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FLODOARD BULLETIN DE LA BIBLIOTHÈQUE JEAN GERSON
Bibliothèque diocésaine de Reims/www.bibliotheque-diocesaine-reims.fr Rédaction : Dominique Hoizey 6, rue du Lieutenant-Herduin 51100 Reims [email protected]
n°62 (mars-avril 2015) ISSN 2265-0563
IL Y A 70 ANS Dietrich Bonhoeffer Un grand résistant allemand au national-socialisme
Dietrich Bonhoeffer (1906-1945)
ACTUALITÉ
MAX JACOB JACQUES LUSSEYRAN MARTIN HEIDEGGER
De gauche à droite : Max Jacob, Jacques Lusseyran et Martin Heidegger
César Vichard de Saint-Réal (1643-1692)
ou l’abbé qui aimait l’histoire
UNE BANDE DESSINÉE CHINOISE INÉDITE EN FRANÇAIS
Le voyage au Japon du
bonze Jian Zhen
Dietrich Bonhoeffer ou résister jusqu’à la mort « Aujourd’hui, il nous faut choisir entre être
national-socialiste ou être chrétien… » (Dietrich Bonhoeffer, 8 août 1934)
Eric Metaxas, Bonhoeffer / Pasteur, Martyr,
Prophète, Espion / Un Juste contre le Troisième
Reich, Éditions Première Partie, 2014
Une place de Breslau (aujourd’hui Wrocław, Pologne)
Photo Dominique Hoizey
Comme Johannes Scheffler, dit Angelus
Silesius (1624-1677), « l’errant chérubinique »,
dont nous évoquerons la figure dans un
prochain numéro, Dietrich Bonhoeffer est né à
Breslau en Silésie (aujourd’hui Wrocław en
Pologne). Théologien et pasteur luthérien, il fut
l’un des fondateurs de la Bekennende Kirche
ou Église Confessante qui s’opposa à
l’influence nazie dans les églises protestantes
allemandes. Dietrich Bonhoeffer fut exécuté le
9 avril 1945 au camp de Flossenbürg (Bavière)
en raison de son implication dans la
conspiration contre Hitler. On a déjà beaucoup
écrit sur l’homme, et on est en droit de
préférer à cette nouvelle biographie celle de
son ami Eberhard Bethge (1909-2000) ou celle
du pasteur et théologien Ferdinand
Schlingensiepen (né en 1929). Eric Metaxas (né
en 1963) est aux États-Unis un auteur à succès
dont le livre sur Dietrich Bonhoeffer a été
récompensé en 2010 comme le « Christian
Book of the Year », mais cet ouvrage est loin
d’avoir fait l’unanimité aux États-Unis. « Il n’y
a aucune nouvelle recherche dans cette
biographie », peut-on lire dans un article de
Clifford Green (« Hijacking Bonhoeffer », The
Christian Century, 5 octobre 2010), auteur de
nombreux travaux sur Dietrich Bonhoeffer. Il
est clair qu’elle n’a pas été écrite pour des
spécialistes. Nous nous contenterons ici de lui
reconnaître le mérite de faire découvrir à qui
n’a rien lu de/sur Dietrich Bonhoeffer un
homme d’Église qui ne manqua ni de courage
ni de détermination dans son combat contre le
national-socialisme. dh
Dietrich Bonhoeffer avec Eberhard Bethge
Dietrich Bonhoeffer à la bibliothèque Jean Gerson ÉCRITS : Éthique, édité par Eberhard Bethge, Labor et Fides, 1965. Tentation, traduit en français par
Émile Marion, Labor et Fides, 1968. Textes choisis, introduits et édités par Richard Grunow, traduction de
Lore Jeanneret, Labor et Fides, 1970. Si je n’ai pas l’amour…, textes rassemblés en bréviaire, Labor et Fides,
1972. Résistance et soumission, lettres et notes de captivité, édité par Eberhard Bethge, traduction de Lore
Jeanneret, Labor et Fides, 1973. Qui est et qui était Jésus-Christ ? Son histoire et son mystère, traduit de
l’allemand par Jean-Louis Klein, Éditions du Cerf, 1981. ET POUR EN SAVOIR PLUS SUR L’HOMME ET
SUR L’ŒUVRE : André Dumas, Une théologie de la réalité : Dietrich Bonhoeffer, Labor et Fides, 1968.
