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1 BULLETIN THÉOLOGIQUE N°10 Pâques 2018 Le Bulletin théologique est une revue éditée par des professeurs et étudiants du Centre Théologique Universitaire de Rouen Sommaire (Cliquer sur les titres pour accéder aux articles et (↑) pour revenir au Sommaire) Actualité théologique - Placuit Deo, une lettre pour rappeler la doctrine du salut chrétien (Gérard Vargas) - François Durand, Le témoignage du ressuscité (François Griffaton) - Résumé de thèse : La surprise face au miraculeux (Yves Millou) Contributions théologiques - Dietrich Bonhoeffer, Résistance et soumission (Bernard Paillot) - « Faisons l’homme » (Jean-Marc Goglin) Méditation biblique - « Père, je remets mon esprit entre tes mains » (François Griffaton) Sitographie et bibliographie - Réfugiés et migrants (Paul Paumier) Actualité des livres - J.O. Boudon dir., La jeune république (Mathieu Monconduit) - F. Clavairoly, M. Kubler, Catholiques, protestants, ce qui nous sépare encore (Michèle Beauxis-Aussalet) - Guillaume Cuchet, Comment notre monde a cessé d’être chrétien (Jean-Baptiste Sèbe) - François Huguenin, Le pari chrétien (Jean-Baptiste Sèbe) - Saint Jérôme, Douze homélies sur des sujets divers (Jean-Louis Gourdain) - Xavier Lacroix, Avons-nous encore une âme ? (François Griffaton) - Denis Moreau, Comment peut-on être catholique ? (Yves Millou) Divers - Des nouvelles du site Web… ! Liste des auteurs

BULLETIN THÉOLOGIQUE ? Pourquoi faire appel à des concepts qui datent des premiers âges du christianisme ? L’incidence des transformations culturelles contemporaines sur le sens

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    BULLETIN THOLOGIQUE

    N10 Pques 2018

    Le Bulletin thologique est une revue dite par des professeurs et tudiants du

    Centre Thologique Universitaire de Rouen

    Sommaire

    (Cliquer sur les titres pour accder aux articles et () pour revenir au Sommaire)

    Actualit thologique

    - Placuit Deo, une lettre pour rappeler la doctrine du salut chrtien (Grard Vargas) - Franois Durand, Le tmoignage du ressuscit (Franois Griffaton) - Rsum de thse : La surprise face au miraculeux (Yves Millou)

    Contributions thologiques

    - Dietrich Bonhoeffer, Rsistance et soumission (Bernard Paillot) - Faisons lhomme (Jean-Marc Goglin)

    Mditation biblique

    - Pre, je remets mon esprit entre tes mains (Franois Griffaton)

    Sitographie et bibliographie

    - Rfugis et migrants (Paul Paumier)

    Actualit des livres

    - J.O. Boudon dir., La jeune rpublique (Mathieu Monconduit) - F. Clavairoly, M. Kubler, Catholiques, protestants, ce qui nous spare encore (Michle

    Beauxis-Aussalet)

    - Guillaume Cuchet, Comment notre monde a cess dtre chrtien (Jean-Baptiste Sbe) - Franois Huguenin, Le pari chrtien (Jean-Baptiste Sbe) - Saint Jrme, Douze homlies sur des sujets divers (Jean-Louis Gourdain) - Xavier Lacroix, Avons-nous encore une me ? (Franois Griffaton)

    - Denis Moreau, Comment peut-on tre catholique ? (Yves Millou)

    Divers

    - Des nouvelles du site Web !

    Liste des auteurs

    http://www.ctu-rouen.fr/file:///C:/Users/Utilisateur/Documents/Yves/FP-CTU/Bulletin%20thologique/Anciens%20Numros/Bulletin%20thologique%20n4/BT%20n4.docx%23retour_sommairefile:///C:/Users/Utilisateur/Documents/Yves/FP-CTU/Bulletin%20thologique/Anciens%20Numros/Bulletin%20thologique%20n4/BT%20n4.docx%23retour_sommaire

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    ditorial

    Ce vitrail de Chagall qui se trouve au Muse qui lui est consacr Nice, reprsente le dtail

    dun diptyque consacr la Cration ; peut-tre serez-vous comme moi, et verrez-vous dans ce

    mystrieux foisonnement de couleurs et de formes une figuration de lvnement de Pques ?

    La slection darticles et de recensions de ce numro 10, sans tre aussi foisonnante, se flatte

    quand mme de vous offrir un riche ensemble de contributions, et je commence par remercier

    Franois Griffaton, tudiant au CTU, chez qui nous avons dcouvert une vocation : notre

    demande il nous a envoy un grand nombre de textes publier, dont nous prsentons trois

    dentre eux. La participation de Franois sinscrit dans la volont du Bulletin de faire le lien

    entre les diffrents membres de la communaut thologique de Rouen et dailleurs.

    Vous trouverez galement le rsum de la thse de phnomnologie de Yves Millou, soutenue

    rcemment lUniversit de Rouen, et qui tourne autour de la problmatique du miraculeux.

    Elle met fin 22 ans dtudes de thologie et de philosophie, conduites dabord au CTU, puis

    lICP, lUniversit de Toulouse et enfin celle de Rouen !

    Jattire galement votre attention sur la slection copieuse de recensions de livres : vos

    rdacteurs lisent ! Et vous donneront envie, je lespre, de le faire votre tour. Enfin, je ne

    voudrais pas oublier dattirer votre attention vers la Sitographie tablie avec soin par Paul

    Paumier sur le sujet brlant des migrants : elle sert en quelque sorte dintroduction la

    Disputatio sur ce thme qui aura lieu le 25 mai la Cathdrale.

    Toute lquipe se joint moi pour vous souhaiter une excellente fte de la Rsurrection !

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    Actualit thologique

    ()

    Placuit Deo

    Une Lettre pour rappeler la doctrine du salut chrtien

    La Congrgation pour la Doctrine de la Foi a publi la lettre Placuit Deo 1, adresse aux

    Evques de lEglise catholique sur certains aspects du salut chrtien , le 22 fvrier 2018. Ce

    document est sign par Mgr Luis Francisco Ladaria Ferrer et Mgr Giacomo Morandi,

    respectivement prfet et secrtaire de ce Dicastre.

    Le salut ne peut se rduire simplement un message, une pratique, une gnose ou un

    sentiment intrieur .2 Cest par ces mots que Mgr Ladaria Ferrer sj conclut la prsentation quil

    nous propose de la partie anthropologique et christologique de la lettre Placuit Deo , portant

    sur certains aspects du salut chrtien, adresse aux vques catholiques, le jeudi 1er mars 2018

    (chapitres I-IV). Il laissera ensuite Mgr Morandini le soin de prsenter la partie

    ecclsiologique (chapitres V-VI) de cette mme lettre.3

    De quoi sagit-il ? Que nous apprend cette lettre ? Nest-il pas vident, pour tout chrtien

    correctement lev et duqu dans la foi chrtienne, que le salut consiste dans lunion au Christ,

    et quil ne peut se rduire un message ou une pratique ? Pourquoi, ds lors, prouver le

    besoin de rappeler ce qui est lessence mme du christianisme, loriginalit foncire de sa

    proclamation ? Pourquoi faire appel des concepts qui datent des premiers ges du

    christianisme ?

    Lincidence des transformations culturelles contemporaines sur le sens du salut chrtien

    Parce que nous vivons dans un temps de transformations culturelles qui rendent plus difficile,

    pour lhomme daujourdhui, la comprhension de lannonce chrtienne qui proclame Jsus

    comme lunique sauveur de tout lhomme et de lhumanit entire 4 (cf. n.2). Bien plus, insiste

    le pape Franois : On peut dire quaujourdhui nous ne vivons pas une poque de

    changements, mais un changement dpoque 5. La lettre souligne deux tendances du monde

    actuel : la premire est lindividualisme centr sur le sujet autonome (qui) tend voir lhomme

    1http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_20180222_placuit-

    deo_fr.html 2 https://fr.zenit.org/articles/le-salut-consiste-dans-notre-union-au-christ-par-mgr-ladaria-ferrer/ 3 https://fr.zenit.org/articles/placuit-deo-leglise-le-lieu-du-salut-par-mgr-giacomo-morandi/ 4 En ce qui concerne les citations, elles renvoient systmatiquement aux numros de la Lettre Placuit Deo du

    site du Vatican, sauf indication contraire. 5http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2015/november/documents/papa-

    francesco_20151110_firenze-convegno-chiesa-italiana.html

    http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_20180222_placuit-deo_fr.htmlhttp://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_20180222_placuit-deo_fr.htmlhttps://fr.zenit.org/articles/le-salut-consiste-dans-notre-union-au-christ-par-mgr-ladaria-ferrer/https://fr.zenit.org/articles/placuit-deo-leglise-le-lieu-du-salut-par-mgr-giacomo-morandi/http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2015/november/documents/papa-francesco_20151110_firenze-convegno-chiesa-italiana.htmlhttp://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2015/november/documents/papa-francesco_20151110_firenze-convegno-chiesa-italiana.html

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    comme un tre dont la ralisation dpend de ses seules forces (cf. n.2). Le Christ est un

    modle qui inspire des actions gnreuses , mais il nest pas identifi Celui qui transforme

    la condition humaine, en nous incorporant une nouvelle existence rconcilie par lEsprit

    avec le Pre et entre nous (cf. n.2). La deuxime tendance diffuse la vision dun salut

    purement intrieur, qui suscite peut-tre une forte conviction personnelle ou le sentiment

    intense dtre uni Dieu, mais sans que soit assumes, guries et renouveles nos relations

    avec les autres et avec le monde cr (cf. n.2). Cest une perspective qui rend difficile de

    saisir le sens de lIncarnation du Verbe, qui La fait membre de la famille humaine, en assumant

    notre chair et notre histoire, pour nous les hommes et pour notre salut . (cf. n.2).

    Plagianisme et gnosticisme

    La lettre rappelle que dans son magistre ordinaire, le pape Franois sest souvent rfr

    deux tendances qui reprsentent les deux dviances mentionnes ci-dessus, lesquelles

    ressemblent par certains aspects deux hrsies de lAntiquit, le plagianisme et le

    gnosticisme , (cf. n.3) mme si la diffrence est grande entre le contenu historique actuel

    scularis et celui des premiers sicles chrtiens.

    Une note rappelle le contenu de ces deux hrsies6 : selon lhrsie plagienne, qui sest

    dveloppe au cours du Vme sicle dans le cercle de Plage, lhomme, pour accomplir les

    commandements de Dieu et tre sauv, a besoin de la grce comme dune simple aide extrieure

    sa libert (une sorte de lumire, dexemple, de force ), mais non comme dune gurison et

    rgnration radicale de la libert, sans mrite pralable, afin de pouvoir faire le bien et

    obtenir la vie ternelle .

    Le mouvement gnostique, n aux Ier et IIme sicle, est plus complexe car ses formes sont trs

    diverses. En rgle gnrale, les gnostiques croyaient que le salut sobtient par une

    connaissance sotrique ou gnose . Cette gnose rvle au gnostique sa vritable essence,

    autrement dit ltincelle de lEsprit divin qui habite dans son intriorit, laquelle doit tre

    libre du corps, tranger sa vritable humanit. Cest seulement ainsi que le gnostique

    revient son tre originaire en Dieu, dont une chute originelle lavait loign.

