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Les Cahiers Électroniques de l’Imaginaire publient les travaux du Centre de Recherche sur l’Imaginaire de l’Université catholique de Louvain.

Le Centre gère une « Action de Recherche Concertée » (ARC) sur les structu-res et les pouvoirs des imaginaires. L’ARC organise en alternance des séances animées par des chercheurs extérieurs de renom et des séances de travail in-terne pour ses membres. Les Cahiers livrent la trace de ces activités scienti-fiques.

Outre les résultats des séminaires mensuels publiés au format électronique, les actes de colloques et les thèses paraissent dans la collection « Structures et pou-voirs des imaginaires » dirigée par Myriam Watthee-Delmotte et Paul-Augustin Deproost aux éditions L’Harmattan (Paris).

De 2002 à 2007, l’équipe de l’ARC travaille sur le thème :

Héroïsation et questionnement identitaire en occident

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Comité de rédaCtion :

Paul-Augustin Deproost ,

Laurence van Ypersele,

Myriam Watthee-Delmotte

Tous nos articles et comptes rendus sont signés. Ils n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs.

adresse de ContaCt :

Nathalie Coisman

Centre de Recherche sur l’Imaginaire

Université catholique de Louvain

Faculté de philosophie et lettres

Collège Erasme, Place B. Pascal, 1

B 1348 Louvain-la-Neuve (Belgique)

Tél : +32 10 47 48 43 ou 49 20

Fax. +32 10 47 25 79

e-mail : [email protected]

h t t p : / / z e u s . f l t r . u c l . a c . b e / a u t r e s _ e n t i t e s / C R I / C R I % 2 0 2 /

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Cahiers Électroniques de l’Imaginaire

N° 1 : 2002-2003Héroïsation et questionnement identitaire en Occident :

Mise en place des concepts interdisciplinaires

Sommaire

Paul-Augustin Deproost, Jean-Louis Dufays, Jean-Louis Tilleuil, Laurence van Ypersele, Myriam Watthee-Delmotte, Mythe, stéréotype, archétype : pour une clarification des concepts 7

Valérie-Barbara Rosoux Le rôle de la mémoire en politique étrangère 43

Vincent Jouve L’héroïsation, effet de texte ou de contexte ? 63

Jean-Jacques Wunenburger Structures et fonctions du mythe héroïque 75

Metka Zupancic Mythe et stéréotypie en littérature : quels enjeux ? 89

Gérard Bucher Mythopoïèse/Logopoïèse. Les fins de la poésie 95

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irearchétype, mythe, stéréotype :

pour une clarification terminologique

Lesstéréotypessontdesbaguettesmagiques quitransformentnosterreurslesplusintimes envéritéséternelles.

(NancyHuston)1

1La Babel terminologique

Entantqueconceptsthéoriques,lestermes“archétype”,“mythe”et“stéréoty-pe”sontgrevésd’undoublehandicap:celuideleurusagebanaliséouindifféren-ciédanslelangagecourant,etceluidufoisonnementdesrecherchesenscienceshumaines,quiaentraînéuneformedebabelisationdontilsfontlesfrais.Ilyaeneffettouteunehistoiredelaréflexionsurcesnotionsdansdifférentesdisci-plinesqui,pouravoirchacuneleurcohérencepropre,neserecoupentsouventquesurunnombredepointslimités.Orlerecoursauxmêmestermescontribueànoyerlesspécificitésdansunfloudéfinitionnelnuisibletantàlaperformancescientifiquequ’audialogueinterdisciplinaire.Parexemple,“l’imaginaire”selonl’anthropologueGilbertDurand,quireposesurdesuniversauxvirtuelsautantquesurunetranssubjectivitévécue,estceque lepsychanalysteJacquesLacanappellepoursapartle“symbolique”,tandisquel’“imaginaire”lacanienestunefantasmatiquequipiègelesujetdansl’ego;l’“imaginaire”pourJean-PaulSartreestaussifoncièrementprojectifquepourlecritiquelittéraireJeanBurgos,maisilestdéréalisationpourlepremier,créationderéelpourlesecond.Encorollaire,laconfusions’installe.Aubénéficedudoute,lesmotssevoientparfoisattribuerdesacceptionsinterchangeables,jusqu’àenperdreleurpertinencespécifique.

Ils’imposedonc,outrederepérerl’originedecertainesconfusions,decom-prendreleschoixnotionnelsopérésenfonctiondeschampsscientifiquesetdesproblématiquesparticulièresquileurcorrespondent.Si lemythe,parexemple,estaujourd’huiunobjetd’étudecommunàdenombreusesscienceshumaines,l’étude de l’imaginaire mythique est, en revanche, très différente selon qu’onl’abordedanslessciencesdutexteoudanslesautressciencesdel’hommeetdelasociété.Ainsi,siunhistoriendesmentalitésoudessociétés,unanthropologue,unpsychanalystes’intéressentaumythed’Œdipe,cemytheserapoureuxunoutild’analysenormatifquidoitpermettredemieuxcomprendreuncomplexeidéologique,unsystèmedereprésentationpolitiqueousociale,unétatd’âmeou

1 N.Huston,Dolce Agonia,Arles,ActesSud,2001.

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archétype, mythe, stéréotype : pour une clarification terminologique

unepathologie;aucund’euxneseposeralaquestiondesavoirsil’onfaitréféren-ceàl’ŒdipedeSophocle,àceluideSénèque,deCocteau-StrawinskyouencoredeBauchau.Enrevanche,enlittérature,lemytheseconstruitdansletexteetin-tègretoutaulongdesonhistoirelittérairedesélémentsnouveauxquideviennentconstitutifs du complexemythique lui-même; lemythe en littérature estunecombinatoired’élémentsrécurrentsetstables,quisignentlaréférencemythiquedans son contexte littéraire, et d’éléments flexibles, qui signent la marque del’écrivain,maisquipeuventeux-mêmesdevenirdesmarqueursdumythe2.

Enscienceshumaines,oùlesconstructionsinterprétativesduréels’effectuentparréajustementsincessants,silesconceptssontlespointsd’appuidutravailparproblématisation,lesdivergencesconceptuellesn’ontpasàêtreperçuescommedangereusementcontradictoires:pourautantqu’ellescorrespondentàdeschampsd’applicationconnexes(commelesontl’histoiredesreprésentationsetcelledelalittérature),elless’avèrentcomplémentaires,enrichissantréciproquementl’ap-proched’unobjetd’étudescomplexeetmouvant.Àcetégard,ontenterad’in-diquericilespointsderencontreetlespointsdefrictionentrelespropositionsdéfinitionnellesdesunsetdesautresàl’égarddetroistermesmajeursdel’étudedesreprésentations:“archétype”,“mythe”etstéréotype”.Surl’horizonclarifiédecettedisputatio pourrontsedéployeralorsdifférentespositionsdisciplinaires,dontonlivreraunbrefétatdeslieuxpourl’histoire,lesétudesantiquesetl’étudedeslettresmodernes.

l’archétype : univoque mais suspect

Lemot“archétype”semblemoinssujetàlaconfusionqued’autresenraisondelasourceprécisedesonutilisation:Jungl’emprunteàPlatonpourdésignerlescadresinvariantsetnonambivalentsdelapenséehumaine,élémentsquiap-partiennent aupatrimoinegénétiquede l’espècehumaine et se structurentdefaçonduelle(animus/anima,animal/humain,obscurité/lumière…).Cesontdesconstantesdel’imaginaire,desmodèlesuniverselsdepenséeetnondescontenus(parexemple,ilyaunarchétypedufémininauquelcorrespondunegrandedi-versitéd’acceptionsetdefigurationsdanslepatrimoinecultureldel’humanité).Lesarchétypessontdesformeseidétiquestranslinguistiques,desreprésentationsinconscientesetuniverselles,partagéespartousleshommes(alorsquelesmythesetlesstéréotypessontreliésàunecultureparticulière).

Gilbert Durand reprend cette notion dans Les structures anthropologi-ques de l’imaginaire3 pourmettre aupointune logique constitutive et asso-

2 J.-J.Wunenburgerexpliciteàcetégardle“comportementmétastable”dumythe,c’est-à-direlefaitque sadynamique intègre la capacitéd’introduire ladifférence (J.-J.Wunenburger,Art, mythe et création,Dijon,P.U.deDijon,1998).

3 G.Durand,Les structures anthropologiques de l’imaginaire(1969),Paris,Dunod,1992.

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ciativedesimagessymboliquesprésentesdansdifférentestraditionsmythologi-ques.L’archétypologiejoue,pourlessymboles,lerôledegrammairegénérative:Duranddéveloppelathèseselonlaquelledesstructuresdynamiquesinvariantesprésidentauchoixetàl’associationdesimagesenvuedeleurinvestissementd’unpotentiel sémantique. Son travail relève une grande diversité d’appropriationscontextuellesetinduitquel’activitésymboliquen’ariend’arbitraire,étantdonnéla stabilité de certaines représentations4. Jean-Jacques Wunenburger soulignel’intérêtdelanotiond’archétypedansuneréflexionsurlefonctionnementdelapenséesymbolisante:“Autantlessigneslinguistiquesenfermentlelocuteurdansl’espacecultureldesongroupe,lalanguefonctionnantcommeunevisionparti-culière,enracinéedansdescatégorieslocalesetponctuelles,autantlessymbolesparaissenttournerlesujetversdesmatricesméta-linguistiques,quiformentunhorizond’universalité”5.

Toutefois, l’archétypologie suscite des réserves dans le monde scientifiquedanslamesureoùellereposesurunsensdel’universalitédifficilementacceptablepourlarationalitécritique.EntantquefondateurduCentreGastonBachelardsurl’irrationneletlarationalité,Wunenburgerprendlerelaisdesonmaîtrequi,initialement,s’estintéresséaufonctionnementdel’imaginaireàpartirduconstatdesobstaclesépistémologiquesqui font stagnerunescience. Ilanalyseainsi lacontroversede l’archétypologieà la lumièredecellequitouchelasymbolicité.Celle-cidonnelieuàdesdéfinitionsquasiincompatibles;lesunes,detypelo-gico-linguistique(ex.Todorov),rabattentlesymbolesurlesigneetlesymboliquesur le sémiotique; les autres, de type historico-religieux (ex. Eliade), mettentl’accentsurlecaractèreintentionnellementcryptéetinitiatiquedusymbolisme,maistoutespèchentparlemêmedéfaut,àsavoirlegommagedel’équivocitédusymboleet,corrélativement, l’oublide ladimensionactiveetdéterminantedusujet interprétant. Wunenburger rappelle, dans la droite ligne du “cercle her-méneutique”définiparPaulRicœur,que“l’attitudesémiotiqueousymboliqueprendd’abordsasourcedanslechoixd’uncertaineviséeparlesujet,quiseulpeutopter,soitpourdesvaleursdisponiblesdansl’usagedelalangue,soitpourlesvaleursquisemblentêtreenréservedansunepenséesupra-ouméta-linguisti-que[…]Ilapparaîtdonc,danscetteperspective,quelechampsymboliquen’estpasd’abordconditionnéparlaconfigurationpropredecertainssignes,maisré-sideavanttoutdansunrapportdesignifiancequelesujetétablitentrelui-mêmeetcessignes”6.

4 GilbertDurandmontreainsitoutelaprudencequ’ilfautavoiràl’égarddesdictionnairesdesym-bolesquipeuvent,parlamassed’informationsjuxtaposées,laissercroirequelecodageculturelestarbitraireetqui,parlecatalogagequ’ilsproposent,peuventprêteràuneinstrumentalisationmécaniste.RemarquonstoutefoisquelasommedeDurandn’échappepaselle-mêmeàcetyped’utilisationréductrice,letableaurécapitulatifdesynthèseinduisantuneffetdelectureinverseàceluirecherché.

5 J.-J.Wunenburger,“Lesambiguïtésdelapenséesensible”,dansLes Cahiers internationaux du symbolisme,n°77-78-79:Le signe, le sacré et le symbole,1994,p.35.

6 Ibid.,p.30.

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mythes et stéréotypes : polymorphes et ambivalents

Leterme“mythe”aacquisaujourd’huiunedimensiontrèslarge.LesrécitsparticuliersdontlemodèleaétédonnéenGrèceparleshistoiresdedieuxoudehérosnesontpluslesseulsrécitsconsidéréscommemythiques:lemythedeProméthéedoitdésormaispartagersontitreavecceluidelaScience, lemythed’HéraclèsavecceluideNapoléon...Cetélargissementdesensméritequelquesconsidérations.

L’approfondissementdel’étudedesmythesetlerenouvellementdesapprochesontpermisd’élargirlesperspectivesetdeconsidérerlapenséemythiquecommeconstitutivedel’êtrehumain7.“Lemythe,écritJeanPirotte,estbienplusqu’unenarrationmensongère, il estbienautrechosequ’une immenseetgrossièrehy-perbolequelesflèchesacéréesdel’historiencritiquedégonfleraientcommeunebaudruche.Lemythefaitappelàdesnotionsplusprofondes,metenjeutoutunimaginairesocial,peutmettreenbranledesénergiescollectives.[…]Lemytheapparaîtcommeunrécit représentant symboliquement les forcesde l’homme,sesaspirationsfondamentales,révélateurdesesmodesdefonctionnementmen-tal.Lesmythescondensentenunrécittoutl’indicibledelaconditionhumaine,touteladensitédumystèredel’hommeetdesondrame.Parl’analogiqueetlenarratif,ilsouvrentdesaccèssymboliquesaumondedelasignification”8.

Certes,danslamesureoùlemythes’interposecommeunécranentrelaréa-litéobjectiveetlesujetcollectif,ilpeutêtreconsidérécommemystificateur,illu-soireoufantasmagorique.Ilestvraiquelerécitmythiquenecorrespondpasàlavéritéhistorique.Etilserad’autantplusmystificateurqu’ilprendlesapparencesdel’histoire.Maiscelan’enestpaslacaractéristiqueessentielle.Au-delàdetoutescesdéformations,ouplutôtaucœurmêmedecelles-ci,ilproposesavéritéquiestdel’ordredumentir-vrai:àtraversunecertainefabulation,cesrécitsontunefonctionexplicativeplusprofonde.

Lerôlejouéparcesschèmesculturelspréexistantsconduitàlaquestiondeladistinctionentre“mythe”et“stéréotype”.Cesdeuxnotionsrecouvrenteneffetuncertainnombredepointscommuns:tousdeuxdésignentdesreprésentationssouslaformed’imagesdumonde9quisontélaboréesdemanièreplusoumoins

7 M.eliade,Aspects du mythe,Paris,1963,p.220.8 J.Pirotte,“L’histoiredesviolencesguerrièresàlacroiséedesréalitéstangiblesetdelapensée

mythique”,dansL.vanYpersele(éd.), Imaginaires de guerre. L’histoire entre mythe et réalité,Louvain-la-Neuve,Academia-Bruylant–PressesuniversitairesdeLouvain,2003,p.9.

9 À ce titre, ils relèvent de l’inventio du discours, du domaine des “idées”. Notons cependantd’embléequ’ilspeuventdésigneraussidesstructuresdedispositio(structuresnarratives,argu-mentatives,descriptives…)etd’elocutio(formesverbales).Lorsqu’onenvisagelemythecommeunrécit(cequicorrespondàsonacceptionlaplusoriginelle),ils’agitavanttoutd’unestructurededispositio(thématico-narrative).Pourplusdeprécisionssurl’analysedesniveauxdestéréo-typie,voirnotammentJ.-L.dufays, Stéréotype et lecture.Essai sur la réception littéraire,Liège, Mardaga, 1994 et D. Castillo durante, Du stéréotype à la littérature, Montréal,XYZ,1994.

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diffuse10ettransmisesdemanièreplusoumoinsinformelle11,paroppositionàdessavoirs, quisontélaborésdanslecadred’unerechercheettransmisdemanièreformelledanslecadred’unenseignement.Cesreprésentationspeuventcompor-terunedimensionaxiologique:ellesimpliquentsouventunjugementdevaleurpositifounégatifsurlephénomèneconcerné,etdèslorsuneadhésionouunre-jet,uneportéedemodèleoudecontre-modèleassociéeàcephénomène.Ils’agitdereprésentationslargementrépanduesdanslesdifférentescouchesdelasociétéetinscritesdurablement danslamémoirecollective:lesmodespassagèressontrarementqualifiéesdestéréotypesoudemythes—etencoremoinsd’archétypes.Cesreprésentationssontstables:mêmesiellesremontentàplusieurssiècles,voireàdesmillénaires,etsiellesprennentdescolorationsdifférentesselonlesépoques,leursconstituantsdebasenevarientpasouguèreaucoursdeleursusages.Enfin,ellespeuventêtreaussibienstatiques(véritégénérale,typedepersonnage,delieu,desituation)quedynamiques(raisonnement,histoireoustructurenarrative).

Audépart,le“stéréotype”estuntermed’imprimeriequiévoqueàlafoislarépétitionetlastabilité.Lesenscommunenafaitunmotpéjoratifsynonymed’opiniontoutefaite,dejugementhâtifetparesseux,deprêt-à-penserqu’ils’agitdecombattre.Utiliséepourlapremièrefoisen1922parWalterLippmanndanssestravauxsurl’opinionpublique12,lanotionprend,danscecontextescientifi-que,unevaleurpositive:l’auteurestimequelesreprésentationstoutesfaitessontindispensablesàlavieensociété,parcequ’ellespermettentdecomprendreleréeletdoncd’agirsurlui.Depuiscespremierstravaux,l’aspectcognitifdesstéréoty-pesaétéapprofondipardenombreusesrecherches13.Lespsychosociologues,leshistoriensouleslittérairesmontrentqu’ilestimpossibledefairel’économiedesstéréotypescarentantquereprésentationssocialessimplifiées,voiresimplifica-trices,ilsoffrentuneformepremièredeconnaissance.

Àcôtédestraitscommunsrappelésci-dessus,stéréotypeetmythecomportentuncertainnombredetraitssémantiquespropres:lepremier,onl’avu,véhiculel’idéed’unereprésentationsimplifiéeetlesecond,celledelacomplexité.Maislepointessentieldeleuracceptiondifférentielleestlesacré:lemytheestunerepré-sentationàcaractèresacré,voirereligieux,alorsquelestéréotypeestdavantageemployéàproposdephénomènesprofanes;lastéréotypierenvoieàl’horizondevécusaisidansuneviséeassertivetotalisanteet,parcontraste,lemytheestunré-

10 Lecaractèrediffusconcernelaplupartdesmythesetdesstéréotypesidéologiques(d’inventio),mais,enlittérature,lesmythesetlesstéréotypesdedispositioetd’elocutiopeuventêtreélaborésetcodifiésdemanièreconcertée.

11 Parexemple,unfilm,unarticledepresse,unspotpublicitaire,unjournaldeclasseémaillédecitationsnesontpasinnocemmentchargésdestéréotypieoudemythe,mêmes’ilsdonnentl’im-pressiond’êtredesvoiesdetransmissioninformelles.

12 W.liPPmann,Public Opinion,NewYork,1922.13 Entreautres:P.-A.taguieff,La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, s.l.,

1987;J.-P.leyensetV.yzerbyt,Psychologie sociale,s.l.,1997;R.amossyetA.HersCHberg-Pierrot,Stéréotypes et clichés. Langues, discours, société,Paris,1997;J.-N.Jeanneney (s.dir.),Une idée fausse est un fait vrai. Les stéréotypes nationaux en Europe,Paris,O.Jacob,2000.

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citàdoublefacedontl’uneconcernelevisibleetl’autrepointeversl’invisible,parlàinscritdansuneimpossibilitédetotalisationquitouchelaconscienceméta-physiquedel’homme,prisdansdesinterrogationssurcequiinfinimentdépassesamesure.Surcettedichotomiesegreffentdeuxacceptionsdusymbolique,quisontdeuxoccurrencesducercleherméneutique:soitonestimequelesymboli-queestd’ordrestrictementlangagieretlemythen’estdèslorsqu’unevariantedustéréotype,soitonprêteunevaleurontologiqueausymboleenprésumantquelevisibleportelatracedesaséparationd’avecletranscendant,etlemytherevêtdèslorsunechargeontologiquequiledistingueradicalementdustéréotype.Danslepremiercas,onmythifielestéréotype,c’est-à-direquel’onaccordeunstatutuniversel et englobantau stéréotype (etpardelà, à l’ordre linguistique);dansl’autre,onrisquedestéréotyperlemythe,soitd’automatiserlefonctionnementdusymbolique,promud’unepuissanceépiphanique.

Poursurmontercesdeuxécueils, ilconvientd’envisager la sacraliténonausensexclusifdurkheimien(quiopposelesacréauprofaneetl’assimiletotalementaureligieux),maisausensplus larged’objet transitionnel,médiateurentre leschamps du visible et de l’invisible14. On peut dès lors dégager une spécificitédumythe à l’égarddu stéréotype enprécisant qu’il pointe vers des questionsoriginairesoudestinales,doncénigmatiques,cequin’estpasleproposdustéréo-type.Cettedistinctionresteopérantepourlesmythesrécentsnésdelalittéra-ture(Faust)oudel’histoire(Napoléon),dèslorsqu’ilspeuvent(ounon)induireunquestionnementmétaphysique.Parexemple,commeleditJacquesChabot,StendhaldansLa Chartreuse de Parme posebienl’énigmed’unefondation:ilraconte“cemythedelaRévolutionquiestunmythedesorigines, l’équiva-lentdelaThéogoniegrecque ou de la Genèsebiblique,etiladoncuneportéemétaphysique:quiouqu’est-cequifondecenouveaumondeciviletpolitiquemoderne?”15.

Lorsqu’ilssontinsérésdansdesdiscoursousoumisaujugementd’unrécep-teur,lestéréotypeetlemythefonctionnenttousdeuxcommedesintertextesouplus exactement des “hypotextes” (Genette), qui peuvent faire l’objet de troistraitementsénonciatifsetréceptifsdistincts:l’adhésion(c’est-à-direl’utilisation“ordinaire”decesphénomènes),ladistanciation(quipeutprendredesformesva-riées:ironie,parodie,pastiche,commentaireenforme…)etl’ambivalence(quijouesur lacontradictiondesattitudesousur l’indécidabilité).Lorsqu’onparled’unmytheoud’unstéréotypeinsérédansundiscoursparticulier,ilconvientdonctoujoursdepréciserquelestletraitementquiluiestréservé.Aucœurdelaquestiondel’intentionnalité,onretrouvecelledel’univocité: l’efficacitédustéréotypereposesurlasimplicité,alorsquelemythes’attacheàuneénigmeàlaquelleilproposeuneréponseimagéesusceptibled’unepluralitéd’interpréta-

14 Pourlesdifférentesacceptionsdusacré,voirJ.-J.Wunenburger,Le sacré,Paris,P.U.F.(“Quesais-je?”),1990.

15 J.CHabot,“LemythedelarévolutionfrançaiseselonStendhaletMichelet”,dansInterférences III,2003,http://www.e-montaigne.com.

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tions.Cecin’empêchenullementlesusagesàcontre-emploi:onpeuts’emparerd’unstéréotypepourcréerdel’équivoque,maisonjouealorssurcequi,initiale-ment,n’estpasdel’ordredel’indécidable.Onpeutaussis’amuseràrelireunrécitmythiqueàlalumièred’unevisiondumondedésacralisée(évhémérisme),maiscelaseraperçucommeuneviséeréductionniste.

