Cahier CREQC no. 2

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    Direction Alain-G. GagnonProfesseur titulaire au dpartementde science politique et titulaire de laCREQC, UQAM.

    dition Vanessa La HayeResponsable des communications,CREQC, UQAM.

    LES CAHIERS DE LA

    CREQCCHAIRE DE RECHERCHE DU CANADAEN TUDES QUBCOISES ET CANADIENNESLes travaux de la CREQC seconcentrent sur la construction descommunauts politiques dans un cadrergional, national et international. Lesrecherches poursuivies la Chaire sedclinent autour de quatre grands axesde recherche (citoyennet, diversit,identit et gouvernance) et privilgientune approche comparative etinterdisciplinaire.

    www.creqc.uqam.ca

    Chaire de recherche du Canada entudes qubcoises et canadiennes(CREQC)

    Universit du Qubec MontralPavillon Hubert-Aquin,

    bureau A-35011255, Saint-Denis

    Montral (Qubec)Canada H2X 3R9

    Dpt lgal, 1 er trimestre de 2014Bibliothque nationale du QubecBibliothque nationale du CanadaISSN 1925-4547

    Tous droits de traduction et dadaptation, en totalit ou en partie,rservs dans tous les pays. La reproduction dun extraitquelconque de ce texte, par quelque procd que ce soit, tantlectronique que mcanique, en particulier par photocopie et parmicrofilm, est interdite sans lautorisation crite de lditeur. CREQC, 2014.

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    60 CHERCHEURS UNIVERSITAIRESPOUR LA LACIT ,

    CONTRE LEPROJET DE LOI N 60Ce numro des Cahiers de la CREQC reprend le mmoire dpos en dcembre 2013 par un ctif de 60 auteurs la Commission des institutions, dans le cadre de la Consultation gnraldes auditions publiques sur le projet de loi n 60 : Charte affirmant les valeurs de lacit eneutralit religieuse de ltat ainsi que dgalit entre les femmes et les hommes et encadrademandes daccommodement. En raison du dclenchement des lections le 5 mars 2014, leteurs du mmoire nont pas pu tre entendus devant la commisssion.

    Table des matires

    3. Liste des signataires

    6. Introduction

    7. 1) Un projet de loi en ruptureavec les fondements du modlequbcois de lacit

    10. 2) L'inconstitutionnalit duprojet de loi no 60 : restrictionsexcessives des droits de lapersonne et des minoritsreligieuses

    16. 3)Libert de conscience, devoir derserve et sacrifice raisonnable

    21. 4) Le projet de loi 60 et lgalitentre les hommes et les femmes

    Les signataires sont des universitairesdont les recherches portent sur des enjeuxsoulevs par le projet de loi 60. Les auteur-esdu mmoire sont : Valrie Amiraux, Marc- Antoine Dilhac, Pascale Fournier, Jean-Franois Gaudreault-Desbiens, SbastienGrammond, Nama Hamrouni, Louis-Philippe Lampron, Dominique Leydet, Joce-lyn Maclure, Genevive Nootens, MartinPapillon et Daniel Weinstock.

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    60 chercheurs universitaires pour la lacit, contre le Projet de loi n 60

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    Liste des signataires

    Arash Abizadeh, Dpartement descience politique, Universit McGill

    Valrie Amiraux, Dpartement de socio-logie, Universit de Montral

    Lori Beaman, Dpartement des sciencesdes religions, Universit d'Ottawa

    Luc Bgin, Facult de philosophie, Uni-versit Laval

    Pierre-Yves Bonin, Dpartement de phi-losophie, Universit du Qubec Trois-Rivires

    Kheira Belhadj-Ziane, Dpartement detravail social, Universit du Qubec enOutaouais

    Sirma Bilge, Dpartement de sociologie,Universit de Montral

    Patrice Brodeur, Facult de thologie etde sciences des religions, Universit deMontral

    Yolande Cohen, Dpartement d'histoire,Universit du Qubec Montral

    Stphane Courtois, Dpartement dephilosophie, Universit du Qubec Trois-Rivires

    Hugo Cyr, Dpartement de sciences juridiques, Universit du Qubec Montral

    Marc-Antoine Dilhac, Dpartement dephilosophie, Universit de Montral

    Richard Dub, Dpartement de crimino-logie, Universit d'Ottawa

    Frdrick Guillaume Dufour, Dparte-ment de sociologie, Universit duQubec Montral

    Catherine Foisy, Dpartement de

    sciences des religions, Universit duQubec Montral

    Pascale Fournier, Facult de droit, Uni-versit dOttawa

    Alain-G. Gagnon, Dpartement descience politique, Universit du Qubec Montral

    Margarida Garcia, Facult de droit,

    Universit d'Ottawa Jean-Franois Gaudreault-Desbiens,Facult de droit, Universit de Montral

    Dalie Giroux, cole d'tudes politiques,Universit d'Ottawa

    Christiane Guay, Dpartement de tra-vail social, Universit du Qubec enOutaouias

    Fabien Glinas, Facult de droit, Uni-versit McGill

    Stphan Gervais, Programme dtudessur le Qubec, Universit McGill

    Sbastien Grammond, Facult de droit,Universit dOttawa

    Nama Hamrouni, Institut Simone deBeauvoir, Universit Concordia

    Simon Harel, Dpartement de littraturecompare, Universit de Montral

    Jane Jenson, Dpartement de sciencepolitique, Universit de Montral

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    Danielle Juteau, Dpartement de socio-logie, Universit de Montral

    Daniel Jutras, Facult de droit, Universi-t McGill

    Dimitrios Karmis, cole dtudes poli-tiques, Universit dOttawa

    Alana Klein, Facult de droit, UniversitMcGill

    Andr Lalibert, cole dtudes poli-tiques, Universit dOttawa

    David Lametti, Facult de droit, Univer-sit McGill

    Louis-Philippe Lampron, Facult dedroit, Universit Laval

    Henri Lauzire, Dpartement dhistoire,Northwestern University

    Julie Lavigne, Dpartement de sexolo-gie, Universit du Qubec Montral

    Jean Leclair, Facult de droit, Universit

    de MontralGeorges Leroux, Dpartement de philo-sophie, Universit du Qubec Montral

    Dominique Leydet, Dpartement dephilosophie, Universit du Qubec Montral

    Sylvie Loriaux, Dpartement de science

    politique, Universit LavalCatherine Lu, Dpartement de sciencepolitique, Universit McGill

    Jocelyn Maclure, Facult de philosophie,Universit Laval

    Frdric Mgret, Facult de droit, Uni-versit McGill

    Christian Nadeau, Dpartement de phi-losophie, Universit de Montral

    Pierre Nepveu, Dpartement des littra-tures de langue franaise, Universit deMontral

    Pierre-Yves Nron, Dpartementdthique, Universit catholique de Lille

    Genevive Nootens, Dpartement dessciences humaines, Universit du Qu-bec Chicoutimi

    Charles-Maxime Panaccio, Facult dedroit, Universit dOttawa

    Martin Papillon, cole dtudes poli-tiques, Universit dOttawa

    Mireille Paquet, Dpartement de sciencepolitique, Universit Concordia

    Madeleine Pastinelli, Dpartement desociologie, Universit Laval

    Jean-Guy Prvost, Dpartement descience politique, Universit du Qubec Montral

    Ren Provost, Facult de droit, Universi-t McGill

    Dany Rondeau, Dpartement de lettreset humanits, Universit du Qubec Rimouski

    Stphanie Rousseau, Dpartement desociologie, Universit Laval

    Anne Saris, Dpartement de sciences juridiques, Universit du Qubec Montral

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    Marie-ve Sylvestre, Facult de droit,Universit d'Ottawa

