Cahier JPMAM2

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Numro 2 - mars 2005

Les cahiers JPMorgan sur lhistoire de la gestion dactifs

La gestion indicielle et la thorie des moyennesPar Christian Walter

Introduction au sminaire de rflexionIntroduction de JPMorganLa multigestion constitue un nouvel aspect de la gestion dactifs. Quoique le premier fonds de fonds ait t lanc ds 1936, la multigestion na connu un certain essor que dans les annes 80. Il faut encore attendre la fin des annes 90 pour voir cette activit de structurer et sorganiser autour dquipes qui lui sont ddies. Pour autant, la multigestion peine se dmarquer en tant que technique spcifique de gestion, et demeure souvent considre comme une simple extrapolation de lallocation dactifs dite top down . De fait, faute dun appareillage conceptuel plus adapt, les professionnels experts de la multigestion sappuient dabord sur les piliers thoriques de la gestion classique dite benchmarke . Cependant, ils peroivent les limites dutilisation de ces modles et cherchent sen affranchir. De plus, la prdominance de prs dun demi-sicle de la gestion benchmarke a t rcemment branle par lvolution relle des marchs, ce qui constitue une occasion salutaire de remise en question des pratiques professionnelles tablies.

Le club de recherche donne aux principaux acteurs du march de la multigestion loccasion de repenser la multigestion partir des bases conceptuelles de la gestion. En dressant linventaire des principes thoriques utiliss et en examinant sans aucune restriction intellectuelle ce qui provoque des doutes quant leur mise en pratique, en dmontant pice par pice les modles de la gestion pour mieux les reconstruire, on cherchera laborer une pense propre la pratique de la multigestion.

Prsentation par Christian Walter de lobjectif du sminaireLapproche pistmologique est utilise dans ce contexte pour faire apparatre sous un jour nouveau des notions largement connues de tous les professionnels. Lpistmologie permet en effet danalyser la manire dont les connaissances valables (cest--dire : valides pour tous et partages par tous) se forment dans lunivers des gestionnaires professionnels. Les modles en usage seront examins selon les trois perspectives usuelles de lanalyse pistmologique moderne : Les proprits syntaxiques, qui renvoient la rigueur et la cohrence interne de lcriture formelle dun modle. Les proprits smantiques, qui renvoient au rapport quentretient le modle avec la ralit financire, i.e. le sens du modle, sa pertinence. Les proprits pragmatiques, qui renvoient lusage que lon fait dun modle, du point de vue de ceux qui lutilisent, de son efficacit par rapport aux attentes des usagers. La dmarche intellectuelle suivie dans le cadre de ce club de recherche consiste, en un mot, mieux comprendre pour quelles raisons, et comment, les grants font ce quils font. Lobjectif du club de recherche est ainsi daccder une clarification des pratiques professionnelles concrtes existantes, afin de permettre par ce dtour un renouvellement des manires de conceptualiser la multigestion et den parler.

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Table des matires1. INTRODUCTION.............................................................................................................................. 6

2.

LE PORTEFEUILLE OPTIMAL OU LINTRODUCTION DE LA THORIE DES ERREURS........................................................................................................................................... 8 2.1 LORIGINE DE LA LINARIT DANS LE MODLE DE MARKOWITZ DE 1952 ............................... 8 2.2 LE GRAND PARTAGE DES ERREURS ET LA DIVERSIFICATION EN 1959.................................... 9 2.3 LA CAUSE COMMUNE DE VARIATION DANS LE MODLE DE SHARPE DE 1963 ...................... 10

3.

LE CAPM OU LAPPARITION DE LA THORIE DES MOYENNES ................................ 12 3.1 LORIGINE INTELLECTUELLE DE LA GESTION INDICIELLE PASSIVE ......................................... 12 3.2 LA MESURE DE PERFORMANCE ET LHOMME MOYEN DE QUTELET ..................................... 14

4.

LA LOI DES ERREURS OU MARKOWITZ CONTRE KEYNES......................................... 18

5. 6.

RFRENCES BIBLIOGRAPHIQUES...................................................................................... 21 COMPTE-RENDU DES DISCUSSIONS DU SEMINAIRE ..24

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1. IntroductionIl est connu, sinon acquis, que la finance moderne, dveloppe depuis les annes soixante-dix, reprsente comme un lieu dexcellence pour illustrer la rapidit du passage de thories savantes dans les pratiques professionnelles. Une slection prise au hasard de quelques citations des principaux acteurs de cette aventure intellectuelle, releves travers des articles ou manuels de finance, accrdite cette ide que la finance serait dans les sciences sociales lemblme de la constante interaction entre thorie et pratique , selon lexpression de Ross en 1989, ce qui distinguerait la finance du reste de l'conomie 1. Par exemple, dans un article de synthse sur lefficacit informationnelle2 des marchs publi en 1991, Fama estime que avant que le modle de Sharpe-Lintner-Black ne devienne partie intgrante et oblige du programme des MBA, les professionnels de march navaient quune ide relativement vague de la notion de risque et de diversification 3, et insiste sur cet apport en ajoutant qu il est juste de noter que les travaux sur lefficacit informationnelle des marchs reprsentent le premier exemple de limpact de la recherche en finance sur les pratiques professionnelles financires relles ; ceci dans le sens prcis o, selon Fama, ces travaux ont modifi la vision du monde (et donc les pratiques) des professionnels , en particulier sur la comprhension intellectuelle nouvelle quils auront acquise sur le comportement des rentabilits boursires . Lun de ces professionnels, un gestionnaire de portefeuilles, Peter Bernstein, confirme dailleurs cette hypothse de Fama, puisque lui-mme considre que cette nouvelle reprsentation mentale (au moment o elle est apparue) semblait devoir modifier significativement la manire dont [il] allai[t] exercer [son] mtier 4. Et le titre vocateur dun article de Black et Scholes publi en 1974, De la thorie financire au lancement de nouveaux produits financiers , rsume assez bien lide selon laquelle les mtiers financiers voluent en fonction des diffrentes thories qui les inspirent : la finance semble bien reprsenter un exemple de performativit5 des thories, au sens o les thories modlent la ralit financire leur image, et crent les phnomnes quelles dcrivent. Dans le champ des pratiques financires professionnelles, la gestion dactifs reprsente un domaine o cette interaction semble en tous les cas fortement valide. En 1995, Malkiel considrait par exemple que suivant en cela les nombreux travaux empiriques dj existants sur les rentabilits boursires des titres, les travaux empiriques sur lanalyse des rentabilits obtenues par les grants professionnels ont conduit la profession de gestionnaire modifier son regard sur elle-mme (soulign par nous) 6. Cette modification a conduit lide non triviale et non intuitive dindexer des portefeuilles grs sur un indice de rfrence, puis dvelopper des indices en nombre de plus en plus grand, afin de pouvoir caler toute gestion sur un indice reprsentatif de son segment dactivit (par exemple les petites capitalisations, ou les actions europennes, ou les marchs mergents etc.). La gestion indicielle passive fut la consquence de ce mouvement intellectuel, suivi par une gestion moins passive, quoique restant rfrence un indice de march, et que lon pourrait qualifier de gestion indice, voulant signifier la diffrence entre les deux types dindexation. Aux arguments en faveur de lindexation succdrent dautres arguments contre lindexation, et des controverses animes surgirent, pour ou contre cette faon de grer des portefeuilles, parfois avec des arguments peu appropris la dfense de la cause que leurs promoteurs pensaient soutenir. Deux rapports1 2

Ross [1989], p. 30. On traduit ainsi le terme anglais efficient market , en proposant de rintroduire dans le vocabulaire franais la terminologie efficacit informationnelle dun march, de la mme manire que lon dbat de son efficacit oprationnelle ou de son efficacit allocative. Voir Guesnerie [2005] pour lusage du terme efficacit informationnelle prfr efficience . 3 Fama [1991]. Les citations de cet article sont issues des pages 1576, 1593 et 1608. 4 Bernstein [1992]. Notre traduction. 5 Selon la notion introduite en sociologie des sciences pour lconomie par Michel Callon : lconomie relle, selon Callon, est encastre non pas dans la socit, mais dans la science conomique (Callon [1998], p. 30). Le terme de performativit renvoie la notion linguistique dnonc performatif, un nonc qui cre du rel par le seul fait de le dire. Par exemple, un nonc de justice qui dsigne un individu comme hors la loi . On peut rapprocher cette ide de ce que Pierre Bourdieu appelle leffet thorie . Dans ce sens, la finance relle serait encastre, non dans la socit, mais dans la thorie financire. 6 Malkiel [1995], p. 550.