Lemodedetraitementdumytheoudustéréotypeestsouventuneindicationquantàl’appréciationaxiologiquedontilsfonteux-mêmesl’objet.L’utilisationdecestermesdanslalanguecouranteesteneffetàlabasedejugementsàleurégard:lestéréotypeestgénéralementperçudemanièrepéjorative(onutilisepres-quetoujourscemotpourdisqualifierunproposouuneidéed’autrui,presquejamaispourparlerdesoi),l’archétypeestaucontraireplutôtpositif(ildésignehabituellementquelquechosede fondamental)et lemytheestambivalent(lesmythes grecs sontperçus commedes références culturellesprestigieuses,maisquandonparledemythescontemporains,onsongeplutôtàdesillusionsplusoumoinsaliénantes).Surleplandelacréationlittéraire,parexemple,laréférencemythiqueprocureauxauteursàlafoisunancragedansunetraditioncollectiveetuneplagedelibertéinterprétativeàoccuperdansunterrainpré-existant,et,àcedoubletitre,ilpeutêtreperçucommevalorisant(l’auteurintègreladignelignéedesmythographes)ouaucontrairecommepiégeant(cetteinscriptionpeutêtreconsidéréecommesclérosante).Demêmequeleregardfaitbasculerlamêmeimageducôtédel’icôneoudel’idole, lesdifférencesinterprétatives(idéologi-ques)peuventdoncreléguermytheetstéréotypedansleclandestrésorsoudesrebuts.

Leschercheursdedifférentesdisciplines(sociologie,psychologie,sémiologie,théorielittéraire…)tendentaujourd’huiàreconnaîtrelamêmeambivalenceauxtermesdestéréotypeetdemythe.Lanotiond’archétypesemblesedistinguerdesdeuxautresenfonctiondesonancragesupposédansdesstructuresinconscientesdel’humanité.Maisladistinctionpeutêtrenuancée:ainsiMacLuhan16 présen-teles“clichés”(c’est-à-direlesstéréotypes)commedesélémentsd’archétypesdé-voyés,appauvris,dontilseraitcependantpossiblederetrouverlesensetlavaleuroriginels.D’unemanièregénérale,faceàlapolysémieetauflouquiprévalent,lerôledeschercheursest,d’abord,deprendreencomptelesusageseffectifsquisontfaitsdestermes,ensuitedechercheràvoirsilesdifférencesd’usagesdecesmotsexprimentdesdifférences conceptuellesvéritablesoubien si elles apparaissentplutôtcommel’expressiond’uneréflexionsommaire,enfindeproposersurcettebasedescadresdéfinitionnelspluscirconstanciés.Corollairement,larecherchepeutaideràl’usagerigoureuxdesmotsetdesconceptsendénonçantlesdistinc-tionsetamalgamesterminologiqueshéritésdetraditionsàinterroger.

Plusieursoptionssontpossibles:onpeutavoirlesoucid’opposerlestermes,delesattribueràdesnotionsdifférentes,cequinesefaitqu’auprixd’unespécialisa-tionetdèslorsd’unerestrictiondeschampssémantiquesrespectifs.Danscecas,

16 m. maC luHan,Du cliché à l’archétype, Paris,Mame,1972.

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certainschercheursproposentderestreindrelestéréotypeauxphénomènesfigésetaliénantsetlemytheauxphénomènesmouvantsetdynamisants,cequioccul-telefaitquelemêmephénomènepeutêtretraité(parlalittératureparexemple)tantôtcommeunstéréotype,tantôtcommeunmythe;lemanichéismedecettedistinctionempêchedoncdepenser l’ambivalencedesphénomènesconcernés.Onpeutchercheràl’inverseàmontrerlarelativitédeleuropposition,voireleurquasi-synonymie,et,partant,renonceràlesopposer;c’estlapositionqu’adopteimplicitementBarthesdanssesMythologies:mytheetstéréotypeapparaissentchezluicommedestermeséquivalents,quiserventàdésignerlesvéritésillusoi-resdel’idéologie,et,partant,lesrepoussoirsdutravailintellectuelcommedelalittérature.Onpeutaussi,dansunerecherched’équilibreetàlasuitedeRuthAmossy(1991),considérerquelestéréotypeetlemythesontdesreprésentationsàlafoisstablesetmouvantes,quipeuventêtre,selonlespointsdevue,aliénantesoudynamisantes,etchoisirdereporterlejugementnonsurcesphénomèneseux-mêmes,maissurlavaleuréthiquedesusagesquileursontréservés.

2Retour aux sources : mythes et lieux communs dans l’antiquité

et le christianisme latins

la plasticité et l’instrumentalisation antiques du récit mythique

L’unedesdifficultésmajeuresdel’étudedelapenséemythiquedel’antiquitéestqu’ellenousestconnueàtraverslamédiationdestextesetdoncd’unemiseenœuvrelittéraire,souvent,dureste,àuneépoqueoùl’onpeutraisonnablementsedemanderavecPaulVeynesi l’oncroyaitencoreaumythe17.L’antiquisteestd’embléeconfrontéàcette“épaisseur”dumythedèsqu’iltented’endécrirelefonctionnement.Dans l’antiquité, lemytheestunematière“vivante”dontona,engénéral,toutperdudel’actedenaissance;maisilsedéveloppesanscesseau contact d’énergiesnouvelles qui le convoquentpourdes causes diverses etquicontribuentàconstruirelavulgatedesonimaginaire.Laprudences’imposedoncquandonparlede“penséemythique”.Celle-cinenousestplusaccessibledanssonétat“sauvage”ouprimitif;dèsqu’elleentreenlittérature,elleestdéjàpolicée, sinon “profanée” à travers des processus, notamment cumulatifs, quireconstruisentetréorganisentlemythedansdenouveauxréseauxsymboliques,savantsouidéologiques.

Deuxexemplessuffirontàmontrercetteplasticitéconstitutivedumythean-tique.Quisongeraitàparleraujourd’huid’ÉnéesansévoquerDidon?Or,avant

17 VoirP. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante,Paris,Seuil,1983.

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Virgile,cesdeuxpersonnagesfonctionnaientdansdessystèmesmythiquesto-talement autonomes et indépendants.Dans l’étatdenotredocumentation, cecouplecélèbreettragiqueestunepureinventionlittérairedupoètelatinquiaorganiséleurrencontreetleuraventurepourdesraisonsd’actualitépolitiqueetidéologiqueétrangèresauxconditionsd’émergencedesdeuxmythesrespectifs.L’échecdecettehistoired’amourdevaitdonnerlesignallégendairedelarivalitéancestrale entre Rome et Carthage; l’arrachement d’Énée à la séduction car-thaginoise devait anticiper le combat d’Auguste contre les menaces orientalesincarnéesparlaliaisonscandaleuseentreAntoineetCléopâtre;laconstructiondeCarthageàlaquelleassisteÉnéepréfigurelarefondationromainedelavilleautempsd’Auguste.Parlasuite,cesraisonsontcomplètementdisparuetlemythedeDidonetÉnées’estimposécommeunponcifculturelquiatraversél’imagi-naireoccidental,alorsqu’iln’étaitaudépartqu’unmotiflittéraire,certesgénial,maispurementconjoncturel.En l’occurrence, lemythe se situe sansdouteenamontdel’épisodevirgiliendansunsystèmearchétypalprimitifoùl’onévoque-raitlethèmedel’épouseabandonnée,maisquinenousestplusaccessiblequepardesreconstructionslittérairesetartistiques18.

LemythedeMédéeillustreégalementcettecomplexité.Quiconquevoudrait“reprendre” aujourd’hui ce mythe ne pourrait faire l’économie du double in-fanticidequienestcomme lamarqued’identification.Or,avant les tragédiesd’EuripideetdeSénèque,d’autrestraditionscirculaientquioubienignoraientcomplètementcetépisodeoubienl’attribuaientàd’autresprotagonistes.Icien-core,lamiseenœuvrelittérairedumytheenaimposélavulgate:Médéeestunesorcièrequiaimmolésesdeuxenfantspourvengerl’infidélitéconjugaledesonépoux,Jason.CommepourlemythedeDidonetÉnée,leschémanarratifdumytheaensuitesurvécudansl’imaginaire,indépendammentdespréoccupationsphilosophiquesouspirituellesquil’avaientdéterminé.ChezSénèque,enparticu-lier,l’infanticides’inscritdanslecontextestoïciend’unemoralequidécouvrelesentimentdelaculpabilitéetquichercheàl’évacuerenquêted’une“virginité”primitiveetbarbareperdueaucontactde l’humanité.Aprèsavoirété femme,mèreetépouse,laMédéedeSénèqueentameunprocessusderégressionquiluipermetderedevenirvierge,indomptableetbarbare.Àcestadedesonévolution,lemytheestdéjàtrèslargement“refait”parlephilosopheetletragiquelatindansuneconjonctureculturellespécifiquequiexpliquecetteévolution,maisl’imagi-naireultérieur“oublie”deladateretamalgameleschémanarratifdel’infanti-cideetlamonstruositédupersonnagedeSénèqueenunmythequidésormaiss’imposecommetel,probablementtrèsdifférentdescroyancesprimitives19.

18 Pouruneétudedel’imaginairevirgilien,onseréféreraauxtravauxdeJoëlTHomas,enparticulierLes structures de l’imaginaire dans l’Énéide,Paris,BellesLettres,1981,et sescontributionsvirgiliennesdanssonIntroduction aux méthodologies de l’imaginaire,Paris,Ellipses,1998.

19 VoirlesitesurlaMedea deSénèqueàl’adresseURL: http://pot-pourri.fltr.ucl.ac.be/itinera/Enseignement/Glor2330/Seneque/Medee_liste.htm

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Indépendammentdel’impactdesréécrituressurlecontenumêmedesmytheslittéraires,cesdeuxexemplesillustrentaussicombienl’antiquité,latineenpar-ticulier,ainstrumentalisélemytheauservicedeconsidérationsquiluiétaient,audépart,totalementétrangères:idéologiques,danslecasdel’Énéide,quivoitdans lachutedeTroieet leserrancesd’Énée lespréliminairesnécessairesà lanaissancedeRomeetàl’avènementd’Auguste;philosophiquesetanthropolo-giques,danslecasdestragédiesdeSénèque,quiréinterpètentlesvieuxmythesgrecs à la lumière d’une sagesse récente. Plus tard, au IVe siècle PCN, l’œuvrepanégyriquedupoèteClaudienproposeramêmeunevéritable“mythologiein-tégrée”oùlesréférencesmythiquesconvergentcommeautantd’expressionslit-térairesd’uneidéologieunique,pourpersuaderlesRomainsquelasurvieetlerenouveaudeRomepassentdésormaispardespersonnagesd’ascendancenonromaineetdoncbarbare.Enparticulier,lepoètecélèbrel’avènementd’unnouvelespaceromainenmêlantavecunerareéruditiontouslesmythesd’origine,detransgressionde frontières,d’utopiesocéaniques,de lieux interdits,pourredé-finir, au sens étymologiquedu terme, etdonc recadrer lanouvellegéographiemondialedanslaquellelepoèteentendsituerunerefondationdelaRoma ae-terna àlapointedesarmesbarbaresdeStilichon.DanssonépopéesurLe Rapt de Proserpine,ildépassemêmeletondelamythologieciviqueencélébrantunemythologiemystique:lerécitfabuleuxdurenouvellementdesgénérationsetdesreproductionsnaturellesestl’allégoried’unordredumondeoùl’empireréalisedans l’ordredes sociétéshumaines l’ordredes cycles cosmiquesvouluspar lesdieux.Àceteffet,lepoèten’hésitepasàcompléterlemythepremierdesegmentsnarratifs,descriptifsousymboliques inédits,comme,parexemple, l’ekphrasis delatapisseriedeProserpinequiestunemiseenabymeesthétiquedecettenou-vellevisiondumonde.Enl’occurrence,ils’agitdereprésenterununiversclôturéparl’océanenuneaspirationirrépressibleduvoyageversl’ouest,maisdansunouvrageinachevéoùlacourburedel’océanestinterrompuepourouvrirlatoilesurunnouveaumondeen instancedeconstructionplutôtquedéfinitivementconstruit.Lemythelittéraireestainsiinfinimentmalléableaugréd’imaginairescumulatifsquiluidonnentdessensnouveauxdansdesactualitésnouvelles.Aurisque même d’induire des ambivalences de sens contradictoires, comme, parexemple,lemythedelaquêteargonautiquedontlesGrecsontd’abordsoulignélesvaleurscivilisatricesavantquelespoèteslatinsn’associentcetteexpéditionàlafindel’âged’oroùleshommesont,pourlapremièrefois,transgressédesespa-cesinterdits,pourrevenirensuite,avecClaudien,àdesvaleurspositivesquiontapprisauxhommesàselibérerdeleurspeursdel’inconnu20.

20 PourEnnius,CatulleouSénèque, lemythedesArgonautespostule, eneffet,qu’Argôaété lepremier navire construit par l’homme et que cette audace fut aussi la première impiété dontl’hommes’est renducoupable.Ce thèmemythiqueaétérepris“enimmergence”dans l’universculturel trèsdifférentd’AminMaaloufqui faitdire auhérosde sonPériple de Baldassare : “Cen’estpas en croquant le fruitdéfenduque l’hommea irrité leCréateur,mais enprenantla mer! Qu’il est présomptueux de s’engager ainsi corps et biens sur l’immensité bouillon-nante, de tracer des routes au-dessus de l’abîme, en grattant du bout des rames serves le dosdes monstres enfouis, Behémot, Rahab, Léviathan, Abaddôn, serpents, bêtes, dragons! Làest l’insatiableorgueildeshommes, leurpéché sans cesse renouvelé endépitdes châtiments.”

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Cetteplasticités’exerceégalementdanslesensd’uneintégrationdeplusenpluscomplexedeplusieursmythèmesàl’intérieurd’unsystèmemythiquecohé-rent.Nousvenonsd’évoquerl’exempledeDidonetÉnée.LesmythesdelaquêteargonautiqueoudelaguerredeTroiesontd’autresexemplesévidentsdecepro-cessuspuisqu’ilsrassemblentdenombreuxpersonnagesquionteux-mêmesleurhistoiremythiqueindividuelle.Àunstadeavancédesréécritureslittérairesdesmythes,cescombinaisonsarticulentdevéritablesconstellationsmythiquesquiéclairentd’unelumièrenouvellelemythedebase.Ainsi,parexemple,silaquêtedesArgonautesa,detouttemps,constituéuneséquencedumythedeMédée,Sénèquea intégré lesdeuxmythesdansuneperspectiveglobalequi introduitl’impiétédelapremièrenavigationaucœurdelatragédiepropredelamagicien-ne.UnedescaractéristiquesdelatragédiedeSénèqueest,eneffet,d’avoirassociélemythedeMédéeàCorintheetlesantécédentsdelaquêteargonautiquedansuneréflexionintégréesurles“rythmesdutemps”humain.Ledrameprivéestainsiinclusdansledrameuniverseldesâgesdumonde,oùl’expéditiond’Argôdevientlepremiermomentdel’irréversibleévolutiondeshommesversleprogrèsetlacivilisation,figurésparlaconquêtedelaToisond’or,maisaussiverslamortetledésordre,figurésparl’irruptiondeMédéedansl’histoiredeshommes21.IlfaudraitaussiévoquerlecasparticulierdesMétamorphoses d’Ovideoùledésor-drepoétiquedemythesinnombrables,enchevêtrésetéclatésneprendsonsensquedansl’imagesubversivedel’entropieuniverselleaffirméedèslepremierversetnouéedanslediscoursdePythagoresurl’instabilitédeschosesetlechange-mentperpétuelaudernierlivredurecueil;ici,l’intégrationestenquelquesorteinverséeauprofitd’ununiversmythiquecomplètementdésarticuléquisert,endéfinitive,unprogrammeesthétiquefondamentalementrebelleàlarestaurationaugustéennedesvaleursd’ordre22.

(p.185).Enrevanche,entêteduRapt de ProserpineetdeLa Guerre contre les Gètes,lepoèteClaudienneretientquelesvaleurspositivesdecetteexpéditiondontilgomme,notamment,touteallusionàMédéeetàsescrimes.

21 VoirP.-a. deProost, “Del’âged’oràMédée.L’ombreportéedesArgonautessurlesrythmesdutempsdanslaMedeadeSénèque”,dansP. Carmignani — J.-y. lauriCHesse — J. tHomas(éd.),Rythmes et lumières de la Méditerranée. Actes du colloque international du 20 au 23 mars 2002,PressesuniversitairesdePerpignan,(“Études”),2003,p.45-58.

22 Surcesujet,voirsurtoutJ.fabre-serris, Mythe et poésie dans les Métamorphoses d’Ovide : fonctions et significations de la mythologie dans la Rome augustéenne,Paris,Klincksieck,(“Étudesetcommentaires”),1995;plusglobalementsurlaréceptionlittéraireetidéologiquedelamythologieàRome,ead.,Mythologie et littérature à Rome : la réécriture des mythes aux 1ers siècles avant et après J.-C.,Lausanne,Payot,(“Scienceshumaines”),1998.

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l’ integumen de l’image mythique et sa réception chrétienne

Nonobstantcetteplasticité,quiestliéeàl’imaginairedynamiquedumythe,ilfautbienpouvoiraussienclôturerlalistedesinvariants,desélémentsstablesoudes“mythèmes”,selonlaterminologiedeClaudeLévi-Strauss,pourquelemythepuissefonctionnerdansunsystèmedereprésentation.Unmythenepeutpasévoluerindéfinimentsouspeinedeperdresonidentitéetdèslorstouteper-tinence symbolique. Or l’antiquité a un jour cessé de raconter des mythes, àpartirdu IIe sièclePCN,fixant ainsiun termeà la “révélationmythique”,unpeucomme,mutatis mutandis,ladernièreparoledudernierapôtreamisuntermeàlarévélationduNouveauTestament;ils’estalorsmoinsagideréécrirelesmythesquedelesrelireoudelescommenterpourillustrerunmystèreouunétatdel’âmehumaine.Lemytheestentrédansuneautrephasedesonhistoire,déjàamorcéedèslongtempsdepuisquePlatonl’avaitconsidérécommeunmoded’accèsàlavérité.Lemythedevientunoutilherméneutique,uneplus-valueàlaréflexionphilosophique,unegrilledelectureoud’exégèse.Toutenrestantrécit,ilentreaussidanslechampdel’image:ilnesedérouleplusseulement“encetemps-là”,autempsdesdieuxetdeshérosversoùconvergeàreboursl’histoiredetousleshommes,maisilvitdansl’“aujourd’hui”d’uneœuvre,d’unesagesseoud’uneinterprétationsingulières.AuxyeuxdePlutarque,lemytheestunepéda-gogiedelaviemoraleàl’usagedesâmessimples,parcequ’ilfaitentrerl’hommedansununiversd’exemplesàimiterouàéviter.PlotinetPorphyre,pourlesmy-theshomériques,MacrobeetFulgence,pourlesmythesvirgiliens,procèdentàunerelecturemystiquedesmythesanciensconsidéréscommeautantd’énigmesdel’âmehumaineetdesesépreuves.Ainsi,parexemple,lemythed’Ulysse,lehéroshabile,marinerrantetvainqueurdesmonstres,est-ilconvoqué,toutàtour,commefiguredel’hommementeurdansl’HippiasdePlaton,dusageindifférentàlasouffranceetmaîtredesespassionsdanslapenséestoïcienne,del’âmequierreaupaysmouvantetchangeantdelamatièredanslaspiritualiténéoplato-nicienne.Ils’arracheàl’amourdelanympheCalypsocommel’âmequifuitlabeautématériellepourprogresserverslabeautéintelligible;iltriomphedesen-chantementsdelamagicienneCircégrâceàlapuissancedelaparoleintérieureetduraisonnementfiguréeparl’herbemagiquequeluiadonnéeHermès23.

Encesens,ilfaudraitcompléterladéfinitionfameusedeMirceaEliade:“Lemytheraconteunehistoiresacrée;ilrelateunévénementquiaeulieudansun

23 Pourlesrelecturesphilosophiquesdesmytheshomériques,voirF.buffière,Les mythes d’Ho-mère et la pensée grecque,Paris,BellesLettres, 1956, et le compte renduqu’en adonnéA.smeesters, “Mythesd’Homère,mythed’Orphée:lesméandresdel’interprétation”,dansFEC 4(2002),àl’adresseURL:http://bes.fltr.ucl.ac.be/FE/04/bffiere.html.Pourlesrelectureschré-tiennes,oncompléteraparJ. PéPin,Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contesta-tions judéo-chrétiennes,Paris,Étudesaugustiniennes,1976,etlecompterendudeTh.labeye,“Mytheetallégorie.Autourdesimaginairesmythiques”,dansFEC4(2002),àl’adresseURL:http://bes.fltr.ucl.ac.be/FE/04/labeye.html. Voir aussi H. raHner, Mythes grecs et mystère chrétien(tr.fr.deH.Voirin),Paris,Payot,1954.

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tempsprimordial, le temps fabuleuxdes commencements24”.Certes, lemytheantiqueesthabituellementunrécitfondateuroùunlieusecrée,commel’EtnaissudescolèressouterrainesdesCyclopes,oùlespeuplesetlesvillescommencentdanslesexploitsdeleurshéroséponymes,oùlesfamillessefondentsurdesascen-dancesfabuleusescommecelled’Auguste,doublementdivineparlebiaisd’Énée,filsdeVénusetd’unmortelAnchise, lointainrejetondeJupiter lui-même.Lemytheestunrécitdesorigines,unrécitdestempsimmémoriauxoùlesdieuxetleshommespartageaientuneviecommuneetdonnaientnaissanceàdesunivers,àdesêtres,àdesdescendancesfantastiques,monstrueuses,hors-norme.

Maiscerécitesteffectivementun“récitsacré”,etdonc,d’unecertainema-nière, l’enjeu d’une apocalypse, d’une révélation, “le langage du sanctuaire”,pourreprendreuneimagedéveloppéeparMacrobeaudébutduVesiècle.Dèscemoment,lemythedevientaussiimage,figure,expressionindirectedesréalitésintérieures,integumenou“vêtement”quicachelesensdesmystères;lemythedevientun“mentirvrai”.Banaliséeaujourd’huidanslestravauxsurl’étudedesmythes,cetteconception,déjàancienne,n’enapasmoinsétédécisivepour lasurviemêmedelamythologieantiqueetdestextesquil’ontportée,lorsque,trèstôt,lesphilosophesontcommencéàmettreendoutela“vérité”desmythes.Dèsl’instantoù lemythen’entreplusdansunsystèmedecroyancereligieuse,dèsl’instantoùcertainsluireprochentmêmed’êtreunefablemensongère,commePlaton,quirefusaitauxpoètesd’entrerdanssaRépublique,audoubletitredemaîtresde l’illusionetde laséduction, lemythenepeutsurvivrequecommeparolevoiléeousymboliqued’uneautrevérité.

