est possible et pensable se trouve ainsi porte de l' il.

    Il n'y a pas d'extriorit, ni de lointain. Tout est donn avant mme le moindre dsir, l'illusion est le cur de l'insatisfaction. Comme j'avance au milieu de la prairie, le mal d'tre * me parat irrel, erreur, grimace fantasmatique d'un monde inconsqu.ent. Seuls existent le ciel nigmatique qui devient noir et cette nuit des tropiques qui tombe, pleine de se~teu; et de douceur, immense cellule monacale propice a

    l'v~~l de la pense rassemble qui scrute les racines de 1 etre. Dans son entiret de dharmakaya, le corps de bouddhit, le socle de l'infinie connaissance,

    procl~me sur toute ignorance et toute mdi

  • TCHE-SIN DANS LA FORT 63

    dans l'obscurit de l'heure est un appel soi-mme, un clatement lger de l'existence qui se parle elle-mme dans la tranquillit de cette retraite.

    Au milieu d'une salle commune amnage dans l'une des petites maisons de bois, quatre flambeaux de papier munis d'une bougie clairent faiblement la pice; autour, la communaut. Ces flambeaux me font penser aux lampions des ftes de village et j'ai envie de rire, surtout en voyant le contraste que ces symboles de fte font avec les visages. Tous sont graves, concentrs et attentifs. Tous ont l'air de vouloir retenir l'phmre, d'tre penchs au-dessus d'un fleuve dont ils voudraient fixer le courant en eux-mmes, contenir l'eau du fleuve comme celle d'un tang o le regard irait se perdre et rejoilldre le pur substantiel. Mais au-dehors, la nuit glisse sur la fort comme au-dedans de nous, l'ignorance d'exister constitue, sans tre aperue, le tissu de la vie.

    Le dbut de l'affaire vient naturellement: tre merveill par le fait de se trouver l, car il n'y a aucune raison de s'y trouver. Bien sr, cela ne correspond rien, n'est en relation apparente avec rien ... Ou avec tout de la mme faon. Cette vidence m'emplit de satisfaction, presque de joie. Et peu peu vient la tranquillit, la tranquille incohrence. Le monde que l'on construit, celui de relations coh-rentes, des hommes srieux, des esprits infaillibles, satisfaits de savoir ce monde comme une botte de

    ' ' paille charge sur un radeau, s'loigne sur un tang dans la brume qui m'isole bientt de tout esprit humain. Il n'est pas ais de naviguer seul dans ce brouillard d'incohrence, dans cette libert dcou-verte au tournant de la jeunesse et dans la candeur de l'esprit. Trs vite, abandonner la recherche de toute direction. Il n'est pas de lieu o aller.

    La nuit s'avance. La communaut demeure immo-bile. Il n'y a pas de marche qui vienne rompre la

  • 64 INITIATION TANTRIQUE

    posture *,l'incohrence du monde est devenue dlec-table entre les murs de cailloux, les oreilles dresses vers les innombrables bruits de la fort. Est-ce la srnit qui pointe comme une tache naissante? Non, la rjouissance va comme un ballot agi t par le courant d'un ct vers l'autre. Rien ne peut s 'ordon-ner, la fte est celle des esprits insenss, errant et chantant seuls sous un regard incapable de la juger. Et cela, subrepticement entrevu, est aussi sourc.e de contentement: rien juger, rien dfinir; l'nergie de l'enfance et du rve se rpand dans ces instants. Ils se succdent sans suite. Chacun est souverain et dri-soire. J'ai plus de choses dans la main, plus d'ides dans la tte que n'en contient l'univers, et le mystre de .l'instant qui va surgir est une infime trace de neige qm fond dans les doigts. L'incohrence m'a dcouvert la nouvelle libert, la majestueuse solitude des

    mom~nts et de tout ce qu'ils peuvent contenir. Il n'y aura Jamais rien d'autre que cette libert et cette solitude.

    Au fond de la cabane perdue dans les collines, bien que le moindre de cette communaut savante et recueil,lie, je me sens espigle et content, tout fait ras,sure. su~ le fond des choses par la ru pt ure des liens qu av,ait. tisss l'esprit. Ce soir, je ne me reprsent~ P!us 1 existence et ne pense pas avoir quelque chose a v,1~re ou dcouvrir. Le silence et l'immobilit s ~cartent com1!1e les deux pans d'un rideau et r:ie laissent entrevoir l'trange satisfaction de la connais-sance.

    Le signal rsonne dans la nuit le son du maillet contre la conque de bois. Je me' lve pniblement, sor~ant comme d'un long voyage, non dans le temps, mais dans une profondeur immatrielle et une largeur incommensurable. Ni repre ni mesure, c'est la face momentane de l'incohrence. L'univers est un habi-

    * La posture assise du dhyana.

  • TCHE-SIN DANS LA FORT 65

    tat que l'on n'a pas fini de crer. Rien ne limite l'insatisfaction du dcouvreur. L'instant, substance de mditation, est sans limitation. L'esprit danse dans la nuit tandis que les autres, alentour, vivent l'extase lunaire. Tout le monde sort respirer l'air parfum de la fort, et c'est la dispersion silencieuse dans la clairire. Allant et venant pour me dlasser les jambes aprs la longue station, je regarde ces ombres sorties de rien, allant vers rien, fantasmes aux yeux les uns des autres que nous sommes, fantasmes de la vie et de la mort.

