Click here to load reader
Upload
simona-sechel
View
35
Download
13
Embed Size (px)
DESCRIPTION
Victor HUgo
Citation preview
Jacques de Cauna : Les sources historiques de Bug-JargalHugo et la révolution haitienne
Centre d'Etudes Littéraires et Linguistiques Francophones et AfricainesArticles en ligne
- 1 -
LES SOURCES HISTORIQUES DE BUG-JARGAL
HUGO ET LA REVOLUTION HAITIENNE
Conférence donnée à l'Institut Français d'Haïti (Port-au-Prince) et publiée dans Conjonction, n° 166, Juin
1985, dans le cadre de la commémoration du centenaire de la mort de Victor Hugo.
par Jacques de Cauna
Docteur d'Etat habilité de la Sorbonne
Directeur du Centre de Recherche Historique d'Haïti
La première œuvre romanesque de Victor HUGO, Bug-Jargal a pour cadre historique
l'ancienne colonie française de Saint-Domingue, actuelle Haïti, à l'époque de l'insurrection
générale des esclaves en 1791. La tradition, confortée par HUGO lui-même, voudrait donner à ce
récit d'adolescence des sources historiques d'origine familiale ou tout au moins très personnelles.
C'est la thèse soutenue par Roger Toumson dans sa récente et fort intéressante édition
critique des deux versions du roman publiée à Fort-de-France : "HUGO était directement,
personnellement intéressé à la question haïtienne", nous dit-il en s'appuyant sur une lettre où
HUGO évoque son "indemnité de Saint-Domingue"… "Sa mère, Sophie Trébuchet, ajoute-t-il,
était, en effet, fille d'un armateur de Nantes qui n'a certainement pas manqué d'informer son petit-
fils sur les Antilles". C'est cette "filiation" qui expliquerait, selon lui, "la diatribe anti-haïtienne",
la "négrophobie" de l'auteur dans Bug-Jargal. Mais à y regarder de plus près, l'armateur n'était en
réalité qu'un pauvre capitaine, mort bien avant la naissance de son petit-fils. L'argument tombe de
lui-même. On retrouve, sous une forme plus nuancée, quoique aussi incertaine, la thèse de la
source familiale de Bug-Jargal dans l'Histoire de l'Esclavage de Gaston Martin où l'on peut lire
notamment : "Les récits de Bug-Jargal ont certainement pour point de départ un récit vécu... Le
narrateur est à peu près certainement le père de Mme HUGO, Jean- François Trébuchet, long-
courrier nantais qui n'a jamais commandé de négrier mais avait fait plusieurs fois le voyage des
Jacques de Cauna : Les sources historiques de Bug-JargalHugo et la révolution haitienne
Centre d'Etudes Littéraires et Linguistiques Francophones et AfricainesArticles en ligne
- 2 -
Îles en droiture". On a pu effectivement retrouver au moins une lettre adressée au grand-père de
Victor HUGO, le "capitaine Jean-François Trébuchet, chez MM. Drouin, Bazelais et Fagorie,
négociants à Saint-Marc, Coste de Saint-Domingue", et il existe encore aujourd'hui à l'Ile
Maurice (ex Isle de France) une plantation connue sous le nom d'Espérance Trébuchet établie a
l'époque par son frère Louis1.
Victor HUGO lui-même écrivait le 18 Décembre 1829 à son ami Saint-Valry, à propos
des difficultés de la succession parentale : "Mes biens d'Espagne accrochés par Ferdinand VII,
nos indemnités de Saint-Domingue retenues par Boyer, nos sables de Sologne à vendre depuis
vingt-trois mois, les maisons de Blois que notre belle-mère nous dispute... Par conséquent rien,
ou peu de choses, à recueillir dans les débris d'une grande fortune.....
De là à inclure HUGO dans la longue liste des descendants et héritiers des colons de
Saint-Domingue, le pas est parfois vite franchi, trop vite peut-être lorsqu'on connaît les
prétentions aristocratiques du personnage et son habileté à forger sa propre légende pour la
postérité, notamment dans cet Hugo raconté par un témoin de sa vie qu'il a proprement dicté à
son épouse.
Qu'en est-il exactement de ces sources familiales? HUGO n'a jamais connu son grand-
père, le capitaine Trébuchet, mort aux Indes en 1783, mais il n'est pas impossible que sa mère lui
ait rapporté certains de ses récits, largement antérieurs, en tout état de cause, aux événements qui
font la trame de Bug-Jargal. La seule trace indubitable qui rattache le roman aux Trébuchet est le
patronyme de d'Auverney, narrateur de la seconde version, qui a pour origine la terre familiale du
même nom. Il est à noter qu'HUGO aimait à se parer de ce "nom de branche", fictif en ce qui le
concerne, puisque la terre était en possession de son cousin. En tout état de cause, le nom de
Trébuchet n'apparaît pas, sauf erreur, dans les six volumes de l'Etat de l'Indemnité accordée aux
anciens colons de Saint-Domingue et à leurs héritiers ou ayant droit après la perte de la colonie. Il
faut chercher ailleurs, peut-être du côté de sa femme, Adèle Foucher, d'ascendance coloniale
effectivement (mais du Canada). Les Fouché ou Foucher sont nombreux à Saint-Domingue :
Fouché Jeanne-Félicité, propriétaire de la sucrerie Dubreuil à la Petite-Anse et d'une guildiverie à
la Grande-Rivière; Fouché Arsène-Perrine, épouse de David; Foucher Pierre Jean-Jacques et ses
1 Voir G. Dormann : "Le roman de Sophie Trébuchet". Albin Michel, 1982
Jacques de Cauna : Les sources historiques de Bug-JargalHugo et la révolution haitienne
Centre d'Etudes Littéraires et Linguistiques Francophones et AfricainesArticles en ligne
- 3 -
filles, Anne-Madeleine, épouse Cornu, Reine-Rose, épouse Jamont, Louise-Marie épouse Canel,
indemnisées pour des maisons au Cap-Français, une caféterie à Ouanaminthe et la sucrerie
Lambert-Camax à Maribaroux; d'autres Foucher encore sur deux cafèteries de Saint-Louis... mais
aucun ne présentant de lien immédiat avec Mme HUGO. HUGO lui-même a-t-il connu
l'existence de ces HUGO (ou HUGOT), propriétaires d'une indigoterie à Port-Margot et de deux
caféteries à Port-à-Piment (Pierre-Louis, Jean-Baptiste Louis, Marie-Louise)? S'agit-il de parents,
et a quel degré – éloigné en tout cas – ou les a-t-il intégrés d'office dans sa parentèle comme ces
HUGO de Lorraine d'ascendance noble dont il ne descendait aucunement?