Eberhard Bethge, Dietrich Bonhoeffer, vie, pensée, témoignage, traduction de Étienne de Peyer, Labor et
Fides/Le Centurion, 1969. Mary Bosanquet, Vie et mort de Dietrich Bonhoeffer, Casterman, 1970.
Ferdinand Schlingensiepen, Dietrich Bonhoeffer 1906-1945, traduit de l’allemand par Charles Chauvin et
Raymond Mengus, Salvator, 2005.
Jérôme Garcin raconte Jacques Lusseyran Jérôme Garcin, Le Voyant, Gallimard, 2015
Connaissez-vous Jacques Lusseyran ? Non ! Et ce n’est pas étonnant parce qu’« en France, pays
paresseux frappé d’amnésie, nation fatiguée qui juge suspects les exploits hors normes, qui est trop
désabusée pour être curieuse de son passé, c’est à peine si l’on connaît cet homme remarquable, dont
presque tous les livres sont introuvables » (p. 23), écrit d’emblée Jérôme Garçin dans les premières
pages d’un livre relatant la vie de l’écrivain et résistant Jacques Lusseyran (né en 1924) qui, aveugle
depuis l’âge de huit ans, fonda à dix-sept ans les Volontaires de la Liberté, un réseau de jeunes gens
courageux, avant de s’engager dans le mouvement Défense de la France. Puis il y eut la déportation à
Buchenwald (« J’ai appris ici à aimer la vie… », écrit-il à ses parents le 15 avril 1945), le retour en
France, son mariage avec Jacqueline Pardon (1921-2009), résistante elle-aussi, la rencontre avec
l’étrange Georges Saint-Bonnet (1898-1963) dont on peut se demander comment et pourquoi il n’a
jamais jugé « simpliste, pléonastique, la pensée » et trouvé « suspect son prétendu pouvoir de
guérisseur » (p. 142). Il est vrai qu’il le poussa à raconter son expérience dans Et la lumière fut (1953).
Il y eut ensuite, en 1958, le départ pour les États-Unis. Là, il enseigna la littérature française. Il trouva
la mort sur une route de France, le 27 juillet 1971. Peut-être ne reste-t-il pas « grand-chose » de la vie
de Jacques Lusseyran, mais puissions-nous entendre longtemps encore « son plain-chant de plein
jour » (p. 185). On le devra à Jérôme Garcin. dh
« En pleine discussion avec Albert Camus, qui
l’écoute pensivement, les doigts sur le menton, lors
d’un festival à Angers, en 1953. » (Le Voyant, p. 21) À droite : Jacqueline Pardon
« Penser, c’est résister » Le 20 juillet 1943, Jacques Lusseyran est arrêté par
la Gestapo. Jérôme Garcin raconte : « On l’enferme
toute la nuit dans un W.-C., où il lit le seul ouvrage
en braille qu’il ait pu emporter, le troisième volume
de l’Introduction à la philosophie, de René Le
Senne. Parvenu au chapitre consacré à Emmanuel
Kant, il détaille, à haute voix, les arguments de la
Critique de la raison pure. C’est la manière qu’il a
trouvée pour repousser la peur et croire encore à la
suprématie de l’esprit. Penser, c’est résister. » (Le
Voyant, p. 79)
Max Jacob ou comment ne pas se prendre au sérieux Gabriel Bounoure, Souvenirs sur Max Jacob, La Délirante, 2014
Il n’y a pas chez Max Jacob, mort au camp de
Drancy le 5 mars 1944, le poète d’une part et le
chrétien d’autre part. Il trouvait que Dieu, qui lui
avait donné la foi, avait beaucoup de patience
envers lui. Aussi méditait-il beaucoup sur les
bienfaits de Dieu et l’amour de Jésus-Christ
comparable pour lui à un homme qui se ferait
fourmi pendant trente ans pour enseigner les
fourmis : « Imaginez que cet homme aime tellement
ces fourmis qu’il se fasse tuer et verse son sang
[…], et finalement meure sur deux brins de paille
croisés. Voilà pourtant le sacrifice de Dieu,
sacrifice inimaginable qui laisse stupéfait. » Dans
ses Souvenirs sur Max Jacob, Gabriel Bounoure
(1886-1969) écrit que « s’il y a un péché contre le
Saint-Esprit […], il est évident que pour Max Jacob
il consistait à se prendre au sérieux ». dh
Max Jacob à Saint-Benoît-sur-Loire (à gauche) et
avec Pablo Picasso (à droite)
La bibliothèque Jean Gerson s’est également enrichie des Fragments de pensées et de vie littéraire dévoilés
dans quelques lettres de Max Jacob à Tristan Rémy (1922-1923). Édités et commentés par Alain Ségal (Du
Lérot, 2014).