    Discours du pape Franois Florence le 10 novembre 2015, lhumanisme chrtien

    vritable

    Ce seraient donc ces deux tendances, surgeons de deux dviations antiques qui, selon le saint

    Pre, opreraient les transformations culturelles actuelles qui obscurcissent la confession de foi

    chrtienne qui proclame Jsus unique et universel Sauveur. Il sagit l dun thme constant dans

    lenseignement du pape Franois. Il lavait dj abord Florence lors du Vme congrs

    national de lEglise italienne, le 10 novembre 20157. Il est intressant dclairer la teneur du

    propos de la Lettre la lumire du discours tenu loccasion de cette visite pastorale. On y

    6 Note no 9 7 http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2015/november/documents/papa-

    francesco_20151110_firenze-convegno-chiesa-italiana.html

    http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2015/november/documents/papa-francesco_20151110_firenze-convegno-chiesa-italiana.htmlhttp://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2015/november/documents/papa-francesco_20151110_firenze-convegno-chiesa-italiana.html

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    trouvera galement non pas lbauche abstraite dun nouvel humanisme, non pas une certaine

    ide de lhomme, mais la prsentation avec simplicit de certains traits de lhumanisme

    chrtien qui est celui des sentiments du Christ Jsus (Ph 2, 5). Ceux-ci ne sont pas des

    sensations abstraites et provisoires de lme, mais reprsentent la force chaude intrieure qui

    nous rend capables de vivre et de prendre des dcisions.

    Comment le dfinir concrtement ? Le pape Franois nous propose donc de mettre en uvre

    les conseils de saint Paul dans lptre aux Philippiens, de les inscrire dans notre agir quotidien,

    denraciner notre conduite dans les sentiments du Christ, en se laissant conduire par lEsprit.

    Aprs avoir insist sur la centralit du visage de Jsus dans la foi chrtienne et mdit sur

    labaissement de Dieu, sa knose, qui traduit sa grandeur car, Nous ne verrons rien de sa

    plnitude si nous nacceptons pas que Dieu se soit vid. Et par consquent, nous ne

    comprendrons rien de lhumanisme chrtien et nos paroles seront belles, cultives, raffines,

    mais elles ne seront pas des paroles de foi. Ce seront des paroles qui rsonnent dans le vide.

    Le Pape Franois dcrit les trois sentiments du Christ qui caractrisent lhumanisme chrtien et

    le visage de lEglise, telle que lui la souhaite. Cest une Eglise qui prsente ces trois traits :

    humilit, dsintressement, batitude. Une telle Eglise sait reconnaitre laction du Seigneur

    dans le monde, dans la culture, dans la vie quotidienne des gens . Ce nest pas une Eglise

    proccupe dtre le centre, et qui finit renferme dans un enchevtrement de fixations et de

    procdures (Evangelii gaudium, n.49) Mais, prvient le saint Pre, les tentations affronter

    existent et elles sont nombreuses lintrieur de lEglise, il en cite au moins deux :

    a) Le no plagianisme selon Franois

    La tentation plagienne pousse lEglise ne pas tre humble, dsintresse et bienheureuse,

    mme en agissant avec lapparence dun bien. Le plagianisme nous conduit avoir confiance

    dans les structures, dans les organisations, dans les planifications parfaites parce

    quabstraites. Souvent il nous conduit mme revtir un style de contrle, de duret, de

    normativit. La norme donne au plagien lassurance de se sentir suprieur, davoir une

    orientation prcise. Cest en cela quil trouve sa force, et non pas dans la lgret du souffle

    de lEsprit. Face aux maux et aux problmes de lEglise, il est inutile de chercher des solutions

    dans des conservatismes et des fondamentalismes, dans la restauration de conduites et de

    formes dpasses qui nont plus la capacit dtre significatives, pas mme culturellement. La

    doctrine chrtienne nest pas un systme ferm capable de gnrer des questions, des doutes,

    des interrogations, mais elle est vivante, elle sait proccuper, elle sait animer. Elle a un visage

    qui nest pas rigide, un corps qui se dplace et se dveloppe, elle a une chair tendre : la doctrine

    chrtienne sappelle Jsus christ. La rforme de lEglise ensuite - et lEglise est semper

    reformanda - est oppose au plagianisme. Celle-ci ne spuise pas dans lnime plan pour

    changer les structures. Cela signifie au contraire se greffer et senraciner dans le Christ en se

    laissant conduire par lEsprit. Alors tout sera possible avec le gnie et la crativit.

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    b) Le no-gnosticisme dnonc par Franois

    La tentation du gnosticisme, rappelle le Pape lors de cette rencontre, porte avoir confiance

    dans le raisonnement logique et clair, qui toutefois perd la tendresse de la chair du frre. Le

    charme du gnosticisme est celui dune foi referme dans le subjectivisme, ou seule compte

    une exprience dtermine ou une srie de raisonnements et de connaissances que lon

    considre comme pouvant rconforter et clairer, mais ou le sujet reste en dfinitive ferm dans

    limmanence de sa propre raison ou de ses sentiments (Evangelii gaudium, n.94).Le

    gnosticisme ne peut transcender. Car, la diffrence entre la transcendance chrtienne et toute

    forme de spiritualisme gnostique rside dans le mystre de lincarnation. Ne pas mettre en

    pratique, ne pas conduire la Parole la ralit signifie construire sur du sable, demeurer dans

    lide pure et driver vers des intimismes qui ne portent pas de fruit, qui rendent son dynamisme

    strile.

    Laspiration humaine au salut

    La Lettre Placuit Deo affirme ainsi que lindividualisme no-plagien et le mpris no-

    gnostique du corps dfigurent la confession de foi au Christ, Sauveur unique et universel (cf.

    n.4). Elle veut redire loriginalit absolue du salut chrtien : le salut consiste dans notre union

    avec le Christ qui, par son incarnation, sa vie, sa mort et sa rsurrection, a fait naitre un nouvel

    ordre de relations avec le Pre et entre les hommes, et nous a introduits dans cet ordre grce

    au don de son Esprit, afin que nous puissions nous unir au Pre comme fils dans le Fils, et

    devenir un seul corps dans le premier-n de nombreux frres (Rm 8, 29).( cf n.4)

    Laspiration au salut est universelle. Notre exprience nous le dmontre, tout homme est la

    recherche de sa propre ralisation et de son bonheur. Nombreuses sont les modalits de cette

    aspiration au salut : sant physique, bien-tre conomique, paix intrieure et une sereine

    coexistence. A ce dsir de bien se joint la lutte contre le mal, sous toutes ses formes, lignorance,

    la fragilit, la maladie, la mort. Mais, la foi au Christ nous lapprend, rien de cr ne peut

    satisfaire entirement lhomme, parce que Dieu nous a destins tre en communion avec Lui,

    et notre cur sera sans repos tant quil ne reposera pas en Lui. , comme la crit saint

    Augustin. La vocation dernire de lhomme est rellement unique, savoir divine . (cf. n.6)

    En outre, il est ncessaire de se souvenir que lorigine du mal ne se trouve pas dans le monde

    matriel et corporel, comme lenseignaient les antiques doctrines gnostiques et comme on le

    repropose dune certaine manire aujourdhui. Au contraire, la foi proclame que tout le

    cosmos, cr par dieu est bon, et que le mal le plus nuisible lhomme est celui qui procde de

    son cur. (cf. n.7) Selon la foi chrtienne, non seulement lme mais aussi le corps aspirent au

    salut.

    Le Christ, Sauveur et Salut

    Pour comprendre la grande nouveaut du salut chrtien, ignor par les tendances prcdemment

    voques, il faut se souvenir de la manire dont Jsus est Sauveur : Il ne sest pas born

    nous montrer le chemin de la rencontre de Dieu, un chemin que nous pourrions parcourir

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    ensuite par nous-mmes, en obissant ses paroles et en imitant son exemple. Pour nous ouvrir

    la porte de la libration, le Christ a prfr devenir Lui-mme le chemin : Je suis le chemin

    (Jn 14, 6). (cf.n.11)

    La vie de Jsus traduit une admirable synergie de lagir divin avec lagir humain, qui montre

    que la perspective individualiste est sans fondement. (cf. n.9). Elle tmoigne de la primaut

    absolue de laction gratuite de Dieu, montrant ainsi le caractre infond de la perspective no-

    plagienne individualiste, parce que la grce prcde toujours, tout en lexigeant, toute uvre

    humaine. En mme temps, par le biais de lagir pleinement humain de son Fils, le Pre a

    voulu rgnrer notre agir, afin quassimils au Christ, nous puissions accomplir les bonnes

    uvres, que Dieu a prpares davance, afin que nous cheminions en elles (Ep 2, 10) (cf. n.9)

    Il est tout aussi clair que le salut apport par Jsus nadvient pas de manire intrieure, sous une

    forme intimiste et sentimentale, comme le voudrait la vision no-gnostique. En effet, le Fils

    sest fait chair (Jn 1, 14), il a fait partie de la famille humaine, il sest uni en quelque sorte

    tout homme et Il a tabli, avec Dieu, son Pre, et avec tous les hommes, un nouvel ordre de

    rapports dans lequel nous pouvons tre incorpors pour participer sa vie mme. Lassomption

    de la chair ne limite pas laction salvifique du Christ mais elle lui permet dtre concrtement

    mdiateur du salut de Dieu pour tous les fils dAdam. (cf. n.10). Cest prcisment en

    inscrivant son existence dans ce nouveau rapport Dieu et avec ses frres que lhomme trouve

    son plein achvement et son salut. O et comment pouvons-nous recevoir ce salut ?

    Le salut dans lEglise, corps du Christ

    Le lieu o nous recevons le salut apport par Jsus est lEglise, communaut de ceux qui,

    incorpors au nouvel ordre de relations inaugur par le Christ, peuvent recevoir la plnitude

    de son Esprit (cf. Rm 8,9). Comprendre cette mdiation salvifique de lEglise aide puissamment

    dpasser toute tendance rductionniste. (cf. n.12). Le salut que Dieu nous offre ne

    sobtient pas par les seules forces de lindividu, comme le voudrait le no-plagianisme, mais

    travers les rapports qui naissent du Fils de Dieu incarn et qui forment la communion de

    lEglise (cf n. 12). En outre, loppos de la vision no-gnostique dun salut purement

    intrieur , lEglise est une communaut visible . Cest en Eglise que nous touchons la chair

    de Jsus, dune faon singulire, parmi les frres pauvres et souffrants.

    Conclusion : mission et dialogue

    La conscience de la vie en plnitude laquelle nous introduit Jsus Sauveur pousse les

    chrtiens la mission, pour annoncer tous les hommes la joie et la lumire de lEvangile.

    (cf. n.15). Dans ce but, ils seront prts tablir un dialogue sincre et constructif avec les

    croyants dautres religions, confiants que Dieu peut conduire vers le salut en Christ tous les

    hommes de bonne volont, dans le cur desquels la grce agit de manire invisible . (cf.n.15).

    Tout en ddiant toutes ses forces lvanglisation, lEglise continue invoquer la venue du

    Sauveur, puisque, comme le dit saint Paul nous avons t sauvs en esprance (Rm 8, 24)

    (cf. n.15).