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professionnels publis en 1998 et 1999 sur ce sujet, avec lambition annonce d lever le dbat dans la profession de la gestion dactifs 7, firent apparatre que le dbat pour ou contre lindexation tournait en gnral autour de la notion defficacit informationnelle des marchs , et que les diffrentes offres et gammes produits des gestionnaires [note : produits indexs ou non] dpendaient souvent de leur comprhension du concept defficacit informationnelle des marchs . Comme le rappellent Jacquillat et Solnik, le concept de march efficient reste le fondement de toute la thorie financire moderne 8, et lon peut lgitimement conjecturer que le dbat sur lindexation fait rfrence une comprhension particulire de cette notion defficacit informationnelle9. Nous voudrions proposer dans cet article une autre explication la naissance puis au dveloppement de la gestion indicielle passive, non contradictoire avec la prcdente, mais qui la complte par une mise en perspective historique des conceptions intellectuelles de Markowitz puis Sharpe, dont il est admis quelles sont lorigine de lindexation des portefeuilles grs. Notre hypothse est la suivante. Si lindexation est apparue comme naturelle la suite des travaux thoriques de finance des annes soixante, cest en raison de lintrusion implicite et non pistmologiquement contrle dun objet intellectuel non financier dans la thorie financire elle-mme : la thorie des moyennes de Qutelet, labore entre 1835 et 1869. Nous avanons que cest la transposition de la thorie des moyennes du XIXme sicle dans la thorie des choix de portefeuille du XXme sicle, qui justifie la rfrence systmatique au concept de portefeuille stratgique cible ou dindice de march, et qui fonde la gestion quantitative indice moderne, dans laquelle la notion de tracking error apparat comme une rsurgence contemporaine de celle d erreur de copie introduite par Qutelet. Nous dveloppons cette hypothse de la manire suivante. Dans la premire partie, nous effectuons une relecture de la thorie du portefeuille de Markowitz partir de ses textes de 1952 et 1959, et du modle linaire de Sharpe de 1963, pour faire apparatre que la thorie des erreurs , selon la terminologie du XVIIIme sicle, pntre en finance avec Markowitz et a pour effet de fonder rationnellement la bipartition du risque entre risque systmatique et risque spcifique. Cest le grand partage des erreurs , ou dcomposition canonique du risque en gestion des portefeuilles. La notion financire de diversification est alors pistmologiquement situe par un texte de Gauss de 1821, qui la postule comme consquence de la thorie des erreurs, ce qui permet de poser comme conclusion provisoire que la validit de toute diversification repose sur celle du grand partage des erreurs. Dans la seconde partie, nous effectuons une relecture des articles de Sharpe de 1964 1971, puis des premiers travaux sur la mesure de performance des portefeuilles de 1966 1972, pour faire apparatre que la thorie des erreurs mute en thorie des moyennes la suite du virage pris par la recherche en finance avec lapplication du CAPM la mesure de performance. Nous utilisons des textes de Qutelet pour appuyer cette dmonstration, et nous proposons alors une comparaison entre lunivers intellectuel de Qutelet et celui de la gestion quantitative indice, dans le but de rendre saillants les traits communs ces deux systmes de pense. La troisime partie est une proposition pour tracer la logique intellectuelle de lvolution de la profession de la gestion dactifs en dehors de la voie de lindexation massive, partir de la jonction entre une intuition de Sharpe de 1967 et une rserve de Qutelet sur la loi des erreurs. La gestion dite alternative et la multigestion sont alors prsentes comme des exemples de dmarches post-qutelsiennes. La conclusion met en exergue lopposition entre Keynes et Markowitz, pour suggrer une sortie complte de lunivers de lindexation pour la profession de gestionnaire.

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Il sagit des deux rapports de PricewaterhouseCoopers & BGI [1998], et PricewaterhouseCoopers & BDM Alliance [1999], tablis loccasion des vingt-cinq ans de la cration de la gestion indicielle par Wells Fargo et devant la croissance des gestions caractrises par un type de politique dinvestissement rfrenc un indice ( investment style ). 8 Jacquillat et Solnik [1989], p. 43. 9 Une analyse fine de la notion defficacit informationnelle, dans ses aspects mathmatiques et conomiques, et dans ses consquences sur la conclusion dindexation, est faite partir de la grille mthodologique des quatre causes dans Walter [2005].

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2. Le portefeuille optimal ou lintroduction de la thorie des erreursLe premier socle intellectuel de la gestion indice provient de la thorie du portefeuille. Cest en 1952 que cette thorie merge dans le champ de la finance, avec les clbres quatorze pages dHarry Markowitz, qui introduit dans la logique des investissements boursiers un raisonnement doptimisation quil a import de la recherche oprationnelle. Ce raisonnement nouveau pour la recherche dun portefeuille le meilleur possible conduit, par un droulement inluctable et inluctablement non financier, sauf poser une hypothse de caractrisation des choix individuels en termes de couple esprance-variance, lobtention dun portefeuille appel optimal dans le jargon qui se cre alors10. Observons que Markowitz na pas revendiqu pour lui-mme lide de raisonner en termes de couple rentabilit-risque. Comme il le rappelle dans une confrence donne Paris en 1992, videmment, les gens agissaient en se fondant sur l'ide d'associer la rentabilit au risque bien avant 1952. Mon apport a consist prsenter une thorie formelle de ce comportement 11. Pourtant, lapport de Markowitz nest pas seulement davoir formalis une ide aussi ancienne que larbitrage entre rendement et scurit12 : autre chose passe en finance avec la frontire efficiente de 1952, quelque chose de radicalement non financier et tranger la logique des choix dinvestissement, mais dont la monte en puissance dans la gestion dactifs va entraner des effets professionnels de plus en plus marqus sur le glissement des gestions vers lindexation. Tel un passager clandestin, un objet intellectuel vient de pntrer en 1952 dans le monde de la thorie financire : le modle linaire, encore appel dans le vocabulaire du XVIIIme sicle, la thorie des erreurs . Cest un objet non financier, issu des mathmatiques dites mixtes au sens du dix-huitime sicle, et cest un objet qui vient de loin13.

2.1 Lorigine de la linarit dans le modle de Markowitz de 1952La relation linaire entre la rentabilit du portefeuille optimal solution du programme doptimisation, et la rentabilit de tous les titres qui le composent, rsulte seulement de la rsolution du programme doptimisation de Markowitz, par simple criture du lagrangien ncessaire cette rsolution. Cette relation provient de la premire condition doptimalit, ou annulation du gradient du lagrangien, et ceci sans quaucune autre considration financire ou conomique nintervienne dans le raisonnement. Il sagit dune proprit purement mathmatique du portefeuille optimal, et la linarit obtenue nest pas le signe dune quelconque proprit des marchs de capitaux : il sagit de mathmatiques, et de pures mathmatiques. Le systme dquations qui fournit les poids optimaux des actifs dans le portefeuille optimal contient en lui-mme la relation linaire qui sera appele par la suite relation en bta , par une transformation sur lun des multiplicateurs de Lagrange. Mais le coefficient bta issu du programme de Markowitz na absolument aucun rapport avec le coefficient bta utilis par tous les oprateurs des marchs. En effet, ce premier bta de 1952 est purement mathmatique, et nest en rien une proprit de lquilibre du march, comme le sera le bta de 1964. Le portefeuille optimal na pas didentification financire particulire. Six ans plus tard, dans un autre article clbre publi en 1958, James Tobin intervient dans le problme de la composition du portefeuille optimal, et prcise le rsultat de Markowitz dans le cas o lun des actifs est un placement montaire (sans risque) : la frontire efficiente dgnre en droite10 11

Ou encore MV-optimal, pour optimal en moyenne variance . Voir Markowitz [1952]. Markowitz [1992], p.13. 12 Pradier [2000] trace une gnalogie intellectuelle de lide de couple rentabilit-risque, qui aboutit au modle de Markowitz. Nous renvoyons le lecteur ce texte pour davantage de prcision sur ce sujet. 13 Voir Walter [2004] pour un dveloppement sur une mise en perspective historique du passage du modle linaire dans la thorie du portefeuille.

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doptimalit, et la compilation de Markowitz et de Tobin conduit lmergence du portefeuille optimal tangent14 et de la notion dallocation stratgique dactifs, ou rpartition des fonds sur la droite doptimalit en fonction du seul critre individuel dattitude face au risque. Comme le portefeuille optimal tangent est le mme pour tous les investisseurs, qui ne se diffrencient que par rapport leur position psychologique devant le risque de perte, on voit bien lintrt professionnel dun tel portefeuille, sans pour le moment parvenir lidentifier financirement. La relation linaire de Markowitz-Tobin, dite relation en bta , associera alors la prime de risque de tout actif avec celle du portefeuille optimal. Cette relation ressemble celle du modle dquilibre des actifs financiers (ou CAPM), mais nest pas celle du CAPM car le portefeuille optimal nest pas identifi au march. Ni Markowitz ni Tobin nont abord la question de la reconnaissance concrte du portefeuille optimal tangent. Le modle linaire reste pour le moment une construction intellectuelle retrouve, sans application financire directe.

2.2 Le grand partage des erreurs et la diversification en 1959Par un raisonnement tout fait diffrent, le modle linaire va rapparatre lanne suivante dans la thorie du portefeuille sous une autre forme, celle de la dcomposition du risque et de la rentabilit. Dans son livre de 1959, qui expose de manire plus dveloppe la thorie du portefeuille quil avait introduite en 1952, Markowitz a une intuition qui aura des consquences majeures par la suite : celle dun comouvement entre les diffrents titres du march. Suivons Markowitz dans sa prsentation : Les rentabilits de la plupart des titres sont corrles (soulign par nous). Si l'indice Standard & Poor's montait significativement, nous nous attendrions une hausse des actions United Steel. Si l'indice Standard & Poor's montait significativement, nous nous attendrions galement ce que les actions de Sweets Company of America montent aussi 15. Jusque l, rien que de trs normal : puisqu'un indice est compos de titres divers, si le cours de bourse de ces titres monte, la valeur de l'indice montera galement en proportion du poids des titres qui le composent. Mais Markowitz poursuit son raisonnement : Pour cette raison, le plus vraisemblable est que les performances de United Steel seront bonnes en mme temps que celles de Sweets Company . Et l, il s'agit de tout autre chose : par cette considration, Markowitz franchit un seuil intellectuel, franchissement qui caractrise l'installation dun nouveau rapport au monde. En effet, une chose est de considrer que l'indice monte si le cours de bourse de chaque titre qui le compose monte, une autre est de considrer que les cours des titres montent parce que l'indice monte. Parce que lindice monte : cette ide de comouvement conduit lintroduction dune covariance moyenne entre tous les titres, puis la dcomposition du risque de tout portefeuille, mesur par sa variance, en deux parties, celle lie la covariance moyenne des titres qui le composent, et celle dues aux variances propres de chaque titre. En pratique, cela revient poser que la cause de variation de la rentabilit dun portefeuille peut se diffracter entre une cause commune de variation de tous les titres, appele risque systmatique du portefeuille, et celle lie une cause propre au titre lui-mme, appele risque spcifique du portefeuille. Avec cette dcomposition du risque dun portefeuille en deux parties nettement distingues, on retrouve exactement ce qui est appel le grand partage de la thorie des erreurs dont la forme acheve date de 1809, et qui, dans la terminologie du XVIIIme sicle, dcompose toute erreur de mesure physique dun phnomne donn, entre erreur systmatique et14

Cest--dire tangent la frontire efficiente : ce portefeuille est le point dintersection entre la droite de Tobin et la frontire de Markowitz. Voir Tobin [1958]. 15 Markowitz [1959], p. 32.

