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FLODOARD BULLETIN DE LA BIBLIOTHÈQUE JEAN GERSON Bibliothèque diocésaine de Reims/www.bibliotheque-diocesaine-reims.fr Rédaction : Dominique Hoizey 6, rue du Lieutenant-Herduin 51100 Reims [email protected] n°62 (mars-avril 2015) ISSN 2265-0563 IL Y A 70 ANS Dietrich Bonhoeffer Un grand résistant allemand au national-socialisme Dietrich Bonhoeffer (1906-1945) ACTUALITÉ MAX JACOB JACQUES LUSSEYRAN MARTIN HEIDEGGER De gauche à droite : Max Jacob, Jacques Lusseyran et Martin Heidegger César Vichard de Saint-Réal (1643-1692) ou l’abbé qui aimait l’histoire UNE BANDE DESSINÉE CHINOISE INÉDITE EN FRANÇAIS Le voyage au Japon du bonze Jian Zhen

BULLETIN DE LA BIBLIOTHÈQUE JEAN GERSON · Le 20 juillet 1943, Jacques Lusseyran est arrêté par la Gestapo. Jérôme Garcin raconte : « On l’enferme toute la nuit dans un W.-C.,

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Page 1: BULLETIN DE LA BIBLIOTHÈQUE JEAN GERSON · Le 20 juillet 1943, Jacques Lusseyran est arrêté par la Gestapo. Jérôme Garcin raconte : « On l’enferme toute la nuit dans un W.-C.,

FLODOARD BULLETIN DE LA BIBLIOTHÈQUE JEAN GERSON

Bibliothèque diocésaine de Reims/www.bibliotheque-diocesaine-reims.fr Rédaction : Dominique Hoizey 6, rue du Lieutenant-Herduin 51100 Reims [email protected]

n°62 (mars-avril 2015) ISSN 2265-0563

IL Y A 70 ANS Dietrich Bonhoeffer Un grand résistant allemand au national-socialisme

Dietrich Bonhoeffer (1906-1945)

ACTUALITÉ

MAX JACOB JACQUES LUSSEYRAN MARTIN HEIDEGGER

De gauche à droite : Max Jacob, Jacques Lusseyran et Martin Heidegger

César Vichard de Saint-Réal (1643-1692)

ou l’abbé qui aimait l’histoire

UNE BANDE DESSINÉE CHINOISE INÉDITE EN FRANÇAIS

Le voyage au Japon du

bonze Jian Zhen

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Dietrich Bonhoeffer ou résister jusqu’à la mort « Aujourd’hui, il nous faut choisir entre être

national-socialiste ou être chrétien… » (Dietrich Bonhoeffer, 8 août 1934)

Eric Metaxas, Bonhoeffer / Pasteur, Martyr,

Prophète, Espion / Un Juste contre le Troisième

Reich, Éditions Première Partie, 2014

Une place de Breslau (aujourd’hui Wrocław, Pologne)

Photo Dominique Hoizey

Comme Johannes Scheffler, dit Angelus

Silesius (1624-1677), « l’errant chérubinique »,

dont nous évoquerons la figure dans un

prochain numéro, Dietrich Bonhoeffer est né à

Breslau en Silésie (aujourd’hui Wrocław en

Pologne). Théologien et pasteur luthérien, il fut

l’un des fondateurs de la Bekennende Kirche

ou Église Confessante qui s’opposa à

l’influence nazie dans les églises protestantes

allemandes. Dietrich Bonhoeffer fut exécuté le

9 avril 1945 au camp de Flossenbürg (Bavière)

en raison de son implication dans la

conspiration contre Hitler. On a déjà beaucoup

écrit sur l’homme, et on est en droit de

préférer à cette nouvelle biographie celle de

son ami Eberhard Bethge (1909-2000) ou celle

du pasteur et théologien Ferdinand

Schlingensiepen (né en 1929). Eric Metaxas (né

en 1963) est aux États-Unis un auteur à succès

dont le livre sur Dietrich Bonhoeffer a été

récompensé en 2010 comme le « Christian

Book of the Year », mais cet ouvrage est loin

d’avoir fait l’unanimité aux États-Unis. « Il n’y

a aucune nouvelle recherche dans cette

biographie », peut-on lire dans un article de

Clifford Green (« Hijacking Bonhoeffer », The

Christian Century, 5 octobre 2010), auteur de

nombreux travaux sur Dietrich Bonhoeffer. Il

est clair qu’elle n’a pas été écrite pour des

spécialistes. Nous nous contenterons ici de lui

reconnaître le mérite de faire découvrir à qui

n’a rien lu de/sur Dietrich Bonhoeffer un

homme d’Église qui ne manqua ni de courage

ni de détermination dans son combat contre le

national-socialisme. dh

Dietrich Bonhoeffer avec Eberhard Bethge

Dietrich Bonhoeffer à la bibliothèque Jean Gerson ÉCRITS : Éthique, édité par Eberhard Bethge, Labor et Fides, 1965. Tentation, traduit en français par