Langagesymbolique, langagede l’intérioritédont il fautmettreaujour lessenscachés,commeleditencoreMacrobe,cettedimensionapermisauxphilo-sophes,etbientôtauxchrétiensralliésàlacultureantiqueàpartirduIVesiècle,deneutraliserlalittéralitémensongèredumythe.Autermedesaproprecritiquedelamythologieancienne,Platonréhabilitelemytheenluidonnantlamissionde transmettre un message de vérité, non sans créer lui-même des apologuesphilosophiquesinéditscommelemythedelacaverne,lemythedescigalesouceluidelatransmigrationdesâmes.Aprèsunlongdénidepoésieproclaméparlesapologistescontrelesdémonsdelamythologie,leschrétiensdel’èreconstan-tinienneosentànouveaulireVirgile,maiscommeunprophètepaïendesmys-tèresdeleurfoi,car,àlasuitedeLactance,ilsassignentaupoètelafonctionde“traduireend’autresapparencesdesfaitsquisesontréellementproduits,aprèslesavoirmétamorphosésavecunecertainebeautépardesmisesen formedé-tournées”25.Lathéoriedesobliquae figurationes donneunenouvellelégitimité

24 M.éliade,Aspects du mythe,Paris,Gallimard,(“Idées”),1967,p.15.25 C’est toute la théoriedesobliquae figurationes,définieparLactance aupremier livrede ses

Institutions divines,etplusparticulièrementeninst.I,11,24.

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aulangagepoétique,principalvecteurdesrécitsmythiques.Lapoésieetdonclemytheinduisentune“traduction”esthétiquedelaréalitédansledétourdesima-ges.Ilestdésormaisadmisquel’onpeutatteindrelavéritédanslefiligraned’unlangagemensongeretfuyantquiréconcilielapenséephilosophiqueetlasincéritépoétique,commesemblaitdéjàlesuggérerSénèquequandilécrivait:“Combiennombreuxsontlespoètesquidisentcequelesphilosophesontditoudevraientdire26.”C’estuneconvictioncommuneauxhommesdel’antiquitétardive,chré-tiensetpaïens,quelavéritépeutnepasêtresusceptibled’uneexpositionsim-plement rationnelle et se concevoir, sinon s’appréhender, dès lors, aussi par lebiaisdesimages.LaConsolation de Philosophie deBoèceestunbelexempledecettecomplémentaritéentrelapenséerationnelleetlapenséemythiquedansl’expressiond’unemêmevérité:lesproposdePhilosophieycombinentlaproseetlapoésiedansunsavantcontrepointoùunmytheprolongechaquefoisl’exposéthéoriqueenune“métaphorevive”delavérité.

Enparticulier,si l’onestconvaincuquelaBibleatoutdit,ondoitaussiserésoudre à accepter qu’une lecture littérale ne suffit pas à en épuiser tous lescontenussouventimplicitesouvoilés;àcôtédel’exégèsedes“sensdel’Écriture”,lepoètetrouvedansl’integumendumythele“vêtement”quidonneuneconsis-tance,mêmeconfuseoudéformée,àlavéritébiblique,moraleoupluslargementspirituellequi,sans lui,demeurerait insaisissable,etonsaitcombienlapenséesymboliquemédiévales’estnourriedecetteconviction.Lathéorieetlapratiquede l’exégèsemédiévaleattestentàquelpoint l’herméneutique sacréeafiniparinclurelesairesdusymboleprofanedansl’explicationdesÉcritures.

Pourautant,lespoèteschrétiensnecherchentpasàdissimulerlemensongedumythe; ils l’assumenttotalementetn’arrêtentpasdeleproclamerdanslesprologuesdeleursœuvres.SaintAugustinpoussemêmeleparadoxejusqu’àdé-clarerque“lafableduvoldeDédalenepeutpasêtrevraies’iln’estpasfauxqueDédaleaitvolé27”;qu’est-ceàdiresinonquelemythedoitêtremensongepourêtreautoriséàdevenirunsymboledevérité?Mais,enmêmetemps,cespoètessenourrissentdumythepourdramatiser,célébrersinonexpliciterdesmystèresbibliquesau-delàdel’épurescripturaire:l’ÉdendevientunÂged’orquisynthé-tisetouslesplaisirs,lavégétation,lafaune,lesfruits,lescoursd’eaudespara-dismythiquesdepuislesjardinsd’Alcinoosdansl’Odyssée jusqu’auxvariationsprécieusesd’Ovidesurlesmythesdemétamorphosesvégétalesouanimalesenpassantparlelocus amoenus desChamps-Élyséesvirgiliens;leChristdescenduauxenfersparcourtleslieuxetlesitinérairesdetouteslescatabasesmythiques,non sans inverser le sensdesvoyageshéroïqueset enomettant la composantebienheureusedesChamps-Élysées;l’ascensionduChristetdesessaintssefaitsurlemodedescatastérismesantiquesdoubléd’uneimagerieempruntéeauritueldutriompheromain.Lacélébrationpoétiquedesmartyrschrétienselle-même

26 sen., epist.I,8,8.27 aVg.,soliloq.II,11,20.

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recoupelesfiguresdesgrandsblessésdelamythologie,notammentdanslaver-siontragiquequ’enavaitdonnéeSénèquequin’épargnaitaucundétailcliniquedeleursmutilations.Parcequelemytheestdevenumensonge,ilpeutcontinuerdevivredansl’imaginairedeschrétiens,sinonentrerdans“lebonusage”litté-rairepourexpliciterleursmystères28.

Cette“conversion”duchristianismeaulangagemythiquen’estpassansconsé-quencesurl’exposépoétiqueducontenumêmedelafoi.Mêmesilespoèteschré-tienscontinuentdemanifester,commeilsedoit,unecertainediscrétiondanslesremploismythologiquesdupaganisme,habituellement traités en immergence,la référencemythiquen’endevientpasmoinsun systèmedepenséedansunequêtealternativedelavérité,ou,àtoutlemoins,unsystèmefiguratifdansl’ex-pressionpoétiquedecettevérité,quin’ensortpasindemnedetouteconnotationprofane.Quellesquesoientlesprécautionsprisesparlespoètes,le“mensonge”dumythepaïen“contamine”lecommentairepoétiquedel’Écriture;touteslesirruptions du merveilleux antique dans la poésie chrétienne, avouées ou non,“transforment”radicalementlemystèrebibliquedansununiversdégagédesesracines scripturaires,du reste souvent incomprisespar lesnouveauxfidèles, etengagédansuneviséecroyantemieuxenphaseavecleurculture.L’exemplelit-téraireultimedecetteappropriationchrétiennedumytheestceluiducenton,homériqueouvirgilien,oùlepoètedémembrelesmotsquiracontentlesfictions“mensongères”de la fablepour les recomposerdans le récit “véridique”d’unehistoiresaintehéroïsée.

la mise en forme littéraire du mythe : rhétorique et imitatio

Outrelesimplicationsspirituellesdelaréceptionlatineetchrétiennedesmy-thesanciens,ilfautaussigarderàl’espritquecesréécrituresnoussontconnuesdansdestextesconditionnésparl’exigencerhétorique,enparticulierdèsl’épo-que augustéenne,où lapoésie, principal vecteur littérairedumythe, s’est trèslargementouverteauxartsdéclamatoires.ÀRome,larhétoriqueinvestittoutletravaild’écritureetl’écoledurhéteurestunvéritablelaboratoiredelittérature.Par ailleurs, la création littérairedans l’antiquité est entièrement tributairedel’imitatio,etdoncd’une“remiseenforme”desmodèlesquel’onadmirepourlesaméliorer:lareformatio in melius,plusieursfoismiseàl’ordredujourdespro-grammesidéologiquesdel’empire,impliquenotammentquel’idéaldel’écrivainestbienceluiquefaitespérerMénalqueaubergerpoèteMopsusdanslacinquiè-meBucoliquedeVirgile:“Tununcerisalterabillo”—“Tuserasdésormaisun

28 Sur toutecettequestion,voir l’article:P.-A.deProost, “Ficta et facta.Lacondamnationdu‘mensongedespoètes’danslapoésielatinechrétienne”,dansRevue des Études Augustiniennes,t.44(1998),p.101-121.

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autrelui-même”29.Enlittérature,cetteculturedumodèleadéveloppé,enmêmetempsqu’elleenaprofité,l’artdu“lieucommun”,quipourraitêtrel’équivalentantiquedu “stéréotype”.Hérités des topoi aristotéliciens, qui permettaient auphilosophederassemblerencatégorieslesdifférentsmoyensd’argumentation,lesloci communes desrhéteursontquittéleschampspolitiqueetjudiciairedel’ar-gumentetdelapreuvepourdevenirdesthèmesrhétoriquesréutilisablesàl’envietdevenusindispensablesdansune“invention”narrativefondéesurl’imitationetlareconnaissance;ilssontmêmedevenusdeslieuxobligésdanscertainsgen-reslittéraires,comme,parexemple,latempêteoulecompagnonnageguerrier,dontaucuneépopéeantiquenepeutfairel’économie,ouencorel’amantesclaveouleserviced’amourdanslapoésieérotique.

Figésdansleurformeetleurstructure,ceslieuxcommunsneportentaucunevaleurensoi;ilssont“neutres”tantqu’ilsnesontpasintégrésdansunrécit;ilssontdesoutilsrhétoriquesqui,commeleditCicéron,“peuvents’employerpouretcontre”30.Enrevanche,dèsqu’unpoètelesinclutdansunehistoire,notam-mentmythique,ilspeuventdevenirl’occasiond’unegrandevirtuositélittéraire,mais,surtout,ilssechargentd’unevaleurémotivenouvelleenaccordaveclemo-mentdurécitetilsconnotenteux-mêmescemomentd’uneémotionparticulière.Ainsi,parexemple,toutenétantunlieucontraintdel’épopée,JoëlThomasamontréquelatempêtedupremierchantdel’Énéideorganiselesséquencesetlesimagesduschémascolairedansunsensoriginal,spécifiqued’unesensibilitéinvestie,enl’occurrence,parlessymbolesdeladispersionetdelaviolence,nonsansjoueraussiunrôlestructurelderuptureetd’initiationduhérosépiquedanslecadreglobalde l’épopéevirgilienne31.Dans lesMétamorphosesd’Ovide, lenaufragemythologiquedeCéyx au livreXI remploie lemême lieu commun,maispourexprimer,cettefois,dansuncontextedecatastrophe,unmomentdelaluttedel’hommeetdel’humanitécontreunenaturehostile.DanslaPharsaledeLucain,lesdérèglementmarinsduchantVsontuneconvulsionhyperboliquedesélémentsoùCésarprendtoutelamesuredel’hybrisetdelatemeritasdesesdestins.

29 Verg.,ecl.V,49.Sur toutecettequestion,voirP.-a. deProost,“Création, sens,éthique.Lesdifférencesantiquesetlatines”,dansCréation, sens éthique : la triangulation des enjeux lit-téraires.ÉtudesrassembléesetprésentéesparMyriamWatthee-Delmotte,dansLes Lettres ro-manes,fasciculehorssérie,2000,p.17-24.

30 CiC.,de inuentioneII,50.31 VoirJ. tHomas,Structures de l’imaginaire dans l’Énéide,Paris,BellesLettres,1981,p.79-

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le mythe antique comme réécriture et vestige

Autotal,commelerappellentFrédéricMonneyronetJoëlThomas, lemy-theenlittératureapparaîtbienàlafoiscommeune“réécriture”etcommeun“vestige”32.Entantquerécit, il aune fonctionarchéologiquequiperpétueundiscoursd’origine sur les rapportsde l’hommeau sacré,quiporte l’empreinted’une traditionconstituéedans la longueduréed’unecroyance religieuse; entantqu’image,ilaunefonctiontéléologiquequimetconstammentcettetradi-tionàjourdansl’actualitédesaréécriture,aurisquede“subvertir”lacroyancequil’afondée,carilouvrel’imaginaireàdessensnouveaux,notammentparlebiaisdes imitations contrastées etdes lieux communs, enpartie liés augenrelittéraired’accueil.Lemytheestunemanièrederéenchanterlarecherchedelavérité,au-delàdudiscoursrationnel,àtraversdesrécitssymboliquesquiincar-nentlesarchétypesdel’esprithumaindansdesimaginairesculturelssanscesseréactivés sinon réinventésdans le tempsdeshommesetde leurparole.Plutôtqu’ilnelametenéquation,lemythemetlavéritéenénigme,etsarésolutionrelèvemoinsducalculquedudéchiffrementoude la traduction.Dans leDe doctrina christiana,saintAugustinsefélicitedel’obscuritédesÉcrituresquipermetàl’intelligencede“progressernonseulementparladécouvertedelavéri-té,maisencoreparl’exercicequ’elleyconsacre”,définissantainsi,pourplusieurssiècles, lavaleurdel’expressionchiffréeet laméthodedel’exégèsesymboliquedansl’enseignementbiblique33.Lemythedanslalittératureancienneparticipedecemoded’investigationoùlavériténesedécouvrejamaisdéfinitivementpourpréserverleplaisiretlapassionquel’onmetàlachercher;enl’occurrence,cettepassionestcelledudétourparles“tempsd’alors”pourtrouverl’explicationàlavéritéd’aujourd’huietengagerl’actiondedemain.Lesmythessontleshistoiresinspiréesqueleshommesseracontentenyprojetantlesmystèresdeleursangois-sesetdeleursespérancesdansletempsdelaparole.Imagesourécits,ilssontlamétaphorevivedel’expériencehumaine;ilssontl’utopiequi,àtouslesâgesdumonde,metenscèneledramedeshommesetdessociétéspourlespassionnerdansleurquêtedesensetdecomportement,tantilestvraique,selonAdolpheGesché,“onnepartenguerrequepoursauverHélène”34.

32 F.monneyron — J. tHomas,Mythes et littérature,Paris,P.U.F.,(“Quesais-je?”),2002,p.102-105.

33 aVg.,doctr. christ.IV,6,9.34 A.gesCHé,Le sens,Paris,Cerf,(“Dieupourpenser”),2003,p.100.

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3l’approche historienne des mythes et des stéréotypes

les approches scientifiques du mythe

Lemot“mythe”n’apparaîtqu’audébutduxixesiècle.Dèslemilieudecesiè-

cle,l’étudedesmythesfaitsonentréedanslessciencessociales.L’anthropologieestlapremièreàs’intéresser“austatutintellectueldesrécitsmythiquesetàleurssurprenantessimilitudesd’unecultureàl’autre,delaGrècepolicéeetadmiréejusqu’auxpeupladesprétenduesprimitives”35.Lesmythessontalorsperçus“com-medestentativesintellectuellesdespeuplespourexpliquerlemonde,maisaussicommedesmanifestationsd’unepenséeencoreconfuseetembryonnaire”.

Auxxesiècle, l’apportdesethnologuesfonctionnalistes36metl’accentsurles

fonctionssocialesetlaforced’organisationdesmythesauseindescommunautésquilespartagent.Cesapportssontcomplétésparceuxdelapsychanalysequilielaforcedesmythesàcelledel’inconscient.Eneffet,lerécitd’unrêveressemblebeaucoupàceluidumythe.Etsilesrêvessontindispensablesàlasantémentaleetàl’activitéintellectuelledesindividusparcequ’ilscréentunespacevitalentrelepsychismeetleréelbrutensoiinsupportable,lesmythesapparaissent,delamêmefaçon,nécessairesauxsociétéshumaines.Car,“danslamesureoùlesmy-thesserventàconstituerlescatégoriesdanslesquelless’enracinentlescultures,ilsjettentàlafoislesbasesdelasignificationetcellesdelacommunication”37.Freud,selonAntoineVergote,“enarriveàreconnaîtrelastructuremythiquefondamen-taledel’hommeauniveaudusurmoietdel’inconscient.L’individu,d’aprèslui,estprisdansungrandmouvementculturelquiledépasseetquisemanifesteenlui.Par lapsychanalyseseconfirmeque laNatureadesraisons inconnuesdenousetqu’elless’expérimententdansl’homme.Etconcernantlespulsions,Freudnousditqu’ellessontlespuissancesmythiquesenl’homme.[…]Freudadécentrélemoidelui-mêmepourlesituerdanslesgrandesstructuressymboliquesquiconditionnentsespossibilités”38.Mais,c’estavecClaudeLévi-Strauss39etl’apportdesstructuralistesque l’analysedesmythesdevientunescienceàpartentière.L’analysestructuralemontreque“lastructuredesmythesreflètelastructurede

35 J.Pirotte,art. cit.,p.10.36 Notamment,B.malinowski,Le mythe dans la psychologie primitive, dans Trois essais sur la

vie sociale des primitifs,Paris,Payot,1968(trad.françaisedeMyth in Primitive Psychology,1926).

37 P.smitH, “Mythe.Approche ethnologique”,dansEncyclopaedia Universalis,Paris, 1985, t.XII,p.881.

38 A.Vergote, Interprétation du langage religieux,Paris,LeSeuil,1974,p.8839 Cl.léVy-strauss,Mythologiques,Paris,Plon,1964-1971,4vol.

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l’esprithumain.Lesmythesnesontpasseulementunjeudel’espritmaislelieuprivilégiéoùseforgentlescatégories; ilsserventnonseulementàmarquerlesécartsquisontdéjàdonnésparlanature(l’hommeetlafemme,lecieletlaterre,lejouretlanuit,parexemple),maisaussiàintroduireladiscontinuitéindispen-sableautravaildel’intelligenceencreusantdesécartsauseinducontinu(natureetculture,nousetlesautres,parexemple)”40.

Ainsi, les récits mythiques, nés du manque radical de l’homme et de sonexpériencedu sacré41, seraient l’émergenced’une logiquedes rapports sociaux,l’affirmationdusensdel’expériencecollectivementvécue.Car,lemytheestfon-damentalementrévélation,dévoilementd’unmystèrequifondelesstructuresduréeletuncomportementhumain:“C’estuneaffirmationàlafoiscréatriceetexemplaire”42.C’est,selonlaformuledeG.Sorel,un“ensembleliéd’imagesmo-trices”:ilappelleaumouvementetinciteàl’action43.Lacomplexitéetlarichessedecesimagesfontdumytheunrécitquinepeutêtretoutàfaitcernéoudéfinisans être appauvrioumutilé.Lemythe, eneffet, se révèle fondamentalementpolymorphe44, c’est-à-dire constituéd’une séried’images ambivalentesdont lessignificationspeuventêtrecomplémentairesouopposées45.Toutefois,au-delàdecettecomplexité,ilexistequelquechosecommeunelogiquedudiscoursmythi-que,unecohérenceinterne,s’articulantsurquelquesgrandsaxestelslesthèmesdu Sauveur, du Complot, de l’Unité ou de l’Âge d’Or, développés par RaoulGirardet.

pensée mythique et monde contemporain

Ladimensionmythologiqueainsidéfinieapparaîtdonccommeunlieusocialdeconnaissance,commeunmoded’existencecollective,commeun“imaginairevécu”indispensableàtoutecivilisation.Lessociétésmodernes,pasplusquelessociétésarchaïques,nepeuvents’enpasser:lesmentalitéscollectivess’ennourris-sentcommed’unélémentvital.

40 P.smitH,Mythe… art. cit.,p.881.41 A.Vergote,Religion, foi, incroyance,Bruxelles,Mardaga,1987,p.166.42 M.éliade,Mythe, rêve et mystère,Paris,Gallimard,1957,p.9.43 CitéparR.girardet, Mythes et mythologies politiques,Paris,LeSeuil,1986,p.13.44 R.girardet,op. cit.,1986,p.15.45 Ainsi,parexemple,l’imagedelagrottepeutêtrecelledurefugeetdelasécuritécommedel’om-

bre,del’ensevelissementouduchaos;etlemytheducomplotpeutêtretantôtobscureetmaléfi-quetantôtrédempteuretsaint,etc.“Lespossibilitésd’inversionsdumythe,écritGirardet(p.16),nefontquerépondreàlaconstanteréversibilitédesimages,dessymbolesetdesmétaphores”.

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Cependant,faceàladispersiondel’imaginairecaractéristiquedenotremon-decontemporain46, forceestdeconstaterquelesrécitsmythiquesnesontplusaussiunifiésqu’autrefois.Ladimensionmythologique,sousdesformesdégradéesleplussouvent,s’estinfiltréepartout,commelenoteClaudeRivière:“Ilfautvoirdanslamodernitéunprocessusd’idéologisationincorporantdesmythes:lemythede lasciencesubstitutde larévélation, lemythede latranscendancedespouvoirs,lemythedel’individucommeexaltationréactionnelleetrecyclaged’unesubjectivitémenacéeparl’homogénéisationdelaviesociale,lemythedusexecommelibérateurd’unelibidolongtempsécraséeparlescontraintesdusur-moi,lemythedutravailauquelonadhèrecommeàunechartesociale,lemytheduchangementperpétuel,parodiedelarévolution,lemythedel’immortalitéquisoutientlesexpériencesdecryogénisationdescadavres…”47.

Lesmédias,lapublicité,lapropagandepolitique,lascience-fiction,sécrètenten effet tout un imaginaire avec ses héros, ses vedettes et ses croyances. À lalimite,toutmoyend’expression,touteparole,touteécritureentretientquelquepartunrapportaveclesmythes,participeauxreprésentationscollectives,renou-velleetréactualisesanscesse lesschèmesmentauxde lasociété : toutrécitestquelquepartuntempsracontéquipermet,ditP.Ricœur48,lepassaged’untempscosmiqueàuntempsvécu.Lemythologiqueestuntempsimaginairequidonneaccèsauréel,c’est-à-direquiintègrelelecteurdanslequotidienetlanormalitéindispensableàlacohésionsociale,enpassantparl’extraordinaire.Lemondedelapresse,commeceluidel’imageoudelapublicité,apparaîtmêmecommeunesortedegrandprêtredestempsmodernes.“Lejournal,écritRenéPucheu,estbeaucoupmoinsunmoyend’informationqu’unmoyend’incantation, ilestàlasociététechniquecequelesorcierestàlareligionprimitive.Enconséquence,toutl’universjournalistiqueestmagieetorchestrationdesthèmesmythologiquesdel’humanitémillénaire”49.

Cettedispersiondeladimensionmythologiquedanslemondecontemporainexpliquepourquoileshistorienspréfèrentdeplusenplusparlerde“systèmedereprésentationscollectives”plutôtquede“mythe”.

46 Cf.D.HerVieu-léger,La religion pour mémoire,Paris,Cerf,1993.47 Cl.riVière,“Mythesmodernesaucœurdel’idéologie”,dansCahiers internationaux de socio-

logie,vol.XC,1991,p.23-24.48 P.riCœur,Temps et récit,Paris,Gallimard,1983,3vol.49 R.PuCHeu,Le journal, les mythes et les hommes,Paris,Leséditionsouvrières,1962,p.16.