Resterait peut-être à chercher du côté de l'aïeul maternel, Lenormand du Buisson,
procureur nantais, mais les Lenormand sont si répandus à Saint-Domingue (à Limonade, au Gros-
Morne, à Ouanaminthe, et, au Haut du Cap où ils sont propriétaires de la célèbre habitation
(sucrerie) Lenormand de Mézy où s'est tenue la cérémonie préparatoire de l'insurrection au Bois-
Caïman) que l'entreprise s'avère difficile et bien vaine encore une fois, HUGO ne pouvant
prétendre hériter de son arrière grand-père.
Soutenir enfin comme il le fait que son indemnité est retenue par Boyer n'est pas fait pour
lever les doutes quand on sait que le président haïtien n'a aucun autre rôle à jouer dans la
délivrance et la répartition de cette indemnité que celui de verser les sommes globales dues au
ministère français qui, lui, se charge de leur redistribution aux intéressés.
Souhaitons qu'un jour un chercheur, un étudiant haïtien, vienne infirmer cette première
appréciation, mais apparemment, répétons-le, HUGO n'a aucun lien précis identifiable avec les
anciens colons de Saint-Domingue.
Est-ce à dire que le sujet lui était totalement étranger ? Non, bien sûr, car qui ne parlait
pas de Saint-Domingue au lendemain de sa perte? Qui n'avait pas dans son entourage au moins
l'un de ces anciens colons "américains" (surtout dans une ville comme Nantes), dans sa
bibliothèque au moins un ouvrage sur "La Perle des Antilles"? Les sources orales sont possibles
mais certainement bien moindres que les sources documentaires et l'influence du contexte
d'époque. La mère d'HUGO a côtoyé, à Nantes, ce Coustard de Massy, lieutenant des maréchaux
et propriétaire d'une très grosse habitation à Saint-Domingue; elle a connu les horreurs, les
exactions commises sous la Terreur par ce J. J. Goullin, fils d'un obscur planteur de Saint-
Domingue qui semait la terreur dans la ville à la tête de ses soixante "hussards américains"
Jacques de Cauna : Les sources historiques de Bug-JargalHugo et la révolution haitienne
Centre d'Etudes Littéraires et Linguistiques Francophones et AfricainesArticles en ligne
- 4 -
(entendez noirs) en proclamant à qui voulait l'entendre qu'après tout "les Nantais n'étaient que des
nègres blancs". Desforges-Maillard note d'ailleurs qu'à l'époque "dans la ville les gens sont de
deux couleurs, blancs et noirs. On voit une quantité prodigieuse de nègres qui trottent par les
rues. Toute femme riche est suivie par un ou plusieurs noirs". Il suffit pour se convaincre du bain
dominguois dans lequel vivaient les ports de la côte atlantique de consulter les archives de ces
villes où abondent les noms de colons mais aussi ceux des esclaves qu'ils ramenaient des Iles ou
ceux de leurs propres enfants mulâtres.
De son côté, le père de Victor HUGO, le général Léopold-Sigisbert, a été à partir de 1792
l'ami du général de Beauharnais, premier mari de la future impératrice Joséphine, née Tascher de
la Pagerie, tous deux illustres représentants de la vieille aristocratie créole de la Martinique.
Dans quelle mesure ces relations et surtout les récents événements de Saint-Domingue
ont-ils influé sur la publication à Blois, par le général HUGO – sous le pseudonyme de Genty –
de ce Mémoire sur les moyens de suppléer à la traite des nègres par des individus libres et
d'une manière qui garantisse pour l'avenir la sûreté des colons et la dépendance des colonies,
qui propose tout bonnement de substituer aux esclaves les nombreux enfants abandonnés de la
métropole. Curieuse coïncidence qui voit le père et le fils, dans le courant de la même année, se
pencher sur le même thème, puisque la première version de Bug-Jargal est écrite dans le second
semestre de 1818 et le mémoire publié en janvier!