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    Le salut intgral de lme et du corps est le destin final auquel Dieu appelle tous les hommes.

    Fonds dans la foi, soutenus par lesprance, oprant par la charit lexemple de Marie,

    Mre du Sauveur et premire des sauvs, nous sommes certains que nous avons notre

    citoyennet dans les cieux, do nous attendons comme sauveur le Seigneur Jsus Christ, lui

    qui transformera nos pauvres corps limage de son corps glorieux, avec la puissance active

    qui le rend capable de tout mettre en son pouvoir (Ph 3, 20-21) (cf. n.15). ()

    Grard VARGAS

    * * * * * * * * * * *

    Franois DURAND Le tmoignage du Ressuscit

    Contribution une thologie fondamentale de

    lexprience pascale

    Lessius 2015 ()

    La Rsurrection du Christ ouvre une ralit neuve, inattendue,

    absolument unique. Les disciples sont mis en demeure de

    dcouvrir la Prsence du Ressuscit dune manire non sensible.

    Il leur donne non pas tant de le reconnatre mais de le connatre

    dune manire nouvelle, par les yeux de la foi.

    Lvnement qui annonce une nouveaut signifiante comporte

    trois dimensions indissociables :

    Linitiative absolument gratuite de Dieu

    Ladhsion librement croyante des disciples

    Leur dcision de tmoigner de cette exprience

    Il sagit de considrer son actualit et dhonorer la dimension d-venir de ce mystre.

    Lvnement de la Rsurrection est essentiellement vcu partir de la Parousie promise. Son

    absence et la conviction acquise quIl est lgal de Dieu fondent pour les disciples de Jsus

    la ncessit dorienter leur existence de manire nouvelle.

    La Rsurrection sest accomplie comme historique dans la foi des disciples quelle a suscite.

    Elle nest pas dductible de principes antrieurs, ni le rsultat dun dveloppement ultrieur des

    donnes pr-pascales opr par les disciples. Elle est au contraire lirruption dune vritable

    nouveaut. Elle fait figure de point de dpart historique, tout autant capable dclairer le sens

    de la vie de Jsus et du pass dIsral que dtre une assise directrice pour orienter le prsent et

    lavenir des disciples. Elle ne saurait tre juxtapose la mort de Jsus comme vnement

    historique la prolongeant. Elle est dun autre ordre et doit tre aborde en tant quvnement

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    eschatologique. Par sa Rsurrection, Jsus est install, dans sa personne et dans sa fonction,

    dans la condition eschatologique de Vivant. Elle inaugure la rsurrection gnrale et la cration

    nouvelle.

    La foi pascale est difficile :

    Croire que Dieu continue dagir en lhomme, quIl est luvre

    Accorder sa confiance des tmoins indirects de lvnement

    Cet acte ne peut sappuyer sur aucune exprience croyante pralable du mme ordre, quelle

    soit personnelle ou communautaire.

    La proclamation de la Bonne Nouvelle chrtienne aujourdhui, ainsi que sa rception, sont des

    expriences de suscitation :

    Ce que Jsus a dit et fait sy trouve suscit nouveau par-del les sicles

    Les trois dimensions constitutives de la vie chrtienne (annonce de lEvangile, clbration du

    Mystre de la Foi et service des frres) sont, pour les personnes qui sattachent les mettre en

    uvre, lorigine dune conversion de vie : elles sont ressuscites.

    Les actes et les paroles des chrtiens sont anims dune nergie sans cesse renouvele, ce qui

    donne au fait chrtien force et pertinence. Cette force interpelle quant la Prsence actuelle de

    Jsus Ressuscit : le fait chrtien est li la conviction que Jsus est vivant. Il ne prouve pas la

    ralit du mystre pascal mais la prsuppose et pointe vers elle. La question de la foi ne se pose

    pas dans un absolu dsincarn. Elle est relative son expression dans le concret de lhistoire.

    LEglise a pour mission dactualiser, de rendre le mystre pascal prsent et agissant dans le

    monde. La confession de foi en la Rsurrection renvoie une histoire enchsse dans un

    processus messianique : histoire dune cration et dune re-cration. Sur fond dabsence se

    rvle la condition dune vritable prsence du Crucifi Ressuscit. Cette proximit du Crucifi

    Ressuscit est de lordre de lAlliance au sein de laquelle lhomme accueille librement son

    Seigneur et Sauveur. Ce nest pas de lordre dun prolongement de lIncarnation.

    Dans lEsprit, lexprience pascale peut tre actualise comme vivant dploiement de

    lvnement pascal, comme preuve de sa fcondit dans une communaut de tmoins, depuis

    Pentecte. Le dfi consiste, dans des situations fort diverses, exprimer ce que cela change que

    Jsus-Christ soit aujourdhui vivant. Il nous faut discerner la patience de lagir divin au cur

    de ces rencontres. Dans la diversit des situations, dans la fragilit et les errements de toute

    histoire personnelle, Il ouvre un chemin de conversion et permet une naissance de la foi. Jsus

    sefface et devient lincognito de toute rencontre. LEsprit-Saint est artisan du passage pour

    que le Christ Ressuscit soit intrioris en chaque tmoin puis mis au monde.

    Rendre compte de la Rsurrection, cest dabord entendre le tmoignage du Ressuscit lui-

    mme qui revient linitiative de la transmission de ce mystre, travers laction de lEsprit

    Saint. Pouvoir dire linstar de Thomas Merton : Ctait Dieu , en regardant la vie terrestre

    de Jsus la lumire de la Rsurrection, cela ne peut que nous tre donn librement et

    gratuitement par lEsprit.

  • 10

    Le rcit lucanien des apparitions du Seigneur nous prpare accepter lenlvement et labsence

    physique de Jsus pour mieux le rencontrer spirituellement dans son exaltation mais surtout

    dans le mystre de Pentecte o Il rpand son Esprit pour se faire prsent dune Prsence

    illimite et universelle, mais pourtant bien inscrite dans la vie concrte de chacun au sein dune

    communaut qui est Son Corps en perptuelle construction jusqu la Parousie. Cette vie

    spirituelle bien insre dans lespace et le temps de la vie ordinaire nous rvle, non pas une

    autre vie mais une vie autre, depuis lvnement qui a fait irruption dans lhistoire pour la faire

    entrer dans le monde de Dieu et nous y faire participer ds maintenant.

    Cela vous scandalise ? Et quand vous verrez le Fils de lHomme l o Il tait auparavant ?...

    (Jn 6, 62)

    Il ne faut pas penser la Croix comme efface par la Rsurrection. Le Ressuscit demeure

    toujours le crucifi. La croix reste le signe que Jsus a pris en compte la vulnrabilit de

    lamour, lchec apparent de la relation, pour en faire le lieu et le moment dune recration,

    pour manifester jusquo la puissance de lamour peut relever les expriences dchec de la

    rencontre avec les hommes, les redynamiser. La croix suscite labandon et la confiance en un

    Dieu qui agit et offre sa Prsence, sa proximit au cur de nos propres souffrances quIl a voulu

    connatre. Il nous appartient dy discerner la Prsence de Dieu dans nos expriences limites de

    dtresse.

    Thologie narrative chez Luc : lIncarnation du Ressuscit dans lpaisseur de lhumanit. Luc,

    par la structure de son rcit depuis les apparitions jusqu la Pentecte en passant par

    lAscension, montre le mystre de la Rsurrection de Crucifi Ressuscit manifest par une

    absence/prsence dun autre ordre rvle dans lEsprit. Lexaltation du Christ se rfre la vie

    concrte de Jsus par des signes corporels et physiques attestant lhistoricit de lvnement

    pascal mais se rfrant surtout la signification eschatologique de laction de Jsus dans lEsprit

    au cur de la vie concrte de ses tmoins. Le Christ est le premier tmoin de sa Rsurrection et

    lEsprit ne se substitue pas au croyant ni ne remplace le Christ mais le place au cur de la

    communaut de croyants qui constituent son Corps Vivant aujourdhui.

    Le mystre de lAscension apporte un correctif ncessaire lide susceptible dapparatre

    incroyable dun prolongement trop direct entre lexistence terrestre et la condition de ressuscit.

    Le langage de lexaltation ouvre sur un autre type de prsence invisible correspondant

    davantage lexprience concrte et non vidente de la rupture conscutive un deuil. Il

    appartient au monde de Dieu et la mort ne peut plus latteindre, ce qui est proprement inou. Le

    Ressuscit sinscrit dans lhistoire non pour sy perdre mais pour y ouvrir un avenir et en largir

    lhorizon. Il vient demeurer en diffrence chez ceux et celles dont il fait ses tmoins.

    Tout se passe comme si le Crucifi Ressuscit choisissait de sincarner dans lpaisseur de

    lhumanit de ses tmoins, pour tre ensuite mis au monde, pour que sa prsence soit rvle

    chacun et tous, par lintermdiaire du Ressuscit en ses tmoins et par lextriorisation de son

    tmoignage. Lenlvement de Jsus vers le ciel aboutit un avnement comme Seigneur et

    luniversalisation de sa prsence. Luc tablit un parallle entre les commencements de la vie

  • 11

    de Jsus et les commencements de la communaut chrtienne, du dbut de son vangile au

    dbut des Actes et insiste sur lenracinement de lEglise dans le peuple dIsral.

    La Pentecte invite considrer, par le don de lEsprit Saint, la Rsurrection partir de la vie

    terrestre de Jsus plutt qu partir de lexaltation de Jsus lAscension. Tout est contenu dans

    la personne et le ministre de Jsus. Si Jsus est, dans sa vie terrestre, porteur de lEsprit, dans

    la Rsurrection, il devient Seigneur de lEsprit et le rpand sur la communaut. A Nazareth,

    Jsus tait incognito ; Jrusalem, le Seigneur exalt est incognito , cach dans les

    paroles de ses disciples. La Parole de Dieu, cest--dire Jsus, Christ et Seigneur (Ac 2, 36) est

    mise au monde en des paroles humaines.

    Dveloppement thologique : la prise en compte de la finitude humaine. Une thologie

    chrtienne fondamentale ne peut faire fi des lieux o mergent aujourdhui la foi et lesprance.

    La ralit du tmoignage en actes et en parole met en valeur le sujet dans son humble fragilit

    (P. RICOEUR). Emmanuel FALQUE prend au srieux la ralit de la finitude humaine comme

    horizon indpassable de lexistence. La constante possibilit de tomber dans lincroyance

    nest pas un danger pour la foi mais au contraire sa condition mme. En prouvant notre

    finitude, dans notre appartenance au temps , au monde , lhomme , nous pouvons

    alors entrer dans un dynamisme de transformation du monde, du temps, et du corps. La

    Rsurrection suppose de vivre le temps dans un maintenant reu de Dieu, de passer dune

    vision objective du corps au vcu de la chair.

    Dans un monde immanent et clos, dans un temps bouch sur lui-mme (ternel retour), dans un

    humanisme athe, la chair , comprise en son sens phnomnologique, peut tre lieu dune

    renaissance, dun engendrement des personnes et des communauts. De cette manire, lhomme

    se dcouvre de faon originaire, non pas tre-pour-la-mort (Heidegger) mais tre pour la

    naissance, pour le commencement.