    Charles Taylor, Dpartement de philo-sophie, Universit McGill

    Barbara Thriault, Dpartement de so-ciologie, Universit de Montral

    Pierre Thibault, Facult de droit, Uni-versit d'Ottawa

    Luc Tremblay, Facult de droit, Univer-sit de Montral

    Luc Turgeon, cole dtudes politiques,Universit dOttawa

    Patrick Turmel, Facult de philosophie,Universit Laval

    Shauna Van Praagh, Facult de droit,Universit McGill

    Daniel Weinstock, Facult de droit, Uni-versit McGill

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    Introduction

    Le Qubec est une socit plurielle, tantsur le plan linguistique que culturel,ethnique et religieux. Cette pluralit,dont les racines remontent aux premierscontacts avec les peuples autochtones etaux rapports quentretiennent au len-demain de la Conqute britannique lescollectivits dorigines europennes, setraduit aujourdhui dans un projet soci-tal unique, marqu tout autant par unevolont daffirmation de la majorit d-mocratique que par la reconnaissance dela diversit au sein de nos institutionspolitiques nationales. Ce modle qub-cois, que certains nomment aujourdhuiinterculturalisme, nest pas sans dfautsou sans zones grises. Il constitue nan-moins, comme le souligne le rapport dela Commission de consultation sur lespratiques daccommodements reliesaux diffrences culturelles en 20081, unetrame de fond nous permettant de r-pondre de manire quilibre et justeaux dfis du vivre ensemble dans unesocit dont le tissu social est, plus que jamais, profondment diversifi, maisqui demeure profondment engageenvers les principes fondamentaux de ladmocratie librale.

    Cest selon nous ce jeu dquilibre entrela volont daffirmation de la majoritdmocratique et le pluralisme social et

    institutionnel du Qubec moderne quiest remis en question par le projet de loi

    1 Commission de consultation sur les pratiquesdaccommodement relies aux diffrences culturelles.2008.Fonder lavenir. Le temps de la conciliation. Rap- port. [en ligne] : http://www.accommodements-quebec.ca/documentation/rapports/rapport-final-integral-fr.pdf

    60. Au nom dune conception de la laci-t qui nous semble mal adapte aucontexte qubcois, et qui sinscrit plusdans une recherche dabsolus que dansun esprit douverture et dinclusion, legouvernement sinscrit en rupture avecles idaux de tolrance et de respect desdroits et des liberts qui ont fait duQubec une terre daccueil pour lesnouveaux arrivants et, par le fait mme,contribu au dynamisme et la richesseculturelle de notre socit. Lmergencedun discours qui nenvisage la lacitquau regard dune absence de toutemanifestation du phnomne religieuxdans lespace public constituerait unralignement qui couperait le Qubecdune histoire de pratiques pragma-tiques de rgulation du pluralismereligieux. Il risque de plus de stigmati-ser certaines minorits, allant ainsi lencontre de lesprit de tolrance carac-tristique des principes dmocratiquescontemporains, et de compromettrelobjectif le plus important : lintgrationde tous une socit libre et ouverte.Dans notre mmoire, nous entendonsexpliquer pourquoi : (1) le passage uneconception plus exclusive de la lacitest en rupture avec le modle qubcoisde lacit ; (2) le projet de loi 60 est selontoute vraisemblance inconstitutionnelpuisquil restreint de faon significativeles droits de la personne et des minori-

    ts religieuses sans justificationssuffisantes ; (3) les arguments justifica-tifs fonds sur le devoir de rserve desemploys publics et le faible impact al-lgu du projet de loi 60 sur leursconvictions religieuses ne rsistent pas lanalyse, et (4) le projet de loi ne peut

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    tre justifi sur la base du principe delgalit entre les hommes et les femmes.

    1) Un projet de loi en rupture avec lesfondements du modle qubcois delacit

    La lacit, telle quelle sarticule danslhistorie des socits librales et dmo-cratiques, vise assurer la coexistencepacifique des diverses croyances en ga-rantissant leur libre expression tant quecelle-ci ne porte pas atteinte lordrepublic ou aux droits des tiers. Les moda-lits de cette coexistence varient selon lecontexte et les compromis historiquespropres chaque socit. Plusieurs re-cherches tendent cependant dmontrer une convergence au sein destats libraux et dmocratiques vers uneconception de la lacit qui reposedabord sur laffirmation et la garantiedes principes dgalit et de libert deconscience et de religion. De tels am-nagements laques ont ainsi t retracsdans des contextes nationaux trs di-vers, comme en attestent des recherchesmenes au Mexique2, au Qubec3, enItalie4, en Inde5, au Japon6, au Brsil7,

    2 Roberto Blancarte, Lacidad y secularizatinen Mxico ,Estudios Socilogicos, vol. XIX, no 57,2001, p. 843-855 ; Un regard latino-amricainsur la lacit, dans Jean Baubrot et MichelWiewiorka (dir.), De la sparation des glises et deltat lavenir de la lacit , Paris, Les ditions delAube, 2005, p. 247-258.3Micheline Milot,Lacit dans le nouveau monde : lecas du Qubec, Turnhout, Brepols, Coll. Biblio-thque de lcole pratique des Hautes tudes /Sorbonne , 2002.4 Alessandro Ferrari, . Lacit et multicultura-lisme litalienne , Archives de sciences sociales desreligions, no 141, 2008, p. 133-154.

    aux tats-Unis8, en Argentine9 ou enUruguay10. La lacit nest pas ici une finen soi, ou un principe absolu. Elle cons-titue plutt un vhicule servant affirmer et traduire dans les pratiquesinstitutionnelles la libert de conscienceet de religion et lgalit morale des per-sonnes11. La neutralit de ltat et lasparation des pouvoirs politiques etreligieux sont deux mcanismes institu-tionnels essentiels afin de garantir cesliberts et leur donner effet dans les po-litiques publiques. Ce sont prcisment

    5Mitsuhiro Kondo, Lavenir du scularisme enInde , dans Haneda Masashi (dir.), Scularisa-tions et lacits, 2009, Tokyo : Koichi Maeda-University of Tokyo/Center for Philosophy,p. 93-101.6 Shimazono, Takahiro. 2009. La lacisation et lanotion de religion au Japon , dans Haneda Ma-sashi (dir.), Scularisations et lacits, op. cit., p. 71-78,.7 Lorea, Roberto Arriada. 2008. Violaciones delas libertades laicas en el Brasil del siglo XXI ,dans Roberto Blancarte (dir.), Los retos de la laici-

    dad y la secularizatin en el mundo contemporneo,Mxico, El Colegio de Mexico, Centro de estudiossociolgicos, 2008, p. 193-218 ; Roberto ArriadaLorea, Brazilian Secularity and Minorities in theBiggest Catholic Nation in the World , Archivesde sciences sociales des religions, no 146, 2009, p. 81-98.8Michael J. Perry. USA: Religion as a Basis ofLawmaking. On the Non-establishment of Reli-gion ? , Archives de sciences sociales des religions,No 146, 2009, p. 119-136.9Fortunato Mallimaci, . Nacionalismo catlico ycultura laica en Argentina , dans Roberto Blan-carte (dir.), Los retos de la laicidad y la secularizatinen el mundo contemporneo, op. cit., p. 239-262,.10 Da Costa, Nstor. 2009. La laicidad uru-guaya , Archives de sciences sociales des religions,no 146, p. 137- 155.11 Commission de consultation sur les pratiquesdaccommodement relies aux diffrences cultu-relles, p. 135.

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    les modalits de mise en uvre de cesprincipes qui varient dune socit lautre, en fonction des compromis his-toriques et des contingences du contextepolitique et social.