Martin Heidegger, le judaïsme et l’antisémitisme
Pascal David, Essai sur Heidegger et le judaïsme, Éditions du Cerf, 2015
Les « Cahiers noirs » de Heidegger divisent les spécialistes de la pensée de l’un des plus grands
philosophes du XXe
siècle. D’un côté, Peter Trawny, directeur de l’Institut Martin Heidegger et
professeur à l’université de Wuppertal, écrit qu’« il y a chez Heidegger un antisémitisme inscrit dans
l’histoire de l’être qui semble contaminer bien des dimensions de sa pensée » (Heidegger et
l’antisémitisme, Éditions du Seuil, 2014, p. 156) ; de l’autre, Pascal David, professeur de philosophie à
l’université de Bretagne Occidentale, réplique dans son Essai sur Heidegger et le judaïsme que, d’une
part, « lire les Cahiers noirs en faisant abstraction de l’économie où s’inscrit leur propos […] c’est se
condamner à n’y rien entendre » (p. 228), et que, d’autre part, « si l’antisémitisme allégué était avéré,
ce qui reste à établir, comme constituant un ressort de la pensée de Heidegger, celle-ci ne vaudrait pas
une heure de peine » (p. 34). Et pourquoi ? « Tout simplement parce que cette pensée, alors, n’en
serait pas une. Il n’y a pas, il ne saurait y avoir de pensée antisémite, parce que comme toute posture
anti- sans doute, l’antisémitisme procède d’une haine de la pensée » (p. 34).
Cet Essai sur Heidegger et le judaïsme répond à une double question : « Le judaïsme est-il susceptible
d’éclairer quelque chose de la pensée d’Heidegger ? Celle-ci est-elle susceptible, à son tour, d’éclairer
quelque chose de l’esprit du judaïsme ? » (p. 53). Nous ne pouvons pas ici exposer d’une manière plus
détaillée la démarche de Pascal David « visant à faire ressortir l’enjeu d’une confrontation […] entre
le nom et le nombre » (p. 42), mais l’un des mérites de ce livre, « en notre époque si obscurantiste et
fermée à la pensée qu’elle va parfois jusqu’à présenter comme un devoir moral le fait de ne pas lire, de
ne surtout pas lire Heidegger » (p. 252), est d’engager son lecteur à approfondir une œuvre
philosophique incontournable. dh
La Synagogue et l’Église « Qui, de la Synagogue ou de l’Église, a été au juste
frappée de cécité, a eu comme un bandeau sur les
yeux : celle dont on ne voit pas le regard, ou celle
qui affuble d’un bandeau sa préfiguration, qui
entend prolonger celle qui ne voit pas en espérant
lui dessiller les yeux, autrement dit la convertir de
gré ou de force ? La question reste ouverte, ou du
moins il serait souhaitable qu’ouverte elle le fût
enfin au terme de deux millénaires. » (Pascal
David, Essai sur Heidegger et le judaïsme, p. 83)
Martin Heidegger
Heidegger pour les…nourrissons Pascal Bruckner raconte dans Un bon fils (Bernard
Grasset, 2014, p. 139) qu’il lisait à son fils Eric, âgé
de quelques mois, La Phénoménologie de l’Esprit
de Hegel : « Au bout de la dixième phrase, il lui
arrive de s’endormir ou au contraire de pleurer.
Hegel n’est pas recommandé pour les nourrissons.
