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Victor HUgo

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Jacques de Cauna : Les sources historiques de Bug-JargalHugo et la révolution haitienne

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LES SOURCES HISTORIQUES DE BUG-JARGAL

HUGO ET LA REVOLUTION HAITIENNE

Conférence donnée à l'Institut Français d'Haïti (Port-au-Prince) et publiée dans Conjonction, n° 166, Juin

1985, dans le cadre de la commémoration du centenaire de la mort de Victor Hugo.

par Jacques de Cauna

Docteur d'Etat habilité de la Sorbonne

Directeur du Centre de Recherche Historique d'Haïti

La première œuvre romanesque de Victor HUGO, Bug-Jargal a pour cadre historique

l'ancienne colonie française de Saint-Domingue, actuelle Haïti, à l'époque de l'insurrection

générale des esclaves en 1791. La tradition, confortée par HUGO lui-même, voudrait donner à ce

récit d'adolescence des sources historiques d'origine familiale ou tout au moins très personnelles.

C'est la thèse soutenue par Roger Toumson dans sa récente et fort intéressante édition

critique des deux versions du roman publiée à Fort-de-France : "HUGO était directement,

personnellement intéressé à la question haïtienne", nous dit-il en s'appuyant sur une lettre où

HUGO évoque son "indemnité de Saint-Domingue"… "Sa mère, Sophie Trébuchet, ajoute-t-il,

était, en effet, fille d'un armateur de Nantes qui n'a certainement pas manqué d'informer son petit-

fils sur les Antilles". C'est cette "filiation" qui expliquerait, selon lui, "la diatribe anti-haïtienne",

la "négrophobie" de l'auteur dans Bug-Jargal. Mais à y regarder de plus près, l'armateur n'était en

réalité qu'un pauvre capitaine, mort bien avant la naissance de son petit-fils. L'argument tombe de

lui-même. On retrouve, sous une forme plus nuancée, quoique aussi incertaine, la thèse de la

source familiale de Bug-Jargal dans l'Histoire de l'Esclavage de Gaston Martin où l'on peut lire

notamment : "Les récits de Bug-Jargal ont certainement pour point de départ un récit vécu... Le

narrateur est à peu près certainement le père de Mme HUGO, Jean- François Trébuchet, long-

courrier nantais qui n'a jamais commandé de négrier mais avait fait plusieurs fois le voyage des

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Îles en droiture". On a pu effectivement retrouver au moins une lettre adressée au grand-père de

Victor HUGO, le "capitaine Jean-François Trébuchet, chez MM. Drouin, Bazelais et Fagorie,

négociants à Saint-Marc, Coste de Saint-Domingue", et il existe encore aujourd'hui à l'Ile

Maurice (ex Isle de France) une plantation connue sous le nom d'Espérance Trébuchet établie a

l'époque par son frère Louis1.

Victor HUGO lui-même écrivait le 18 Décembre 1829 à son ami Saint-Valry, à propos

des difficultés de la succession parentale : "Mes biens d'Espagne accrochés par Ferdinand VII,

nos indemnités de Saint-Domingue retenues par Boyer, nos sables de Sologne à vendre depuis

vingt-trois mois, les maisons de Blois que notre belle-mère nous dispute... Par conséquent rien,

ou peu de choses, à recueillir dans les débris d'une grande fortune.....

De là à inclure HUGO dans la longue liste des descendants et héritiers des colons de

Saint-Domingue, le pas est parfois vite franchi, trop vite peut-être lorsqu'on connaît les

prétentions aristocratiques du personnage et son habileté à forger sa propre légende pour la

postérité, notamment dans cet Hugo raconté par un témoin de sa vie qu'il a proprement dicté à

son épouse.

Qu'en est-il exactement de ces sources familiales? HUGO n'a jamais connu son grand-

père, le capitaine Trébuchet, mort aux Indes en 1783, mais il n'est pas impossible que sa mère lui

ait rapporté certains de ses récits, largement antérieurs, en tout état de cause, aux événements qui

font la trame de Bug-Jargal. La seule trace indubitable qui rattache le roman aux Trébuchet est le

patronyme de d'Auverney, narrateur de la seconde version, qui a pour origine la terre familiale du

même nom. Il est à noter qu'HUGO aimait à se parer de ce "nom de branche", fictif en ce qui le

concerne, puisque la terre était en possession de son cousin. En tout état de cause, le nom de

Trébuchet n'apparaît pas, sauf erreur, dans les six volumes de l'Etat de l'Indemnité accordée aux

anciens colons de Saint-Domingue et à leurs héritiers ou ayant droit après la perte de la colonie. Il

faut chercher ailleurs, peut-être du côté de sa femme, Adèle Foucher, d'ascendance coloniale

effectivement (mais du Canada). Les Fouché ou Foucher sont nombreux à Saint-Domingue :

Fouché Jeanne-Félicité, propriétaire de la sucrerie Dubreuil à la Petite-Anse et d'une guildiverie à

la Grande-Rivière; Fouché Arsène-Perrine, épouse de David; Foucher Pierre Jean-Jacques et ses