    Le modle de lacit qubcois au- jourdhui remis en question- se dfinitpeu peu, de manire implicite, au fildes compromis et des choix de socitqui marquent notre histoire. Rappelons cet effet que si la lacit au Qubecsaffirme depuis la Rvolution tran-quille, elle prend dabord racine danslorganisation des rapports entre catho-

    liques et protestants au lendemain de laConqute britannique. Les autoritsbritanniques, pour des raisons pragma-tiques, accepteront une srie decompromis afin dassurer la coexistencerelativement pacifique de deux glisesfortement institutionnalises dans unseul et mme espace politique. La Pro-clamation royale de 1763 ainsi que deuxdes textes fondateurs de lAmrique du

    Nord britannique, leTrait de Paris du 10 fvrier 1763et l Acte de Qubec du 22 juin1774,accordent cet effet la libert dereligion aux sujets catholiques cana-diens, bien que cette libert fut limitedans le cas duTrait par le Serment duTest.12

    Cette reconnaissance de la libert deculte, en rupture avec les pratiques eu-ropennes de lpoque, aura des effets

    12Trait de Paris du 10 fvrier 1763, [en ligne] :http://www.tlfq.ulaval.ca/AXL/amnord/cndtraite_Paris_1763.htm; Acte de Qubec du 22 juin 1774, [en ligne] :http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/amnord/cndconst_ActedeQuebec_1774.htm

    structurants sur le modle de lacit quimerge progressivement par la suite.L Acte constitutionnel de 1791, qui intro-duit au Qubec pour la premire fois unsystme de reprsentation parlemen-taire, raffirme cette libert de religiontout en limitant lexercice de chargespolitiques pour les membres des clergs,aussi bien catholique quanglican. Lasparation entre le politique et le reli-gieux est ainsi amorce. Le principedgalit est galement trs tt tendu dautres minorits avec, par exemple,ladoption par la Chambre dassembledu Bas-Canada dune loi reconnaissantaux Juifs les mmes droits quaux autrescitoyens en 1832. La libert de culte serade nouveau explicitement consacre parla lgislature du Canada uni en 1851.

    LActe de lAmrique du Nord britan-nique de 1867 (la Loiconstitutionnelle de1867) sinscrit dans la continuit en con-sacrant, par labsence de mentionexplicite, les principes de neutralit de

    ltat et de sparation des fonctions po-litiques et religieuses dj noncs sousle rgime britannique.13 La fdrationcanadienne naurait cependant sansdoute jamais vu le jour sans garantiesquant la protection des minorits reli-gieuses, notamment en matiredadministration scolaire. Ce nouveaucompromis historique consacre le statutdes deux glises institutionnelles domi-

    nantes, sans toutefois leur confrer uneautorit politique ni en faire des reli-gions officielles.

    13 Larticle 129 prvoit le maintien des lois adop-tes dans les colonies dsormais fdres.

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    Dans son architecture mme, la fdra-tion canadienne propose en ce sens unmodle de lacit pragmatique et plura-liste, qui affirme en pratique lesprincipes dgalit et de libert de cons-cience et de religion tout enreconnaissant le dsir de la minoritcatholique de conserver ses institutions.Ces principes seront raffirms plu-sieurs reprises par les tribunaux. LaCour suprme affirme par exemple en1953 que :

    () depuis 1760 et jusqu' nos jours, lalibert de religion a t reconnue, dans

    notre rgime juridique, comme un prin-cipe fondamental. Bien que nousn'ayons rien qui ressemble une glised'tat, il est hors de doute que la possi-bilit d'affirmer sans contrainte sacroyance religieuse et de la propager, titre personnel ou grce des institu-tions, demeure, du point de vueconstitutionnel, de la plus grande im-portance pour tout le Dominion. 14

    La Cour renvoie galement aux prin-cipes de neutralit et de sparation desglises et de ltat dans une dcision de1955 concernant la libert de culte destmoins de Jhovah. Elle prcise alorsquil nexiste pas en droit canadien dereligion d'tat et que personne n'esttenu d'adhrer une croyance quel-conque . Il serait, toujours selon laCour, impensable en de telles circons-tances qu'une majorit puisse imposerses vues religieuses une minorit.15

    14 Saumur c. Ville de Qubec, [1953] 2.R.C.S.299.15 Chaput v. Romain, [1955] S.C.R. 834.

    Ces dcisions pavent la voie la codifi-cation de ces principes, notamment dansla Charte qubcoise des droits et liberts dela personneen 1975 puis dans la Chartecanadienne des droits et liberts en 1982.Ces deux documents consacrent lesprincipes dgalit et de libert de cons-cience et de religion en droit qubcoiset canadien. Malgr une rfrence expli-cite Dieu dans le prambule de laLoiconstitutionnelle de 1982, la jurisprudencea depuis confirm que la neutralit deltat et la sparation du politique et dureligieux dcoulent implicitement de lamise en uvre du droit lgalit et dela libert de conscience et de religionnoncs dans les Chartes. DansR c. Big M Drug Mart, la Cour prcise parexemple quune majorit religieuse, oultat sa demande, ne peut imposer sapropre conception de ce qui est bon etvrai aux citoyens qui ne partagent pas lemme point de vue .16 Comme nous leverrons plus loin, dautres dcisionsviennent par la suite baliser la mise enuvre de la libert de conscience et dereligion, prcisant ainsi davantage lesmodalits de mise en uvre de la lacitcanadienne et son articulation particu-lire en contexte qubcois.

    Loin de rejeter ce modle pluraliste etpragmatique de lacit, le Qubec de laRvolution tranquille sen inspire.Lenchssement dans la Charte qub-

    coise des principes constitutifs de lalacit, en particulier lgalit et la libertde conscience et de religion, en t-moigne. Cest galement cetteconception pluraliste qui informe le

    16 R c. Big M Drug Mart, [1985], 1. R.C.S.295, 397.

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    processus de lacisation du systme sco-laire amorc dans les annes 1960 avecla commission Parent, et rcemmentachev avec la dconfessionnalisationdes commissions scolaires. La mise enplace du cours dthique et de culturereligieuse sinscrit dans une logiquesimilaire, en raffirmant la neutralitconfessionnelle de lcole publique auQubec tout en faisant du pluralismereligieux et du respect des croyances lespierres dassises de cette neutralit. Ladcision dans les annes 1990 de ne pasexclure des coles publiqueslieu parexcellence des rapprochements intercul-turelsles lves portant le hijab relveaussi dune conception authentiquemais apaise de la lacit.

    Ce bref retour historique nous permetde souligner la continuit des principesqui sous-tendent la lacit danslchafaudage institutionnel canadien etqubcois. Si elle nest pas explicitementconsacre en droit, la lacit fait bel et

    bien partie de notre hritage politique et juridique. Cette lacit qubcoise estvidemment marque parlomniprsence de lglise catholique,mais une analyse contextuelle nouspermet de mettre en exerguelimportance de la libert de conscienceet de religion dans le processus de rgu-lation des rapports entre majorits etminorits religieuses au Canada et au

    Qubec. La minorit catholique et fran-cophone a bnfici de ce rgimedamnagement de la diversit. Le Qu-bec de la Rvolution tranquille sinspireaussi directement de cette perspectivepluraliste afin de dfinir les bases de sapropre lacit, notamment dans la

    Charte qubcoise des droits et libertsde la personne et dans le processus r-cemment achev dedconfessionnalisation de lcole pu-blique.

