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1 BULLETIN DE LIAISON DES SOCIÉTÉS SAVANTES L A FRANCE SAVANTE Le CTHS a organisé le 8 novembre 2012 à la Sorbonne une journée d’étude consacrée aux sociétés savantes. Ce bulletin de liaison n° 16 en reprend les communications présentées dans l’ordre suivant. SOMMAIRE Présentation des intervenants……………………………..……………………..2 Claude MORDANT : présentation de la journée ……………………………….4 Claude-Isabelle BRELOT : Les membres « inactifs » des sociétés savantes comtoises ………………………………………………………………………..5 Martine FRANCOIS : Les médecins lyonnais dans la vie des sociétés savantes ……………………………………………...…………………………………………...14 Bruno DELMAS : Les savants français membres de sociétés savantes étrangères : l’exemple de l’Académie des sciences de Russie à l’époque soviétique ( 19 17-1991)… …….……………………………………………..….22 Ange ROVERE : Les sociétés savantes corses : des vecteurs d’intégration…...29 Nicole LEMAITRE : Les prêtres fondateurs de sociétés savantes : l'exemple de la Corrèze………………………………………… ……………………………37 Tiphaine BARTHELEMY : Jalons pour une recherche sur les sociétés savantes picardes……........................................................................................................47 Kristiane LEMÉ-HÉBUTERNE : Présentation de la Société des Antiquaires de Picardie………………………………………………………………………....53

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BULLETIN DE LIAISON DES

SOCIÉTÉS SAVANTES

LA FRANCE SAVANTE

Le CTHS a organisé le 8 novembre 2012 à la Sorbonne une journée d’étude consacrée aux sociétés savantes. Ce bulletin de liaison n° 16 en reprend les communications présentées dans l’ordre suivant. SOMMAIRE Présentation des intervenants……………………………..……………………..2 Claude MORDANT : présentation de la journée ……………………………….4 Claude-Isabelle BRELOT : Les membres « inactifs » des sociétés savantes comtoises ………………………………………………………………………..5 Martine FRANCOIS : Les médecins lyonnais dans la vie des sociétés savantes ……………………………………………...…………………………………………...14 Bruno DELMAS : Les savants français membres de sociétés savantes étrangères : l’exemple de l’Académie des sciences de Russie à l’époque soviétique (1917-1991)… …….……………………………………………..….22 Ange ROVERE : Les sociétés savantes corses : des vecteurs d’intégration…...29 Nicole LEMAITRE : Les prêtres fondateurs de sociétés savantes : l'exemple de la Corrèze………………………………………… ……………………………37 Tiphaine BARTHELEMY : Jalons pour une recherche sur les sociétés savantes picardes……........................................................................................................47 Kristiane LEMÉ-HÉBUTERNE : Présentation de la Société des Antiquaires de Picardie………………………………………………………………………....53

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N°16 MARS 2013 ©CTHS  2  2  

PRÉSENTATION DES INTERVENANTS Les intervenants de la journée d’étude sont pour la plupart des membres actifs du CTHS, membres du Comité de pilotage du projet « France savante ». Il s’agit de Mesdames et Messieurs :

• Claude MORDANT, président du CTHS et président de la Section histoire et protohistoire du CTHS : - professeur émérite de protohistoire européenne à l’université de Bourgogne, membre de l'UMR ARTeHIS (Archéologie, terre, histoire, sociétés), UMR 5594, CNRS ; - membre des sociétés savantes suivantes : Association pour la promotion des recherches sur l’Age du Bronze (président) Société archéologique champenoise Société archéologique de Châtillon-sur-Seine Société archéologique de Sens (administrateur) Société d’histoire et d’archéologie de l’arrondissement de Provins Société préhistorique française (administrateur)

• Claude-Isabelle BRELOT, membre de la section Histoire contemporaine et du temps présent du CTHS : - professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université Lyon 2 ; - membre des sociétés savantes suivantes : Société d’émulation de Montbéliard Société d’émulation du Doubs Société d’émulation du Jura (présidente)

• Martine FRANÇOIS, membre de la section Histoire contemporaine et du temps présent (vice-président) : - conservateur général honoraire des bibliothèques, déléguée générale honoraire du CTHS ; - membre des sociétés savantes suivantes : Association pour le développement des études corses et méditerranéennes Société d’archéologie, d’histoire et de géographie de la Drôme Société des amis du Louvre et de la Société lyonnaise d’horticulture

• Bruno DELMAS, membre de la section Histoire contemporaine et du temps présent du CTHS : - professeur émérite à l’École nationale des chartes ; - membre des sociétés savantes suivantes : Académie des sciences d’outre-mer Association des archivistes français

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Association des chercheurs en sciences humaines (domaine corse) Association pour l’histoire de l’Administration française Association pour le développement des études corses et méditerranéennes Institut français d’histoire sociale Institut français des sciences administratives Société de l’École des Chartes Société de l’histoire de France Société des amis des archives de France Société des sciences historiques et naturelles de la Corse Société pour l’histoire des médias Une cité pour les archives

• Ange ROVERE, membre de la section Histoire contemporaine et du temps présent du CTHS : - professeur agrégé d’histoire au lycée Giocante de Casabianca de Bastia ; - membre des sociétés savantes suivantes : Association des chercheurs en sciences humaines (domaine corse ; secrétaire général) Association Franciscora Association pour le développement des études corses et méditerranéennes Société des sciences historiques et naturelles de la Corse

• Nicole LEMAÎTRE, membre de la section Histoire du monde moderne, de la Révolution française (président) - professeur émérite d’histoire de l’Université Paris I – Panthéon-Sorbonne - membre des sociétés savantes suivantes : Société des lettres, sciences et arts de l’Aveyron Société historique et archéologique de l’Essonne et du Hurepoix Société scientifique, historique et archéologique de la Corrèze

• Tiphaine BARTHELEMY, membre de la section Anthropologie sociale, ethnologie et langues régionales - professeur à l’Université de Picardie Jules-Verne, chercheur rattaché au CURAPP-ESS (Centre universitaire de recherches sur l’action publique et le politique, Epistémologie et sciences sociales), UMR 6054 - membre des sociétés savantes suivantes : Association pour la recherche en anthropologie sociale Société d’ethnologie française Société d’ethnologie

• Kristiane LEMÉ-HÉBUTERNE : présidente de la Société des Antiquaires de Picardie

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N°16 MARS 2013 ©CTHS  4  4  

Claude MORDANT

LE CTHS ET LES SOCIÉTÉS SAVANTES, LE CONTEXTE INSTITUTIONNEL DE LA BASE DE DONNÉES « FRANCE SAVANTE »

La mise en place d’une base de données collaborative « La France savante » (savants membres des Sociétés académiques et savantes depuis le XVIe siècle) est engagée depuis 2001, mais elle connaît un développement significatif depuis 2011. L’objectif de la base est de recenser l’ensemble des savants qui ont animé les sociétés savantes ou qui en ont été de plus modestes acteurs. Cet outil doit permettre à l’avenir d’identifier les réseaux de relations qui se sont tissés entre eux et elles et cette base constituera un matériau de recherche à disposition des chercheurs désireux d’étudier les « élites » intellectuelles.

Cette entreprise a été relancée selon deux axes, l’un, thématique, en direction des

sociétés d’Antiquaires et le second, régional, consacré en particulier aux sociétés de la Région Rhône- Alpes mais aussi du Centre-Ouest de la France. Ce projet mobilise au premier chef les sociétés savantes concernées, mais aussi les animateurs de ce programme porté par la section d’Histoire contemporaine du CTHS.

À ce jour, l’annuaire des sociétés savantes comprend plus de 3 000 sociétés (1 700 en

2002) et 12 000 fiches de membres (6 000 fin 2010). Il a semblé important de montrer lors de cette journée d’études, organisée par le CTHS

et l’association des Amis du CTHS et des sociétés savantes, le fonctionnement de la base, l’importance scientifique de l’entreprise afin de mobiliser plus de sociétés et de participants à cette collecte de données.

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CLAUDE-ISABELLE BRELOT LES MEMBRES « INACTIFS » DES SOCIÉTÉS SAVANTES (1890-1920)

« Chez les membres des [sociétés savantes] […], de très grandes différences apparaissent dans la participation aux travaux, à la gestion du groupe, voire dans la simple assiduité aux réunions. Rarement l’étude en a été tentée, car elle suppose l’examen minutieux des procès-verbaux de séance, le pointage des présents, le relevé nominatif des auteurs de mémoires, de communications, ou encore de ceux qui acceptent des tâches administratives. » Ce constat de Jean-Pierre Chaline demeure actuel : le sujet, rarement abordé, est difficile et implique des dépouillements considérables. 1 Il choque même : inactifs, les membres de ces sociétés savantes dont tant d’entre elles se donnent pour objectif affiché l’émulation ? La passivité est en principe étrangère à la France savante. Et pourtant … La critique a souvent été faite d’une somnolence dans les fausses mondanités et dans une érudition de clocher étrangère aux grandes problématiques scientifiques. Qu’en est-il ? J’ai ouvert ce dossier après avoir établi et publié les Tables de la Société d’émulation du Jura de 1890 à 19542. L’étude portera donc sur cette société dont le siège est la petite ville-préfecture du département du Jura, Lons-le-Saunier, à l’écart des grands centres urbains, mondains et industriels : peut-être est-elle plus que d’autres menacée par la léthargie, qu’elle a effectivement connue entre 1851 et 1863. 3 Ses statuts initiaux (1817) font pourtant obligation d’une participation active : la cotisation doit être réglée par trois jetons de séances de 5 F et les membres valident leur adhésion par un don au musée ou à la bibliothèque de la société. Ils distinguent des membres résidant au chef-lieu, des membres résidant dans le département et des membres correspondants. La période étudiée fait suite à celle au cours de laquelle a été analysée la place des nobles dans les cercles savants des trois départements que compte la Franche-Comté, de 1814 à 1870 4 ; mais elle a été traitée dans La Franche-Comté à la recherche de son histoire5. Les

                                                                                                               1 Jean-Pierre CHALINE, Sociabilité et érudition. Les sociétés savantes en France (XIXe-XXe siècles) Paris, Ed. du Comité des travaux historiques et scientifiques, 1995, 271 p. Cf. p. 139-139. 2 Tables des Mémoires de la Société d’émulation du Jura (1890-1954), Lons-le-Saunier, Société d’émulation du Jura, 2008, 90 pages. 3   Sur   l’histoire   de   la   Société   d’émulation   du   Jura,   cf.   nos   quatre   articles  :   Claude-­‐Isabelle   BRELOT,   «  La  société   savante   d'une   petite   ville   :   la   Société   d'émulation   du   Jura   de   1817   à   1939  »,   dans  Bulletin   de   la  Société   libre   d'émulation   de   la   Seine-­‐Maritime.   Actes   du   Bicentenaire   (1792-­‐1992).   Histoire   des   sociétés  d'émulation.  Colloque  de  Rouen,  17  octobre1992,  1993,  pp.  39-­‐47  ;  «  La  Société  d’émulation  du  Jura  (1891-­‐1954)   »,   dans  Travaux   2008   […]   de   la   Société   d’émulation   du   Jura,   2009,   pp.  255-­‐271   et  Travaux   2011,  2012,  p.  253-­‐254  ;  «  Pour  l'histoire  récente  des  sociétés  savantes  :  la  rénovation  de  la    Société  d'émulation  du   Jura  de  1947  à  1975  »,   dans  Travaux   (...)   de   la   Société  d'émulation  du   Jura   (1992),  pp.  139-­‐155  ;   «  La  Société  d’émulation  du   Jura  :   évolution  de   son   recrutement   et  de   ses  objectifs  »,   dans   Travaux   […]  de   la  Société  d’émulation  du  Jura  (1999  ),  pp.  53-­‐64.   4  Claude-­‐Isabelle  BRELOT,  La  noblesse  réinventée.  Nobles  de  Franche-­‐Comté  de  1814  à  1870,  Paris,  Belles-­‐Lettres,  1992,  1243  p.  en  2  tomes.  Cf.  tome  2,  p.  633  sq.,  861  sq.  et  870-­‐877.    

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décennies 1890-1910 sont celles du recul d’une « historiographie d’ordre 6» conférant la première place à la noblesse et au clergé. Spécialisation dans l’histoire et professionnalisation progressent, alors que s’achève la républicanisation précoce du département ; d’où le retrait relatif de la noblesse châtelaine, qui préfère l’Académie de Besançon, et celui de certains des conservateurs7. Après 1920 et surtout après 1930, la Société connaîtra un fort renouvellement de ses membres. UNE MAJORITÉ DE MEMBRES APPAREMMENT INACTIFS

Un premier constat s’impose : le plus grand nombre des sociétaires est inactif, voire invisible. Il est facile de les caractériser par défaut : ils ne fréquentent pas les séances et ils ne publient pas. Tout au plus figurent-il dans les listes annuelles des membres, qui font fonction d’annuaires notabilitaires ou mondains. Mais encore faut-il relever que la demande d’adhésion, alourdie par la nécessité de deux parrainages, ne peut être ni irréfléchie ni insignifiante et qu’elle a un coût – celui d’une cotisation annuelle qui est un peu plus que symbolique. Force est donc de dépasser la première approche pour comprendre à quelle logique répond cette appartenance si discrète. Une forte majorité de membres absentéistes

L’inactivité est aussi absentéisme, car l’écrasante majorité des membres ne fréquente ni les séances ni les assemblées générales, qu’il s’agisse de ceux qui résident dans le département ou des membres correspondants. Seule une étroite minorité fait acte de présence aux séances mensuelles : 4 adhérents sur 5 sont absents ! Précieuses sont les listes de présence qui sont publiées de 1894 à 1897 puis à partir de 1907. L’absentéisme règne. Pendant la période étudiée, le record des présences est détenu par l’assemblée générale du 12 mars 1907 : quatorze des soixante-dix membres résidant dans le département se sont déplacés, soit un sur cinq. Ne sont présents que moins de la moitié de ceux qui résident au chef-lieu, au nombre de trente-six : le bureau – président, vice-président, secrétaire – et onze membres : cinq professeurs des lycées de la ville – l’un deux est bibliothécaire-archiviste de la ville de Lons-le-Saunier de 1903 à 1927 –, deux ecclésiastiques, dont l’aumônier du lycée de garçons, un banquier, un employé de la Banque de France, un fonctionnaire des Ponts-et-Chaussées et un rentier ou retraité. Parmi les absents, Hippolyte Libois, directeur des archives départementales, qui a pourtant exercé les fonctions de secrétaire-archiviste-trésorier à la société de 1895 à 1904… Aucun membre résidant dans le département ne s’est déplacé ; aucun membre correspondant non plus. Le décompte des effectifs cumulés, de juin 1906 à juin 1908, donne un résultat à peine plus satisfaisant : vingt membres seulement ont assisté à une séance au moins – et ce sont toujours les mêmes, fidèlement.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                         5   C.-­‐I.   BRELOT   [en   collaboration   avec   René   LOCATELLI,  Maurice   GRESSET,   Jean-­‐Marc   DEBARD   et   Jean-­‐François  SOLNON],  La  Franche-­‐Comté  à  la  recherche  de  son  histoire,  Paris,  Belles-­‐Lettres,  1982,  488  p.    6 Charles-Olivier CARBONELL, Histoire et historiens. Une mutation idéologique des historiens français (1865-1885), Toulouse, Privat, 1976, 605 p. ; cf. p. 229-241 et 553 sq. 7  Rance  de  Guiseuil,  Puffeney,   J.  Tripard,   auteurs  de  monographies  urbaines  et  E.  Fourquet,   auteur  d’un  dictionnaire  des  célébrités  comtoises,  ne  font  pas  partie  de  la  Société,  par  exemple.  

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Une majorité de non-publiants

L’inactivité de ces adhérents absentéistes est aussi passivité : ils ne publient pas une page dans les Mémoires de la Société. Comme les présents, les publiants sont minoritaires, même si l’on adopte la définition la plus minimaliste qui soit du statut de publiant. A été considéré ici comme tel tout membre ayant publié au moins un article, avant, pendant ou après la période étudiée8. Le recensement fait d’autant moins problème que tous publient généralement des travaux conduits dans le cadre de leur activité professionnelle. Ceux qui contribuent aux Mémoires de la Société d’émulation du Jura sont facilement identifiés. De même ceux qui donnent un article aux autres sociétés savantes de la région. Quant aux membres édités en dehors de celles-ci – ce sont généralement des membres correspondants –, ils sont un peu plus difficilement repérables quand il ne s’agit pas de sommités scientifiques, tels l’historien Lucien Febvre ou l’entomologiste Louis Bouvier, de l’Académie des sciences. Il est donc possible que la statistique qui suit sous-estime légèrement le pourcentage des publiants. Reste que la proportion des non-publiants est du même ordre que celle des absentéistes : un peu moins de 75 %.

Société d’émulation du Jura. Effectifs cumulés 1890-1920 9 Membres

résidant au chef-lieu

Membres résidant dans le département

Membres correspondants

Membres ayant changé de statut

Total

publiants à la SEJ

ailleurs à la SEJ

ailleurs à la SEJ

ailleurs

19 4 (*) 23 2 22 14 3 (à la SEJ) 87 23 25 36 3

total membres 102 100 118 13 (**) 333 % 22,55 % 25 % 30,5 % 23 % 26,13 % SEJ : Société d’émulation du Jura (*) Entre autres, A. Melcot, auteur, entre autres, d’un Dictionnaire […] statistique du département du Jura publié en 1885, et l’abbé Poulin, auteur de quelques articles et de L’été 1914 à Lons, publié après sa mort. (**) Berthod, Blondeau, Bonnotte, Bourgeat, Chaudey, Chevaux, Cour, Delacroix, Gauthier, Maraux, Plantet, Sirot, Vernier. Si la Société apparaît cependant au cœur d’un réseau savant actif, la dissymétrie est forte entre une minorité de publiants et une forte majorité de membres apparemment invisibles et inactifs. Les premiers sont des membres correspondants et des professionnels de l’histoire qui résident au chef-lieu et animent l’association. Les autres constituent, à première vue, un

                                                                                                               8  Les  publications  ont  été  identifiées  à  l’aide  de  la  Table  citée  à  la  note  2  ;  des  deux  tables  dressées  pour  

la  période  précédente  :  abbé  Maurice  PERROD,  Table  générale  récapitulative  des  travaux  et  mémoires  de  la  Société   d’émulation   du   Jura   depuis   sa   fondation   (1818-­‐1917),   Lons,   L.   Declume,   1918,   131  p.   et   Émile  MONOT,   Table   raisonnée   par   ordre   de   matières   des   travaux   publiés   dans   les   Mémoires   de   la   Société  d’émulation   du   Jura   de   1875   à   1891,   suivie   d’une   Table   alphabétique   par   nom   d’auteur,   Lons-­‐le-­‐Saunier,  1894,   L.   Declume,   78  p.  ;   enfin   des   notices   figurant   en   annexes   de  La   Franche-­‐Comté   à   la   recherche  ….,  ouvrage  cité.  

9  L’ensemble  de  cet  article  repose  sur  une  identification  nominative  de  tous  les  membres  de  la  Société  d’émulation   du   Jura   de   1890   à   1920.   Ont   donc   été   dépouillées   les   listes   de  membres   publiées   chaque  année,  notamment  la  liste  éditée  en  1916,  particulièrement  précise.    Les  fiches  individuelles  détaillées  ont  été  mises  en  ligne  sur  le  site  web  «  La  France  savante  »  du  CTHS,  

où   l’on   pourra   les   consulter,   et   nous   y   renvoyons   une   fois   pour   toutes   pour   ne   pas   alourdir   l’appareil  critique  de  cet  article.  Tous  les  noms  cités  ont  une  notice.  

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N°16 MARS 2013 ©CTHS  8  8  

public passif et pas même assidu, qui pourrait suggérer l’atonie d’une vie toute provinciale. Mais il n’en est rien : dans les rangs de ces inactifs figurent des élus, des notables, des industriels, des médecins, des hommes de loi, nombreux, des magistrats, des notaires, des banquiers, des fonctionnaires moyens ou supérieurs – bref, une large part de ceux sur qui repose l’activité politique et économique du département. « Sans rien publier lui-même, il était l’animateur et l’inspirateur de la Société », affirme la nécrologie d’un émulateur assidu, banquier et mécène finançant deux périodiques régionalistes10. Aussi faut-il aller au-delà d’une première approche fondée sur des critères aussi élémentaires que la présence et la publication. LES INACTIFS : DES MEMBRES PEU VISIBLES MAIS ESSENTIELS

Qui dit inactif ne dit d’ailleurs pas inconnu. Le nombre des non-publiants qui figurent au nombre des personnalités départementales n’est pas négligeable : ainsi en va-t-il d’un sur six des membres qui résident à Lons-le-Saunier et qui ne sont pas connus comme auteurs11. Autorités constituées

On pourrait penser les autorités constituées confinées dans un rôle purement officiel –le maire du chef-lieu, le préfet et l’évêque étant statutairement membres de droit de la Société. Reste qu’elles sont susceptibles d’accorder une tutelle bienveillante, voire un patronage indispensable en matière financière, par delà les oppositions politiques et idéologiques. Maire de Lons, banquier, Camille Prost préside la Société (1891-1900) avec un intérêt redoublé par celui de ses deux fils, assidus aux séances, non publiants mais mécènes généreux. Si l’adhésion du sénateur Thurel semble de simple convenance, celle d’Étienne Lamy, député de l’arrondissement de Saint-Claude (1871-1881), conseiller général (1877-1889), catholique rallié à la République, est celle d’un membre de l’Académie française, journaliste et écrivain, directeur du Correspondant de 1904 à 1909. Plusieurs conseillers généraux, enfin, représentent les réseaux républicains radicaux dans les rangs de l’association : Émile Boilley, anticlérical combatif, maire et conseiller général d’Arbois, le docteur Coras, conseiller général du canton viticole de Voiteur, son collègue le docteur Chevrot, républicain progressiste et très actif conseiller général de Bletterans, Abel Chapuis, adjoint au maire de Lons, président de la Fédération démocratique, son fils Edmond, maire et conseiller général de Lons, le député Georges Trouillot, enfin, grande figure du radicalisme jurassien, rival victorieux de Lamy aux élections législatives en 1893 et rapporteur de la loi sur les congrégations en 1901… L’importance du rôle des autorités constituées est encore soulignée par la présence de l’épouse du député Georges Trouillot, présence complétée dans les années 1920 par l’admission de ses deux petites-filles, mesdames Bousset et Lautrey ; l’oncle de Georges, Horace, les avait précédées avant 189112. Ces élus côtoient au sein de l’association les chefs des services publics : ingénieurs des Ponts-et-Chaussées, conservateurs des Eaux et Forêts, officiers de la garnison, inspecteurs de l’enseignement primaire, fonctionnaires des impôts… Souvent étrangers à la région,

                                                                                                               10 Abbé BERTHET, « Monsieur Maurice Prost », Tableau de l’activité de la Société d’émulation du Jura (1946-1950), p. 66. Il s’agit de Maurice Prost. 11 Exactement 13 sur 79, soit 16,46 %, si l’on se réfère à Max ROCHE et Michel VERNUS, Dictionnaire biographique du département du Jura, Lons-le-Saunier, Éd. Arts et littérature, 1996, 522 p. 12 Suzanne BRELOT, « Les femmes dans l’histoire de la Société d’émulation du Jura », Travaux 2003 […] de la Société d’émulation du Jura, 2005, p. 235-241.