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les représentations sociales

Pour les psychosociologues, comme Denise Jodelet et Serge Moscovici, leshommesneconnaissentetvivent lemondequ’àpartird’unsystèmederepré-sentations.Cesystèmeestàlafois“leproduitetleprocessusd’uneactivitéd’ap-propriationdelaréalitéextérieureàlapenséeetd’élaborationpsychologiqueetsocialedecetteréalité”50.Ceciimpliquequetoutereprésentationestdynamique51,endialogueconstantavecleréel,carellesebaseetrendcomptedel’expériencedelaréalité(logique)toutencréantdel’idéal(affectif).Ainsi,lesreprésentationscollectivessontfondamentalementinterprétationsdumonde:ellesfont“saillirlesfaits”52toutengardantunecertaineautonomieparrapportàceux-ci.Eneffet,lesreprésentationscollectivesmettentenreliefcertainsfaitsplutôtqued’autresetparlàordonnentlefoisonnementchaotiqueduréelenstructuressignifiantes.Mais,dumêmecoup,elles interprètentet reconstruisent la réalitéquipermetunecompréhension de soietdumonde,assuredesvaleurscommunesimposantdes comportementsetgarantituneestime de soi(auprix,parfois,dedistorsionsdésastreuses).

Lesreprésentationssocialessontdoncunenécessitéstructurantedesidentitéscollectivesquitententderendrecomptedel’expériencetoutenyinvestissantdel’idéal.Carnullesociétépourêtreunesociéténepeutsepasserd’unsystèmedereprésentationscollectivesquijetteàlafoislesbasesdelasignificationetcellesdelacommunication,enmêmetempsqu’ilconstituel’identitépropred’uneso-ciétéetsonaccèsaumonde:“l’imaginationsocialeestconstitutivedelaréalitésociale”53.

Bref,lesreprésentationsontquatrefonctions:unefonctioncognitive(connaî-trelemonde),unefonctionpragmatiqueetcomportementale(orienterl’action),unefonctiondejustificationdel’action(àsespropresyeuxetfaceauxautres),unefonctionidentitaire(estimedesoietappartenanceaugroupe).Notons,enfin,quelesreprésentationsontuntripleancrage:psychologique(individuel),social(collectif)etinstitutionnel(vecteurdetransmission).

50 D.Jodelet,Les représentations sociales,Paris,P.U.F.,1991,p.37.51 En outre, on constate que les représentations sont formées d’éléments centraux et d’éléments

périphériquesquiévoluentconstamment.Unélémentpériphériquepeutpassersoitverslecentresoithorsdelareprésentation;parcontre,unélémentcentraldoitpasserparlapériphérieavantdesortirdelareprésentation,sansquoilareprésentationéclate…

52 D.Jodelet,op. cit.,p.69.53 P.riCoeur,L’idéologie et l’utopie,Paris,LeSeuil,1997,p.19.

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les caractéristiques du stéréotype

Defaçongénérale,lesscientifiquess’accordentsurquatrecaractéristiquesquipermettentdedéfinirlestéréotypeauseindesdifférentstypesdereprésentationssociales:laréductionsimplificatrice,larépétitiondansladurée,laproductiondansunespacecollectifetlejugementhâtif.

Lestéréotypeestd’aborduneformepremièredeconnaissance,maisquiensefigeantempêchelapoursuitedelaconnaissance.Eneffet,lestéréotypeoffreunecatégorisationduréelquiestimmédiatementetinconsciemmentgénéralisée.Àpartird’unélémentd’observation,lejugementanalogiqueélaboreun“idéal-type”quidevientdans le stéréotype l’essencemêmede l’ensembleperçu.Dèslors,lejugementanalogiquesetransformeenjugementdéterminant:cequiavaitvaleurheuristiquedevientessentialiste.Lestéréotypes’érigeenfiltrequiéliminetoutcequine le confortepas.Autrementdit, il estpauvreen informationetrésisteauchangement.

Or,c’estlapauvretémêmedustéréotypequienfaitlapuissanceetlastabilité.Carlesstéréotypestirentdelaréalité,présenteoupassée,“desmorceauxéparsdevéritéqu’ilsfondentenuneimagesupposéeexprimertoutelavérité”54d’unechose,d’unepersonneoud’unpeuple.Les stéréotypesoffrentdonc,contre lacomplexitédumonde,la“familiaritéd’untableaubienordonné”55,confortableetrassurant.

Enoutre,lestéréotypecontientunjugement:c’estuncliché,unlieucom-munquiprend la formed’un jugementpéremptoire.En effet, les stéréotypescharrientsouventdumépris,del’incompréhension,voiredelahaine,maisausside l’admiration voire de la fascination. Notons qu’en tant qu’ils sont sociale-mentpartagés,lesstéréotypesjettentlesbasesdelacommunicationauseind’ungroupe,enmêmetempsqu’ilsparticipentdesonidentité.

Enfin,lesstéréotypesserépètentdansletemps.Leurimpressionnantestabilitéposelaquestiondel’évolution.Enfait,commen’importequellereprésentationsociale,lesstéréotypescontiennentdesélémentsambivalentsquienfontlady-namique.Ainsi,parexemple,l’anglophilieetl’anglophobiedesFrançaispuisentdanslemêmefond:laperfideAlbionversusl’efficacitébritannique56.Selonlecontextehistorique,lepôlenégatifoupositifsevoitréactivépourfairefaceauprésent,donnerdusensetpouvoiragir.

Enunmot, les stéréotypessontdesreprésentationssimplifiéesquiontunedimensioncognitive indéniablequoique limitée,quicharrient lesvaleursd’ungroupeetenoriententl’actiondansuncontextedonné.

54 R.franCk,“Qu’est-cequ’unstéréotype?”,dansJ.N.Jeanneney(s.dir.),Une idée fausse est un fait vrai…,op.cit.,p.19.

55 J.N.Jeanneney,“Laprofondeurdudérisoire”,dansibid.,p.13.56 R.franCk,“Qu’est-cequ’unstéréotype?”,dansibid.,p.21.

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stéréotype sociaux, conflits et identités

Onentendparstéréotypessociaux,lesreprésentationssimplifiéesqu’ungrou-pesefaitd’unautre.Or,ilapparaîtquel’imagedel’autreesttoujoursliéeplusoumoinsdirectementetplusoumoinsfortementàl’imagedesoi;tantilestvraiquelejugementquel’onportesurautruiparleplusdenous-mêmesquedel’autre.Ainsi,l’imagedel’autren’estpasuneimageensoi,maispoursoi.

Toutgroupe,pourexisterentantquegroupe,développeunensemblederé-férencespartagées,d’attitudesetdevaleurscommunes.Cetensemblederéféren-cesoudecroyancescollectivessecaractérisentparuneimportanterésistanceauchangement,doubléed’unetendanceàvaloriser legroupe“aupointd’enfaireunesorted’entitétranscendanteàsesmembres,endévalorisantsimultanémentlesautresgroupesconçuscommeinférieursoudangereux”57.Eneffet,lasimpleprisedeconsciencedel’existenced’unautregroupesuffitàinstaurerunclimatd’hostilitélatente58.Larencontreentrelesdeuxgroupespourrareleversoitdelacoopération, soitde lacompétition.Lasituationdeconcurrence,quipeutdé-générerenconflitouvertvoireenguerre,estunpuissantfacteurd’émissiondestéréotypescaractérisantl’adversaire.Cettecaractérisationsefait,évidemment,dans lesensde lavalorisationde l’endogroupe,enattribuantauxmembresdel’exogroupeunesituationd’infériorité,viadesjugementsdépréciatifs.Cetusagedustéréotypeestparticulièrementimportantentempsdecrise.Maislafaçondedévaloriserl’adversaireoudelediaboliserévoluedansletemps59.Lecontenudesjugementsetleurévolutionintéressedoncl’historien.

LestravauxdeDenHollander,danslesannées1950,surlesrelationsinter-groupes à l’échelledesÉtats oudesNations,mettent en évidence la fonctionsocialeplusoumoinsintensedesstéréotypesselonlecontexte.Encasdeconflitréel,c’est-à-diredeguerre,“rienetpersonneducôtéennemin’estapprouvé.Parcontre,ilyauneapprobationenthousiaste,quoiqueplutôtinstable,desalliés;etleseulfacteurconstantestlaconvictionquelegroupedontonfaitpartieestparfait”60.Onentredoncdansunmondemanichéenetsansnuance.Cesimages,aussiillusoiressoient-elles,sontinvestiesdepassionstellesqu’ellessontconsidé-réesparlegroupequilesémetcommerelevantdusavoiretdelaconnaissance,c’est-à-diredelaVérité.C’estdanscecontextequ’ilfautplacerleconsentementdespopulationsàlapropagandedeguerre;propagandequientretientetdiffuse

57 maisonneuVe,Psychologie sociale,Paris,P.U.F.,(“Quesais-je?”),1957,p.79.58 J.-P.leyensetV.yzerbyt,Psychologie sociale,Bruxelles,Mardaga.,1997,p.302.59 Ainsiparexemple,ladiabolisationdeGuillaumeIIen1914-1918s’articulaitsurl’idéededégé-

nérescence;alorsquedanslesannées1990,ladiabolisationd’unMilosevics’articulesurl’imagedupsychopathe.

60 A.N.J.den Hollander,“Commentonnousvoitau-delàdesfrontières.Enquêtepréliminairesurles‘imagesdesgroupes’”,dansRevue de Psychologie des Peuples,t.IV,1950,p.429.

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desstéréotypespréexistantsetnécessairespourtenirfaceauchaos;propagandeà laquelle lesgensontbesoindecroire.L’usagedes stéréotypes impliquedoncdescomportements,desfaçonsd’agirdanslemondeetdeletransformer.Ainsi,parexemple,leshistoriensdelaGrandeGuerreontmontréquela“culturedeguerre”, cet ensemble de représentations de la guerre qui à la fois sacralise laPatrieàdéfendreetdiabolisel’Ennemiàcombattre,aétélavéritablematricedelaviolenceinvraisemblabledecettepremièreguerretotale61.

Autotal,leshistorienss’intéressentdoncàlafoisauxcontenusetauxusagesdesstéréotypesàtraversletemps.Auplanducontenu,ils’agitd’analyserlesélé-mentsconstitutifsdesstéréotypes,devoird’oùilsviennent,d’enretracerl’évo-lutionetdemesurerlesécartsparrapportauréel.Auplandesusages,ils’agitde sedemanderqui sont les émetteursdes stéréotypes,quels sont les vecteursdediffusion(lesmanuelsscolaires,parexemple,sontd’importantsvecteursdetransmissiondesstéréotypesnationaux),parqui ils sontpartagés(unenation,uneclassesociale,unegénération,etc)etdansquelcontexte.Auplandeseffetsderéels,enfin,ils’agitd’analyserlescomportementssociauxoulesdécisionspo-litiquesquecesstéréotypesontimpliqués.

spécificité de l’approche historienne

Àlasuitedespsychologuessociaux62,leshistoriensactuelsconsidèrentquelesreprésentationscollectivesagissentsurlemondeetlemondeagitsurelles.Issuesdel’expérienceduréel,“lesreprésentationsdeviennentàleurtour,quellesquesoientleurséventuellesdivagations,unmoteurdécisifdel’histoire”63.Opposerlesreprésentationscollectivesauvraiouaurationnel,c’est-à-direrejeterlesrepré-sentationsdansledomainedufauxoudel’irrationnel,conduitàfairel’impassesurunepartessentielledel’expériencehumaineetsociétale.Carc’estoublierledynamismeorganisateurdesreprésentationssocialeset leurrôleessentieldanslafaçondontleshommeshabitentlemondeetluidonnentsens.L’imaginationsociale, selon labelleexpressiondePaulRicœur,est“constitutivede laréalitésociale”64.

Àlafoislieusocialdeconnaissanceetmoded’existencecollective,lesrepré-sentationssocialessontindispensablesàtoutesociété,commesociété,entempsdepaixaussibienqu’entempsdeguerre.Carelles“confèrentunearticulationsymboliqueàlaconstitutionduliensocialetàlaformationdesidentités”65.Mais,

61 Cf.S.audoin-rouzeauetA.beCker,14-18, retrouver la Guerre,Paris,Gallimard,2000.62 Voiràcesujet:D.Jodelet (dir.),Les représentations sociales,Paris,P.U.F.,1991.63 J.-N. Jeanneney (dir.),Une idée fausse estun fait vrai.Les stéréotypesnationauxenEurope,

Paris,O.Jacob,2000,p.13.64 P.riCœur,Idéologie et utopie,Paris,LeSeuil,1997,p.19.65 P.riCœur,“L’écrituredel’histoireetlareprésentationdupassé”,dansAnnales HSS,juillet-août

2000,n°4,p.741.

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siaucunesociéténepeutsepasserdesystèmedereprésentations,plusieurssys-tèmespeuventcoexisterauseind’unemêmesociété,s’affronterous’influencer.Lesenjeuxdepouvoiretd’identité,lesenjeuxstratégiqueetéthiquesontautantdedynamiquesquitraversentlesreprésentationscollectivesetlesfontévoluer.Laforcemêmedesreprésentationsenfaitunenjeuàpartentière.Car,lesdécisionspolitiquesen sont tributaires et lespouvoirsypuisent leur légitimité,quitte àles transformerou lesdénaturer66.Dans les sociétéscontemporaines, la sollici-tationdesreprésentationscollectivesestunmoyendontusent,deplusenplus,lesdétenteursdupouvoirpourlégitimerleursactions,pérenniserleurinfluence,mobiliserlesesprits,etc.

Lespériodesdecriseadviennentcommedesmomentsrévélateursdestensionsvoiredes contradictions, inhérentes à tout systèmede représentations.Avec laguerre,toutparticulièrement,leshommessontmisànudansleursimaginairescommedans leurs corps.À l’incertitudedu temps, ils opposent la familiaritédesstéréotypes67etlasécuritédescroyancesanciennes.Faceàl’arbitrairedelaviolence,àlaterreurducombatetàl’impuissanceressentie,faceàlamort,àlasouffranceouàlafaim,onvoitressurgirlesimaginaires,parfoislesplusarchaï-ques.Or,ces imaginaires réactivés jusqu’à l’exacerbationontun impact sur ledéroulementmêmedelaguerre,lespratiquesdeviolence,lesdécisionsmilitairesetpolitiques,ainsiquesurlavisiondel’homme,delavieetdumondependantetaprèslesconflits;engendrant,parlà,desreprésentationsnouvellesdesoietdel’autrequi,à leurtour,viennentalimenterlesimaginairescollectifs…Tantilestvraiquelesreprésentationshéritentdupassé,sontréactivéesparlesenjeuxduprésentetouvrentdesperspectivesd’avenir:“Lahantisedufuturfaitressur-girlesfantômesdupassé”,pourreprendreuneformuledePierreLaborie68.Or,cepasséestlui-mêmemultiple:différentstempssesuperposent,s’entremêlent,s’amalgamentousecontredisent.

66 Cequin’estpaspropreaumondecontemporain:dansl’Antiquité,RamsèsIIetOctaveontbeletbienutiliséetmanipulélesouvenirdesbataillesdeQadechoud’Actiumpourasseoirourenforcerleurpouvoir.

67 Lesstéréotypesoffrentleconfortetlafamiliaritéd’untableaubienordonné,suscitantunsenti-mentdesécurité,grâceàdetropsimplesmaistrèsstablescertitudes.Carlestéréotypecomporteune dimension simplificatrice, au sens où il caractérise, catégorise et réduit la complexité dumonde.Voiràcesujet:J.-N.Jeanneney(dir.),Une idée fausse est un fait vrai..., op. cit.,p.17-26.

68 CitédansJ.-N.Jeanneney(dir.),Une idée fausse…, op. cit.,p.24.

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4Mythe et stéréotypie dans les lettres contemporaines

imaginaire et stéréotype, un rapprochement contre “nature” ?

Notrecontributionàcetéchangepluridisciplinairesurl’imaginaireetsesmo-desdereprésentationprendcommeobjectif,sommetoutefondamental,d’enta-merune réflexion sur l’imaginairequiprésideauxétudes contemporaines surl’imaginaire.Cequisupposequelesproposquivontsuivreontquelquechosede«méta»parrapportàcesétudesmêmes.Trèsconcrètement,nousvoudrionsinterrogerlesimagesquevéhiculentlesétudeslittérairessurlesrelationsentre-tenuesparl’imaginaireetl’undesessupportslesmoinsprivilégiés,àsavoirlestéréotype.L’hypothèsequisous-tendceprojetestqu’endéplaçantnotreatten-tiondustéréotypeverslespratiquesd’analyselittérairedelafigure,onpourraitapporterquelquescomplémentsd’informationsurlefonctionnementduchamplittéraire.

Lorsque l’on essaie de synthétiser les positions communément adoptéesaujourd’huiparlesscienceshumainesàl’égarddustéréotype,onobservequ’ilyaunesorted’accordminimalsurunedoublefonctiondecemodedereprésenta-tion69.Surunplanquel’onpeutqualifierd’épistémologique,cetaccordévitelefigementdéfinitionnelquiauraitpuseretourner–àlamanièred’unboomerang–contredesinitiativesscientifiquesportantsurunenotionréputéepoursescapa-citésau…figement.Sidonclestéréotypepeutêtreidentifiéàunereprésentationcollectiveréductrice,iln’endemeurepasmoinsutile,deparsafonctiondesim-plification,àunepremièreappréhensiondesréalitéscomplexesdumondequ’ilestdonnéàl’hommed’expérimenter.

Onpeuttenterunrepéragedifférenciédecesdeuxperspectivesdelecturedustéréotypedansledomainedesétudeslittéraires,entenduquel’accentestalorsplacétantôtsurlafonctioncentripète(lestéréotypecomme“fermeture”dusens),tantôtsurlafonctioncentrifuge(lestéréotypecomme“ouverture”surl’altérité).Cequecettedifférenciationpeutavoirapriorid’artificielestcompensépar leconstatque,quellequesoitlaperspective,lespossibilitésd’expressiondel’ima-ginaire auxquelles est associé le stéréotypey sont toujours considérées commelimitées.

Dans lechampdesrecherchesconsacréesà l’imaginairesymbolique,onnes’étonnerapasquecesoitenprioritélesprédispositionsaufigementquiretien-

69 R.Amossy,“Duclichéaustéréotype.Bilanprovisoireouanatomied’unparcours”,dansG.MatHis(textes réunispar),Le cliché,Toulouse,P.U.duMirail, (“Interlangues: série ‘Littératures’”),1998,p.25.

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nentl’attentionetrendentlestéréotypesuspect.Cesontcesprédispositionsquivalentprécisémentàl’imagestéréotypéedeservirderepoussoiràl’imageparex-cellence,àsavoirl’imagesymboliquequisedistingueprécisémentparsavirtua-litéreliante,c’est-à-direparsondynamismesémantiqueinépuisable70.Lorsque,danslecadredesétudesportantsurlalecturelittéraire,ilestquestiondelecture“participative”,celle-ciestcenséeouvrirletextesurautrechosequelui-même,lehors-texte, laréalitéextérieureautexte.Mais l’ouvertureresteétroite,parcequecontrôléeparlestéréotype.Silelecteurparticipeainsiautextequ’illit,c’estparcequ’ilyretrouvelesstéréotypesdontiluseauquotidiendanssonexpériencedumonde71.Maisqu’ils soient identifiés àdes effetsde réelqui entretiennentl’illusiond’uneconfusionentrelafictionetlaréalitéouàdesimagesrepoussoirsquirestentenmargedelaquêtedusens,lesstéréotypessontrégulièrementas-sociés,parladoxalittéraire,àuneproductionparticulière,qualifiéede“large”ou d’“industrielle”. Outre qu’elle permet de souligner le cousinage historique(voire“technique”)entrecetteproductionnéedelarévolutionéponymeduXIXesiècleet lestéréotypedont lesensétymologiquerappellesonimplicationdansl’essord’uneimprimerieàgrandtiragedurantcemêmesiècle72,laqualificationd’“industrielle”induitsimultanémentladisqualificationaxiologiquequifrappecommepartraditioncetypedeproduction.etquireposesurl’importancequan-titativedesonpublic(“large”),ainsiquesursafonctionaliénante:silegrandpublicseplongeavecuntelravissementdanslesfantaisiesdelafictionlittéraireindustrielle, c’est parce que celle-ci, par ses répétitions et ses stéréotypes, fait“obstacle”àlaréalité,enpermettantàcepublicdel’oublier73.Audébutdesonétudeconsacréeàlalectureetàsespublics,Jean-YvesMollierattirenotreatten-tionsur lapermanencede ladénonciationpourcaused’aliénationqui frappe,indépendammentdeleursspécificitésformelles,lesbiensculturelssélectionnéspar “le plus grand nombre”: «De l’amendement Riancey voté en 1850 – unimpôtsurleroman!–àlapublicationen1904deRomans à lire et romans à proscriredel’abbéBethléem,lesprescripteursn’ontpasmanquépourencadrer,àdéfautdelesinterdire,leslecturesdupeuple.Venudeladroitedel’échiquierpolitique,maisparfoisaussidelagauchequis’effrayaitd’unepossible«aliéna-tion»desprolétairesparleromand’aventuresousentimental,lesattaquesfurentnombreusescontrecefléaudumondemoderne.Pourunetrèslargepart,lesphi-lippiquesplusrécentescontrelecinéma,latélévisionoul’ordinateuretlesjeuxvidéos’inspirentdesmêmesarguments,cequirendlarelecturedecesdiatribesoudecespolémiquesplusactuellesqu’onauraitpulepenser.”74

70 Cf.G.Durand,L’imaginaire. Essai sur les sciences et la philosophie de l’image,Paris,Hatier,(“Optiques”),1994,p.19;J.-J.Wunenburger, L’imagination,Paris,P.U.F.,(“Quesais-je?”),1991[1reédit.],p.113,.

71 J.-L.Dufays,Stéréotype et lecture,op.cit.,p.180-186.72 “Stéréotype”:/N.M.1.(1803).Typogr.Clichéstéréotype/dansLe Grand Robert de la langue

française […],1990.Cf.également:J.-F.Gilmont,Le livre, du manuscrit à l’ère électroni-que. Notes de bibliologie,Liège,CEFAL(“Bibliothèquedubibliothécaire”),1993,p.90-91.