1 Voir G. Dormann : "Le roman de Sophie Trébuchet". Albin Michel, 1982

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filles, Anne-Madeleine, épouse Cornu, Reine-Rose, épouse Jamont, Louise-Marie épouse Canel,

indemnisées pour des maisons au Cap-Français, une caféterie à Ouanaminthe et la sucrerie

Lambert-Camax à Maribaroux; d'autres Foucher encore sur deux cafèteries de Saint-Louis... mais

aucun ne présentant de lien immédiat avec Mme HUGO. HUGO lui-même a-t-il connu

l'existence de ces HUGO (ou HUGOT), propriétaires d'une indigoterie à Port-Margot et de deux

caféteries à Port-à-Piment (Pierre-Louis, Jean-Baptiste Louis, Marie-Louise)? S'agit-il de parents,

et a quel degré – éloigné en tout cas – ou les a-t-il intégrés d'office dans sa parentèle comme ces

HUGO de Lorraine d'ascendance noble dont il ne descendait aucunement?

Resterait peut-être à chercher du côté de l'aïeul maternel, Lenormand du Buisson,

procureur nantais, mais les Lenormand sont si répandus à Saint-Domingue (à Limonade, au Gros-

Morne, à Ouanaminthe, et, au Haut du Cap où ils sont propriétaires de la célèbre habitation

(sucrerie) Lenormand de Mézy où s'est tenue la cérémonie préparatoire de l'insurrection au Bois-

Caïman) que l'entreprise s'avère difficile et bien vaine encore une fois, HUGO ne pouvant

prétendre hériter de son arrière grand-père.

Soutenir enfin comme il le fait que son indemnité est retenue par Boyer n'est pas fait pour

lever les doutes quand on sait que le président haïtien n'a aucun autre rôle à jouer dans la

délivrance et la répartition de cette indemnité que celui de verser les sommes globales dues au

ministère français qui, lui, se charge de leur redistribution aux intéressés.

Souhaitons qu'un jour un chercheur, un étudiant haïtien, vienne infirmer cette première

appréciation, mais apparemment, répétons-le, HUGO n'a aucun lien précis identifiable avec les

anciens colons de Saint-Domingue.

Est-ce à dire que le sujet lui était totalement étranger ? Non, bien sûr, car qui ne parlait

pas de Saint-Domingue au lendemain de sa perte? Qui n'avait pas dans son entourage au moins

l'un de ces anciens colons "américains" (surtout dans une ville comme Nantes), dans sa

bibliothèque au moins un ouvrage sur "La Perle des Antilles"? Les sources orales sont possibles

mais certainement bien moindres que les sources documentaires et l'influence du contexte

d'époque. La mère d'HUGO a côtoyé, à Nantes, ce Coustard de Massy, lieutenant des maréchaux

et propriétaire d'une très grosse habitation à Saint-Domingue; elle a connu les horreurs, les

exactions commises sous la Terreur par ce J. J. Goullin, fils d'un obscur planteur de Saint-

Domingue qui semait la terreur dans la ville à la tête de ses soixante "hussards américains"

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(entendez noirs) en proclamant à qui voulait l'entendre qu'après tout "les Nantais n'étaient que des

nègres blancs". Desforges-Maillard note d'ailleurs qu'à l'époque "dans la ville les gens sont de

deux couleurs, blancs et noirs. On voit une quantité prodigieuse de nègres qui trottent par les

rues. Toute femme riche est suivie par un ou plusieurs noirs". Il suffit pour se convaincre du bain

dominguois dans lequel vivaient les ports de la côte atlantique de consulter les archives de ces

villes où abondent les noms de colons mais aussi ceux des esclaves qu'ils ramenaient des Iles ou

ceux de leurs propres enfants mulâtres.

De son côté, le père de Victor HUGO, le général Léopold-Sigisbert, a été à partir de 1792

l'ami du général de Beauharnais, premier mari de la future impératrice Joséphine, née Tascher de

la Pagerie, tous deux illustres représentants de la vieille aristocratie créole de la Martinique.

Dans quelle mesure ces relations et surtout les récents événements de Saint-Domingue

ont-ils influé sur la publication à Blois, par le général HUGO – sous le pseudonyme de Genty –

de ce Mémoire sur les moyens de suppléer à la traite des nègres par des individus libres et

d'une manière qui garantisse pour l'avenir la sûreté des colons et la dépendance des colonies,

qui propose tout bonnement de substituer aux esclaves les nombreux enfants abandonnés de la

métropole. Curieuse coïncidence qui voit le père et le fils, dans le courant de la même année, se

pencher sur le même thème, puisque la première version de Bug-Jargal est écrite dans le second

semestre de 1818 et le mémoire publié en janvier!