Il faut dire que ce qui nous paraît aujourd'hui rencontre extraordinaire n'a rien pour
surprendre si l'on considère la longue lignée d'auteurs qui ont mis en scène le type du noir
esclave, généreux et révolté, dont descend Burg-Jargal : Mrs Behn dans Oroonoko ou le Prince
Nègre, Saint-Lambert dans Les Saisons, Raynal (dans sa fameuse Histoire Philosophique qui
annonçait la venue d'un Spartacus noir), Butini, Mme de Gouges, Lavallée, Gassier, Larivallière,
Pigault-Lebrun (Le Blanc et le Noir) et surtout Picquenard, dans son Adonis ou le bon nègre,
anecdote coloniale, que Victor HUGO, selon Gabriel Debien, aurait lu de près2. Des romans ou
œuvres théâtrales plus directement inspirés par la Révolution de Saint-Domingue, retenons
encore Le Nègre, de Balzac" (1821), L'Insurrection de Saint-Domingue, de Charles de Rémusat
(1824), Zoflora ou la bonne négresse, de Picquenard (1800) – où apparaissent Boukmann et
2 Pour une étude très précise des sources et des Intentions d'HUGO, voir l'article de G. Debien cité en bibliographieauquel nous devons beaucoup. Pour le thème dans la littérature d'époque, voir L.F. Hoffmann, Le Nègre romantique.
Jacques de Cauna : Les sources historiques de Bug-JargalHugo et la révolution haitienne
Centre d'Etudes Littéraires et Linguistiques Francophones et AfricainesArticles en ligne
- 5 -
Biassou –, Lydie ou la créole, d'Adèle Daminois (1824), L'incendie du Cap (1802), de R. Périn,
L'Histoire de Mesdemoiselles de Saint-Janvier, les deux seules blanches sauvées du massacre de
Saint-Domingue, de Mlle de Palaiseau (1812)....
Les sujets proposés au concours de poésie de l'Académie Française en 1816 ("L'abolition
de la Traite") et en 1826 ("L'émancipation d'Haïti") sont tout aussi révélateurs de l'intérêt que
suscite, au moment de la publication de la seconde version de Bug-Jargal, le sort de l'ancienne
Saint-Domingue, au même titre que les allusions que l'on peut trouver chez Balzac, dans Une fille
d'Eve ou Gobsek, Stendhal, dans les Mémoires d'un touriste ou le Courrier anglais, ou encore
dans la correspondance d'E. Quinet.
Deux sources littéraires apparaissent plus nettement encore dans la seconde version de
Bug- Jargal : La littérature des nègres de l'Abbé Grégoire qui fournit à HUGO la longue liste de
négrophiles qu'il place dans la bouche du Citoyen C***, et l'inévitable Paul et Virginie de
Bernardin de Saint-Pierre qui inspire directement le petit pavillon champêtre au bord de l'eau,
refuge idyllique des amours de Delmar-d'Auverney et Marie.
Mais c'est surtout d'une longue série de publications polémiques ou historiques, de
souvenirs de voyages, de considérations générales sur la perte de Saint-Domingue, émanant pour
la plupart d'anciens colons, qu'il faut rapprocher Bug-Jargal : les ouvrages de Dalmas, Drouin de
Bercy, Mazères, A. de Laujon, Onfroy, O'Shiell, le Colonel Malenfant; les brochures de
Desmaulants, Berquin, Barbier, Albert, Guillemin et Grouvel, en 1814; Labarthe, en 1815, de
Rouville, Doriol, Leborgne de Boigne, en 1817; l'abbé de Pradt et Rouzeau, en 1818; Charles
Malo, Duluc, Vincent, Clausson, Pamphile de Lacroix en 1819, A. Métral, en 1825, et combien
d'autres... sans oublier la désormais classique Description... de l'Isle Saint-Domingue de Moreau
de Saint-Méry, parue dès 1797 à Philadelphie, ni les non moins classiques récits de voyages de
Girod-Chantrans, du baron de Wimpfenn, ou autres Descourtilz.
HUGO, grand lecteur, a-t-il puisé à toutes ces sources? C'est peu probable, mais on peut
clairement identifier au moins trois guides essentiels qui lui ont permis de brosser, par exemple,
avec un minimum d'erreurs le tableau du soulèvement des esclaves dès la première version de
Bug-Jargal : l'Histoire de Saint-Domingue de Bryan Edwards, traduite de l'anglais en 1802 et
1812, le gros et très détaillé Rapport sur les troubles de Saint-Domingue (quatre volumes) du
Jacques de Cauna : Les sources historiques de Bug-JargalHugo et la révolution haitienne
Centre d'Etudes Littéraires et Linguistiques Francophones et AfricainesArticles en ligne
- 6 -
conventionnel Jean-Philippe Garran-Coulon, publié en l'an V, et un petit pamphlet anonyme paru
vers 1804 sous le titre révélateur de Saint-Domingue ou Histoire de ses révolutions contenant le
récit effroyable des divisions, des troubles, des ravages, des meurtres, des incendies, des
dévastations et des massacres qui eurent lieu dans cette ne depuis 1789 jusqu'à la perte de la
colonie, sorte de résumé populaire des livres parus sur la question. Enfin en 1826, ce sera surtout
aux Mémoires pour servir à l'histoire de la révolution de Saint-Domingue, du général baron
Pamphile de Lacroix (1819) qu'il devra les nombreux enrichissements historiques de sa seconde
version, assortis de quelques emprunts à Carteaux et Garran-Coulon.