73 Cf.J.-P.Esquenazi,Sociologie des publics,Paris,LaDécouverte(“Repères”),2003,p.30-31et34.

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Onne s’arrêterapas, fautede temps etdeplace, sur la contradictiond’unstéréotype«participatif»quitantôtouvresurleréel,tantôtyrestefermé.Nouspréféronsnous arrêter àunautre aspectquinousparaîtparadoxal:pourquoirestreindre l’usage du stéréotype au sous-champ de la production large, alorsque l’imaginairequ’ilvéhicule,pourpeuque l’ons’accorde sur sonnécessairelestage anthropologique, n’est pas censé connaître les frontières? En tout caspas cellesqui séparentvirtuellement le sous-champde laproduction largedusous-champ de la production restreinte. À cet égard et pour illustrer ce pro-pos,MireilleDottin-Orsiniabienmontrécequ’ilenétaitdecetteporositédesfrontièreslorsqu’ilétaitquestionducaractèrestéréotypédesreprésentationsduféminindanscettesecondemoitiéduXIXesiècle,décisivepourlaconstitutionduchamplittéraire75.Onpeutdèslorssedemandersiladoublestigmatisationdontlestéréotypefaitl’objet(pauvreenimaginaireetmarginaliséparsessupportsdediffusion)neprocèdepasd’unexercicedeviolencesymboliquepermettantàladoxalittérairedegardersesdistances–etsapositiondominante–àl’encontred’uneproductionlargeetd’unpublicdemassequi–pourparodieruneaccro-chepublicitairequivantaitunproduitalimentairedeluxe–‘nepartagentpaslesmêmesvaleurs’…“Critèreetfacteurdedistinction(d’ungroupesocialdansl’ensemble de la population, d’un individu dans son propre groupe social), lapratiqueculturelledominanteimpliquelaruptureaveclecommun:c’est-à-direaussibienlamiseenœuvred’unsystèmespécifiquedeperceptiondesœuvresesthétiquesqueladispositionàséparercequiesttrivialouquotidienetcequiestdel’ordreduculturel.”76

End’autresmots,laréticencequel’onéprouveàaccorderaustéréotypeuncer-tainpoidsimaginaires’expliquedemanièreplutôtsociologiquequ’ontologique:l’enjeudecetteréserve,c’estl’occasionquiestainsioffertede“naturaliser”l’arbi-traired’unrapportdeforcequiprésidedepuisladeuxièmemoitiéduXIXesiècleau fonctionnementduchamp littéraireetquiassureàcedernier,aujourd’huiencore,sonautonomieparrapportauchampéconomique.Celaétant,c’estensecentrantsurlanatureintrinsèquedustéréotypequ’ilestpossibledemontrerlapartd’arbitrairequiintervientdanslapratiquedelecturequ’enfaitlacritiquelittéraire.C’estpeut-êtremoinsducôtédelaconsommationdustéréotypequecetarbitraireestleplusmanifeste.Onprêtedésormaisautextestéréotypélapos-sibilité,pourunmêmepublic,d’unedoublelecture77:lectureparticipative(aucoursdelaquellelelecteurestfascinéparlepouvoird’illusiondesstéréotypes)etlecturedistanciative(quisupposelaperceptiondesstéréotypesetleplaisirqu’onpeutyprendre…),cequiauraitpourcorollaired’attesterd’ailleursunprocessus(discret)dedé/dichotomisationdespublicsauseinduchamplittéraire.L’accord

74 J.-Y.mollier,La lecture et ses publics à l’époque contemporaine. Essais d’histoire culturelle,Paris,P.U.F.,(“Lenœudgordien”),2001,p.4.

75 Cf.M.Dottin-orsini,Cettefemmequ’ilsdisentfatale.Textesetimagesdelamisogyniefindesiècle,Paris,Grasset,1993.

76 A.-M.THiesse,Le roman du quotidien. Lecteurs et lectures populaires à la Belle Époque,Paris,LeCheminvert(“Letempsetlamémoire”),1984,p.242.

77 J.-L.Dufays,Stéréotype et lecture,op.cit.,p.183et211(notamment).

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estmoinsévidentlorsquel’attentionthéoriqueportesurlafigureelle-mêmeetleproduitculturel,plussouventparalittérairequelittéraire,quil’accueille.

Onpeuteneffet sedemander si l’impératifdéfinitionneldufigement,quiaffectelescombinaisonsd’unitéssurl’axesyntagmatiqueetquiassurelavisibilitédu stéréotype, n’a pas étonnamment déteint sur les possibilités interprétativesdelafigure,dontonasoulignéprécédemmentlecaractèrelimité.Cequivaàl’encontred’unerègleélémentairedecirculationdusens,rappeléeparJean-MarieSchaeffer(quicitelui-mêmedespassagesd’uneétudedeDerrida)dansunchapi-treconsacréauxdangersdelafiction:“[É]tantdonnéquela‘langue’estunsys-tème,lestermesprésentsdansundiscoursdonnérenvoientà‘touslesautresmotsdusystèmelexical’,cequifaitqu’ilexistedanstouttexte‘desforcesd’attractioncachéesreliantunmotprésentetunmotabsent’,cesforcesnepouvantque‘pesersurl’écritureetsurlalecturedecetexte’”.78Parailleurs,àladifférenceducliché“quiestimmédiatementrepérable”79,lestéréotype,quineselaissepassaisir“àlasurfacedudiscours”80,résulted’uneconstructiondelecture“àpartirdedonnéesindirectes,éparsesetlacunaires”81,àmettreenrelation,parlelecteur,avecdesimagesculturellesquiluisontfamilières(cf.supra).Maiscettevariabilitédelaformulationetlapartd’initiativequiestlaisséeaurécepteurdelareprésentationstéréotypée n’offrent-elles pas comme un supplément de jeu (de marge) pourd’autresconstructions,pourl’explorationd’autres“profondeurs”sémantiques?

PascaleNoizet82,AnnikHouel83,quisesontintéresséesauromansentimental,ontmontréqu’ilyavaitmoyenderépondrepositivementàlaquestion.“Derrière”les stéréotypesquiabondentdanscegenredeproduction,ellesontobservé lacirculationd’un imaginaireautre,qui remetencause l’idée reçued’unpublicpopulairequiyabandonneraitsonâme.Pourcequiconcernelabandedessinée,elleaussiréputéepourêtregrandepourvoyeusedecaricaturesetautressimpli-ficationsdiverses,nousavonsrécemmenttentédesecouerlesformesdutexteetdel’image,auxendroitsprécisémentoùlesstéréotypesétaientàfleurdeplanche,etnousavonsainsipumettreaujouruneprocédurecomplexededénonciationdesmécanismesidéologiquesquiconditionnentlabonnecirculationdecessté-réotypes84...

78 J.-M.SCHaeffer,Pourquoi la fiction ?,Paris,LeSeuil,(“Poétique”),1999,p.37.79 R.Amossy,“Duclichéaustéréotype[…]”,op. cit.,p.24.80 R. Amossy et A. Hesberg Pierrot, Stéréotypes et clichés. Langue, discours, société, Paris,

Nathan,(“128”),1997,p.72.81 Ibid.,p.73.82 P.Noizet, L’idée moderne d’amour. Entre sexe et genre : vers une théorie du sexologème,

Paris,Kimé,(“Sociétés”),1996.83 A.Houel,Le roman d’amour et sa lectrice. Une si longue passion. L’exemple Harlequin,

Paris,L’Harmattan,(“Bibliothèqueduféminisme”),1997.84 J.-L.Tilleuil,“Voyageaucœurdustéréotype.Ouquel’onneseméfiejamaisassezdesapparen-

ces…surtoutdecellesquiréfléchissent!”,dansJ.-L.Tilleuil(s.dir.),Images, imaginaires du féminin,Cortil-Wodon,Intercommunications,(“Texte-Image”),2003,p.149-172.

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Pour conclure, nous voudrions rester un moment encore avec l’étude quivientd’êtreévoquéeet,plusprécisément,avecundéveloppementdesapropreconclusion. Il consistait à rappeler l’argument connu et fréquemment avancépourconserverl’inertiedespositionsacquisesdelégitimationsymbolique,lors-qu’il estquestiondu stéréotype: il estbiendifficiled’enobjectiver la lecture,puisquecelle-cidépenddescompétencesdulecteur!Sil’onnepeutabsolumentpascontester lavaliditédecepointdevue,onpeutparcontrediscuterde larestrictionde sonapplicationau seul stéréotype.Celaestvraipourn’importequelmessageàlire.Qu’ils’agissed’unedescriptiondeSimenon,d’undialoguedeRacineoud’unversdeMallarmé…Bref,adoptercepointdevue,c’est,d’unecertainemanière, noyer le poisson… et les enjeux (sociologiquement) symbo-liquesquimarquenttoutdiscourscritiquesur lestéréotype.Pourramenercesenjeuxàlasurface,nousavonschoisidesituernotreétudeparrapportaumilieuqui“naturalise”lapratiquedustéréotype,lechamplittéraire,etdanslequellafigureenquestionparticipeaumaintiend’uncertainordresymbolique.Cheminfaisant,nousavonsconstatéquelquesmodificationsdenotrehorizond’attenteidéologiqueàl’égarddelareprésentationstéréotypée(danslapriseencomptedespublicsetdesproduits),quiattestentaussiquecetordreresteenconstruction.Onpeutd’ailleurssedemandersicen’estpasdanscesens-là,d’unrapportdeforcetoujoursàrepositionnerauseinduchamp,qu’ilfautcomprendrelerécentproposd’unacteurautorisédecechamp:“La(trop)fameusedistinctionentre‘écrivains’etsimples‘écrivants’,c’est-à-direentreuneécrituretoutintransitiveouautotélique(‘tautologique’)etunesimpleécrivance,toutetransitiveetfonc-tionnelle,cettedistinctionquihantetoutenotredoxalittérairemesembleillus-treretentretenirunevalorisationquelquepeufétichistedelaLittératuredontilneseraitpastropmalvenudesedéfaire.”85

la place du mythe dans la critique littéraire

CommelesoulignentFrédéricMonneyronetJoëlThomas86,c’estàPhilippeSellierquerevientleméritedetenterunepremièreclarificationterminologiquequipermettededélimiter l’objetd’étudeducritique littéraire87. Il soulignecequirevientenpropreaumythelittéraireparrapportaumytheethno-religieux:lecaractèreécritet signé,non-fondateur, résolumentfictifetdétachéde toutecroyance;ilfaitalorsobserverlesélémentsdupluspetitdénominateurcommunquiautorisetoujoursàparlerdemythe:laprésenced’unsenssymbolique,unéclairagemétaphysiqueetunepuissanteorganisationstructurale.

85 G.Genette,“Fictionoudiction”,dansPoétique,n°134,avril2003,p.135.86 F.MonneyronF.etJ.tHomas,Mythes et littérature,op. cit.87 Ph. Sellier, “Récitsmythiques et productions littéraires”, dansMythes, images, représenta-

tions, Paris, Didier-Érudition, 1981 et “Qu’est-ce qu’un mythe littéraire?”, dans Littératuren°55,1984.

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L’intérêtdelacritiquelittérairepourlemytherevêtdesmodalitésfluctuantesquitémoignentdesdifférentscourantsdepenséequilasous-tendent.Si,danslesannées30,AndréJollesamisenvaleurlemytheentantquel’unedes“formessimples”88oucatégoriesgénériquesdelalittérature,dansl’après-guerre,lesmy-thesquisetrouventpourtanttoujoursexploitésdanslesœuvresdefictionrestentlargementabsentsdespréoccupationsde lacritique littéraire.Dans lesannées60,lescomparatistess’approprientleterrainmythiquesouslaformeexclusivedel’histoiredesidées89.Àcetteépoque,onparlede“thèmes”etnonde“mythes”littéraires90.Lemytheestenvisagésousl’angledel’anthropologieculturelle,soitcommeunecréationanonyme,collective,appartenantauxtempsarchaïquesouaux sociétésprimitives, et seséchospossiblesen littératurene sontpasperçuscommeparticipantde l’ordredumythique.Lespositionsd’unanthropologuecommeGeorgesDumézil91sontentièrementpartagéesparunlittérairecommeJean-PierreVernant92,etsoulignentcommunémentlaprioritéesthétiquecommedéfinitoireduphénomènelittéraire,àl’exclusiondumythe.Àcecritèreinternes’enajouteunexterne:laquestiondelacroyance.Lévi-Strausspréciseque“lemytherestemytheaussilongtempsqu’ilestperçucommetel”93etconsidèrelalit-tératurecommeunedégradationdumythe.Danscetteperspective,PaulVeyne94soulignequelalittérarisationdesmythespeutêtreuneformedemiseàdistanceàleurégard.Danscetespritséparatiste,certainsconcluentaucaractèrechiméri-quedumythepuisquecelui-cinenousparvientjamaisquedansunemythologielittérarisée:c’estlapositiondeMarcelDétienne,ClaudeCalame,JeanBollack95etdeFlorenceDupont,quiaccuseladifférenceentrel’écritlittéraireetlapro-ductionmythique,qu’elleconsidèrehétérogènesetincompatibles:lalittératurenaîtlorsquelemythemeurt96.

Surcethorizon,oncomprendqu’unequerellesesoitinstalléeautourdePierreAlbouylorsquecelui-ciaprônél’étudedes“mytheslittéraires”,définiscomme

88 A.Jolles,Formes simples[1930],trad.fr.,Paris,LeSeuil,1972.89 Certainespériodeslittérairescommeleromantisme,lesymbolismeoulesurréalisme,parl’intérêt

accordéàl’onirismeetàl’activitésymbolisante,entraînenteneffetàtenircomptedelaplacedumythedansl’histoiredesidées.

90 Parexemple:Ch.Dédéyan, Le thème de Faust dans la littérature européenne,Paris,LettresModernes, 1961-1972, ou R. Trousson, Le thème de Prométhée dans la littérature euro-péenne,Genève,Droz,1964.

91 G.Dumézil,Du mythe au roman,Paris,P.U.F.,1970.92 J.-P.Vernant,Mythe et tragédie en Grèce ancienne,Paris,Maspéro,1972;Mythe et société

en Grèce ancienne,Paris,Maspéro,1974.93 Cl.léVi-strauss,Anthropologie structurale,Paris,Plon,1958,p.249.94 P.Veyne,Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante,Paris,

LeSeuil,1983.95 M.détienne,L’invention de la mythologie,Paris,Gallimard,1981;Cl.Calame,“Illusions

de la mythologie”, dans Nouveaux actes sémiotiques, Pulim, n° 12, 1990; J. bollaCk, La Naissance d’Œdipe,Paris,Gallimard,1995;La Grèce de personne : les mots sous le mythe,Paris,LeSeuil,1997.

96 Fl.DuPont,L’invention de la littérature,Paris,LaDécouverte,1994.

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“l’élaborationd’unedonnéetraditionnelleetarchétypiqueparunstylepropreàl’écrivainetàl’œuvredégageantdessignificationsmultiples”97.Lemot“arché-type”trahit,danscetteformule,l’empreintedela“psychologiedesprofondeurs”.C’esteneffetlapsychanalysequibousculelepaysageintellectueletcontribueàrevitaliserl’intérêtpourlesmythesenprojetantsureuxunregarddifférent:lesfablesmythiquesnesontplusperçuesseulementcommedesréservoirsthémati-quessusceptiblesderefléterlespréoccupationsd’uneépoque,maiscommedesmatrices de structuration de données inconscientes dont les œuvres littérairesportentlamarque.Freud,Jung,Lacanetbiend’autresdansleursillageontfaitémerger l’idée de l’existence d’invariants mythiques, dont s’emparent certainscritiques littéraires auxfinsd’élucider les projets d’écrivains.Tel est le cas deCharlesMauron,quiavancelanotioncontestéede“mythepersonnel”98pourdé-finirlesparticularitésd’uneréécrituremythique,suivid’autrescritiquesquis’in-téressentauxcomplexesquirégissentl’inconsciententantqueclefsdelastruc-turationdestexteslittéraires(J.Starobinsky,J.Bellemin-Noël,J.Decottignies,Chr.Chelebourg…).

Parallèlementaudéveloppementdelapsychanalyse,c’estl’intérêtportéauxstructurestextuelles(soitparadoxalementlepluspurcorrélatdelapenséeforma-liste,rationaliste,indifférenteauxcontenusetàl’histoire)quifaitrejaillirl’inté-rêtpourlemytheenanalyselittéraire.Lespremiersmythocritiques99reprennentlesprincipesdel’anthropologiestructurale,àsavoirlanotiondemythèmes(uni-tésminimalesdesignificationmythique,assemblésdansunmythe)etcelledelanon-nucléaritédumythe,quidonneàchacunedesesversionsuneimportancenonhiérarchiséedans la reconstitutiondu sémantismeglobaldumythe100.Lalittératuredevientencesensunedesvariationsdumythe,nonmoinsporteusedepenséemythiquequelesrécitsimmémoriauxdenosancêtres,maisquil’actualiseselonsesmodalitésparticulières.HélèneTuzetestimemêmequel’écriturelitté-raireestl’unedesversionslesplusauthentiquesdelapenséemythique,lepoèteétant,plusque toutautre,apteà saisir le langage imagédans lequel lemythepuisesapuissancesémantique101.

Enoutre,uneautremouvancedesscienceshumainesvientcontribueràre-considérerlesmythesdansuneapprocheautrequethématique:l’intérêtcrois-santportéenanthropologieetenphilosophieauxreprésentationsetaulangagedel’image.Celle-ciestdésormaisreconnuecommefondatricedèslorsquenotrerelationaumondepasseparelle:lessciencescontemporainessoulignentcom-bienleréelestunenotioninsaisissable,etdémontrentquenousn’enconnaissons

97 P.albouy,Mythes et mythologie dans la littérature française,Paris,ArmandColin,(“U2”),1968,p.9.

98 Ch.mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel,Paris,Corti,1963.99 ParexempleA.dabezies,Le mythe de Faust(Paris,ArmandColin,1972);P.brunel,Le mythe

de la métamorphose,Paris,ArmandColin,1974;J.rousset,Le mythe de Don Juan ,Paris,ArmandColin,1979…

100 Lanon-hiérarchisationdesélémentstextuels(etautres)enregarddelaportéemythiqueglobalen’interfèreenrienaveclejugementquel’onpeutportersurleurqualitéesthétique.

101 H. tuzet, Mort et résurrection d’Adonis. Etude de l’évolution d’un mythe, Paris, Corti,1987.

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quelesreprésentationsàtraversdessystèmesidéologiquementmarqués.Ainsi,ledéveloppementdesrecherchessurlesloisdeproductionetd’associationdesima-gesentreprisesparR.Caillois,G.Bachelard,etsystématiséesparG.Durand,lestravauxdeJ.P.Sartre,R.Barthes,P.Ricœur...surlemodelangagiermétaphori-queousymbolique,ceuxdeR.ArnheimetJ.-J.Wunenburgersurlaspécificitédelapenséeparimage,lesanalysesdeL.Marin,M.J.Mondzain,B.Vouilloux...surlefonctionnementdesimagesverbaleseticoniques,letravaildeJ.Burgossurlapoéticitédesimagesverbalesenpoésie,etc.,toutcelavientrenforcerl’analysedesmytheslittéraires,dontlesémantismen’estdésormaisplusisolédelamor-phologie.Plusparticulièrement,certainsperçoiventdanslestextesnarratifsdesstructurations qui doivent leurdynamisme àdes intertextesmythiques: ainsiN.Fryeàl’égarddu“grandcode”bibliqueouS.Vierneparrapportauschémamythiquedel’initiation.Lalittératureétantdésormaiscomprisecommeunpa-limpsestes’élaborantsurdessubstratstantôtpatents,tantôtlatents(G.Genette,A.Compagnon),PierreBruneletsonéquipes’attachentàledémontrerenma-tièredemythesdanslalittératurefrançaise.

le mythe comme récit, et les corollaires méthodologiques

Lacomplexitédumythenetientpasaufaitqu’ils’exprimeentermesimagés:lamétaphorisationetl’iconicitéverbalepeuventparfaitementproduiredel’uni-vocitésémiologique.Sacomplexitétientdavantageàcequ’ilsedéploieoptima-lementsouslaformedurécit.Cepointestceluiquiformelapierred’achoppe-mentdespartisansdu“thème”oudu“mythe”littéraire:siRaymondTroussonestimequ’àcôtédes“mythesdesituation”,ilyades“mythesdehéros”quiserendent“viteindépendant[s]d’unrécitexplicite”102,PierreBrunelaffirmedesoncôtéquelorsquelemytheestprésentendehorsdetoutrécit,ilfaitnéanmoins“référenceàunrécit”103.D’oùletravailopéréparluietsonéquipesurlescritèresderepéragedesréécrituresmythiques,quipermettentdejuger,àl’aunedu/desrécit(s)mythique(s)hypertextuel(s),lesmodalitésd’unhypotextelittéraire.Delà,lanotionde“flexibilité”oude“manipulation”dumythe,d’“irradiation”etde“focalisationmultiple”104,quiéclairentàpartirdesmythèmeslacohérencestruc-turellepropredechacundesrécits(hyper-ethypotextes).Cetteassisestructuraleluipermetdepasserdel’explicite(lesmythesen“émergence”)àl’implicite(lesmythesen“immergence”)etdeconcevoirlepalimpsestelittérairesurlemodedel’écriturepolyphonique,dontlaqualitéreposesurlamiseenrésonancedediffé-

102 R.trousson,Thèmes et mythes. Questions de méthode,Bruxelles,U.L.B.,1981,p.18.103 P.brunel,“Lemytheetlastructuredutexte”,dansRevue des langues vivantes,XLIII,1977,

p.519.104 P.brunel,Mythocritique. Théorie et parcours,Paris,P.U.F.,(“Écriture”),1992.

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renteslignesmélodiquesquigardentchacuneleurproprecohérence;surcemo-dèle,Brunelbâtitleconceptde“contrepointmythique”,superpositiond’un(ouplusieurs)récit(s)mythique(s)etd’unrécit littéraire,chacungardantsapropreunitéstructurelle105.Larigueuranalytiquedecetteapprochereposesurlanotiondesyntaxenarrative,c’estàdiredesyntagmeminimalarticulantdesmythèmesfondamentauxdumythe,etsonefficacitésemblemériterd’emporterl’adhésion.

AndréSiganos s’aligne surce systèmeenyapportant lanuancedistinctiveentreun“mythelittéraire”(lesmultiplesversionslittérairesàpartird’untextelittérairehistoriquementdaté)etun“mythelittérarisé”(quireprendlesélémentsd’unrécitarchaïquesansdoutebienantérieuràl’actualisationqu’ilenprésente,littéraireounon)etpréciseque“lemythelittéraire,commelemythelittérarisé,estunrécit fermement structuré, symboliquement surdéterminé,d’inspirationmétaphysique,reprenantlesyntagmedebased’unoudeplusieurstextesfonda-teurs”106.Lestermes“symboliquementsurdéterminé”renvoientauxconnotationssymboliques attachées auxdifférentes reprises d’un récitmythiquedans l’his-toireculturelle.Celles-cinesedéploientpasnécessairementdansl’univocité.Parexemple,Arianesymbolisetoujoursl’énigmedel’attachementamoureux,maiscelui-cipeutêtreteintéd’altruismeoud’égoïsme,êtrelibérateurouétouffant...Ainsi ladimensionaxiologique s’exprimedans laparticularitédechacunedesdifférentesréécritures,moinsquedanscequel’onpeut,parrecoupement,ap-pelerla“syntaxeminimale”dumythe,c’est-à-direlerécitminimalcombinantun certain nombre de mythèmes déterminant un mythe particulier. Dans lamêmeperspective,Victor-LaurentTremblayjouesurlesconnotationslinguisti-quespourdistinguerlethèmeetlemythelittéraire:selonlui,lethèmeseréitèreparadigmatiquement, constituant un réseau symboliquedansun temps et unespacedéterminés,alorsquelemytheimpliqueunplansyntagmatiqueetcom-portenonplusuneimage,maisunrécitprimordialquel’écrivainmodifieàsaguise107.Cerécitestdavantagevirtuelqueréel,ilnevisepasuneversioncanoni-quedumytheprécisémentdatée,maisunsyntagmeminimaldebaseconstituépar recoupementdans l’épaisseur feuilletéedesmultiples réécritures littérairespréexistantes108.