    Quelques points dinsistance pour une thologie fondamentale :

    La puissance agissante de Dieu ou la mtamorphose de la finitude.

    La proximit continuelle de Dieu ou linespr de sa venue dans lEsprit.

    Une thologie attentive aux lieux dmergence de la foi et de lesprance.

    Consentir ce que Dieu se voile en se rvlant.

    Consentir limprvisibilit de lEsprit.

    La Rvlation divine sinscrit dans lopacit de lhistoire :

    - Les tmoins doivent commencer par mourir leurs reprsentations illusoires pour entrer dans

    un espace de gratuit, dans une relation dsintresse.

    - LEglise elle-mme ne peut prtendre tre le Ressuscit continu mme si elle a vocation tre

    le lieu o il est possible de le rencontrer.

    - Jsus le premier sefface devant Dieu son Pre dont il est, par excellence, le Tmoin.

    - La foi pascale ne doit pas confesser trop htivement et trop facilement Jsus comme Christ. Le

    terme Rvlation qui prtend saisir lessentiel de la tradition chrtienne ne doit jamais tre

  • 12

    spar du terme mystre : cest une garantie contre toute volont de parvenir un

    dvoilement total ou une transparence absolue des tres et des choses.

    Une thologie de type narratif : il importe dtre attentif aux diffrents chemins et lieux

    dexprience o les effets de la Rsurrection sont identifiables aujourdhui : les rcits de

    lAscension et de Pentecte demeurent des rcits ouverts et inachevs, appelant de nouvelles

    narrations.

    Franois GRIFFATON

    * * * * * * * * * * * *

    Rsum de thse :

    Phnomnologie de la surprise et de ltonnement

    face au miraculeux ()

    Y a-t-il un moyen, indpendamment de la foi, de se convaincre de la ralit des miracles, des

    expriences mystiques, bref des signes de la prsence agissante de Dieu dans le monde ?

    L honnte homme qui se pose cette question sait que des tmoins se sont prononcs et se

    prononcent encore aujourdhui en faveur de lauthenticit de ces vnements attestant de la

    ralit du lien existant entre ce monde-ci et un au-del de notre monde, mais il peut bon

    droit mettre des doutes quant cette sphre surnaturelle et la suppose existence de Dieu

    dont parlent les religions. Celles-ci nont certes pas toujours t des mdiations trs efficaces,

    et (concernant en tout cas lEglise catholique) laccueil dun transcendant ne passant pas par les

    canaux officiels ne sest pas toujours fait facilement non sans raison videmment. Cet honnte

    homme connat aussi lexistence darguments tels que celui du pari de Pascal, pour lequel il y

    a davantage perdre qu gagner de miser sur lexistence de lau-del Mais sil y avait des

    signes plus concrets les miracles, peut-tre ? Mais ne supposent-ils pas, eux aussi, la foi ? Par

    contre, si ces miracles laissaient un impact observable dans la vie des personnes miracules,

    cela ne pourrait-il pas constituer une trace dont on pourrait suivre la piste ?

    La thse que jai soutenue le mardi 6 mars lUniversit de Rouen se penche sur une de ces

    traces ventuelles, savoir les ractions de surprise et dtonnement qui sont prouves par les

    bnficiaires dexpriences miraculeuses, ou bien leurs tmoins, tant entendu que lon assimile

    souvent ces ractions la substance mme du miracle, et quainsi elles passent comme

    inaperues. On part du principe que le miracle tonne, forcment, naturellement, et donc on ne

    sattarde pas considrer lintrt ou la fonction de ces ractions. Voire on sen mfie. En

    dehors de quelques exceptions, telle a t lattitude ordinaire des spcialistes des textes

    scripturaires, tmoin Joseph Moingt, qui en 2002 mettait laccent sur la ralit symbolique

    des signes par opposition laspect merveilleux de la gurison, sans intrt rel, [qui]

  • 13

    provoque au mieux ltonnement ou ladmiration. 1 De plus, ceux qui connaissent les

    vangiles se souviennent que Jsus-Christ met en garde ses disciples et les foules contre leur

    propension lui vouloir faire faire miracles et prodiges (Marc 13,22 ; Jean 4,48). Et cela

    lencontre de sa propre pratique trs frquente !2 Sa mission de rvlation lavertit en effet

    contre le dsir de ses concitoyens de fixer sur lui leur fascination pour son pouvoir de faiseur

    de miracles. Il peut donc sembler assez naturel de minimiser ces motions, et de considrer

    quelles attirent lattention non pas sur le sens des miracles (leur dimension de signe), mais sur

    leur dimension spectaculaire uniquement. Cette intention se remarque ds le NT, car lvangile

    de Jean privilgie justement le terme de signe (semeion), plutt que celui dactes de puissance

    (dunameis).

    Cependant les textes du NT3 sont pleins de ces notations de surprise ; les auteurs nont pas

    rechign souligner que les actions et paroles de Jsus ont stupfait les foules, que ses paroles

    ont boulevers ceux et celles qui les coutaient, et que toute sa vie consiste en somme en une

    surprise pour le croyant. En me focalisant sur 4 verbes4 qui, dans mon premier corpus,

    expriment cette surprise dans ses diverses formes, je compte 82 indications de surprise et

    dtonnement. Lexamen de la varit et des modalits des utilisations de ces verbes permet de

    mettre en vidence des intentions narratives spcifiques selon chacun des textes, par exemple

    que Matthieu, Luc et Jean choisissent thaumaz, le verbe de ladmiration et de

    lmerveillement, alors que Marc prsente un choix beaucoup plus vari, et utilise de manire

    spcifique le verbe thambe, dont la valeur de droute est proche de leffroi. Marc est aussi

    celui des quatre qui utilise le plus les deux autres verbes. Le choix a donc t fait de travailler

    de faon approfondie cet vangile, comme prsentant cette richesse expressive et motionnelle,

    moins apologtiquement oriente vers une surprise positive (exprime par thaumaz), et

    laissant la place des ractions teintes de peur et deffroi (que traduit thambe), lesquelles en

    principe servent moins lobjectif de narration croyante, et par consquent pourraient se

    rapprocher dune ralit motionnelle plus authentique5.

    En plus de ces mentions explicites, jai aussi examin comment la trame des rcits se trouve

    structure par une tension narrative qui a sa source dans une intention de conversion du lecteur.

    Je soutiens que les Evangiles et les Actes sont composs pour surprendre, pour questionner,

    pour bouleverser, et que ce sont ces effets que la volont ditoriale vise implicitement afin que

    la foi du lecteur jaillisse renouvele par leur entremise. Il me semble que ce que les auteurs

    notestamentaires ont fait, cest de reprendre la pdagogie de Jsus lui-mme qui, laide de

    ses gestes et paroles tous aussi tonnants les uns que les autres (y compris ceux comme la

    1 Joseph Moingt, Dieu qui vient lhomme, Du deuil au dvoilement de Dieu, Cerf, 2002, p. 372. Je ne suis pas

    pas en dsaccord total avec cet auteur ; son insistance sur la rvlation de lhumanit de Dieu indique quil saisit

    adquatement lenjeu de lIncarnation. Je questionne par contre sa dvalorisation de la pdagogie christique. 2 Mme si par ailleurs il a mis en place une vritable pdagogie des miracles et revendique leur effet visuel de

    rvlation (Marc 2,12 ; Jean 2,11 ; 10,38). 3 Jai restreint mon corpus aux Evangiles et Actes des Aptres. 4 thaumaz, ekplss, existhmi et thambe. Il existe en plus des formes nominales et adjectivales de ces verbes,

    et aussi quelques autres termes moins centraux. 5 Il y a mme ekthambe, dont la forme conjugue est un hapax marcien (9,15 ; 14,33 ; 16,5-6). Rappelons que le

    verbe de la crainte de Dieu, dans la Septante, est phobe. En utilisant thambe, Marc innove donc par rapport

    cette attitude religieuse. Voir 10,32 o les deux verbes sont prsents.

  • 14

    Passion qui semblent ntre que subis par lui), a voulu produire chez ses observateurs un choc

    tel que leur foi puisse commencer accueillir quelque chose de linou de sa Bonne Nouvelle.

    Mme si cette comprhension ne sera en ralit possible quaprs la Rsurrection et la

    Pentecte, Jsus met en place, par exemple dans ses paraboles, le dplacement des normes

    mondaines que suppose la venue du Royaume, et ce dplacement se fait par une surprise propre

    frapper/interroger lauditeur. La pdagogie par la surprise a ceci defficace quelle heurte

    lattente religieuse en lui faisant subir un retournement, que lon repre dans les dictiques des

    questions poses par les foules : qui est-il, celui-l ? . Jsus est ainsi dsign car, une fois

    que lon a t saisi par ce que lon a observ ou peru de son action, on ne peut plus simplement

    se rfrer lui comme le fils du charpentier . Le terme celui-l provient de leffet

    droutant de la surprise de voir ou dentendre une autorit, une puissance normalement

    rserves Dieu seul, mais l, elles se trouvent incarnes en un homme, que lon croyait pouvoir

    identifier par son origine galilenne, identit qui ne renseigne plus sur lextraordinaire qui vient

    dtre vcu.

    Les miracles que Jsus ralise, et les paroles tonnantes quil profre, doivent donc tre compris

    comme relevant dune pdagogie propre crer cette surprise salvatrice. La surprise sauve car

    elle permet la conversion, le retournement vers linconnu de ce qui est en train de se rvler en

    Jsus-Christ. Elle sauve car elle active la foi des observateurs, et celle-ci les pousse reconnatre

    en ce prophte va-nu-pieds le Fils de Dieu. Elle sauve puisquon note que ses ennemis, chefs

    religieux, scribes (et malheureusement sa famille), qui pourtant sont aussi spectateurs de ses

    gestes surprenants, nen sont pas tonns. Les vanglistes nous les montrent observant les

    miracles, remarquant leur effet thaumaturgique, et nen prouver aucune motion, si ce nest de

    lindignation ou de la rage 6. Ce nest pas que ces personnages soient exempts de foi, mais leur

    foi ne se laisse pas retourner, ni surprendre, ni questionner. Elle constitue un cadre rigide

    dexplication de la ralit perue, et ce cadre en ce qui les concerne est comme inamovible, fig

    dans un systme explicatif que la surprise ne dloge pas.

    En plus de ce corpus scripturaire jai mis en place un deuxime corpus, exprientiel, compos

    de 197 entretiens raliss de 1re main, transcrits et comments, selon la mthode dexplicitation

    microphnomnologique. Ceux qui sont intresss par le dtail de cette mthode peuvent

    consulter ce lien. Pourquoi ce second corpus ? Lintention tait double : dune part,

    phnomnologiquement, sassurer que ce qui avait t dit dans la partie scripturaire tait en

    quelque sorte actualis et vrifi par dautres rcits de miraculs, et dautre part,

    thologiquement, oprer une deuxime sonde de limpact de laction de Dieu dans le monde

    qui puisse permettre de comparer ce qui sest pass historiquement avec et autour de Jsus-

    Christ, et ce qui continue de survenir dans la vie de croyants daujourdhui. Lintrt

    scientifique de travailler sur du matriau exprientiel non paissi de couches rdactionnelles

    varies et transmis par le canal dune Eglise bimillnaire, tait de pouvoir grossir de manire

    6 Voir Marc 3,6 ; 11,18 ; Mat 12,24 ; 21,15 ; Jean 5,16 ; 11,47 ; Actes 4,16 ; 7,57 7 Ce nombre est le rsultat de la priode de prospection des candidats aux entretiens, et du tri oprer entre ceux

    des entretiens qui pouvaient relever de la typologie de recherche et les autres qui pour des raisons diverses nen

    relevaient pas ou pas assez. Il serait idal de faire une deuxime prospection pour tablir davantage les rsultats

    trouvs.