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fonctionnaires de passage, ils ne publient pas mais trouvent à la Société le moyen de connaître le département où ils ont été nommés et de s’y faire quelques relations. Les responsables des institutions culturelles eux-mêmes y ont une activité inégale : si plusieurs conservateurs de musée se distinguent par leurs travaux, d’autres figurent parmi les non-publiants, tel Paul Léon Lombard, pourtant couvert d’éloges par l’inspection générale dans ses fonctions de bibliothécaire-archiviste de la Ville de Lons (1903-1927) – il est vrai qu’il est aussi professeur agrégé au lycée de garçons. Reste la position surprenante des quelques membres du bureau de la Société d’émulation qui ne figurent pas parmi les auteurs de communications. Ainsi en va-t-il du président Camille Prost, déjà cité, comme d’Edmond Mias, vice-président (1890-1900) puis président (1901-1908). Professeur de littérature au lycée Rouget de Lisle à Lons, il participe longuement au bureau : ses fonctions tiennent donc plus à son charisme personnel qu’à une quelconque compétence dans les disciplines dans lesquelles s’est spécialisée la Société. Quant à l’imprimeur Declume, qui assure la publication des Mémoires de la Société, il fréquente volontiers les séances et adhère ès qualités. La spécialisation de la Société dans l’histoire, l’archéologie et la géologie n’est pas entièrement achevée. Poètes et peintres, victimes de la spécialisation en histoire

Les amateurs de littérature et de beaux-arts ne sont donc pas vraiment marginalisés avant les années 1920, car les Mémoires publiés par la Société consacrent quelques pages à leurs poèmes et aux récits de voyage. Ces quelques membres, quoique minoritaires, conservent une place de choix. Doyen d’âge de la Société à sa mort en 1921, le peintre Achille Billot n’a jamais publié. Mais ce professeur de dessin au lycée, fondateur et directeur pendant cinquante ans de l’école municipale de dessin, manifeste un fort attachement à sa ville et à la Société, à laquelle sa famille lègue trois de ses œuvres13. Autre peintre, moins connu, Lobrichon, fait lui aussi don de tableaux à la Société à sa mort14. La position d’un homme de lettres apparaît également respectée : Philippe Guichard exerce la vice-présidence en 1908 et au-delà. C’est dire que les pratiques littéraires sont loin d’exclure du bureau, et les longs poèmes de ce membre admis en 1866 émaillent les Mémoires de 1902 à 1925. C’est même la littérature qui contribue à féminiser la Société, avec l’adhésion de Marguerite Henri-Rosier en 1911. Il est vrai que ces chantres du pays natal contribuent à entretenir l’amour de la petite patrie dont se nourrit aussi le goût de l’histoire comtoise. La Société d’émulation du Jura est un marqueur de l’identité locale à laquelle sont attachées des familles qui s’identifient à leur ville et à leur pays. Héritiers d’une tradition familiale

L’adhésion à la Société matérialise donc le sentiment d’appartenance locale. Elle ne caractérise pas forcément des familles anciennement implantées, mais donne plutôt la mesure du patriotisme jurassien et, au-delà, d’un régionalisme culturel. On pourrait multiplier les exemples de ces lignées au sein desquelles on appartient de père en fils à la Société. L’adhésion se fait héréditaire au cours du XIXe siècle.

Ainsi en va-t-il au sein de la famille Prost, de Camille, déjà cité, à ses deux fils Henri et Maurice. Même transmission de père en fils avec les Genoud : le père, banquier puis greffier                                                                                                                13 Mémoires, 1921, p. XXI-XXIII ; M. VERNUS et M. ROCHE, Dictionnaire …, ouvrage cité, p. 69, mais la notice est totalement erronée. 14 Ibidem, p. XIX ; M. ROCHE et M. VERNUS, Dictionnaire …, ouvrage cité, p. 330.

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du tribunal civil de Lons, est admis en 1912 ; cinq ans plus tard, son fils Robert devient membre alors qu’il est étudiant. Si ce dernier n’a jamais publié, il sera le secrétaire le plus zélé, portant lui-même à domicile les convocations aux séances et faisant canne sur les trottoirs de la ville… De génération en génération, les Laloy, devenus parisiens, symbolisent leur attachement au Jura et à la maison familiale de Rahon : Léon, contrôleur des finances, est admis comme membre correspondant en 1920, précédé en 1918 par son fils Louis, ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé des lettres et grand ami de Debussy15. Quant aux Trouillot, c’est en famille qu’ils viennent à la Société, de l’oncle du député Georges Trouillot à la femme de ce dernier et à ses deux petites-filles16… L’appartenance à la Société est avec le temps comme intégrée au patrimoine familial. Cette évolution contribue à l’esquisse d’une communion des élites bourgeoises et des lignées nobles dans la ferveur d’une patrimonialisation des liens qui symbolisent l’identité locale et qui sont érigés en « biens de famille » dans la noblesse locale. Châtelains et rentiers détenteurs d’archives et de bibliothèques17

Le plus bel exemple, dans la période étudiée, est aussi le plus connu : le vicomte André d’Aligny (1876-1938)18, admis à la Société en 1911, deux ans après la mort de son père, prend sa suite comme membre résidant dans le département. Polytechnicien, il ne publie pas mais réalise un travail considérable et des plus utiles à l’érudition comtoise : le classement et l’édition du catalogue19 de la bibliothèque du château de Montmirey-la-ville – la plus belle bibliothèque privée de la province, riche de l’héritage des Chifflet, du président Bourgon, amateur des belles reliures de l’atelier bisontin Abich, du conseiller Droz et du chanoine Suchet, le tout complété par son père, bibliophile averti – soit au total 1 784 manuscrits et 10 341 volumes. Sa démarche illustre parfaitement la culture de l’ancien second ordre : la gestion de son patrimoine culturel l’introduit dans les réseaux d’échange scientifique et l’amène à vivre une condition d’historien20. Aussi surmonte-t-il les réticences que lui inspire le noyau républicain de la Société d’émulation, contrairement à beaucoup de ses amis nobles et royalistes ; il y bénéficie des conseils et de la compétence des chartistes. D’autres propriétaires d’archives privées se montrent coopératifs et s’ouvrent aux demandes des chercheurs dans une forme de confraternité académique. Le vicomte Urbain de Chivré, continuateur de son beau-père Charles Berthelet à la Société et au manoir de la Chevance d’or21, a accès en voisin aux archives du château d’Arlay et au chartrier des Chalon. Il transmet à un instituteur – Honoré Carrez, secrétaire de la société – une minute notariale utile à la monographie communale qui est l’œuvre principale de ce dernier22. De même le commandant Chomereau de Saint-André, propriétaire du château de Verges, de son chartrier

                                                                                                               15 Vincent LALOY, Chronique intime d’une famille franc-comtoise au XIXe siècle, Paris, Belles-lettres, 1986, 353 p. 16 Suzanne BRELOT, « Les femmes dans l’histoire de la Société d’émulation du Jura », article cité, p. 238. 17  Claude-­‐Isabelle  BRELOT,  La  noblesse  réinventée.  Nobles  de  Franche-­‐Comté  de  1814  à  1870,  Paris,  Belles-­‐Lettres,  1992,  1243  p.  en  2  tomes.  Cf.  tome  2,  p.  663  sq.,  861  sq.  et  870-­‐877.    18 M. VERNUS et M. ROCHE, Dictionnaire …, ouvrage cité, p. 413. 19 Baron d’ALIGNY et A. PIDOUX de La MADUERE, Catalogue de la bibliothèque franc-comtoise du château de Montmirey-la-ville, Besançon, Jacques et Demontrond, 1931, 1080 p. 20 Claude-Isabelle BRELOT, La noblesse réinventée…, ouvrage cité, t. II, p. 851 notamment ; Charles-Olivier CARBONELL, Histoire et historiens … (1865-1885), ouvrage cité, p. 240-241. 21 Henri BOUCHOT, La Franche-Comté, Paris, Plon, 1904, p. 245-248. Charles Berthelet, archéologue, est membre correspondant du Comité des travaux historiques et scientifiques. 22 Mémoires, 1922-23, p. XVI. Honoré Carrez, directeur d’une école de garçons à Lons, publie dans les Mémoires de la Société d’émulation du Jura (1922-1923) une monographie de La Chaux-des-Crotenay.

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et de ses archives, communique à Émile Monot les documents relatifs à Xavier de Verges, guillotiné par décision du tribunal révolutionnaire23, ce qui favorisera le dépôt ultérieur du fonds aux Archives départementales du Jura24. Ainsi, la possession d’archives familiales invite à leur consultation. Elle place la noblesse dans un environnement culturel favorable à l’épanouissement d’une sensibilité historique, et ce bien de famille la met dans une condition d’historien. Plus que jamais, « les noblesses vivent de leur mémoire25 » avec le développement d’une « culture d’ordre » au XIXe siècle. Elles se trouvent ainsi prédisposées à une adhésion aux sociétés savantes, au sein desquelles se réalise la fusion des élites de la naissance et de celles de la méritocratie. Leur présence donne à la Société d’émulation du Jura un cachet de sociabilité mondaine, même si l’aristocratie locale lui préfère l’Académie de Besançon. Les Vogüé se contentent d’y voir adhérer leur régisseur dans les années 1920 en la personne de Georges Tournier mais leur aïeul, le Prince d’Arenberg, héritier des Chalon-Arlay, était membre de la Société à sa fondation. Toutefois ce modeste cercle d’une petite ville est sensiblement moins emparticulé qu’il ne l’a été au début du siècle et que ne l’est l’Académie de Besançon, à 5,89 % de nobles contre 25 %26. Expatriés attachés à leur département d’origine : force du lien au lieu

D’autres, qui portent un nom moins chargé d’histoire mais cependant célèbre, entretiennent un lien symbolique en adhérant à la Société. Époux d’une nièce de Jules Grévy, Sarlin-Grévy adhère en 1919 en se déclarant résidant dans le département, à Mont-sous-Vaudrey, village natal de l’ancien président de la République27. Quant au vicomte Georges Le Courbe, il est fidèle à la mémoire du général-comte, son grand oncle, dont la Société a mis au concours l’éloge en 1836 et dont son père a relevé le titre en 1864 ; retiré en Saône-et-Loire au terme d’une carrière militaire qui l’a éloigné du Jura, il est adhérent comme membre correspondant à partir de 1909. Tous les horizons sociaux et toutes les sensibilités politiques participent à ce mouvement, d’un membre de la famille Pichegru au Prince Eugène de Bauffremont-Courtenay, dont la famille tenait hôtel à Poligny (Jura) à l’époque moderne. Tout aussi symbolique est l’adhésion des membres correspondants qui maintiennent par elle la fidélité au berceau de leur lignée, où ils ont gardé une maison de famille. Louis et Léon Laloy poursuivent ainsi la présence de leur famille dans le Jura28. Quant au peintre Jules Albert, qui vit en Saône-et-Loire, il conserve par son appartenance à la Société le souvenir de son ancêtre, restaurateur dans le département du château de Cornod et baron du Premier Empire. L’attachement au manoir de La Chevance d’or explique de même l’intérêt pour la Société de Charles Berthelet puis de son gendre, le vicomte Urbain de Chivré. Enfin, quelques chercheurs conservent une relation privilégiée avec leur premier territoire de recherche, même s’ils n’y sont plus actifs. Le plus illustre est Lucien Febvre. Comtois par son                                                                                                                23 Mémoires …, 1941, p. VI. 24 Archives départementales du Jura, 5 J. 25 Marc BLOCH, « Sur le passé de la noblesse française : quelques jalons de recherche », Annales d’histoire économique et sociale, 1936, p. 377. 26 Claude-Isabelle BRELOT, La noblesse réinventée …, ouvrage cité, t. II, p. 632-638. À sa fondation, la société d’émulation du Jura compte un noble sur quatre, comme l’Académie de Besançon. Au cours de la période étudiée, les 20 noms nobles ou d’apparence noble représentent 5,89 % des 333 membres de la Société, en effectifs cumulés. 27 Vincent LALOY, Chronique intime…, ouvrage cité, p. 191. 28 Vincent LALOY, Chronique intime …, ouvrage cité, p. 257-310.

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ascendance paternelle, mais surtout historien de Philippe II et la Franche-Comté, il est sollicité par la Société bien après la soutenance de sa thèse ; après l’achat d’une maison de campagne dans le département29, il nouera des amitiés, encouragera la rénovation de la Société après la seconde guerre et dispensera ses conseils lors de la reprise d’activité de la Fédération des sociétés savantes de Franche-Comté30. UN RÉSEAU DE FINANCEMENT, DE SOCIABILITÉ ET DE LECTURE

Qu’en est-il de tous ceux qui, nombreux, ne connaissent aucune de ces motivations ? Payant leur cotisation, ils font figure de mécènes au petit pied. Quelques-uns sont assidus aux séances : ce public cultivé, souvent diplômé de l’enseignement supérieur, constitue un auditoire fidèle à une culture encyclopédique et gardant un intérêt pour l’histoire malgré des choix professionnels qui en sont bien éloignés, de la médecine aux carrières juridiques, de la banque à la fonction publique et de l’industrie aux compagnies d’assurances. Ils achètent et lisent les publications, ce dont témoignent bien des bibliothèques privées. Plusieurs, enfin, se distinguent en faisant du recrutement : Mademoiselle Taviot, l’une des premières femmes admises à la Société – son nom apparaît en 1906 comme membre résidant au chef-lieu – manifeste un enthousiasme communicatif. Ni historienne ni archéologue ni jurassienne, mais professeur d’allemand au lycée de jeunes filles, elle parraine plusieurs nouveaux adhérents dans les années suivantes31. Elle ne saurait donc pas être considérée comme inactive : invisible dans les publications mais présente aux séances, elle est un élément dynamique dans la vie locale. Son action souligne l’intérêt d’une étude des parrainages. Paradoxale est donc la conclusion de cette étude : tous les membres des sociétés savantes sont actifs, chacun l’étant à sa manière. Les membres apparemment inactifs ont seulement une moindre visibilité que les chercheurs qui publient leurs travaux – et qui sont parfois moins attachés à la société qui édite leurs résultats que les adhérents invisibles. Une étude fine des listes de présence et des parrainages qui régulent l’admission aux cercles érudits souligne leur rôle essentiel dans les réseaux de parenté, de sociabilité et de notabilité qui irriguent le recrutement et la vie quotidienne des associations. Après la mort d’un membre, son adhésion est relayée par ses proches – et elle se fait alors autant familiale qu’individuelle. Dans cette vie sociale, les femmes tiennent une place non négligeable à partir des années 1910. L’analyse met ainsi en évidence des niveaux différents d’activité au sein des sociétés savantes : adhésion, financement par le paiement d’une cotisation, patriotisme local et régionalisme, assiduité aux séances, présence au congrès des fédérations régionales, achat éventuel des publications, lecture des Mémoires, participation au bureau et, enfin, publication. Le statut de publiant n’est pas le seul critère d’activité et les sociétés savantes ne sont pas des laboratoires de recherche façon 2012 ! Ainsi se trouve affinée la définition d’une société savante au tournant des XIXe et XXe siècles. Cercle de sociabilité, elle contribue aux liens qui donnent cohésion et vie à la société locale. Vecteur du patriotisme local, elle ne reste pas étrangère aux courants régionalistes. Réseau de recherche assurant la diffusion de l’avancement de la connaissance, elle est aussi réseau de financement des publications, la cotisation annuelle étant quasiment assimilable au mécénat.                                                                                                                29 Au Souget, à Saint-Amour (Jura). Son père était originaire de cette commune, où Lucien Febvre fut enterré ; cf. Fernand BRAUDEL, « Lucien Febvre », Annales, Economies, Sociétés, Civilisations, 1956, p. 289-291. 30 C.-I. BRELOT, « Pour l'histoire récente des sociétés savantes..., article cité. 31 S. BRELOT, « Les femmes dans l’histoire de la Société d’émulation du Jura », article cité.

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Lieu d’érudition, elle assure aux savants et aux amateurs un lectorat et un auditoire. Aux administrateurs, elle offre un moyen de connaissance de leur circonscription et, quelques décennies plus tard, elle sollicitera leur concours pour un ouvrage relatif à l’histoire économique et sociale du département32. Sa fonction de sociabilité – de moins en moins mondaine – est essentielle à la vie locale comme à la diffusion de la connaissance.

                                                                                                               32 Ainsi plusieurs chefs de service donnent une contribution en 1953 à l’Enquête sur le Jura depuis cent ans. Étude sur l'évolution économique et sociale d'un département français de 1850 à 1950, volume hors série publié en 1953 par la Société d’émulation du Jura.

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MARTINE FRANÇOIS

LES MÉDECINS LYONNAIS DANS LA VIE DES SOCIÉTÉS SAVANTES

La région Rhône-Alpes est, depuis 2009, une zone test pour la France savante. Plusieurs sociétés se sont associées au CTHS pour entrer leurs fichiers de membres. Plusieurs académies ou sociétés anciennes ont actuellement entre 300 et 700 membres répertoriés. Un très grand nombre de ces savants présentent une appartenance à plusieurs sociétés, régionales, et pour certains nationales. Plus de 3 330 savants sont répertoriés pour la région, dont plus de 2 000 pour le seul département du Rhône. En travaillant sur plusieurs sociétés de la deuxième moitié du XIXe siècle, j’ai été surprise du nombre important de médecins adhérents ou fondateurs de compagnies savantes. J’ai donc proposé de les prendre pour objet d’étude. Je me suis attachée plus particulièrement à une recherche sur les médecins lyonnais de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à l’entre-deux-guerres. Les médecins dans les sociétés rhodaniennes

En octobre 2012, sur 2 107 savants appartenant à des sociétés rhodaniennes, nous retrouvons 365 médecins, 58 pharmaciens, 37 vétérinaires, soit plus de 20 % des membres de ces compagnies. Notons, de plus, qu’aucun dépouillement spécifique des sociétés médicales n’a été opéré. Si nous comparons aux statistiques d’autres régions, nous nous apercevons que nous sommes à 11 % sur l’ensemble national en incluant tous les médecins et pharmaciens membres des sociétés médicales nationales et entre 5 et 9 % si l’on prend d’autres départements pour lesquels un travail de saisie de savants a été opéré (Ile-de-France, Drôme, Corrèze, Loire). Pourquoi une spécificité lyonnaise ?

Dès le concile d’Orléans en 549, la ville de Lyon s’est dotée d’un premier hôpital. Cette activité hospitalière ne s’est jamais démentie au cours des siècles. Un autre élément majeur doit être pris en compte, c’est le rôle de l’imprimerie lyonnaise dans le développement de l’édition médicale en France. En 1478, c’est à Lyon que paraît la première édition traduite en langue française de la Grande chirurgie de Guy de Chauliac1, chanoine puis hôtelier de l'hôpital Saint-Just. Des grands médecins et chirurgiens, souvent venus d'Italie, exercent dans les hôpitaux lyonnais et publient des ouvrages scientifiques : Lanfranc de Milan2 compose à Lyon sa Chirurgia Parva, Guy de Chauliac, Claude Viste,3 Martin Conras4 Symphorien Champier5, etc.

                                                                                                               1 Guido de Cauliaco (1290?-1368) Médecin et chirurgien. - Chanoine. - Originaire de Chaulhac en Lozère 2 Lanfranc de Milan (1245?-1306) ou Lanfrancus Mediolanensis (1245?-1306)sous la forme internationale latin Médecin et chirurgien. – Il exerce en France à partir de 1290 3 Claude Viste (14e s) mentionné comme barbier chirurgien, soignant la peste dans Notes et documents pour servir à l'histoire de Lyon: 1350-[1610] 4 Martin Conras fut le premier médecin attaché au premier hôpital de l’Hôtel-Dieu de Lyon en 1454

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C’est vers 1540 que Michel Servet6 fit, le premier, une description assez précise de la circulation sanguine et pulmonaire. Ces avancées médicales furent suivies par les prémices de la thérapie animale. En effet, en 1760 Claude Bourgelat7, fonda à Lyon la première école vétérinaire du monde. Située grande rue de la Guillotière jusqu’en 1797, puis à Vaise jusqu’en 1977, elle est aujourd’hui à Marcy l’Etoile, en proche banlieue. Au début du XIXe siècle, les deux hôpitaux du centre ville, L’Hôtel-Dieu et la Charité, proposaient cinq-cents lits. L’Hôtel-Dieu, héritier des premiers hôpitaux de la ville, avait été créé dès le XIe siècle. Il fut reconstruit au XVIe siècle et l’hôpital de la Charité fut construit à la fin du XVIe siècle pour les malheureux et les enfants abandonnés. Il fut détruit en 1934 pour insalubrité. A ces deux précurseurs vont s’ajouter plusieurs centres hospitaliers dans le courant du XIXe siècle. L’Antiquaille, sur la colline de Fourvière, occupe un ancien couvent et deviendra un centre important de soins pour les rejetés de la société, syphilitiques, détenus des prisons, asile pour les mendiants et les aliénés. L’hôpital du Vinatier et Saint-Jean-de-Dieu pour les maladies mentales et l’hôpital de la Croix-Rousse pour les maladies infectieuses virent également le jour. Entre 1830 et 1860, furent ouverts un hospice de vieillards à la Guillotière, l’hospice du Perron pour les incurables, l’hôpital Desgenettes et Saint-Eugénie dans la proche banlieue lyonnaise ; pourtant, contrairement à Paris ou à Montpellier, Lyon ne fut dotée que tardivement d’une faculté de médecine. Lyon est donc plus une ville de culture hospitalière avec de grands et puissants médecins qui y sont attachés et y trouvent les débouchés de carrière professionnelle importants. C’est grâce à son organisation hospitalière que Lyon sera, aux XIXe et XXe siècles, actrice de premier plan dans la modernisation de la médecine. Les avancées médicales lyonnaises

Symphorien Champier créa au XVIe siècle un Collège de médecine qui traversa plusieurs siècles. Il fut le précurseur de la première société de médecine de Lyon qui fut créée en 1789. C’est la Société nationale de médecine et de sciences médicales de Lyon (souvent appelée communément la “société de médecine de Lyon” dans la littérature. Elle fut fondée sous l'impulsion d'un groupe de médecins lyonnais conduits par Marc Antoine Petit8 qui devint plus tard chirurgien-major de l’Hôtel-Dieu. Il est l’initiateur de l’enseignement médico-chirurgical de Lyon, qui aboutira en 1821 à la création de l’École secondaire de médecine. Il fut conseiller municipal, président de la société de médecine ainsi que président de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon. Au XIXe siècle, les progrès techniques vont s’accélérer… A Lyon, les premières s'enchaînent. Entre 1841 et sa mort, Charles Gabriel Pravaz9 met au point une seringue qui va permettre l'injection de médicaments. En janvier 1847, Amédée Bonnet10 réalise la première anesthésie

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                         5 Symphorien Champier (1471-1538) fut médecin à Lyon aux côtés de François Rabelais. Il créra le Collège des médecins de Lyon. 6 Michel Servet (1509-1553) Il se fixa àcomme médecin Vienne (Isère) sous le nom de Michel de Villeneuve. 7 Claude Bourgelat (1712-1779), écuyer du roi Louis XV et directeur du manège de l'abbaye d'Ainay. 8 Marc-Antoine Petit 1766-1811, premier chirurgien-major de l’Hôtel-Dieu de Lyon. Il donna en 1795 le premier cours de clinique chirurgicale de Lyon. 9 Charles Gabriel Pravaz (1791-1853), chirurgien orthopédiste 10 Amédée Bonnet (1809-1858), chirurgien de l’Hôtel-Dieu

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à l'éther ; en 1896, Etienne Destot11 réussit les premières radiographies ; Claude Bernard12 fut à la même époque l'homme de la "médecine expérimentale", et Léopold Ollier13 fut celui de la "chirurgie expérimentale". L'Antiquaille a été à l'origine d'une véritable école dermato-vénérologique lyonnaise, où s'illustrèrent Antoine Gailleton14 et Victor Augagneur15. On trouve dans le secteur médical lyonnais deux traditions : la recherche médicale appliquée (clinique et fondamentale) réalisée dans les hôpitaux et la recherche dans les industries et les officines biologiques et pharmaceutiques. Cette synergie explique l’essor des médecins lyonnais. Les sociétés savantes médicales du XVIe siècle

Outre la Société nationale de médecine et de sciences médicales de Lyon créée en 1789, un nombre important de sociétés liées à la médecine ont vu le jour dans le département du Rhône tout au long du XIXe siècle :

- La Société de pharmacie de Lyon, créée en 1806 - La Société homéopathique lyonnaise, créée en 1830

En effet, le Comte Sébastien de Guidi16, exilé de Naples, introduit l’homéopathie à Lyon, et de là en France, peu de temps avant l’installation d’Hahnemann à Paris (1835). Le premier congrès mondial d’homéopathie se tint à Lyon en 1833. Revenons aux sociétés médicales lyonnaises : nous rencontrons : la Société médicale d’émulation de Lyon, créée en 1840 ; les Amis du musée d’histoire de la médecine et de la pharmacie de Lyon, société créée en 1854 ; la Société des sciences médicales créée en 1861 ; la Société d’anthropologie de Lyon, créée en 1881 ; la Société d’ophtalmologie de Lyon, créée en 1890 ; la Société de chirurgie de Lyon, créée en 1897 ; la Société des sciences vétérinaires et de médecine comparée de Lyon, créée en 1898 ; la Société de médecine et de santé au travail de Lyon, créée en 1942 et qui est la plus ancienne société de médecine du travail en France ; la Société lyonnaise d’histoire de la médecine ; sans oublier non plus l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon qui possède un sous- groupe médical dans sa section des sciences. Ces sociétés médicales n’avaient pas, ou peu, de revues propres. Il n’est d’ailleurs pas facile de trouver des listes de leurs membres. En revanche, il apparaît que l’ensemble de ces sociétés publiaient dans deux revues : la Gazette médicale de Lyon, créée en 1849 et Le Lyon médical créé en 1869. La page de couverture du Lyon médical indique clairement qu’il est l’organe officiel de la Société nationale de médecine, de la Société des sciences médicales, de la Société médicale des hôpitaux, de la Société de chirurgie et du Comité médico-chirurgical des hôpitaux. Même si la Faculté de médecine de Lyon ne fut fondée qu’en 1877, il faut tout de même rappeler que tous ces médecins, chirurgiens, vétérinaires, enseignaient à l’École secondaire de médecine jusqu’à cette date. Ils formaient, en outre, à la médecine pratique un nombre                                                                                                                11 Etienne Destot (1864-1918), médecin anatomiste 12 Claude Bernard (1813-1878), médecin physiologiste 13 Louis Xavier Edouard Léopold Ollier (1830-1900), orthopédiste 14 Antoine Gailleton (1829-1904), chirurgien-major de l’Antiquaille et maire de Lyon 15 Victor Augagneur (1855-1931), médecin et homme politique 16 Sébastien des Guidi (1769-1863) descendait d'une très ancienne et riche famille d'origine florentine. Exilé d’Italie, il devint profeseur de mathématiques au Collège de Privas en Ardèche, puis au lycée de Lyon. Il devint docteur es-sciences et docteur en médecine. Retournant en Italie pour régler des affaires de famille, il rencontra le Docteur Simone et le Docteur de Romani de Naples .