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erreur accidentelle16. Autrement dit, en 1959, une thorie vieille de cent cinquante ans vient de pntrer incognito dans lunivers de la gestion dactifs. Cette dcomposition du risque (erreur) entre risque (erreur) systmatique et risque (erreur) spcifique reprsente un postulat intellectuel non justifi financirement que Markowitz plaque sur la ralit financire des marchs : il sagit bien davantage dun rapport cognitif au monde rel, que dune description valide de la ralit financire elle-mme. En ralit, Markowitz vient de transporter dans la thorie du portefeuille les lments de base de la thorie des erreurs, sans aucun contrle pistmologique sur la validit du transport. Cette introduction clandestine dune thorie cent cinquantenaire dans la recherche de la composition dun portefeuille va avoir des consquences extrmement importantes pour les professionnels, en donnant lide de diversification un statut pistmologique quelle navait jamais eu auparavant. Ceci parce que la thorie des erreurs transporte avec son contenu une autre ide, chre aux encyclopdistes du XVIIIme sicle : la rduction des erreurs, ou rduction des causes, pour parvenir la disparition de lalatoire accidentel. La rduction des causes spcifiques, appeles aussi causes accidentelles, tait un objectif trs clair de la philosophie des Lumires, et Gauss (1821) avait dj postul que par une combinaison habile [de ces causes accidentelles], on pouvait rduire leur influence . Combinaison habile des causes spcifiques conduisant ne conserver que la cause systmatique : cest exactement lide de diversification que dveloppe Markowitz cent cinquante ans plus tard, lorsquil suppose que la composante accidentelle de la variabilit du portefeuille peut tre supprime par augmentation du nombre de titres. Par lopration de diversification, seule la cause commune (le risque systmatique) est rmunre. La cause commune de variabilit reprsente pour linvestisseur un lment de risque non rductible, non accidentel, dont on ne peut rduire linfluence . Comme nonc dans un autre travail17, nous avanons donc ici que la validation de la notion de diversification au sens de Markowitz repose sur la validation du grand partage de la thorie des erreurs, et donc du modle linaire de 1809 avec tout ce quil transporte dans lunivers de la gestion dactifs, en particulier : le principe de la moyenne, le choix de la loi des erreurs. Les consquences de cette intrusion non contrle du modle linaire vont tre immenses pour toute la gestion professionnelle ultrieure. Il reste dabord spcifier cette composante non accidentelle de variation.

2.3 La cause commune de variation dans le modle de Sharpe de 1963Markowitz ne poussa pas plus avant cette intuition et laissa lun de ses tudiants, William Sharpe, son exploration et son dveloppement. En 1963, le travail est accompli : Sharpe a pos, sans aucune dmonstration et de manire totalement ad hoc, que la rentabilit de tout titre du march pouvait scrire comme une relation linaire statistique avec celle dun indice de rfrence reprsentant le march. Lindice de rfrence devient la composante non accidentelle de la variabilit du portefeuille. Cest le modle appel diagonal , ou modle de march. Comme on la dit, ce modle de march nest pas justifi conomiquement en 1963 et apparat artificiellement projet sur les bourses relles. En fait, il na t apparemment introduit que pour des considrations dordre pratique, qui taient la recherche de la rduction du grand nombre de termes de la matrice de variancecovariance du programme de Markowitz. Ecoutons Sharpe dfendre son hypothse de linarit :

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Voir par exemple Armatte [1995], p. 218 : La thorie des erreurs rassemble un corpus de rsultats de mathmatiques mixtes, produits par la communaut savante, astronomes et gomtres, sur une priode qui est en gros celle des Lumires, tendue aux premires dcennies du XIXme sicle. Plus prcisment, si la mise jour et la gestion des erreurs d'observation et de mesure dans les sciences naturelles remonte aux Anciens, et si les premires bases d'une thorie sont dans la physique de Galile et Newton, sa mathmatisation (...) ne commence gure avant les annes 1750, pour trouver une sorte d'achvement vers 1830 dans un jeu de formalisations que l'on dsigne couramment sous le nom de synthse de LaplaceGauss, du nom des deux mathmaticiens qui en ont stabilis les principes. 17 Walter [2004], p. 15.

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Lanalyse de portefeuille ncessite un grand nombre de comparaisons. [Aussi] une application pratique de cette mthode serait grandement facilite par l'adjonction de quelques hypothses qui rduiraient le traitement de calcul informatique ncessit par ces comparaisons 18. Quelles hypothses pourrait-on retenir ? L'une de ces hypothses (que l'on propose d'appeler le modle diagonal [note : et qui est le modle linaire]) est dcrite dans cet article. Ce modle possde deux vertus principales : il est le plus simple qui puisse tre construit sans vacuer l'importance de l'existence des interrelations entre les titres, et l'exprience montre qu'il peut capter une grande part de ces interrelations. La caractristique principale du modle diagonal est l'hypothse selon laquelle les rentabilits des diffrents titres sont toutes relies entre elles par le seul intermdiaire d'un facteur commun sous-jacent (soulign par nous). La rentabilit de toute action sera alors dtermine seulement par cet lment commun extrieur l'entreprise et des causes alatoires (soulign par nous) . Ce raisonnement parat marqu par un bon sens pratique. On voit cependant comment lon passe dune argumentation de type pratique, ou utilitariste, un vocabulaire plus prcis, mettant en uvre la thorie des erreurs ; le modle de march conduit dcomposer la variance de tout titre en deux composantes : la composante systmatique (la cause commune, non accidentelle) et la composante spcifique (la cause propre, ou accidentelle). En fait, Sharpe, son tour, fait passer le grand partage de la thorie des erreurs en identifiant la cause non accidentelle lindice de march. Cest un pas important vers linstauration de la gestion passive indice. Remarquons galement que le coefficient de relation linaire est aussi un bta : cest la pente de la droite de rgression de la rentabilit des titres sur celle du march. Mais alors que le bta de Markowitz-Tobin tait purement mathmatique, celui de Sharpe est purement statistique. On est pass du portefeuille optimal (statique) au modle de march (statistique). Dans le premier cas, la linarit rsultait dune construction thorique a priori, tandis que dans le deuxime cas, la linarit rsulte dune analyse statistique des donnes. A lapproche hypothtico-dductive de Markowitz-Tobin rpond lapproche empirique de Sharpe. Entre le bta de Markowitz-Tobin de 1952-1958 et le bta de Sharpe de 1963, il ny a pour ainsi dire aucun point commun. Pourtant, ces deux perspectives complmentaires se renforcent lune lautre dans leur articulation commune au paradigme de la thorie des erreurs. Les soubassements conceptuels de la gestion indice viennent dtre poss, quoique non encore clairement perus dans toute leur ampleur professionnelle. Rsumons ce qui vient dtre dit. Nous sommes en 1963. A la suite des travaux de Markowitz, Tobin, puis Sharpe, le modle linaire au sens de la thorie des erreurs vient de pntrer par effraction dans la finance moderne, conduisant sparer les fluctuations des titres et des portefeuilles en deux composantes, la partie rsultant dune cause commune, ou non accidentelle, identifie un indice de march, et la partie rsultant de causes propres, ou accidentelles, qui relve des caractristiques non prvisibles des titres. Mais il reste assembler ces deux perspectives pour parvenir crer une gestion professionnelle indice. Cela sera le coup de force de Sharpe un an plus tard, qui va rapidement sapercevoir que lon peut dire beaucoup mieux, et beaucoup plus, que le modle de march, et forger le modle dquilibre des actifs financiers, ou CAPM.

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Sharpe [1963], p. 281.

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3. Le CAPM ou lapparition de la thorie des moyennesEn 1964, par un tour de force intellectuel qui lui vaudra le prix Nobel en finance en 1990, Sharpe va percer le passage entre la thorie du portefeuille de Markowitz-Tobin labore entre 1952 et 1959, et son propre modle linaire de 1963 : en identifiant le portefeuille optimal tangent de Markowitz-Tobin au portefeuille de march de son modle diagonal, il tablit et fonde le modle dquilibre des actifs financiers, ou CAPM. Les rsultats intellectuels du CAPM ne reprsentent donc (si lon peut parler ainsi) quune transposition au march de ceux de Markowitz-Tobin sur le portefeuille optimal tangent, mais, une fois encore, un dplacement majeur vient dtre effectu, qui conduira directement la fondation de la gestion indicielle passive et lusage intensif des indices de rfrences ou benchmarks qui vont devenir lultima ratio de la gestion dactifs dite moderne . Aprs les deux premires smantiques du modle linaire, celle de Markowitz de 1952 (statique mathmatique), puis celle de Sharpe de 1963 (statistique), la troisime smantique du modle linaire (ou forme conomico-financire) confre au portefeuille de march un statut nouveau quil navait, ni en 1952, ni en 1963. De la mme manire, le coefficient bta acquiert aussi un troisime statut : par rapport au bta mathmatique de Markowitz, au bta statistique de Sharpe (1963), il apparat un bta conomicofinancier, celui de Sharpe (1964). On fait souvent la confusion entre les deux btas de Sharpe, celui de 1963 et celui de 1964, et on oublie gnralement le bta de 1952. Pourtant, sans les btas de 1952 et de 1963, celui de 1964 ne peut tre obtenu. Ce bta conomique sera celui qui passera la postrit en finance, en devenant le bta sans prcision, rutilis des centaines de milliers de fois par les acteurs des marchs et les commentateurs financiers. Mais loubli des prconditions intellectuelles de la gense du bta conduira les communauts universitaires comme professionnelle de grandes dsillusions sur lutilisation oprationnelle du CAPM19.