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Entretien_d%27explicitation

  • 15

    incomparablement plus prcise, le trac qui va de lexprience du quelque chose surnaturel

    prouv par les tmoins, leurs ractions motionnelles, et aux changements perus par eux en

    eux. Les rcits bibliques ne sintressent quasiment pas au vcu des miraculs. Quand ils parlent

    dmerveillement, de surprise ou de stupfaction, cest en gnral celui des foules ou des

    disciples. On ne peut que supposer les ractions des bnficiaires travers certains traits

    implicites, comme par exemple leur dsobissance lordre de silence intim par Jsus

    concernant leur miracle8. En coutant les rcits de miraculs contemporains, il me semble que

    lon peut esprer dtecter quelques traces de ce qui se passe au moment o le miracle a lieu et

    qui, en ce qui le concerne, exige toujours la foi.

    Ces cas de miracles contemporains ne sont pas ncessairement des gurisons physiques ou des

    librations de type exorcisme. Il y en a bien sr, mais jai galement recueilli le tmoignage de

    personnes ayant bnfici de rvlations, de conversions, deffusions intimes, de voix, de

    gestes, et mme dexpriences difficilement rpertoriables9. Evidemment, la mise en parallle

    des deux types de rcits (biblique et contemporain) suppose dassez grandes prcautions dont

    jpargne le dtail aux lecteurs de ce rsum, mais qui sont dcrites dans la thse. Cette

    opration se base sur lestimation que, sil est sans doute bien alatoire de comparer ce quon

    appelle miracle dans le Nouveau Testament, ce qui est rfr par ce mme mot de nos

    jours (jai cependant utilis la catgorie de miraculeux, plutt que celle de miracle), en revanche

    la focalisation sur les ractions face ces miracles devrait pouvoir bnficier du fait quon se

    penche dans les deux cas sur une ralit anthropologique et narrative, donc en principe, peut-

    tre, moins sujette aux projections et surinvestissements de nature religieuse.

    Lobservation des rcits de miraculs contemporains, dont 15 prsentent de manire claire10

    une vnementialit miraculeuse, a permis de dgager une typologie des cas en fonction du

    paramtre motionnel (la prsence des ractions de surprise et dtonnement) :

    - Miracles avec surprise et tonnement (11 cas dont un miracle non ponctuel)

    - Miracles sans surprise ni tonnement (3 cas)

    - Miracles avec refus de surprise (3 cas)

    - Surprise sans miracle (2 cas)

    - Ni miracle ni surprise (2 cas)

    Naturellement, la premire srie a t celle qui intressait le plus notre travail, je vais y revenir,

    mais je dis un bref mot concernant les autres sries : les miracles sans surprise ni tonnement

    concernent surtout deux cas (un 3e ne prsentait pas de matrialit miraculeuse assez

    prononce), dont le premier consiste en une situation de gurison sacramentelle dans laquelle

    la personne a peru les effets de sa gurison, mais sans mention dans son rcit dune altrit

    non-mondaine. Le ressenti est plutt celui de la dsorientation, pas de la surprise. Le deuxime

    8 Cf. Marc 5,20 ; 7,36. 9 Je pense cette personne qui sest trouve comme happe dans ce quelle dcrit comme un rayon qui la

    enveloppe compltement. Certains tmoins ont bnfici dexpriences quasi-mdiumniques, dautres, se

    rapprochant des NDE ( Near-Death Experiences , expriences de mort imminente) 10 Evnementialit reconnaissable par les critres thologiques usuels : a) une priode dattente, de qute de sens

    ou de misre, suivi b) dun vnement irruptif dsign par les bnficiaires comme nappartenant pas notre

    monde, et c) un changement radical de vie, une conversion durable.

  • 16

    concerne une exprience vcue lors dun coma, et peut-tre cette situation a-t-elle t la

    dimension de surprise si typique des cas de vcu miraculeux.

    Parmi les 3 cas de miracles nets, mais avec refus de surprise, deux dentre eux concernent plutt

    des cas de miracles o lon relve bien surprise et tonnement, mais dont les bnficiaires

    refusent pourtant, pour des raisons varies, dy associer ces ractions. Lun parce que la

    proximit avec laltrit transcendante est vcue de manire si proche, si fusionnelle, que

    lespace pour le face face de ltonnement nexiste plus, et lautre sans doute parce que le

    vcu de cette altrit se combine avec une humiliation trop grande pour que la personne puisse

    se rjouir de la survenue de sa gurison, la surprise manifestant alors la bonne nouvelle du

    pardon associe cette gurison. Dans le troisime cas il pourrait sagir dune situation o, la

    femme handicape du miracul tant prsente lors de lentretien, et nayant pas profit, elle,

    dun miracle, le miracul aurait minimis miracle et surprise du miracle afin de se maintenir

    un niveau de mrite compatible avec la situation moins favorise de sa femme.

    Les deux cas de surprise sans miracle concernent des situations diffrentes : lune o la

    personne a tmoign, semble-t-il, davantage dun vcu mdiumnique que proprement

    miraculeux, la diffrence tant que dans le cas du miraculeux, on dbouche sur un habitus

    divin que reconnat le thologien (je vais y venir avec la catgorie principale), et que

    lintress dcrit son exprience avec un vocabulaire concret (mme si trs impressionnant) qui

    nexiste pas dans les autres rcits. Lautre cas concerne une personne qui a expriment une

    surprise de nature religieuse, mais lors dune exprience quelle sait navoir pas t

    miraculeuse. Elle a pu le croire lespace de lexprience de sa surprise, mais doit convenir, en

    fait, quelle ne peut pas attester dun miracle rel. Cette typologie est intressante, car elle

    souligne que la surprise, en rgime dattente croyante, contient une potentialit signifiante qui,

    lorsquelle est confronte avec lvnement, mme non miraculeux strictement parler, tourne

    le cur et lesprit vers la prsence de Dieu dans le monde, et agit comme sil tait intervenu. Il

    faudrait dautres cas de ce genre pour creuser davantage le rle de la foi, et de la surprise quelle

    spiritualise, mme lorsquil ny a pas, apparemment, dirruption miraculeuse authentique dans

    le vcu. Les deux cas dentretiens sans surprise ni miracle concernent des cas o le rcit,

    une fois enregistr et rcout, a confirm limpression prouv lors de la rencontre avec les

    personnes, des cas o la matrialit miraculeuse tait soit illisible, soit tellement complexifie

    par des affects trangers et psychologiquement lourds, quils nont pas t retenus pour

    lanalyse.

    Il faut maintenant en venir aux 15 cas o le miraculeux des rcits des tmoins sassocie avec

    des ractions de surprise/tonnement. Celles-ci, exprimes par du lexique multiforme ou bien

    du langage corporel, portent sur un nombre trs important de ralits prsentes dans les vcus, et

    notamment : la soudainet, limmdiatet de lirruption miraculeuse ; sa nouveaut radicale,

    son caractre inconnu ; sa force, sa profondeur, son intensit (son caractre imprieux) ; le

    dpassement, ou le bouleversement du sujet qui lprouve ; linterrogation sur le quid de

    lvnement ; son inexplicabilit ; sa dimension totale ou complte ; labsolu de sa certitude ou

    de son vidence ; lincapacit dy modifier quoi que ce soit ; sa prgnance ou son caractre

    indlbile, etc. Ces dimensions surprenantes des vnements miraculeux concernent ce que lon

  • 17

    pourrait appeler la crise, ou lirruption principale. Mais il y eut aussi, dans un nombre non

    ngligeable de rcits des mergences qui ont t dcrites comme des pr-surprises , ainsi que

    des post-surprises 11. C'est--dire que lvnement principal a t, dans ces cas-l, comme

    annonc par ces vnements, ou bien confirm par eux. Il sagit notamment dpisodes de

    larmes (pour les pr-surprises), ou bien de translucidit , c'est--dire de visibilisation, sur le

    visage ou dans lensemble de la personne, dun changement perceptible par des tiers et dont

    les tmoins rapportent, non sans interrogation tonne, la matrialit mystrieuse. Des larmes

    peuvent aussi constituer la post-surprise. Ces vnements secondaires ont t ainsi nomms

    pour statuer sur cet aspect phnomnologique, bien quil sagisse dabord de surgissements

    motionnels incontrls, donc a priori surprenants car inattendus. Et lhypothse a t mise

    que ces surgissements pourraient entrer dans la comprhension de la surprise comme parole,

    une parole adresse lhomme depuis lau-del, avec ces pr- et post-surprise fonctionnant

    comme des signes avant-coureurs et des confirmations de la parole principale qui se manifeste

    dans lirruption miraculeuse. Ils pourraient tmoigner de ladaptation de cette parole vis vis

    du destinataire humain, quils contribuent prvenir et dont ils authentifieraient la survenue.

    Dautres phnomnes caractrisent ces rcits et leurs ractions. Par exemple, le fait que pour

    un certain nombre dentre eux, les tmoins rapportent que laltrit surnaturelle se manifestant

    eux surgit en eux, en provenance de lintrieur (on ne peut viter la rfrence augustinienne

    du Deus interior intimo meo), alors que spontanment on aurait pu sattendre concernant cet

    agent surnaturel une origine extrieure, conforme lide dun au-del situ ailleurs, et

    qui viendrait les visiter depuis cet extrieur. Or le vcu de lirruption de ce surgissement de

    laltrit, depuis lintimit ou la profondeur de la personne elle-mme, constitue une structure

    prsente dans un assez grand nombre de cas (prs de la moiti des rcits), et se vit comme une

    exprience qui remue et saisit si puissamment les tmoins, nest pas sans poser question sur le

    plan de la comprhension de lvnementialit miraculeuse. Un travail comparatif avec la

    tradition mystique pourrait tre fait afin dexaminer comment ces descriptions concorderaient

    ventuellement avec certaines des manifestations connues par cette tradition.