    Le pur substantiel des origines: chaque mot ne signifie pas grand-chose de prcis philosophique-ment, mais l'ensemble de ces mots voque l'intimit de tout ce qui existe. Considrer la nuit, la fort, le silence, la clart blme et les compagnons qui vont et viennent; passivement et indistinctement recevoir l'ensemble de ces lments sans s'arrter aucun aspect prcis, s'abandonner la prsence de groupes d'lments qui demeurent comme suspendus dans un temps-espace indfini, tel est l'exercice de kwann *, source de l'art impressionniste, pratiqu par les ermites taostes et bouddhistes aprs l'invasion mandchoue. Ironiquement, les arbres se mlangent, silhouettes qui vont et viennent. Et malicieusement tout cela n'est rien que le pur substantiel .. A~ loin, un animal inconnu pousse un cri dans les taillis.

    La vastitude a rompu les limites de l'apprhension rationnelle et sensorielle. La vastitude de l'incoh-rence rceptive est la situation rsultant de la pratique du kwann qui absorbe tout alentour dans le toucher mental paradoxal de l'trange et du familier. Vtu de l'armure de discrimination, l'esprit bouddhique se rit de l'absurde et de ses craintes, de ses terreurs et de l'curement venu des choses muettes sous un tou-cher mental impuissant. La nuit est plus vaste que les

    * Chinois: littralement regarder.

  • 66 INITIATION TANTRIQUE

    rves des hommes, puiss de leurs luttes inutiles. L'espace, mme celui de la paume d'une main, est plus grand que leurs dsirs sans lenden1ai n.

    A nouveau, le signal rsonne dans le silence, nouveau le maillet tape sur la conque de bois devant la maisonnette centrale. Je cours vers l'endroit o cela se passe et m'crie: Ne peux-tu laisser la nuit vivre en paix? Imbcile, quand cesseras-tu de nous casser les oreilles? Mais le son continue et se perd entre le tronc des arbres, la mince silhouette qui tient le maillet rit, puis, posant l'instrument, se tourne vers moi et me salue profondment. Tout le monde rentre dans la salle o se trouve une table sur laquelle un

    ~aste rcipient est rempli de bouillon chaud; ct un et~a~ge gteau dcoup en tranches a pour ventuelle mission de calmer la faim: l'efficacit n'est pas entirement garantie. On dfile et chacun s'assoit c?mme il peut sur les quelques siges, coussins ou billes de bois ou mme la terre, la lueur de quelques bougies. Tout l'heure nous nous tendrons spars en deux groupes dans les deux cabanes po~r

    que~ques heures d'un sommeil que l'altitude, les bois environnants et la fatigue rendront profond.

    Le pivert frappe contre l'arbre le matre de dhyana mourant lve le doigt vers le h;ut de ! 'arbre et dit: C'est cela, rien d'autre. C'tait dans le sommeil. Une branche tombe sur le toit m'a rveill. L'aurore n'est pas encore ~, mais une lueur permet de voir. En ~ort~~t de la ~a1sonnette, je ne puis saisir les choses, Je .n. ai pas pleme conscience d'tre l. Si je tente de sa1slf ce qui est alentour, toutes les choses m 'chap-pent.

    Au moment o le campement s'veille, prudem-ment je m'esquive dans la fort, de crainte d''tre appel quelque besogne qui ne me conviendrait pas.

  • TCHE-SIN DANS LA FORT 67

    Je suis persuad, en effet, que plus on dlaisse les besognes matrielles dans ce genre d'entreprise et mieux cela vaut. Il convient de faire le minimum indispensable, sans plus. Mais ce n'est pas l'avis de tous, et plusieurs de ceux qui sont autour de moi perdent une grande partie du temps, en principe consacr la recherche de l'esprit, des occupations inutiles. Un coin agrable et ombrag, frais, un peu l'cart, me parat pour le moment propice pour se disposer l'uvre d'une journe face son propre esprit. Ne pas considrer le samsara *, le monde, les innombrables objets. Ne pas s'arrter, ne pas recon-natre. En rien, sur rien ne se reposer; d'inconnu en inconnu poursuivre un cheminement inconnu, au-del de l'unit qui se fond dans la conscience lucide, par-del la multiplicit sans existence, une fois mis en branle le char de destruction des illusions. A la fin, se tenir dans un endroit solitaire et considrer qu'il n'y a aucune raison d'tre ainsi, avec ce corps sous le ciel et cet individu particulier dont on a la charge, qu'on le veuille ou non. Il n'y a pas d'autres portes pour sortir de la sottise premire ou du moins le tenter, pour s'abstraire de l'hypnose commune des mille raisons inventes pour faire tourner le monde. Et pourtant distinguer l'existence de la non-exis-tence, c'est ne pas se librer.

    De grandes silhouettes mythiques errent sur les collines, prises de l'espace qui bientt n'impose plus de limites car il est devenu intime, indiffrent aux alles et venues, simplement signe de libert. En cette sorte e songe, tout en voyant venir le disque du soleil sur la pointe des arbres, le corps s'abandonne, dlivr des souffrances. Quand l'arbre grince, se dire il y a. Quand l'air est chaud galement et quand une bestiole s'approche innocemment aussi. Mais ce n'est pas cause de cela que l'on peut dire il y a, ce n'est pas

    * Sanskrit: migration, d'o: l'existence.

  • 68 INITIATION TANTRIQUE

    l qu'il y a; ce n'est pas aussi simple voir car le sentiment qui a rpandu l'tranget douteuse sur tout ne se rduit pas une certitude qui aurait son centre au niveau des phnomnes. Il demeure nigmatique.

    Entre deux niveaux de la conscience observante, dans le flou du kwann et la fatigue venant au inilieu du jour, une acuit particulire s'veille, celle d'un regard non voulu et d'une observation non labore, mais se dressant au-dessus de mon corps allong, qui ne cherche plus rien qui sourit so