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important de jeunes collègues dans leurs services hospitaliers. Les grands médecins et les sociétés savantes

Le premier médecin lyonnais que nous rencontrons, membre d’une société savante, est sans doute Camille Falconnet, médecin de Louis XIV, l’un des membres fondateurs de l’Académie de Lyon et membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Nous trouvons ensuite Louis Vittet17, premier médecin maire de Lyon. Parti à Montpellier pour y soutenir sa thèse de médecine, il fut ensuite agrégé au Collège de médecine de Lyon. Il prit la responsabilité de l’administration municipale en 1790 il fut élu à l’Assemblée puis au Conseil des Cinq-Cents. Hostile au coup d’État du 18 Brumaire, il quitta la politique et retourna à ses travaux scientifiques. Il ouvrit à Lyon la première école de sages-femmes. Il était membre de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon. L’importance des médecins dans la gestion municipale ne se démentira pas tout au long des XIXe et XXe siècles. Qui sont les médecins membres de sociétés savantes ?

Je voudrais maintenant présenter quelques-uns de ces grands médecins, les placer dans les réseaux des sociétés savantes lyonnaises et nationales. Gabriel Pravaz, dont nous avons déjà parlé, fut le premier orthopédiste à réduire les luxations congénitales de hanche, « redresseur des enfants », il est aussi l’inventeur de la seringue avec aiguille creuse en 1853. Il reste lui, très attaché au domaine médical et ne fera partie que de sociétés liées à ses activités. Il est membre de l’Académie de médecine, de la société lyonnaise de médecine et de l’Académie de Lyon dans sa section médicale. Claude Bernard fut membre de nombreuses sociétés savantes, dont l’Académie française, l’Académie de Lyon, la société philomathique, la Société pour l’avancement des sciences, l’Académie de médecine, mais je n’ai trouvé aucune appartenance à des sociétés médicales lyonnaises. Professeur au Collège de France et à la Sorbonne, il faut supposer que ses activités parisiennes et nationales prirent le pas sur ses liens aux réseaux lyonnais. Louis Léopold Ollier est, quant à lui, un des principaux fondateurs de la chirurgie osseuse et articulaire. Il consacra sa vie à la chirurgie de l'appareil locomoteur, des articulations, des membres en particulier. Chirurgien-major de l'Hôtel-Dieu de Lyon en 1860, il devint un personnage de première place en Europe, avec son Traité des Résections paru en 1885. Il appartenait à de nombreuses sociétés savantes : l’Académie des sciences dont il fut membre associé de 1883 à 1900 ; l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon dont il fut président en 1900 ; l’Académie nationale de médecine, la Société nationale de médecine et de sciences médicales de Lyon ; l’Association française pour l’avancement des sciences ; la Société de chirurgie de Lyon dont il fut membre fondateur en 1897 ; la Société d’anthropologie de Lyon ; mais aussi l’Association lyonnaise des amis des sciences naturelles qui fut l’élément créateur du Musée Guimet de Lyon et du Muséum de la ville, ainsi que la Société de géographie de Lyon, dont il fut l’un des membres fondateurs. Il est donc, à la fois, membre de sociétés médicales nationales et lyonnaises et de sociétés portant sur d’autres disciplines, sciences naturelles, anthropologie, géographie C’est un homme puissant, recherché, qui entre dans d’autres réseaux de sociabilité.

                                                                                                               17 Louis Vittet (1736-1809) médecin et homme politique

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Amédée Bonnet est chirurgien de l’Hôtel-Dieu de Lyon ; il est l’un des précurseurs de la chirurgie orthopédique. Son ancrage lyonnais est très puissant et son nom reste très connu des habitants de la ville. Alors qu'il est jeune chirurgien aide-major, au moment de la deuxième révolte des canuts en 1834, il n'hésite pas à braver l'interdiction de quitter l'Hôtel-Dieu, interdiction écrite dans le règlement, et à risquer une révocation, pour aller soigner les insurgés blessés et réfugiés dans l'église Saint-Bonaventure. Il y reste deux jours avant de s'opposer à l'entrée des soldats dans l'église. Il mourut à 49 ans et il était si populaire dans la ville qu’une souscription publique fut ouverte pour élever un monument à sa mémoire. Il était membre de l’Académie nationale de médecine, de l’Académie nationale de chirurgie, de la Société nationale de médecine et de sciences médicales de Lyon, de la Société médicale d’émulation de Lyon, de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon, de la Société d’horticulture pratique de Rhône. Avec lui, on voit bien la distinction entre sociétés médicales et autres disciplines, mais aussi entre sociétés nationales et appartenances locales. Il a prononcé de nombreux discours à l’Académie et écrit nombre d’articles pour la Gazette médicale. On trouve aussi dans les annales du Muséum de Lyon des articles sur L'Onyx dans l'ancienne Égypte, par A. Bonnet,... suivi d'une Étude sur le nom égyptien de l'onyx, par Victor Loret, c’est-à-dire des travaux scientifiques non médicaux qui montrent l’ouverture d’esprit et la variété des intérêts qu’il développait. On trouve aussi de lui un mémoire sur L’oisiveté de la jeunesse des classes riches, lu à l’Académie de Lyon ! Nous pouvons le comparer à un médecin moins connu, Gaspard Alphonse Dupasquier,18 dont Amédée Bonnet a fait l’éloge funèbre. Il fut titulaire de la chaire de chimie et de pharmacie à l’école secondaire de médecine. Il est aussi membre de nombreuses sociétés savantes : l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon, de 1828 à 1848 ; la Société nationale de médecine et de sciences médicales de Lyon ; la Société d’agriculture de Lyon ; la Société de pharmacie de Lyon ; la Société linnéenne de Lyon, dont il fut secrétaire ; la Société des amis des arts de Lyon et aussi, comme membre correspondant, l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen. Ses appartenances sont variées, mais toutes provinciales, voire lyonnaises. Le chirurgien-major a des relations avec la capitale ; le médecin, professeur à l’école de médecine, a entièrement bâti ses réseaux localement. Joseph-Pierre Pétrequin19, l’un des vingt-quatre chirurgiens français qui occupèrent le poste éminent de chirurgien-major de l’Hôtel-Dieu de Lyon, professeur-adjoint de clinique chirurgicale, il fut élu à l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon dont il sera président en 1859 et deviendra membre émérite en 1871. En 1862, il est élu également président de la Société nationale de médecine et de sciences médicales de Lyon. Il était, par ailleurs, membre honoraire de très nombreuses sociétés savantes dont l’Académie royale de médecine belge et correspondant national de la Société de chirurgie. C’est à son initiative, en 1863, que l'ensemble des sociétés savantes de Lyon demandèrent à Victor Duruy, le ministre de l'Instruction publique, la transformation de l'École préparatoire de médecine en faculté de plein exercice ; il n'aura de cesse, jusqu'à sa mort, de défendre cette cause dont il ne verra pas la réalisation puisque ce n'est qu'en 1877, un an après son décès, que la Faculté de médecine de Lyon verra le jour. Lui aussi n’est membre que de sociétés lyonnaises : l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon dont il fut président en 1860 ; la Société nationale de médecine et de sciences

                                                                                                               18 Alphonse Dupasquier (1793-1848) 19 Joseph-Pierre Pétrequin (1809-1876)

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médicales de Lyon, l’Académie nationale de chirurgie, et l’Association lyonnaise des amis des sciences naturelles. Charles-Emile Lortet20 est le petit-fils de Clémence Lortet21, née Richard, brillante botaniste lyonnaise et cofondatrice de la Société linnéenne de Lyon. Il est le troisième fils de Pierre Lortet 22médecin et naturaliste géologue, philosophe, membre de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon. Il est aussi artiste-peintre ; franc-maçon, il exerce son métier en direction des pauvres. Universaliste, il fonda également la Société protectrice des animaux. Charles-Émile hérita de son père un intérêt pour de multiples disciplines : il fut médecin, botaniste, zoologiste, paléontologue, égyptologue, anthropologue, etc. Il toucha à tous les domaines des sciences naturelles (zoologie, entomologie, malacologie...) et humaines (archéologie et anthropologie). Ainsi, il gravit deux fois le Mont-Blanc dans la même semaine pour étudier certains aspects de la physiologie cardiaque et respiratoire en altitude, collectionna les crânes humains provenant de diverses régions pour des études anthropologiques, étudia la momification des animaux en Haute Égypte, améliora sensiblement la connaissance du Moyen-Orient. Nommé professeur d'histoire naturelle à la Faculté de médecine de Lyon, il fut rapidement chargé de cours de zoologie à la Faculté des sciences. Plus tard, en 1877, il sera le premier doyen de la Faculté mixte de médecine et de pharmacie de Lyon. Il dirigea ensuite le Muséum d'histoire naturelle de Lyon de 1870 à sa mort. Il est, à ma connaissance, membre de quatorze sociétés savantes : l’Académie des sciences ; l’Académie nationale de médecine ; la Société nationale de médecine et des sciences médicales de Lyon ; la Société d'anthropologie de Lyon ; la Société linnéenne de Lyon ; la Société botanique de Lyon ; la Société physiophile de Lyon ; l’ Association lyonnaise des amis des sciences naturelles ; naturellement, l’ Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon ; comme tous les notables lyonnais, la Société de géographie de Lyon ; mais aussi le Club alpin français ; la Société botanique de France ; la Société des sciences naturelles de l'Ouest de la France ; et le Comité des travaux historiques et scientifiques. Il prit une part active dans la création de l’École de médecine de Beyrouth et fut membre de l’Institut égyptien. Il s’est aussi intéressé aux découvertes archéologiques de Solutré, avant de partir en mission archéologique en Égypte et de ramener une trentaine de momies qu’il légua ensuite au Muséum. C’est l’exemple type des grands chercheurs de cette fin du XVIe siècle. Très impliqués dans la vie publique, ils ont un réseau de relations qui dépasse largement leur discipline : s’il appartient à la Société des sciences naturelles, c’est pour créer le Muséum d’histoire naturelle qui regroupe aussi les pièces archéologiques ramenées par les voyageurs et les archéologues, et principalement par Guimet... Ils sont presque tous membres fondateurs de la Société de géographie, non pour la géographie en elle-même (le phénomène Vidalien n’était pas encore inscrit dans notre histoire) mais parce que cette société allait ouvrir la ville à l’international. Jean-Léo Testut23 est le représentant type de l’ascension sociale de la fin du XVIe siècle. Fils d’un ouvrier périgourdin, il perd sa mère à l’âge de six ans. Repéré par le curé et l’instituteur, il entreprend des études secondaires puis universitaires d’abord à Bordeaux puis à Paris. Nommé à la chaire d’anatomie de Lille, il permute avec un collègue pour Lyon, où il restera trente-trois ans, jusqu’à sa retraite. Médecin et anatomiste, il est également anthropologue, archéologue, préhistorien. Professeur d'anatomie à Lyon, on lui doit un traité d'anatomie                                                                                                                20 Louis Charles-Emile Lortet (1836-1909) 21 Clémence Lortet (1772-1835) 22 Pierre Lortet (1792-1868), 23 Jean-Léo Testut (1849-1925)

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célèbre, le Traité d'anatomie humaine rédigé en collaboration avec son élève André Latarjet ; il reste une référence dans cette discipline. Il s’intéressa particulièrement à la préhistoire du Périgord, où il passait trois mois chaque année. Il écrira des monographies sur Beaumont, le château de Biron, le village et l’abbaye de Cadoin et naturellement sur St Avit, sa basilique et les vestiges, son château médiéval et publia un traité sur l’homme de Chancelade. Le musée d’histoire de la médecine de Lyon porte son nom. Les sociétés savantes auxquelles il avait adhéré représentent bien ses goûts et ses disciplines de recherche : l’Académie nationale de médecine, la Société nationale de médecine et des sciences médicales de Lyon, la Société d'anthropologie de Lyon et la Société préhistorique française. À Lyon, dès 1917, l'un des pionniers de la cancérologie fut le professeur Léon Bérard24. En 1923, il inaugure à l'Hôtel-Dieu le second centre anticancéreux français, après Bordeaux : le Centre Léon Bérard se distingue encore aujourd'hui dans la recherche pour la lutte contre le cancer. Il était membre de l’Académie des sciences, de l’Académie nationale de médecine, de la société nationale de médecine et de sciences médicales de Lyon, de la Société de chirurgie de Lyon, de l’Association française pour l’avancement des sciences. Reconnu nationalement, il cumulait lui aussi les appartenances parisiennes et lyonnaises. Il ne faut pas oublier Edmond Locard25, à la fois médecin et juriste, qui créa la police scientifique après son maître Lacassagne. Il a rédigé Le Traité de police scientifique en 7 volumes dont les grandes lignes sont encore en usage de nos jours. Original, il s’intéressa beaucoup au théâtre, à la philatélie, défendit les représentations du guignol lyonnais et écrivit des articles dans nombre de journaux locaux des critiques artistiques. Il n’appartenait pas, semble-t-il, aux sociétés médicales lyonnaises ou nationales mais plutôt à des sociétés généralistes comme l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon, la Société historique, archéologique et littéraire de Lyon, la Société d’anthropologie de Lyon, la Société linnéenne. Critique et très ironique, - la Société botanique était, disait-il, sa seule consolation - , il appartenait aussi, avec un certain nombre d’académiciens de son temps, à trois sociétés plus « lyonnaises » que savantes : l’Académie des pierres plantées, l’Académie du Gourguillon et l’Académie du Merle blanc. Caricatures des académies classiques avec conférences et banquets « lyonnais ». Xavier Delore26 fut interne des hôpitaux de Lyon en 1849, puis docteur en médecine de l’université de Strasbourg en 1856. Chirurgien-major de la Charité de Lyon de 1866 à 1878. Il établit le premier la méthode du "massage forcé" pour les pieds bots, les scolioses et les ankyloses. A part l’Académie de médecine, il n’appartenait qu’à des sociétés lyonnaises : la Société nationale de médecine et de sciences médicales, la Société des sciences médicales dont il fut membre fondateur, la Société d’anthropologie de Lyon, la Société de chirurgie de Lyon dont il fut président, et l’Académie de Lyon à laquelle il appartint de 1863 à 1898. Nous pourrions aussi citer les vétérinaires, Chauveau, Arloing, mais je voudrais terminer cette liste qui est loin d’être exhaustive par la personnalité de Fleury Rebatel27. Père de l’épouse d’Édouard Herriot, il était médecin directeur de la maison de santé de Champvert. Il s'est illustré en compagnie de Lacassagne en soignant en 1900 Joseph Vacher, l'égorgeur de                                                                                                                24 Léon Bérard (1870-1956). 25 Edmond Locard (1877-1966) 26 Xavier (Delore1828-1916) 27 Fleury Rebatel (1845-1925)

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bergers dont l’histoire a occupé la une de nombreux journaux dans les années 1900 et dont Bertrand Tavernier a tiré son film, Le juge et l’assassin. Il était membre de plusieurs sociétés savantes non médicales : la Société d’anthropologie de Lyon, la Société botanique de Lyon, la Société de géographie de Lyon et l’Association française pour l’avancement des sciences. Le rôle prépondérant des médecins dans les sociétés savantes vient certainement de la puissance des hôpitaux lyonnais et des centres de recherche qui leur sont associés. En l’absence de véritable faculté de médecine jusqu’au dernier quart du XVIe siècle, les chirurgiens-majors des différents hôpitaux jouissaient d’une grande notoriété et formaient un réseau interne s’étendant aux internes et aux chercheurs. Il ne faut pas oublier que la chimie régionale prenait alors une grande extension et qu’elle créa des filiales pharmaceutiques importantes. Pourtant ces médecins, chirurgiens, pharmaciens ne se limitaient pas à leur discipline hospitalière. Nombre d’entre eux prirent des responsabilités municipales. Nous avons vu plus haut que Vittet avait été le premier médecin maire de Lyon, il fut suivi par Antoine Gailleron28, chirurgien-major de l’hôpital de l’Antiquaille, premier titulaire d’une chaire des maladies cutanées et syphilitiques. Républicain convaincu, il devint conseiller municipal de Lyon dès 1870, puis maire de 1881 à 1890. Pendant son mandat, il améliora considérablement l’hygiène publique et créa un service des eaux moderne et le bureau d’hygiène de la ville. Il modernisa les transports en commun, fit construire plusieurs écoles primaires dans la ville. Il fut également à l’origine de la construction de la Faculté de médecine. Il avait fait entrer son élève et successeur à l’Antiquaille Victor Augagneur29 au conseil municipal en 1888. Celui-ci prit sa place en 1900 à la tête de la mairie et devint le premier maire socialiste de Lyon. Il réduisit le nombre de cabarets, mit en place un service de régie pour le pavage des rues, créa le premier service municipal d’inhumation, ainsi que la première ambulance publique... Il devint en 1905 gouverneur de Madagascar. Beaucoup de médecins devinrent membres du conseil municipal. Au cours des siècles, ils s’occupèrent de l’hygiène publique, des travaux de modernisation de la ville, de l’éclairage public, des services de vaccination, etc. Sous la direction d’Édouard Herriot, plusieurs médecins, tel Léon Bérard, furent adjoints à la mairie et proposèrent des transformations importantes de la politique médicale, comme la création d’hôpitaux modernes. Ce lien entre médecine et politique va vraisemblablement renforcer l’importance de ces hommes dans les réseaux municipaux, et, partant, dans les sociétés savantes locales. S’ils appartenaient aux sociétés médicales, nous l’avons vu, beaucoup étaient membres de sociétés s’occupant des sciences naturelles, d’archéologie, disciplines annexes pour eux, mais ils étaient également immédiatement informés de la création de nouvelles sociétés, comme la Société de géographie, et soutenaient ces nouvelles fondations par leur aval. Ils rencontraient dans ces compagnies les autres notables de la ville – avocats, magistrats, professeurs de l’université, hommes d’affaires, banquiers,... formaient des réseaux puissants. Il serait intéressant de pouvoir comparer l’importance des réseaux médicaux dans une ville importante avec des villes comme Montpellier, Strasbourg Bordeaux ou Paris. S’il est normal que l’importance des médecins dans les sociétés savantes d’une grande ville soit nettement supérieure à celle de régions plus rurales, nous n’avons pour l’instant pas de véritable région qui puisse permettre la comparaison. L’élargissement de la base pourra montrer le nombre de sociétés créées dans chaque région, le rôle de leurs membres et leur influence dans les réseaux locaux.                                                                                                                28 Antoine Gailleton (1829-1904) 29 Victor Augagneur (1855-1932)

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Bruno DELMAS

LES SAVANTS FRANÇAIS MEMBRES DE SOCIÉTÉS SAVANTES ÉTRANGÈRES : L’EXEMPLE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES DE RUSSIE À L’ÉPOQUE SOVIÉTIQUE (1917-1991) À travers le travail déjà réalisé du projet de « la France savante », je voudrais vous en montrer les potentialités en matière de recherche prosopographique, scientifique et sociale, mais aussi examiner les questions que pose ce projet et ainsi faire évoluer la base de données. Si l’entreprise de « la France savante » concerne les membres des sociétés savantes françaises au cours du temps, cette formulation comprend les membres étrangers correspondants et associés. Ces étrangers participent de la vie et du rayonnement de nos sociétés. De la même façon, la question se pose pour les savants français membres correspondants, associés, honoraires ou titulaires d’académies ou de sociétés savantes de pays étrangers. Ces appartenances doivent aussi être prises en compte dans les biographies. Elles font partie de leur rayonnement. On ne peut se priver de la possibilité de connaître la présence et le rayonnement des savants français à l’étranger. Il semble que la réponse doive être nuancée. Mais faut-il aussi mentionner dans l’« Annuaire des sociétés savantes » françaises ces sociétés étrangères ? On a opté d’y faire figurer aussi les sociétés francophones (des XVIIIe et XIXe siècles, celles qui existaient dans les anciennes colonies françaises, celles des DOM, TOM et COM et celles de Belgique, Québec et Suisse). Cela pose la question des sociétés qui ont été francophones aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles et qui ne le sont plus aujourd’hui. Il pourrait être utile de les recenser dans une annexe de l’« Annuaire ». En effet, la seule mention dans les biographies n’est pas suffisante en raison de l’absence de normalisation des noms de celles-ci. L’entrée dans un annuaire impose la normalisation sur le dernier nom et le recensement des appellations antérieures. L’exemple des savants français, membres de l’Académie des sciences de Russie à l’époque soviétique en est l’illustration. En effet, je voudrais en commençant remercier M. Vitali Afiani, directeur des archives de l’Académie des sciences de Russie, qui m’a aimablement fourni la liste des quarante-neuf Français nommés membres correspondants ou membres d’honneur de l’Académie des sciences de Russie à l’époque soviétique entre 1918 et 1971. C’est ce qui m’a permis de faire cette communication. Présentation de l’Académie des sciences de Russie Le mot académie, en Russie comme dans le reste de l’Europe, désigne plusieurs types d’institutions. Avant de désigner des sociétés savantes, les académies, nées en Italie à la Renaissance, étaient des écoles de dessin, d’architecture, de beaux-arts, de musique, etc. et ce

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sens est toujours en usage aujourd’hui. Au cours de l’histoire de la Russie, on rencontre plusieurs académies. L’Académie russe des sciences, appelée aussi Académie des sciences de Russie ou Académie de Saint-Pétersbourg, parfois de Moscou, a été fondée en 1724 par Pierre le Grand, à l’image de ce qu’il avait vu en Europe et notamment en France. En 1925, elle est rebaptisée Académie des sciences de l’URSS à la suite de la création de l’URSS le 30 décembre 1922. Elle a gardé ce nom jusqu’à la chute de l’URSS en 1991, moment où elle a repris son ancien nom d’Académie des sciences de Russie. Elle a contribué à créer des académies des sciences dans chacune des républiques soviétiques. Dès sa création, l’Académie des sciences a organisé des expéditions d’exploration scientifiques de la Russie orientale (Kamtchatka, 1733-1743), de la Sibérie, etc. Aujourd’hui, elle est une institution considérable. Elle se compose de trois-cent-trente-trois membres actifs et de cinq-cent-quatre-vingt-seize correspondants et comporte dix-sept sections : couvrant de façon encyclopédique toutes les sciences et les techniques, dures, biologiques, humaines, sociales, juridiques et économiques. Elle est à la tête d’une trentaine d’instituts de recherche, équivalents de la réunion des CNRS, CEA, INSERM, CNES, etc. Il ne faut pas la confondre avec, d’une part, l’Académie impériale de Russie fondée à Saint-Pétersbourg en 1783 à l’image de l’Académie française par l’impératrice Catherine II et la princesse Dachkov. Cette académie avait pour objet de protéger et d’enrichir la langue russe et d’élaborer un dictionnaire de russe. Elle comptait soixante membres et tenait une séance hebdomadaire. En 1841 elle a été réunie à l’Académie des sciences (2e section). Aujourd’hui, ses attributions sont assurées par un institut de l’Académie, l’Institut Vinogradov de la langue russe. L’Académie russe des beaux-arts est l’autre institution avec laquelle il ne faut pas confondre l’Académie des sciences. C’est l’ancienne Académie impériale des beaux-arts de Saint-Pétersbourg. Elle a été fondée en 1757 sous le nom d’Académie des trois arts nobles, à l’initiative du comte Ivan Chouvalov et sous l’impulsion du célèbre Mikhaïl Lomonossov. Elle est consacrée à l’enseignement artistique professionnel. C’est une école des beaux-arts au sens classique du terme. Elle se compose aujourd’hui de cinq facultés : peinture, sculpture, architecture, graphisme et histoire de l’art. Ces précisions sont nécessaires car on trouve souvent des Français membres de l’Académie de Saint-Pétersbourg ou de l’Académie de Russie, sans que l’on sache exactement de laquelle il s’agit. Le recrutement des savants français Depuis la création de l’Académie des sciences, les savants français ont été nombreux à être nommés dans cette institution, plusieurs centaines en trois siècles. Y a-t-il rupture avec l’époque antérieure ou permanence ? Quelles sont les disciplines privilégiées et pourquoi ? Quelle a été l’évolution des recrutements au cours de cette période, permettent-ils de mesurer l’influence internationale de la science française ? Les relations diplomatiques et les considérations politiques ont-elles joué un rôle important dans les recrutements ? Quarante-neuf français ont été honorés par l’Académie des sciences de Russie à l’époque soviétique. À l’Académie des sciences de Russie, comme dans beaucoup d’autres académies, un étranger peut avoir le statut de membre correspondant ou celui de membre « d’honneur ».