HUGO, dans sa préface de 1826 (année qui suit la reconnaissance de l'indépendance
haïtienne par Charles V), sent bien d'ailleurs à quel point cette nouvelle publication respire
l'œuvre de circonstances puisqu'il s'en justifie par une remarquable pirouette, bien caractéristique
de sa manière habituelle : "L'épisode qu'on va lire, et dont le fond est emprunté à la révolte des
esclaves de Saint-Domingue en 1791, a un air de circonstances qui eût suffi pour empêcher
l'auteur de le publier. Cependant une ébauche de cet opuscule ayant été déjà imprimée et
distribuée à un nombre restreint d'exemplaires en 1820, à une époque où la politique du jour
s'occupait fort peu d'Haïti, il est évident que si le sujet qu'il traite a pris depuis un nouveau degré
d'intérêt, ce n'est pas la faute de l'auteur. Ce sont les événements qui se sont arrangés pour le
livre, et non le livre pour les événements". D'ailleurs, s'empresse-t-il d'ajouter, on y trouvera du
nouveau, de l'inédit : "Plusieurs personnes distinguées, qui, soit comme colons, soit comme
fonctionnaires, ont été mêlées aux troubles de Saint-Domingue, ayant appris la prochaine
publication de cet épisode, ont bien voulu communiquer à l'auteur des matériaux d'autant plus
précieux qu'ils sont tous inédits. Ces documents lui ont été singulièrement utiles... relativement à
la vérité historique".
HUGO historien dans Bug-Jargal ? Une lecture attentive révèle assez rapidement que
sous une apparence d'authenticité habilement créée par des précisions d'ordre historique, les
"matériaux inédits" en question se réduisent aux lectures précitées plus ou moins bien assimilées
et restituées. Rien ne manque en effet apparemment pour éclairer le profane : l'auteur lui-même
ne répugne pas à donner en bas de page des notes explicatives sur Hispaniola, le Club Massiac ou
les termes en usage pour les distinctions de couleurs ("Griffe", "Sacatra"), ce qui n'est, en fait,
qu'un emprunt de seconde main à Pamphile de Lacroix qui lui-même le tenait de Moreau de
Jacques de Cauna : Les sources historiques de Bug-JargalHugo et la révolution haitienne
Centre d'Etudes Littéraires et Linguistiques Francophones et AfricainesArticles en ligne
- 7 -
Saint-Méry. De même principaux protagonistes historiques sont là, que ce soit, du côté des
blancs, le gouverneur Comte de Peinier (Louis-Antoine Thomassin), son successeur
Blanchelande (Philibert-François Rouxel de), le brave colonel royaliste Mauduit-Duplessis
tragiquement assassiné pour sa fidélité au devoir, des militaires comme de Rouvray, de Touzard,
des colons comme Colas de Maigné, grand propriétaire du Nord-Ouest, maire de Port-de-Paix en
1791 et ami de Carteaux, Ponsignon, négociant du Cap, M. de Cadush, président de l'Assemblée
Coloniale, ou le célèbre artilleur maltais Praloto... et, du côté des insurgés, Pierrot dit Bug-Jargal,
le héros (un chef de bandes du nom de Pierrot a effectivement participé aux événements
révolutionnaires du Cap avec Goa et Macaya qui apparaît également, mais en Juillet 1793, lors de
l'affaire Galbaud), Biassou, Boukmann, (qu'HUGO écrit fort justement Boukmant, orthographe
proche de sa forme initiale française et confirmée par l'historien haïtien Jean Fouchard et de
nombreux documents d'époque où l'on peut même lire Bouquement), Rigaud, Jeannot, Jean-
François, le mulâtre Candi, Romaine-la-Prophétesse au Trou-Coffi...
Les noms de lieux sont tout aussi précis et réels, si l'on excepte trois approximations : le
Quartier Dauphin pour Fort-Dauphin (aujourd'hui Fort-Liberté), Saint-Louis du Morin pour
Saint-Louis dit Morin, plus connu sous le nom de Quartier-Morin, et la rivière de la Limonade
pour rivière de Limonade. Mais la Croix-des-Bouquets, l'Acul, le Limbe, Léogâne, Port-Margot,
Le Dondon, la Petite Anse, Ouanaminthe ou des lieux encore plus précis comme l'habitation
Gallifet (qu'HUGO écrit à tort Galifet) ou la ravine de Dompte-Mulâtres, sont on ne peut plus
authentiques.
L'appellation de Gens du Roi que se donnaient les premiers esclaves insurgés, les
allusions au supplice d'0gé et de Chavannes, les affrontements au sein de la population blanche
entre tenants de l'Assemblée Coloniale (ou Générale) et de l'Assemblée Provinciale du Nord –
Bossus et Crochus, Pompons rouges et Pompons blancs –, l'épisode des colons retranchés sur
l'habitation Gallifet (ils résistèrent trois jours sous la conduite du gérant Odéluc dans la grand-
case, qu'HUGO, pour les besoins de la cause, transforme en fort), le rappel de la première révolte
avortée des esclaves en juin 1791 sur les habitations Thibaud (Thébaud) et Lagoscete (La
Gossette, au marquis de Gallifet), l'indication précise du moment de l'insurrection décisive sur les
habitations Turpin, Clément, Trémès, Noé et Flaville (liste classique qu'il conviendrait cependant
de revoir de près), le 22 Août à 10 heures du soir, le chiffre même de 800 esclaves cultivant les
Jacques de Cauna : Les sources historiques de Bug-JargalHugo et la révolution haitienne
Centre d'Etudes Littéraires et Linguistiques Francophones et AfricainesArticles en ligne
- 8 -
plantations de l'oncle du narrateur (chiffre qui correspond presque exactement à celui observé par
David Geggus pour l'ensemble des trois plantations Gallifet en 17913, les paroles ou déclarations
attribuées aux principaux chefs au fil des pages, le rappel des lettres même qui ont été réellement
adressées aux autorités par les insurgés ... tout cela respire la plus parfaite authenticité.