Il faut dire que ce qui nous paraît aujourd'hui rencontre extraordinaire n'a rien pour

surprendre si l'on considère la longue lignée d'auteurs qui ont mis en scène le type du noir

esclave, généreux et révolté, dont descend Burg-Jargal : Mrs Behn dans Oroonoko ou le Prince

Nègre, Saint-Lambert dans Les Saisons, Raynal (dans sa fameuse Histoire Philosophique qui

annonçait la venue d'un Spartacus noir), Butini, Mme de Gouges, Lavallée, Gassier, Larivallière,

Pigault-Lebrun (Le Blanc et le Noir) et surtout Picquenard, dans son Adonis ou le bon nègre,

anecdote coloniale, que Victor HUGO, selon Gabriel Debien, aurait lu de près2. Des romans ou

œuvres théâtrales plus directement inspirés par la Révolution de Saint-Domingue, retenons

encore Le Nègre, de Balzac" (1821), L'Insurrection de Saint-Domingue, de Charles de Rémusat

(1824), Zoflora ou la bonne négresse, de Picquenard (1800) – où apparaissent Boukmann et

2 Pour une étude très précise des sources et des Intentions d'HUGO, voir l'article de G. Debien cité en bibliographieauquel nous devons beaucoup. Pour le thème dans la littérature d'époque, voir L.F. Hoffmann, Le Nègre romantique.

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Biassou –, Lydie ou la créole, d'Adèle Daminois (1824), L'incendie du Cap (1802), de R. Périn,

L'Histoire de Mesdemoiselles de Saint-Janvier, les deux seules blanches sauvées du massacre de

Saint-Domingue, de Mlle de Palaiseau (1812)....

Les sujets proposés au concours de poésie de l'Académie Française en 1816 ("L'abolition

de la Traite") et en 1826 ("L'émancipation d'Haïti") sont tout aussi révélateurs de l'intérêt que

suscite, au moment de la publication de la seconde version de Bug-Jargal, le sort de l'ancienne

Saint-Domingue, au même titre que les allusions que l'on peut trouver chez Balzac, dans Une fille

d'Eve ou Gobsek, Stendhal, dans les Mémoires d'un touriste ou le Courrier anglais, ou encore

dans la correspondance d'E. Quinet.

Deux sources littéraires apparaissent plus nettement encore dans la seconde version de

Bug- Jargal : La littérature des nègres de l'Abbé Grégoire qui fournit à HUGO la longue liste de

négrophiles qu'il place dans la bouche du Citoyen C***, et l'inévitable Paul et Virginie de

Bernardin de Saint-Pierre qui inspire directement le petit pavillon champêtre au bord de l'eau,

refuge idyllique des amours de Delmar-d'Auverney et Marie.

Mais c'est surtout d'une longue série de publications polémiques ou historiques, de

souvenirs de voyages, de considérations générales sur la perte de Saint-Domingue, émanant pour

la plupart d'anciens colons, qu'il faut rapprocher Bug-Jargal : les ouvrages de Dalmas, Drouin de

Bercy, Mazères, A. de Laujon, Onfroy, O'Shiell, le Colonel Malenfant; les brochures de

Desmaulants, Berquin, Barbier, Albert, Guillemin et Grouvel, en 1814; Labarthe, en 1815, de

Rouville, Doriol, Leborgne de Boigne, en 1817; l'abbé de Pradt et Rouzeau, en 1818; Charles

Malo, Duluc, Vincent, Clausson, Pamphile de Lacroix en 1819, A. Métral, en 1825, et combien

d'autres... sans oublier la désormais classique Description... de l'Isle Saint-Domingue de Moreau

de Saint-Méry, parue dès 1797 à Philadelphie, ni les non moins classiques récits de voyages de

Girod-Chantrans, du baron de Wimpfenn, ou autres Descourtilz.

HUGO, grand lecteur, a-t-il puisé à toutes ces sources? C'est peu probable, mais on peut

clairement identifier au moins trois guides essentiels qui lui ont permis de brosser, par exemple,

avec un minimum d'erreurs le tableau du soulèvement des esclaves dès la première version de

Bug-Jargal : l'Histoire de Saint-Domingue de Bryan Edwards, traduite de l'anglais en 1802 et

1812, le gros et très détaillé Rapport sur les troubles de Saint-Domingue (quatre volumes) du

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conventionnel Jean-Philippe Garran-Coulon, publié en l'an V, et un petit pamphlet anonyme paru

vers 1804 sous le titre révélateur de Saint-Domingue ou Histoire de ses révolutions contenant le

récit effroyable des divisions, des troubles, des ravages, des meurtres, des incendies, des

dévastations et des massacres qui eurent lieu dans cette ne depuis 1789 jusqu'à la perte de la

colonie, sorte de résumé populaire des livres parus sur la question. Enfin en 1826, ce sera surtout

aux Mémoires pour servir à l'histoire de la révolution de Saint-Domingue, du général baron

Pamphile de Lacroix (1819) qu'il devra les nombreux enrichissements historiques de sa seconde

version, assortis de quelques emprunts à Carteaux et Garran-Coulon.