Émile Marion, Labor et Fides, 1968. Textes choisis, introduits et édités par Richard Grunow, traduction de

Lore Jeanneret, Labor et Fides, 1970. Si je n’ai pas l’amour…, textes rassemblés en bréviaire, Labor et Fides,

1972. Résistance et soumission, lettres et notes de captivité, édité par Eberhard Bethge, traduction de Lore

Jeanneret, Labor et Fides, 1973. Qui est et qui était Jésus-Christ ? Son histoire et son mystère, traduit de

l’allemand par Jean-Louis Klein, Éditions du Cerf, 1981. ET POUR EN SAVOIR PLUS SUR L’HOMME ET

SUR L’ŒUVRE : André Dumas, Une théologie de la réalité : Dietrich Bonhoeffer, Labor et Fides, 1968.

Eberhard Bethge, Dietrich Bonhoeffer, vie, pensée, témoignage, traduction de Étienne de Peyer, Labor et

Fides/Le Centurion, 1969. Mary Bosanquet, Vie et mort de Dietrich Bonhoeffer, Casterman, 1970.

Ferdinand Schlingensiepen, Dietrich Bonhoeffer 1906-1945, traduit de l’allemand par Charles Chauvin et

Raymond Mengus, Salvator, 2005.

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Jérôme Garcin raconte Jacques Lusseyran Jérôme Garcin, Le Voyant, Gallimard, 2015

Connaissez-vous Jacques Lusseyran ? Non ! Et ce n’est pas étonnant parce qu’« en France, pays

paresseux frappé d’amnésie, nation fatiguée qui juge suspects les exploits hors normes, qui est trop

désabusée pour être curieuse de son passé, c’est à peine si l’on connaît cet homme remarquable, dont

presque tous les livres sont introuvables » (p. 23), écrit d’emblée Jérôme Garçin dans les premières

pages d’un livre relatant la vie de l’écrivain et résistant Jacques Lusseyran (né en 1924) qui, aveugle

depuis l’âge de huit ans, fonda à dix-sept ans les Volontaires de la Liberté, un réseau de jeunes gens

courageux, avant de s’engager dans le mouvement Défense de la France. Puis il y eut la déportation à

Buchenwald (« J’ai appris ici à aimer la vie… », écrit-il à ses parents le 15 avril 1945), le retour en

France, son mariage avec Jacqueline Pardon (1921-2009), résistante elle-aussi, la rencontre avec

l’étrange Georges Saint-Bonnet (1898-1963) dont on peut se demander comment et pourquoi il n’a

jamais jugé « simpliste, pléonastique, la pensée » et trouvé « suspect son prétendu pouvoir de

guérisseur » (p. 142). Il est vrai qu’il le poussa à raconter son expérience dans Et la lumière fut (1953).

Il y eut ensuite, en 1958, le départ pour les États-Unis. Là, il enseigna la littérature française. Il trouva

la mort sur une route de France, le 27 juillet 1971. Peut-être ne reste-t-il pas « grand-chose » de la vie

de Jacques Lusseyran, mais puissions-nous entendre longtemps encore « son plain-chant de plein

jour » (p. 185). On le devra à Jérôme Garcin. dh

« En pleine discussion avec Albert Camus, qui

l’écoute pensivement, les doigts sur le menton, lors

d’un festival à Angers, en 1953. » (Le Voyant, p. 21) À droite : Jacqueline Pardon

« Penser, c’est résister » Le 20 juillet 1943, Jacques Lusseyran est arrêté par

la Gestapo. Jérôme Garcin raconte : « On l’enferme

toute la nuit dans un W.-C., où il lit le seul ouvrage

en braille qu’il ait pu emporter, le troisième volume

de l’Introduction à la philosophie, de René Le

Senne. Parvenu au chapitre consacré à Emmanuel

Kant, il détaille, à haute voix, les arguments de la

Critique de la raison pure. C’est la manière qu’il a

trouvée pour repousser la peur et croire encore à la

suprématie de l’esprit. Penser, c’est résister. » (Le

Voyant, p. 79)