    2) L'inconstitutionnalit du projet deloi no 60 : restrictions excessives desdroits de la personne et des minoritsreligieuses17

    Les droits et liberts de la personneconstituent un acquis prcieux, adoptet promu par les dmocraties librales la suite dabus du pouvoir tatiqueayant men la perscution de minori-ts et aux horreurs de la DeuximeGuerre mondiale. En plus des tats eu-ropens et nord-amricains, denombreux pays non occidentaux ontadopt le constitutionnalisme et la pro-tection des droits et liberts commevaleurs politiques fondamentales aucourant du 20e sicle. LInde, lAfriquedu Sud, et la Colombie nen sont quequelques exemples. Le Qubec a

    17 Cette partie sappuie sur les textes suivants :Sbastien Grammond, Pascale Fournier, Jean-Franois Gaudreault-Desbiens, Pierre Bosset etLouis-Philippe Lampron, Une interdictioninvalide , Le Devoir , 15 septembre 2013 [enligne] : http://www.lapresse.ca/le-droit/opinions/votre-opinion/201309/23/01-4692191-charte-une-interdiction-invalide.php (galement publi dansLe Journal de Montral, Le Journal de Qubec et Le Soleil); Pascale Fournier,Sbastien Grammond, Valrie Amiraux et cinqautres signataires, Prire au conseil de ville deSaguenay: un jugement qui fait fi du principe deneutralit ,Le Droit, 30 mai 2013 [en ligne] :

    http://www.ledevoir.com/societe/ethique-et-religion/379383/un-jugement-qui-fait-fi-du-principe-de-neutralite.

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    dailleurs fait figure de pionnier en lamatire, en adoptant sa propre Chartedes droits et liberts en 1975 et en dcla-rant son adhsion au Pacte internationalsur les droits civils et politiques adoptsous lgide des Nations Unies.

    Cette convergence internationale t-moigne de limportance des droits etliberts pour rgir la vie en collectivit.En effet, les droits et liberts permettentde valoriser le pouvoir lgislatif en pr-cisant les contours dun contrat social,en vertu duquel les citoyens et ci-toyennes consentent lautorit du

    parlement lu. Le parlement est souve-rain et la socit civile accepte cettesouverainet, condition que des ba-lises soient fixes pour viter les abus depouvoir et larbitraire de ltat. Le res-pect des droits et liberts est une sourceessentielle de lgitimit pour ltat et luipermet de prtendre gouverner dans leslimites de la justice. Violer les droits etliberts de faon non justifie, sans but

    rationnel, quivaut rompre les condi-tions du contrat social qui nous lie.Ltat perd alors sa lgitimit, laquellerepose en partie dans une dmocratiesur la primaut du droit et le refus delarbitraire. Ainsi, sinterroger sur lerespect des droits et liberts, ce nest pastant menacer de mettre la volont deslus en chec, cest surtout poser desquestions fondamentales qui devraient

    tre au coeur de toute rflexion poli-tique. Cest pourquoi il convient desattarder de trs prs la conformit duprojet de loi no 60 avec les instrumentsprotgeant les droits et liberts de lapersonne.

    Tous conviennent que linterdiction duport de signes religieux ostentatoirespar les employs de tout organismepublic , prvue larticle 5 du projet deloi no 60 propos par le gouvernement,constitue une atteinte la libert deconscience et de religion. De plus, cetteinterdiction a des effets discriminatoiressur les individus qui pratiquent unereligion qui se manifeste ncessaire-ment, du moins pour plusieurs croyants,par le port de symboles visibles tels lakippa juive, le turban sikh et le foulardmusulman.18 La vritable question quise pose, du point de vue du respect desnormes juridiques qubcoises, cana-diennes et internationales, est de savoirsi ce caractre discriminatoire et attenta-toire du projet de loi est justifi.

    Les droits et liberts, par nature, ne sontpas absolus. Le processus de justifica-tion dune atteinte un droitfondamental permet aux gouverne-ments de sauvegarder la validit dune

    dcision ou dune disposition lgislativeattentatoire sils respectent les condi-tions et balises suivantes :

    1. Il doit y avoir unobjectif rel eturgent;

    2. Les moyens choisis doivent avoirun lien rationnel avec lobjectifpoursuivi;

    18 Nous nous appuyons sur les notions d effetdiscriminatoire et d galit substantielle ,dveloppes en jurisprudence qubcoise etcanadienne. Voir notammentR. c. Kapp, [2008] 2R.C.S. 483, aux par. 15 et suivants. Voir aussiDanile Lochak,Le droit et les paradoxes deluniversalit (Paris : Presses universitaires deFrance, 2010).

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    3. Les moyens choisis doivent por-ter le moins possible atteinte audroit en question (critre dit delatteinte minimale);

    4. Il doit y avoir proportionnalit entre les effets bnfiques lis la poursuite de lobjectif et les ef-fets nfastes de latteinte au droitprotg.19

    Cest ainsi que les tribunaux qubcoiset canadiens ont interprt les disposi-tions de laCharte qubcoise des droits etliberts mise de lavant par le gouverne-ment de Robert Bourassa en 1975.20 Ilsagit du rgime quasi-constitutionnelque lAssemble nationale du Qubecsest donn pour rgir le vivre-ensemblequbcois et assurer la protection decertains droits fondamentaux tout enpermettant ltat dy passer outre etce, des conditions trs prcises. d-faut de se conformer ces conditions,une loi attentatoire est invalide, car elle

    19 R. c. Oakes , [1986] 1 R.C.S. 103 aux par. 69-71,constamment cit et repris par les tribunauxqubcois. Pour un jugement de la Cour dappeldu Qubec appliquant ces critres en octobre2013, voirCamp Jardin (Gan) d'Isral c. La Minerve(Municipalit de), 2013 QCCA 1699. Voir gale-ment Aharon Barak, Proportionality :Constitutional Rights and their Limitations(NewYork : Cambridge University Press, 2012).20 Tout au long de cette section, nous faisonsprincipalement rfrence la charte qubcoise

    des droits et liberts de la personne, car plusieursmembres influents du gouvernement du Qubecont prtendu que la lgitimit dune dclarationdinvalidit en vertu de la Charte canadienne desdroits et liberts serait contestable. Toutefois,notre propos sur les droits garantis par la chartequbcoise sapplique galement la charte ca-nadienne ainsi quaux instrumentsinternationaux.

    viole les principes fondamentaux de lavie en socit et relve de larbitraireplutt que du respect de la primaut dudroit. Dans le cadre de ce rgime dontsest dot le Qubec, il revient ltat dedmontrer quune atteinte aux droitsprotgs est justifie. Autrement dit, lefardeau de la preuve incombe ltat.Les tribunaux exigent dailleurs que lesprtentions du gouvernement soienttayes par une preuve crdible; les p-titions de principe ne suffisent pas.Latteinte un droit protg sappuiegnralement sur des tudes scienti-fiques fouilles, soumises aux tribunauxpar des tmoins experts et des partiesintervenantes issues de la socit civile.

    Lexistence dun objectif urgent et rel

    Quel est lobjectif vis par cette interdic-tion du port de signes religieuxostentatoires? Selon les notes explica-tives du projet de loi et le documentgouvernemental intitul Parce que nosvaleurs, on y croit , il sagit dassurer laneutralit religieuse et la lacit des ins-titutions de ltat. Dans labstrait, ilsagit l dobjectifs louables. La lacitest un principe dorganisation de la viepublique qui nous permet de rester quinous sommes, de croire ou de ne pascroire, sans perdre nos droits lgalit.Cet acquis historique est prcieux : ilnous garantit, individuellement et col-lectivement, de pouvoir tre reprsentspar un tat indpendamment de ce enquoi nous croyons. Dans le mme mou-vement, la lacit nous assure la libertde pratiquer notre religion, le caschant, donc dexister socialement et juridiquement comme citoyens et aussicomme croyants sans tre menacs,

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    dans nos vies comme dans nos droits.La lacit est donc avant tout une faonde concevoir le rle de ltat dans lacoexistence pacifique dindividus qui,sur le plan de leur conscience, diffrentles uns des autres. Elle nimplique pasune restriction des manifestations reli-gieuses individuelles, composanteinextricable de la libert de conscience etde religion en droit international commeen tmoigne notamment le libell delarticle 18 du Pacte international relatifaux droits civils et politiques, en vertuduquel cette libert implique [] lalibert de manifester sa religion ou saconviction, individuellement ou encommun, tant en public quen priv .Sil nentend pas droger aux chartesapplicables sur le territoire qubcois, legouvernement ne peut donc pas se sous-traire lobligation de justificationconstitutionnelle de ses lois en invo-quant un principe de lacit quisopposerait lesprit des droits prot-gs par les chartes. Cela dnaturerait lalacit elle-mme et en ferait un instru-ment de perscution plutt que cequelle est vraiment : un double gage deneutralit de ltat et de protection descroyances et des droits fondamentaux.