Mais à y regarder de plus près, tous ces détails fort précis existent dans les trois ou quatre
grandes sources utilisées par Victor HUGO et ce n'est pas sans erreurs ou déformations parfois
très importantes qu'ils sont rapportés...
C'est à Bryan Edwards qu'HUGO emprunte la chronologie des événements, le rôle des
chefs, tout ce qui touche Gallifet; à Garran-Coulon il doit, entre autres, l'orthographe de
Boukmant, la ronde de Delmar au Limbé, au colonel Malenfant, cette écriture étrange utilisée par
Bug-Jargal qui n'est autre que l'arabe, posant ainsi l'intéressante question du rôle des esclaves
islamisés dans la révolte; c'est le Bordelais Félix Carteaux, dans ses Soirées Bermudiennes ou
Entretiens sur les événements qui ont opéré la ruine de Saint-Domingue qui lui donne le tableau
effroyable de l'incendie du Cap, largement plagié, et le personnage même de Pierrot. De manière
plus précise encore, l'anonymat du Citoyen-Général C*** peut être aisément percé. Il s'agit du
célèbre Caradeux aîné (Jean-Baptiste, dit le Cruel), grand planteur de la plaine du Cul-de-Sac,
celui-là même qui avait fait planter des têtes d'esclaves révoltés "des deux côtés de l'avenue de
son habitation en guise de palmiers", anecdote qu'HUGO a puisée dans le rapport de Garran-
Coulon. De même, au chapitre des atrocités, le meurtre de cet enfant blanc porté au bout d'une
pique par les insurgés en guise de bannière a t-il été largement relaté dans les brochures d'époque
et ne doit rien à l'imagination, pourtant fertile, d'HUGO. Quant à l'épisode du charpentier Blin
que Biassou fait scier entre deux planches pour lui donner une fin conforme à son métier, il
procède d'un amalgame de deux récits de Bryan Edwards : l'assassinat au Haut du Cap d'un
officier de police du nom de Blen et celui d'un charpentier anonyme. Quant à la flore, de la plus
haute fantaisie, elle mêle dans le même quartier et à la même altitude des cocotiers, des palmiers-
dattiers, des papayers, des platanes, des lianes, un rosier du Bengale, des mangliers, des odiers du
Canada... et même un baobab. Dans cet exotisme de convention, sinon de pacotille, qui mêle
3 Pour tout ce qui concerne l'habitation Gallifet, voir David P. GEGGUS, Les esclaves de la Plaine-du-Nord à la veillede la Révolution française, Revue de la Société Haitienne d'Histoire, n° 144, septembre 1984. D. Geggus prépare unehistoire générale du soulèvement de 1791.
Jacques de Cauna : Les sources historiques de Bug-JargalHugo et la révolution haitienne
Centre d'Etudes Littéraires et Linguistiques Francophones et AfricainesArticles en ligne
- 9 -
Afrique et Amérique, tout au plus peut-on retrouver quelques variétés haïtiennes empruntées sans
nul doute au Voyage d'un naturaliste de Descourtilz.
Des erreurs, des confusions plus flagrantes encore, gênent la lecture. HUGO fait du Club
Massiac, "société correspondante des colons américains", qui se réunissait en l'hôtel du marquis
Mordant de Massiac à Paris, une association de négrophiles, ce qui est tout le contraire de sa
vocation, même si certaines filiales, comme celle de la Rochelle, ont défendu un temps l'idée
d'une alliance avec les propriétaires de couleur. Caradeux le cruel est présenté – comble d'ironie –
comme un fervent négrophile et meurt dans I'abjection la plus complète, se traînant aux genoux
de Biassou, alors qu'il se sauva en 1793 avec cinquante esclaves à la Nouvelle-Angleterre et que
sa cruauté n'avait d'égale que son immense orgueil, mais aussi un certain courage que lui
reconnaissent tous ses contemporains. Biassou devient chez HUGO un mulâtre, et Rigaud, son
lieutenant. Le vaisseau rebelle Le Léopard qui ramena en France les soixante-cinq députés
factieux de l'Assemblée de Saint Marc est transporté par HUGO dans la rade du Cap.
Le gascon Labatut qui avait remis en valeur l'île de la Tortue se francise en "Monsieur
Lebattu". Les amalgames, chronologiques ou autres, plus subtils à déceler, sont fréquents :
l'authentique réflexion de Rigaud devant les massacres de blancs : "Eh, mon Dieu qu'est-ce
qu'un” peuple en furie!" n'a jamais été prononcée en 1791 dans le Nord mais bien plus tard aux
Cayes; le défilé de Dompte-Mulâtres dans lequel périssent les troupes françaises existe
réellement mais il se situe dans le Sud, aux Platons, et c'est le 6 Août 1792 que la colonne du
commandant Deshet y fut anéantie par les esclaves rebelles. La lettre, "ridiculement
caractéristique" selon HUGO, que Biassou présente à son prisonnier d'Auverney pour la corriger
avant de l'envoyer est en fait un montage de trois lettres : la vraie, envoyée par Biassou à
l'Assemblé Coloniale, qui donne les signatures des principaux chefs, une seconde du 6 Juillet
1793 qui était une réponse de Jean-François et Biassou à Sonthonax et Polvérel, enfin une
troisième, celle qui évoquait les trois rois (de France, d'Espagne, et de Guinée) auxquels
obéissaient les esclaves et qui était une réponse de Macaya à Polvérel.