Max Jacob ou comment ne pas se prendre au sérieux Gabriel Bounoure, Souvenirs sur Max Jacob, La Délirante, 2014

Il n’y a pas chez Max Jacob, mort au camp de

Drancy le 5 mars 1944, le poète d’une part et le

chrétien d’autre part. Il trouvait que Dieu, qui lui

avait donné la foi, avait beaucoup de patience

envers lui. Aussi méditait-il beaucoup sur les

bienfaits de Dieu et l’amour de Jésus-Christ

comparable pour lui à un homme qui se ferait

fourmi pendant trente ans pour enseigner les

fourmis : « Imaginez que cet homme aime tellement

ces fourmis qu’il se fasse tuer et verse son sang

[…], et finalement meure sur deux brins de paille

croisés. Voilà pourtant le sacrifice de Dieu,

sacrifice inimaginable qui laisse stupéfait. » Dans

ses Souvenirs sur Max Jacob, Gabriel Bounoure

(1886-1969) écrit que « s’il y a un péché contre le

Saint-Esprit […], il est évident que pour Max Jacob

il consistait à se prendre au sérieux ». dh

Max Jacob à Saint-Benoît-sur-Loire (à gauche) et

avec Pablo Picasso (à droite)

La bibliothèque Jean Gerson s’est également enrichie des Fragments de pensées et de vie littéraire dévoilés

dans quelques lettres de Max Jacob à Tristan Rémy (1922-1923). Édités et commentés par Alain Ségal (Du

Lérot, 2014).

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Martin Heidegger, le judaïsme et l’antisémitisme

Pascal David, Essai sur Heidegger et le judaïsme, Éditions du Cerf, 2015

Les « Cahiers noirs » de Heidegger divisent les spécialistes de la pensée de l’un des plus grands

philosophes du XXe

siècle. D’un côté, Peter Trawny, directeur de l’Institut Martin Heidegger et

professeur à l’université de Wuppertal, écrit qu’« il y a chez Heidegger un antisémitisme inscrit dans

l’histoire de l’être qui semble contaminer bien des dimensions de sa pensée » (Heidegger et

l’antisémitisme, Éditions du Seuil, 2014, p. 156) ; de l’autre, Pascal David, professeur de philosophie à

l’université de Bretagne Occidentale, réplique dans son Essai sur Heidegger et le judaïsme que, d’une

part, « lire les Cahiers noirs en faisant abstraction de l’économie où s’inscrit leur propos […] c’est se

condamner à n’y rien entendre » (p. 228), et que, d’autre part, « si l’antisémitisme allégué était avéré,

ce qui reste à établir, comme constituant un ressort de la pensée de Heidegger, celle-ci ne vaudrait pas

une heure de peine » (p. 34). Et pourquoi ? « Tout simplement parce que cette pensée, alors, n’en

serait pas une. Il n’y a pas, il ne saurait y avoir de pensée antisémite, parce que comme toute posture

anti- sans doute, l’antisémitisme procède d’une haine de la pensée » (p. 34).

Cet Essai sur Heidegger et le judaïsme répond à une double question : « Le judaïsme est-il susceptible

d’éclairer quelque chose de la pensée d’Heidegger ? Celle-ci est-elle susceptible, à son tour, d’éclairer

quelque chose de l’esprit du judaïsme ? » (p. 53). Nous ne pouvons pas ici exposer d’une manière plus

détaillée la démarche de Pascal David « visant à faire ressortir l’enjeu d’une confrontation […] entre

le nom et le nombre » (p. 42), mais l’un des mérites de ce livre, « en notre époque si obscurantiste et

fermée à la pensée qu’elle va parfois jusqu’à présenter comme un devoir moral le fait de ne pas lire, de

ne surtout pas lire Heidegger » (p. 252), est d’engager son lecteur à approfondir une œuvre

philosophique incontournable. dh

La Synagogue et l’Église « Qui, de la Synagogue ou de l’Église, a été au juste

frappée de cécité, a eu comme un bandeau sur les

yeux : celle dont on ne voit pas le regard, ou celle

qui affuble d’un bandeau sa préfiguration, qui

entend prolonger celle qui ne voit pas en espérant

lui dessiller les yeux, autrement dit la convertir de

gré ou de force ? La question reste ouverte, ou du

moins il serait souhaitable qu’ouverte elle le fût

enfin au terme de deux millénaires. » (Pascal

David, Essai sur Heidegger et le judaïsme, p. 83)

Martin Heidegger

Heidegger pour les…nourrissons Pascal Bruckner raconte dans Un bon fils (Bernard

Grasset, 2014, p. 139) qu’il lisait à son fils Eric, âgé

de quelques mois, La Phénoménologie de l’Esprit

de Hegel : « Au bout de la dixième phrase, il lui

arrive de s’endormir ou au contraire de pleurer.