    La dernire partie du travail a t ralise en comparant les rsultats obtenus dans la partie

    scripturaire et la partie exprientielle, une fois examines les diffrences existant entre les deux

    types de ressources. Un des rsultats principaux a t la mise en vidence du rle central de la

    foi comme quivalent, dans lordre religieux, celui que joue lattente dans lordre mondain

    ordinaire. Dans ce dernier cas, la personne nest surprise que si elle se trouve en attente plus ou

    moins grande. Surprendre quelquun alors quil ne sy attend absolument pas produit en lui de

    la peur, et non pas de la surprise ( Oh, tu mas fait peur ). On peut mme sattendre tre

    surpris, et quand celle-ci survient, sursauter quand mme : la surprise dpend alors de la nature

    particulire de lvnement, son irruption, et son contenu. Cest la mme chose pour la foi, qui

    attend et espre la venue du divin : quand celui-ci survient, ce nest pas parce quelle lattendait

    quelle nen est pas surprise. Certains des tmoins interviews indiquent quune foi avec un

    haut degr de confiance diminue la peur associe la surprise, mais non pas la surprise elle-

    mme. Dautres, quils nont pas t surpris quand laltrit stait faite tellement proche que

    11 On compte 6 cas de pr-surprises, et autant de post-surprises, pas forcment dans les mmes rcits.

  • 18

    la distance ncessaire pour la surprise tait abolie. La proposition a donc t faite (en se basant

    sur les deux corpus) de considrer la surprise comme de la foi retourne vers lorigine du

    miracle, comme ce retournement mme, comme cette torsion de la foi (ou lattente) que la

    manifestation du surnaturel oblige confronter. Et la situation du sujet faisant face ce qui

    stait pass se dcrit alors comme ltonnement, o ltre essaie dabsorber linou de

    lvnement tout en tant boulevers totalement par lui. Cette interprtation pourrait, entre

    autres, permettre de comprendre pourquoi les vanglistes rapportent autant les ractions de

    surprise des observateurs face aux gestes et paroles de Jsus, et pourquoi ils ont si bien structur

    leurs rcits laide de cette motion.

    La surprise en rgime de miraculeux devient ainsi la parole charnelle, vcue, tmoignant quune

    rponse de lhomme face ce quil comprend comme du divin (ou en tout cas, de lAutre) a eu

    lieu, sous forme daccueil de cet Autre, accueil paradoxal car lhumain nest pas quip pour

    com-prendre ce qui vient le sur-prendre, mais saisit quand mme que quelque chose

    dincommensurable (pour reprendre lexpression dun de nos tmoins) lui a t rvl,

    quelque chose dincomprhensible et de totalement bouleversant, mais cependant pressenti

    comme bnfique et salvateur, et dont ces tmoins nauront pas assez du reste de leur vie pour

    accueillir le sens complet. Cette surprise se fait aussi vrification objectivante de la ralit de

    lvnement, car lextrme incongruit de celui-ci vis--vis des fonctionnements cognitifs et

    motionnels habituels le met en danger constant dtre qualifi dhallucination et de dlire

    (plusieurs tmoins se demandent sils ne sont pas devenus fous). En se reportant leur souvenir

    de lvnement, leur surprise ractive les assure quil nen est rien, que lvnement a bien eu

    lieu, puisquil les surprend, les bouleverse nouveau quand ils se le remmorent.

    Un dernier phnomne peut tre soulign pour conclure ce rsum : la surprise fondamentale

    de lhomme face au divin qui sest approch se traduit par un type de parole particulier, une

    parole brise, signifiante parce que brise, qui se remarque dans les rcits des tmoins

    contemporains (elle a disparu des rcits notestamentaires, do limportance de notre

    deuxime corpus12) par des hsitations, des interruptions, des reprises, des silences, etc. Lorsque

    les tmoins essaient de dcrire leur vcu du moment de lirruption dont ils ont t les

    destinataires, leur langage choue dcrire de faon linaire et construite ce quils ont vcu.

    Cest comme si une instance de contradiction de leur dire les obligeait biffer ce qui vient

    dtre dit pour tenter dy substituer un autre dire, lui-mme son tour incomplet et non

    satisfaisant. Ce langage par bribes, plein de la surprise de lexprience elle-mme qui

    dsorganise le discours, est dautant plus convaincant que son contraire, un discours fluide et

    naturel, semble surimpos et artificiel lorsquon le compare lautre. Certains des tmoins

    enveloppaient ainsi leur rcit de cette fluidit, sans doute parce quils avaient dj racont

    lvnement plusieurs fois, et leffet de saisissement et de droute tant rduit, la matrialit de

    lvnement se trouvait galement appauvrie. Il tait du coup possible de sinterroger sur

    lauthenticit de ce qui avait t vcu. Et donc la surprise, rendue ici perceptible par

    lincompltude du discours, devient le tmoignage pathtique de la vrit de lexprience. La

    12 Mais cette surprise, comme je lai indiqu, a t intgre par les auteurs bibliques dans le fonctionnement

    apologtique des textes, o elle est prsente en potentiel, et doit pouvoir, pour ceux qui ont des yeux et des oreilles,

    les convertir et les sauver).

  • 19

    surprise face au miraculeux, dans son irruption et son interruption de la parole humaine, fait

    ainsi signe quune autre parole, imprieuse et bouleversante, peut tre comprise comme

    luvre dans le monde. ()

    Yves MILLOU

    Si ayant lu ce rsum, vous avez des questions me poser, ou bien vous souhaitez que je vous

    envoie le PDF de la thse, merci de mcrire ici : [email protected]

    * * * * * * * * * * * * * *

    mailto:[email protected]

  • 20

    Contributions thologiques

    ()

    RSISTANCE ET SOUMISSION

    Les dernires lettres thologiques de Dietrich Bonhoeffer,

    Berlin 1944 ()

    Le 5 avril 1943, Dietrich Bonhoeffer est arrt par la Gestapo et intern la prison militaire de

    Tegel (Berlin). C'tait la consquence de l'incompatibilit entre le totalitarisme nazi et un

    christianisme vcu selon une thique de la responsabilit. N dans une famille de vieille

    noblesse et de grande bourgeoisie intellectuelle le 4 fvrier 1906, Dietrich est le sixime d'une

    famille qui comptera huit enfants (un frre et deux beaux-frres l'accompagneront dans la

    rsistance au nazisme et la mort). Il y a, parmi ses ascendants, de nombreux pasteurs et

    universitaires dont son pre, mdecin neurologue l'Universit de Berlin. Dietrich fait

    rapidement et brillamment une fructueuse triple "carrire" universitaire (de thologie), pastorale

    dans l'Eglise luthrienne, et cumnique au sein de l'Alliance universelle pour l'amiti

    internationale des glises. Hitler devient chancelier le 30 janvier 1933 et, ds le 1er fvrier,

    Bonhoeffer, lors d'une prdication qu'il fait la radio, dnonce les drives de la notion de Fhrer

    (chef et guide). La diffusion est coupe... En avril de la mme anne, il soppose lexclusion

    des allemands dorigine juive de ladministration et de l'Eglise. Sa lutte, dans le domaine

    religieux et politique passe dabord par la rsistance la mainmise du Reich sur lEglise

    luthrienne. Aux cts de Karl Barth et de Martin Niemller, il participe llaboration de la

    confession de Barmen qui donne naissance lEglise confessante, spare de l'Eglise officielle

    des "chrtiens allemands" qui accepte le nazisme et sera de plus en plus soumise...et

    compromise ! Ses contacts et voyages l'tranger lui permettent de prendre des responsabilits

    dans le mouvement cumnique encore rcent, de confirmer son opposition au nazisme ainsi

    que le dsir et la volont de servir son Eglise et son pays. C'est ainsi que, la guerre menaant, il

    abrgera son sjour aux USA (o un poste et une carrire lui taient offerts) et que, durant la

    guerre, il poursuivra son opposition active au rgime sous couvert du service de renseignement

    de la Wehrmacht, l'Abwehr, dirig par le gnral Canaris.

    Emprisonn, suspect mais ni inculp ni jug, il connut d'abord une phase d'isolement. Lorsque

    son rgime de dtention sera largi et quil aura pu tablir un rseau de correspondance

    clandestine, il reprendra contact avec son ami et disciple, Eberhard Bethge et, malgr des

    restrictions relatives, il aura avec lui des changes amicaux et thologiques intenses. Cette

    correspondance dbute le 18/11/1943, mais cest surtout durant le printemps et lt 1944 que

    Bonhoeffer expose son travail et son projet thologique. Le courrier de septembre 1944 ayant

    t dtruit par Bethge avant sa propre arrestation, la dernire lettre de Bonhoeffer son ami est

    date du 23/8/1944. En effet, l'chec de l'attentat contre Hitler du 20 juillet perptr par des

    proches accentue les recherches et la pression de la Gestapo qui ananti le rseau auquel il

    appartenait. En Octobre, il sera transfr la prison de la Gestapo, Prinz Albrecht Strasse, do

  • 21

    il naura plus que quelques rares contacts avec sa famille. Durant la dbcle allemande,

    Bonhoeffer sera dport dun camp lautre et finalement excut avec des membres du rseau

    Canaris le 09/04/1945. On sait par des tmoins que Bonhoeffer travailla au manuscrit de son

    projet thologique jusquen 1945 et le gardait sur lui. Avec lui, il disparut.

    Cest sa correspondance du printemps et de lt 1944 avec son ami E. Bethge qui est l'objet de

    cet article. L'uvre de Bonhoeffer ne se rsume pas ces lettres mais celles-ci sont les plus

    connues, sans doute du fait de la simplicit de leur style, de leur lourde charge d'humanit lie

    aux circonstances qui en font un tmoignage chrtien exceptionnel et fcond. Les lettres ont un

    caractre plus ou moins spontan. Elles nous rvlent essentiellement des observations,

    intuitions et rflexions concises mais nanmoins prophtiques. Bonhoeffer lui-mme en dit les

    limites dans une lettre du 08/06/1944: " Tout en est encore au stade initial, et, comme toujours,

    ce qui me guide, c'est bien plus un instinct des problmes qui se poseront, que le fait que je

    serais dj au clair leur sujet." 1 Toutefois, ces lettres, ces rflexions fragmentaires, se sont

    avres si pertinentes, si riches et visionnaires quelles ont gagn une place au moins gale aux

    ouvrages antrieurs de Bonhoeffer et quelles valent leur auteur une postrit largement

    reconnue. Il n'est pas possible de mentionner ici, mme sous forme de catalogue, l'ensemble

    des livres, articles, colloques qu'a suscit son uvre tant ils sont nombreux.

    Dans cet article nous retiendrons et commenterons brivement quelques points importants

    exprimes par Bonhoeffer dans ses lettres. D'abord un constat, puis ce qui en dcoule.

    Le constat fondamental est que nous vivons dans un monde sans Dieu. Ce constat ne repose

    pas seulement sur les vnements dramatiques concomitants qui ont fait dire plus d'un et de

    diverses faons: O est-il ton Dieu ? Pour Bonhoeffer, cette constatation nest pas seulement

    un regard sur ce qui lentoure mais laboutissement dun vaste et long cheminement de lhomme

    et de lintelligence : Cest une grande volution qui mne le monde son autonomie qu'il

    annonce et brosse grands traits dans sa lettre capitale du 16/07/1944. Le 8 juin il avait dj

    exprim la conclusion de ce parcours par ces mots: "Le mouvement en direction de l'autonomie

    humaine (j'entends par-l la dcouverte des lois selon lesquelles le monde vit et se suffit lui-

    mme dans les domaines de la science, de la vie sociale et politique, de l'art, de l'thique [Il

    ajoute mme :] et de la religion () a atteint un certain achvement de nos jours. Lhomme a

    appris venir bout de toutes les questions importantes sans faire appel lhypothse de

    travail : Dieu 2 (Bonhoeffer fait ici allusion un propos de Laplace. Aprs avoir expos son

    systme Napolon, celui-ci lui aurait demand o se trouvait encore une place pour Dieu, et

    Laplace aurait rpondu : Sire, je n'ai pas eu besoin de cette hypothse. ).