Dupointdevueméthodologique,ilressortdecettecomplexitéquelecritiquelittérairequi s’intéresseauxréécrituresmythiques sevoitconviéàunedémar-cheanalytiquemultiple.D’abord,l’étudethématiquedutexteestunpréalableincontournable: lemythe induitdes variations thématiques surunebasefixe

105 P. brunel, Apollinaire entre deux mondes. Mythocritique II, Paris, P.U.F., (“Écriture”),1997.

106 A.siganos,Le Minotaure et son mythe,Paris,P.U.F.,(“Écriture”),1993,p.32.107 V.Ltremblay,“Sensdumytheetapprocheslittéraires”,danszuPanCiC m.(sousdir.),Mythes

dans la littérature contemporaine d’expression française,Ottawa,LeNordir,1994,p.133-145.

108 Etd’autresreprisesnonlittéraires.G.Durandinsisteàcetégardsurlanécessitédenepasprati-querlamythocritiqueindépendammentdelamythanalyse.

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qui articule un certain nombre de mythèmes. Dans le repérage des élémentsintertextuels, lesnomspropreset lesdésignationsdespersonnagesetdes lieuxsont les indicateurs lesplusprécieux enmatièred’héritagemythique; l’étudephilologiqueestdoncpleinementrequise.Et la simpleétudesynchroniquedutexte(sémiotique,narratologie,stylistique)nesuffitpas:elledoitêtrecomplétéeparuneétudediachroniquedesmotifsmythiques,quitientcomptedesphéno-mènesd’acculturation.Eneffet,puisquelalittératurerecyclelesélémentsdelachaînedesimaginairesenfonctiondesesproprescontextesetprojets,lasituationhistoriquedutexteanalyséapporteunéclairageindispensable.Etcommeaucunmotifmythiquenesecomprendisolémentmaisseulementenréseau,lecaractèremythiqueestàdéduiredeleurrécurrence.Ilenrésultequelaperceptiond’unsubstrat mythique repose nécessairement sur une démarche comparatiste, carc’estlaperceptiondelacombinatoired’élémentsanaloguesdansdestextesdis-tinctsquipermetdefaireapparaîtrelenoyaumythique,afortiorilorsqu’ilest“enimmergence”,c’est-à-direnonexplicite.L’analysterepèrerauncertainnombredemythèmesdansletextederéécriturequil’occupe,maisaucuntexten’actualiseralatotalitédesmotifsconstituantsd’unmythe,etlechoixopéréserarévélateurdesmodalitésdel’actualisation.L’absencedecertainsmythèmesn’estpasproblé-matique,maisilyaunnoyauminimalau-delàduquellemythen’estpasrepéra-bleaveccertitude;àcetégard,l’ordredesmythèmessemblepouvoirêtreutilisécommeunélémentderepéragedécisif109.

Laqualitéd’uneœuvrelittérairesemesureàlacohérencestructurellequiunitenuntoutcesdiversparamètres: les thèmes, l’agencementdesmotifsenuneintrigue,etlesparticularitésd’uneécriture(choixdesmots,syntaxe,découpagedutexte…).Cettecohérencefaitapparaîtreuneœuvresingulière,quiestlefruitd’unquestionnementinduitàpartird’uneinscriptionspatialeethistoriquedon-née,etd’unvécupersonnel.Touthommedelettrescontemporain,enreprenantunmythe,nerejointlerangdesmythographesqu’enaccentuantsadifférence,puisqu’il est amenéàmettredu jeu (audouble sensdu terme: amusementetdistance)entrelemytheetlui-mêmeafindeconstituerlelieuoùilpeutexisteren tantque créateur.Le lecteur littérairene s’intéresse à l’invariantmythiquequepourcomprendrelecaractèreuniquedesonexploitationparunauteur,quirenouvelleetenrichit,consciemmentetinconsciemment,lapolysémiedumythe.L’analystelittérairesefocalisedoncsurcejeuoùrésidelaqualitéesthétiquedel’œuvre, configuration indissociable de contenus et de formes au service d’unprojetquiestàlafoisreprise,relanceetcréation.

109 Cf.M.WattHee-delmotte,“Mythe,créationetlecturelittéraires.Questionnementsetenjeuxdesétudessurl’imaginaire”,àparaîtredansL.Van eynde(s.dir.), Mythe et création,Bruxelles,FacultésUniversitairesSt-Louis.

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Conclusion : pour une pluralité maîtrisée

CommeledisaitdéjàFerdinanddeSaussure,“c’estunemauvaiseméthodeque de partir des mots pour désigner les choses”110: c’est en partant des ter-rainsdisciplinairesquel’onpeutaumieuxsaisirlesspécificitésd’objectifsetdeconcepts etpercevoir les convergencesqui entraînent lapolysémiede certainsmots.Leurusages’opèreenfonctiondenécessitésconceptuellesrencontréesdanslesdifférentschampsd’études.Ainsilestéréotypeestsansobjetpourl’antiquistequianalysedescivilisationsdanslesquellesl’innovationn’estpasdemise;ilestincontournablepourl’historiendesreprésentationsquidoitrepérerlamouvancedesmentalités;ilseprésenteentensionaveclemythepourl’analystedescorpuslittérairesetparalittérairescontemporains,quidoitexpliciterlareprisecréatived’imagesreçuesenhéritage;ilfaitl’objetd’investissementsaxiologiquesdiffé-renciés,quirendentcomptedufonctionnementduchamplittéraireàtelmomentdesonhistoire.

Cesvariationsd’usageneconstituentpasunobstaclemaisunstimulusdelarechercheparproblématisation,caractéristiquedesscienceshumaines.Eneffet,lesdiversesacceptionsd’untermepeuvententrereninteractiondansl’architec-tureconceptuellecomplexequ’exigel’approched’unobjetprotéiformeetmou-vant.Telest lecasdes recherches sur l’imaginaire,unobjetplurielquigagneà être abordédansune saisie transdisciplinaire.Laproblématique globaledesimaginairesreposetantsurlasédimentationdesimagesquesurlesfluctuationsintroduitesdanslechampdesproductions/réceptionsculturellesetceluidesac-tions.Àcetégard,lestermes“archétype”,“mythe”et“stéréotype”peuventyêtreconvoquésdemanièrecomplémentaire.Maisl’efficacitédecemontagedoitêtresoutenueparuntravailrigoureuxdeclarificationterminologique,quipermetdevaliderlesspécificitésdisciplinaires,d’observerlanon-étanchéitédesdomaines,etdepercevoirlesaccentsliésàtelsoutelsprésupposésidéologiques,touspréa-lablesindispensablespouréviterlesmonopolesetéquivoquesquiruinenttoutedynamiquecollective.Larecherched’équipe,ensciencesdel’homme,n’estpos-siblequ’àceprix,maisfaut-ilseplaindredecequelessciencesdites«humaines»requièrentdeleurspromoteursdesqualitésd’ouverturequel’onpourraitdésignerdumêmeadjectif?

Paul-augustin deProostJean-louis dufays

Jean-louis tilleuillaurenCe Van yPersele

myriam wattHee-delmotte

110 F.de saussure,Cours de linguistique générale,Wiesbaden,Harrassowitz,1968,p.42.

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gi-Le rôle de la mémoire en politique

étrangère

essai de théorisation*

Memories are not things we think about, but things we think with. As such they have no existence beyond our politics, our social relations, and our histories. We must take responsability for their uses and abuses. 1

L’objectif de la présente réflexion est de montrer que la gestion et la représen-tation du passé constituent un paramètre essentiel à prendre en considération dans l’étude de la politique étrangère. La question qui sert de fil conducteur tout au long de l’article concerne la transformation à long terme de la relation entre anciens belligérants. Elle peut être résumée comme suit : quel regard les prota-gonistes peuvent-ils poser sur leur passé conflictuel afin de favoriser la normali-sation de leurs relations?

Poser cette question suppose que l’on puisse établir que la mémoire n’est pas seulement une contrainte pour les acteurs de politique étrangère. Mais qu’elle constitue également un instrument dont ils peuvent se servir2.

Pour ce faire, il est utile de structurer la réflexion autour de deux axes. Le premier concerne les mécanismes généraux de l’utilisation du passé dans le cadre de la politique étrangère. Le second porte sur un essai de classification susceptible d’être appliqué à l’ensemble des relations internationales.

* Article paru in T. de Wilde d’Estmael et L. Spetschinsky (dir.), Les relations entre l’Union européenne et la Fédération de Russie, Louvain-la-Neuve, Institut d’Etudes européennes, 2000, pp. 9-37.

1 J. Gillis, Commemorations, The politics of National Identity, Princeton, Princeton University Press, 1994, pp. 4-5.

2 Voir V.-B. Rosoux, Les usages de la mémoire dans les relations internationales, Le recours au passé dans la politique étrangère de la France à l’ égard de l’Allemagne et de l’Algérie, Bruxelles, Bruylant, 2000 (à paraître).

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1Mécanismes de l’utilisation politique du passéPour cerner la portée de l’utilisation du passé dans le cadre de la politique

étrangère, il est utile de mettre d’emblée l’accent sur la tension qui s’établit entre d’une part, le choix du passé et d’autre part, le poids du passé3.

La première perspective (le choix du passé) montre que toute politique étran-gère détermine une certaine vision du passé, une certaine interprétation de l’his-toire. On peut parler à cet égard de reconstruction du passé.

La seconde perspective (le poids du passé) rappelle quant à elle que toute po-litique étrangère est à son tour façonnée par le passé. Il n’est plus question d’un acteur qui choisit d’évoquer tel ou tel événement du passé, mais d’un acteur qui subit le poids du passé. Il ne s’agit plus de reconstruction du passé, mais de ses traces, de ses empreintes.

1.1. le choix du passé dans la politique étrangèreL’étude du choix du passé permet de s’interroger sur la nature, le fonctionne-

ment et les limites de la mémoire officielle.

1.1.1. Nature de la mémoire officielleTous les systèmes de mémoire, naturels ou artificiels, impliquent trois étapes

: le processus d’encodage de l’information, le stockage qui permet de conserver cette information et de prévenir son oubli, et la récupération, nécessaire pour pouvoir accéder et faire resurgir l’information stockée. Mais à la différence des mémoires artificielles, la mémoire humaine ne se réfère pas au passé de manière neutre et objective.

Ce ne sont pas les choses elles-mêmes qui entrent dans la mémoire mais leurs représentations. La mémoire ne peut être le reflet exact et parfait du passé. Elle n’en est que la trace. C’est dans ce sens que Saint-Augustin définit la mémoire comme le « présent du passé »4. Force est de constater que les souvenirs ne sont pas littéralement conservés, mais plutôt reconstruits, remaniés en fonction des circonstances.

En effet, aucune mémoire ne retient l’ensemble des faits révolus. Celle des na-tions comme celle des individus sélectionne toujours certains éléments au détri-ment d’autres. La manière dont Charles de Gaulle consacre l’amitié franco-russe en l’ancrant dans l’histoire la plus éloignée de ces nations est particulièrement significative à cet égard. Les discours qu’il prononce lors de son voyage en Union soviétique à la fin du mois de juin 1966 illustrent le caractère sélectif de la mé-moire officielle. Si tous les souvenirs susceptibles de conforter le rapprochement

3 Distinction soulignée par M.-C. lavabre, Le fil rouge, Sociologie de la mémoire communiste, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1994, p. 31.

4 saint-auGustin, Les confessions, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 269.

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entre les deux Etats sont évoqués, d’autres sont jugés non relevants : gommés les combats menés par Paul Ier, Alexandre Ier et Nicolas Ier contre la France ; effacé le pacte germano-soviétique de 1939 ; délaissés les purges et les goulags5.

Le caractère sélectif et fluctuant de la mémoire n’est pas un attribut négatif, mais fonctionnel - ou inhérent - de tout recours au passé. Il résulte du fait que la mémoire ne se réduit pas à une répétition ou à une conservation pure et simple du passé, mais qu’elle s’emploie constamment à réorganiser le passé.

La mémoire officielle repose tout entière sur ce mécanisme d’ajustement du passé au présent. Bien que les éléments relatés soient souvent éloignés dans le temps, l’ensemble des évocations officielles du passé ne concernent en réalité que peu le passé : elles informent essentiellement sur le présent. C’est bien en fonction d’objectifs politiques présents que la mémoire officielle sélectionne les éléments historiques qu’elle juge pertinents. A cet égard, les tenants de la mémoire offi-cielle voient davantage le passé comme un auxiliaire commode à leurs intentions, plutôt que comme un récit immuable.

L’interprétation que la France donne du passé franco-allemand le montre à l’envi. Loin d’être constante, elle varie d’une période à l’autre. Entre la Première et la Seconde Guerre mondiale, Charles de Gaulle décrit à maintes reprises l’hostilité naturelle, l’incompatibilité ontologique et la méfiance quasi viscérale qui existent entre Français et Allemands6. Quelques années plus tard, le même Charles de Gaulle souligne la complémentarité tout aussi naturelle des deux peu-ples et les affinités profondes qui les ont toujours attiré. N’est-ce pas parce que le rapprochement avec l’Allemagne apparaît comme une nécessité que les évoca-tions du passé se modifient radicalement?

L’interprétation officielle du passé est en effet largement déterminée par le contexte. Ce sont les circonstances - sur le plan interne et international - qui expliquent que les acteurs de politique étrangère transforment progressivement leur représentation du passé.

Ce type de réinterprétation, de remaniement du passé n’est concevable que si l’on remet en question le préjugé tenace, selon lequel seul le futur serait ouvert et indéterminé, le passé étant fermé et déterminé. Le passé n’est en réalité jamais pleinement révolu. Bien sûr, les faits passés sont ineffaçables. Nul ne peut défaire ce qui a été fait ou faire que ce qui est advenu ne se soit pas produit. Mais le sens de ce qui est arrivé n’est jamais fixé une fois pour toutes. En ce sens, « on ne sait jamais de quoi hier sera fait »7.

L’ensemble de ces considérations met en exergue le caractère ambivalent et téléologique de la mémoire. La référence au passé est rarement une fin en soi. Inspirée par un intérêt actuel, elle tend à une fin actuelle. Elle n’est par consé-quent ni positive, ni négative en soi : elle est fonction de sa finalité. D’où l’intérêt

5 Voir C. de Gaulle, Discours et messages, 1966-1969, Paris, Plon, 1970, pp. 47-58.6 Voir C. de Gaulle, La discorde chez l’ennemi, Paris, Berger-Levrault, 1924, p. VII et Vers l’armée

de métier, Paris, Presses Pocket, 1944, pp. 22-23.

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de se pencher sur les différentes finalités qui peuvent être poursuivies par l’acteur de politique étrangère.

1.1.2. Fonctionnement de la mémoire officielleAprès avoir été opposés dans des conflits ou dans le cadre de la guerre froide,

les Etats peuvent soit s’inscrire dans une dynamique de rapprochement, soit, in-versement, dans une logique de distanciation. L’analyse de ces deux perspectives permet de cerner le fonctionnement de la mémoire officielle.

Les Etats soucieux d’un rapprochement peuvent recourir à trois mécanismes distincts concernant le passé. Ils peuvent tenter d’apaiser les souvenirs liés à leur passé conflictuel (1), d’accentuer ceux qui concernent le passé harmonieux avec l’autre Etat (2) et de reconnaître la mémoire officielle de l’ancien adversaire (3).

Les mécanismes mémoriels mis en place dans une dynamique de distancia-tion s’opposent assez radicalement à ces trois procédés. Plutôt que d’être placé sur les points de convergence, l’accent est mis sur le passé conflictuel, les épreuves endurées et les blessures subséquentes souvent à vif. Peu de gestes symboliques manifestent en outre la prise en compte du passé de l’autre peuple.

Prenons quelques exemples pour illustrer le fonctionnement de la mémoire officielle dans le cas d’un rapprochement, cette logique apparaissant la plus op-portune au regard des relations euro-russes.

(1) Le passé conflictuel ne peut être purement et simplement gommé, mais il est susceptible d’être apaisé. Tel semble l’objectif poursuivi par Charles de Gaulle lorsqu’il se rend en U.R.S.S. Le général essaie effectivement de relativiser les heurts et les différends qui ont pu opposer les dirigeants français et soviétiques. Il les met notamment en perspective quand il souligne avec force l’attrait qui n’a cessé d’unir la « France de toujours » et la « Russie de toujours »8.

Le 30 juin 1966, il met en exergue « une considération et une cordialité réci-proques, que n’ont brisées, depuis des siècles, ni certains combats d’autrefois, ni des différences de régime, ni des oppositions récemment suscitées par la division du monde », précisant au contraire que « l’estime que nous nous portons a grandi à mesure des expériences vécues et des épreuves traversées »9. Le message du fon-dateur de la Vè République est clair : l’amitié séculaire des deux peuples se situe bien au-delà des différences créées par les circonstances du moment. Pour lui, « la période de la guerre froide est en contradiction avec les désirs et les nécessités de

7 A. brossat, Le stalinisme, entre histoire et mémoire, Paris, Editions de l’Aube, 1991, p. 107.8 Allocution prononcée à la radiodiffusion et à la télévision soviétiques le 30 juin 1966, in C. de

Gaulle, Discours et messages, 1966-1969, op. cit., p. 57.9 Ibidem.

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notre espèce »10.

On constate donc que si le passé conflictuel n’est pas nié, il est systémati-quement atténué. En septembre 1997, le président Jacques Chirac est lui aussi à Moscou. Son attitude n’est guère différente puisqu’il déclare que « la relation entre la France et la Russie a quelque chose d’unique. Elle procède de l’attirance et de la reconnaissance de deux peuples épris d’absolu. Voilà pourquoi la Russie et la France sont restées, malgré la fracture issue de Yalta, deux interlocuteurs attentifs, respectueux de l’autre, soucieux de se comprendre »11.

Le soir, il reprend la même idée en expliquant que la période d’éloignement et d’opposition qu’a constitué la guerre froide a en réalité « réfréné cet élan qui, depuis toujours, porte les deux peuples l’un vers l’autre ». La preuve de ce rai-sonnement semble aller de soi : « Désormais, tournée la page de la guerre froide, Russes et Français se retrouvent »12.

Bref, ce demi-siècle d’incompréhension et de confrontation, cette « division contre-nature »13 ne représente qu’une parenthèse dans l’histoire des relations franco-russes. Les tensions qui ont pu survenir entre les deux peuples ne sont que le résultat d’idéologies néfastes. Le mode normal et naturel de leur rapport est l’entente, et non l’affrontement. C’est donc tout logiquement et dans la tradition de leur histoire nationale respective que s’inscrit la coopération actuelle de la France et de la Russie.

(2) Les épisodes conflictuels ne sont pas les seuls éléments du passé qui attirent l’attention de deux Etats désireux de coopérer. Les tenants de la mémoire offi-cielle ne manquent pas de compléter, voire de remplacer, leur discours obligé sur une histoire pour le moins contrastée, par des références aux manifestations les plus tangibles de leur attachement. Le rappel d’un passé d’harmonie et de com-plicité prend ainsi souvent le relais de la délicate mise en perspective des heurts réciproques.

L’accentuation de relations sereines et stables permet de consolider et de main-tenir les nouveaux liens, toujours fragiles, qui s’établissent entre deux popula-tions, souvent marquées par la représentation de l’ancien adversaire. Le rappel de la coopération prend en effet la forme d’un gage ou d’une garantie dès que survient la moindre tension.

En 1966, Charles de Gaulle explique que les peuples français et russe « sont faits pour se comprendre, s’estimer et coopérer »14. Il insiste à plusieurs reprises sur les racines historiques de leur amitié, se référant tantôt à des personnages tels

10 Ibidem, souligné par nous.11 Discours prononcé à l’Institut des relations internationales le 26 septembre 1997, La politique

étrangère de la France, http : // www. france. diplomatie. fr, souligné par nous.12 Ibidem.13 Allocution de Jacques Chirac le 27 mai 1997 lors du sommet Otan/Russie de Paris, La politique

étrangère de la France, http : // www. france. diplomatie. fr.14 Discours prononcé à Volgograd le 28 juin 1966, in C. de Gaulle, Discours et messages, 1966-1969,

op. cit., p. 53.

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que la reine Anne de France, Pierre le Grand ou encore Catherine II, tantôt aux épreuves communes et solidaires de la dernière guerre mondiale.

Le premier ministre français, Lionel Jospin s’inscrit dans la même perspec-tive quand il rappelle que la Russie fascine les Français depuis le XVIIIè siècle : « Pouchkine écrivait ses premiers vers en français, tandis qu’Yves Bonnefoy se nourrit de Chestov et de Marina Tsvétaieva. (...) Cette attirance réciproque s’est traduite en voyages, depuis Diderot et Voltaire, et en récits comme ceux d’Alexan-dre Dumas qui restent toujours populaires. Matisse est venu à Saint-Petersbourg au début du siècle pour méditer devant les icônes d’Andréï Roubliov. Diaghilev est venu avec Bakst et Nijinski à Paris pour présenter les ballets russes... »15. Après une liste d’exemples - bien plus longue que ces quelques extraits - illustrant les échan-ges culturels ancestraux de la France et de la Russie, le premier ministre français termine sa démonstration de la sorte : « J’y vois la preuve à la fois de la place que votre culture occupe depuis toujours dans nos esprits et dans nos coeurs, et de sa vitalité retrouvée »16.

Jacques Chirac souligne quant à lui les épisodes militaires partagés par les ar-mées des deux pays : « C’est en frères d’armes, en vertu de notre alliance conclue il y a tout juste cent ans, puis pour vaincre le nazisme sur notre continent que nos deux peuples se sont engagés dans les deux grands conflits qui ont ensanglanté notre siècle » 17. Pour le président français, il importe de ne jamais oublier ces engagements communs. Car « c’est en se souvenant de notre très ancienne et très forte amitié russo-française que nos deux peuples doivent donner un nouveau souffle à leur coopération »18.

Quelle que soit la nature des souvenirs évoqués, ceux-ci paraissent tous pré-figurer la coopération qu’il s’agit de mettre en œuvre aujourd’hui. Cet objectif est présenté comme relevant de la nature des choses, puisqu’inscrit et poursuivi depuis l’aube des temps.

(3) Enfin, différents gestes symboliques sont susceptibles de révéler une volonté de compréhension et de reconnaissance à l’égard du passé - glorieux et/ou dou-loureux - de l’autre peuple. L’objectif est ici de toucher les sentiments de la popu-lation jadis rivale. Les exemples à cet égard abondent. Lors de leur déplacement à Moscou, ni Charles de Gaulle, ni François Mitterrand, ni Jacques Chirac n’ont omis de saluer « le grand peuple russe », celui d’une « grande histoire »19.

15 Allocution prononcée à l’université d’Etat Lomonossov le 31 octobre 1997, La politique étrangère de la France, http : // www. france. diplomatie. fr.

16 Ibidem, souligné par nous.17 Discours du 26 septembre 1997, op. cit.18 Allocution prononcée à l’université de Saint-Petersbourg le 27 septembre 1997, La politique étran-

gère de la France, http : // www. france. diplomatie. fr.19 Voir entre autres les discours prononcés par Charles de Gaulle à la Maison des officiers le 30

juin 1966, in C. de Gaulle, Discours et messages, 1966-1969, op. cit., pp. 53-54 ; par François Mitterrand lors des cérémonies du 50è aniversaire de la fin de la guerre en Europe le 9 mai 1995, La politique étrangère de la France, http : // www. france. diplomatie. fr et par Jacques Chirac à l’Institut des relations internationales de Moscou le 26 septembre 1997, op. cit.