Hegel n’est pas recommandé pour les nourrissons.

Le jour suivant, je lui lirai un peu de Schopenhauer

ou de Heidegger, des fragments d’Etre et Temps

pour affûter son cerveau et l’imprégner de

sagesse. »

Au sommaire du prochain numéro

MARTIN

LUTHER

ANGELUS

SILESIUS

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Scriptorium

César Vichard de Saint-Réal (1643-1692) ou l’abbé qui aimait l’histoire

La bibliothèque Jean Gerson possède l’édition de

1745 (Paris, Nyon), « rangée dans un meilleur

ordre, & augmentée » des Œuvres de M. l’Abbé de

Saint Réal. La légende du frontispice invite à en

savoir plus sur l’homme et sur ses écrits : « Le

Génie de l’Abbé de St

Real, soutenu par

l’Intelligence, contribue aux progrès des Belles-

Lettres, après avoir terrassé la Paresse &

l’Ignorance ». Originaire de Chambéry où il naquit

en 1643, César Vichard de Saint-Réal fit la

connaissance à Paris, au cours de ses études, de

l’historien Antoine Varillas (1624-1696). Si l’on en

croit l’avertissement de son éditeur de 1745, « le

commerce qu’il eut avec un savant aussi laborieux

le fortifia encore dans le penchant naturel qu’il

avait pour le travail » et « à son exemple le genre

historique devint son occupation favorite ». De fait,

il écrivit beaucoup – une Conjuration des

Espagnols contre la République de Venise en

l’année MDCXVIII (1674) voisine avec une Vie de

Jésus-Christ (1678) – et son Dom Carlos (1672),

qui inspira Schiller, lequel inspira Verdi, est

toujours en librairie (Le Livre de Poche) ! De

nombreux titres lui ont été attribués et…contestés,

comme le laisse entendre son éditeur de 1745 à

propos de sa relation avec Hortense Mancini (1646-

1699), nièce du cardinal Mazarin, qu’il rejoignit en

Angleterre à la fin de l’année 1675 : « C’est sans

doute la liaison, dans laquelle il a été avec cette

dame, qui a été l’unique cause qu’on lui attribue

différents écrits en faveur de Madame de Mazarin.

On convient aujourd’hui qu’ils ne sont point de

lui. »

De l’usage de l’Histoire (1671) est parmi les

ouvrages dont César Vichard de Saint-Réal est

assurément l’auteur celui dans lequel il expose le

mieux sa conception de l’histoire : « Le véritable

usage de l’Histoire ne consiste pas à savoir

beaucoup d’évènements et d’actions, sans y faire

aucune réflexion. Cette manière de les connaître,

seulement par la mémoire, ne mérite pas même le

nom de savoir ; car savoir, c’est connaître les

choses, par leurs causes. Ainsi, savoir l’Histoire,

c’est connaître les hommes, qui en fournissent la

matière, c’est juger de ces hommes sainement ;

étudier l’Histoire, c’est étudier les motifs, les

opinions, et les passions des hommes, pour en

connaître tous les ressorts, les tours et les détours,

enfin toutes les illusions qu’elles savent faire aux

esprits, et les surprises qu’elles font aux cœurs. »

Nombre d’essais historiques – nous ne nous

poserons pas ici la question de savoir s’ils sont de

notre historien ou composés « dans le goût de » –

s’intéressent à la Rome antique, comme les

Considérations sur Luculle [Licinius Lucullus] qui

« eût servi de modèle à César, s’il eût été plus

ambitieux, ou plus téméraire ». Il est vrai que le

nom de ce consul et général évoque plus la

gastronomie que la stratégie. Je ne détesterais pas

de savoir que les Fragments sur les spectacles des

Romains ne sont pas de César Vichard de Saint-

Réal, car écrire que « les Latins n’ont rien qui

approche de Racine et de Corneille, ni qui surpasse

notre Molière » revient à ignorer Plaute, Térence et

Sénèque. Je préfère sa préface aux Lettres de

Cicéron à Atticus qu’il a traduites : « Depuis que

j’ai été capable d’entendre le livre dont je donne la

traduction au public, je me suis toujours étonné, que

personne ne l’eût encore donnée. » Enfin, voici

deux jugements, l’un sur les jésuites : « [ils]