Le jour suivant, je lui lirai un peu de Schopenhauer
ou de Heidegger, des fragments d’Etre et Temps
pour affûter son cerveau et l’imprégner de
sagesse. »
Au sommaire du prochain numéro
MARTIN
LUTHER
ANGELUS
SILESIUS
Scriptorium
César Vichard de Saint-Réal (1643-1692) ou l’abbé qui aimait l’histoire
La bibliothèque Jean Gerson possède l’édition de
1745 (Paris, Nyon), « rangée dans un meilleur
ordre, & augmentée » des Œuvres de M. l’Abbé de
Saint Réal. La légende du frontispice invite à en
savoir plus sur l’homme et sur ses écrits : « Le
Génie de l’Abbé de St
Real, soutenu par
l’Intelligence, contribue aux progrès des Belles-
Lettres, après avoir terrassé la Paresse &
l’Ignorance ». Originaire de Chambéry où il naquit
en 1643, César Vichard de Saint-Réal fit la
connaissance à Paris, au cours de ses études, de
l’historien Antoine Varillas (1624-1696). Si l’on en
croit l’avertissement de son éditeur de 1745, « le
commerce qu’il eut avec un savant aussi laborieux
le fortifia encore dans le penchant naturel qu’il
avait pour le travail » et « à son exemple le genre
historique devint son occupation favorite ». De fait,
il écrivit beaucoup – une Conjuration des
Espagnols contre la République de Venise en
l’année MDCXVIII (1674) voisine avec une Vie de
Jésus-Christ (1678) – et son Dom Carlos (1672),
qui inspira Schiller, lequel inspira Verdi, est
toujours en librairie (Le Livre de Poche) ! De
nombreux titres lui ont été attribués et…contestés,
comme le laisse entendre son éditeur de 1745 à
propos de sa relation avec Hortense Mancini (1646-
1699), nièce du cardinal Mazarin, qu’il rejoignit en
Angleterre à la fin de l’année 1675 : « C’est sans
doute la liaison, dans laquelle il a été avec cette
dame, qui a été l’unique cause qu’on lui attribue
différents écrits en faveur de Madame de Mazarin.
On convient aujourd’hui qu’ils ne sont point de
lui. »
De l’usage de l’Histoire (1671) est parmi les
ouvrages dont César Vichard de Saint-Réal est
assurément l’auteur celui dans lequel il expose le
mieux sa conception de l’histoire : « Le véritable
usage de l’Histoire ne consiste pas à savoir
beaucoup d’évènements et d’actions, sans y faire
aucune réflexion. Cette manière de les connaître,
seulement par la mémoire, ne mérite pas même le
nom de savoir ; car savoir, c’est connaître les
choses, par leurs causes. Ainsi, savoir l’Histoire,
c’est connaître les hommes, qui en fournissent la
matière, c’est juger de ces hommes sainement ;
étudier l’Histoire, c’est étudier les motifs, les
opinions, et les passions des hommes, pour en
connaître tous les ressorts, les tours et les détours,
enfin toutes les illusions qu’elles savent faire aux
esprits, et les surprises qu’elles font aux cœurs. »
Nombre d’essais historiques – nous ne nous
poserons pas ici la question de savoir s’ils sont de
notre historien ou composés « dans le goût de » –
s’intéressent à la Rome antique, comme les
Considérations sur Luculle [Licinius Lucullus] qui
« eût servi de modèle à César, s’il eût été plus
ambitieux, ou plus téméraire ». Il est vrai que le
nom de ce consul et général évoque plus la
gastronomie que la stratégie. Je ne détesterais pas
de savoir que les Fragments sur les spectacles des
Romains ne sont pas de César Vichard de Saint-
Réal, car écrire que « les Latins n’ont rien qui
approche de Racine et de Corneille, ni qui surpasse
notre Molière » revient à ignorer Plaute, Térence et
Sénèque. Je préfère sa préface aux Lettres de
Cicéron à Atticus qu’il a traduites : « Depuis que
j’ai été capable d’entendre le livre dont je donne la
traduction au public, je me suis toujours étonné, que
personne ne l’eût encore donnée. » Enfin, voici
deux jugements, l’un sur les jésuites : « [ils]
devraient tous être savants […]. Je suis surpris qu’il
s’en rencontre quelques médiocres », l’autre sur son
contemporain Armand Jean Le Bouthillier de
Rancé : « Qu’on dise ce qu’on voudra, il est au-
dessus de l’envie et de la calomnie ; semblable à
ces aigles, qui s’élèvent assez haut pour être hors