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Souvent, on devient membre d’honneur après avoir été membre correspondant. C’est pourquoi l’on trouve six membres correspondants nommés à l’époque impériale qui ultérieurement ont été nommés membres d’honneur à l’époque soviétique, comme nous allons le voir. La très grande majorité des Français appartiennent aux plus hautes sociétés scientifiques françaises. Sur les quarante-neuf, trente-neuf sont également membres de l’Institut de France : trente-deux pour l’Académie des sciences, sept pour l’Académie des inscriptions et belles-lettres et un pour l’Académie des sciences morales. On peut également ajouter que quatre sont membres de l’Académie de médecine, d’autres de l’Académie d’agriculture, de la Société asiatique, de la Société mathématique. Sans compter tous ceux qui sont aussi membres du Comité des travaux historiques et scientifiques. La politique et l’idéologie ont-elles joué un rôle dans ces nominations ? Dans un premier temps d’ouverture, la politique a joué un rôle important dans les nominations. À l’inverse, après la fermeture stalinienne, le nombre des nominations a été considérablement réduit et l’idéologie est intervenue de façon plus marquée semble-t-il dans les nominations. Le recrutement des savants français à l’époque de la NEP (1918-1929) Au début de l’année 1918, l’indianiste Sylvain Lévi est le premier Français nommé membre correspondant de l’Académie des sciences. La Révolution d’Octobre n’a pas encore eu d’impact sur le fonctionnement de l’Académie. Mais c’est aussi l’année de la première constitution, de Brest-Litovsk, de la suppression de la propriété privée, de la création de la IIIe internationale et du début de la guerre civile. Les relations franco-russes qui avaient été remarquables pendant près d’un demi-siècle sont rompues en raison de la question des emprunts russes et de l’appui de la France aux Russes blancs. Il n’y a pas d’autres nominations. À la fin de 1921, Lénine a gagné la guerre civile, mais déjà, le 16 mars, il a décidé du tournant de la NEP (Nouvelle politique économique) avec libéralisation de l’économie et reprise des relations avec l’étranger : appel aux capitaux, techniciens, technologies et outillages occidentaux, pour combler le retard pris par la Russie avec les pays capitalistes. La même année, la nomination de deux membres correspondants français : le mathématicien Jacques Hadamard de l’Académie des sciences de Paris et le linguiste et sinologue Paul Pelliot de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, sont la marque de cette ouverture. En 1924, après la mort de Lénine, Staline poursuit sa politique jusqu’en 1928. La même année, le succès en France du Cartel des gauches aux élections législatives permet la reprise des relations entre les deux États. Le gouvernement d’Édouard Herriot reconnaît le gouvernement soviétique. Les relations diplomatiques sont rétablies en octobre 1924 et une nouvelle époque des relations franco-soviétiques s’ouvre. Neuf Français, quatre de l’Académie des sciences1 ; trois de l’Académie des inscriptions2 , auxquels il faut ajouter Louis Massignon, membre de l’Académie des sciences coloniales et Alphonse Aulard,

                                                                                                               1 Le mathématicien et homme politique Paul Painlevé ; les chimistes Gabriel Bertrand et Léon Maquenne ; le médecin et physiologiste Alexis Carrel, prix Nobel (en 1912). 2 Les érudits orientalistes ou byzantinistes Jean-Baptiste Chabot, Alfred Foucher, Gustave Schlumberger.

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membre du CTHS, historiens de la Révolution française et de Danton3, sont nommés membres correspondants de l’Académie des sciences. On a affaire à une véritable fournée, un rattrapage dans lequel les lettres sont honorées à l’égal des sciences. L’année 1925 est également remarquable. Sept membres sont nommés, trois membres correspondants et quatre promus membres d’honneur : deux de l’Académie des sciences de Paris, le géologue Pierre Termier et le chimiste Georges Urbain, et le byzantiniste Charles Dielh, de l’Académie des inscriptions. Il faut y ajouter la « promotion » comme membres d’honneur de quatre correspondants, tous nommés avant la Révolution d’Octobre, ce qui peut être interprété comme une marque de la volonté du régime d’apparaître, pour l’Occident, dans la continuité des institutions russes. Les promus sont trois membres de l’Académie des sciences de Paris, les mathématiciens Émile Picard (1895) et Paul Appel (1911), le géologue-géographe Alfred Lacroix (1907), et l’indianiste Émile Sénart (1898) de l’Académie des inscriptions. Les nominations se poursuivent, moins nombreuses, les trois années suivantes. En 1926, deux scientifiques, membres correspondants, la physicienne Marie Curie (1907) et l’industriel Henri-Louis Le Chatelier (1913) sont promus membres d’honneur. En 1927, le scientifique Maurice de Broglie est nommé membre d’honneur, ainsi qu’Alexis Carrel (1924). En 1928, le slaviste André Mazon (de l’Académie des inscriptions) et l’historien de la Révolution française et de Robespierre, Albert Mathiez (qui vient de rejoindre son collègue Aulard), sont tous deux nommés membres correspondants. En dépit du durcissement du régime, l’année 1929 est la dernière année faste pour les savants français. Six membres correspondants sont nommés et quatre sont promus membres d’honneur. Ce sont tous des scientifiques à l’exception de l’historien Camille Bloch, de l’Académie des sciences morales, spécialiste de la Révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle et premier directeur de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), nommé membre correspondant. Les cinq autres sont membres de l’Académie des sciences en France. Nommés correspondants, ce sont les géologues Lucien Cayeux et Henri Douvillé, les mathématiciens Émile Borel et Henri-Léon Lebesgue, le géographe Emmanuel de Margerie, le physicien Charles Maurain et le chimiste Camille Matignon ; les trois membres d’honneur : Jacques Hadamard, Paul Langevin et Jean-Baptiste Perrin. Ainsi se termine la période faste de recrutement des savants français, et à partir de 1927, ils sont presque tous des scientifiques, membres de l’une des académies de l’Institut de France et des académies de médecine, d’agriculture ou des sciences d’outre-mer, sans parler du Comité des travaux historiques et scientifiques. Le recrutement des savants français à l’époque de la dictature de Staline à la chute de l’URSS (1929-1991) Avec l’abandon de la NEP et la fermeture du pays, la politique des purges et

                                                                                                               3 En 1821, la création de l’Institut Marx-Engels consacré à l’étude de l’histoire de la Révolution bolchévique et à celle des révolutions qui l’ont précédée. Voir les archives de RGASPI, centre des archives d’histoire politique et du socialisme à Moscou qui en a recueilli l’héritage.

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l’instauration du pouvoir personnel dictatorial de Staline (1929), le recrutement et les rapports avec les savants étrangers connaissent une éclipse qui se continue après la mort de Staline (1953) et l’éviction de Khrouchtchev (1964), jusqu’à la chute du régime communiste. Entre 1930 et 1971, soit plus de quarante ans, quinze savants français entrent ou sont promus à l’Académie des sciences. Cette chute brutale du nombre est, outre la conséquence de la fermeture de l’URSS sur elle-même, sans doute la marque de la perte d’influence de la science française après la Seconde Guerre mondiale et son recul face au développement de la science américaine et anglo-saxonne, comme on le voit avec l’attribution des prix Nobel. De toute façon, la politique semble devenue un critère déterminant. Les nominations reprennent en 1932 dans le contexte de la signature du pacte franco-soviétique de non agression le 29 novembre 1932. Deux membres d’honneur sont nommés : le physicien André Blondel et le prix Nobel de littérature (1916), membre du parti communiste français (1927), l’écrivain pacifiste Romain Rolland. En 1933, le successeur de Louis Pasteur, le docteur Émile Roux est également nommé membre d’honneur. Puis en 1935, c’est le communiste, écrivain pacifiste, Henri Barbusse qui est nommé. Les purges, la rupture avec les intellectuels français, le pacte germano-soviétique en 1939, la guerre, la défaite interrompent les relations. En dépit du traité d’alliance et d’assistance mutuelle signé à la Libération en octobre 1944, à la suite de la visite du général De Gaulle à Moscou, il n’y a pas de nouvelles nominations. La France n’est pas à Yalta. De Gaulle est alors en compétition en France avec le parti communiste. Il faut attendre son départ et la mise en place du tripartisme, dans lequel le parti communiste français (PCF) veut jouer un rôle prépondérant, pour voir nommer en 1947, douze ans après Henri Barbusse, deux grands scientifiques, membres du PCF : Frédéric Joliot et Irène Curie. Mais ce n’est qu’un feu de paille, les communistes ayant été chassés du gouvernement par Paul Ramadier. Il faut attendre encore onze ans, et après la mort de Staline et l’arrivée au pouvoir de Krouchtchev, puis de Léonid Brejnev (1964-1982) d’une part et d’autre part le retour du Général de Gaulle, dont la politique d’indépendance nationale entre les deux blocs est fort appréciée à Moscou, pour voir les relations se développer. En 1958, deux physiciens, prix Nobel sont nommés : Louis de Broglie et Louis Neel. Puis encore huit ans, en 1966, le géographe Jean Dresch et le mathématicien Leroy et, en 1971, le philosophe communiste, spécialiste du marxisme Auguste Cornu et le mathématicien, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, Arnaud Denjoy, sont les dernières nominations jusqu’à la chute de l’URSS. Ainsi de Staline à Gorbatchev, sur les quinze Français nommés, neuf sont membres du parti communiste ou sont des compagnons de route, et six ne sont pas membres de l’Institut, mais très connus : les écrivains Romain Rolland et Henri Barbusse, l’historien robespierriste de la Révolution française Albert Mathiez, le géographe communiste Jean Dresch, le philosophe marxiste Auguste Cornu. Conclusion Nous avons fait une lecture très politique, peut-être trop, des nominations de savants français à l’Académie des sciences de l’URSS. Pour les apprécier pleinement, il faudrait faire une étude comparative avec ce qui se passe pendant l’Entre-deux-guerres pour les savants des autres grands pays occidentaux : Angleterre, Allemagne, États-Unis, Italie et, après la Seconde Guerre mondiale, avec les savants des pays de l’Est.

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Pour dépasser les motivations purement politiques, il faudrait aussi analyser par discipline les correspondances des savants français avec leurs homologues russes, dont les archives sont conservées aux Archives de l’Académie des sciences à Moscou. Elles contiennent d’abondantes correspondances de nos académiciens français (voir en annexe quelques exemples, résultat de sondages). Nul doute qu’elles seraient d’un grand enseignement sur les motivations de ces nominations. Des questions que l’on peut légitimement se poser comme par exemple de savoir si Lyssenko a joué un rôle important dans la nomination ou non de membres étrangers, etc. Elles permettraient d’en éclairer les raisons scientifiques. Les nominations successives d’Alphonse Aulard, d’Albert Mathiez et de Camille Bloch s’expliquent facilement par le besoin de l’Institut Marx-Engels, créé en 1821, pour développer l’étude scientifique de l’histoire des révolutions et des mouvements révolutionnaires. La présence de membres français était d’autant plus utile que l’URSS procédait alors à des achats systématiques de documents qui passaient en salle des ventes ou chez des marchands d’autographes en particulier en France. Ces archives sont aujourd’hui une des richesses de RGASPI, centre des archives d’histoire politique et du socialisme à Moscou qui en a recueilli l’héritage. Mais cela n’explique pas, tout au moins pour un Français, pourquoi quelqu’un comme Georges Soboul par exemple n’a pas été nommé. En revanche, on comprend que Jean Dresch, bientôt vice-président de l’Union géographique internationale (1968-1972), puis président (1972-1976) qui a fait organiser le congrès de l’union à Moscou, ait été préféré à Pierre Georges. Il reste encore bien des questions à approfondir. Mais nous espérons avoir montré que l’étude prosopographique, à peine esquissée ici, à partir d’un corpus fondé sur le critère des relations scientifiques internationales est riche d’enseignement sur l’histoire des sciences et les conditions des rapports scientifiques internationaux.

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Annexe

Exemple de correspondances et de documents adressés à des académiciens russes par des savants français entrés à l’Académie des sciences de Russie à l’époque soviétique et

se trouvant dans les fonds d’archives des savants russes Henri BARBUSSE (Барбюс) : ф 643 Фриче ? Vladimir Maximovich (lettre(s)) Félix BOREL (Борель) : ф 518 Vernadski ? Vladimir Ivanovich (lettre(s)) ; ф 606 Lusine ? Nicolaï Nicolaïevich (lettre(s)) Alexis CARREL (Каррель) : ф 459 Lazarev Pietr Pietrovnich (lettre(s)) Jacques HADAMARD (Адамар) : ф 606 Lusine Nicolaï Nicolaievich (lettre(s)) ; ф 689 Kruilov Nicolaï Mitrofanovich (lettre(s)) ; ф 1582 Bernstein Sergueï Natanovich (lettre(s)) Frédéric JOLIOT-CURIE (Жолио Кюри) : ф 471 Section physique-mathématiques de l'Académie des Sciences d'URSS (sténogrammes) ; ф 1809 Vernov Sergueï Nicolaïevich Irène JOLIOT-CURIE (Жолио Кюри) : ф 518 (lettre(s) avec Vernadski ? Vladimir IvanovichPaul Langevin (Ланжевен) : ф 459 Lazarev Pietr Pietrovnich (lettre(s)); ф 496 Schmidt Otto Youlevich (lettre(s)); ф 1565 Stern Lina Solomonovna (lettre(s)); ф 1665 Andreev Nicolaï Nicolaievich (lettre(s)); ф 1703 Stijenski Alexandre Leonidovich (lettre(s)) Henri-Léon LEBESGUE (Лебег) : ф 606 Lusine ? Nicolaï Nicolaïevich (lettre(s)) André MAZON (Мазон) : ф 1602 Vinogradov Victor Vladimirovich (lettre(s), photographie) ; ф 1651 Bogatiriev Pietr Grigorievich (lettre(s)) ; ф 1781 Borkowski Victor Ivanocich (lettre(s)) Jean-Baptiste PERRIN (Перрен) : ф 641 Arkadiev Vladimir Constantinovich (lettre(s)) ; ф 1689 Lievchine Vadime Leonidovich (lettre(s)) Romain ROLLAND (Роллан) : ф 597 Liebedev-Polianski Pavel Ivanovich (lettre(s)); ф 1662 : Anissimov Ivan Invanocich (cours, exposés et ouvrages de R. Rolland) Pierre-Marie TERMIER (Термье) : ф 48 Pavlov Alexeï Petrovich (lettre(s))

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Ange ROVERE LES SOCIÉTÉS SAVANTES CORSES : UN VECTEUR D’INTÉGRATION Je ne parlerai pas ici de ce que l’on peut considérer comme la naissance de la sociabilité savante insulaire, d’autant que même si nous avons quelques noms, pour l’essentiel les sources font défaut1. Nous pouvons néanmoins dégager le contenu d’entreprises qui doivent tout à des logiques de pouvoir. L’Academia dei Vagabondi naît au milieu du XVIIe siècle sous l’égide de Gênes, alors puissance dominante. Elle ne diffère guère de ce que l’on trouve dans les autres cités italiennes : de fidèles sujets versifient sur le mode du badinage. Elle ne résiste pas à la révolte qui débute à la fin de l’année 1729. Mais elle retrouve une seconde jeunesse vingt ans plus tard à l’initiative du marquis du Cursay commandant le corps expéditionnaire lors de la deuxième intervention française dans l’île. Dans le droit fil du « secret de Chauvelin » qui dès 1735 avait défini la stratégie à tenir pour qu’un jour la Corse tombe dans l’escarcelle de la France, il s’agit, en redonnant vie à la vieille société savante, de faire en sorte que les élites corses tournent leurs regards vers Versailles. La démarche était politique, donc. Tout comme la riposte : en 1750, le gouverneur génois Giovan Giacomo Grimaldi crée l’Academia dei Bellicosi, cénacle pro-génois siégeant dans les locaux du collège des Jésuites de Bastia. Et tout naturellement, une fois l’île intégrée à la nation française, les deux sociétés savantes voyant le jour dans le premier tiers en XIXe siècle sont marquées du même sceau. Les sociétés d’instruction publique

La Société d’instruction publique du Golo Elle est créée en 1803 à l’initiative du préfet Antoine Jean Pietri, homme de grande culture, ayant le goût des arts, s’intéressant à l’archéologie, mais aussi aux sciences naturelles, aux mathématiques, sans compter un fort intérêt porté à tout ce qui avait trait au commerce et à l’industrie. Ami de Chaptal, son érudition sur les monuments anciens de la Corse étonnera le jeune Mérimée qui le rencontre en 1839. Sous l’appellation « instruction publique » le champ couvert est extrêmement large : la société s’intéresse tout autant au développement de l’agriculture et de l’économie en général qu’aux « Belles Lettres ». Sans revenir sur ce qu’a écrit à ce sujet Bruno Delmas2, insistons sur les hommes qui en font partie. Sur les trente-six membres résidants, nous comptons dix fonctionnaires préfectoraux, cinq magistrats, quatre avocats, cinq médecins. Les militaires                                                                                                                1 L.A. Letteron, « Les Sociétés savantes à Bastia », dans Bulletin S.S.H.N.C., fasc. 367-369, 1916, pp. 99-149 et fasc. 370-372, 1917, pp. 151-205 ; voir aussi « Academia dei Vagabondi » dans la base de données « Sociétés savantes » du CTHS. 2 B. Delmas, « Les associations savantes en Corse au XIXe siècle, belles lettres, sciences et sociétés », dans Bulletin S.S.H.N.C., fasc. 730-733, 2010, pp. 59-82.

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sont peu nombreux (deux) mais constituent l’essentiel des membres correspondants ou honoraires. On se bornera ici à relever le nom de Sigisbert Hugo, le père de Victor. Le poids du Premier Consul, sous l’égide duquel naît la société est donc incontestable : dans la salle de la préfecture où se tiennent les séances, son buste semble veiller à la bonne tenue des travaux. Ce poids est confirmé par l’approche des options politiques des membres résidants. Bien sûr, les hommes qui ont épousé la Révolution en constituent l’ossature : Pietri, Jean-Baptiste Galeazzini, Pompei, Ignace Caraffa, Joseph Marie Giacobbi, ou F.O. Renucci pour ne citer que ces noms. Mais on y trouve également d’anciens émigrés forts actifs dans la contre-révolution, comme Mathieu Buttafoco, Fredien Vidau ou Rigo. L’appartenance à la franc-maçonnerie n’explique pas tout : dans la Société d’instruction publique, à Bastia comme ailleurs dans d’autres instances, Bonaparte travaille au ralliement des élites et des talents. Soulignons enfin un aspect très important : dans cette société à l’existence brève (1803-1805 ?), langues italienne et française sont sur un pied d’égalité. Sur le terrain de l’expression orale ou écrite, c’est encore une Corse « entre deux » qui nous est donnée à voir. Ce ne sera pas le cas dans la société qui prendra la relève. La société centrale d’instruction publique En 1811, par décret impérial, la Corse ne forme plus qu’un seul département avec comme chef-lieu Ajaccio. Et c’est encore sous l’égide d’un préfet, le comte de Vignoles, que naît, toujours à Bastia, en octobre 1818, la Société centrale d’instruction publique. Elle affirme sa filiation avec celles qui l’ont précédée et son programme est sensiblement identique à celui de la société du Golo. Elle disparaît en 1823 sans avoir laissé un bilan digne qu’on s’y arrête3. Néanmoins, elle mérite notre intérêt. Elle est composée de quarante-cinq membres résidants. Vingt sont des magistrats, contre un militaire, même si ces derniers sont nombreux parmi les membres correspondants. Ajoutons-y six avocats et sept enseignants. Si l’on compare avec la Société du Golo, à l’évidence le poids des hommes de loi est ici écrasant. Il traduit la mutation en cours de la société insulaire : à l’image de ce qui se passe dans le reste du pays, la promotion des élites passe de plus en plus par les études juridiques qui ouvrent à d’autres carrières, y compris politiques, aussi bien au plan local qu’au niveau national4. Comme l’Empire, la Restauration monarchique a trouvé ses points d’appui dans les deux ex-camps, celui des républicains ou des bonapartistes d’une part et des anciens royalistes d’autre part : Pietri, président honoraire, ou F.O. Renucci côtoient toujours Vidau et Salvatore Viale qui en 1814, lors de la première abdication ont pris la tête de la sécession bastiaise avec l’appui des Anglais5. Mais la balance penche désormais vers les royalistes : le poids du sous-

                                                                                                               3 Idem. 4 Voir F. Pomponi, « Les élites Corses au temps des monarchies constitutionnelles (1815-1848) » dans Elites municipales et sentiment national dans l’aire de la Méditerranée nord-occidentale, Pise, Edizioni ETS, 2003, pp. 67-92. 5 F. Pomponi, « Tentatives de sécession bastiaise et troubles populaires en Corse au printemps 1814 à la lumière du Verard », dans Etudes corses, n° 46-47, 1996, pp. 49-82 ; A. Rovere, « Frediano Vidau : itinéraire d’un contre-révolutionnaire » dans A. Casanova, G.

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préfet Jean Laurent de Petriconi, jusqu'au bout fidèle de Charles X, dans la vie de la société suffirait à le montrer. D’où, sans aucun doute, la série de problèmes qu’elle eut à affronter. Et d’abord des divisions d’ordre politique, dont font état les rares documents parvenus jusqu’à nous6 et qu’il convient d’éclairer par une approche plus globale. L’ex-préfet Pietri, J.B Galeazzini, Limperani, y compris le commandant de gendarmerie le colonel Bigarne, et quelques autres sont suspectés d’être des opposants au régime, d’être des carbonari7, et de véhiculer une propagande pro-napoléonienne. Faut-il y voir l’origine des dissensions internes, des persiflages des uns contre les travaux des autres, et de la désaffection des membres dont la plupart ne paient même plus leur cotisation en 18238 ? La question est posée en soulignant qu’un homme s’est fait une spécialité dans le domaine du brocardage de ses pairs, Salvatore Viale. Ce personnage nous convie à essayer d’appréhender la question de fond à laquelle la Société centrale s’est trouvée confrontée. Nous avons vu qu’en 1803, avec la Société du Golo, il n’y avait aucune discrimination entre les deux langues, le Français et l’Italien. Il n’en est plus de même en 1818 : il s’agit maintenant d’accélérer l’intégration de l’île, et pas seulement de ses élites, même si l’on reconnaît à celles-ci un rôle moteur9. Un véritable plan de francisation est élaboré par l’inspecteur d’académie Mourre, membre de la Société centrale, et repris en 1822 par son successeur Cottard10. Nous ne sommes plus dans « l’entre-deux ! »

Pour s’en convaincre, il suffit de lire les rapports du commissaire Constant pour qui éradiquer la langue italienne devient urgent et nécessaire si on veut amarrer de manière définitive l’île à la France11. Or, la réalité est bien plus complexe, comme le montre l’exemple emblématique de F.O. Renucci. L’homme a été républicain et a participé à la reconquête de l’île contre les Anglais à l'automne 1796. Fidèle de Napoléon, il est, en qualité de bibliothécaire de la ville de Bastia, une des chevilles ouvrières de la Société du Golo puis de la Société centrale. Français jusqu’au bout des ongles, il a pourtant pour langue l’italien et c’est en italien qu’il rédige sa Storia di Corsica12, ce qui lui vaut les foudres de Cottard l’accusant d’avoir écrit une histoire régionale anti-française13. Le brave Renucci eut le plus grand mal à se justifier pendant qu’un Salvatore Viale, ultra-conservateur jusqu’à sa mort en 1861, fera figure de porte-drapeau des lettres insulaires bien que vivant dans la nostalgie du passé paolien et tout entier pénétré du

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                         Ravis-Giordani et A. Rovere, La Chaîne et la Trame, ethnologie et histoire de la Corse, éd. Albiana, Ajaccio 2005, pp. 281-294. 6 Arch. Dépt. Haute-Corse, 1 J 53. 7 F. Pomponi, « La Voie corse du passage du carbonarisme napolitain à la Charbonnerie française sous la Restauration (1818-1823) » dans Bernard Gainot et Pierre Serna, Secret et République (1795-1840), P.U. Blaise Pascal, s.d., pp. 91-127. 8 E. Gherardi, « Formes et figures de la sociabilité littéraire et scientifique en Corse (XVIIe-XIXe siècles )» dans Histoire de l’école en Corse, éd. Albiana, Ajaccio, 2003, pp. 259-338. 9 Tordons ici le cou à une légende tenace : Ajaccio, en 1811, ne devient pas capitale du département pour avoir vu naître l'Empereur, mais parce que située sur la côte occidentale de la ville, était moins, contrairement à Bastia , dans l’orbite culturelle italienne. 10 E. Gherardi, art. cit. 11 E. Franceschini, « La Corse sous la Restauration. Les rapports du Commissaire Constant en 1816-1818 » dans Bulletin S.S.H.N.C., 1922, 1923, 1924. 12 F. O. Renucci, Storia di Corsica, impr. Fabiani, Bastia, 1835, 2 vol. 13 F. O. Renucci, Memorie (1767-1842), éd. A. Piazzola, Ajaccio, s.d.