devraient tous être savants […]. Je suis surpris qu’il

s’en rencontre quelques médiocres », l’autre sur son

contemporain Armand Jean Le Bouthillier de

Rancé : « Qu’on dise ce qu’on voudra, il est au-

dessus de l’envie et de la calomnie ; semblable à

ces aigles, qui s’élèvent assez haut pour être hors

des atteintes des chasseurs ». Dominique Hoizey

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Le voyage au Japon du bonze Jian Zhen

Traduit du chinois par Dominique Hoizey

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1 Jian Zhen, appelé Chunyu, naquit en 688 à Yangzhou (Jiangsu). Sa mère était laborieuse et vertueuse, droite

envers tous ; son père, homme au riche savoir, était bouddhiste. Dès l’enfance, Jian Zhen reçut l’éducation

rigoureuse de sa famille dont il subit l’influence. 2 Jian Zhen accompagnait souvent son père au temple Dayun. Il

y rencontrait d’érudits et talentueux bonzes. Il y contemplait également les statues du Bouddha. Un jour, il

demanda à prendre l’habit monastique. Son père consentit à sa requête. Il avait quatorze ans quand il fut admis

au temple Dayun. 3 À vingt-et-un ans, il entreprit un voyage qui le conduisit, entre autres lieux, à Chang’an et à

Luoyang. Fréquentant maîtres renommés et moines éminents, artisans et artistes de toutes disciplines, auprès

desquels il s’instruisait, il acquit au cours de ses multiples contacts de solides connaissances dans de nombreux

domaines, notamment en ce qui concerne le bouddhisme, l’architecture et la médecine. Il devint un bonze de

grande culture. [On remarquera sur le dessin n° 3 la Grande Pagode de l’Oie sauvage édifiée au septième siècle à Chang’an,

aujourd’hui Xi’an, pour y déposer les livres sacrés rapportés par le célèbre moine chinois Xuan Zang après son long périple

en Inde.] 4 De retour à Yangzhou, Jian Zhen prit en mains les affaires du temple Daming. Professant, bâtissant,

copiant des livres saints, on le vénéra comme chef religieux du Huainan. [Le Huainan désigne les régions situées au

sud de la rivière Huai.] 5 En même temps qu’il prêchait la doctrine du Bouddha, Jian Zhen secourait les

nécessiteux et soignait les malades dans l’hospice qu’il avait ouvert. Il était profondément aimé des pauvres. Sa

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réputation grandit dans toute la région comprise entre la rivière Huai et le Yangzi. 6 Au cours de l’automne 742,

Rong Rui [Yoyei] et Pu Zhao [Fusho], moines japonais venus étudier en Chine, firent spécialement le voyage de

Chang’an à Yangzhou pour rencontrer Jian Zhen. 7 Ils dirent : « La doctrine du Bouddha a été introduite au

Japon il y a maintenant plus de cent quatre-vingt ans, mais comme il n’y a pas de maîtres pour transmettre les

préceptes, on ne peut pas les enseigner selon les règles. Nous vous demandons de nous recommander un maître

qui viendrait au Japon développer la doctrine du Bouddha, redresser la discipline et donner un grand éclat à la

sainte religion. » 8 Heureux, Jian Zhen répondit : « Nos deux pays, la Chine et le Japon, ont des liens. On dit

qu’après sa mort le maître chan de Nanyue [Hui Si, 515-577] se réincarna au Japon en la personne d’un prince ; on

raconte aussi qu’un prince japonais envoya mille kasaya [robe que portent les bonzes] à des moines chinois sur

lesquelles étaient brodés des caractères exprimant l’union des Fils du Bouddha de pays différents. Il est bon que

je vous envoie des disciples. [La secte chan – dyana (« méditation ») en sanskrit, zen en japonais – apparut en Chine

vers la fin du Ve

siècle.] 9 Jian Zhen rassembla ses disciples pour les consulter. Ils se regardèrent, mais aucun

n’accepta de partir. Après un bon moment de silence, un disciple s’avança pour dire : « Si nous n’osons pas

accepter facilement, c’est parce que le Japon est isolé au-delà de la mer et qu’il n’est pas aisé d’y aller. Sur cent

hommes rare est celui qui traverse la mer ! »

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10 Jian Zhen regarda ses disciples : « C’est vrai, voguer sur les océans, traverser les mers, ce n’est pas sans

danger. Cependant, pour notre religion, pour la diffusion de la civilisation chinoise au Japon, il importe peu de se

soucier de notre vie. Si vous ne partez pas, moi je pars ! Une vingtaine de bonzes exprimèrent l’intention

d’accompagner le maître. Rong Rui et Pu Zhao joignirent les mains d’émotion et remercièrent en se prosternant.