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S’adressant aux étudiants russes, Lionel Jospin met lui aussi cet aspect en évi-dence : « Jeunes de Russie, vous êtes les fils et les filles d’un grand peuple. Un peu-ple qui a, plus qu’aucun autre, souffert des grandes convictions de ce siècle. Mais un peuple qui a toujours su se relever, se grandir à travers l’adversité »20.

Bref, chacune de ces paroles montre que l’objectif de rapprochement détermine dans une large mesure la lecture qui est faite du passé. Presque tous les discours prononcés par les représentants français sur le sol russe sont émaillés de références historiques susceptibles de mettre en exergue les points communs, la solidarité et la complicité qui liaient, et donc lient - c’est dans cette déduction que réside l’inté-rêt des souvenirs évoqués - la France et la Russie.

1.1.3. Limites de la mémoire officielleIl importe à présent de s’interroger sur l’efficacité de ces procédés, c’est-à-dire

sur les limites de toute mémoire officielle. En effet, ni le souvenir, ni l’oubli ne peuvent s’imposer. Aussi, le discours sur le passé n’influence que jusqu’à un cer-tain point les représentations partagées par les individus.

Les écarts qui peuvent exister entre l’interprétation officielle d’un événement et les perceptions qui prévalent au même moment dans l’ensemble de la société té-moignent de la résistance de la mémoire vive par rapport à la mémoire officielle.

Cette résistance varie essentiellement en fonction de trois facteurs, non exclu-sifs l’un de l’autre : la plus ou moins grande fidélité de l’interprétation officielle de la réalité du passé (1) ; le niveau de correspondance avec les attentes de la popula-tion (2) et le degré de légitimité du commémorateur (3).

(1) Comme toutes les formes de mémoire, la mémoire officielle n’est pas objec-tive. Elle colore le passé à son avantage. La première question qui se pose est dès lors de savoir si la représentation de la réalité passée prend trop de libertés avec les faits, si elle les déforme de façon trop brutale. Car la prétention à inventer l’his-toire est inéluctablement limitée par la trace laissée par les faits.

La mémoire vive, aussi malléable soit-elle, résiste à la négation pure et simple des événements qui ont été vécus ou transmis par la population. Cette résistance transparaît particulièrement dans les régimes totalitaires. Le cas de l’U.R.S.S. est significatif à cet égard. Pendant toute la période stalinienne, les autorités so-viétiques ont tenté de manipuler et d’asservir l’histoire à leurs fins. Elles ne sont pourtant jamais parvenues à gommer les souvenirs de la population21. La mise en scène officielle du passé ne peut venir complètement à bout de la transmission discrète mais efficace d’une « mémoire souterraine »22.

20 Discours du 31 octobre 1997, op. cit. 21 Voir P. broué, « Stalinisme et oubli », Communications, 1989, n° 49, pp. 67-79.22 Voir P. nora, « Histoire - mémoire », in Y. afanassiev et M. ferro (dir.), Cinquante idées

qui ébranlent le monde, Dictionnaire de la Glasnost, Paris - Moscou, Payot - Editions du Progrès, 1989, pp. 416-417.

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L’ensemble de ces souvenirs partagés s’avèrent rétifs à la manipulation. Le cas de la Pologne au début des années 1980 est exemplaire de l’échec du projet visant à confisquer tout un pan de la mémoire nationale. N’hésitant pas à « tailler dans le vif du passé », les autorités polonaises ont littéralement passé sous silence des souvenirs aussi variés que l’assassinat de Katyn, le massacre de Poznan (le 28 juin 1956) ou encore la répression des grèves du 14 décembre 1970 et du 25 juin 197623. Pourtant, ni la monopolisation de tous les moyens de communication, ni la censure systématique ne sont parvenus à empêcher la transmission de ces souvenirs au sein de la société polonaise. Après avoir traversé des périodes « froi-des » où elle semblait endormie, la mémoire vive de ces événements se réveille de manière spectaculaire à partir de 1980.

Le 14 août 1980, lors de la grève du chantier naval de Gdansk, une minute de silence est observée à la mémoire des victimes de 1970. Un monument aux morts est inauguré quelques mois plus tard pour célébrer le dixième anniversaire de ce massacre. En juin 1981, c’est à Poznan que sont érigées deux énormes croix sur lesquelles figurent trois dates (1956, 1970 et 1976), ainsi qu’une inscription : « D’ici est partie la première revendication du droit à la dignité ». Enfin, le 1er novembre 1981, une croix destinée aux officiers polonais assassinés à Katyn est clandestinement dressée au cimetière militaire de Varsovie. L’ensemble de ces cérémonies ne symbolisent-elles pas la reconquête du droit au passé ?

Le même constat peut être fait de toute mémoire dissidente. L’hégémonie de l’acteur politique qui dépeint étroitement l’historiquement correct n’est jamais totale. Un régime, aussi totalitaire soit-il, ne peut faire fi de la mémoire de hom-mes.

(2) Le décalage qui existe entre la mémoire officielle et la mémoire vive ne ré-sulte pas seulement du degré de liberté qui est pris par rapport aux faits. Certaines représentations officielles du passé remportent l’adhésion de la population, alors même qu’elles ne respectent pas la réalité du passé. Le mythe résistancialiste mis en place dans la France d’après-guerre le prouve. Avant même que la Seconde Guerre mondiale ne se termine, Charles de Gaulle met entre parenthèses la col-laboration qu’il présente comme un phénomène minoritaire, les valeurs de la « France éternelle » ayant été incarnées par la Résistance.

Cette vision patriotique de l’Occupation ne va pas sans quelques arrangements avec la vérité historique. Or il est manifeste que la plupart des Français se sou-viennent avec précision de la politique menée par leurs dirigeants depuis 1940. Charles de Gaulle suscite néanmoins l’unanimité parmi la population française. Cette fiction répond effectivement de manière pragmatique à la nécessité de gérer

23 A Poznan, la répression de la grève spontanée d’une des plus grandes usines métallurgiques du pays tourne au carnage : 75 tués, parmi eux des enfants, plus de 900 blessés. Vingt ans plus tard, la répression des grèves de Random et d’Ursus ne fait aucun tué, mais elle est suivie d’une vague d’arrestations et de licenciements sans précédent. Voir B. baczko, Les imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs collectifs, Paris, Payot, 1984, p. 197.

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les séquelles de l’Occupation tout en faisant face à l’urgence de la reconstruction. On peut en conclure que la fidélité à la vérité historique ne constitue pas le seul critère qu’il faille prendre en compte. Les attentes de la population s’avèrent tout aussi - sinon plus - déterminantes.

Les acteurs politiques doivent par conséquent s’adapter à l’horizon d’attente de leur public. Dans ce domaine, les stratégies de commémoration sont souvent marquées par une forte incertitude, l’opinion publique ressemblant parfois da-vantage à une « boîte noire » opaque qu’à une cible docile.

En effet, les mêmes réalités du passé se révèlent tantôt inaudibles pour la so-ciété, tantôt obsessionnelles. Un discours strictement identique peut s’avérer adé-quat à tel moment et tout à fait inopportun quelques années, voire quelques mois, plus tard. Divers exemples en témoignent. De 1945 à la fin des années soixante, la majorité des Français intériorisent la vision gaullienne des années noires. Mais à partir de 1971, un décalage se fait jour entre mémoire officielle et mémoire vive.

Songeons tout d’abord aux vives réactions suscitées par la grâce que Georges Pompidou accorde le 23 novembre 1971 à Paul Touvier, ancien responsable de la Milice. Cette décision est suivie d’une hostilité quasi générale au sein de l’opinion et de la classe politique françaises. Le président français ne se démarque pourtant pas de Charles de Gaulle qui gracie, lui aussi, deux collaborateurs en 1966. Mais, alors que nul ne proteste contre l’attitude du général concernant la période de l’Occupation (gommage des heurts franco-français et mise en exergue des crimes commis par l’occupant), tous reprochent à Pompidou sa position contradictoire entre la grâce accordée au collaborateur français Touvier et la demande d’extra-dition dont l’Allemand Klaus Barbie est l’objet24.

La même observation peut être faite au sujet de la polémique qui suit le dépôt d’une gerbe de fleurs sur la tombe du maréchal Pétain par Valéry Giscard d’Es-taing, le 11 novembre 1978. Ce geste symbolique à l’occasion du soixantième anniversaire de l’armistice déclenche une levée de boucliers dans la presse alors que, dix ans plus tôt, Charles de Gaulle fait de même sans éveiller le moindre commentaire.

Enfin, lorsque François Mitterrand refuse de reconnaître la responsabilité de l’Etat français dans la rafle du Vel’ d’hiv’, il provoque à son tour une vague d’indignation. Ne se place-t-il pourtant pas dans la parfaite lignée du général de Gaulle? Pour ce dernier, ce n’est pas la République, mais des « pseudo-gouverne-ments » qui sont comptables des crimes et délits du régime de Vichy. L’attitude de François Mitterrand est identique. Mais les attentes de la population française sont radicalement autres. Ses besoins et ses inquiétudes ont changé. En opposant

24 Voir H. rousso, Le syndrome de Vichy, de 1944 à nos jours, Paris, Le Seuil, 1990, p. 144.

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une fin de non-recevoir à cette exigence25, François Mitterrand fait fi de cette nouvelle demande sociale et relaie une mémoire officielle en total décalage avec la mémoire vive.

Dans chacun de ces exemples, la tradition officielle se heurte au réveil des consciences. Aucun des successeurs de Charles de Gaulle ne prend en compte la phase de réminiscence aiguë des Français et, par là, l’effritement du mythe gaulliste. Or le récit mobilisateur qui permit à un peuple de se retrouver après la tempête se dégrade en un rituel au contenu de plus en plus évanescent. Mémoire officielle et mémoire vive perdent ainsi leur cohésion. Le discours officiel sur le passé est à contre-courant. Il ne recouvre plus les souvenirs partagés par la po-pulation.

(3) Les phénomènes de résistance rencontrés par l’interprétation officielle dé-pendent également d’un troisième facteur, en général étroitement lié au deuxiè-me : la légitimité populaire du garant de la mémoire officielle. En effet, le passé plus ou moins héroïque du commémorateur peut lui aussi déterminer le degré d’adhésion manifestée par la population.

L’influence de l’interprétation gaullienne du passé national ne repose pas exclu-sivement sur le fait que cette lecture offre un « honneur inventé » aux Français26. Elle s’explique également par la légitimité de l’homme du 18 juin. Sans la crédi-bilité issue de son passé personnel, Charles de Gaulle ne serait probablement pas parvenu à réécrire de la sorte l’histoire des années de guerre.

L’espèce de fascination qui concerne la personne du général ne se limite pas à l’Hexagone. Le plébiscite que de Gaulle remporte lors de son voyage outre-Rhin en 1962 le prouve. D’aucuns ont souvent souligné l’importance des intérêts par-tagés par les deux pôles du couple franco-allemand, mais le sens des réalités ne suffit pas à expliquer l’enthousiasme de la population allemande. Que ce soit en France ou en Allemagne, la vision gaullienne du passé frappe par son efficacité. Or la principale source de cette efficacité paraît autant tenir à la popularité du général qu’au contenu de son discours, aussi habile soit-il.

Le même raisonnement peut être tenu en ce qui concerne l’influence de Nelson Mandela en Afrique du Sud. La légitimité historique du leader de l’Afri-can National Congress (ANC) a certainement contribué à modifier les repré-sentations que la population sud-africaine se faisait du passé lié à l’apartheid. Comme le souligne Desmond Tutu, les souffrances que Mandela a lui-même endurées lui ont conféré une autorité que rien d’autre ne pouvait lui accorder27.

25 Ses propos sont dénués de toute ambiguïté : « En 1940, il y a eu un ‘Etat français’, c’était le régime de Vichy, ce n’était pas la République » (Le Monde, 16 juillet 1992) ; « La République ne saurait être tenue pour comptable des crimes commis par les hommes de Vichy, ses ennemis. Mais elle doit à leurs victimes l’ultime hommage que nous puissions leur rendre : l’enseignement de la vérité et la force de la justice » (Le Monde, 18 juillet 1992).

26 E. conan et H. rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994, p. 309.27 D. tutu, Il n’y a pas d’avenir sans pardon. Comment se réconcilier après l’apartheid?, Paris, Albin

Michel, 2000, p. 45.

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Il est dès lors difficile de nier que l’un des critères de crédibilité des respon-sables officiels tient dans le caractère plus ou moins héroïque de leur passé per-sonnel. Le fait d’avoir eux-mêmes dépassé le poids de leur propre ressentiment à l’égard de l’ancien ennemi peut tenir lieu de modèle.

L’ensemble de cette réflexion tend à montrer que si la mémoire des citoyens est certes influençable, elle ne l’est que jusqu’à un certain point. La mémoire offi-cielle peut certes infléchir les souvenirs véhiculés par l’ensemble de la population, mais elle ne peut échapper à la résistance de ceux-ci. Cela signifie, en d’autres mots, que l’utilisation politique du passé est inévitablement limitée par le poids de l’expérience vécue.

1.2. le poids du passé dans la politique étrangèreLe passé ne se réduit pas à un réservoir d’instruments que l’on sélectionnerait

au gré des intérêts et des objectifs. Si c’est souvent le cas dans le registre discursif, cette vision ne parvient pas à épuiser l’ensemble des fonctions du passé. Ce der-nier peut également déterminer les représentations présentes. Vu sous cet angle, le passé constitue une contrainte à laquelle peu d’acteurs politiques échappent28.

L’influence du passé sur la politique étrangère peut se traduire par trois cas de figure.

(1) Elle apparaît tout d’abord quand des événements s’avèrent si prégnants qu’ils en viennent à façonner la perception de la réalité. Ce faisant, ils participent à la mise en place d’un filtre, d’un prisme à travers lequel toute nouvelle situation est interprétée. Ce mécanisme n’est pas toujours entièrement conscient. Maints acteurs politiques sous-estiment l’influence du passé sur leurs perceptions et leurs actions présentes. Celle-ci est pourtant loin d’être négligeable29.

Prenons un exemple. En juin 1998, le ministre français de la défense, Alain Richard, explique notamment que l’attitude à adopter par rapport aux événements qui embrasent le Kosovo est dictée par le conflit bosniaque. Pour le ministre fran-çais, ce conflit représente un précédent à l’aune duquel sont évaluées les décisions de politique étrangères : « C’est l’histoire de la crise en Bosnie-Herzégovine que nous avons à l’esprit quand nous abordons les événements qui se déroulent au Kosovo »30.

(2) Le poids du passé se manifeste ensuite lorsque ce n’est plus seulement le souvenir d’un événement, mais l’héritage du passé national en tant que tel qui pèse sur la conduite de la politique étrangère. Comment, par exemple, nier l’héritage

28 Voir V.-B. rosoux, « Le temps et les relations internationales », Studia diplomatica, LII, 1999, pp. 143-160.

29 Voir R. Jervis, Perceptions and misperceptions in International Politics, Princeton, Princeton University Press, 1976, pp. 217-218.

30 Discours prononcé dans le cadre du conseil conjoint permanent Otan-Russie le 12 juin 1998, La politique étrangère de la France, http : // www. france. diplomatie. fr.

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du passé nazi dans la politique étrangère de la République fédérale allemande?

L’un des signes les plus tangibles du poids de la Seconde Guerre mondiale sur la politique étrangère de l’Allemagne concerne les rapports israélo-allemands. Souligner la complexité de ces relations est presqu’une lapalissade. En effet, cel-les-ci paraissent quasi conditionnées par l’omniprésence des souvenirs liés à l’ho-locauste.

Plus de trois décennies séparent la signature du traité de réparations conclu entre la République fédérale d’Allemagne et l’Etat d’Israël31, du second voyage en Israël d’un chancelier allemand, en janvier 1984. Un peu plus de dix ans plus tôt, l’accueil réservé à Willy Brandt est relativement chaleureux. Cela s’explique sans doute par la personnalité du chancelier, son passé et son geste à Varsovie. La visite officielle que le chancelier Kohl effectue en Israël en 1984 montre pourtant que c’est toujours en fonction du passé que la politique allemande est jugée.

N’est-il pas frappant que les membres d’un mouvement de jeunesse nationalis-te accueillent le chancelier en tenue concentrationnaire, la chemise et le pantalon rayés de triste mémoire? Certains articles de presse traduisent eux aussi le poids du passé entre les deux Etats. Shalom Rosenfeld, par exemple, se dit « gêné » d’entendre que le chancelier Kohl considère qu’il est interdit d’utiliser l’holo-causte comme porte-drapeau ou principe lors de négociation politique. Une telle attitude signifie pour lui que le chancelier n’a pas compris toutes les significations d’Auschwitz, « non pas seulement la tragédie la plus grande du peuple juif, mais le fardeau le plus lourd que notre peuple ait à porter sur ses épaules face au fu-tur »32.

S’expliquant sur la forte réaction des Israéliens suite à la transaction d’armes entre l’Allemagne et l’Arabie Saoudite - alors qu’ils se taisaient au sujet des four-nitures d’armes françaises et américaines -, Reouven Yaron dépeint à son tour la contrainte qui pèse immanquablement sur la politique étrangère allemande à l’égard d’Israël : « L’Allemagne diffère à nos yeux de nations comme l’Amérique ou la France. Vous devez savoir que les conséquences de l’holocauste continue-ront à se faire sentir pendant des décennies : on peut même se demander si la nation juive sera un jour en mesure de se remettre totalement de cet immense choc ». Et le journaliste israélien de préciser que « les relations entre Israël et l’Allemagne ne peuvent être ‘normales’ au sens littéral du terme. Ce qui peut être acceptable de la part d’un autre pays ne le sera jamais ipso facto pour ce qui est de l’Allemagne »33.

En septembre 1999, Helmut Kohl revient sur ce point quand il rappelle à son successeur Gerhard Schröder qu’étant donné la réalité du passé, le ton qui convient à l’Allemagne est celui de la modestie : « Que cela nous plaise ou non, chaque mot de notre part est perçu avec plus de sensibilité que lorsque d’autres prennent la parole »34. Comme chacune de ces déclarations le montre, les acteurs

31 L’accord sur la « réparation des torts » est signé le 10 septembre 1952 à Luxembourg.32 Voir D. krieGel, « La visite de Helmut Kohl en Israël à travers la presse israélienne », in Documents,

1985, n° 3, pp. 67-68.33 Ibidem, p. 70.

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de la politique étrangère d’un Etat comme l’Allemagne ne peuvent à aucun mo-ment faire fi du passé national.

(3) Le poids du passé est enfin perceptible quand des décisions de politique étrangère s’expliquent par le passé personnel des acteurs politiques. Considérons par exemple la manière dont Charles de Gaulle et François Mitterrand réagissent l’un et l’autre vis-à-vis des commémorations du 6 juin 1944. La divergence de leurs attitudes est indéniable.

Pour le général, l’année 1964 est l’occasion de célébrer les « actions d’éclat » et l’ « étonnant redressement » de la France combattante. Sa présentation des évé-nements ne laisse aucun doute : le concours des forces alliées fut certes nécessaire pour libérer la France, mais en fin de compte, c’est l’armée française qui joua « le rôle principal »35. Vingt ans plus tard, François Mitterrand commémore le 6 juin 1984 en prononçant un discours auquel Charles de Gaulle s’est toujours refusé. Alors que le fondateur de la Vè République répugnait à l’idée de commémorer le débarquement des alliés, François Mitterrand rend hommage à l’action d’Eisen-hower, de Montgomery et de tous les héros du jour « J »36.

La raison de cette divergence ne réside pas tant dans la réalité de chaque contexte historique que dans un vécu personnel différent. En 1944, le général s’est senti exclu du projet et de la réalisation du débarquement. Ce souvenir en-gendre pour lui une rancœur qu’il exprime à plusieurs reprises devant ses minis-tres37. François Mitterrand est par contre nettement moins affecté par ce passé. Contrairement à de Gaulle, rien ne l’empêche de célébrer le débarquement aux côtés de la reine d’Angleterre, du président américain et du premier ministre canadien.

Ces exemples montrent que le passé est un élément constitutif de la politique étrangère. Cela permet de récuser, ou au moins de compléter, la position selon laquelle, dans le domaine des relations internationales, les événements du passé sont seulement « utilisés » pour conforter des préférences ou des préjugés.

Les deux aspects qui ont été soulignés tout au long de cette partie (le choix et le poids du passé) doivent être pris en compte. Cela signifie que, pour les acteurs de politique étrangère, le passé n’est ni un pur instrument, ni une pure

34 Süddeutsche Zeitung, 11 septembre 1999.35 Discours prononcé le 22 novembre 1964 à l’occasion de la commémoration de la Libération de

Strasbourg, in C. de Gaulle, Discours et messages, 1962-1965, Paris, Plon, 1970, pp. 312-316.36 Discours du 6 juin 1984, in F. Mitterrand, Réflexions sur la politique extérieure de la France,

Paris, Fayard, 1986, p. 160.37 Le 30 octobre 1966, de Gaulle rappelle qu’à l’époque « la France a été traitée comme un paillas-

son » : « Churchill m’a convoqué d’Alger à Londres, le 4 juin. Il m’a fait venir dans un train où il avait établi son quartier général, comme un châtelain sonne son maître d’hôtel. Et il m’a annoncé le débarquement sans qu’aucune unité française ait été prévue pour y participer ». Voir Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, II, Paris, Fayard, 1997, p. 84.

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contrainte. Il ne peut être utilisé que dans une certaine mesure, cette mesure résultant directement de la tension entre l’efficacité des références au passé et la profondeur de ses traces.

C’est en gardant cette tension à l’esprit qu’il convient d’entamer la deuxième étape de notre raisonnement. Il importe à présent d’élargir notre angle d’appro-che à l’ensemble des relations internationales. Il ne s’agit plus de s’interroger sur l’utilisation du passé dans le discours de politique étrangère, mais de se demander quels peuvent être les usages du passé dans les relations internationales et quels sont leurs impacts respectifs sur la genèse ou, au contraire, sur la gestion des conflits.

2Essai de classificationNous avons vu que la mémoire officielle entremêle inéluctablement l’oubli

à la remémoration des différents événements du passé. Ce caractère sélectif offre au locuteur l’occasion et les moyens d’une « stratégie rusée »38. On peut en effet affirmer que tout regard rétrospectif accentue plus ou moins les références au passé, depuis le gommage le plus net jusqu’à la survalorisation.

Cette perspective permet de réfléchir aux différentes attitudes qui peuvent être adoptées par les acteurs de politique étrangère au lendemain d’une guerre, fût-elle froide.

Nul ne peut oublier les faits vu l’importance et la profondeur des séquelles qu’ils ont engendrées. Mais si nul ne peut oublier, certains peuvent être tentés d’accentuer, voire de survaloriser les événements. D’autres peuvent au contraire chercher à les minimiser, au point parfois de les oblitérer. Entre ces deux réac-tions, volontairement extrêmes, certains peuvent s’efforcer de reconnaître les évé-nements suite à ce que Paul Ricoeur appelle un travail de mémoire39.