3.1 Lorigine intellectuelle de la gestion indicielle passiveTant que la thorie ne structurait que les dcompositions de risque des titres ou des portefeuilles, tant que le modle linaire ne sappliquait que dans la perspective utilitariste de lobtention des poids du programme de Markowitz, tant que la diversification ne reprsentait quune transposition non pense de la rduction des erreurs accidentelles au sens du XVIIIme sicle, les grants professionnels pouvaient encore croire que les choix de titres ou les changements de composition des portefeuilles court terme pouvaient trouver leur place et leur raison dtre dans les processus dinvestissement des tablissements de gestion. Mais ds lors que lon montrait que le portefeuille de march tait lui-mme optimal tangent, alors toute vellit de gestion active contre ce portefeuille optimal tangent ne pouvait qutre voue lchec. La conclusion pratique de cette constatation sen suivit : en 1971, Wells Fargo cra le premier fonds indiciel de lhistoire de la gestion dactifs, pour le compte de la socit Samsonite, index sur lindice NYSE, pour un montant de cinq millions de dollars20. La suite de lhistoire commence tre mieux connue : en 1973, Barr Rosenberg cre la socit Barra ; en 1974, la lgislation amricaine ERISA entrine la notion de benchmark dans les gestions des fonds de19

L'histoire des tests conomtriques du CAPM est aujourd'hui largement connue, et de trs nombreuses revues de littrature spcialise existent. On pourra trouver une introduction en franais cette revue sur le CAPM dans Dumas et Allaz [1995], et en anglais dans Campbell et al. [1997], auxquelles nous renvoyons le lecteur pour davantage de prcision. Voir en particulier la clbre controverse souleve par Roll [1977] sur la non MV-optimalit des indices de march utiliss dans les tests du CAPM. Cette question a fait l'objet de nombreux dbats, et les travaux de Stambaugh [1982] et Kandel et Stambaugh [1987] ont provisoirement clos la controverse en validant l'usage d'indices non MV-optimaux par la dtermination de rgions d'acceptation ou de rejet des indices choisis. 20 Pour un rcit de cette premire cration de gestion indicielle, voir Jahnke et Skelton [1990].

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pensions. La route de lindexation massive est ouverte. Elle aboutira aux mille milliards de dollars grs sous forme indice la fin des annes quatre-vingt dix. Pourtant, malgr cette dmonstration intellectuelle sans faille apparente de la supriorit de la gestion indicielle passive sur toute forme de gestion active et non indicielle, la pntration de la thorie de Markowitz-Tobin-Sharpe dans le monde professionnel, cest--dire la performativit21 de cette thorie dans le monde de la finance relle, fut assez lente. On peut trouver des traces de cette difficile acclimatation des professionnels lide doptimisation dans les articles que Sharpe publia successivement en 1967 et 1971 pour proposer des ajustements informatiques simplifis, permettant aux professionnels de calculer les poids des portefeuilles optimaux. Sharpe attribuait aux difficults de calcul la rticence des professionnels passer dun processus dinvestissement classique (choix de titres) la nouvelle manire de concevoir la gestion. Pourtant, en 1971, il sera lui-mme conduit, par une sorte de prmonition, revenir sur cette argumentation dordre pratique, et considrer que quelque chose dautre, dordre intellectuel, ou psychologique, bloque les professionnels. En relevant quelques extraits des articles de Sharpe, on peut mesurer comment les problmes informatiques ont dabord t prdominants, avant que leur rsolution ne permette daborder enfin clairement les problmes conceptuels que les questions de calcul occultaient aux yeux des chercheurs. En 1967, Sharpe note : Bien que Markowitz ait montr depuis dj une dizaine d'annes que l'analyse de portefeuille pouvait tre considre comme un problme d'optimisation quadratique, les applications pratiques de cette mthode sont relativement rcentes, et remontent l'apparition de capacits nouvelles de calcul des ordinateurs. (...) Rcemment, un programme d'optimisation quadratique trs rapide a t dvelopp22 qui rend moins net l'intrt informatique du modle linaire simple. Cependant, l'adjonction de nouvelles contraintes peut malgr cela rendre ce modle toujours utile . Sharpe fait rfrence aux rglementations des investissements dans les fonds communs de placement (d'o le titre de l'article de 1967), qui obligent les grants de ces fonds rpartir leur actif en respectant des ratios maxima de 5 % par ligne (Investment Company Act de 1940). L'introduction de cette contrainte supplmentaire rend plus difficile le problme d'optimisation quadratique de Markowitz, et le modle linaire de Sharpe peut alors prsenter une variante intressante. Puis, un test est entrepris pour vrifier si l'approximation linaire peut constituer une reprsentation adquate du risque d'un fonds commun de placement, dont le rsultat semble concluant. En conclusion, Sharpe indique que : La mthode propose ici semble utile pour les grants de portefeuille de fonds communs de placement qui voudraient dvelopper une comptence dans la gestion quantitative des portefeuilles. Dans la plupart des situations, on peut s'en servir pour un usage rgulier, tant donn son efficacit, l'avantage de son rapport cot-rentabilit, et sa capacit intgrer des contraintes varies dans un mme cadre gnral 23. De nouveau quatre ans plus tard, en 1971, Sharpe publie un dernier article sur les aspects algorithmiques de la rsolution du problme de Markowitz au moyen du modle linaire. A nouveau, Sharpe situe le problme sur son versant pratique : Il y a prs de vingt ans que Markowitz a propos de considrer la question de l'allocation d'actifs comme un problme d'optimisation quadratique. (...) Pour faciliter l'utilisation pratique de cette mthode, des modles linaires ont t utiliss. (...) Des programmes21 22

Voir la note 5. Sharpe fait rfrence au programme 3266 de la RAND Corporation (Product Form Quadratic Programming Code) quil a lui-mme contribu crire. Voir Sharpe [1967]. 23 Sharpe [1967], p. 509.

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informatiques ont t dvelopps pour ces modles, et des simplifications complmentaires ont encore t faites dans le cas de ratio de limites d'investissement par action. Pourtant, en dpit de l'ample reconnaissance de cette mthode par la communaut universitaire, et de quelques expriences ralises parmi les grants professionnels, peu de gestionnaires (sinon aucun) semblent avoir adopt cette mthode dans leur gestion de portefeuille au jour le jour. Si un certain nombre de raisons peuvent tre invoques, il semble que les limitations informatiques soient en partie la cause de cette non utilisation. Il est difficile de se procurer des programmes d'optimisation quadratique qui soient la fois fiables, faciles utiliser, et peu chers 24. Mais ces raisons pratiques sont-elles les seules raisons ? On ne veut pas ici minimiser limpact de la difficult des moyens de calculs dans le dveloppement professionnel de la thorie du portefeuille, mais attirer lattention sur un commentaire trange que Sharpe est amen faire dans son article de 1971. Par une curieuse prmonition, il crit en effet que les modles linaires actuels sont considrs comme inadquats par la plupart des professionnels () qui y voient lincapacit capter lessence du monde rel (soulign par nous) . Autrement dit, il semble quil apparaissait assez tt comme une rticence, ou une rsistance, des professionnels accepter la coupure intellectuelle introduite par la thorie des erreurs, et ceci dautant plus que, ds 1965, la thorie des erreurs stait transforme et avait mut en thorie des moyennes, suivant en cela sa destine naturelle, trace au XIXme sicle par Qutelet, et que la finance du XXme sicle retrouvait son tour. On aborde prsent cette mutation et son impact professionnel majeur dans le monde de la gestion dactifs.

3.2 La mesure de performance et lhomme moyen de QuteletUn autre phnomne apparut en effet avec linstallation du CAPM comme modle de rfrence de la finance des annes soixante. Jusqualors, on stait intress aux titres et aux portefeuilles, sur lesquels lapplication de la thorie des erreurs avait produit la dcomposition du risque et lide de diversification que lon a vu. Mais un virage intellectuel important fut pris lorsque lide vint, du mme Sharpe, que lon pouvait aussi appliquer ce grand partage des erreurs lanalyse de la valeur ajoute des grants professionnels (cest--dire : par rapport lindice de march), au moyen de mesures de performances issues dapplications du CAPM aux gestions relles. Le principe dextension du raisonnement de la thorie des erreurs lanalyse de la valeur ajoute des grants professionnels fut presque direct : la dcomposition des causes de variations des titres (des erreurs) rpondit la dcomposition des sources de performance dun portefeuille gr activement. Cette application sans prcaution intellectuelle du modle linaire dans sa version CAPM la mesure de performance, telle quelle apparat dans les premiers articles de Treynor (1965), Sharpe (1966), puis Jensen (1968), eut pour effet dinterprter la contribution du grant actif comme une cause accidentelle de performance, tandis que la contribution du march (la cause commune) devenait la cause systmatique (principale) de performance. Pour insister encore davantage sur cette interprtation, on peut dire que, si lon dcompose (et analyse) la performance dun portefeuille gr au moyen du grand partage de la thorie des erreurs, entre erreur systmatique et erreur accidentelle, il apparat que les choix de titres du grant actif reprsentent une contribution accidentelle la performance finale. Bien plus, en allant jusquau bout de la signification intellectuelle du grand partage de la thorie des erreurs, telle quelle se prsente dans le programme de la philosophie des Lumires, on a vu que cette composante accidentelle de lerreur totale reprsentait une source inexplicable de cette erreur : autrement dit, dans la perspective du cadre intellectuel vhicul par la thorie des erreurs dans la gestion professionnelle, la contribution des choix de titres est, par nature, inexplicable, imprvisible, donc due au hasard, et non au savoir-faire du grant de portefeuille actif !24

Sharpe [1971], p.