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sentiment de l’italianité de l’île. Ses liens intimes avec le cabinet Vieusseux de Florence en sont une des expressions14. Ce compagnonnage, qui dépasse de loin la seule dimension littéraire, ne doit cependant pas être surdimensionné : Viale est le dernier témoin d’un monde révolu ; en ce mitan du siècle la Corse a définitivement tourné la page. Reste que tous ces débats internes ont miné la Société centrale et l’ont condamnée à vivre en vase clos, sans relations avec l’extérieur. Lorsqu’on scrute la liste des membres correspondants, sur 123 seuls 13 sont italiens et sur ces 13 il y a dix médecins ou chirurgiens alors que Pise continuait à former une bonne partie de ceux qui aspiraient à cette profession. Ces praticiens n’avaient que faire des débats corso-corses ou corso-français qui n’avaient rien à voir avec leurs préoccupations scientifiques. Les sociétés scientifiques Ces préoccupations n’ont pas été étrangères aux sociétés d’instruction publique mais, engluées dans leurs querelles internes miroirs des enjeux du temps, elles n’ont pas donné à ce champ l’importance qui, ailleurs, devenait cardinale. Car à partir de la Restauration l’heure est au renouveau « scientifique », agricole bien sûr, mais également dans les autres domaines, industriels ou sanitaires. Ces actions, nul besoin d’y insister, sont encouragées par l’État et animées dans les départements par les préfets dont c’est une des principales missions. Il faut attendre les années 1830 pour voir la Corse s’aligner sur le modèle national. La Société médico-scientifique de l’île de Corse Bruno Delmas a bien montré15 qu’à sa naissance, à l’été 1834, elle ne doit rien au préfet. Originale donc par rapport aux initiatives précédentes, elle est portée par quelques hommes s’inscrivant « dans l’air du temps » afin de « travailler aux progrès de la médecine et aux sciences accessoires dans ce département ». Ne revenons pas sur l’histoire d’une entreprise de courte durée (elle n’existe plus en 1855) dont le promoteur est un médecin, Regulus Carlotti. Je reviendrai plus avant sur ce dernier. Je voudrais ici insister sur trois autres chevilles ouvrières d’une société qui se veut en dehors des luttes politiques et des enjeux de pouvoir. Et d’abord le docteur Jean Vitus Grimaldi, né le 14 mars 1803 à Corscia, petit village du Niolo dans l’actuel département de la Haute Corse. Il fait ses études à Rome, se mêle à la révolution de 1830-1831 dans la Ville Sainte pendant qu’il exerçait son métier de médecin à l’hôpital Santo Spirito. Condamné, grâcié, il rentre en Corse pour s’adonner à son art en même temps qu’il enseigne la philosophie au collège d’Ajaccio. Il fait également fonction d’inspecteur des écoles primaires et est connu pour ses travaux littéraires, en particulier pour ses Novelle storiche corse16. Il convient de lui associer son confrère Ange Vannucci de Corte, diplômé de la Faculté de médecine de Paris, membre correspondant de l’Académie royale de médecine de la même ville et de plusieurs sociétés médicales du royaume. En 1837 il présente devant l’Académie royale un Tableau topographique et médical de l’île de Corse dans lequel il

                                                                                                               14 M. Cini, Le dialogue des élites, correspondance 1829-1847 entre Salvatore Viale et G.P. Vieusseux, éd. Albiana, Ajaccio, 1999, 375 p. 15 B. Delmas, art. cit. 16 G. V. Grimaldi, Novelle storiche corse, impr. Fabiani, Bastia, 1855, 335 p.

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associe progrès des mœurs et prospérité économique17. Comme les précédents, Antoine Mattei, né à Cagnano dans le Cap Corse le 12 mars 1817 est médecin. Il a étudié à Montpellier puis à Paris ; chirurgien obstétricien à Bastia, il s’établit ensuite dans la capitale en 1855 où il devient professeur libre à la Faculté de médecine. Il a mis au point la « manœuvre externe » permettant, en fin de grossesse, de rétablir les mauvaises positions du fœtus. Auteur de nombreux travaux dans sa discipline, il est également connu comme un membre de plusieurs sociétés en France, en Angleterre et en Italie, mais aussi comme infatigable collectionneur, écrivain et essayiste. Ces trois savants illustrent l’ouverture en cours et l’articulation en train de se nouer entre le milieu scientifique insulaire et le milieu scientifique national. Mattei est membre de la Société d’anthropologie fondée par de Broca dont on retrouve par ailleurs l’influence dans les travaux d’Ange Vannucci. Une ouverture qui n’est pas étrangère au renouveau de la Société d’agriculture. La Société d’agriculture En réalité on devrait dire les sociétés d’agriculture puisque une première Société centrale voit le jour, toujours à l’initiative du préfet, en 1818. Ses membres sont également adhérents de la Société centrale d’instruction publique mais, alors que celle-ci est implantée à Bastia, celle-là a son siège à Ajaccio. Les destinées des deux organismes sont liées. À ce jour, 28 individus sont repérés et figurent sur notre base de données, mais la plupart des fiches nous renseignent mal ou pas du tout sur l’intérêt réel qu’ils pouvaient porter à l’activité agricole et à sa modernisation. D’ailleurs l’association devait être entièrement réorganisée en 1825 autour semble-t-il de la pépinière départementale et du jardin botanique d’Ajaccio. Ce dernier, à l’initiative de Bonaparte Premier Consul, avait été créé par le comte Miot de Melito, avait expérimenté l’acclimatation du café, du coton et de l’indigo, et avait été promu sous l’Empire succursale du Muséum de Paris. Après les avatars liés à la chute de Napoléon, il devait connaître une deuxième vie sous la Restauration et en particulier à partir de 1831 sous la direction des Lefort père et fils et surtout de Joseph Antoine Ottavi entre 1858 et 1863. Le personnage et les dates méritent attention. L’homme est né à Bastelica en 1818 dans une famille de petits notables ruraux. Après des études à Ajaccio il rejoint l’École de Montpellier puis l’École d’agriculture de Grignon d’où il sort diplômé en 1842. Il est alors recruté comme professeur d’agriculture à l’Instituto Leardi à Casale Monferrato en Italie. De retour dans son île en 1858, il impulse les recherches à la fois pour améliorer les vergers insulaires et pour essayer de promouvoir des plantes exotiques. Il regagne définitivement la péninsule en 1863 où il poursuit son enseignement tout en publiant articles et ouvrages connus dans toute l’Europe. Son best-seller, I Segreti di Don Rebo. Lezioni di agricultura pratica, publié à Naples en 1860, se retrouve dans nombre de bibliothèques privées de Corse, preuve sans doute que l’engouement pour l’économie et son développement a maintenant dépassé le stade du discours académique. Car nous sommes sous le Second Empire et le département s’aligne sur le modèle national qui, à l’initiative de l’État, promeut une révolution des pratiques agricoles en s’appuyant sur les propriétaires ruraux choyés par le régime. À partir de 1853 fleurissent les sociétés d’agriculture d’arrondissement à l’initiative des préfets. Celle d’Ajaccio a eu une existence

                                                                                                               17 A. Vannucci, Tableau topographique et médical de l’île de Corse, impr. Fabiani, Bastia, 1838, 11 p.

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éphémère malgré une tentative de rétablissement en 1876. Il n’en va pas de même pour celle de Bastia constituée en avril 1853 sous la présidence d’Horace de Carbuccia, ni pour celle de Corte, où pourtant dans l’intérieur les pesanteurs liées à l’élevage transhumant rendirent la tâche difficile pour les promoteurs du renouveau agricole ; en Balagne, par contre, on s’efforça de sortir de la monoculture de l’olivier en encourageant la vigne, le mûrier et les cultures fourragères. Dans cette floraison d’initiatives, quelques figures méritent d’être mise en exergue. Et tout d’abord le médecin Regulus Carlotti qui, ayant acquis ses diplômes à Pise et ne pouvant exercer ses arts en Corse, se tourne dans ses propriétés du Venacais vers l’expérimentation de pratiques nouvelles en liaison avec Burnouf. Il fait introduire l’eucalyptus globulus préconisé pour l’assèchement des zones insalubres et donc pour combattre la malaria ; il fait également acclimater la ramie originaire de Chine et destinée à remplacer le lin et le chanvre. Auteur de nombreux ouvrages sur les sujets les plus variés, bardé de responsabilités administratives, il fut également membre de plusieurs sociétés savantes françaises et étrangères. Après une carrière de député et de diplomate, Joseph Antoine Limperani se retire sur ses terres de Casinca et entend faire de ses propriétés de Campo Magno une ferme modèle, y compris en s’inspirant de l’exemple espagnol pour la culture de l’olivier. Président de la Société d’agriculture de Bastia de 1865 à 1868, il est en étroit contact avec la presse nationale spécialisée dans les questions agricoles, entretient une correspondance soutenue avec les grandes institutions agronomiques européennes, multiplie les expérimentations et préconise l’utilisation de la charrue Dombasle. Une préconisation que l’on retrouve dans l’extrême sud sous l’égide du sartenais Napoléon Casanova qui avait fréquenté, comme Ottavi, la ferme école de Grignon. On pourrait aisément multiplier les exemples : Louis Campi, Horace de Carbuccia, Antoine Piccioni et d’autres que l’on trouvera sur la base France Savante. Surtout soyons sensible à cette ouverture des savants insulaires sur les savoirs en construction à l’échelle de l’Europe. Nous sommes loin de l’image d’une société archaïque enfermée sur elle-même telle que l’a véhiculée Paul Bourde18, même si la crise de la fin du siècle effacera les efforts de modernisation portés par des hommes qui étaient tout autant praticiens, scientifiques et fins lettrés. Regulus Carlotti en est un des modèles, mais pas unique. La Société des sciences historiques et naturelles de la Corse Les « lettrés », au sens très classique du terme, vont se retrouver à partir de 1881 autour de la Société des sciences et de son Bulletin. Je ne reviendrai pas ici sur ce qu’ont écrit M.C. Delmas et F. Pomponi à l’occasion du 130e anniversaire d’une entreprise toujours bien vivante, la première sur son fondateur l’abbé Letteron, le second sur la dialectique « histoire savante et histoire populaire » telle qu’elle se dégage du contenu de la revue de sa naissance à 191419. C’est encore l’angle de « l’ouverture » qui nous servira de fil conducteur avec comme

                                                                                                               18 P. Bourde, En Corse : l’esprit de clan, les mœurs politiques, les vendettas, le banditisme, Calmann-Lévy, Paris, 2e éd., 1887, 460 p. 19 M.C. Bartoli-Delmas, « Letteron, entre l’enseignement et l’érudition » dans Bulletin S.S.H.N.C. ; F. Pomponi, « Histoire savante et histoire populaire au temps de la Société des

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point d’appui les sommaires des livraisons. Le Catalogue général publié en 2006 est à cet égard un instrument commode20. Et tout d’abord, il convient de souligner que Letteron n’arrive pas, en 1880, sur un désert culturel. Si son initiative rencontre le succès, c’est parce qu’il existait, principalement à Bastia, un milieu d’intellectuels dont je viens d’esquisser quelques contours. Il n’est pas non plus inutile de remarquer que quelques années auparavant avait vu le jour une entreprise, La Ruche, sur le modèle de ces sociétés savantes continentales dont celle de l’Yonne, pour notre abbé, constituait l’archétype21. Fort de l’expérience acquise dans le département dont il était issu et de sa connaissance de ce qui se faisait ailleurs, le « génie » de Letteron a été d’agréger, autour d’un projet articulé sur une démarche nationale, un vivier en attente. La chose est entendue : dans la Société des sciences, l’histoire est une affaire corso-corse. La publication de documents puisés dans les archives publiques ou privées constitue l’essentiel du contenu du Bulletin jusqu’aux années vingt. Même si à partir de 1910 la revue s’ouvre aux études historiques sous la plume d’érudits locaux, ecclésiastiques (Don Philippe Marini) ou instituteurs (Fumaroli). Une mention particulière cependant doit être faite à Émile Franceschini, fonctionnaire à la mairie de Paris, auteur de travaux de première main sur la période révolutionnaire et la Restauration, le premier à avoir largement labouré la mythique série F7 des archives nationales. Ajoutons le nom de Xavier Poli qui s’est spécialisé dans l’histoire militaire et celui d’Ambroise Ambrosi, agrégé d’histoire, professeur à Bastia puis, à partir de 1924, à Louis-le-Grand et membre du CTHS. Secrétaire général de la Société de 1919 à son départ, il est le premier historien de métier à exercer des responsabilités et il introduit une innovation : la rubrique « comptes-rendus » et « bibliographie » permettant au lectorat insulaire de prendre connaissance des travaux publiés en France continentale et à l’étranger. Reste que la production historique proprement dite est marquée jusqu’à la fin des années trente par l’école positiviste. Il faut attendre les années cinquante et surtout soixante pour trouver la signature d’une nouvelle génération formée à l’Université, à l’école des Annales et attentive aux problématiques nouvelles : Pierre Lamotte, archiviste départemental, Fernand Ettori, Antoine Casanova, l’abbé F. J. Casta et Francis Pomponi. Par contre, dans tous les autres domaines la Société des sciences s’est très vite ouverte aux chercheurs et aux savants non insulaires. Dès le premier numéro du Bulletin, l’ingénieur Du Ranteau donne une étude sur « La géologie et la minéralogie de la Corse ». En 1883 est publié le Voyage géologique et minéralogique en Corse de l’ingénieur des Mines Émile Gueymard qui a parcouru l’île en 1820-182122 : aux dires des spécialistes, cet ouvrage a été le véritable point de départ de toutes les observations ultérieures qui, à partir de là, ont rebondi avec Nolan et son Résumé des travaux sur la géologie de la Corse23 et surtout Hollande qui en 1918 donnera un fort volume de 470 pages sur la Géologie de la Corse. Sans entrer dans une fastidieuse énumération, signalons que dans cette veine on rencontre la signature de J. Orcel, de R. Guitton, R. Blanchard et plus récemment de Reparaz. Tous ont trouvé des émules

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                         sciences historiques et naturelles de la Corse (1880-1914) » dans Bulletin S.S.H.N.C., fasc. 730-733, 2010. 20 J. Serafini, Catalogue général des publications de la Société des sciences (1881-2006), impr. Sammarcelli, Bastia, 2008. 21 L. Belgodere de Bagnaja, « La Ruche », dans Bulletin S.S.H.N.C., fasc. 730-733, 2010, p. 129-138. 22 Bulletin S.S.H.N.C., fasc. 31-32, 1883, 159 p. 23 Idem, fasc. 250, 1901, 101 p.

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insulaires : Simon Comiti, professeur à l’École normale de Versailles et qui livre en 1933 une Géographie humaine et physique de la Corse, et surtout Pierre Simi : professeur au lycée de Bastia, président de la Société de 1960 à 1985, il laisse derrière lui une œuvre considérable24. En 1925, le Bulletin donne une livraison qui fait date elle aussi, mais sur un autre versant de la recherche : Histoire du peuplement de la Corse, étude biogéographique sous l’autorité scientifique de Louis Fage, assistant au Muséum d’histoire naturelle et secrétaire général de la Société de biogéographie. On y trouve les signatures de Louis Roule, de Paul Lemoine et de beaucoup d’autres savants français et étrangers25. Cette publication ne vient pas sur un terrain vierge : Ernest Liotard s’était déjà intéressé aux algues26, Caziot aux mollusques terrestres et fluviatiles27 et cette même année 1902 Tito de Caraffa donnait son Essai sur les poissons des côtes de la Corse préfacé par Louis Roule28. La tradition sera continuée à partir des années soixante par une jeune agrégée de sciences naturelles au lycée de Bastia, Denise Viale. Denise Viale portait à Marcelle Conrad une admiration sans bornes et bien méritée. Il nous faut aborder ici un des secteurs de prédilection investis par la Société, la botanique. Dès la naissance du Bulletin, du n° 17 au n° 24, J.M. Bonavita s’adonne à la description des plantes endémiques de l’île et à partir des années cinquante cette science sera marquée par quatre savants travaillant en étroite collaboration : René de Litardière, Toussaint Marchioni, Jean Bouchard et bien sûr Marcelle Conrad. La Flore pratique de la Corse demeure un monument29. Elle illustre aussi la capacité d’ouverture des chercheurs corses et de la vieille société qui n’est jamais restée repliée sur elle-même mais qui, bien au contraire, s’est donnée comme richesse l’échange avec la communauté scientifique nationale voire internationale. Conclusion À l’évidence, le monde des sociétés savantes insulaires n’est pas un cas spécifique. Nées sous des auspices politiques, elles ont épousé la respiration nationale qui, du début du XIXe jusqu’au XXe siècle, les a amenées à ce qu’elles sont aujourd’hui : des lieux de connaissance et de savoir. Dans le même mouvement, elles ont été un des facteurs d'intégration et pas seulement des élites : il sera intéressant d'évaluer la place jouée par les instituteurs à partir du début du XXe siècle. D’où l’importance de la base de données dont notre CTHS a pris l’initiative. Parce qu’elle nous permet de recenser les hommes et les femmes qui ont construit ce savoir. Mais aussi parce qu’elle nous permet de les situer dans leur milieu professionnel et le contexte politique, local et national, expliquant leur engagement, leurs motivations et leur apport à la science. Avec, pour ce qui me concerne, une interrogation : comment mieux nourrir les notices de nos savants locaux afin de mettre en évidence les enjeux auxquels ils se sont confrontés ? Comment, aussi, mieux faire apparaître que nos sociétés savantes n’ont jamais vécu en vase clos mais dans un échange permanent qui fait la richesse en même temps que l’originalité de la recherche française ?

                                                                                                               24 Voir P. Simi, CTHS, France Savante. 25 Bulletin S.S.H.N.C., fasc. 473-476, 1925, 265 p. 26 Idem, fasc. 103-106, 1889, pp.601-604. 27 Idem, fasc. 266-268, 1903, 354 p. 28 Idem, fasc. 253-259, 1902, 224 p. 29 Idem, fasc. 565, 1962 ; fasc. 567-568, 1963 ; fasc. 570, 1964.

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Nicole LEMAÎTRE LES PRÊTRES FONDATEURS DE SOCIÉTÉS SAVANTES : L’EXEMPLE DE LA CORRÈZE

La Corrèze n’est à priori ni une terre savante, ni une terre cléricale. Loin des universités, loin des groupes éditoriaux, dans un environnement d’alphabétisation situé en dessous de la fameuse ligne Saint-Malo-Genève, c’est à dire dans les terres analphabètes1, on ne l’attend pas parmi les grands lieux de culture, d’autant que l’emprise des notables et donc de leur culture y est très faible, comme l’a montré A. Corbin2. L’histoire est cependant bien présente dans les livres saisis au moment de la Révolution et la Société royale d’Agriculture de Limoges, fondée en 1761), avec ses dépendances de Brive, Tulle, Guéret, Angoulême, accueille largement l’histoire et l’archéologie, avant comme après la Révolution3. Comment ce petit et pauvre département de la Corrèze peut-il compter quatre sociétés savantes en 1900, quand ses voisins, la Haute-Vienne, la Creuse, la Dordogne, par exemple, n’en comptent qu’une. Mieux même, c’est la même année, en 1878, que sont créées deux des sociétés actuellement vivantes. Comment une telle débauche de sociabilité savante est-elle possible dans les conditions culturelles de ce département ? Nous verrons dans un premier temps comment la Corrèze participe en fait à un vaste mouvement de développement des institutions culturelles. Nous observerons les caractéristiques de ces fondations et en particulier le rôle du clergé local à côté ou en face d’autre groupes sociaux. Nous explorerons enfin les apports érudits des prêtres au moment de la naissance de ces sociétés. Un âge d’or de la sociabilité savante entre Restauration et Second Empire

La Corrèze n’innove pas4. Le mouvement de sociabilité savante date en France et ici du XVIIe siècle et, en ville au moins, il a permis la rencontre d’écrivains, d’artistes et de savants, dans des salons ou des organismes d’État dès avant la Révolution. Certes, la Révolution et l’Empire, pour des raisons différentes, ont étouffé le dynamisme des salons des Lumières mais depuis 1815, le mouvement volontaire est d’autant plus probable que les

                                                                                                               1 73% des conscrits corréziens sont analphabètes en 1846-50 et 17% seulement des femmes sont capables de signer leur acte de mariage. Ensuite, les progrès sont très rapides puisque le taux de dignature passe de 24% en 1861 à 32% en 1865. Dans les campagnes, le travail du docteur Longy, l’un des premiers sociétaires, montre la progression de l’alphabétisation à Port-Dieu et son accélération à partir de 1862. À Port Dieu, le % de conjoints ayant signé au mariage passe de 14% en 1802 à 38% en 1843-1852, 49% en 1863-1872, 64% en 1873-1882 et 59% en 1883-1888.. A. Corbin, Archaïsme et modernité en Limousin au XIXe siècle, 1845-1880, Paris, 1975, p. 321-362, 626-644. 2 A. Corbin, op. cit., p. 651. 3 Dans plusieurs articles de Limousin, terre d’historiens, dir. R. Chanaud, Limoges, 2012. 4 Il faut replacer les phénomènes du XIXe siècle dans une histoire longue, même quand il n’y a pas eu d’Académie ou de Société d’agriculture sous l’Ancien Régime. Voir Paul Gerbod, L’Europe culturelle et religieuse de 1815 à nos jours, 2de édition, Paris, 1989 et Jean-Claude Yon, Histoire culturelle de la France au XIXe siècle, Paris 2010.