Que dire enfin de ces impossibilités flagrantes que sont : la présence d'une noria
égyptienne, un esclave actionnant à lui seul les rôles du moulin (alors qu il fallait quatre couples
de mulets), des esclaves travaillant enchaînés au jardin, ce bal auquel sont invités les hommes de
couleur (ce qui ne s'est jamais vu avant juillet 1792), un maître portant plainte contre son esclave
Jacques de Cauna : Les sources historiques de Bug-JargalHugo et la révolution haitienne
Centre d'Etudes Littéraires et Linguistiques Francophones et AfricainesArticles en ligne
- 10 -
qui a levé la main sur lui, alors que la justice la plus arbitraire régnait sur les plantations, au gré
du maître, et que les frais de procès et la faiblesse de l'indemnité versée en remplacement d'un
esclave condamné à la chaîne publique ou exécuté poussaient la plupart des maîtres à cacher
jusqu'aux plus graves fautes de leurs esclaves à la justice officielle. On sourit de ce jeune homme
de 17 ans qui, à. peine arrivé de France, aurait eu la lourde charge d'un commandement de
milices (HUGO d'ailleurs le vieillira dans la seconde version où il a 20 ans). Le "fou'' Habibrah
qui suit son
maître porteur d'un éventail et mange à ses pieds est tout droit sorti des Mille et Une
Nuits, mais certainement pas de Saint-Domingue. Enfin, plus gênante encore est, au milieu de
certaines expressions françaises ou créoles d'époque bien venues, la présence obsédante de ces
réflexions, de ces interjections en espagnol que Victor HUGO justifie en expliquant au lecteur
que beaucoup d'esclaves étaient nés a Saint-Domingue (comprenez l'Audience Espagnole de
Santo-Domingo). On sait que la langue des esclaves était le créole, plus rarement le français, et
aussi les dialectes africains pour les bossales (les nouveaux).
Mais, dira-t-on, aucune erreur n'est tout à fait innocente et c'est peut-être à travers elles,
dans les particularités conscientes ou inconscientes du traitement des sources, que se révéleront
les intentions profondes de l'auteur.
A bien observer, des partis pris apparaissent nettement, et pas seulement ceux qu'une
lecture polémique voudrait attribuer à HUGO. Que Pierrot/Bug-Jargal actionne seul le moulin,
qu'il parle espagnol couramment, qu'il chante des romances en s'accompagnant à la guitare, qu'il
tente de se faire aimer de la fille de son maître, qu'il s'exprime dans un langage et sur un ton plus
romanesque que réaliste, n'est-ce pas avant tout pour le magnifier, tout autant que les sentiments
chevaleresques que lui prête HUGO ou le cadre naturel aussi grandiose qu'irréaliste dont il
l'entoure? Ne s'agît-il pas d'élever davantage encore la haute stature de son héros noir, de prouver
comme le dit Bug-Jargal lui-même à d'Auverney, qu'il n'est pas "d'un rang inférieur" au sien?
On peut remarquer à ce sujet qu'HUGO après avoir plaint le triste sort des esclaves
reproche à Bonaparte d'avoir toujours "repoussé dédaigneusement toute correspondance avec
l'esclave affranchi qui osait lui écrire : "Au premier des blancs, le premier des noirs". On aura
reconnu là Toussaint dont Bug-Jargal incarne certains traits et dont le rôle dans les débuts de
l'insurrection n'est pas sans similitudes avec celui du héros de Victor HUGO. En effet, au delà du
Jacques de Cauna : Les sources historiques de Bug-JargalHugo et la révolution haitienne
Centre d'Etudes Littéraires et Linguistiques Francophones et AfricainesArticles en ligne
- 11 -
modèle originel de Pierrot dont HUGO n'a gardé que le nom, c'est bien à Toussaint-Louverture
que l'on songe lorsqu'on observe l'ascendant quasi surnaturel que Bug-Jargal exerce sur ses
compagnons. N'est-il pas "fils du roi de Kakongo" comme Toussaint était petit-fils du roi arada
Gaou-Guinou, et ne reste-t-il pas légèrement en retrait comme lui au début de l'insurrection pour
mieux commander par personnes interposées? On pourra objecter que Bug-Jargal est d'une force
herculéenne alors que Toussaint était d'un physique peu avantagé, à tel point qu'on l'avait
surnommé Fatras-bâton, et en fait c'est bien à un autre personnage historique, en l'occurrence
Halaou, que HUGO emprunte ce dernier trait que l'on trouve aussi d'ailleurs chez Boukmann.
C'est en somme une synthèse des principales qualités physiques et morales des premiers chefs de
l'insurrection qu'HUGO nous présente à travers Bug-Jargal, une sorte d'image idéale du chef
réunissant ce qu'ils eurent chacun de meilleur.