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Telle est, dans sa version radicalise, la conclusion inluctable laquelle conduit le transfert pistmologiquement non contrl de la thorie des erreurs dans la gestion des portefeuilles. Il nest ds lors pas surprenant que toutes les analyses de performances cales sur la mise en place du CAPM dans la recherche de la valeur ajoute du grant actif, conduisent dnier ce type de gestion une quelconque utilit face la reproduction passive du comportement dun indice de rfrence. Cette situation ne peut cependant pas surprendre outre mesure la mmoire de lhistorien des sciences, car il y retrouve la drive interprtative qui se manifesta au XIXme sicle au moment o la thorie des erreurs passa dans le champ de la statistique, et devint la thorie des moyennes avec les travaux du statisticien et astronome belge Adolphe Qutelet. On connat mieux aujourdhui limmense impact des conceptions statistiques de Qutelet sur le dveloppement de la statistique au XIXme sicle, puis sur certains aspects de lconomie du XXme sicle25. Le point cardinal des dveloppements de Qutelet fut la cration intellectuelle du concept cl dhomme moyen26, autour duquel sordonna ce quil dnomma la physique sociale 27. Lhomme moyen devenait ainsi le centre de gravit et de rfrence de tous les hommes rels. Dans lintroduction de son premier ouvrage de 1835, Qutelet dcrit ainsi lhomme moyen : Lhomme que je considre ici est, dans la socit, lanalogue du centre de gravit dans les corps ; il est la moyenne autour de laquelle oscillent les lments sociaux : ce sera, si lon veut, un tre fictif (soulign par nous) pour qui toutes les choses se passeront conformment aux rsultats moyens obtenus pour la socit. Si lon cherche tablir, en quelque sorte, les bases dune physique sociale, cest lui quon doit considrer, sans sarrter aux cas particuliers ni aux anomalies . Imaginons que lon remplace dans la citation prcdente les termes de Qutelet par des termes financiers contemporains ; on obtiendrait un nonc qui ressemblerait ce qui suit : Lindice de march (le portefeuille de rfrence) que nous considrons ici est, dans la gestion dactifs, lanalogue du centre de gravit dans les corps ; il est la moyenne autour de laquelle oscillent les grants rels : ce sera, si lon veut, un grant fictif pour qui toutes les dcisions de gestion auront lieu suivant les dcisions agrges de lensemble du march. Si lon cherche tablir, en quelque sorte, les bases dune mesure de performance des portefeuilles, cest donc ce grant fictif, en tant quil reprsente le march dans son ensemble, que lon doit considrer, sans sarrter aux gestions relles ni aux gestions htrodoxes . On voit par cet exercice de simulation intellectuelle que, par un transport analogique non conscient, les conceptions de Qutelet semblent irriguer celles des thoriciens de la finance dans la mesure de performance des portefeuilles. Nous ne prtendons pas ici que les principaux constructeurs de la thorie financire se seraient contents de reproduire servilement les principes de Qutelet dans leur recherche de modlisation, mais plus prcisment que, suivant la notion doutillage mental introduite par Lucien Febvre28, quelque chose comme une matrice conceptuelle commune, une rgularit du travail scientifique intriorise par les chercheurs, aurait agi la fois au XIXme sicle et au XXme, laissant dans les deux situations des traces ou des symptmes dun cadre de pense qui, dans les deux25 26

Voir par exemple : Desrosires [1993], Brian [1994], Armatte [1995]. Introduit dans Qutelet [1835, 1846]. Voir un commentaire sur lvolution intellectuelle de Qutelet entre ces deux dates dans Armatte [1995]. 27 Qutelet [1869], qui est une seconde version de Qutelet [1835] avec inversion dans le titre des termes physique sociale et facults de lhomme . Cette inversion nest pas neutre car elle illustre le dplacement que Qutelet lui-mme a effectu en trente ans. 28 Sur la notion dhistoire des mentalits et les controverses historiques qui sen sont suivies, la littrature est immense. La notion de mentalit a t introduite par Lucien Lvy-Bruhl en 1910, puis aborde par lcole franaise dhistoire ou cole des Annales. Voir les ouvrages de Lucien Febvre, Marc Bloch, Fernand Braudel pour ne citer que les principaux artisans de cette histoire.

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cas, tait tranger, la fois la statistique au XIXme sicle, et la finance au XXme sicle. Dans ces deux moments, cette influence a conduit une torsion de la statistique sur elle-mme, nocivit dont les drives anthropomtriques sont aujourdhui mieux connues (les thories raciales de la fin du XIXme sicle), et identiquement une torsion de la finance sur elle-mme, dont la nocivit sest traduite par le passage lindexation massive et non rflchie des gestions dactifs. Lorigine et ltude de ces prconditions intellectuelles sont laisses pour un travail ultrieur. Il est dans la logique de ce cadre de pense que tout individu puisse ds lors tre apprci en fonction de lcart de ses caractristiques celles de lhomme moyen. Par exemple, dans sa lettre XXI sur les probabilits appliques aux sciences morales et politiques, Qutelet estime que la diffrence que la nature met entre les tailles des hommes nest pas plus grande que celle que produirait linexprience dans les mesures prises sur un mme homme ayant une attitude plus ou moins courbe 29. La variabilit sociale, ou interindividuelle, devient symbolise par lerreur de copie du modle originel. On dirait dans la gestion dactifs quil sagit de la variabilit des performances des portefeuilles par rapport celle de lindice de rfrence, analyse prcisment par cette mesure de lerreur de copie appele tracking error, et lon retrouve ici galement la consquence de lusage du paradigme qutelsien dans la mesure de performance. Comment interprter cette erreur de copie, telle est la question qui devient alors importante pour Qutelet comme pour les analystes de performance, sans sapercevoir que le fait mme de la poser nest possible qu la condition de valider cette ide de copie vivante dun modle originel fictif, ce rapport cognitif au monde mis en place dans la physique sociale, et qui ne reprsente pas le vrai monde, mais un monde reconstruit par une idologie particulire. Du point de vue pistmologique, pour prciser cette idologie, revenons lopration de transport que Qutelet effectue de la mcanique cleste aux sciences sociales, et quil explique dans une lettre de 1834 adresse Sylvain van der Weyer, fondateur de la Socit belge pour la propagation de linstruction et de la morale : Je suis parvenu transporter (soulign par nous) [la thorie de la population] dans le domaine des sciences exactes (). On pourra rsoudre les grands problmes des mouvements de population comme ceux des mouvements des corps clestes (). Je crois avoir ralis en partie ce que jai dit depuis longtemps sur la possibilit de faire une mcanique sociale comme lon a une mcanique cleste . Or un objet cleste appartient au monde rel, et permet llaboration dune pistmologie raliste. Tandis que lhomme moyen est une fiction abstraite, et conduit une autre pistmologie, appele par Bachelard30 le ralisme de la mesure , cest--dire une pistmologie positiviste. On peut donc considrer que la mesure de performance des portefeuilles par rapport un indice de rfrence, issue dune drive interprtative du CAPM dans la gestion dactifs, reprsente une approche positiviste de la recherche de valeur ajoute des grants professionnels. La thorie des moyennes de Qutelet a ainsi conduit dans les annes soixante-dix un positivisme dans le monde de la gestion, vacuant toute ide dincarnation de valeur dans des grants actifs rels. Outre que cette abstraction positiviste va trs vite se trouver confronte, dans la recherche en finance, des dveloppements ultrieurs qui vont mettre en doute la validit des premires mesures de performance31, on assistera galement une rincarnation des sources de valeur ajoute avec lapparition de gestions dites autres que la gestion indicielle passive32, que ce soit les gestions non indices, ou les multigestions, qui reprsenteront desQutelet [1846], lettre XXI. Voir Armatte [1995] pour un commentaire serr des lettres XX et XXI de Qutelet. Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, 1934. 31 Pour des synthses rcentes en franais des tests de mesure de performance et des diffrentes problmatiques techniques qui sy logent, on pourra voir par exemple Gendron [1988], Grandin [1998], Aftalion et Poncet [2003], Amenc et LeSourd [2003]. 32 On traduit ainsi le terme anglais alternative asset management qui exprime, au sens strict, lide dun autre mode de gestion que le mode index, dun autre modle de gestion que le modle de la thorie de Markowitz-Tobin-Sharpe. Et lon propose de ne pas rduire cette autre type de gestion sous le qualificatif franais de gestion alternative, qui rtrcit le concept anglais une catgorie particulire de fonds.30 29

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loignements progressifs du positivisme des benchmarks. Cest alors un autre programme financier qui souvre, et qui correspond, l aussi, lvolution post-qutelsienne des annes 1870, o la moyenne sera remplace par les types. En traduisant en franais le terme anglais investment style par type de gestion , on voit que lvolution des gestions relles de lindexation lourde aux choix de grants par la multigestion suit le cheminement intellectuel dloignement du positivisme de la moyenne vers les types, qui marquera la fin du XIXme sicle. De la mme manire que la thorie des moyennes avait fond la physique sociale au XIXme sicle, et que la statistique devint pour un temps la science des moyennes, la rsurgence de cette thorie des moyennes dans les choix de portefeuille fonda la gestion quantitative indice, et la gestion professionnelle devint pour un temps la pratique de lindexation sur des indices de rfrence. Lclatement de la moyenne en types, et le passage de lindexation pure la recherche des types de gestion33, reprsentent comme un cho contemporain des mouvements de la pense statistique au XIXme sicle.