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difficultés d’association restent grandes tout au long du siècle5. Les créations reprennent de plus belle et l’on assiste à une « démocratisation » du mouvement savant. Surtout, ces sociétés devenues parfois salons bourgeois et très mal vues par nombre d’écrivains, de Balzac à Flaubert, se spécialisent dans les années 1820 et donc améliorent leur rendement scientifique. Les jeunes ingénieurs influencés par Saint-Simon sont par exemple, présents en Limousin. Avant 1870, ils se forment, mais ils seront ensuite les timoniers de la République6. Si l’agronomie, la médecine, l’histoire restent les sciences les plus prisées, des sociétés d’agriculture jouent un rôle essentiel dans la naissance provinciale de la science archéologique7. Là encore, rien de bien nouveau : c’est ainsi qu’Arcisse de Caumont, après avoir fondé la Société des Antiquaires de Normandie, avait réuni les premiers congrès de Société savantes à Caen en 1833 et Poitiers en 1834 et que la future Société française d’archéologie fut créée en 18348. Lorsque Guizot décide que l’État doit être le « protecteur naturel » des sociétés savantes et qu’il crée le CTHS à cet effet, un réseau de 135 correspondants peut être immédiatement réuni sur des objectifs précis9. Si la culture romantique diffuse et démocratise les goûts artistiques et les méthodes scientifiques depuis Paris, elle reçoit aussi des impulsions venues des provinces. Si Guizot a réussi, en dépit de l’opposition des milieux politiques méfiants à l’égard de ces clubs, c’est qu’il se savait soutenu par cette aspiration locale à la rencontre culturelle et érudite. Au moment où la question se pose en Corrèze, sous le Second Empire, c’est d’abord sous la forme d’une Société littéraire et historique du Bas-Limousin qu’il s’exprime, le 13 mai 1856. Nous sommes encore en Bas-Limousin, une dénomination d’Ancien Régime, mais sous l’autorité du préfet, le baron Henri Michel et avec tout ce que Tulle compte de notables et de savants (quarante-huit fondateurs). La société est créée avec l’aide de la société archéologique et historique du Limousin, fondée elle-même à Limoges en 1845, à partir de la Société d’Agriculture, qui publie un bulletin depuis 1822. La nouvelle entité corrézienne accueille le président de Limoges, le géologue et porcelainier François Alluaud, et son secrétaire, le chanoine François Arbellot. La nouvelle société du Bas-Limousin comprend l’archiviste de la Haute-Vienne, Maurice Ardant, celui de la Creuse, Auguste Bosvieux et celui de la Corrèze, Oscar Lacombe. Elle voulait « recueillir, élucider et publier les documents relatifs à l'histoire politique, civile et littéraire de cette partie de l'ancien Limousin ». Son existence éphémère tient autant à la surveillance tatillonne du préfet qu’au désir d’émancipation de nombre de « parisiens ». Mais la qualité des articles parus montre que l’érudition était possible ici. Ce sont des magistrats comme Paul Huot, aussi bien que des archivistes qui lancent le travail de recherche et d’édition des sources historiques de la Corrèze. Vingt ans plus tard, onze d’entre eux (sur quarante-huit) se retrouvent dans la société scientifique, historique et archéologique fondée à Brive le 9 septembre 1878 et autorisée le 12

                                                                                                               5 L’article 291 du code pénal les oblige à autorisation. On ne compte que 100 sociétés dont 83 en province en 1810, mais déjà 160 dont 125 en province en 1830 et 310 dont 260 en 1846. François Guizot et Arcisse de Caumont interviennent donc dans une dynamique profonde. 6 Il y a eu dès l’origine un Saint-Simonisme catholique magnifiant la technologie : Michel Lagrée, La bénédiction de Prométhée. Religion et technologie, Paris, 1999, p. 45-62. 7 Comme en témoignent les activités de la Société royale d’agriculture de Limoges dans la Feuille hebdomadaire de la généralité de Limoges. Thématiques étudiées dans La Société d’Agriculture de Limoges, 1759-1785, par Parot J.-C., Mémoire de DES, Université de Poitiers, 1964. 8 Françoise Bercé, « Arcisse de Caumont et les sociétés savantes », dans Les lieux de Mémoire, dir. P. Nora, II. La Nation, vol. 2, Paris, 1986. 9 X. Charmes, le comité des travaux historiques et scientifiques, Paris, 1886, 225 p. En 1885, les membres non résidents et correspondants sont pour la Corrèze, le briviste A. Rupin et l’archiviste de Tulle A. Vayssière.

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décembre, mais vingt-quatre des fondateurs de 1856 se retrouvent aussi dans la Société des lettres, sciences et arts de la Corrèze fondée à Tulle le 14 novembre et autorisée le 16 décembre10. Il ne faut pas chercher ailleurs que dans la rivalité des deux villes cette double création. On peut probablement dire qu’à Tulle, l’esprit de surveillance étatique semblait plus fort, mais aussi que les élites brivistes se sentaient frustrées d’être minoritaires dans la société de Tulle (près de 2% contre près de 30% de Tullistes alors qu’ils avaient peuplé la précédente société littéraire à 12% contre 32% de Tullistes) : ils se retrouvent à 45% dans la société de Brive. La société de Tulle est cependant beaucoup plus ouverte au moment de sa fondation puisqu’elle accueille 17% de membres non corréziens et surtout 40% d’autres corréziens (contre vingt-cinq à Brive). Enfin un nombre important de membres appartiennent déjà aux deux sociétés : 32 sur 296 membres de la Société des lettres sont aussi à la Société scientifique et 31 sur 201 fondateurs de cette dernière sont aussi à celle de Tulle. Quoi qu’il en soit, la composition socioprofessionnelle des deux sociétés est proche, avec un peu plus d’hommes de loi et d’administrateurs à Tulle et un peu plus d’entrepreneurs et commerçants à Brive. Mais la liste des fondateurs de Brive ne marque pas toujours les appartenances professionnelles, et ceci fausse peut être des résultats somme toute attendus pour qui connaît l’activité des deux villes. Dans ces fondations de l’âge de la République, la perte de puissance des prêtres est évidente : ils peuplaient à 26% la première société ; ils ne sont plus que 7% à Brive et 8% à Tulle en 1878. Mais ils ont joué un rôle important dans l’histoire de l’érudition locale et surtout pour la reconnaissance de celle-ci. En 1869, en effet, on ne comptait encore que deux corréziens au Comité impérial des travaux historiques et des sociétés savantes, le curé de Saint-Sernin de Brive, François Bonnelye, et l’avocat d’Uzerche Combet11. L’intervention du clergé dans les fondations

Une partie importante des fondateurs de 1856 sont en effet des prêtres et leur présence en 1857 (20/77 membres) domine toutes les autres catégories puisque nous ne trouvons que onze enseignants (instituteurs et régents de collège), à peine plus que les hommes de loi et les administrateurs (dix). Cette domination est la signature d’une volonté cléricale d’encadrer les laïcs pour créer une société nouvelle ; mais ces prêtres sont aussi des savants, bien décidés à interpréter la foi dans la nouvelle science. Avec des nuances cependant. Si l’on prend les plus impliqués, ceux qui appartiennent au moins à deux sociétés, on trouve avant tout des archéologues et historiens intéressés par les lieux de pèlerinage locaux célèbres, comme Notre Dame de Chastre avec l’abbé Jean-Baptiste Bessou (1836-1912) ou les grottes de Saint-Antoine à Brive avec François Bonnelye (1826-1880), mais aussi les dévotions nationales comme le Sacré Cœur avec Thomas Bourneix (1836-1907). François Bonnélye a aussi tenté de traduire et de publier la chronique de Geoffroy de Vigeois, une source essentielle et même identitaire du Limousin du XIIe siècle . Et au bout de la période, comment caractériser les frères Bouyssonie, Jean le professeur de sciences naturelles (1877-1956) et Amédée le philosophe(1867-1958) ? Avec leur ami l’abbé Louis Bardon (1874-1944) ils sont enseignants à l’école Bossuet, en même temps que préhistoriens de renommée internationale12. Ils ne sont pas parmi les fondateurs de sociétés savantes, en raison de leur âge, mais ils ont découvert en 1908 à La chapelle aux saints un Néanderthalien devenu rapidement célèbre à Paris grâce à l’abbé Henri Breuil que les deux frères l’avaient fréquenté dans leur formation au séminaire

                                                                                                               10 Ibid., t. II, p. 513. 11 Comité impérial des travaux historiques et des sociétés savantes 1869, p. 13. 12 Association des anciens de l’ensemble scolaire Edmond Michelet, Chercheurs de lumière dans les grottes obscures. 2008, il y a 100 ans les frères Bouyssonie découvraient l’homme de La Chapelle-aux-Saints, Brive, 2008, 80 p.

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Saint-Sulpice d’Issy, grâce aussi à leur collègue de la Société de Tulle, Edmond Perrier, professeur au Museum, qui les a mis en rapport avec la Société d’anthropologie de Paris. Ils ont ainsi transformé l’approche des hominidés en démontrant qu’un homme qui enterre ses morts ne peut être un singe. Amédée Bouyssonie, est aussi l'aumônier de l'ACJF de Brive dans les années 1920, et il forme, par exemple, le jeune Edmond Michelet, avec lequel il partage le goût de l'action et de la vérité, l'abbé Amédée Bouyssonie ; il est directeur honoraire de l'école Bossuet (ancien petit séminaire de Brive) depuis 1920 après y avoir été professeur de philosophie. Ils sont les modèles d’un nouveau clergé savant. On peut comparer en effet leur action locale à celle d’autres clercs locaux comme l’abbé Broquin (1810-1870), et l’abbé Pau (1839-1901), historien, curé de Bort et grand collectionneur13. L’un et l’autre formés en Limousin au temps du très ultramontain Mgr Berteaud (1842-1878), ils sont intervenus ouvertement dans la querelle scolaire et particulièrement face au membre actif de la Société d’anthropologie de Paris et très anticléral Paul Bert, l’un des pères avec Jean Macé et Jules Ferry des lois scolaires, qui estimait que « le clergé est comparable au phylloxéra ». Le premier, curé de sainte Fortunade puis de Brive fut un temps mis à pied pour avoir porté à la connaissance de ses collègues la mise à l’index de Paul Bert ; il avait rallié son collègue curé de Bar, Antoine Chauviniat, condamné également pour outrage au maire de Mansac en 188114. Ils ont rallié aussi le curé de Pandrignes, Jean Faurie et Léonard Rivière, curé de Lamazière-Basse et historien de N.-D. du Chatenet ; tous se sont vus retirer leur traitement pour cette raison en 1883. Ensuite, la propagande anticléricale les a renvoyés aux oubliettes. Le clergé idéal aux yeux de la hiérarchie catholique est cependant un clergé socialement vaincu puisque les catholiques se retirent pour former une société non pervertie. Pourtant, on peut estimer qu’ils ont participé au décollage du taux d’alphabétisation et donc à la création de l’élite qui rejoint les sociétés à partir de 1878. Ce n’est pas encore l’alphabétisation de masse voulue par Paul Bert et ses amis, mais les conditions de sa mise en place par l’élite des notables et aussi par les catégories supérieures de la paysannerie. Le nombre de prêtres n’augmente pas du début à la fin du siècle mais leur niveau scolaire s’améliore en effet grâce aux petits séminaires qui ouvrent l’enseignement secondaire aux paysans. Quel clergé veulent-ils promouvoir et pour quel type d’action ? Une étude fine des prêtres fondateurs montre le rôle primordial des petits séminaires de Brive, Tulle, Servières, Treignac fournissent la plupart des fondateurs de 1856 (15) et le supérieur de celui de Brive, l’abbé Loubignac (1804-1893), professeur d’économie, déjà présent en 1856, restera vice président de la société de Brive des origines jusqu’à sa mort. Le supérieur de Servières, l’abbé Vermeil, est mort trop tôt pour fonder à nouveau en 1878. Comme lui, le supérieur d’Ussel, Joseph Lansade est mort trop tôt, mais il était vicaire général du diocèse en 1856. Nul doute qu’ils ont incité leurs collègues à rejoindre ces sociétés érudites qui pouvaient accueillir leurs propres recherches, y compris littéraires ou poétiques, et que ces derniers, outre des collègues passionnés par les mêmes objets y ont ensuite trouvé des soutiens en temps de suspicion hiérarchique.

                                                                                                               13 Ses manuscrits se trouvent aux Archives départementales de la Corrèze, 4F1-14 mais sa collection d’objets (546 lots) fut dispersée à Paris en 1901. Cf. Jean-Paul Duquesnoy, Dictionnaire biographique du clergé corrézien de 1800 à nos jours, 2011, p. 175. 14 Bon dessinateur, celui-ci a illustré le livre de l’abbé Bessou sur le pèlerinage de Chastres. Autant dire qu’on reconnaît là un réseau de combat catholique classique.

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Plusieurs d’entre eux ont, en effet, eu des difficultés avec leur évêque, et l’on voit l’abbé Gorse par exemple, en délicatesse avec Mgr Dénechau, soutenu par un laïc dont on aimerait percer l’anonymat15. Une bonne partie de ces prêtres sont d’ailleurs membres de plusieurs sociétés et pas seulement en Corrèze. On peut estimer que s’ils sont particulièrement sociables, ils y trouvent aussi la protection contre les foudres de leur hiérarchie. Sans aller jusqu’à être interdit comme l’abbé Gorse, l’abbé Roux ou même l’abbé Poulbrière ont eu des difficultés à un moment ou un autre. Pourtant, les plus audacieux et les mieux reconnus dans le monde scientifique, les frères Bouyssonie ou l’abbé Michon, ont réussi à échapper à ces désagréments, peut-être parce qu’ils ont eu une reconnaissance internationale. Ceci pose donc la question du niveau scientifique d’investissement de nos prêtres. L’histoire locale à cet égard ne pèse pas autant que l’anthropologie naissante. Une dernière tendance est le développement d’une idéologie « régionaliste », comme partout dans le Midi qui parle encore la langue d’Oc. Le Bas-Limousin est bien présent dans ces quêtes avec quelques auteurs majeurs, comme l’abbé Gorse (1853-1924), ou l’abbé Joseph Roux (1834-1905). Si le premier, curé de Bar, pris dans les querelles avec son évêque n’a pu donner toute sa mesure en dehors de l’écriture ethnographique, le second, curé puis chanoine du diocèse de Tulle est Majoral du Félibrige pour le Limousin en 1876. Les curés sont très présents en général dans ce qu’on appelle encore le folklore, un concept apparu en Angleterre en 1846 et utilisé en français en 1877 mais bien après que la collecte des gestes, contes et proverbes ait commencé. Paul Sébillot pourra fonder la Société des traditions populaires en 1886 avec plusieurs Corréziens16. Dès la première année de la revue, l’abbé Joseph Roux participe au travail sur les proverbes, les chansons et les contes dans la Revue des traditions populaires. Le mouvement du Félibrige, en pleine ascension depuis sa création en 1876, touche donc rapidement le Bas-Limousin : il se veut « une confédération littéraire de patriotes provinciaux » qui ne remettent pas en cause l’unité nationale mais qui la voudraient plus ou moins royale tout de même. Mais le dynamisme des fondations savantes ou des œuvres sociales tient aussi à une conjoncture particulière de ces années 1870 : clercs ou laïcs choqués par la défaite de 1871 nourrissent un sentiment de décadence, qui est parfois attribué à la démocratisation de la société (Taine)17. Le clergé légitimiste est favorable à l’école confessionnelle qui est « son » école. En face, il s’affronte au mouvement anticlérical, favorable à l’école publique, dont le succès n’était pas écrit. Certes, le gouvernement républicain s’appuie en général sur la franc-maçonnerie, les libres penseurs et les minorités. Mais il faut bien voir que les protestants par exemple sont profondément divisés à cette date entre mouvance libérale et évangélique18. Pour le clergé catholique, lui aussi atteint par la crise moderniste, dont les échos semblent cependant limités en Limousin, la situation a bien changé sous la République. Depuis 1856 et la fondation de la première société, les prêtres ont perdu leur monopole scientifique et autoritaire sur la culture locale. Pourtant, présents à 7-8 % parmi les fondateurs des sociétés savantes de Tulle et de Brive, ils ont encore dans ces sociétés un poids sans commune mesure avec leur poids démographique en 1878. Le clergé local sociétaire ne comprend pas que des prêtres paroissiaux, encore que ceux-ci aient du temps pour écrire à cette époque : le bon curé savant se décline en Corrèze, mais avec une certaine faiblesse, qui est partagée d’ailleurs par les

                                                                                                               15 Le Cas de M. l'abbé Gorse, ancien curé de Bar. Plaidoyer d'un laïque pour un clerc, 1898. 16 On y repère dès l’origine Ernest Rupin et Eusèbe Bombal. Joseph Roux est également , avec Marguerite Genès, l’un des fondateurs de la revue Lemouzi en 1893, comme organe de la Société limousine félibréenne. 17 J. O. Boudon, J.-C. Caron, J.-C. Yon, Religion et culture en Europe au 19e siècle, 2001. 18Pour replacer ce mouvement et ces combats, voir Jean-Claude Yon, Histoire culturelle de la France au XIXe siècle, 2010.

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élites laïques. Dans la Corrèze des débuts de la IIIe république, l’équilibre est cependant assez bien préservé entre les élites laïques et cléricale ; on trouve en effet dans les deux sociétés, autour de 10%, – des chiffres proches de ceux du clergé –, d’ingénieurs et entrepreneurs, ou d’hommes de loi, ou de médecins, d’élus et administrateurs. Nul doute que ces chiffres donnent une idée assez équilibrée des différents courants, cléricaux et laïcs à l’œuvre dans l’action culturelle en Corrèze. Mais les étudier suppose d’entrer dans une autre étude que la nôtre. Dans le développement de la vulgarisation scientifique, générale depuis 1850, les prêtres corréziens se sont d’emblée opposés au positivisme, mais si tous n’ont pas obéi absolument au désir de leur évêque de condamner l’innovation technique, ils se sont tout de même cantonnés le plus souvent à l’histoire religieuse de leur territoire. L’apport érudit du clergé local

Nos prêtres sont sans aucun doute dans le groupe du clergé qui bénit Prométhée et les avancées de la technique, et ce en dépit de leur évêque, Mgr Berteaud, farouchement hostile au chemin de fer, par exemple19. Si l’on observe l’activité des sociétés à l’aide d’un instrument comme la Bibliographie générale des travaux historiques et scientifiques, l’activité des sociétés corrézienne n’est pas exceptionnelle20. En additionnant la production des trois sociétés corréziennes, on arrive à 294 articles. Dans la même période, la société historique et archéologique du Périgord en répertorie 991. Même si les découvertes préhistoriques ont pu doper cette liste, il n’en demeure pas moins que la distance est grande, économique sans doute puisque Périgueux ne soutient qu’une seule société, mais aussi locale. La plupart de nos grands savants publient ailleurs que dans leurs sociétés locales ; ils suivent ainsi des traditions anciennes, qu’on observe depuis Etienne Baluze au moins21. On retrouve le même phénomène avec les Lasteyrie ou les Ussel par exemple. Il suffit de le vérifier avec quelques clercs brillants. Les frères Bouyssonie publient à l’institut international d’anthropologie ou à l’Institut de paléontologie humaine et dans l’un des bulletins seulement lorsqu’il est question de la Corrèze. On peut faire la même remarque avec l’abbé Michon dont le passage par le journalisme avec l’Européen dans la révolution de 1848 lui a donné un appui fort parmi les républicains. Marginal sans aucun doute dans le clergé corrézien car classé « rouge », le créateur de la science de la graphologie a pu faire une carrière de romancier et de scientifique graphologue aujourd’hui reconnu. Il considérait d’ailleurs la liberté d’expression comme la meilleure conquête de la République22.

                                                                                                               19 Michel Lagrée, La bénédiction de Prométhée. Religion et technologie, Paris, 1999, p. 218-220. Est-ce parce que les constructeurs des voies sont des ingénieurs majoritairement saint-simoniens ? L’enquête est à poursuivre. 20 Bibliographie générale des travaux historiques et scientifiques, R de Lasteyrie, 1887. Robert de Lasteyrie, professeur à l’École des chartes et membre du CTHS, appartient aux deux sociétés corréziennes. 21 Étienne Baluze 1630-1718, bibliothécaire de Colbert, est le type même de l’érudit qui a fait carrière et publié ailleurs sans jamais perdre le contact savant avec son milieu d’origine. L’affaire de l’Histoire généalogique de la maison d’Auvergne l’a seule empêché de devenir Académicien. Cf Étienne Baluze. Erudition et pouvoir dans l’Europe classique, dir. Jean Boutier, Limoges 2008 et Patricia Gillet, Étienne Baluze et l’histoire du Limousin, Genève, 2012. 22 « La république est la manifestation moderne de la royauté de toute âme humaine se gouvernant par la loi de l’association, qui est un instinct, parce qu’elle est un besoin et parce qu’elle est une force. Toute âme indépendante est républicaine » dans le prêtre et la république, 1879, p. 6.

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Aux antipodes de l’abbé Michon, l’abbé Jean-Baptiste Poulbrière, resté sur place, a rédigé un Dictionnaire des paroisses du diocèse de Tulle qui est toujours utilisé, bien qu’il ne cite pas ses sources. Cela ne l’empêchait pas de rompre des lances avec ses confrères de « la gent cléricale », qu’il accusait de vandalisme quand c’était nécessaire. Il y a enfin les prêtres du mouvement félibréen, donc l’action est plutôt antirépublicaine au contraire, du moins contestataire de tous les centres pour mieux défendre la langue d’Oc : l’abbé Joseph Roux était clairement monarchiste dans les années 1880. Parmi les plus célèbres, il faut faire une place à part aux frères Bouyssonie. Avec son frère, l'abbé Jean, Amédée défendait avec vigueur la compatibilité de la vérité scientifique avec la foi, contre toutes les accusations de modernisme. Dans leur entourage, on les a invités à détruire le squelette si peu compatible avec le récit biblique, mais ils ont préféré l'envoyer à Marcelin Boule au Muséum, avec l'appui d'Edmond Perier, qui avait lu à l'Académie leur communication le 14 décembre 1908, en pleine crise moderniste. Il est certain que la publication en 1923 du livre d’Amédée Batailles d'idées sur les problèmes de Dieu, du vrai, du bien, ouvrage couronné par un prix de l'Académie, n'a pu passer inaperçu du magistère. Il expliquait son point de vue sur les origines de l’homme sous forme d'un dialogue dans une ambulance, entre le major et le prêtre, au front. Défendre l'évolutionnisme contre le fixisme formaliste et désuet imposé par Rome, c'était risquer une accusation des milieux bien pensants hostiles à la méthode scientifique et Amédée y défendait l'idée, fort audacieuse alors pour un prêtre, qu'une vérité authentique ne saurait être en contradiction avec la foi. Leur vérité scientifique, la préhistoire devenue science, supposait l'évolutionnisme, accepté par l'ensemble des scientifiques depuis 1880 et donc inscrit en contradiction avec la Genèse prise au pied de la lettre. L'idée du transformisme (l'homme descendant d'un singe) et de l'émergence progressive de l'humanité ne pouvait passer dans l’exégèse et la théologie de ce temps. Ces scientifiques risquaient la condamnation car ils passaient pour fragiliser l'Église en donnant des arguments aux athées. Les deux frères ont pu avoir ces audaces car, comme Teilhard de Chardin (condamné dès 1925), ils étaient tout à fait reconnus par la communauté scientifique et donc par les élites catholiques cultivées. Trois problèmes sont alors posés au catholicisme: celui de l'unité de l'espèce humaine (les fossiles sont variés et donc l'origine à partir d'un seul couple impossible) ; l'origine animal du corps humain; l'âge de l'homme (bien plus que 6 000-7000 ans). Plutôt que d'entrer dans un combat de forteresse assiégée, les deux frères estiment que l'homme de Neandertal n'est pas un singe puisqu'il enterre ses morts et qu'il témoigne d'un monothéisme primitif: la religiosité est pour eux le premier critère pour reconnaître un humain. Ils spiritualisent donc la préhistoire et réussissent à imposer leur point de vue chez les scientifiques puis chez les catholiques (il faudra tout de même attendre les années 1940)23. Mais ils n’ont jamais été condamnés ; l’abbé Henri Breuil lui-même n’a jamais eu de problème (1877-1961) pour avoir toujours soigneusement choisi ses titres, même si en privé, avec les étudiants de École normale par exemple, il ne se gênait pas pour défendre l’évolutionnisme24. Mais nous quittons ici les fondateurs et donc notre sujet. Dans le destin exemplaire des frères Bouyssonie comme

                                                                                                               23 Fanny Defrance-Jublot, "Le darwinisme au regard de l'orthodoxie catholique", dans Revue d'histoire des sciences humaines, 2010/1, p. 229-237. Albarello, Bruno, L'affaire de l'homme de la Chapelle-aux-Saints (1905-1909), Treignac, 1987. Chercheurs de 24 En attendant la sortie de sa thèse sur le sujet, on peut consulter la conférence de Fanny Defrance-Jublot : Fanny Defrance-Jublot, Foi catholique et préhistoire, 9/11/2008 www.anciensedmichelet.net/web/spip.php?article88

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de Michon, il faut noter que tout commence au séminaire Saint-Sulpice de Paris, non pas au séminaire de Tulle ou de Limoges. Conclusion

L’étroite élite savante de la Corrèze n’en est pas moins une élite intégrée dans le monde à la fin du XIXe siècle et le clergé y participe sans conteste, probablement parce qu’il partage avec elles le même souci d’éducation populaire et de promotion de l’alphabétisation. Les Bouyssonie sont d’abord des enseignants. Les plus grands de nos savants font carrière ailleurs qu’en Corrèze dans les élites laïques à la manière des Lasteyrie en archéologie et histoire ou des Perier en sciences naturelles. C’est vrai aussi de prêtres comme Michon ou Mugnier mais tout de même beaucoup plus rare. La grande faiblesse du clergé qui les rapproche du destin des femmes savantes est justement leur difficulté à trouver des cadres accueillants dans l’émigration, avant la création des mouvements catholiques d’accueil des migrants au moins. Les femmes sont bien peu présentes en effet. Pour une Jeanne Villepreux (1794-1871), fondatrice de l’océanographie, qui agit sur une autre planète, on ne trouve avant la première guerre mondiale aucune femme, avant que l’École normale et surtout l’agrégation ne leur ouvrent de nouveaux espaces. Le clergé autochtone profite de réseaux qui sont d’abord locaux : il se retrouve au fond dans le cadre, conformiste et reconnu par la hiérarchie, des conférences épiscopales et il peut former sur place un petit réseau, même s’il est divisé. Même les prêtres les plus marginaux, comme Michon, ont pu profiter de cet appui corporatif. Ceux qui travaillaient ailleurs, comme tous les originaires, ont soutenu avec constance ceux qui restaient au pays, en assurant places et contacts, à Paris en particulier. Le système des notables est fils de l’émigration, ne serait-ce que pour des raisons de formation : on ne peut en Corrèze entamer une carrière de magistrat, de militaire, d’administrateur ou de médecin sans émigrer. Ce n’est pas aussi vrai du clergé, qui reste largement sur place. Mais celui-ci fait encore partie de ces notables ouverts, avec les militaires qui ont conquis les colonies, avec les ingénieurs qui ont construit les chemins de fer, avec les médecins vaccinateurs : ils sont tous notables de la République. Pourtant, il semble bien que la notabilité passe d’une catégorie à l’autre en cette fin du XIXe siècle. Les fondations de sociétés savantes sont sans doute le chant du cygne du clergé corrézien savant. En est-il de même ailleurs ? La base de la France savante permettra certainement d’en savoir plus à cet égard.