des atteintes des chasseurs ». Dominique Hoizey
Le voyage au Japon du bonze Jian Zhen
Traduit du chinois par Dominique Hoizey
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1 Jian Zhen, appelé Chunyu, naquit en 688 à Yangzhou (Jiangsu). Sa mère était laborieuse et vertueuse, droite
envers tous ; son père, homme au riche savoir, était bouddhiste. Dès l’enfance, Jian Zhen reçut l’éducation
rigoureuse de sa famille dont il subit l’influence. 2 Jian Zhen accompagnait souvent son père au temple Dayun. Il
y rencontrait d’érudits et talentueux bonzes. Il y contemplait également les statues du Bouddha. Un jour, il
demanda à prendre l’habit monastique. Son père consentit à sa requête. Il avait quatorze ans quand il fut admis
au temple Dayun. 3 À vingt-et-un ans, il entreprit un voyage qui le conduisit, entre autres lieux, à Chang’an et à
Luoyang. Fréquentant maîtres renommés et moines éminents, artisans et artistes de toutes disciplines, auprès
desquels il s’instruisait, il acquit au cours de ses multiples contacts de solides connaissances dans de nombreux
domaines, notamment en ce qui concerne le bouddhisme, l’architecture et la médecine. Il devint un bonze de
grande culture. [On remarquera sur le dessin n° 3 la Grande Pagode de l’Oie sauvage édifiée au septième siècle à Chang’an,
aujourd’hui Xi’an, pour y déposer les livres sacrés rapportés par le célèbre moine chinois Xuan Zang après son long périple
en Inde.] 4 De retour à Yangzhou, Jian Zhen prit en mains les affaires du temple Daming. Professant, bâtissant,
copiant des livres saints, on le vénéra comme chef religieux du Huainan. [Le Huainan désigne les régions situées au
sud de la rivière Huai.] 5 En même temps qu’il prêchait la doctrine du Bouddha, Jian Zhen secourait les
nécessiteux et soignait les malades dans l’hospice qu’il avait ouvert. Il était profondément aimé des pauvres. Sa
réputation grandit dans toute la région comprise entre la rivière Huai et le Yangzi. 6 Au cours de l’automne 742,
Rong Rui [Yoyei] et Pu Zhao [Fusho], moines japonais venus étudier en Chine, firent spécialement le voyage de
Chang’an à Yangzhou pour rencontrer Jian Zhen. 7 Ils dirent : « La doctrine du Bouddha a été introduite au
Japon il y a maintenant plus de cent quatre-vingt ans, mais comme il n’y a pas de maîtres pour transmettre les
préceptes, on ne peut pas les enseigner selon les règles. Nous vous demandons de nous recommander un maître
qui viendrait au Japon développer la doctrine du Bouddha, redresser la discipline et donner un grand éclat à la
sainte religion. » 8 Heureux, Jian Zhen répondit : « Nos deux pays, la Chine et le Japon, ont des liens. On dit
qu’après sa mort le maître chan de Nanyue [Hui Si, 515-577] se réincarna au Japon en la personne d’un prince ; on
raconte aussi qu’un prince japonais envoya mille kasaya [robe que portent les bonzes] à des moines chinois sur
lesquelles étaient brodés des caractères exprimant l’union des Fils du Bouddha de pays différents. Il est bon que
je vous envoie des disciples. [La secte chan – dyana (« méditation ») en sanskrit, zen en japonais – apparut en Chine
vers la fin du Ve
siècle.] 9 Jian Zhen rassembla ses disciples pour les consulter. Ils se regardèrent, mais aucun
n’accepta de partir. Après un bon moment de silence, un disciple s’avança pour dire : « Si nous n’osons pas
accepter facilement, c’est parce que le Japon est isolé au-delà de la mer et qu’il n’est pas aisé d’y aller. Sur cent
hommes rare est celui qui traverse la mer ! »
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10 Jian Zhen regarda ses disciples : « C’est vrai, voguer sur les océans, traverser les mers, ce n’est pas sans
danger. Cependant, pour notre religion, pour la diffusion de la civilisation chinoise au Japon, il importe peu de se
soucier de notre vie. Si vous ne partez pas, moi je pars ! Une vingtaine de bonzes exprimèrent l’intention
d’accompagner le maître. Rong Rui et Pu Zhao joignirent les mains d’émotion et remercièrent en se prosternant.