Allons un peu plus loin et interrogeons-nous sur la genèse de ce nom forgé de toutes
pièces : Bug-Jargal. A l'origine, il .n'est pas impossible qu'HUGO ait eu sous les yeux la carte des
côtes d'Afrique parue dans Le commerce de l'Amérique par Marseille, sur laquelle apparaît
nettement le royaume de Bur-Jalof au Sénégal. Pour préciser le passage de l'un à l'autre, on
retrouvera aisément dans Jargal ce "jargon" qui revient souvent sous la plume de HUGO pour
désigner le langage étrange (il s'agit du créole) des esclaves, mais aussi ce Bug qui évoque
immanquablement les sonorités centrales du propre nom de l'auteur. Bug-Jargal ("Hugo-
Jargon"?), le héros ne serait-il pas dans une certaine mesure HUGO lui-même, un HUGO noir,
créole, un personnage auquel l'auteur s'identifie, dans lequel il se projette tout autant que dans son
double blanc, ce d'Auverney dont il avait déjà utilisé le nom comme pseudonyme pour signer ses
premières productions et dont le prénom, Léopold, est celui de son père.
Il serait intéressant de déchiffrer parallèlement l'image que présentent certains
autres personnages, ceux dont le rôle est de servir de repoussoir pour mieux exhausser cette
double projection, noire et blanche, de l'auteur. Face à d'Auverney, renforcé accessoirement par
d'autres figures comme le colonel de Rouvray ou ce Blin qui sait mourir avec grandeur, se
dressent les figures antithétiques de l'oncle cruel et injuste et de l'abject Citoyen C***. De même,
en contraste
avec Bug-Jargal, apparaissent non seulement Biassou ou Rigaud mais surtout le nain
Habibrah, première ébauche de ces monstres tels que Triboulet ou Quasimodo que l'on retrouvera
Jacques de Cauna : Les sources historiques de Bug-JargalHugo et la révolution haitienne
Centre d'Etudes Littéraires et Linguistiques Francophones et AfricainesArticles en ligne
- 12 -
dans toute l'œuvre d'HUGO. Habibrah, qu'HUGO fait nommer à un moment par un lapsus
révélateur "Habitbas", o'est à n'en pas douter "celui qui habite en bas", autrement dit Satan, le
Diable. Dans le monde manichéen de HUGO, il ne peut y avoir de compromis… Deux forces
surnaturelles s'affrontent constamment : le Bien et le Mal, le Haut et le Bas, mais non pas
obligatoirement comme nous le prouve Bug-Jargal, le Blanc et le Noir.
En fait, Bug-Jargal et d' Auverney appartiennent bien au même monde de valeurs
supérieures, transcendantes, un monde dans lequel la foule grimaçante et barbare, aussi bien celle
des révoltés que celle des planteurs qui se déchirent, n'a pas sa place. N'accède pas à
Marie – la Vierge – qui veut… Aucune contradiction dans cette vision du monde avec les
opinions légitimistes – royalistes et catholiques – affichées par le jeune HUGO à cette époque,
mais bien plutôt état primitif dans sa pure simplicité originelle d'une obsession morale qui le
poussera plus tard, lorsqu'il deviendra progressivement un fervent républicain, à vouloir faire
partager au plus grand nombre cette exigence d'un monde supérieur.
En réalité, si. l'on veut approfondir la question des sources de Bug-Jargal, il faut, bien sûr,
reconnaître, tout d'abord, tout ce que le personnage de l'esclave généreux doit à une sorte de
mode littéraire de l'époque et tout ce que le cadre historique doit à l'esprit du temps tel qu'il
apparaît dans les lectures qu'a pu faire HUGO, sans oublier de référer le roman à la vision
hugolienne du monde telle qu'elle apparaît, par exemple, après maturation, dans Ce que dit la
Bouche d'Ombre . Pour toucher de plus près au point de départ de la genèse du roman, on peut
avancer sans trop se tromper, en tenant compte de ces divers éléments, que c'est un épisode réel
de la vie de Toussaint-Louverture – rapporté par Bryan Edwards – qui a frappé vivement
l'imagination chevaleresque du jeune HUGO et lui a fourni immédiatement la clé de voûte de
Bug-Jargal : l'anecdote du sauvetage par le cocher affranchi de l'habitation Bréda de toute la
famille de son ancien maître, le procureur Bayon de Libertat au moment de l'insurrection de
1791. Quand on connaît HUGO, son goût du paradoxe, de l'antithèse, nul doute qu'une telle
situation, éminemment dramatique, un tel trait de générosité venant de l'esclave au maître, du
Noir au Blanc, de l'opprimé à l'oppresseur, un tel renversement des valeurs supposées, n'ait
enflammé aussitôt sa fertile imagination, par contraste avec l'effroyable déchaînement de folie
meurtrière, la vision de fin du monde, de triomphe de la sauvagerie et du mal, que lui
proposaient les brochures d'époque sur l'insurrection des esclaves.
Jacques de Cauna : Les sources historiques de Bug-JargalHugo et la révolution haitienne
Centre d'Etudes Littéraires et Linguistiques Francophones et AfricainesArticles en ligne
- 13 -
La version de 1820 est entièrement construite autour de cette anecdote qu'elle veut mettre
en valeur, étoffer, éclairer, dramatiser en un mot. La version définitive ne fera que reprendre cette
idée, en l'enrichissant, lorsque la question haïtienne reviendra plus que jamais a l'ordre du jour.
Oui, c'est bien le même HUGO qui, à la même époque, dit en parlant de l'abbé Grégoire : "Je le
hais libéral, je le plains régicide", c'est bien lui qui chante, dans les Odes, aussi bien les Chouans,
que la mort du Duc de Berry, ou encore celle de Louis XVII, qui dénonce pêle-mêle les "écrits
pernicieux" de Voltaire, de Diderot et des philosophes du XVIIIème siècle, qui enveloppe dans la
même vindicte "ces assassins, ces monstres, ces régicides" que sont pour lui les révolutionnaires
de 89 et celui qu'il s'obstine à appeler Buonaparte. C'est bien lui encore qui reçoit de Charles X la
Légion d'Honneur pour son dévouement au service du trône et de l'autel, c'est bien lui, en un mot,
le poète du parti ultra qui veut "être Chateaubriand ou rien".