HUGO, dans sa préface de 1826 (année qui suit la reconnaissance de l'indépendance

haïtienne par Charles V), sent bien d'ailleurs à quel point cette nouvelle publication respire

l'œuvre de circonstances puisqu'il s'en justifie par une remarquable pirouette, bien caractéristique

de sa manière habituelle : "L'épisode qu'on va lire, et dont le fond est emprunté à la révolte des

esclaves de Saint-Domingue en 1791, a un air de circonstances qui eût suffi pour empêcher

l'auteur de le publier. Cependant une ébauche de cet opuscule ayant été déjà imprimée et

distribuée à un nombre restreint d'exemplaires en 1820, à une époque où la politique du jour

s'occupait fort peu d'Haïti, il est évident que si le sujet qu'il traite a pris depuis un nouveau degré

d'intérêt, ce n'est pas la faute de l'auteur. Ce sont les événements qui se sont arrangés pour le

livre, et non le livre pour les événements". D'ailleurs, s'empresse-t-il d'ajouter, on y trouvera du

nouveau, de l'inédit : "Plusieurs personnes distinguées, qui, soit comme colons, soit comme

fonctionnaires, ont été mêlées aux troubles de Saint-Domingue, ayant appris la prochaine

publication de cet épisode, ont bien voulu communiquer à l'auteur des matériaux d'autant plus

précieux qu'ils sont tous inédits. Ces documents lui ont été singulièrement utiles... relativement à

la vérité historique".

HUGO historien dans Bug-Jargal ? Une lecture attentive révèle assez rapidement que

sous une apparence d'authenticité habilement créée par des précisions d'ordre historique, les

"matériaux inédits" en question se réduisent aux lectures précitées plus ou moins bien assimilées

et restituées. Rien ne manque en effet apparemment pour éclairer le profane : l'auteur lui-même

ne répugne pas à donner en bas de page des notes explicatives sur Hispaniola, le Club Massiac ou

les termes en usage pour les distinctions de couleurs ("Griffe", "Sacatra"), ce qui n'est, en fait,

qu'un emprunt de seconde main à Pamphile de Lacroix qui lui-même le tenait de Moreau de

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Saint-Méry. De même principaux protagonistes historiques sont là, que ce soit, du côté des

blancs, le gouverneur Comte de Peinier (Louis-Antoine Thomassin), son successeur

Blanchelande (Philibert-François Rouxel de), le brave colonel royaliste Mauduit-Duplessis

tragiquement assassiné pour sa fidélité au devoir, des militaires comme de Rouvray, de Touzard,

des colons comme Colas de Maigné, grand propriétaire du Nord-Ouest, maire de Port-de-Paix en

1791 et ami de Carteaux, Ponsignon, négociant du Cap, M. de Cadush, président de l'Assemblée

Coloniale, ou le célèbre artilleur maltais Praloto... et, du côté des insurgés, Pierrot dit Bug-Jargal,

le héros (un chef de bandes du nom de Pierrot a effectivement participé aux événements

révolutionnaires du Cap avec Goa et Macaya qui apparaît également, mais en Juillet 1793, lors de

l'affaire Galbaud), Biassou, Boukmann, (qu'HUGO écrit fort justement Boukmant, orthographe

proche de sa forme initiale française et confirmée par l'historien haïtien Jean Fouchard et de

nombreux documents d'époque où l'on peut même lire Bouquement), Rigaud, Jeannot, Jean-

François, le mulâtre Candi, Romaine-la-Prophétesse au Trou-Coffi...

Les noms de lieux sont tout aussi précis et réels, si l'on excepte trois approximations : le

Quartier Dauphin pour Fort-Dauphin (aujourd'hui Fort-Liberté), Saint-Louis du Morin pour

Saint-Louis dit Morin, plus connu sous le nom de Quartier-Morin, et la rivière de la Limonade

pour rivière de Limonade. Mais la Croix-des-Bouquets, l'Acul, le Limbe, Léogâne, Port-Margot,

Le Dondon, la Petite Anse, Ouanaminthe ou des lieux encore plus précis comme l'habitation

Gallifet (qu'HUGO écrit à tort Galifet) ou la ravine de Dompte-Mulâtres, sont on ne peut plus

authentiques.

L'appellation de Gens du Roi que se donnaient les premiers esclaves insurgés, les

allusions au supplice d'0gé et de Chavannes, les affrontements au sein de la population blanche

entre tenants de l'Assemblée Coloniale (ou Générale) et de l'Assemblée Provinciale du Nord –

Bossus et Crochus, Pompons rouges et Pompons blancs –, l'épisode des colons retranchés sur

l'habitation Gallifet (ils résistèrent trois jours sous la conduite du gérant Odéluc dans la grand-

case, qu'HUGO, pour les besoins de la cause, transforme en fort), le rappel de la première révolte

avortée des esclaves en juin 1791 sur les habitations Thibaud (Thébaud) et Lagoscete (La

Gossette, au marquis de Gallifet), l'indication précise du moment de l'insurrection décisive sur les

habitations Turpin, Clément, Trémès, Noé et Flaville (liste classique qu'il conviendrait cependant

de revoir de près), le 22 Août à 10 heures du soir, le chiffre même de 800 esclaves cultivant les

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plantations de l'oncle du narrateur (chiffre qui correspond presque exactement à celui observé par

David Geggus pour l'ensemble des trois plantations Gallifet en 17913, les paroles ou déclarations

attribuées aux principaux chefs au fil des pages, le rappel des lettres même qui ont été réellement

adressées aux autorités par les insurgés ... tout cela respire la plus parfaite authenticité.