Le monde de Qutelet (1835 1869) Homme moyen Moyenne autour de laquelle oscillent les lments sociaux Etre fictif Erreur de copie Physique sociale Erreur systmatique Erreur accidentelle

Le monde de la gestion quantitative indice (1952 1972) Indice de rfrence (market portfolio) Moyenne autour de laquelle oscillent les performances des grants rels Grant fictif Tracking error CAPM Risque systmatique Risque spcifique

Tableau 1 : Correspondance entre lunivers intellectuel de Qutelet et lunivers intellectuel dans lequel se forge la gestion quantitative indice

Peut-on aller plus loin et insrer les nouvelles formes de gestion professionnelle, comme la recherche de performance absolue, ou toutes les stratgies darbitrage ( hedge funds ) dans le cadre intellectuel danalyse que lon a propos ici ? Autrement dit, peut-on comprendre lvolution professionnelle de la gestion dactifs depuis une dizaine dannes partir de la thorie des moyennes ? La rponse est positive, et va tre donne, une fois de plus, par lanalyse des textes de Qutelet pour clairer les intuitions de Sharpe. On aborde prsent ces dveloppements.

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Larticle initial qui introduit la notion de type de gestion ( investment style ) en finance est celui de Sharpe [1992]. Ds 1993, le profession de gestionnaire se structure sur cette notion de type. Le dveloppement des encours de la multigestion sera accompagn par un grand nombre de travaux sur la recherche de la caractrisation des types. Voir par exemple Brown et Goetzmann [1997] et Chan et al. [2002].

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4. La loi des erreurs ou Markowitz contre KeynesEn 1967, Sharpe revient sur lapproximation linaire quil a opre dans son modle, et prouve le besoin de prciser que cette approximation linaire est trs fragile . Sharpe explique que cette fragilit vient de ce que la validation de son modle repose sur lhypothse selon laquelle la composante de risque spcifique peut tre rendue aussi petite que lon veut (soulign par nous) grce la diversification . Or, dans une note de bas de page, Sharpe conoit des situations o il peut ne pas en tre ainsi, et reconnat alors que le modle linaire ne conduit plus lindexation ! Remarquable intuition, car elle rejoint trs exactement celle de Qutelet lorsquil anticipe les critiques que lon pourra opposer son modle de lhomme moyen. Dans sa lettre XXI, Qutelet crit en effet : Depuis que jai crit ma dernire lettre [il sagit de la lettre XX], jai song quon pouvait faire une objection () ce quelle contient (). On me demandera ce que deviendrait ma prtendue rgularit dans la manire dont procdent les mesures, si javais oprer sur un rgiment de cuirassiers, par exemple, ne contenant que des hommes trs grands et trs vigoureux, et sur un rgiment de chasseurs, composs dhommes beaucoup plus petits. En mlant toutes les mesures et en les groupant par ordre de grandeur, le groupe le plus nombreux ne correspondrait certainement pas la moyenne (). On pourrait dans ce cas prendre une moyenne arithmtique, mais on naurait pas une vraie moyenne (). Mais on voit que le dsaccord ne provient ici que de ce quon mle des choses htrognes . De ce quon mle des choses htrognes, des hommes trs grands et dautres trs petits Lon voit alors apparatre trs exactement ce qui fonde les rserves de Sharpe dans la validation de lopration de diversification : une condition dhomognit est convoque pour justifier la rduction des erreurs accidentelles (des risques spcifiques) qui permet de converger sur la cause commune (le risque systmatique). Autrement dit, on voit apparatre dans la validit du transport analogique que fait Qutelet de la mcanique cleste sur la physique sociale, un rle trs particulier dvolu ce quil appelle la loi de possibilit des erreurs . De manire plus prcise, le test dhomognit de Qutelet repose sur une inversion du thorme central limite. Par cette inversion audacieuse mais dangereuse, Qutelet donne lhomme moyen un statut dobjet mathmatique construit, qui le conduira dire, dans sa lettre XX, que ce que lexprience et le raisonnement mavaient fait reconnatre, prend ici la forme dune vrit mathmatique . En un mot, la distribution gaussienne devient la pierre dangle de la construction intellectuelle de Qutelet. Le rapprochement des rserves thoriques de Sharpe avec le raisonnement de Qutelet devient alors possible : cest le thorme central limite qui assure sa validit lopration de diversification mais, comme Sharpe le ressent bien, si les alas nont pas le comportement que lon suppose quils ont, la diversification ne fonctionne plus de la mme manire34 : lhomme moyen disparat sous lhtrognit des hommes singuliers. Que devient alors la tentative de rduction des erreurs accidentelles (cest--dire, en langage de gestionnaire, de copie dun benchmark ?) Pour rpondre cette interrogation, on propose dutiliser un texte de Paul Lvy de 1924, qui rsume parfaitement le dbat lanc par Gauss en 1821 sur les mthodes de compensation des erreurs accidentelles : ces mthodes [de rduction des erreurs] tombent () compltement en dfaut (soulign par nous) dans le cas de lois exceptionnelles 35. Cest clair : la rduction des erreurs naboutit bien que si la distribution est normale.

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En ralit, ce problme avait dj t peru par Fama [1965], qui faisait apparatre que le comportement du risque total dun portefeuille ne suivait pas la rgle de Markowitz-Sharpe lorsque les alas taient partiens. 35 Lvy [1924], p. 77.

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Traduisons tout cela en vocabulaire professionnel moderne. Quelles sont les causes de performance des portefeuilles grs activement ? Le clbre triangle des consultants , utilis pendant de nombreuses annes par les principaux cabinets de mesure de performance, attribuait la performance pour 70 % au benchmark (ou allocation stratgique), pour 20 % aux allocations tactiques, et pour 10 % aux choix de titres. Cette attribution de performance, qui est associe avec la mise en place de mthodes de dcomposition cales sur cette tripartition36, revenait considrer comme ngligeables les causes spcifiques dans la formation des rentabilits obtenues. Nous avanons ici que la rticence constante, quoique plus ou moins exprime ou marque, des professionnels de la gestion aux schmas intellectuels de la thorie des moyennes passe dans la gestion quantitative indice tient prcisment sur cette rpartition conteste du poids des causes, et donc sur la remise en question de la thorie des moyennes. Il est dailleurs intressant dobserver que, depuis quelque temps, les travaux de recherche en finance se sont progressivement orients dans cette direction de rhabilitation des causes spcifiques. Dune part, du point de vue de la dcomposition de la performance des titres individuels, il est dsormais acquis que le bta ne constitue plus la cause prdominante de rentabilit. Pour illustrer ce nouveau consensus intellectuel (ce nouvel tat des mentalits, aurait-on dit dans un autre registre disciplinaire) on peut trouver en 1997 dans un manuel de rfrence37 pour lanalyse statistique des marchs, qui exprime un point de vue consensuel valid par la communaut universitaire, cette observation caractristique du changement dtat desprit qui sexprime lendroit des marchs : Contrairement aux prvisions du CAPM, les lments spcifiques (soulign par nous) propres aux entreprises semblent contribuer de manire significative aux rentabilits observes sur le march, audel de la valeur attendue par le seul bta du CAPM [la seule cause commune] . Dautre part, on commence galement voir apparatre des tudes techniques qui reviennent sur la dcomposition de la performance de produits ou de Brinson, moins pour invalider cette dcomposition, que pour en proposer une interprtation radicalement diffrente de celle qui consistait en conclure trop rapidement la supriorit absolue de la gestion indicielle passive sur toute autre forme de gestion, et ce revirement interprtatif est trs significatif du changement dattitude lgard de la gestion active, outre le fait quil est particulirement intressant pour lhistoire des ides en finance. Ainsi par exemple, dans deux tudes rcentes38, il a t montr que ce ntait pas tant la dcomposition de Fama-Brinson qui justifiait lindexation, mais plutt la manire dont les professionnels staient appropris (et mal appropri) les contenus conceptuels de ces articles. On ne pouvait donc pas se fonder sur la dcomposition de Fama-Brinson pour justifier de labsence dintrt port aux causes spcifiques de performance. On peut donc considrer que, la fin des annes quatrevingt dix, on est sorti de la thorie des moyennes par la revalorisation des causes qui ne sont plus, au sens premier, accidentelles, mais qui deviennent importantes pour la comprhension des sources de performance des titres et des portefeuilles. Par rapport cette prise de conscience qui semble mergente dans la recherche en finance, ce qui est de plus suggr ici, cest une relation intellectuelle amont entre la sparabilit des causes de performance et le modle dala entrant dans leur caractrisation : ds lors que lon sort du modle de la courbe des possibilits [de Gauss], la thorie de Qutelet devient trs confuse sur la sparabilit des causes 39. Dans sa confrence de 1992, Markowitz disait lui-mme que sa thorie tait en contradiction avec la thorie dominante lpoque, qui tait celle de J.B. Williams dans The Theory of Investment Value . Mais, plus fondamentalement, cette ide de diversification qui allait conduire la gestion indicielle passive, se trouvait en opposition totale avec les conceptions de Keynes sur ce que devait36 37

Comme la mthode de Fama [1972], ou celles de Brinson et al. [1986], et Brinson et al. [1991]. Il sagit du manuel dconomtrie financire de Campbell et al. [1997]. 38 Celle de Nutall et Nutall [1998], et celle de Ibbotson et Kaplan [2000]. Voir aussi la note de synthse rdige par Amenc [2002] et un dbat sur linterprtation biaise de Brinson dans Jahnke [1997] et Surz et al. [1999]. 39 Armatte [1995], p. 412.