11 [Une première tentative échoua]. L’automne passa. L’hiver vint. On était aux jours les plus froids. Jian Zhen
acheta un bateau de guerre pour une nouvelle traversée. Le nombre de moines et d’artisans l’accompagnant était
de plus de cent quatre-vingt hommes. On emporta des vivres, des médicaments, des outils, des livres saints et des
objets de culte. Chargé à ras bord, le bateau quitta Yangzhou. 12 Brusquement, un grand vent se leva. Poussé au
sommet d’une vague, le bateau se brisa. L’eau jaillit et pénétra dans la cabine. Ce fut ainsi que la seconde
tentative de traversée échoua.
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13 Un mois plus tard, le bateau étant réparé, ils se dirigèrent pour la troisième fois vers la mer, mais le bateau
n’alla pas loin. Une tempête survint, jetant le bateau sur un récif. 14 [Une quatrième tentative fut empêchée par
l’administration locale, et Jian Zhen rentra à Yangzhou. Une cinquième tentative fut entreprise au début de l’été 748.]
Depuis le départ de Yangzhou, plus de quatre mois de navigation errante sur la mer s’étaient écoulés. L’eau
douce emportée s’épuisa. Le bateau se dirigea alors vers une petite île, dans l’intention de se réapprovisionner en
eau douce pour continuer la traversée. 15 Le bateau était à plus d’un li [environ 500 m.] de distance de la petite île,
quand apparut une barque venant de l’île. [C’étaient des pirates ! Après cet épisode, Jian Zhen et ses compagnons
atteignirent l’île de Hainan, puis ils se rendirent à Guangzhou. Ils prirent ensuite le chemin de Yangzhou.]
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16 De retour à Yangzhou, Jian Zhen, comme s’il n’avait pas été absent depuis longtemps, reprit ses
enseignements. 17 Jian Zhen avait échoué cinq fois dans son entreprise. Il avait perdu la vue et il était devenu un
vénérable vieillard de plus de soixante ans. Tout le monde estimait qu’il ne pourrait plus tenter une nouvelle
traversée. Cependant, Jian Zhen n’oubliait pas l’engagement qu’il avait pris. Il réunit ses disciples pour préparer
la sixième traversée. 18 Au cours de la seconde décade de la onzième lune de l’année 753, quatre bateaux
partirent, profitant de la clarté d’une lune immaculée. 19 Le bateau de Jian Zhen parvint le premier au Japon.
Jian Zhen, aspirant l’air agréable et vivifiant du Japon, s’exclama sur un ton ému : « Nous y voilà, nous y voilà
enfin ! » 20 Peu de temps après, le mikado honora Jian Zhen du titre de « Grand Prêtre du Bouddha,
Propagateur de la Lumière ». 21 Jian Zhen et ses disciples dirigèrent la réfection d’édifices bouddhiques et la
construction de temples. Ils bâtirent notamment l’immense temple Toshodai, une très belle construction de
l’époque. Les sculptures exécutées dans le pur style Tang témoignent d’un grand talent et d’un haut niveau. Elles
constituent dans l’histoire de la sculpture japonaise la célèbre école du temple Toshodai.
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22 Jian Zhen mourut dans l’enceinte du temple
Toshodai le 6 juin 763. Il avait soixante-quinze ans.
Il y repose toujours au milieu d’un bosquet de pins.
Jian Zhen
Temple Toshodai, Nara (Japon)
Les dessins et textes présentés ci-dessus sont extraits
d’une bande dessinée éditée par Renmin Meishu
Chubanshe (Shanghai, 1979). Ils correspondent aux
numéros 1-9, 11, 23, 25, 35, 56-57, 103-104, 110, 112,
115, 118 et 124 de l’édition chinoise que l’on peut
consulter à la bibliothèque Jean Gerson ainsi que la
traduction de Dominique Hoizey.