Mais précisément, ce n'est pas le moindre hommage à rendre à ce jeune disciple du grand
maître royaliste – que tous ses choix, toutes ses options, devraient orienter plutôt vers le parti
colon – que d'avoir osé faire d'un noir haïtien le héros de son premier roman à une époque ou les
têtes sont encore bien échauffées sur Saint-Domingue, dans une atmosphère d'après-guerre où
l'esprit revanchard anime un très fort parti colon, conforté de plus par la Restauration. La presse
royaliste de l'époque ne s'y est pas trompée, elle, qui accuse Victor HUGO, dans L'Etoile ou Le
Drapeau Blanc, d'avoir fait la part trop belle aux révoltés. Ni la traduction anglaise de Bug-
Jargal, publiée en 1837 à Londres sous le titre de The Slave King – "L'Esclave Roi". Bien
entendu la presse républicaine, elle, ne manquera pas de lui reprocher, notamment par la voix
d'Henri de Latouche, d'avoir ravivé "des crimes passés que deux peuples aujourd'hui réunis ont
un intérêt commun à oublier".
On peut penser ce qu'on veut de cette politique de l'autruche et se demander à juste titre,
avec Roger Toumson, s'il est préférable, pour la mémoire des peuples, de reconnaître et conserver
le souvenir des erreurs passées pour ne pas les renouveler ou de se voiler pudiquement la face.
Mais il paraît difficile d'affirmer aujourd'hui que "Bug-Jargal est un tissu de lieux communs
négrophobes", que "Victor HUGO, pour sauvegarder des intérêts non négligeables [on a vu ce
qu'il en était] et par opportunisme politique et littéraire, a tenu à se joindre au chœur des
vociférations anti-haïtiennes"? Une lecture antillaise, antiesclavagiste et décolonisatrice, de Bug-
Jargal était certes nécessaire, mais l'analyse historique ne peut conduire sur ce sujet délicat à un
Jacques de Cauna : Les sources historiques de Bug-JargalHugo et la révolution haitienne
Centre d'Etudes Littéraires et Linguistiques Francophones et AfricainesArticles en ligne
- 14 -
procès posthume de l'auteur hors du contexte de création. Une étude plus récente, qui fait le point
sur la question, montre clairement en effet à quel point les opinions étaient – et restent
aujourd'hui – fort partagées sur le sujet, certains allant même jusqu'à reprocher à HUGO d'être
inconditionnellement "négrophile"4. Bug-Jargal est, d'abord, un roman de jeunesse qu'il convient
aussi d'éclairer à la lumière des prises de position postérieures de son auteur et, surtout, de ses
actes, et dans lequel il serait intéressant, parallèlement, de rechercher, sur le fond, au-delà des
inévitables maladresses de la forme, les premiers signes forts de l'évolution ultérieure de l'auteur.
Finalement, n'hésitons pas à le dire hautement, en ce centième anniversaire de la mort du
défenseur de John Brown, ce qui reste de Bug-Jargal, après lecture, c'est l'humanité, la
générosité, l'honneur, le refus de la bassesse et de la barbarie, sous toutes leurs formes…, un
ensemble de valeurs exigeantes que les héros portent à leur perfection, aussi bien le noir que le
blanc, couple cornélien enfin réuni dans la mort dont la fin ne manque pas de grandeur, l'un et
l'autre mourant pour l'honneur : le royaliste d'Auverney au service de la République, l'esclave
Bug-Jargal pour respecter la parole donnée, chacun cherchant à surpasser l'autre dans le sublime,
personnages exceptionnels pour une époque exceptionnelle que notre triste siècle matérialiste
devrait contempler avec respect.
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
En dehors des articles et ouvrages cités dans le corps du texte ou en notes, on pourra consulter :
BIRE E., Victor Hugo avant 1830, Paris, Perrin, 1902.
DEBIEN G., Un roman colonial de Victor Hugo : Bug-Jargal. Ses sources et ses intentionshistoriques, Revue d'Histoire Littéraire de la France, 1952, vol. 52, p. 298-313.
ETIENNE S., Les Sources de Bug-Jargal, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1923.
GOHIN G., Victor Hugo à seize ans, dans Oeuvres Complètes de Victor Hugo, t. I, Romans,Paris, 1910, p. l- 68.
MARSAN J., Le Conservateur Littéraire (1819 - 1821). Edition critique, t. II, Paris, Droz, 1935.
MOURALIS R., Histoire et Culture dans Bug-Jargal, Revue des Sciences Humaines, t. 28, n°149,1973, p. 51 –52.
SECHE I., Les Sources de Bug-Jargal, Annales Romantiques, 1905.
SERVAIS E., Les Sources de Bug-Jargal, Bruxelles,1923.
TOUMSON R., Bug-Jargal ou la Révolution Haitienne vue par Victor Hugo. Les deux versionsdu roman présentées et annotées par…, Fort-de-France, Désormeaux, 1979.
4 Léon-François HOFFMANN, Victor Hugo, les Noirs et l'esclavage, dans Francofonia, 31, Florence, 19996, P. 47-90.