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tre une bonne politique dinvestissement. Dans une lettre adresse Scott en 1942, Keynes sexprimait de la manire assez radicale suivante : Je suis partisan de l'achat d'autant de titres d'une seule socit que les conditions du march le permettent. Supposer que faire passer la scurit en premier consiste dtenir de petites quantits de nombreuses socits (soulign par nous) que je ne peux pas juger prcisment faute d'informations, plutt quune grosse part d'une seule entreprise sur laquelle je possde des informations prcises, me semble tre une parodie de politique d'investissement . Une parodie de politique d'investissement : telle est donc, qualifie brutalement par Keynes, la dmarche de la gestion indicielle qui rsulte de l'entre de la thorie des erreurs puis des moyennes en finance, travers les travaux de Markowitz, Tobin et Sharpe. En 1970, la libert des grants actifs converge vers le portefeuille idal du grant moyen. En 1974, Samuelson estime que les grants actifs devraient se reconvertir dans des activits rellement utiles pour la socit40. En 2000, les grants retrouvent leur libert avec la disparition du carcan intellectuel de la thorie des moyennes. A lirralisme positiviste de labstraction du grant moyen plantaire (lindice mondial des marchs) a succd la valeur ajoute des grants locaux, mais rels, qui cherchent obtenir des performances spcifiques. La thorie des moyennes a vcu. La gestion indicielle passive des portefeuilles aura reprsent en finance le lieu de sa seconde naissance et de sa seconde mort.

Christian Walter

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Voir larticle de Samuelson [1974].

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6. Compte-rendu des discussionsAtelier N3 - Multigestion et indexation : application des ateliers 1 et 2 sur lexemple de INVESCO Deux thmes principaux se sont dgags des discussions qui ont t menes au cours de la troisime sance du sminaire : 1) Comment sont choisis les grants des fonds sous-jacents Notamment : quelle est lutilit du benchmark pour procder lidentification et aux comparaisons entre eux des fonds sous-jacents ? 2) Comment dterminer la valeur ajoute du multigrant et (corollairement) comment mesurer adquatement la performance de la multigestion ? Notamment : la valeur se situe sans doute autant (voire davantage) dans la slection des meilleurs grants (et la concentration) que dans la diversification. Les multigrants sont la recherche doutils pour mesurer lefficacit de la slection. Par ailleurs, le dbat sinstaure sur le besoin de sortir du cadre de la gestion classique pour rendre pleinement compte de la multigestion.

1) Comment choisir les grants des fonds sous-jacents ? Quelle est la pertinence de la notion de type de gestion ( investment style ) pour cet objectif ?Christian Walter avance quil y a un paradoxe de rester dans le cadre du CAPM pour pratiquer la multigestion, dans la mesure o celui-ci minimise/rfute la valeur ajoute de la gestion active et finalement de lexistence de grants meilleurs que les autres . Nanmoins, en ce qui concerne les briques de base de la thorie classique de la gestion (les cinq piliers), la discussion fait apparatre que les multigrants les conservent pour sen servir comme boites outils afin de choisir les grants des fonds sous-jacents. Il y aurait donc une contradiction apparente entre : - dune part, le rejet des conclusions intellectuelles auxquelles conduit lusage systmatique de ces cinq piliers (indexation autour de la moyenne), - dautre part, lutilisation de ces cinq piliers lintrieur de grandes classes dactifs, ou grands types de gestion (small cap, growth ou value etc.).

Jean-Luc Paraire Nous utilisons tous les notions dalpha, de bta etc. Je ne vois pas en quoi la thorie financire remet en cause la gestion active. Les modles classiques conduisent la gestion passive sous certaines hypothses, mais dans la ralit les conditions ne sont pas toutes ralises en permanence . Ce qui revient utiliser les cinq piliers de la thorie classique de la gestion comme boite outils pour la multigestion. Largument avanc ici est le suivant : comme les conditions de validit de la thorie de la gestion ne sont pas remplies (ou pas toutes), il existe donc des marges de manuvre pour agir, et les cinq piliers ne conduisent pas inluctablement lindexation sur les moyennes.

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Vladimir Danesi La gestion active et la multigestion sont possibles dans le cadre de la thorie classique, si lon prend pour postulat de dpart que lefficacit informationnelle des marchs boursiers nest pas une ralit . Cette argumentation est une variante de la prcdente. Il existe une thorie, certes, mais non valide (ou pas pleinement) par la ralit, donc il est possible dagir dans linterstice thorieralit. Il est noter que ce commentaire est tendu la gestion active (de fait, il peut sappliquer toute forme de gestion active non indice), et ne concerne donc pas uniquement la multigestion. Eric Taz-Bernard Ce qui sous-tend la valeur ajoute de la multigestion, cest le postulat que certains grants parviennent surperformer sur le long terme, et quil est possible de dtecter ces grants par une combinaison de mthodes qualitatives et quantitatives permettant de cerner la dimension humaine. De plus, la multigestion permet de rduire le risque par rapport un fonds unique car le portefeuille rsulte dune combinaison de diffrentes gestions. Il sagit ici dune argumentation centre sur la multigestion, sans prjuger de ce qui pourrait tre la meilleure manire de trouver ces bons grants, et sans rfrence la thorie de la gestion. Le fonds slectionn est considr comme un actif part entire, mais un actif qui possde des caractristiques de stabilit que nont pas en gnral les actifs usuels (actions etc.). Enfin, la question pose est aussi celle du nombre de grants appropri : diversification ou concentration ? Vladimir Danesi Le multigrant slectionne des grants, limage des grants classiques qui attachent une grande importance aux managers des socits quils incluent dans leur portefeuille. Il y a donc une dimension qualitative qui correspond la prise en compte de lhumain dans le processus de dcision. A nouveau, une variante de la prcdente : le fonds est assimil un actif part entire, avec le complment apport par la rfrence au grant / manager. Au couple action de socit / chef dentreprise , la multigestion substitue le couple part de fonds / grant du fonds 41. Eric Taz-Bernard Nous faisons tous entrer en ligne de compte la composante de performance du fonds. Un fonds qui prsente de mauvaises performances sur une priode rcente ne sera quasiment jamais slectionn. En fait, la composante performance est trs importante. Lexemple faisait apparatre un calcul de performance relative par rapport un indice de rfrence. La discussion sengage alors sur le rle des indices de rfrence dans lvaluation des performances des grants. Ch. Walter La rfrence un benchmark semble donc (apparemment) essentielle pour lanalyse de performance. Sagit-il dun benchmark, peut-on parler dun indice ? V. Danesi Les fonds slectionns ont souvent pour rfrence des indices diffrents. Dautre part, les analyses par rapport un chantillon reprsentatif se rfrent un univers dOPCVM. Il ne peut donc pas y avoir de neutralit dans les choix dindices de rfrence. F. Jubin Oui, il ny a pas dindice de march qui serait le mme bon indice pour tous les grants.

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Commentaire. Constance de lintermdiation humaine dans les choix dactifs : mme pour un choix dun titre fait par un grant classique, ce choix sappuie sur les recommandations dun analyste financier.

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Ch. Walter Cela veut-il dire que le benchmark est alors moins un indice de march quun groupe de grants, et que lon sortirait de la logique du CAPM ? J.-L. Paraire Les chantillons reprsentatifs sont utiliss afin de pouvoir faire des comparaisons pertinentes, ce qui ne serait pas le cas avec des indices de march42 E. Taz-Bernard Cependant, on se rfre bien aux indices de march. Ch. Walter Finalement, quel est lindice auquel on se rfre ? Est-ce un indice de gestion ou un indice de march ? A. Thery Jai une autre question : que veut-on dire lorsque lon parle de performance rgulire et risque matris ? (note : il sagissait de critre de choix de grant) Comment apprcier ces grants selon ces critres ? E. Taz-Bernard En fait, diffrentes approches sont possibles pour comparer les fonds que lon tudie dans notre processus de slection. Soit on choisit des catgories trs fines et donc trs petites, soit on privilgie des catgories larges mais beaucoup plus htrognes. Il faut donc se dterminer entre ces deux extrmes. J.-L. Paraire Lobjectif que lon doit avoir est de crer un groupe de grants qui soit homogne, mais simultanment suffisamment large pour permettre aux comparaisons dtre pertinentes. V. Danesi Pour effectuer cette sorte de segmentation, deux approches sont galement possibles. Soit lon part de lanalyse de ce que fait le grant, soit on part de ses objectifs (par exemple, battre lindice grandes valeurs de tel ou tel march). Evidemment, les rsultats seront diffrents en fonction de lapproche retenue. Dans les deux cas, il sagit de dfinir un type reprable de gestion (en anglais, un style de gestion). Ch. Walter Mais si lon dcidait de supprimer le type, comment pourrait-on reconnatre le bon fonds ? Finalement, il semble que lon raisonne sur des grands types pour pouvoir continuer utiliser les outils classiques issus de la moyenne, ceci faute dune autre mthode de slection des grants. Je vous pose la question : nest-ce une manire de sauver la moyenne en la diffractant en types, de conserver le cadre du CAPM lintrieur de chaque type ? Et ceci pose le problme de la bonne mesure de performance des grants : les mesures utilises sont-elles adaptes leur objet ? V. Danesi A mon avis, il faut envisager le CAPM sous deux angles : lun est thorique, lautre est pratique. Du point de vue pratique, on peut considrer de manire minimale quil sagit dun simple outil de mesure, ceci sans prendre en compte la thorie sous-jacente.

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Commentaire : comment former ces chantillons reprsentatifs ? A partir de quel dnominateur commun ?