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ORIGINE SOCIALE ET GÉOGRAPHIQUE DES FONDATEURS DE SOCIÉTÉS

SLHBL SLSAC SASHC

SLHBL% SLSAC% SASHC% Propriétaire 7 21 10

9,1 6,56 4,76

Élu 4 35 24

5,2 10,93 11,42 Industrie

45 26

14,06 12,38

Administrations 10 37 16

7,7 11,56 7,61 Homme de loi 10 42 21

7,7 13,12 10

Notaire

21 8

6,25 3,8 Médecin et ass. 1 30 17

1,3 9,37 8,09

Enseignant 11 16 12

14,3 5 5,71

Militaire

14 5

4,37 2,38 Homme de lettres 5 9 3

1,56 1,42

Prêtre 20 27 15

25,9 8,43 7,14

Autres sociétés 4 2 autres 4 16 30

5,2 5 14,28

Inconnu 1 5 23

10,95

TOTAL 77 320 210

Hors Corrèze 16 56 31

20,8 17,5 14,76

Paris 4 33 27

5,2 10,3 12,85

Brive 9 6 94

11,7 1,87 44,76 Tulle

25 95 5

32,4 29,68 2,38

Reste de Corrèze 23 130 53

29,9 40,62 25,23 TOTAL

77 320 210

LES PRÊTRES CORRÉZIENS MEMBRES DE PLUSIEURS SOCIÉTÉS SAVANTES Bessou, Jean-Baptiste, 1836-1912 Bonnélye, François, 1826-1880 Bourneix, Thomas, 1836-1907 Bouyssonie, Jean, 1877-1956 Bouyssonie, Amédée, 1867-1958 Lagane, Pierre, 1819-1899 Lansade, Joseph, 1821-1891 Loubignac, François, 1804-1893 Marche, Adolphe, 1833-1913 Massoulier, Julien, 1822-1889 Michon, Jean-Hippolyte, 1806-1881 Pau, Jules, 1839-1901 Poulbrière Jean-Baptiste, 1842-1917 Roulhet, Jean-Marie, 1812-1882 Roux, Joseph, 1834-1905 Soulier, Martial, 1828-1914 Talin, Léopold, 1835-1892

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LES PRÊTRES FONDATEURS AYANT PUBLIÉ DANS LES DEUX REVUES Le premier chiffre correspond à la Société des lettres (Tulle), le second à la Société scientifique (Brive). Nombre d’articles.

BSLSAC BSHAC Arbellot, François 6 - Bessou, Jean-Baptiste 1 - Borie, Pierre-Romain 3 3 Bourneix, Thomas 2 - Bouyssonie, Jean 2 12 Bouyssonie, Amédée 2 7 Lansade, Joseph-Joachim - 1 Loubignac, François - 2 Marche, Adolphe 6 3 Niel, Leonard 18 16 Pau, Jules - 11 Poulbrière, Jean-Baptiste 48 15 Riviere, Léonard 1 1 Roux, Joseph 6 1 Talin, Léopold 2 - Texier, Jacques 1 -

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Tiphaine BARTHELEMY JALONS POUR UNE RECHERCHE SUR LES SOCIÉTÉS SAVANTES PICARDES

Si le rôle des sociétés savantes au XIXe siècle est bien connu par les travaux des historiens1, on sait peu de choses de la place que celles-ci ont continué d’occuper, à l’échelle départementale ou régionale, depuis l’entre-deux-guerres jusqu’à nos jours. Le présent projet est né du constat de ce vide et de l’intérêt d’une prise de conscience de l’importance qu’a pu jouer l’érudition et les activités savantes dans une région comme la Picardie, qui en est particulièrement riche2. Aujourd’hui, si l’on consulte l’annuaire du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, on peut voir que les départements de l’Aisne, de l’Oise et de la Somme en totalisent à eux seuls plus d’une centaine. S’agit-il des mêmes associations qu’au siècle précédent ? En quoi leurs objectifs et leur public ont-ils changé ? Comment ont-elles contribué et contribuent-elle actuellement à la fabrique d’un patrimoine régional3 ? Autant de questions qui peuvent servir de point de départ à un travail qui, à partir d’une recension des sociétés savantes en activité, d’une analyse de leurs archives et de leurs productions, enfin d’une enquête auprès de leurs adhérents, se propose de décrire et d’analyser les transformations récentes du champ de l’érudition dans la région4. Définition de l’objet : les sociétés savantes en Picardie

Qu’est-ce qu’une société savante ? Cette dénomination ne figure pas dans le fichier de la Maison des Associations d’Amiens Métropole où son évocation suscite des sourires amusés. En revanche, le site internet des archives départementales de l’Oise en répertorie vingt-six dans le département5 et le site du CTHS, cinquante-neuf. Quinze associations figurent sur ces deux derniers sites (citons, par exemple, la Société académique de l’Oise ou les Amis du vieux Verneuil), d’autres figurent seulement sur le premier (l’Association mémoire ouvrière du bassin creillois, notamment), d’autres sociétés enfin sont seulement répertoriées par le CTHS (par exemple : la Société historique de Breteuil). Ces indicateurs sommaires témoignent du flou qui entoure aujourd’hui la notion de société savante qui, tantôt a cédé la place à celle d’association culturelle ou patrimoniale, tantôt les englobe en partie.

                                                                                                               1 Voir notamment J.P. Chaline, 1998 ; O. Parsis-Barubé, 2011 ; Gonzague Tierny, 1987. 2 Nous présentons ici les grandes lignes d’un projet qui vient d’être soumis dans le cadre d’un appel d’offre du Conseil Régional de Picardie, et regroupe cinq enseignants chercheurs (T.Barthelemy, D.Blot, M.Boullosa, G.Hurpin et P.Nivet)– dont deux sont membres du CTHS- appartenant à trois laboratoires de l’Université de Picardie : le Centre universitaire d’analyse des politiques publiques (CURAPP), le Centre d’histoire des sociétés, des sciences et des conflits (CHSSC) et Habiter le monde. 3 Le terme de « fabrique » du patrimoine est emprunté à N.Heinich, 2009. 4 Ces questions doivent beaucoup aux contacts pris avec la Société des Antiquaires de Picardie par l’intermédiaire de sa secrétaire perpétuelle, K. Lemé-Hébuterne (voir contribution dans le présent numéro). 5 http://archives.oise.fr/faire-une-recherche/liens-utiles/, consulté le 15/01/2013. Il n’est, en revanche, pas fait mention de sociétés savantes sur les sites des Archives départementales de la Somme et de l’Aisne.

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On peut noter que les mêmes imprécisions caractérisent le XIXe siècle, comme le montrent la comparaison des annuaires étudiés par Jean-Pierre Chaline, dont on retiendra ici, comme point de départ, pour une définition de la notion de société savante, le critère de « la production intellectuelle tangible »6. Ce critère permet d’englober les associations scientifiques, qui souvent comptent des chercheurs universitaires, comme les associations de protection et de mise en valeur du patrimoine ou les associations mémorielles, majoritairement composées de chercheurs amateurs, qui éditent des travaux portant sur des monuments, des objets, des lieux, des coutumes et usages locaux, etc. L’annuaire du CTHS laisse ainsi entrevoir un champ qui s’organise entre deux pôles : un pôle scientifique et un pôle patrimonial. A la première extrémité sont répertoriées comme sociétés savantes des centres de recherches basés à l’université, que l’on serait tenté de considérer a priori comme hors-champ puisqu’il s’agit en réalité d’équipes universitaires7, mais dont il convient de s’interroger sur les liens avec d’autres sociétés avec lesquelles elles peuvent mener des travaux communs. Au pôle opposé apparaissent des associations, tels les amis de musée ou des associations vouées à la sauvegarde d’un monument qui semblent être surtout des associations d’usagers, dont les actions relèvent probablement davantage de la mise en valeur patrimoniale qu’elles ne contribuent à la constitution de savoirs. Certaines d’entre elles toutefois publient des bulletins et éditent des ouvrages. Elles relèveront donc pleinement du périmètre de ce projet. La question se pose également du statut des associations de généalogistes qui, pour les unes, se bornent à la construction de généalogies familiales, mais peuvent aussi se traduire par la rédaction d’ouvrages d’histoire locale. Il est enfin des associations qui, n’étant pas dotées d’outils informatiques, n’apparaissent nulle part, ou ne se reconnaissent pas sous le terme de société savante, bien que partageant les mêmes caractéristiques que celles-ci. Seule l’enquête de terrain, on le voit, permettra de reconstituer de façon exhaustive ce qui apparaît plutôt comme une constellation de sociétés savantes aux objectifs, aux formes, aux savoirs et aux écrits divers. Deux questions Des érudits d’autrefois à ceux d’aujourd’hui, y a-t-il continuité ou rupture ?

L’apparente persistance d’un mode de « sociabilité et d’érudition » propre aux sociétés savantes semble paradoxale dans un contexte marqué tant par la transformation de la composition sociale des élites régionales que par la démocratisation du savoir liée à l’allongement de la scolarité et à l’accès d’un plus grand nombre d’individus aux études supérieures. Mais s’agit-il des mêmes sociétés ? Le tableau suivant, pour incomplet qu’il soit puisqu’il a été établi à partir de l’annuaire du CTHS et d’une exploration des sites des sociétés savantes, montre qu’il n’en est rien. Dans leur grande majorité, les sociétés savantes contemporaines ont été créées après 1950.

                                                                                                               6 Op.cit., p.24 7 Par exemple, le Centre d’archéologie et d’histoire médiévale des établissements religieux, basé à l’Université de Picardie.

Av.1900 1900-49 1950-99 2000-... Inconnu Total

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Tableau 1 : Date de création des sociétés savantes picardes

Tandis que se perpétuaient d’anciennes sociétés picardes (au nombre de 19), créées, pour certaines, au début du XIXe siècle, telles la Société d’émulation d’Abbeville, la Société des antiquaires de Picardie (SAP) la Société linnéenne ou la Société archéologique, historique et scientifique de Soissons, la grande majorité de celles qui existent aujourd’hui ont été créées depuis dans la seconde moitié du XXe siècle. Elles sont pour la plupart attachées à la connaissance et à la mise en valeur de monuments oubliés, de traditions locales, de paysages parfois et, plus généralement, de « lieux de mémoire ». Cette liste, bien entendu devra être soumise à vérification (certaines associations répertoriées ici sont probablement plus patrimoniales que scientifiques). Reste qu’on peut se demander si l’opposition ancienne/nouvelle société renvoie à des critères de recrutement et à des types de travaux différents. Certaines associations récentes peuvent en effet avoir des statuts, des rituels, des intérêts et des publications assez semblables à celles des sociétés plus anciennes. Inversement, ces dernières ont pu changer, rajeunir leurs adhérents, féminiser leur bureau et réorienter leurs objectifs, ainsi que nous avons pu le constater au sein de la Société des antiquaires de Picardie. Le premier propos de l’enquête consistera ici à replacer chaque société dans son contexte social et culturel pour ébaucher une typologie en fonction des profils des adhérents, de la nature et de l’assise territoriale de leurs activités et de leurs publications. On peut ensuite s’interroger sur la persistance de ces activités érudites dans la région. Témoigne-t-elle d’une forme de résistance à des modes de connaissances académiques développés notamment par l’école et l’université ? N’est-ce pas au contraire la diffusion de ceux-ci auprès de catégories sociales plus larges qui aurait entraîné les sociétés savantes dans une dynamique nouvelle ? Les réponses, on s’en doute, sont plurielles et se dégageront notamment des analyses des trajectoires scolaires de leurs adhérents dont on s’attachera à restituer les itinéraires intellectuels, les références et la formation des sensibilités. Région, nation, « pays » : patrimoines et mémoires

La seconde question que tentera d’explorer ce travail tient à la manière dont ces sociétés ont pu contribuer, au cours du XXe siècle, à la fabrique d’une culture et d’un patrimoine régional. De quels lieux, de quels groupes sociaux, de quelles pratiques s’agit-il de conserver et de transmettre la mémoire ? Comparativement à d’autres régions, telle la Bretagne8, la Picardie s’est peu - ou du moins plus tardivement - mise en scène comme entité culturelle dotée de fortes spécificités. La Bretagne pourtant compte relativement peu de sociétés savantes tout au long des XIXe et XXe siècles, contrairement, on l’a vu, à la Picardie. Est-ce à dire que celles-ci étaient avant tout des lieux où se diffusait une culture académique venue « d’en haut » ? Les sociétés savantes, autrement dit, ont-elles pu contribuer à la domination des cultures populaires régionales? Tel semble bien avoir été le cas en Corse où les érudits ont pendant longtemps tardé à s’intéresser

                                                                                                               8 C.Bertho-Lavenir, 1980

AISNE 9 1 5 1 6 22 OISE 4 3 40 5 7 59 SOMME 6 1 12 1 6 26 TOTAL 19 5 57 7 19 107

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aux pratiques populaires dont ils cherchaient au contraire à se distancier9. Qu’en a-t-il été en Picardie ? Les sociétés savantes ont-elles constitué un frein à la construction d’une entité régionale ? Ont-elle été plus soucieuses des symboles de la « grande » histoire que de la langue, des modes de vie ou de pratiques populaires qui auraient été plus localement circonscrites ? La réponse, on s’en doute, diffère selon les époques, les associations et les érudits en question. Certaines sociétés pourtant s’affichent dès l’origine comme régionales, ainsi la Société des Antiquaires de Picardie dont l’article 1er des statuts définit qu’elle a pour objet « la recherche, la description et la conservation des antiquités de la province »10. Mais c’est surtout la présence d’importants vestiges archéologiques, d’objets et de monuments qui sous-tend ici la notion de région, assimilée, on le voit, à celle de province. D’autres associations se sont constituées par la suite autour de l’étude et de la mise en valeur des « traditions » locales, qui sans doute récuseraient, pour nombre d’entre elles, le terme de « sociétés savantes ». On peut alors se demander quelles étaient les relations qu’elles entretenaient avec leurs homologues plus anciennes. Plus généralement, on peut s’interroger à travers les activités des différentes associations sur la pluralité des objets susceptibles d’être érigés en symboles identitaires, sur les territoires qu’elles mettent en scène et sur la manière dont elles contribuent à configurer un espace régional. Les intitulés de certaines sociétés attestent de leur volonté de mettre en valeur l’identité culturelle de « pays », tels la Thiérache, le Beauvaisis, le Vimeu ; d’autres ont un périmètre plus restreint et semblent poursuivre les entreprises monographiques menées depuis le XIXe siècle par les instituteurs, curés, châtelains et érudits – qui n’appartenaient pas tous à des sociétés savantes11. D’autres enfin œuvrent à l’échelle du département, quelques-unes affichent un périmètre régional. On peut dès lors se demander en quoi les activités érudites reflètent une identité régionale complexe et feuilletée, en quoi elles ont contribué à perpétuer ou à transcender les frontières multiples - linguistiques, économiques ou géographiques et historiques – qui parcourent le territoire régional12. Ce sont enfin les enjeux politiques de la fabrication du patrimoine et des constructions mémorielles qui pourront être analysés ici, ne serait-ce qu’en s’interrogeant sur les liens existant entre le monde de l’érudition d’une part, les institutions et acteurs politiques régionaux d’autre part. Pistes de recherche Pour tenter de répondre plus précisément à ces questions très générales, la recherche peut s’orienter à partir de trois axes : Le champ des sociétés savantes : quelles sont les caractéristiques et les parcours sociaux, scolaires et professionnels de leurs membres et les réseaux qu’elles font apparaître dans le cadre régional ? Est envisagé ici le recueil d’histoires de vie qui pourrait permettre tout d’abord de mettre en évidence des « carrières » d’érudits et de dégager leurs similitudes et leurs différences. Ceci pourrait permettre de dessiner une typologie des associations en fonction du profil des membres, des travaux menés et aussi des types de légitimité dont ils se prévalent. Une précédente enquête portant sur les associations de protection de la nature en Bretagne avait en effet mis en évidence des distinctions (scientifiques, retraités émigrés de

                                                                                                               9 Ange Rovère : Communication à la journée d’études « France savante », CTHS, 8 Novembre 2012. 10 Mémoires de la SAP, t. I, 1838, p. 15-16 11 F.Ploux, 2011. 12 A.Duménil et P.Nivet, 1998

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retour, autochtones, autodidactes) qui étaient significatives d’activités différentes menées dans des associations différentes (régionales ou locales par exemple). Tandis que l’activité militante des uns renvoyait à une quête de légitimité traditionnelle et à une volonté d’insertion dans les réseaux de relations locaux, celle des autres visait davantage la mise en place de normes à l’échelle nationale et s’opposait aux pouvoirs locaux13. Sans être directement transposables aux membres des sociétés savantes, du moins peuvent-elles donner à s’interroger sur la pluralité des objectifs visés par leurs activités et sur la manière dont ils se coordonnent – ou non - à l’échelle de la région. Les activités menées : une géographie des lieux et des pratiques auxquels se sont intéressées les associations et sociétés savantes au cours des XXe et XXIe siècles s’impose ici. On peut en effet se poser la question des liens entre la variété des objets patrimonialisés (antiquités, « petit » patrimoine ou patrimoine immatériel14 ?) et les mises en valeur auxquelles ils donnent lieu (conservation, valorisation, tourisme ?). On s’attachera, dans cette perspective, à décrire et analyser les liens existant entre érudition et musées, tant certaines associations, récentes ou anciennes se sont constituées autour d’un projet de musée (écrivain, archéologie, techniques agricoles, etc.). Il est également un aspect de l’activité des sociétés savantes que les dépouillements d’archives peuvent permettre d’analyser, c’est l’importance des dons effectués par leurs adhérents. La Société des antiquaires de Picardie, par exemple, a reçu de ses membres au XIXe siècle nombre d’objets anciens et de legs testamentaires, qui lui permettent de construire un musée qu’elle léguera ensuite à la ville. Que deviennent ces pratiques de don au XXe siècle ? On peut s’interroger sur leur transformation au fil du temps, en fonction notamment des profils des membres de ces associations. Un glissement ne s’opère-t-il pas de l’évergétisme au militantisme ? De l’évergétisme de notables qui font passer des objets du domaine privé au domaine public à l’engagement de militants de la culture qui mobilisent une partie de leur temps et de leurs compétences pour assurer la conservation d’un lieu, écrire son histoire ou y attirer des visiteurs ? Les savoirs érudits et leurs écritures : de la rédaction d’articles scientifiques à l’écriture de pièces de théâtre susceptibles de mettre en scène l’histoire d’un lieu…, quelles références, quels ouvrages, quelles expériences et quelles méthodes sont mobilisés, quelles justifications sont invoquées (le fait d’être autochtone, savant, diplômé, tenant d’une culture populaire ancienne ?). C’est la fabrique de l’histoire avec ses différentes échelles, du local au régional voire au transnational, qui sera ici interrogée, au travers d’une démarche associant étroitement l’analyse des archives et des documents écrits à l’enquête de terrain susceptible de restituer leur contexte social et culturel. Il y aurait, bien entendu beaucoup d’autres pistes à explorer : le propos de ces quelques lignes ne vise qu’à suggérer l’intérêt d’une recherche collective et réflexive menée en collaboration avec les sociétés savantes picardes sur la diversité de leurs activités et la richesse des fabriques de l’histoire dont elles témoignent.                                                                                                                13 T.Barthelemy, 2001 14 La notion de “petit” patrimoine fait référence à des objets ou à des lieux d’usage courants récemment patrimonialisés, tels de vieux outils, une grange, une borne kilométrique, etc. La notion de patrimoine immatériel se réfère quant à elle à la définition qu’en donne l’UNESCO dans la convention de 2003 pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel: “ les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire (…) que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus, reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel”.

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Eléments de bibliographie Barthelemy T., “En Bretagne, un militantisme pluriel”, in Environnement, question sociale, ouvrage coordonné au CREDOC par Michel Boyer, Guy Herzlich et Bruno Maresca, Paris, O. Jacob, p.149-159. Bensa A. et D. Fabre, Une histoire à soi, Paris, éd. de la MSH, 2001. Bercé F., “Arcisse de Caumont et les sociétés savantes”, in Pierre Nora : Les lieux de mémoire. T. II, La Nation, Paris, Gallimard, 1986, p. 534-567. Bertho-Lavenir C., “L’Invention de la Bretagne : genèse sociale d’un stéréotype”, in ARSS, 35, 1980 : p. 45-62. Chaline J.P., Sociabilité et érudition : les sociétés savantes en France, Paris, CTHS, 1998. Duménil A. et P. Nivet (dir.), La Picardie, terre de frontières, Amiens, Encrage, 1998. Ethnographiques. N° 24, Ethnographie des pratiques patrimoniales : temporalités, territoires, communautés, 2012. En ligne http://www.ethnographiques.org/Numero-24-juillet (consulté le 14 mars 2013). Fabre D. et Iuso A., “Les monuments sont habités”, Paris, in Cahiers de l’ethnologie n° 24, éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2009. Heinich N., La Fabrique du patrimoine : de la cathédrale à la petite cuillère, Paris, éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2009. Hobsbawm E. et Ranger T., L’Invention de la tradition, Paris, éd. Amsterdam, 2006. Hertzog A., “Musées, espace et identité territoriale en Picardie”, in Mappemonde 66, 2002, p. 25 ss. Lévi-Strauss C., La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962. Marot P., Les Musées des sociétés savantes, 100e congrès national des sociétés savantes, Paris, CTHS, 1975, p.145-154. Parsis-Barubé O., La Province antiquaire : l’invention de l’histoire locale en France, Paris, CTHS Histoire, 2011. Parsis-Barubé O., “L’illusion de la modernité : les représentations de l’érudition dans les sociétés savantes du nord de la France à l’époque romantique”, in Hervé Leuwers, Jean-Paul Barrière et Bernard Lefebvre (dir.), Élites et sociabilité au XIXe siècle, Villeneuve d'Ascq, IRHIS, 2001. En ligne : http://hleno.revues.org/274 (consulté le 14 mars 2013). Ploux F., Une mémoire de papier : les historiens de village et le culte des petites patries rurales (1830-1930), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011. Poulot D., Une histoire des musées de France, XVIIIe-XXe siècles, Paris, La Découverte, 2005. Theis L., “Guizot et les institutions de mémoire”, in Pierre Nora : Les lieux de mémoire. T. II, La Nation, Paris, Gallimard, 1986, p. 569-591. Tierny G. : Les sociétés savantes de la Somme, Paris, CTHS, 1987.

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Kristiane LEMÉ-HÉBUTERNE PRÉSENTATION DE LA SOCIÉTÉ DES ANTIQUAIRES DE PICARDIE

La Société des Antiquaires de Picardie n’est pas la société savante la plus ancienne de Picardie : la Société littéraire et historique, fondée en février 1746, la précéda, qui, obtenant en 1750 les lettres patentes du roi, devint l’Académie des sciences, belles-lettres et arts d’Amiens ; puis à la fin du XVIIIe siècle, en 1797 précisément, c’est une Société d’émulation historique et littéraire qui se constitua à Abbeville, deuxième grande ville du département de la Somme. Le contexte

Dès le début du XIXe siècle, les questions archéologiques suscitent en Picardie l’intérêt des érudits. En 1808, les vestiges d’un chaland fluvial ont été mis au jour à Fontaine-sur-Somme, dans une exploitation de tourbe. L’année suivante, les résultats de la fouille sont publiés1 par Laurent Joseph Traullé, correspondant de l’Institut, qui propose une datation autour du IIe siècle après J.C. Dans les années 1820, on discute beaucoup de l’implantation de la ville gallo-romaine de Samarobriva. À l’Académie d’Amiens est présenté en 1831 un Mémoire sur les monuments anciens de l’arrondissement de Doullens, par Hyacinthe Dusevel. En 1836, ce dernier publie avec P.A. Scribe la Description historique et pittoresque du département de la Somme. C’est aussi cette année-là que paraît le premier volume de la partie picarde des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France du baron Taylor, Charles Nodier et Alphonse de Cailleux.