11 [Une première tentative échoua]. L’automne passa. L’hiver vint. On était aux jours les plus froids. Jian Zhen

acheta un bateau de guerre pour une nouvelle traversée. Le nombre de moines et d’artisans l’accompagnant était

de plus de cent quatre-vingt hommes. On emporta des vivres, des médicaments, des outils, des livres saints et des

objets de culte. Chargé à ras bord, le bateau quitta Yangzhou. 12 Brusquement, un grand vent se leva. Poussé au

sommet d’une vague, le bateau se brisa. L’eau jaillit et pénétra dans la cabine. Ce fut ainsi que la seconde

tentative de traversée échoua.

13 14 15

13 Un mois plus tard, le bateau étant réparé, ils se dirigèrent pour la troisième fois vers la mer, mais le bateau

n’alla pas loin. Une tempête survint, jetant le bateau sur un récif. 14 [Une quatrième tentative fut empêchée par

l’administration locale, et Jian Zhen rentra à Yangzhou. Une cinquième tentative fut entreprise au début de l’été 748.]

Depuis le départ de Yangzhou, plus de quatre mois de navigation errante sur la mer s’étaient écoulés. L’eau

douce emportée s’épuisa. Le bateau se dirigea alors vers une petite île, dans l’intention de se réapprovisionner en

eau douce pour continuer la traversée. 15 Le bateau était à plus d’un li [environ 500 m.] de distance de la petite île,

quand apparut une barque venant de l’île. [C’étaient des pirates ! Après cet épisode, Jian Zhen et ses compagnons

atteignirent l’île de Hainan, puis ils se rendirent à Guangzhou. Ils prirent ensuite le chemin de Yangzhou.]

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16 De retour à Yangzhou, Jian Zhen, comme s’il n’avait pas été absent depuis longtemps, reprit ses

enseignements. 17 Jian Zhen avait échoué cinq fois dans son entreprise. Il avait perdu la vue et il était devenu un

vénérable vieillard de plus de soixante ans. Tout le monde estimait qu’il ne pourrait plus tenter une nouvelle

traversée. Cependant, Jian Zhen n’oubliait pas l’engagement qu’il avait pris. Il réunit ses disciples pour préparer

la sixième traversée. 18 Au cours de la seconde décade de la onzième lune de l’année 753, quatre bateaux

partirent, profitant de la clarté d’une lune immaculée. 19 Le bateau de Jian Zhen parvint le premier au Japon.

Jian Zhen, aspirant l’air agréable et vivifiant du Japon, s’exclama sur un ton ému : « Nous y voilà, nous y voilà

enfin ! » 20 Peu de temps après, le mikado honora Jian Zhen du titre de « Grand Prêtre du Bouddha,

Propagateur de la Lumière ». 21 Jian Zhen et ses disciples dirigèrent la réfection d’édifices bouddhiques et la

construction de temples. Ils bâtirent notamment l’immense temple Toshodai, une très belle construction de

l’époque. Les sculptures exécutées dans le pur style Tang témoignent d’un grand talent et d’un haut niveau. Elles

constituent dans l’histoire de la sculpture japonaise la célèbre école du temple Toshodai.

22

22 Jian Zhen mourut dans l’enceinte du temple

Toshodai le 6 juin 763. Il avait soixante-quinze ans.

Il y repose toujours au milieu d’un bosquet de pins.

Jian Zhen

Temple Toshodai, Nara (Japon)

Les dessins et textes présentés ci-dessus sont extraits

d’une bande dessinée éditée par Renmin Meishu

Chubanshe (Shanghai, 1979). Ils correspondent aux

numéros 1-9, 11, 23, 25, 35, 56-57, 103-104, 110, 112,

115, 118 et 124 de l’édition chinoise que l’on peut

consulter à la bibliothèque Jean Gerson ainsi que la

traduction de Dominique Hoizey.