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Ch. Walter Oui, mais la thorie est-elle neutre ? Autrement dit, peut-on sabstraire de la vision du monde vhicule par la thorie du CAPM en ne conservant que loutil vid de sa thorie ? Cette ide voque les tentatives scolastiques de conserver Aristote pour lexplicitation rationnelle de la doctrine chrtienne sans la conception philosophique grecque sous-jacente. On connat lissue de la dmarche scolastique, qui conduisit la crise du XVme sicle... Revenons au CAPM : appliquer les mesures CAPM (ratios de Sharpe, Treynor, alpha de Jensen etc.) sur les types, nest-ce pas prendre le risque de perptuer le handicap initial de la dmarche CAPM ? J.-L. Paraire Les types (les styles) sont des repres commodes pour sparer les grants : il faut prendre acte du fait quil existe des bons et des mauvais grants, et les distinguer. Cest la raison pour laquelle, dans les dcompositions de performance, on prend en compte les types. O. Maestracci Pour mesurer lhabilet des grants il est prfrable danalyser les moteurs de performance des grants plutt que les rendements des titres eux mmes. Les styles apparaissent comme le bon angle danalyse des sources de performance. Ch. Walter Et que fait-on des fonds qui changent de catgorie (de type de gestion) ? Nest-ce pas la limite du raisonnement par type ? Dailleurs les tudes statistiques faites sur la sparabilit entre les types growth et value faisaient apparatre des difficults de conclusion sur la permanence des types. F. Jubin Il ny a pas que les types : on cherche galement dtecter ce qui, dans le fonds, sous-tend son comportement, les invariants comportementaux de la performance du fonds.

Synthse Le fonds est un actif part entire : la bote outils du CAPM permet den dterminer les grandes caractristiques (benchmarking /risque spcifique risque rsiduel) Le fonds est associ un benchmark dfini comme lobjectif de gestion dfini par son gestionnaire. Le multigrant prouve le besoin de comparer entre eux des fonds qui nont pas tous le mme benchmark. Cest ainsi quapparat la notion dchantillon reprsentatif. En segmentant le march en chantillons reprsentatifs, le multigrant introduit et prcise la notion de types de gestion (ou investment style ) Question non rsolue : quelle est lutilit du CAPM dans la dtermination des chantillons reprsentatifs (qui va au-del manifestement dune simple dcomposition des marchs au sens classes dactifs) ? quelle est lutilit des 5 piliers dans lanalyse des fonds au sein de leur chantillon ?

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Comment dterminer la valeur ajoute dun multigrant ? Comment mesurer la performance de la multigestion ?

J.-L. Paraire Il ny a pas de contradiction relle entre la multigestion et la gestion classique, tant donn que nous appliquons les mmes concepts des portefeuilles de portefeuilles. Dans les groupes financiers qui

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proposent la fois une gestion classique et une multigestion, il faut savoir assumer les politiques de vente qui en dcoulent. O. Maestracci Si le seul discours mis en avant pour la multigestion nest que lajout dune couche de diversification par rapport la gestion classique, de surcrot en utilisant les mmes outils que ceux de la gestion classique, elle se trouvera alors en situation de redondance par rapport la gestion classique, sans quil soit possible de mettre en vidence une quelconque valeur ajoute. V. Danesi Lun des apports de la multigestion est la gestion active des portefeuilles. Un multigrant traque en permanence lalpha des fonds. E. Taz-Bernard Une allocation active entre les grants permet de tirer parti des priodes les plus avantageuses : en effet, on observe en tudiant les rentabilits passes des OPCVM quil existe des cycles de performance qui sont identifiables. O. Maestracci La surcouche de diversification amne se poser la question de la possibilit de capter la surperformance des fonds sous-jacents sans la diluer. E. Taz-Bernard La concentration des portefeuilles de la multigestion est variable. Certains portefeuilles de multigrants dtiennent entre quatre et six grants par classe dactifs, tandis que dautres en retiennent beaucoup plus. De ce point de vue, le risque de la multigestion est donc darriver un excs de diversification, plutt qu une trop grande concentration. V. Danesi Tout dpend du type de fonds utilis. Si lon investit dans des fonds qui ont tendance avoir un comportement extrme, il est utile davoir un plus grand nombre de fonds en portefeuille afin dviter un risque spcifique excessif. Nous avons, quant nous, une douzaine de fonds par catgorie. J.-L. Paraire De mme : nous travaillons avec 10-12 grants. E. Taz-Bernard Dans la gestion du risque, la multigestion prsente gnralement une volatilit infrieure de 10 % 20 % celle de lindice de rfrence. J.-L. Paraire La volatilit des fonds de fonds est mcaniquement infrieure, et ce pour des raisons de valorisation des fonds sous-jacents. Ch. Walter Je pose la question : la volatilit est-elle la meilleure mesure du risque, surtout dans le contexte de la multigestion, avec des portefeuilles dont on sait quils ne valident pas lhypothse dalas indpendants et stationnaires ? Nous aborderons ce point prcis au cours de latelier sur la marche au hasard.

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V. Danesi Affirmer que lobjectif de la multigestion est de rduire le risque me parat rducteur. Selon moi, le but de la multigestion nest pas ncessairement (ou pas seulement) de rduire le risque, mais plutt dobtenir une surperformance. La multigestion peut en ce sens tre plus ractive que la gestion usuelle. J.-L. Paraire Notre objectif est de battre la gestion classique. Etant donn que la multigestion est plus chre que la gestion classique, il faut pouvoir produire rgulirement de la performance aprs frais de gestion qui permette de se classer dans le premier ou le second quartile. O. Maestracci Je pose la question de la mesure de performance de la multigestion : faut-il reproduire ou rutiliser des mthodes propres la gestion classique, ou trouver autre chose ? Les fonds de fonds nont-ils pas encore plus que les autres besoin dun benchmark ? J.-L. Paraire Tout indice est par nature une approximation de la ralit (un proxy ), mais il ny a pas dindice de march qui pourrait correspondre la multigestion. O. Maestracci Alors comment faire apparatre la valeur ajoute de la multigestion ?

La question qui merge peut se reformuler de la manire suivante : La mesure de performance des portefeuilles de la multigestion peut-elle (doit-elle) utiliser les mmes mthodes que la mesure de performance des portefeuilles de la gestion classique ? Si oui, alors comment les diffrencier ? Si non, alors comment les comparer ?

Dbat sur le statut particulier de la multigestion dans le monde de la gestion Du point de vue de la description de leur mtier, les participants confrontent deux points de vue distincts : Il y aurait un bnfice disposer dun langage propre la multigestion qui permettrait de bien en saisir toutes les caractristiques spcifiques, A contrario, il y a un risque de marginalisation sortir du cadre intellectuel forg par la thorie de la gestion classique, mme si ce cadre semble trop troit pour rendre pleinement compte de la valeur ajoute de la multigestion.

Deux exemples illustrent ces positions : En faveur dun langage propre, Eric Taz-Bernard : La gestion et la multigestion alternatives se sont dotes dun langage propre, et ont ainsi gagn leur lgitimit face la gestion. Alors que la multigestion classique nest pas encore reconnue de ce point de vue .

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Contre un langage propre, Vladimir Danesi : Si lon se singularise trop, on ne sera plus compar la gestion classique. Et nous ne voulons pas ne pas tre compar cette gestion. Nous ne voulons pas revenir en arrire : la multigestion ne doit pas tre une classe dactifs spcifique, mais tre considre au contraire comme meilleure que la gestion, sur le terrain de la gestion . Lenjeu qui apparat dans ces deux positions est celui du positionnement de la multigestion, par rapport la gestion classique. Pour les partisans de la cration dun lexique spcialis, ce nouveau vocabulaire permettrait enfin de faire apparatre la valeur ajoute de leur mtier. Tandis que, pour les autres, cette valeur ajoute devrait apparatre par le seul effet de la comparaison des couples performance-risque, dans le mme univers de fonds, et surtout pas en modifiant les catgories conceptuelles de description des univers de gestion. Pour ceux-l, crer un nouveau lexique conduirait ce retour en arrire cit, qui consisterait, par la sparation de la multigestion davec la gestion, ne plus pouvoir tablir de comparaison entre les deux types de gestion.

Quen pense Christian Walter ? Il semble clair que le souhait des multigrants est : 1. dapparatre crateurs de davantage de valeur que les grants usuels, 2. mais aussi de pouvoir tre compars aux grants usuels. Mais pour cela, le maintien du vocabulaire de la thorie de la gestion classique nest pas indispensable, pas plus dailleurs que la cration dun lexique diffrenci autonome : on peut tout fait imaginer que la multigestion impose son propre langage, ses propres cadres conceptuels, lintrieur desquels la gestion classique trouverait sa place naturelle. Au fond, il sagirait dinverser la logique de pouvoir intellectuel qui prvaut aujourdhui : si la multigestion reprsente bien une gnralisation de la gestion classique, alors les multigrants doivent imposer leur propre cadre de rfrence, lequel, tant plus large que celui de la gestion, pourra ncessairement linclure. Ainsi, au lieu de craindre un retour en arrire par la cration dun nouveau langage, les multigrants devraient au contraire chercher ce que la gestion classique sexprime lintrieur du cadre de rfrence largi de la multigestion, plutt que le contraire. Autrement dit, lunification du langage est bien souhaiter, mais dans le sens contraire celui subi par les multigrants aujourdhui. En rsum : La multigestion se dit aujourdhui dans le langage de la thorie de la gestion, et se pense travers les catgories conceptuelles de la thorie de la gestion (les cinq piliers), Alors quil serait ncessaire dinverser le processus, dans le sens o cest la gestion classique qui devrait tre pense dans le cadre largi de la multigestion, comme un cas particulier. Cette question technique du langage (au sens large du mot) apparat donc comme lenjeu principal du dbat sur le positionnement de la multigestion. Tant que le langage de la multigestion restera celui de la thorie de la gestion, aucune tude technique de performance compare, aucune cartographie sociologisante du mtier, aucune mise en vidence de lamlioration des couples performance-risque par les multigrants, ne pourra rellement convaincre les parties prenantes du dbat que la multigestion reprsente une vraie innovation et une vraie valeur ajoute dans le monde de la gestion professionnelle. Ainsi fonctionne la puissance des paradigmes en sciences, et telle est la force des langages, bien mise en vidence dans lpistmologie du vingtime sicle. Lobjectif premier de la multigestion est bien de changer le langage de la gestion.

Thme de la sance N4 : La mesure de performanceMyriam Goujjane annonce le lancement dune tude sur les pratiques de la multigestion. Un des bnfices serait didentifie