    Y a-t-il la moindre preuve que la neutra-lit et le bon fonctionnement desinstitutions sont menacs par le genrede pratiques que vise le projet de loi no

    60? Laffirmation selon laquelle le portde signes religieux ostentatoires est ensoi une forme de proslytisme est d-pourvue de fondements factuels, et lestribunaux qubcois risquent fort de larejeter du revers de la main. On voit malen effet en quoi le port de signes reli-

    gieux ostentatoires pourrait tre associde faon ncessaire au proslytisme.Dailleurs, la Commission des droits dela personne et des droits de la jeunesse(CDPDJ), le principal organisme auquellAssemble nationale a confi le man-dat dassurer le respect de la Chartequbcoise, rappelait en octobre 2013 lecaractre draisonnable de cette associa-tion du port de signes religieux uneatteinte la neutralit de ltat :

    Rappelons que lexigence de neutralitreligieuse sapplique dabord aux insti-tutions de ltat ainsi qu ses normes et

    pratiques. Cependant, les agents deltat ny sont pas soumis, sinon par uneexigence dimpartialit dans lexcutionde leurs tches, par les obligations rela-tives au devoir de rserve quontcertains dentre eux, ainsi que par uneinterdiction de proslytisme. Selon la jurisprudence, le proslytisme renvoie lenseignement et la propagation descroyances. Le document dorientations

    gouvernementales dfinit toutefois cettenotion en y intgrant des lments quilui sont trangers. Ainsi, le port designes religieux dits ostentatoires ou apparents par le personnel de ltaty est dcrit comme une forme de pro-slytisme passif ou silencieux quiserait intrinsquement [...] incompa-tible avec la neutralit de ltat, le bonfonctionnement de ses institutions et

    leur caractre laque . Il nest pas rai-sonnable de prsumer de la partialitdun employ de ltat du simple faitquil porte un signe religieux. Cette ex-tension de la dfinition du proslytismeau port de signes religieux ostenta-toires , indpendamment du

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    comportement de la personne , faussede manire importante lapproche dve-loppe en matire de protection de lalibert de religion et ouvre la porte une restriction qui serait contraire laCharte des droits et liberts de la per-sonne.21

    En plus de cette falsification des con-cepts de proslytisme et de neutralit, legouvernement na prsent aucunetude ou donne qui permettrait de con-clure la prsence dun objectifvritablement urgent et rel li laneutralit de ltat. Malgr la tendance

    jurisprudentielle permettant au gouver-nement de respecter le premier critredu test de Oakes sil dmontre la lgiti-mit de lobjectif quil poursuit, il noussemble difficile de voir comment legouvernement pourra sacquitter de sonfardeau considrant labsence de con-tentieux lis, au cours des derniresdcennies, au port de symboles religieuxpar des fonctionnaires. En tmoigne

    notamment ce passage du commentairede la CDPDJ sur le projet de loi 60, danslequel elle a soulign que, dans le cadrede son mandat, aucun manquement laneutralit de ltat ne lui a t signal :

    21 Commission des droits de la personne et desdroits de la jeunesse (CDPDJ ), Commentairesur le document gouvernemental Parce que nos

    valeurs, on y croit. Orientations gouvernemen-tales en matires dencadrement des demandesdaccommodement religieux, daffirmation desvaleurs de la socit qubcoise ainsi que ducaractre laque des institutions de ltat , p. 10[notes omises],CDPDJ , 16 octobre 2013 [enligne] :http://www.cdpdj.qc.ca/Publications/Commentaires_orientations_valeurs.pdf.

    [D]ans le contexte qubcois, lobjectifpoursuivi peut difficilement tre qualifidurgent au point de devoir enfreindrela Charte des droits et liberts de la per-sonne. Quel problme cette solutionvise-t-elle rgler? Comment justifierlurgence de lobjectif lorsquon ne pr-sente aucun cas o le port de signesreligieux par le personnel de ltat qu-bcois aurait compromis la neutralitreligieuse de ltat? titre indicatif,soulignons que les donnes denquteset du service-conseil en accommode-ment raisonnable recueillies par laCommission, ne rapportent aucune si-tuation dans laquelle le port de signesreligieux par un employ de ltat auraitmenac le principe de neutralit reli-gieuse. De plus, aucune autreinformation cet effet na t porte lattention de la Commission, que ce soitdans le cadre de ses activits de re-cherche, dducation-coopration, decommunication ou encore dans la ges-tion quelle fait des programmes daccs lgalit.22

    22 Ibid, pp. 11-12.

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    La proportionnalit et le lien rationnel entrelobjectif et les moyens choisis par le gou-vernement

    La difficult de circonscrire lobjectif nefacilite pas lvaluation du caractreproportionn de linterdiction des signesreligieux. Pour mener bien cet exer-cice, les tribunaux qubcois etcanadiens doivent dabord vrifier si lemoyen choisi par le lgislateur est ra-tionnellement li lobjectif poursuivi.Puisque ltat impose rarement unetenue vestimentaire uniforme ses em-ploys, il semble trs difficile deprtendre que les citoyens associentcette tenue vestimentaire ltat lui-mme. Si un individu reoit les servicesdun fonctionnaire qui arbore des ta-touages ou qui porte firement unchandail Polo Ralph Lauren, il sait fortbien que cela ne traduit aucune poli-tique de ltat ni aucun lien tatiqueavec lindustrie du tatouage ou les en-treprises Ralph Lauren, mais plutt unchoix de lindividu. Il en va de mmedes signes religieux quun fonctionnairepeut porter. moins que le gouverne-ment ne prsente des tudes srieusespour sacquitter de son fardeau depreuve cet gard, une interdiction mur mur du port des signes religieux nepeut tre considre ncessaire pourassurer la neutralit de ltat.

    En ce qui concerne le critre de latteinteminimale la libert de religion desmembres des minorits religieuses, il estgalement plus que douteux de croireque limposition dune interdiction g-nralise de port de symboles religieux

    ostensibles toute personne travaillantpour ltat qubcois se situerait lintrieur dune gamme de mesuresraisonnables susceptibles de porter at-teinte le moins possible au droit encause . Bien que la seule preuve delexistence dun moyen moins attenta-toire au droit fondamental brim parune disposition lgislative donne nesuffise pas pour empcher le gouver-nement de respecter ce critre de justification, il est clair que le choixdune mesure mur mur touchanttous les fonctionnaires et employs pu-blics, sans examen pralable de la natureet des conditions de leur emploi, consti-tue une atteinte largement excessive lalibert de conscience et de religion dansle contexte o lobjectif demeuredassurer la neutralit religieuse deltat.