Mais à y regarder de plus près, tous ces détails fort précis existent dans les trois ou quatre

grandes sources utilisées par Victor HUGO et ce n'est pas sans erreurs ou déformations parfois

très importantes qu'ils sont rapportés...

C'est à Bryan Edwards qu'HUGO emprunte la chronologie des événements, le rôle des

chefs, tout ce qui touche Gallifet; à Garran-Coulon il doit, entre autres, l'orthographe de

Boukmant, la ronde de Delmar au Limbé, au colonel Malenfant, cette écriture étrange utilisée par

Bug-Jargal qui n'est autre que l'arabe, posant ainsi l'intéressante question du rôle des esclaves

islamisés dans la révolte; c'est le Bordelais Félix Carteaux, dans ses Soirées Bermudiennes ou

Entretiens sur les événements qui ont opéré la ruine de Saint-Domingue qui lui donne le tableau

effroyable de l'incendie du Cap, largement plagié, et le personnage même de Pierrot. De manière

plus précise encore, l'anonymat du Citoyen-Général C*** peut être aisément percé. Il s'agit du

célèbre Caradeux aîné (Jean-Baptiste, dit le Cruel), grand planteur de la plaine du Cul-de-Sac,

celui-là même qui avait fait planter des têtes d'esclaves révoltés "des deux côtés de l'avenue de

son habitation en guise de palmiers", anecdote qu'HUGO a puisée dans le rapport de Garran-

Coulon. De même, au chapitre des atrocités, le meurtre de cet enfant blanc porté au bout d'une

pique par les insurgés en guise de bannière a t-il été largement relaté dans les brochures d'époque

et ne doit rien à l'imagination, pourtant fertile, d'HUGO. Quant à l'épisode du charpentier Blin

que Biassou fait scier entre deux planches pour lui donner une fin conforme à son métier, il

procède d'un amalgame de deux récits de Bryan Edwards : l'assassinat au Haut du Cap d'un

officier de police du nom de Blen et celui d'un charpentier anonyme. Quant à la flore, de la plus

haute fantaisie, elle mêle dans le même quartier et à la même altitude des cocotiers, des palmiers-

dattiers, des papayers, des platanes, des lianes, un rosier du Bengale, des mangliers, des odiers du

Canada... et même un baobab. Dans cet exotisme de convention, sinon de pacotille, qui mêle

3 Pour tout ce qui concerne l'habitation Gallifet, voir David P. GEGGUS, Les esclaves de la Plaine-du-Nord à la veillede la Révolution française, Revue de la Société Haitienne d'Histoire, n° 144, septembre 1984. D. Geggus prépare unehistoire générale du soulèvement de 1791.

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Afrique et Amérique, tout au plus peut-on retrouver quelques variétés haïtiennes empruntées sans

nul doute au Voyage d'un naturaliste de Descourtilz.

Des erreurs, des confusions plus flagrantes encore, gênent la lecture. HUGO fait du Club

Massiac, "société correspondante des colons américains", qui se réunissait en l'hôtel du marquis

Mordant de Massiac à Paris, une association de négrophiles, ce qui est tout le contraire de sa

vocation, même si certaines filiales, comme celle de la Rochelle, ont défendu un temps l'idée

d'une alliance avec les propriétaires de couleur. Caradeux le cruel est présenté – comble d'ironie –

comme un fervent négrophile et meurt dans I'abjection la plus complète, se traînant aux genoux

de Biassou, alors qu'il se sauva en 1793 avec cinquante esclaves à la Nouvelle-Angleterre et que

sa cruauté n'avait d'égale que son immense orgueil, mais aussi un certain courage que lui

reconnaissent tous ses contemporains. Biassou devient chez HUGO un mulâtre, et Rigaud, son

lieutenant. Le vaisseau rebelle Le Léopard qui ramena en France les soixante-cinq députés

factieux de l'Assemblée de Saint Marc est transporté par HUGO dans la rade du Cap.

Le gascon Labatut qui avait remis en valeur l'île de la Tortue se francise en "Monsieur

Lebattu". Les amalgames, chronologiques ou autres, plus subtils à déceler, sont fréquents :

l'authentique réflexion de Rigaud devant les massacres de blancs : "Eh, mon Dieu qu'est-ce

qu'un” peuple en furie!" n'a jamais été prononcée en 1791 dans le Nord mais bien plus tard aux

Cayes; le défilé de Dompte-Mulâtres dans lequel périssent les troupes françaises existe

réellement mais il se situe dans le Sud, aux Platons, et c'est le 6 Août 1792 que la colonne du

commandant Deshet y fut anéantie par les esclaves rebelles. La lettre, "ridiculement

caractéristique" selon HUGO, que Biassou présente à son prisonnier d'Auverney pour la corriger

avant de l'envoyer est en fait un montage de trois lettres : la vraie, envoyée par Biassou à

l'Assemblé Coloniale, qui donne les signatures des principaux chefs, une seconde du 6 Juillet

1793 qui était une réponse de Jean-François et Biassou à Sonthonax et Polvérel, enfin une

troisième, celle qui évoquait les trois rois (de France, d'Espagne, et de Guinée) auxquels

obéissaient les esclaves et qui était une réponse de Macaya à Polvérel.