    Bonhoeffer poursuit: Il apparat que tout va sans Dieu aussi bien quauparavant. Tout

    comme dans le domaine scientifique, Dieu, dans le domaine humain, est repouss toujours

    plus loin hors de la vie ; il perd du terrain () Le monde, qui a pris conscience de soi et de ses

    lois vitales, est sr de lui dune manire qui nous inquite. Les insuccs et les catastrophes ne

    1 Dietrich Bonhoeffer, Rsistance et soumission ; lettres et notes de captivit, Labor et fides, 2006, p. 385 NB les

    citations de DB sont, dans cet article, en italique. 2 Dans cet article, toutes les citations soulignes le sont par moi.

  • 22

    parviennent plus le faire douter du caractre inluctable de son volution.... 3 Il ne sagit

    pas de scientisme ni de la mort de Dieu mais la ncessit de prendre acte des connaissances

    scientifiques et de la maturation de la pense qui ne requirent plus le recours Dieu devant

    les mystres de la nature . Bonhoeffer parle ainsi du monde "majeur" ou "adulte".4

    Deux ordres d'arguments (que nous examinerons succinctement) expliquent pourquoi cette

    autonomie du monde majeur aboutit une poque sans religion :

    - le christianisme lui-mme, car il faut considrer la forme occidentale du

    christianisme comme tape prliminaire dune absence complte de religion 5

    - lautre, dordre peut-tre davantage sociologique quanthropologique : la contestation

    de l a-priori religieux de l'humanit.6

    Non seulement il rcuse la religiosit de l'tre humain qui ... le renvoie dans sa misre la

    puissance de Dieu dans le monde, Dieu est le deus ex machina" 7 mais aussi le religieux

    tel point quil ne supporte plus certaines conversations : ( ) japprhende souvent de

    prononcer le nom de Dieu devant les gens religieux parce quil me semble sonner faux ici, et

    que je me trouve moi-mme un peu malhonnte (cest pire quand les autres commencent se

    servir dune terminologie religieuse ; je me tais alors et suis accabl et mal laise) 8

    A ce stade, il faut sinterroger sur le sens mme des mots religion , religiosit .

    Bonhoeffer ne les dfinit pas dans ces lettres mais E. Bethge qui fut son lve au sminaire de

    Finkenwald se souvient que c'tait une exprience fondamentale de ces annes dtudes que de

    placer la foi et la religion aux ples opposs. Surtout, quand Bonhoeffer parle religion, il fait

    largement cho Karl Barth dont il fut lve et disciple.9 Il fait sienne sa critique de la

    religion 10 Rappelons seulement que Barth reconnait les religions comme des inventions de

    lhomme, des systmes pour disposer en sa faveur le Dieu quil sest forg. Le christianisme

    nchappe pas ce processus. Aux religions, Barth oppose la rvlation qui est lacte par

    lequel Dieu se donne connatre lui-mme. 11 Cest la Rvlation qui nous apprend Dieu

    plutt que la religion, quand bien mme la religion transmettrait une part de sa connaissance.

    Bonhoeffer voque ainsi l'attitude des "religieux": Les gens religieux parlent de Dieu quand

    les connaissances humaines (quelquefois par paresse) se heurtent leurs limites ou quand les

    forces humaines font dfaut ; cest au fond toujours un deus ex machina quils mettent en avant

    ou bien pour rsoudre apparemment des problmes insolubles, ou bien pour le faire intervenir

    comme la force capable de subvenir limpuissance humain ; bref, ils exploitent toujours la

    3 D. Bonhoeffer, op. cit. p. 385-6. 4 ibid. p. 386 s.,407 s.,431,434,450,523-25. 5 ibid. p. 328. 6 A ce sujet voir la suite de la p. 328 et la note 11 des traducteurs. 7 D. Bonhoeffer, op. cit. p. 432 8 D. Bonhoeffer, op. cit. p. 331 9 Je renvoie mon article Rvlation et religion selon Karl Barth Bulletion Thologique de Normandie n7,

    Mars 2017. 10 Voir les lettres des 30/04/1944 p. 329; 05/05/1944 p. 337 et 08/06/1944 p. 388 in D. Bonhoeffer, op. cit. 11 K. Barth, Dogmatique 1er vol : la doctrine de la parole de Dieu, prolgomnes la dogmatique, t. 2me, p. 73

    https://bulletintheologique.wordpress.com/2017/03/03/revelation-et-religion-selon-karl-barth/

  • 23

    faiblesse et les limites humaines. 12 Puis le rle qu'a jou la thologie: () la thologie (...)

    sest contente dutiliser Dieu comme un deus ex machina pour ce quon appelle les questions

    dernires, cest dire que dieu devient la rponse aux questions de la vie, la solution des

    dtresses et des conflits de la vie. 13 Et Bonhoeffer poursuit en condamnant sans appel cette

    attitude : Je crois que lattaque de lapologtique chrtienne contre ce monde devenu majeur

    est premirement absurde, deuximement de basse qualit, et troisimement non chrtienne.

    Absurde - parce quelle mapparat comme un essai de ramener lhomme devenu adulte au

    temps de sa pubert, cest dire de le rendre dpendant dune quantit de donnes dont il sest

    affranchi, de le placer devant des problmes qui ont, en fait, cess de le proccuper. De basse

    qualit - parce quon essaie de profiter de la faiblesse dun homme dans un but tranger ses

    proccupations et auquel il ne souscrit pas librement. Non chrtienne - parce que lon confond

    le Christ avec un certain degr de religiosit de lhomme, cest dire avec une loi humaine. 14 Comme Barth, Bonhoeffer conclut: le christianisme a toujours t une forme de la

    religion (peut-tre la vraie forme). Allant plus loin, encore, il pose la question: Y a-t-il

    des chrtiens sans religion ? 15

    La suite logique de ce constat, c'est l'invitation les chrtiens qui vivent dans le monde devenu

    majeur en prendre conscience, laccepter et en tirer les enseignements :

    1- Le chrtien doit d'abord renoncer la restauration d'un pass disparu. 'O donc reste-t-il

    de la place pour Dieu ?' demandent certaines mes angoisses, et comme elles ne trouvent pas

    de rponse, elles condamnent toute lvolution qui les a mises dans cette situation aussi difficile

    () On pourrait ajouter encore le saut prilleux en arrire, dans le Moyen-Age. Mais le

    principe du Moyen-Age est lhtronomie sous forme de clricalisme. Le retour ce systme

    ne peut tre quun acte de dsespoir, qui peut tre obtenu seulement par le sacrifice de

    lhonntet intellectuelle. 16

    2- Il doit ensuite parler de Dieu non aux limites mais au centre. Face une apologtique

    chrtienne qui accepte plus ou moins de se replier devant les questions sculires mais qui

    saccroche ce quon appelle les questions dernires - la mort, la culpabilit -, auxquelles

    Dieu seul peut rpondre et pour lesquelles on a besoin de lui, de lEglise et du pasteur .17 Face

    cette apologtique qui sadresse lhomme dsempar par le malheur et la dtresse,

    Bonhoeffer affirme au contraire : Nous avons trouver Dieu dans ce que nous connaissons

    et non pas dans ce que nous ignoronsDieu nest pas un bouche-trou ; il doit tre reconnu non

    la limite de nos possibilits, mais au centre de notre vie ; dans notre vie et non dabord dans

    la mort, dans la force et la sant et non dabord dans la souffrance, dans laction et non dabord

    dans le pch. 18 Il ajoute humblement : Prs des limites, il me semble prfrable de se taire

    et de laisser irrsolu ce qui est sans solution."19 Au lieu de profiter de lhomme dans la

    12 D. Bonhoeffer, op. cit. p. 331 13 ibid. p. 407 14 ibid. p. 387 15 ibid. p. 328-29 16 ibid. p. 387 17 ibid. p. 386 18 ibid. p. 387 19 ibid. p. 331-32

  • 24

    dtresse, dsorient par le malheur, il met en avant la compassion et la solidarit dans ce qui est

    subi et le silence devant le scandale de ce qui ne sexplique ni ne se justifie.

    3- Il nous faut vivre etsi deus non daretur . Aprs avoir dnonc cette apologtique religieuse

    inacceptable, et le suicide du saut prilleux arrire dans le clricalisme du Moyen-Age,

    Bonhoeffer poursuit en nous invitant assumer notre situation et accepter que nous ne

    pouvons tre honnte sans reconnatre quil nous faut vivre dans le monde etsi deus non

    daretur. 20 : vivre comme si Dieu ntait pas. Il faut comprendre et agir dans le monde sans

    Dieu bouche-trou (i.e. explication et recours). Bonhoeffer ajoute aussitt : En devenant

    majeurs, nous sommes amens reconnatre de faon plus vraie notre situation devant Dieu.

    Dieu nous fait savoir quil nous faut vivre comme des tres qui parviennent vivre sans Dieu.

    Le Dieu qui est avec nous est celui qui nous abandonne. 21 Il poursuit: Dieu, sur la croix, se

    laisse chasser hors du monde. Dieu est impuissant et faible dans le monde, et ainsi seulement

    il est avec nous et il nous aide , faisant appel Mc 15,34 et se place dans lexacte situation de

    Jsus en croix, lui-mme dans laccomplissement du Ps 22. Le Christ, sur la croix, s'est laiss

    chasser du monde. Quel acte de foi et de soumission - alors que lhorreur du mal ambiant

    faisait justement dire plus d'un: o est-il ton Dieu ? Citons aussi Paul, qui prche un

    Messie crucifi, scandale pour les juifs, folie pour les paens, mais, pour ceux qui sont appels,

    Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. (1 Co, 122 s.) et, plus modestement les articles

    de J-L Gourdain22 et moi-mme.23 Les atrocits des deux guerres ont oblig relire les Ecritures

    et la Passion de Jsus, revoir la toute-puissance de Dieu et s'interroger sur la souffrance

    du Pre , la mort et le silence de Dieu . L encore, Bonhoeffer est prcurseur et

    prophte.

    4- Bonhoeffer nous appelle vivre : Devant Dieu et avec Dieu, nous vivons sans Dieu 24 :

    - Vivre sans Dieu ne signifie ni la ngation de Dieu, ni une vie indiffrente Dieu mais une

    vie dans un monde qui est, et doit tre, assum sans rfrence immdiate et permanente Dieu.

    De mme que Gertrude Stein crit (reprenant Hlderlin, lui-mme peut-tre inspir par la

    kabbale) : Dieu a cr le monde comme la mer dcouvre la plage, en se retirant. ; de mme

    que Simone Weil crira : La Cration est de la part de Dieu un acte non pas d'expansion de

    soi, mais de retrait, de renoncement et comme loiseau sorti du nid doit apprendre seul voler,

    comme lenfant dont les parents lchent la main doit se conduire seul, puis devenir adulte, Dieu

    nous confie la gestion de la cration et de notre vie.