    Enfin, les tribunaux compareront la gra-vit de la violation des droits aux effetsbnfiques de la mesure. Pour la socit

    qubcoise ainsi que pour les personnesqui devraient choisir entre respecter lesprceptes de leur religion et quitter leuremploi, les consquences seraientgraves, alors que les bnfices relatifs la neutralit de ltat semblent inexis-tants. Cela est dautant plus vrai que lesmembres des communauts culturellessont encore sous-reprsents dans lafonction publique, ce qui cre plusieurs

    problmes dintgration des minoritsau sein de la socit qubcoise, commele remarquait la CDPDJ en 2011 dans unrapport rsultant dune vaste analyse.23

    23 CDPDJ, Profilage racial et discriminationsystmique des jeunes raciss : rapport de laconsultation sur le profilage racial et ses cons-

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    Par ailleurs, une tude commandite en2009 par le Ministre franais delIntrieur indique que linterdiction duport de signes religieux dans le milieuscolaire franais a favoris lexclusiondes communauts musulmanes ainsiquun repli vers les coles confession-nelles prives.24 Il semble donc plausibleque le projet de loi no 60, sil est adopt,aura de nombreux effets nfastes lis des divisions sociales, avec peu ou pasdeffets positifs sur le plan de la neutra-lit de ltat. Au gouvernement deconvaincre la population et les tribu-naux du contraire.

    En dfinitive, pour quun gouvernementpuisse enfreindre de faon si consid-rable les droits et liberts sans objectifurgent et rel, non seulement faudrait-ilavoir recours la clause drogatoire,mais pire : le gouvernement du Qubecrenierait lhritage de sa propre Chartedes droits, et des doctrines dveloppes la suite de la Deuxime Guerre mon-

    diale afin de limiter larbitraire des loisqui affectent les droits et liberts. Dansle contexte o on retire tous les em-ploys de ltat (et mme plus) leurdroit de manifester leurs convictionsreligieuses sur le lieu de travail, on ne

    quences , CDPDJ , 25 mars 2011 [en ligne] :http://www.cdpdj.qc.ca/publications/Profilage _rapport_FR.pdf.24

    Jean-Philippe Bras et al., Institut dtudes delIslam et des Socits du Monde Musulman,coles des Hautes tudes en Sciences Sociales(EHESS), Programme de recherche :Lenseignement de lIslam dans les coles cora-niques, les institutions de formation islamique etles coles prives ,West Media, juillet 2010 [enligne] : http://www.west-info.eu/laicism-adieu-france-immigrants/rapport-6/.

    saurait voquer cette possibilit de d-rogation la lgre, comme sil sagissaitsimplement dun moyen de se sortirdun carcan juridique. Au contraire, ilsagirait l dune mesure dommageablepour la socit qubcoise et le systme juridique quelle a mis en place pour semettre au diapason des autres nations etdes normes internationales25 et assurerune saine gouvernance respectueuse detous les citoyens. Cela nest ni souhai-table ni lgitime.

    3) Libert de conscience, devoir de r-serve et sacrifice raisonnable

    Deux arguments plus spcifiques vien-nent gnralement soutenir lidevoulant que la neutralit religieuse deltat exige linterdiction des signes reli-gieux visibles pour les employs desorganismes publics et parapublics26. Lepremier consiste en une analogie avecles signes politiques : ceux qui sont r-munrs par ltat ont un devoir derserve eu gard lexpression de leursconvictions politiques lorsquils sont en

    25 De rcentes dcisions du Comit des droits delhomme des Nations Unies et de la Cour euro-penne des droits de lhomme permettent deprdire un blme international dune ventuelleadoption du projet de loi no 60. Voir les deuxdcisions suivantes, dans lesquelles linterdictiondu port de signes religieux lcole et dans une

    entreprise a t juge invalide :Singh c. France,Doc. N.U. CCPR/C/106/D/1852/2008;Eweida etautres c. Royaume-Uni, [2013] ECtHR (No.48420/10 36516/10 51671/10 59842/10) (15 jan-vier 2013).26 Cette partie sappuie sur le texte de JocelynMaclure, Charte des valeurs et libert de cons-cience 34 :8Options politiques/Policy Options49,2013.

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    fonction. Or, comme ltat doit aussitre neutre par rapport la religion, cedevoir de rserve stend galement lexpression des convictions religieuses,y compris au port dun signe religieuxvisible. Le second est largument du sacrifice raisonnable : demander auxpersonnes religieuses de retirer leurssignes religieux visibles pendantquelles sont au travail serait une exi-gence modre. Elles demeurent libresde pratiquer leur religion lorsquelles nesont pas en fonction.

    Nous considrons que ces deux argu-

    ments reposent sur une comprhensionindment troite de la libert de cons-cience et de religion. Il est admis que lesprincipes de tolrance et de libert deconscience et de religion ont jou unrle essentiel au dbut de lpoque mo-derne dans le processus de pacificationdune Europe dchire par les conflitsreligieux. Tout porte croire quunereconnaissance approprie de la libert

    de conscience et de religion demeureaujourdhui galement une des cls dela coopration sociale et de la solidariten contexte de diversit morale, cultu-relle et religieuse profonde.

    Largument du devoir de rserve

    Les dfenseurs de linterdiction dessignes religieux font valoir un argumentfond sur une analogie entre les signes

    religieux et les signes politiques. Il estgnralement considr comme lgitimede demander ceux qui sont rmunrspar ltat de ne pas exprimer leurs opi-nions politiques lorsquils sont enfonction. Ladministration publique doittre neutre ; son rle est dappliquer les

    dcisions prises par le gouvernement.De mme, on ne veut pas que les ensei-gnants tentent dendoctriner leurs lveset que le personnel hospitalier harangueles patients. Or, le mme raisonnementsappliquerait aux opinions religieuses :ltat et ses reprsentants doivent treneutres par rapport la religion.Comme le port dun signe religieux ex-prime une conviction religieuse, il seraitraisonnable de linterdire, tout comme ilest raisonnable de censurer lexpressiondes convictions politiques.

    Cest un argument srieux. Lanalogie

    propose est prima facie plausible. Lavalidit dun raisonnement par analogiedpend des similarits et des diffrencesentre les situations compares. Dans lecas qui nous occupe, les similarits sontassez nombreuses pour que largumentsoit pris au srieux.

    Largument nest toutefois pas convain-cant. Il est vrai que la fonction publiquedoit tre neutre politiquement. Elle as-sure la permanence et la stabilit deltat, ainsi que ladministration impar-tiale des lois et des politiques publiques.

    Sil faut sparer ltat et la religion, il estvidemment impossible de sparerlidologie politique de ltat. Des partisavec des visions politiques rivalessaffrontent pour lobtention du pou-voir. Si le gouvernement ne peut pas

    tre neutre sur le plan de lidologiepolitique, la fonction publique doit, enrevanche, ltre. Son rle estdadministrer les lois et les politiques defaon impartiale. Lobtention des postesdans la fonction publique doit ainsi re-

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    poser sur le mrite des candidats et nonsur leur allgeance politique.

    Il y a donc une diffrence fondamentaleentre le rapport tat-allgeance poli-

    tique et le rapport tat-religion : il ny apas une sparation complte entre ltatet lidologie politique ; le gouverne-ment, en tant quorgane crucial de ltat,se fait ncessairement lire sur la basedun programme politique. linverse,ltat, du moins au Qubec, est spardes religions et est en principe neutre leur gard. Quun fonctionnaire ou unautre employ public porte un signe

    religieux visible ne fait pas en sorte queles lois ont un fondement religieux ouque ltat sidentifie une religion. Lesemploys de ltat appliquent des loisqui ont fait lobjet de contestations poli-tiques avant dtre adoptes et ilsdoivent tre neutres par rapport cescontroverses. La religion, pour sa part,nintervient pas dans le processus deformulation et dadoption des lois.

    Lanalogie entre les signes religieux etles signes politiques nglige cette diff-rence pourtant cruciale.