Que dire enfin de ces impossibilités flagrantes que sont : la présence d'une noria

égyptienne, un esclave actionnant à lui seul les rôles du moulin (alors qu il fallait quatre couples

de mulets), des esclaves travaillant enchaînés au jardin, ce bal auquel sont invités les hommes de

couleur (ce qui ne s'est jamais vu avant juillet 1792), un maître portant plainte contre son esclave

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qui a levé la main sur lui, alors que la justice la plus arbitraire régnait sur les plantations, au gré

du maître, et que les frais de procès et la faiblesse de l'indemnité versée en remplacement d'un

esclave condamné à la chaîne publique ou exécuté poussaient la plupart des maîtres à cacher

jusqu'aux plus graves fautes de leurs esclaves à la justice officielle. On sourit de ce jeune homme

de 17 ans qui, à. peine arrivé de France, aurait eu la lourde charge d'un commandement de

milices (HUGO d'ailleurs le vieillira dans la seconde version où il a 20 ans). Le "fou'' Habibrah

qui suit son

maître porteur d'un éventail et mange à ses pieds est tout droit sorti des Mille et Une

Nuits, mais certainement pas de Saint-Domingue. Enfin, plus gênante encore est, au milieu de

certaines expressions françaises ou créoles d'époque bien venues, la présence obsédante de ces

réflexions, de ces interjections en espagnol que Victor HUGO justifie en expliquant au lecteur

que beaucoup d'esclaves étaient nés a Saint-Domingue (comprenez l'Audience Espagnole de

Santo-Domingo). On sait que la langue des esclaves était le créole, plus rarement le français, et

aussi les dialectes africains pour les bossales (les nouveaux).

Mais, dira-t-on, aucune erreur n'est tout à fait innocente et c'est peut-être à travers elles,

dans les particularités conscientes ou inconscientes du traitement des sources, que se révéleront

les intentions profondes de l'auteur.

A bien observer, des partis pris apparaissent nettement, et pas seulement ceux qu'une

lecture polémique voudrait attribuer à HUGO. Que Pierrot/Bug-Jargal actionne seul le moulin,

qu'il parle espagnol couramment, qu'il chante des romances en s'accompagnant à la guitare, qu'il

tente de se faire aimer de la fille de son maître, qu'il s'exprime dans un langage et sur un ton plus

romanesque que réaliste, n'est-ce pas avant tout pour le magnifier, tout autant que les sentiments

chevaleresques que lui prête HUGO ou le cadre naturel aussi grandiose qu'irréaliste dont il

l'entoure? Ne s'agît-il pas d'élever davantage encore la haute stature de son héros noir, de prouver

comme le dit Bug-Jargal lui-même à d'Auverney, qu'il n'est pas "d'un rang inférieur" au sien?

On peut remarquer à ce sujet qu'HUGO après avoir plaint le triste sort des esclaves

reproche à Bonaparte d'avoir toujours "repoussé dédaigneusement toute correspondance avec

l'esclave affranchi qui osait lui écrire : "Au premier des blancs, le premier des noirs". On aura

reconnu là Toussaint dont Bug-Jargal incarne certains traits et dont le rôle dans les débuts de

l'insurrection n'est pas sans similitudes avec celui du héros de Victor HUGO. En effet, au delà du

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modèle originel de Pierrot dont HUGO n'a gardé que le nom, c'est bien à Toussaint-Louverture

que l'on songe lorsqu'on observe l'ascendant quasi surnaturel que Bug-Jargal exerce sur ses

compagnons. N'est-il pas "fils du roi de Kakongo" comme Toussaint était petit-fils du roi arada

Gaou-Guinou, et ne reste-t-il pas légèrement en retrait comme lui au début de l'insurrection pour

mieux commander par personnes interposées? On pourra objecter que Bug-Jargal est d'une force

herculéenne alors que Toussaint était d'un physique peu avantagé, à tel point qu'on l'avait

surnommé Fatras-bâton, et en fait c'est bien à un autre personnage historique, en l'occurrence

Halaou, que HUGO emprunte ce dernier trait que l'on trouve aussi d'ailleurs chez Boukmann.

C'est en somme une synthèse des principales qualités physiques et morales des premiers chefs de

l'insurrection qu'HUGO nous présente à travers Bug-Jargal, une sorte d'image idéale du chef

réunissant ce qu'ils eurent chacun de meilleur.