    - Vivre dans un monde sans Dieu mais vivre Devant Dieu et avec Dieu ; comme Jsus

    disparut aux yeux de ses disciples qui il avait affirm : moi je suis avec vous pour toujours

    (Mt 28,16), Dieu est retir 25 mais devant lui nous vivons. Et avec lui nous vivons, par la force

    20 ibid. p. 431 21 Idem. 22 J-L Gourdain Pantokratr, omnipotens : tout-puissant ? Bulletin Thologique de Normandie. 23 B. Paillot Dieu est-il tout puissant ? Bulletin Thologique de Normandie. 24 D. Bonhoeffer, op. cit. p. 43. 25 Malgr sa rvlation il demeure un Dieu cach.

    https://bulletintheologique.wordpress.com/2017/02/13/pantokrator-omnipotens-tout-puissant/https://bulletintheologique.wordpress.com/2017/02/15/dieu-est-il-tout-puissant/

  • 25

    de l'Esprit-Saint (Ac 1,8) et mme en lui, car si nous gardons ses commandement, nous

    demeurons en Dieu et Dieu en nous (1 Jn 3, 23-24).

    5- devenir des chrtiens a-religieux ? Une consquence radicale de la distinction entre religion

    et rvlation conduit Bonhoeffer poser la question : Si la religion nest quun vtement du

    christianisme - et ce vtement aussi a pris des aspects diffrents aux diffrentes poques -

    quest-ce donc alors quun christianisme sans religion ? et il poursuit par cette interpellation:

    Que signifient une Eglise, une communaut, une prdication, une liturgie, une vie chrtienne,

    dans un monde sans religion? Comment parler de Dieu sans [faire appel la]

    religion? Comment tre des chrtiens sans religion-sculiers ?26 La rponse cette

    interrogation n'est pas dans les documents qui nous sont parvenus, mais Bonhoeffer nous donne

    au moins une orientation : Etre chrtien ne signifie pas tre religieux dune certaine

    manire() cela signifie tre un tre humain ; le Christ a cr en nous non un type dtre

    humain, mais ltre humain tout court. Ce nest pas lacte religieux qui fait le chrtien, mais sa

    participation la souffrance de Dieu dans la vie du monde. 27

    Sadressant toujours aux chrtiens, mais avec le souci des non-chrtiens, Bonhoeffer voulait

    parler un langage non religieux; il imaginait une interprtation non religieuse de la Bible : Je

    travaille cerner peu peu linterprtation non religieuse des concepts biblique. Pour

    linstant, je vois bien mieux le problme que sa solution. 28 Surtout, comment faire tat d'une

    rvlation non reue - par dfinition - par les incroyants ? Cest le problme non seulement de

    la foi mais plus encore celui de la grce et de llection. Aux chrtiens de ne pas se considrer

    ni se comporter comme des privilgis : Comment sommes-nous - , des appels, sans

    nous considrer comme des privilgis sur le plan religieux, mais bien plutt comme

    appartenant pleinement au monde ? 29

    Si les lettres de prison n'apportent pas de rponses toutes les questions qu'elles soulvent, elles

    nous livrent aussi un acte de foi et d'esprance qui prend tout son relief dans le contexte marqu

    par la dchirure de l'Eglise luthrienne allemande et les incertitudes concernant l' avenir du

    monde et le sien propre ; acte de foi ayant une porte bien plus vaste et lointaine: "Ce n'est pas

    nous de prdire le jour - mais ce jour viendra - o des humains seront appels de nouveau

    exprimer la Parole de Dieu de telle faon que le monde en sera transform et renouvel. Ce

    sera un langage nouveau, peut-tre tout fait a-religieux, mais librateur et rdempteur,

    comme celui du Christ () Jusqu' ce jour, la cause des chrtiens sera silencieuse et cache;

    mais il y aura des humains qui prieront, agiront avec justice et attendront le temps de Dieu" 30

    S'agit-il des chrtiens qui vivront l' l'enfouissement et/ou s'agit-il des hommes (et des

    femmes!) que K. Rahner nommera les chrtiens anonymes ?

    Les lettres de prison laissent beaucoup de questions sans rponses mais ouvrent (ou

    entr'ouvrent) beaucoup de portes sur de nouvelles perspectives. Ainsi, le monde majeur

    est une expression de la scularisation. Certains la dplorent, regrettant une chrtient

    26 Bonhoeffer op. cit. p. 328-29 27 ibid. p. 432-33 28 ibid. p. 428 29 D. Bonhoeffer, op. cit. p. 329 30 ibid. p. 353

  • 26

    idalise et la chargent de tous les maux, comme une fatalit qui, en s'imposant, excuse leurs

    insuffisances. Ainsi beaucoup considrent l'incroyance comme une consquence vidente de la

    scularisation. La relation est vidente si, parlant de vie chrtienne, on privilgie la pratique

    cultuelle et la place du clerg dans lglise et la vie publique ? De l proviennent sans doute,

    au moins pour une part, certaines rticences de lEglise aux nouveauts philosophiques et

    scientifiques depuis au moins la fin du Moyen-ge. Ce faisant la hirarchie ecclsiale a ainsi

    contribu (temporairement) au divorce de la raison et de la foi. Mais Bonhoeffer dplace le

    dbat en se plaant un tout autre niveau ! J'voquerai seulement trois pistes ouvertes :

    l'impuissance de Dieu, vivre en chrtien dans un monde sans Dieu, la place de la religion pour

    le salut et l'avenir du christianisme.

    - Quand Bonhoeffer affirme l'impuissance de Dieu, c'est pour dire le paradoxe du Dieu

    crucifi qui nous abandonne et nous vient en aide la fois. Il est frappant de noter qu'Etty

    Hillesum, au mme moment faisait une exprience analogue qu'elle rapportait dans un style

    plus sensible, potique et mystique.31

    - Bonhoeffer nous invite sa suite, dans ce monde majeur, vivre devant Dieu. Si le Dieu

    bouche-trou , le Dieu des sorciers et autres, a disparu des lieux que la peur et l'ignorance lui

    avaient attribus, il est toujours prsent dans les cieux , expression de sa transcendance et

    surtout parmi nous, au milieu de nous, en nous (Lc 17,21),

    : avec nous tous les jours (Mt 28,20). C'est ainsi que nous pouvons rendre grce Dieu

    qui nous a choisis pour servir en sa prsence . C'est aussi dire que l'homme est le Temple de

    Dieu (1 Co 3,16), les croyants son peuple, son corps mystique. C'est pourquoi nous pouvons

    aussi vivre devant Dieu, avec Dieu, dans un monde sans Dieu. C'est la seule soumission

    laquelle nous devons consentir car, comme Jsus jusqu' la croix, c'est l'accomplissement de

    notre humanit.

    - Et, quand il crit: la question paulinienne, savoir si la [la circoncision] est une

    condition de la justification, est aujourdhui celle-ci mon avis : la religion est-elle une

    condition du salut ? Compte tenu de ce que lon sait de Luther et de ses disciples propos

    de la justification par la grce seule, et - comme nous lavons vu plus haut - de la diffrence,

    pour ne pas dire lopposition entre rvlation et religion chez Bonhoeffer comme chez Barth, il

    est logique que Bonhoeffer poursuive ainsi : Laffranchissement par rapport la est

    aussi laffranchissement par rapport la religion. 32 Ce qui nexclut pas que la religion, si -

    par grce - elle est fidle la rvlation, puisse tre instrument du salut.

    - Enfin, Bonhoeffer nous invite l'aventure des dcouvertes lorsquil prsente : la forme

    occidentale du christianisme comme tape prliminaire dune absence complte de religion .33

    Il fait alors, tout la fois un retour radical aux sources et une prophtie (?) qui aura de nombreux

    chos (prolongements de sa pense ou rencontres fortuites ?). Citons seulement ici Marcel

    31 E. Hillesum, Une vie bouleverse, le 11/07/142 en particulier. 32 D. Bonhoeffer, op. cit. O 330-31 33 Ibid. p. 328

  • 27

    Gauchet, philosophe et historien qui crira en 1985: le christianisme aura () t la religion

    de la sortie de la religion. 34

    Les lettres de prison sont le fait d'un homme anim dune foi profonde, nourrie de lEcriture et

    de la prire, assumant lhumanit qui lentoure, le monde dans toutes ses dimensions, soucieux

    de parler de Dieu aux hommes et de voir le Christ rgner sur le monde a-religieux. Sa foi le

    conduit vivre selon une thique exigeante en marge de l'Etat totalitaire et de lglise

    officielle . C'est le tmoignage dun chrtien libre, rsistant vis vis de tout ce qui fait

    entrave Dieu auquel, seul, il se soumet. De l, dans doute, le titre donn par E. Bethge,

    l'diteur des lettres de prison de Bonhoeffer : Rsistance et soumission . Il nous faut imaginer

    combien de rsistances Bonhoeffer a d exercer pour manifester son patriotisme en dpit du

    nazisme, affirmer sa fidlit vanglique en s'opposant lglise dont il tait issu, persister

    malgr les incomprhensions, les brimades, la privation de liberts, la solitude, l'absence de vie

    communautaire et sacramentelle et les menaces sur son existence mme. C'est avec rsistances

    et soumission que Bonhoeffer a pu aller en paix - impressionnant par sa foi paisible - jusqu'au

    sacrifice consenti de sa vie. ()

    Bernard PAILLOT

    * * * * * * * * * * *

    Faisons lhomme notre image et selon notre ressemblance 1

    ()

    Faisons lhomme :

    Dieu dcide : Faisons . Chacun peut penser de soi quil aurait pu ne pas tre et quil nest

    pour rien concernant sa venue au monde. Le texte rappelle que lhomme ne sest pas cr lui-

    mme.

    notre image, selon notre ressemblance :

    Le premier rcit de la cration nonce que Dieu fait lhomme son image et sa ressemblance.

    Le texte hbreu nutilise pas le mot tmouma (image) mais celui de tslm dont la racine est

    lombre (tsl). Il signifie donc plutt : crons lhomme notre ombre . Le texte ajoute la

    ressemblance . La tradition thologique accorde une importance essentielle la notion

    dimage. Le concept dimage a longtemps souffert dune ambigut fondamentale. Pour Platon,

    dans Le Cratyle, limage croise la ressemblance avec lingalit. Limage ne peut tre

    quimparfaite et recle de la dissemblance. Pour Hilaire de Poitiers, limage est une forme qui

    34 M. Gauchet, Le dsenchantement du monde, Gallimard, coll. folio essais p.11 1 Ce texte (Gense 1,26 -2,7) est la suite de Dieu cra , Bulletin Thologique n9, dcembre 2017, p. 5-8.

    https://bulletintheologique.wordpress.com/2017/12/04/dieu-crea/

  • 28

    ne diffre en rien de loriginal2. Au IVe sicle, Augustin dHippone distingue le concept

    dimage des concepts de ressemblance et dgalit : l o il y a image, il y a toujours

    ressemblance, mais pas toujours galit ; l o il y a galit, il y a toujours ressemblance, mais

    pas toujours image ; l o il y a ressemblance, il ny a pas toujours image, et pas toujours

    galit 3. Limage implique la ressemblance mais non lgalit : le reflet est plus pauvre que

    loriginal. La relation dimage est une relation asymtrique. La ressemblance consiste avoir

    des traits communs, de manire transversale, symtrique et sans relation de dpendance.

    Refusant de sparer limage et la ressemblance, Augustin propose un concept dimage qui

    autorise lgalit. Le concept augustinien simpose et permet de penser le lien entre les tres.

    Augustin distingue entre tre limage et tre limage. Pour Augustin, limage implique

    toujo