Les régions voisines ont devancé la Picardie : dès 1824, la Normandie s’est dotée, à l’instigation d’Arcisse de Caumont, d’une Société des Antiquaires. Son exemple a été suivi de peu avec la fondation de la Société des Antiquaires de la Morinie en 1831, par le général Pierre-Alexandre Joseph Allent. Rappelons aussi la naissance, en 1834, du Comité des travaux historiques et scientifiques. Les érudits amiénois ne restent pas inactifs. Au tout début de l’année 1836, François Guérard, conseiller-auditeur à la Cour royale d’Amiens (fig. 1), réunit chez lui plusieurs de ses amis, notables du monde de la justice, médecins, grands propriétaires, et leur propose de fonder une Société « pour la conservation des monuments anciens2 ». Ce petit groupe rassemble

                                                                                                               1 Lettre adressée à M. Mongez, membre de l’Institut, par M. Traullé, procureur impérial à

Abbeville. Imprimerie J.B. Sajou, Paris, 1809, 15 p. 2 Pour l’histoire de la Société, voir, outre les Bulletins eux-mêmes, le t. 43 des Mémoires in-8

de la SAP, H. Josse, « Notes biographiques et bibliographiques sur les membres résidants de

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notamment Alexandre Bouthors, greffier en chef de la Cour, Hyacinthe Dusevel, avoué à la Cour, Le Dieu, propriétaire et le Docteur Marcel Rigollot (fig.2), dont les portraits peints ou les bustes ornent toujours la salle des séances de la Société des Antiquaires de Picardie.

Fig. 1.

Fig. 2.

Fondation de la Société

Les statuts de la nouvelle société sont présentés au préfet de la Somme le 28 février 1836, très peu de temps après la réunion fondatrice, ce qui laisse penser que la réflexion était menée depuis déjà un certain temps. Les statuts sont approuvés le 9 avril par le ministre de l’Instruction publique. La première séance a lieu à Amiens le 25 avril 1836 et rassemble d’autres notables amiénois venus grossir les rangs des premiers fondateurs : le Comte de Betz, vice-président de la Société des amis des arts, fondée en 1835, le marquis de Clermont-Tonnerre, Coquerel, ingénieur des mines, Louis-Adolphe de Grattier, substitut du procureur général, Le Sérurier, conseiller à la Cour, le chanoine Nicolas Dauthuille, curé de la paroisse Saint-Pierre d’Amiens, l’abbé Nicolas Vincent, professeur au Collège royal d’Amiens, Aimé Duthoit, sculpteur, Auguste Le Prince, propriétaire… Modification du nom

Cette toute jeune société connaît une croissance très rapide : au bout de quelques mois, elle compte déjà cent-vingt-huit membres. Pourtant, aussi rapidement, des contestations surviennent qui entraînent une modification des statuts et du nom de la société née, en effet, sous le titre de Société d’archéologie du département de la Somme. Ce choix d’une circonscription créée relativement récemment n’était pas sans ambiguïté : l’article 1er des statuts définit l’objet de la toute nouvelle société : « la société d’archéologie fondée à Amiens, chef-lieu du département de la Somme, a pour objet, savoir : la recherche, la description et la conservation des antiquités de la province3 ». L’article 2 précise « La société recherche, par des soins assidus, tous les monuments de l’art et de l’histoire que l’antiquité et le moyen âge

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                         la Société des Antiquaires de Picardie morts en exercice depuis sa fondation, précédée d’un

aperçu historique sur cette Société de 1836 à 1926 » 3 Mémoires de la SAP in-8, t. I, 1838, p. 15-16.

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ont laissés dans la Picardie et notamment dans la fraction de cette province qui forme aujourd’hui le département de la Somme ». Pourquoi cette restriction au département de la Somme ? Les fondateurs n’ignoraient pas la différence entre les deux aires géographiques ! Tiphaine Barthelemy a suggéré une hypothèse : les membres fondateurs souhaitaient montrer leur respect pour la République et n’ont pas voulu reprendre une circonscription de l’Ancien Régime. Quoi qu’il en soit, ce choix a rapidement attiré des critiques de la part d’archéologues et d’érudits qui se sentaient exclus topographiquement, et se voyaient relégués au rang de membres non-résidants ou correspondants4. Une demande fut donc faite pour un élargissement de la circonscription dont s’occupait la Société d’archéologie, qui changea son nom en Société des Antiquaires de Picardie, suite à un arrêté du Ministre de l’Instruction publique du 5 février 1839. En optant pour le terme Picardie, qui ne répond pas à une notion historique, les membres de la société élargissent le terrain d’étude. Ils le précisent dans l’article 1er des nouveaux statuts : « elle embrasse dans ses travaux toutes les parties de la France du Nord où l’idiome picard était anciennement usité ». On se réfère à la « nation picarde » de l’université parisienne du XIIIe siècle, programme ambitieux qui englobe des régions allant jusqu’à Liège, Namur… En fait, les Antiquaires ont restreint leur territoire à l’ancienne Intendance de Picardie telle qu’elle se présentait à la veille de la Révolution, la Somme, des parties de l’Oise, de l’Aisne et du Pas-de-Calais. Mais cette référence à la langue picarde va peut-être plus loin qu’une simple facilité pour délimiter l’aire d’investigation des chercheurs, nous en reparlerons. La Société a également prévu la création de Comités dans les villes picardes plus éloignées de la capitale : en 1840 sont fondés les Comités de Compiègne, de Noyon. Très rapidement ces Comités souhaitent prendre leur indépendance et la plupart deviennent des sociétés autonomes : en 1847, la Société académique des lettres, sciences et arts du département de l’Oise voit le jour ; en 1858, la Société historique et archéologique de Compiègne se sépare de la SAP ; en 1862, c’est au tour de la Société historique et archéologique de Noyon de prendre son envol. Ces sociétés existent toujours et la SAP continue à correspondre avec elles. Les statuts

Les statuts comportent 17 articles. Nous avons vu que le premier précisait les limites géographiques que se fixait la société. Les suivants définissent les objectifs qu’elle se donne. L’article 2 précise : « la Société recherche, par des soins assidus, tous les monuments de l’art et de l’histoire que l’Antiquité et le Moyen âge ont laissés dans la Picardie ». Sont ensuite énumérés tous les « monuments » concernés : archives, églises, menhirs et dolmens, mottes, tumuli, camps romains, cryptes et souterrains, châteaux gothiques, tombeaux, marbres, métaux sculptés, poteries… L’article 3 définit ce que la Société fera au sujet de ces monuments : « la Société a pour objet l’étude et la description de tous les monuments dont il est parlé dans l’article 2, tant sous le rapport de l’art que de leur application à l’histoire du pays ». Neuf points sont nécessaires pour détailler ce que signifient étude et description. L’article 4, par ses 4 alinéas, engage les membres à l’action ! • « La Société veillera à la conservation des édifices antiques qui ne sont point tombés dans

le domaine privé ; et, à cet effet, elle s’entendra avec les architectes des départements,

                                                                                                               4 Mémoires de la SAP in-8, T. I, p. 41.

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pour que leur réparation ne devienne pas une mutilation ». Il ne s’agit pas, pour les membres, de rester enfermés dans un bureau, à étudier les vieux grimoires…

• « De concert avec l’autorité, elle prendra des mesures pour le classement et la conservation des bibliothèques et dépôts publics d’archives ».

• « Un Musée d’antiquités nationales sera établi à Amiens, siège de la Société ; on y réunira tous les objets d’art et d’histoire, de la nature de ceux énumérés dans l’article 2, qui seront achetés par la Société ou qui lui seront offerts à titre de don.

• Elle y réunira pareillement les dessins, cartes et plans qu’elle fera faire ou possèdera au même titre que ci-dessus ».

Les articles 2 et 3 rendaient implicite la diffusion des connaissances : il ne s’agissait pas pour les membres de la Société de faire des découvertes qui resteraient confinées au sein d’une élite étroite, mais de faire connaître toutes les richesses de la Picardie. Dès les débuts de la Société, les membres ont en effet eu à cœur de publier et diffuser leurs découvertes, par les Mémoires depuis 1838, auxquels sont venus s’ajouter les Bulletins depuis 1841 (parution en 1844). L’article 4, quant à lui, engageait la Société dans une longue aventure, celle de la création d’un musée. Nécessité d’un musée

Dès la naissance de la Société, la question des locaux se posa : où tenir les réunions régulières permettant aux membres de se rencontrer et de travailler ensemble ? Mais aussi où entreposer et exposer les objets divers que les membres récupéraient, rachetaient, sauvaient de la destruction ? La Société s’était engagée à créer un musée qu’elle avait espéré installer dans une ancienne église amiénoise désaffectée depuis 1790, l’église Saint-Rémi. Le manque de ressources fit échouer ce projet, et l’église fut détruite en 1843. La Préfecture, installée dans l’ancien couvent des Feuillants, avait mis à la disposition des Antiquaires une de ses salles, alors que la Bibliothèque municipale accueillait dans un de ses pavillons le musée ainsi que les réunions privées de la Société. Les objets rassemblés étaient disposés dans « les chétives vitrines dans la Bibliothèque et dans une dépendance plus chétive encore de cet établissement », selon les termes d’un contemporain5. Les collections s’accroissaient assez vite semble-t-il, grâce aux dons des membres mais aussi grâce à une subvention municipale de six-cents francs, votée dès 1837. Pourtant, l’obligation faite aux membres d’offrir à la société des objets devant enrichir les collections de la Société n’est pas inscrite dans les statuts, à la différence d’autres sociétés : Société des antiquaires de Normandie, Société des antiquaires de l’Ouest6. Mais, comme le remarque Odile Parsis-Barubé, la décision de fonder un musée devait inciter les membres à faire des dons nombreux, et ils ne s’en sont pas privés ! Une « anecdote » rapportée dans La province antiquaire7 montre que les membres de la Société étaient exigeants sur le choix des pièces qu’ils souhaitaient voir offrir à leur Société : en 1837, un colonel de la garde nationale d’Amiens, M. Tournière, voulait offrir au musée un « tableau chinois ». La SAP rappela que le musée                                                                                                                5 P. Dubois, « Discours prononcé à l’occasion du centenaire de la Société », Bulletins t.

XXXVI, 2e trim. 1936, p. 126. 6 O. Parsis-Barubé, La province antiquaire. L’invention de l’histoire locale en France (1800-

1870), Paris, CTHS, 2011, p. 229. 7 Id. p. 229.

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était destiné à recevoir « des antiquités et non des curiosités » ! C’est un membre éminent, Le Sérurier, conseiller à la cour royale d’Amiens, qui apporta une solution en proposant d’échanger le tableau en question contre un objet de sa collection personnelle, un « élégant bas-relief en bois provenant de l’ancienne église des Augustins d’Amiens8 ». La création d’un musée digne de la qualité et de la quantité des objets rassemblés était donc indispensable. La Société des Antiquaires de Picardie s’est montrée très originale, car elle a, à la fois, constitué les collections, conçu et fait construire le musée, véritable « Palais des Arts » expression utilisée par les Antiquaires dans leurs discussions. Les dons sont nombreux, mais parfois difficiles à identifier, car il semble que la Société n’ait pas fait d’inventaire de ses collections…

Fig. 3.

Selon une actuelle conservatrice du musée, presque la moitié des objets des sections Archéologie et Moyen Âge sont arrivés dans les collections du musée grâce à la SAP. L’analyse du catalogue du musée publié en 1875 permet de proposer quelques chiffres qui paraissent sous-estimés : 2 137 objets sont recensés, parmi lesquels 68 ont été donnés directement par la Société, 240 offerts par des individus (il est parfois difficile de savoir si tous ces individus sont des membres de la Société, car il n’existe pas d’annuaire des membres non-résidants…). Cela représente au minimum 12 % des objets des collections archéologiques et médiévales donnés par la Société en tant que telle et ses membres à titre individuel. 28 membres résidants ont donné au moins 107 objets.

La répartition chronologique des dons semble montrer une plus grande faveur des donateurs pour la période gallo-romaine et le Moyen Âge. Il est difficile d’en conclure à une réelle préférence des membres pour telle ou telle période : cette répartition ne révèle peut-être que l’actualité des travaux d’urbanisme réalisés à Amiens (en effet, de nombreuses trouvailles sont signalées comme provenant des terrassements du chemin de fer au moment de la construction de la ligne d’Amiens à Boulogne, ou de travaux sur les boulevards extérieurs de la ville).

Fig. 4

                                                                                                               8 Mémoires de la SAP in-8, t. I, p. 96.

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Les illustrations ci-dessus donnent une idée de la qualité des pièces offertes par la Société des Antiquaires de Picardie9. La construction du musée fut une entreprise longue et laborieuse… La première démarche fut d’obtenir la reconnaissance d’utilité publique, grâce à laquelle la Société pourrait gérer le budget de l’entreprise et recevoir dons et legs. C’est Charles Dufour, alors vice-président, qui fut chargé d’aller présenter la requête au Prince Président, en 1851 (Charles Dufour connaissait Louis Bonaparte). Cette reconnaissance d’utilité publique fut obtenue par décret du 8 juillet 1851. Il fallut alors trouver les ressources financières. La Société organisa des loteries, à plusieurs reprises, en 1852, puis 1855, 1861 et 1863. Malgré cela, la construction du musée rencontra continuellement des difficultés financières… Un concours d’architectes fut ouvert, le 15 décembre 1853, auquel participèrent trente-neuf architectes. Le 17 avril, leurs projets furent exposés, sous forme de plus de deux-cents feuilles, dans la grande salle de la bibliothèque communale. C’est M. Parent, architecte à Paris, qui fut sélectionné : son projet était retenu mais il devait y apporter des corrections, et son projet définitif fut soumis à l’Empereur le 25 juin10. Il fallait encore trouver des terrains dans le centre d’Amiens… L’Empereur concéda à la Société la propriété de l’ancien Arsenal, par loi du 20 avril 1854. Construit en 1547, rue des Rabuissons, cet arsenal était devenu inutile. La ville d’Amiens ne fut pas en reste, et le Conseil municipal accorda le 23 décembre 1854 une partie de l’ancien prieuré des « Dames de Moreaucourt11 », rue des Rabuissons, « à la condition que le bâtiment devienne, comme ses collections, la propriété de la ville d’Amiens, ainsi que cela avait toujours été entendu, lorsque l’édifice pourra être ouvert au public, entièrement terminé par les soins et aux frais de la Société des Antiquaires12 ». Cette condition fut acceptée par la Société lors de sa séance du 16 janvier 185513. Une cérémonie14 officielle marqua la pose de la première pierre, le 2 septembre 1855, mais les travaux ne furent pas achevés avant 1870, et les événements politiques et militaires interdirent toute inauguration officielle.

                                                                                                               9 Je remercie le Musée de Picardie pour l’autorisation de publication. 10 Bulletins de la SAP, T. V, p. 214-215. 11 Religieuses bénédictines dont le couvent se trouvait à Moreaucourt, près de l’Etoile

(Somme), qui s’étaient fait aménager une demeure à Amiens, où elles s’installèrent en 1636. 12 Rappelé dans l’acte de cession du Musée Napoléon à la Ville, le 16 juillet 1869. 13 Bulletin de la SAP, T. V, p. 301, séance du 16 janvier 1855. 14 Bulletin de la SAP, T. V, p. 400-413.

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Fig. 5 et 6

La Société tint sa promesse et sa donation du Musée à la ville d’Amiens fut officialisée par la convention signée le 16 juillet 1869, approuvée par décret impérial le 7 août 187015. L’article 5 de cette convention prévoit une réserve de jouissance qui permet à la Société de continuer à utiliser « sa salle des délibérations » ainsi que « la salle qui précède destinée à la bibliothèque de la Société ». C’est dans cette « salle des délibérations » que se déroulent toujours les séances de la Société, sous le regard bienveillant des membres fondateurs, en buste ou en portrait…

Fig. 7. Fig. 8.

                                                                                                               15 On trouvera le texte de cette convention dans le T. X des Bulletins, p. 174-189.

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Récemment inscrites à l’Inventaire supplémentaire des Monuments Historiques, la salle des séances et la bibliothèque de la Société méritent une restauration qui devrait se faire d’ici quelques années, dans le cadre plus général des travaux que connaît le Musée de Picardie.

Pour retracer complètement l’histoire de la Société des Antiquaires de Picardie, il faudrait encore évoquer l’organisation d’expositions, de concours, de prix : rendus possibles grâce aux legs d’un certain nombre de membres (Du Cange, Le Prince,…), ils permettaient d’encourager les recherches des érudits. Et actuellement ?

La Société occupe toujours ses locaux au rez-de-chaussée du musée, où elle tient ses séances mensuelles le deuxième samedi de chaque mois : une séance publique, au cours de laquelle une communication est présentée, sur un sujet d’histoire, d’archéologie, d’histoire de l’art… en relation avec la Picardie, suivie d’une séance privée, sorte de Conseil d’administration, qui traite des affaires de la Société. La Société continue également à publier ses travaux : Bulletins et Mémoires sont toujours à l’ordre du jour. Mais si la régularité des Bulletins est respectée, les publications de Mémoires se font plus rares, pour des raisons financières16. Les Bulletins, devenus semestriels, pour des raisons financières également, se font l’écho des séances mensuelles et des communications faites en public, après accord du comité de lecture. Sont aussi publiés des textes que des chercheurs proposent volontairement, sans communication publique. Le Bulletin actuellement en cours de publication est le n° 701-702 ! La Société organise également des journées d’étude sur des sujets variés : en 2002, la Société a commémoré le bicentenaire de la paix d’Amiens par une journée d’étude, qui a été publiée dans un Bulletin (1er trimestre 2002). En octobre 2012, c’est Charles de Lescalopier, né en 1812, membre de la SAP et bienfaiteur de la Bibliothèque municipale d’Amiens, qui a fait l’objet d’une autre journée d’étude, qui sera également publiée. Bibliothèque

                                                                                                               16 Le dernier volume de Mémoires in-4 paru est le tome 26, Kristiane Lemé-Hébuterne, Les

stalles de la cathédrale d’Amiens, Picard, Paris, 2007.

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La bibliothèque s’est enrichie au fil des années, et rassemble toutes les publications

faites par la Société, ses Mémoires, en différentes séries, ses Bulletins, mais aussi des manuscrits, des ouvrages acquis ou offerts, et les travaux des nombreuses sociétés savantes avec lesquelles elle a correspondu et continue à échanger ses publications (ce nombre est en diminution, car de plus en plus de sociétés font savoir que pour des raisons financières elles ne peuvent plus envoyer gratuitement leurs publications… Actuellement, nous échangeons avec cent-vingt-quatre sociétés françaises et quarante-trois étrangères).

Fig. 9

En 1936, lors du centenaire de la Société, l’inventaire de la bibliothèque comprenait environ trente mille numéros. Nous en sommes à plus de soixante-quatorze mille… Ce qui pose un problème de place mais aussi et surtout d’enregistrement : les fichiers sont manuels, et nous n’avons pas le temps de dépouiller toutes les revues reçues. Cette bibliothèque est ouverte au public, gratuitement, lors des permanences du mercredi, et sur demande pour les chercheurs qui ne peuvent en profiter ce jour-là. Nous travaillons aussi avec la bibliothèque municipale, notre voisine, et pouvons laisser les ouvrages en dépôt à la bibliothèque pour consultation. La bibliothèque vient aussi très souvent nous emprunter bulletins ou revues des sociétés savantes, et transmet copie des articles aux chercheurs qui ont trouvé nos coordonnées sur le SUDOC. La Société possède aussi une très riche collection de monnaies, médailles, grâce en partie au Dr Rigollot, membre fondateur de la Société, numismate et généreux donateur. La SAP est enfin propriétaire de deux châteaux qui lui créent bien des difficultés… Légué à la Société en 1920, le château de Picquigny17 a besoin d’énormes travaux de restauration que la Société ne peut financer. Après avoir bien hésité, elle s’est décidée                                                                                                                17 Picquigny est une petite ville où fut signé en 1475 le traité du même nom mettant

officiellement fin à la guerre entre Louis XI et Charles le Téméraire.

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Fig. 10

à s’en séparer : les collectivités locales, commune, communauté de communes, Conseil général ayant décliné notre offre, le château a été mis en vente dans une agence spécialisée dans les biens de ce type.

A l’autre extrémité du département se trouve le château de Lucheux, belle construction médiévale, enrichie d’un logis au XVIe siècle. Il était propriété de la Société des Eaux de Lucheux déclarée en faillite en juillet 1930. Pendant la guerre, le préfet a demandé à la SAP de s’en rendre acquéreur, par crainte qu’il soit utilisé par l’occupant pour y installer une ferme modèle, l’État devant racheter le château une fois la paix revenue… Le 4 novembre 1942, la Société fit donc l’acquisition du château, qui ne fut jamais repris par l’État.

Fig. 11

En 1949 cependant, un bail emphytéotique fut signé avec l’œuvre des Pupilles de l’Ecole Publique qui a installé un IME dans les locaux. Le bail prévoit un loyer symbolique (le montant de l’abonnement à notre Bulletin, soit actuellement 42 € par an !) compensé par le fait que tous les travaux d’entretien et restauration incombent au locataire. Mais l’IME vient d’être fermé, et nous ne savons pas ce que la PEP va faire du château. En tout cas, il nécessite aussi de gros travaux de restauration (notamment sur les murailles, très particulières car elles présentent des mâchicoulis sur arcades) que personne n’a les moyens de faire. Conclusion

La Société des Antiquaires de Picardie a donc déjà une longue et riche histoire derrière elle. Elle entend bien continuer son œuvre de société savante au XXIe siècle, malgré les difficultés financières et surtout le manque de bénévoles intéressés et suffisamment disponibles, ce qui est le lot de nombreuses sociétés savantes !

* * * * *

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Bibliographie Dubois, P., « Discours prononcé à l’occasion du centenaire de la Société », Bulletins t. XXXVI, 2e trim. 1936, p. 126. Josse, H., « Notes biographiques et bibliographiques sur les membres résidants de la Société des Antiquaires de Picardie morts en exercice depuis sa fondation, précédée d’un aperçu historique sur cette Société de 1836 à 1926 », Mémoires in-8 de la SAP, t. 43. Lemé-Hébuterne, K., « Les stalles de la cathédrale d’Amiens », Mémoires in-4 de la SAP, t. 26, 2007. Parsis-Barubé, O., La Province antiquaire. L’invention de l’histoire locale en France (1800-1870), Paris, CTHS, 2011. Bulletins de la SAP, essentiellement t. V, t. X. Mémoires in-8 de la SAP, t. I, 1838.

Illustrations

Fig. 1. François Guérard (1795-1857), membre fondateur. Société des Antiquaires de Picardie. Fig. 2. Dr Marcel Rigollot (1786-1854), membre fondateur. Buste, Gédéon de Forceville, plâtre. Société des Antiquaires de Picardie. Fig. 3. Scènes de la vie de saint Remi. Ivoire, Reims, dernier quart du IXe siècle. Don du Dr Rigollot, 1849. Musée de Picardie, M.P. 992. 4.5. Fig. 4. Cuve baptismale de Molliens-Vidame (Somme), XVe siècle. Fonds de la Société des Antiquaires de Picardie, 1839. Musée de Picardie, M.P. 992.4.31. Fig. 5. Musée de Picardie, façade sur la cour d’honneur, rue de la République. Fig. 6. Grille du musée avec le monogramme de la SAP. Fig. 7. Salle des séances de la Société des Antiquaires de Picardie. Fig. 8. Bibliothèque de la Société des Antiquaires de Picardie, vue depuis la mezzanine. Fig. 9. L’Escritel, registre des maîtres de la confrérie du Puy Notre-Dame, Bibliothèque Société des Antiquaires de Picardie, ms. CB 23, fol. 6, Vierge de miséricorde. Cl. Archives départementales de la Somme. Fig. 10. Château de Picquigny, Barbacane. Fig. 11. Château de Lucheux, Porte du bois et mâchicoulis sur arcades. Crédits photographiques (sauf fig. 9) : K. Lemé-Hébuterne