Allons un peu plus loin et interrogeons-nous sur la genèse de ce nom forgé de toutes

pièces : Bug-Jargal. A l'origine, il .n'est pas impossible qu'HUGO ait eu sous les yeux la carte des

côtes d'Afrique parue dans Le commerce de l'Amérique par Marseille, sur laquelle apparaît

nettement le royaume de Bur-Jalof au Sénégal. Pour préciser le passage de l'un à l'autre, on

retrouvera aisément dans Jargal ce "jargon" qui revient souvent sous la plume de HUGO pour

désigner le langage étrange (il s'agit du créole) des esclaves, mais aussi ce Bug qui évoque

immanquablement les sonorités centrales du propre nom de l'auteur. Bug-Jargal ("Hugo-

Jargon"?), le héros ne serait-il pas dans une certaine mesure HUGO lui-même, un HUGO noir,

créole, un personnage auquel l'auteur s'identifie, dans lequel il se projette tout autant que dans son

double blanc, ce d'Auverney dont il avait déjà utilisé le nom comme pseudonyme pour signer ses

premières productions et dont le prénom, Léopold, est celui de son père.

Il serait intéressant de déchiffrer parallèlement l'image que présentent certains

autres personnages, ceux dont le rôle est de servir de repoussoir pour mieux exhausser cette

double projection, noire et blanche, de l'auteur. Face à d'Auverney, renforcé accessoirement par

d'autres figures comme le colonel de Rouvray ou ce Blin qui sait mourir avec grandeur, se

dressent les figures antithétiques de l'oncle cruel et injuste et de l'abject Citoyen C***. De même,

en contraste

avec Bug-Jargal, apparaissent non seulement Biassou ou Rigaud mais surtout le nain

Habibrah, première ébauche de ces monstres tels que Triboulet ou Quasimodo que l'on retrouvera

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dans toute l'œuvre d'HUGO. Habibrah, qu'HUGO fait nommer à un moment par un lapsus

révélateur "Habitbas", o'est à n'en pas douter "celui qui habite en bas", autrement dit Satan, le

Diable. Dans le monde manichéen de HUGO, il ne peut y avoir de compromis… Deux forces

surnaturelles s'affrontent constamment : le Bien et le Mal, le Haut et le Bas, mais non pas

obligatoirement comme nous le prouve Bug-Jargal, le Blanc et le Noir.

En fait, Bug-Jargal et d' Auverney appartiennent bien au même monde de valeurs

supérieures, transcendantes, un monde dans lequel la foule grimaçante et barbare, aussi bien celle

des révoltés que celle des planteurs qui se déchirent, n'a pas sa place. N'accède pas à

Marie – la Vierge – qui veut… Aucune contradiction dans cette vision du monde avec les

opinions légitimistes – royalistes et catholiques – affichées par le jeune HUGO à cette époque,

mais bien plutôt état primitif dans sa pure simplicité originelle d'une obsession morale qui le

poussera plus tard, lorsqu'il deviendra progressivement un fervent républicain, à vouloir faire

partager au plus grand nombre cette exigence d'un monde supérieur.

En réalité, si. l'on veut approfondir la question des sources de Bug-Jargal, il faut, bien sûr,

reconnaître, tout d'abord, tout ce que le personnage de l'esclave généreux doit à une sorte de

mode littéraire de l'époque et tout ce que le cadre historique doit à l'esprit du temps tel qu'il

apparaît dans les lectures qu'a pu faire HUGO, sans oublier de référer le roman à la vision

hugolienne du monde telle qu'elle apparaît, par exemple, après maturation, dans Ce que dit la

Bouche d'Ombre . Pour toucher de plus près au point de départ de la genèse du roman, on peut

avancer sans trop se tromper, en tenant compte de ces divers éléments, que c'est un épisode réel

de la vie de Toussaint-Louverture – rapporté par Bryan Edwards – qui a frappé vivement

l'imagination chevaleresque du jeune HUGO et lui a fourni immédiatement la clé de voûte de

Bug-Jargal : l'anecdote du sauvetage par le cocher affranchi de l'habitation Bréda de toute la

famille de son ancien maître, le procureur Bayon de Libertat au moment de l'insurrection de

1791. Quand on connaît HUGO, son goût du paradoxe, de l'antithèse, nul doute qu'une telle

situation, éminemment dramatique, un tel trait de générosité venant de l'esclave au maître, du

Noir au Blanc, de l'opprimé à l'oppresseur, un tel renversement des valeurs supposées, n'ait

enflammé aussitôt sa fertile imagination, par contraste avec l'effroyable déchaînement de folie

meurtrière, la vision de fin du monde, de triomphe de la sauvagerie et du mal, que lui

proposaient les brochures d'époque sur l'insurrection des esclaves.

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La version de 1820 est entièrement construite autour de cette anecdote qu'elle veut mettre

en valeur, étoffer, éclairer, dramatiser en un mot. La version définitive ne fera que reprendre cette

idée, en l'enrichissant, lorsque la question haïtienne reviendra plus que jamais a l'ordre du jour.

Oui, c'est bien le même HUGO qui, à la même époque, dit en parlant de l'abbé Grégoire : "Je le

hais libéral, je le plains régicide", c'est bien lui qui chante, dans les Odes, aussi bien les Chouans,

que la mort du Duc de Berry, ou encore celle de Louis XVII, qui dénonce pêle-mêle les "écrits

pernicieux" de Voltaire, de Diderot et des philosophes du XVIIIème siècle, qui enveloppe dans la

même vindicte "ces assassins, ces monstres, ces régicides" que sont pour lui les révolutionnaires

de 89 et celui qu'il s'obstine à appeler Buonaparte. C'est bien lui encore qui reçoit de Charles X la

Légion d'Honneur pour son dévouement au service du trône et de l'autel, c'est bien lui, en un mot,

le poète du parti ultra qui veut "être Chateaubriand ou rien".