    Ensuite, qui prtend devoir porter unchandail sur lequel un slogan politiqueest imprim ou une pinglette politiquede faon permanente en public ?Comme citoyens engags, nous voulons jouir de la libert dexpression dans lasocit civile, nous voulons avoir ledroit de nous runir pacifiquement et demanifester, de voter et dtre ligiblesaux lections, nous tenons la libert depresse, etc. La comparaison avec lessignes religieux visibles na que pourunique but de justifier linterdiction dessignes religieux. Qui a vraiment

    limpression de sloigner de ses obliga-tions morales ou de sa conception de cequest une vie digne dtre vcue parcequil ne porte pas une pinglette poli-tique pendant quil est au travail ? Lesdroits et liberts, faut-il le rappeler, vi-sent protger les intrtsfondamentaux de la personne humaine.Si la libert de conscience et de religionest protge de faon spcifique, pluttque dtre simplement subsume sous ledroit la libert dexpression, cest quelon considre que les croyances quiengagent la conscience des individus etqui contribuent de faon marque lesdfinir mritent une protection spciale.Personne ne conteste que les employsdes secteurs public et parapublic doi-vent respecter un devoir de rserve.Personne ne conteste que leur libert dereligion est limite lorsquils sont enfonction : ils ne peuvent pas faire lapromotion de leur religion, leurs convic-tions religieuses ne doivent pas dicter

    leur jugement professionnel, et il est fortpossible quils ne puissent pas pratiquerleur religion de la faon dont ils le sou-haiteraient. Selon les normesactuellement applicables en droit qu-bcois et canadien, il ny a pas, parexemple, de droit absolu obtenir unlieu de prire au travail. Il se peut que lanature dun emploi ne permette pasquun employ prenne cinq courtes

    pauses dans sa journe pour prier. Il sepeut aussi que les conditions de travailne permettent pas un employ de par-tir plus tt le vendredi pour arriver lamaison avant le coucher du soleil. Unemploy de ltat doit transiger avec deshommes et des femmes. Si le nombre ne

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    le justifie pas, il est normal que la caft-ria ne puisse servir des repas halal oukasher, etc. Sil naccepte pas ces condi-tions, reconnues par la jurisprudenceactuelle, il sexclut lui-mme des sec-teurs public et parapublic.

    Largument du sacrifice raisonnable

    Les dfenseurs de linterdiction gnrale porter des signes religieux dans lessecteurs public et parapublic affirmentaussi quil est raisonnable de demanderaux personnes croyantes de se dpartirde leurs signes religieux lorsquellessont en fonction. Elles demeurent libresde pratiquer leur religion dans leur vieprive et associative, mais leur devoir derserve exigerait quelles remisent leursymbole de prdilection lorsquellessont en fonction. Cette perspective pr-suppose que dexiger dun croyant quilse dpartisse de son signe religieuxlorsquil est en fonction est de lui de-mander un sacrifice raisonnable. Cettevision relve dune conception particu-lire de la foi, profondment ancredans la pense chrtienne et ce, deuxniveaux distincts et interdpendants.

    Dune part, lcrasante majorit desmembres de la majorit religieuse qu-bcoise soit le catholicisme et, pluslargement, le christianisme nont pas porter de symboles religieux trs vi-sibles pour se conformer leurs

    obligations religieuses (mme dfiniessubjectivement). On a beau revenir sys-tmatiquement sur lexemple dunfonctionnaire chrtien qui dsireraitporter une grande croix sur le lieu detravail, on cherche encore les exemplesconcrets de tels fonctionnaires dans la

    littrature ou la jurisprudence. Cettediffrence majeure entre groupe reli-gieux majoritaire et plusieurs groupesreligieux minoritaires sur le territoirequbcois ne peut pas tre omise lors-quon analyse le caractre (in)galitairedune mesure lgislative interdisant tout travailleur public le droit de porterun symbole religieux ostensible : consi-drant le fait que les membres de lamajorit nont pas faire de compromisou deffort pour respecter la foislinterdiction et leur foi religieuse, forceest donc de conclure que leffet de cettemesure dsavantage clairement lesmembres des diffrents groupes reli-gieux minoritaires qui croient devoirporter des symboles religieux visiblespour se conformer leur foi religieuse.

    Dautre part, le schisme au sein de laChrtient engendr par la Rformeprotestante du XVIe sicle a encouragun recentrement de lexprience de la foisur la qute spirituelle et la sincrit des

    convictions. Le chrtien tait encourag dcouvrir la parole de Dieu laide deses propres lumires. Lautorit du cler-g catholique a t remise en question,tout comme le caractre ostentatoire deses symboles et rituels. Cela dit, ce rap-port la foi ntait pas tranger latradition chrtienne. Saint-Augustin,plus de dix sicles plus tt, avait djappel de ses vux un tel recentrement

    sur le dialogue intrieur et la puret desintentions ( Rentre en toi-mme. Cesten lhomme intrieur quhabite la vri-t ).

    Il est facile de comprendre lattrait decette vision. Ce mode de religiositsharmonise plus facilement avec le

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    principe de lautonomie individuelle etdu libre usage de la raison qui caract-rise les socits librales. Lessociologues des religions ont bien mon-tr que le phnomne de la protestantisation ou de l indivi-dualisation de la croyance tait unphnomne rpandu aujourdhui enOccident27.

    Cela tant dit, les tmoignages decroyants pour qui se dpartir de leurssignes religieux au travail nest toutsimplement pas une option abondent.Pensons cet urgentologue sikh qui

    disait quil naurait dautre choix que dedmissionner si on le contraignait reti-rer son turban28. Des hommes portant lakippa et des femmes portant le hijab ontdit la mme chose. Ils auraient le senti-ment de se trahir sils retiraient leurcouvre-chef. Pour des millions decroyants travers le monde, la religionest autant un systme de croyancesquun mode de vie constitu de gestes,

    de pratiques et de symboles qui permet-tent de mieux vivre la foi ; les croyanceset les pratiques sont pour eux indisso-ciables. Demander une personnereligieuse de ne pas respecter un codevestimentaire jug essentiel pendantquelle est au travail quivaut deman-der une personne vgtarienne demettre ses convictions thiques entreparenthses de 9 5.

    27 Reginald Bibby,La religion la carte, Montral,Fides, 1988.28 Katia Gagnon, Signes religieux : a fait par-tie de mon identit, La Presse, 11 septembre2013 [en ligne] :http://www.lapresse.ca/actualites/national/201309/11/01-4688126-signes-religieux-ca-fait-partie-de-mon-identite.php.

    Largument du sacrifice raisonnable quivaut ainsi limposition dune fa-on de croire parmi dautres, duneforme de rectitude religieuse .Lacceptation dun seul mode de religio-sit lgitime impliquerait unecomprhension appauvrie de la libertde conscience et de religion. Bien vivreensemble dans une socit diversifieexige non seulement daccepter la diver-sit religieuse, mais aussi la pluralit desformes dexprience religieuse. Il estvrai que certaines personnes religieusespratiquantes considrent ne pas tretenues de respecter un code vestimen-taire particulier. Cela ne nous autorisepas pour autant conclure que le portdun signe religieux nest pas protgpar la libert de conscience et de reli-gion. La finalit de la libert deconscience et de religion est de nouspermettre de dterminer par nous-mmes, dans les limites du raison-nable29, quels sont les convictions etengagements qui nous permettent dedonner un sens notre vie. Cest pourcette raison que la Cour suprme deCanada a retenu une conception dite personnelle et subjective de la liber-t de religion30.

    29 Il y a des pratiques et des convictions que nousnavons pas accommoder, si elles vont lencontre de lordre public et des droits de tiers.Mais dans la mesure o ce nest pas le cas, leprincipe de la libert de conscience et de religionvaut pour tous les individus, quelles que soientleurs convictions religieuses. Nous avons rappelplutt les raisons qui ont soutenu lintroductionde la tolrance religieuse dans les socits occi-dentales.30 Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S.551.

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    4) Le projet de loi 60 et lgalit entreles hommes et les femmes

    Le projet de loi 60 exige de la part desmembres du personnel de la fonctionpublique un devoir de neutralit, qui setraduit par linterdiction du port designes religieux dits ostentatoires. Legouvernement justifie ces restrictionstant sur la base du principe de lgalitdes sexes quau nom de la neutralitreligieuse. Compte tenu de linvocationcontinuelle du principe de lgalit dessexes dans les dbats publics qui ontprcd le dpt du projet de loi, il con-vient de clore ce mmoire en discutantdu bien-fond du lien prsum entrelgalit des sexes et une conception dela lacit requrant de ltat quil d-crte, pour les employs publics,linterdiction du port de tels signes.Nous allons dans cette section examinertour tour la prsomption dune al-liance entre lacit et libration desfemmes, la prmisse selon laquelle leport de signes religieux est antinomique lgalit des sexes, largument de lafausse conscience, et la question de lamarginalisation.

    Tout dabord, lide mme dune al-liance historique entre lacit etfminisme est illusoire. Cest notam-ment le cas en France, dont legouvernement prtend pourtant

    sinspirer dans sa recherche de rgles du bien vivre ensemble . Le processus descularisation des institutions franaisesmarquant la sparation entre lglise etltat a eu pour effet non seulement derefouler la vie religieuse dans la sphrede la vie prive, mais aussi dinvestir les

    femmes de la mission de rgulation dela morale, de transmission et de soutiende la foi dans le cadre domestique.31 Lesfemmes, redfinies comme des angesdu foyer , contraintes aux valeurs depit, de puret, de soumission et dedomesticit32, se devaient dtre les gar-diennes et protectrices ultimes de lareligion dans la sphre prive. Ainsi la privatisation de la religion sest-ellehistoriquement accompagne delassignation des femmes la sphredomestique et aux normes qui y sontassocies, tout en justifiant leur exclu-sion des affaires conomiques etpolitiques. Ce nest pas la lacit qui aentran le mouvement vers une socitplus galitaire et juste pour les femmes;ce sont plutt les diffrents mouvementsde libration des femmes, qui ont dcontester les normes de la fminit tra-ditionnelles et la rclusion domestique,qui avaient entre autres t favorisespar la lacit la franaise .

    Ensuite, linterdiction du port de signesreligieux comme le voile repose sur laprmisse selon laquelle ces signes sont,en eux-mmes, antinomiques lgalitdes sexes. Si lon ne peut nier quau seindes trois grandes religions mono-thistes, le voile a symboliquementtraduit linjonction la dcence et ladocilit adresse aux femmes, des con-textes sociopolitiques et historiques

    31 Wendy Brown, Revealing Democracy,in Chantal Maill, Greg M. Nielsen et DanielSale (eds),Revealing Democracy: Secularism andReligion in Liberal Democratic States, P.I.E. PeterLang ( paratre).32 Barbara Welter, The Cult of True Woman-hood: 1820-1860, American QuarterlyVol. 18, No.2, 1966, p. 151-174.

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    60 chercheurs universitaires pour la lacit, contre le Projet de loi n 60

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    auquel elles ont droit. Par consquent,mme en supposant que largument dela fausse conscience sapplique, aumoins dans certains cas, il serait illu-soire et contraire lengagement enverslautonomie individuelle dutiliser lepouvoir lgislatif de ltat pour interdirele port de symboles religieux tels levoile.

    Le dni de lautonomie des femmes is-sues de minorits poursuit leurvictimisation. Il a aussi pour cons-quence le renforcement de lastigmatisation des membres de commu-

    nauts religieuses minoritaires, faisantentre autres des musulmans, classsrfractaires la modernit occidentaleclaire, les seuls dpositaires de la tra-dition patriarcale ayant jamaiscautionn la violence faite aux femmes.Lodieux des pratiques ingalitaires esttout entier report sur lAutre, et leQubec se trouve requalifi titre desocit satisfaisant les plus hauts critres

    de lgalit des sexes. La diffrence entrele traitement que lon rserve au voile etcelui que lon accorde dautres pra-tiques rpandues dans notre socit hyper sexualise rvle une certainepartialit de nos jugements spontans enla matire. En nous accordant de la sorteune prsomption dautonomie ration-nelle systmatiquement dnie auxfemmes voiles, nous risquons de nous

    trouver coupables dun materna-lisme aussi condescendant etirrespectueux que le paternalismedantan. Nous risquons surtout de tuerdans luf toute possibilit dactionconcerte et solidarise entretoutes lesfemmes.

    La solidarit entre toutes les femmes estpourtant un enjeu crucial dans ce dbat.Les tenants dune approche intersec-tionnelle qui reconnaissent lesspcificits des formes doppression quise jouent l'intersection du genre, de laclasse, de lorientation sexuelle et delethnicit33, nous demandent, depuisdj trente ans, de rester alertes aurisque que la lutte de la majorit domi-nante pour lgalit des sexes ne se fasseaux dpens des femmes issues descommunauts minoritaires et ne ren-force leur marginalisation. Ce risque estici bien rel, alors que la dfense delinterdiction du port du voile pourraittre perue comme une infantilisation.La solidarit vis--vis de ces femmes nesuppose pas la poursuite unilatraledun combat contre le sexisme : elle re-quiert que lon reconnaisse lacomplexit de lexprience deloppression quelles vivent et que lonrenonce la tentation de parler en leurnom. Lintgration des femmes mi-grantes lemploi, la reconnaissance desdiplmes universitaires trangers, lalutte contre la discrimination directe etsystmique dont sont victimes toutes lesminorits visibles et la lutte contre lapauvret constituent les rponses plusdirectes leur oppression. Car silobjectif est vritablement dassurerlgalit des genres, et lintgration detous, cest bien davantage sur les me-sures socio-conomiques, notammentlintgration en emploi, que le gouver-

    33 Kimberl Crenshaw, Cartographies desmarges : intersectionnalit, politique de l'identitet violences contre les femmes de couleur,Cahierdu genreVol. 2, No. 39, 2005, p. 51-82.

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    Les Cahiers de la CREQC (2) Mars 2014

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    nement devrait se pencher prioritaire-ment.

    Sil est vrai que le voile est, dans certainscas, port en raison de pressions fami-

    liales contraignantes, le meilleur moyende redonner le plein pouvoir aux filleset aux femmes sur leurs vies nest pas depermettre ltat de lgifrer sur leurscorps, ni dautoriser la mise en placedun interdit qui risque de les excluredes institutions publiques, rduisant dumme coup lhorizon des opportunitsqui soffrent elles. La conqute delindpendance par ces femmes requiert

    plutt que leur soit assurelaccessibilit au march du travail, ycompris aux emplois offerts dans lesinstitutions publiques et parapubliques.On ne peut, en toute cohrence, dcrierdu mme coup les processus de ghet-tosation des nouveaux immigrants, etposer des contraintes draisonnables leur intgration aux emplois qui rel-vent de la fonction publique et

    parapublique.Certains citoyens peuvent se sentir par-fois heurts par les diffrences. Mais,dans une socit librale et dmocra-tique, les normes du vivre-ensemble nesont pas modeles partir des incon-forts ni des prjugs de chacun. Surtout,il est permis de croire que la prsencedemploys publics, travers toute laprovince, qui refltent la diversit de lasocit qubcoise, permettraitdattnuer lignorance de lautre qui estsouvent la source de tels malaises.Linclusion vritable de ces femmes, quela mise en vigueur de la loi 60 menaceaujourdhui dexclure et de marginali-

    ser, serait cet gard le gage le plus srde la solidarit et la cohsion sociale.

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