Mais précisément, ce n'est pas le moindre hommage à rendre à ce jeune disciple du grand

maître royaliste – que tous ses choix, toutes ses options, devraient orienter plutôt vers le parti

colon – que d'avoir osé faire d'un noir haïtien le héros de son premier roman à une époque ou les

têtes sont encore bien échauffées sur Saint-Domingue, dans une atmosphère d'après-guerre où

l'esprit revanchard anime un très fort parti colon, conforté de plus par la Restauration. La presse

royaliste de l'époque ne s'y est pas trompée, elle, qui accuse Victor HUGO, dans L'Etoile ou Le

Drapeau Blanc, d'avoir fait la part trop belle aux révoltés. Ni la traduction anglaise de Bug-

Jargal, publiée en 1837 à Londres sous le titre de The Slave King – "L'Esclave Roi". Bien

entendu la presse républicaine, elle, ne manquera pas de lui reprocher, notamment par la voix

d'Henri de Latouche, d'avoir ravivé "des crimes passés que deux peuples aujourd'hui réunis ont

un intérêt commun à oublier".

On peut penser ce qu'on veut de cette politique de l'autruche et se demander à juste titre,

avec Roger Toumson, s'il est préférable, pour la mémoire des peuples, de reconnaître et conserver

le souvenir des erreurs passées pour ne pas les renouveler ou de se voiler pudiquement la face.

Mais il paraît difficile d'affirmer aujourd'hui que "Bug-Jargal est un tissu de lieux communs

négrophobes", que "Victor HUGO, pour sauvegarder des intérêts non négligeables [on a vu ce

qu'il en était] et par opportunisme politique et littéraire, a tenu à se joindre au chœur des

vociférations anti-haïtiennes"? Une lecture antillaise, antiesclavagiste et décolonisatrice, de Bug-

Jargal était certes nécessaire, mais l'analyse historique ne peut conduire sur ce sujet délicat à un

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procès posthume de l'auteur hors du contexte de création. Une étude plus récente, qui fait le point

sur la question, montre clairement en effet à quel point les opinions étaient – et restent

aujourd'hui – fort partagées sur le sujet, certains allant même jusqu'à reprocher à HUGO d'être

inconditionnellement "négrophile"4. Bug-Jargal est, d'abord, un roman de jeunesse qu'il convient

aussi d'éclairer à la lumière des prises de position postérieures de son auteur et, surtout, de ses

actes, et dans lequel il serait intéressant, parallèlement, de rechercher, sur le fond, au-delà des

inévitables maladresses de la forme, les premiers signes forts de l'évolution ultérieure de l'auteur.

Finalement, n'hésitons pas à le dire hautement, en ce centième anniversaire de la mort du

défenseur de John Brown, ce qui reste de Bug-Jargal, après lecture, c'est l'humanité, la

générosité, l'honneur, le refus de la bassesse et de la barbarie, sous toutes leurs formes…, un

ensemble de valeurs exigeantes que les héros portent à leur perfection, aussi bien le noir que le

blanc, couple cornélien enfin réuni dans la mort dont la fin ne manque pas de grandeur, l'un et

l'autre mourant pour l'honneur : le royaliste d'Auverney au service de la République, l'esclave

Bug-Jargal pour respecter la parole donnée, chacun cherchant à surpasser l'autre dans le sublime,

personnages exceptionnels pour une époque exceptionnelle que notre triste siècle matérialiste

devrait contempler avec respect.

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

En dehors des articles et ouvrages cités dans le corps du texte ou en notes, on pourra consulter :

BIRE E., Victor Hugo avant 1830, Paris, Perrin, 1902.

DEBIEN G., Un roman colonial de Victor Hugo : Bug-Jargal. Ses sources et ses intentionshistoriques, Revue d'Histoire Littéraire de la France, 1952, vol. 52, p. 298-313.

ETIENNE S., Les Sources de Bug-Jargal, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1923.

GOHIN G., Victor Hugo à seize ans, dans Oeuvres Complètes de Victor Hugo, t. I, Romans,Paris, 1910, p. l- 68.

MARSAN J., Le Conservateur Littéraire (1819 - 1821). Edition critique, t. II, Paris, Droz, 1935.

MOURALIS R., Histoire et Culture dans Bug-Jargal, Revue des Sciences Humaines, t. 28, n°149,1973, p. 51 –52.

SECHE I., Les Sources de Bug-Jargal, Annales Romantiques, 1905.

SERVAIS E., Les Sources de Bug-Jargal, Bruxelles,1923.

TOUMSON R., Bug-Jargal ou la Révolution Haitienne vue par Victor Hugo. Les deux versionsdu roman présentées et annotées par…, Fort-de-France, Désormeaux, 1979.

4 Léon-François HOFFMANN, Victor Hugo, les Noirs et l'esclavage, dans Francofonia, 31, Florence, 19996, P. 47-90.