Ces trois catégories (survalorisation, oblitération et travail de mémoire) ont un impact extrêmement différent sur le plan des relations internationales et en parti-culier, sur le plan de la normalisation des relations entre anciens adversaires.

2.1. survalorisation du passéLes conflits qui ont embrasé les Balkans depuis l’effondrement du système

communiste illustrent amèrement ce premier processus. L’une des justifications données par certains responsables serbes à leur agression contre les autres peuples de l’ex-Yougoslavie provient effectivement de l’histoire : les souffrances qu’ils in-fligent aujourd’hui ne seraient qu’une revanche sur celles qu’ils ont subies dans

38 P. ricoeur, « Vulnérabilité de la mémoire », in J. le Goff (dir.), Patrimoines et passions identitai-res, Paris, Fayard, 1998, p. 28.

39 P. ricoeur, Temps et Récit, III, Paris, Seuil, 1985, p. 411

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le passé. La logique mémorielle mise en place est double : il faut se souvenir des injustices dont notre peuple fut victime40 ; il faut réparer ces injustices. La suite est connue de tous.

Que s’est-il passé en Yougoslavie? Tant qu’un pouvoir central, fort, éloigné des sources de conflit, a existé, les hostilités mutuelles ont été maîtrisées. Les blessures de la guerre ont été pansées. La conscience d’appartenir à des identités nationales différentes s’est atténuée, permettant même l’émergence de familles mixtes et d’une vie sociale commune. Mais peu après la disparition du pouvoir unificateur, les souvenirs des persécutions et des souffrances antérieures n’ont pas tardé à recouvrir la période de coexistence pacifique. Noms de rue, hymnes et drapeaux ont été modifiés, manuels scolaires et mythes historiques ont été revus. L’interpellation sous-jacente à cette reconstruction du passé tient en quelques mots : pourquoi devrions-nous être gouvernés par eux? Eux et nous ont été définis de manière manichéenne et les haines, dites ancestrales, ont été réactivées.

Les négociations qui ont lieu pour tenter de mettre fin aux hostilités ne mo-difient en rien ce type d’utilisation du passé. Prenons un seul exemple. Bien que l’accord de Dayton prévoit le maintien d’un Etat bosniaque, les trois entités - serbe, croate et musulmane - vivent aujourd’hui de manière tout à fait séparée. Et dans les écoles des trois communautés, les cours d’histoire apprennent aux écoliers que l’autre fut l’agresseur, qu’il demeure l’ennemi41.

L’enseignement confirme donc le verdict des champs de bataille. Loin de ser-vir la paix et la stabilité, la mémoire officielle se transforme en recueil de pro-pagande. Les Serbes cherchent à oublier les événements que les Croates et les Musulmans de Bosnie se remémorent, et réciproquement. Et si par hasard, deux parties se rappellent du même événement, c’est un crime pour l’une, un fait hé-roïque pour l’autre. Une humiliation pour l’une, une gloire pour l’autre. Au-delà des divergences, un seul but paraît commun : effacer tout souvenir positif de la Yougoslavie et rejeter toute histoire commune.

Comme le montrent ces exemples, la survalorisation des épisodes les plus conflictuels du passé contribue à relancer le cycle de la violence. Ses effets peu-vent être qualifiés de belligènes. La survalorisation ne prend à aucun moment en considération la manière dont l’autre partie représente le passé. Son but est au contraire d’imposer une et une seule interprétation du passé : la sienne.

2.2. oblitération du passéPlutôt que de mettre en exergue tel élément du passé, les tenants de la mé-

moire officielle peuvent choisir de le passer sous silence. L’attitude des autorités françaises à l’égard la guerre d’Algérie est révélatrice à cet égard.

40 Que l’on se réfère aux victimes de la Seconde Guerre mondiale ou de la bataille du Champ des Merles en 1389. Voir Tzvetan todorov, Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 1995, p. 26.

41 Voir A. Uzelac, « Apprendre aux petits Bosniaques que leur voisin est un ennemi », Gazeta Wyborcza - Courrier International, n° 325, 23-29 janvier 1997, p. 32.

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Jusqu’il y a peu, il était difficile de nier la volonté délibérée de la part des autorités françaises de mettre entre parenthèses toutes les traces de ce conflit. Certes, une abondante production d’écrits et d’images a été consacrée à cet évé-nement. Mais la guerre d’Algérie semblait cantonnée dans le registre de la mé-moire privée. Sur le plan officiel régnait l’impression paradoxale d’un vide et d’un silence. Divers signes ont illustré cet « oubli » : l’incapacité de nommer le drame algérien, la censure concernant la répression et la torture, la bataille des archives consacrées à la période coloniale, l’absence de commémoration en hommage aux anciens combattants d’Algérie ou encore les procédés juridiques de l’amnistie et de la grâce.

Ces mécanismes d’occultation lèguent de nombreux problèmes non réglés. Ils ne permettent pas d’éviter la remémoration relative aux épisodes les plus sombres du passé, mais simplement de la postposer. L’impact d’une telle attitude est rela-tivement peu probant sur le plan des relations bilatérales. Le refus de reconnaître la violence jadis infligée à l’autre maintient des malentendus qui empêchent tout rapprochement. Cherchant à éviter tout débat à l’égard du passé, l’oblitération ne prend nullement en considération le point de vue de l’autre.

2 .3. Travail de mémoireContrairement à la survalorisation et à l’oblitération, le travail de mé-

moire cherche à prendre en compte le conflit d’interprétations qui résulte im-manquablement d’un événement tel qu’une guerre. Son objectif est précisément de reconnaître la pluralité des interpétations du passé. Il ne s’agit plus de mettre en avant une vision martyrologique ou édulcorée du passé, mais de prendre en charge le passé dans sa complexité et ses contradictions.

Le travail de mémoire ne porte pas sur les faits eux-mêmes (que nul ne peut nier), mais sur le sens qui leur est attaché. C’est en jouant sur ce sens que les protagonistes essaient d’établir un récit qui puisse favoriser le rapprochement des différentes parties. Son but n’est pas d’établir la vérité avec un grand « V », mais de relire le passé à l’aune de la coopération recherchée42. La mémoire dont il est ici question prend la forme d’un compromis entre plusieurs représentations. Elle se démarque ainsi des logiques de revanche et d’oubli.

La prise en considération de plusieurs points de vue ne signifie pas que toutes les perspectives soient pour autant équivalentes. Reconnaître la pluralité des re-

42 A cet égard, la mémoire se distingue fondamentalement de l’histoire. Son objet n’est pas l’évé-nement passé tel quel mais son inscription dans le présent. Ajoutons que la distinction entre ces deux notions reposent sur quatre différences principales. (1) La mémoire est un vécu en perpé-tuelle évolution ; l’histoire est une reconstruction savante et abstraite, plus encline à délimiter un savoir durable. (2) La mémoire est plurielle, propre à chaque groupe ; l’histoire a une vocation plus universelle. (3) La mémoire peut être du registre de la foi, du sacré ; l’histoire est en principe critique et laïque. (4) L’objectif de l’histoire réside dans la connaissance et l’intelligibilité du passé. Celui de la mémoire, dans la construction et le renforcement d’une identité partagée. Voir entre autres P. Nora, « Entre Mémoire et histoire », in Les Lieux de mémoire, I, La République, Paris, Gallimard, 1984, p. XIX.

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présentations du passé ne remet pas en cause l’existence d’une réalité en deçà de ces représentations. L’élaboration d’une mémoire partagée ne se fonde pas sur le relativisme, mais sur l’idée qu’une histoire commune est possible.

Le cas franco-allemand est révélateur d’une telle perspective. Pendant près d’un siècle et demi, le rappel incessant des souvenirs d’affrontements franco-alle-mands aboutit à créer de chaque côté du Rhin des mémoires nationales rigoureu-sement antithétiques et finalement incompatibles. Pourtant, dès 1958, Charles de Gaulle et Konrad Adenauer décident de mettre définitivement fin à l’hostilité d’autrefois. Et bien que leur dialogue ne soit pas exempt d’ambiguïtés et de dé-saccords, tous les représentants français et allemands fondent depuis lors leur rapprochement sur la reconnaissance concertée d’un passé commun qui « remplit de fierté, mais aussi de regrets douloureux »43.

Les autorités des deux Etats mettent en effet systématiquement l’accent sur la mémoire commune d’un passé ambivalent, afin de ne pas s’enfermer dans des mémoires strictement nationales et de reconnaître que ces dernières sont imbri-quées et dépendantes. Leur objectif est de rechercher un « langage commun » sur le passé, ou tout au moins un minimum d’interprétations communes pour lire l’avenir d’une manière qui les rapproche au lieu de les éloigner. Le premier mi-nistre français Lionel Jospin résume bien la logique enclenchée lorsqu’il explique que, sous cet angle, la mémoire n’est pas « une façon de réveiller les anciennes souffrances, mais, sans les oublier, une manière de faire la paix avec le passé »44.

Comme on le perçoit intuitivement, le travail de mémoire peut être appré-hendé comme une forme de négociation entre diverses représentations du passé, l’objectif étant de parvenir à une lecture du passé mutuellement satisfaisante.

Pour ce faire, les représentants officiels de chaque partie en présence tentent de remémorer le passé en oubliant son sens initial (les tensions et les éventuels affron-tements) et en intégrant un sens nouveau (tel que, dans le cas de la construction européenne, le déchirement de peuples frères). La description des guerres passées comme autant de déchirures fraternelles permet de conclure qu’il convient à pré-sent de tirer un trait sur les anciennes querelles de famille. C’est ainsi que le ca-ractère particulièrement violent des deux guerres mondiales est parfois expliqué par le fait « qu’on ne se déchire jamais aussi bien qu’en famille »45.

Il est frappant de constater combien l’argument de la famille européenne est avancé dans le cadre des relations avec la Russie. L’ensemble des représentants français soulignent avec force l’importance de la famille européenne lorsqu’ils

43 Heinrich Luebke, président de la R.F.A., le 4 septembre 1962, Notes et Etudes documentaires, 21 décembre 1962, n° 2947, pp. 5-6.

44 Discours prononcé lors du colloque « Mémoire et identité » des 24 et 25 septembre 1999 à Genshagen, La politique étrangère de la France, http : // www. france. diplomatie. fr.

45 E. barnavi, « Faire prendre conscience aux Européens de ce qui leur est commun », Le Monde, 19 octobre 1999.

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s’adressent à leurs homologues russes. En 1992, Roland Dumas évoque « l’his-toire commune » de la France et de la Russie46. En 1997, Lionel Jospin insiste sur la nécessité du « rapprochement de la Russie et de ses peuples frères euro-péens »47. La même année, Jacques Chirac déclare que le partenariat entre l’Otan et la Russie permet de contribuer « au rassemblement de notre grande famille européenne, enfin réconciliée »48.

A cet égard, le passage d’un niveau strictement national au contexte européen ne semble pas modifier l’interprétation qui est officiellement présentée. En 1992, la déclaration de la présidence au nom de l’Union européenne concernant l’en-trée en vigueur de l’accord de partenariat et de coopération avec la Fédération de Russie rappelle explicitement que cet accord consacre « l’intégration » de la Russie « dans la famille européenne »49. Dans la stratégie commune de l’Union à l’égard de la Russie, le Conseil européen reprend la même idée en mentionnant l’héritage commun qui réunit les peuples européens50.

La relecture du passé comme une déchirure fraternelle repose sur l’idée d’un passé commun de souffrances collectives. Les groupes en présence ne sont plus considérés comme des masses identitaires hétérogènes, sans conflits internes et indépendantes l’une de l’autre, mais comme des peuples frères réciproquement blessés. L’élaboration de ce récit rappelle que la représentation officielle du passé possède à la fois une dimension historique (les événements en tant que tel) et une dimension de fiction, de construction imaginaire, le but étant finalement de donner à l’histoire un sens parmi d’autres51.

Cela ne signifie pas pour autant que le travail de mémoire puisse mener à la négation ou à la révision pure et simple du passé. Il ne peut remettre fondamen-talement en cause la réalité historique. Cela rappelle simplement que « les faits n’ont pas de taille absolue » et que la dignité des moments susceptibles de susciter l’attention dépend de l’intrigue choisie52.

L’élaboration d’un récit commun à plusieurs Etats montre en outre que « la constitution d’un groupe humain est un fait symbolique et non matériel »53.

46 Paris, le 12 novembre 1992, La politique étrangère de la France, http : // www. france. diplomatie. fr.

47 Moscou, le 31 octobre 1997, ibidem.48 Moscou, le 26 septembre 1997, ibidem, souligné par nous.49 Bruxelles, le 1er décembre 1992, ibidem.50 La stratégie commune précise que « l’Union européenne se félicite que la Russie ait réintégré la

place qui lui revient dans la famille européenne, dans un esprit d’amitié, de coopération, de prise en compte équitable des intérêts de chacun et sur la base des valeurs partagées qui forment l’hé-ritage de la civilisation européenne » (Cologne, le 4 juin 1999, Journal officiel, n° L157 du 24 juin 1999, p. 1).

51 Voir C. Castoriadis, L’ institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975, pp. 207-208 ainsi que E. H Hobsbawn et Terence RanGer, The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, pp. 1-14.

52 Voir P.veyne, Comment on écrit l’ histoire, Paris, Le Seuil, 1979, pp. 25-35.53 Voir A. strauss, Miroirs et masques, Une introduction à l’ interactionnisme, Paris, Métailié, 1992,

p. 157.

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L’appartenance au groupe se fonde effectivement, en grande partie, sur une his-toire incorporée et revendiquée. L’élargissement du groupe (suite à l’intégration européenne par exemple) implique donc la modification du contenu et du sens des éléments historiques qui sont progressivement incorporés et revendiqués.

Ce changement montre que l’adhésion de chacun des membres du groupe se fonde sur une croyance qui est susceptible d’évoluer. Dans le cas franco-allemand, l’évolution est substantielle : croyance que l’on est fondamentalement autre que l’ennemi héréditaire ; croyance que l’on est fondamentalement semblable à celui qui est désormais posé comme un frère.

* **

L’application de cette réflexion à l’Union européenne en tant qu’acteur de po-litique étrangère laisse de nombreuses questions ouvertes. Si l’on compare l’exem-ple franco-allemand au cas des relations euro-russes, deux difficultés de taille doivent être prises en compte : la guerre froide n’a pas constitué un conflit armé ; l’acteur européen est intrinsèquement pluriel.

Le fait que les barrières et les oppositions entre les peuples concernés aient essentiellement été d’ordre idéologique et non guerrier n’empêche pas fondamen-talement l’application des différents procédés mémoriels présentés. Il la favorise au contraire. En effet, n’est-il pas plus aisé d’atténuer le souvenir de tensions entre des idéologies et des systèmes différents que celui de batailles entre des popula-tions endeuillées? Les représentants de l’Union européenne et de la Fédération de Russie ne disposent, il est vrai, d’aucun événement équivalent à Verdun pour symboliser le dépassement définitif de leurs combats. Mais faut-il s’en plaindre? Ne peuvent-ils recourir à d’autres types de lieux de mémoire?

L’absence de confrontation armée directe n’empêche en rien de privilégier l’élaboration d’une mémoire commune fondée sur la reconnaissance d’un passé ambivalent - constitué de méfiances et d’incompréhensions, mais aussi d’échan-ges ancestraux -, plutôt que sur l’interprétation manichéenne d’un passé réduit à quelques épisodes édifiants.

La question qui se pose ne concerne donc pas tant la réalité du passé lui-même que la nature des acteurs en présence. L’analyse des relations euro-russes force à réfléchir au caractère pluriel de l’acteur européen. Il n’est plus question du rapprochement de deux acteurs nationaux et de deux mémoires nationales clairement établies. A ce stade de la construction européenne, l’Union peut certes parler d’une seule voix, mais elle ne reflète pas une seule et même identité, basée sur l’intégration d’un passé officiellement reconnu.

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A cet égard, l’éventuel travail de mémoire qui pourrait contribuer au rappro-chement de l’Union européenne et de la Fédération de Russie implique aupara-vant l’élaboration d’une certaine forme de mémoire commune. Les germes d’une telle perspective résident probablement dans la mise sur pied du Musée de l’Eu-rope qui ouvrira très prochainement ses portes à Bruxelles.

D’aucuns se réfèrent d’ores et déjà à la mémoire de l’Europe pour légitimer une mission commune. Mais il convient de s’interroger à cet égard. Comment les tenants de la mémoire officielle peuvent-ils parvenir à atténuer les interprétations divergentes, sinon contradictoires du passé? Comment peuvent-ils dégager un langage commun qui permette de décloisonner les mémoires nationales? La mise en exergue d’une mémoire partagée signifie-t-elle pour autant une homogénéisa-tion totale des représentations du passé?

Ces questions méritent une nouvelle réflexion mais il apparaît d’ores et déjà qu’un tel effort d’intégration n’implique en aucun cas l’uniformisation parfaite des représentations du passé. La reconnaissance d’un passé commun n’empêche en rien la pluralité des points de vue. Elle sous-entend, au contraire, l’acceptation de désaccords raisonnables concernant la réalité du passé. Le travail de mémoire reste toujours, en ce sens, le travail des mémoires.

Même dans l’exemple franco-allemand, pourtant considéré comme un cas d’école en la matière, l’élaboration d’une mémoire commune ne permet pas d’ef-facer les différences d’approche entre les deux côtés du Rhin. Comme l’indique Lionel Jospin, des décalages et des malentendus de mémoire subsistent et sub-sisteront « tant que nous resterons les Allemands et les Français, tant que nos identités seront différentes »54.

Ainsi, ce que certains appellent déjà la mémoire européenne se définit moins comme une mémoire linéaire et lisse que comme une mémoire « mosaïque ». Ce passage est concevable dès lors qu’on ne perçoit plus la mémoire officielle comme une vérité une et définitive, mais comme une tension dynamique entre différen-tes représentations du passé en perpétuelle évolution.

L’élaboration d’une mémoire officielle qui soit non pas figée et hégémonique, mais vivante et génératrice d’un lien social peut être considérée comme un ga-geure. Ne constitue-t-elle cependant pas le moyen de favoriser le passage vers un oubli apaisé et, in fine, de créer des liens entre les hommes?

Valérie-Barbara Rosoux

54 Le 25 septembre 1999, op. cit.

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Le héros, effet de texte ou de contexte ?retranscription de L’exposé oraL du 07-03-03

Avant de commencer, deux préalables.

D’abord, je ne proposerai pas aujourd’hui de réflexion véritablement nouvelle. Je tenterai simplement de développer et d’expliciter certaines idées que j’ai déjà exposées par ailleurs, et qui me semblent pouvoir intéresser la problématique de ce séminaire.

Je préciserai ensuite que je n’envisagerai pas la question du héros sur un plan culturel ou historique : je l’aborderai dans le seul cadre du texte littéraire.

Je poserai donc les questions suivantes : « qu’est-ce que le héros d’un texte de fiction ? », « a-t-on les moyens d’en proposer une définition convaincante ? ».

Pour engager la réflexion, je voudrais partir de l’ouvrage de Philippe Hamon, Texte et idéologie. L’auteur, s’interrogeant sur la question du héros, en arrive à l’idée qu’il y a trois façon d’approcher la notion : sur le plan idéologique, sur le plan structural et sur le plan affectif.

Sur le plan idéologique, le héros est celui qui défend l’idéologie dominante. Autrement dit, le héros serait ce personnage qui incarne les valeurs en lesquelles une société se reconnaît à un moment donné. On dira par exemple que Roland est un héros dans la mesure où il incarne les valeurs de la société féodale, ou encore que James Bond représente les valeurs de la société occidentale contem-poraine.

Une telle approche laisse en suspens une question essentielle : que reste-t-il de l’héroïté une fois qu’un texte n’est plus lu dans son contexte d’origine ? Le pro-blème de l’approche «culturelle» est de définir l’héroïté en référence au monde extérieur. Un tel point de vue ne rend pas compte de la capacité de certains textes à forger leur(s) propre(s) héros selon des critères qui ne recoupent pas forcément les valeurs collectives. Je vais prendre des exemple extrêmes, parce qu’ils sont révélateurs. Dans Juliette ou le triomphe du vice de Sade, à la question « quelle est l’héroïne du texte ? », tout le monde répondra « Juliette ». Or, on peut démontrer assez facilement que les valeurs incarnées par Juliette sont bien les valeurs défen-dues par le narrateur, mais certainement pas les valeurs dominantes de la société auquel le texte appartient. Même chose pour les romans de Houellebecq : s’ils font l’objet de polémiques, c’est précisément parce que les héros qu’ils mettent en scène ne recoupent pas l’idéologie dominante : ils défendent des valeurs qui ne sont pas «politiquement correctes».

Ce constat de l’insuffisance d’une définition idéologique du héros conduit à déplacer la question sur le plan structural. Si l’on se limite aux structures formel-les, le héros est celui qui organise l’espace interne de l’œuvre en hiérarchisant la

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population de ses personnages. Pour dire les choses plus simplement : le héros est le personnage qui apparaît comme le plus important. Mais qu’est-ce exactement que le personnage le plus important d’un texte ? Faut-il se fonder sur des critères qualitatifs ou sur des critères quantitatifs ? La réponse n’est guère évidente.

Prenons le cas du Père Goriot. Quel est le héros du roman ? Sur le plan qualita-tif, c’est sans doute le père Goriot puisqu’il donne son nom à l’ouvrage et permet d’introduire les grands thèmes du roman. Mais, sur le plan quantitatif, le per-sonnage de Rastignac apparaît plus fréquemment. Le cas des Frères Karamazov de Dostoïevski est plus complexe encore : qui est le héros de ce roman ? Aliocha ? Ivan ? Dimitri ? Sur quel(s) critère(s) se fonder pour établir une hiérarchie ?

La réponse est d’autant plus incertaine que les critères structuraux entrent parfois en contradiction avec les critères idéologiques. Prenons le cas d’Anna Karénine. Le personnage le plus important du texte est à l’évidence Anna. Mais, sur le plan idéologique, le projet de Tolstoï était, rappelons-le, de faire d’Anna un contre-modèle, une figure illustrant les impasses auxquelles conduit l’adultère. Si un personnage représente les idées du narrateur dans Anna Karénine, il s’agit sans nul doute de Lévine. On voit par cet exemple que, si les critères idéologiques amènent à identifier un personnage comme héroïque, les critères formels peuvent fort bien en désigner un autre. Il semble donc que ni les critère idéologiques, ni les critères structuraux ne soient pleinement convaincants.

Selon le troisième plan retenu par Hamon, le plan affectif, le héros est le per-sonnage auquel le lecteur s’identifie.

Cette approche est intéressante dans la mesure où elle se fonde sur l’expé-rience de lecture, c’est-à-dire sur un phénomène concret. Chacun a pu en faire le constat : à la lecture, on n’a pas le même rapport à tous les personnages ; il y a des personnages auxquels on s’identifie; certains nous semblent familiers, d’autres plus lointains, etc. Le personnage le plus important du texte, c’est peut-être d’abord le personnage le plus important aux yeux du lecteur. Au lieu de se fonder sur des critères internes à l’œuvre, on pourrait donc se contenter de raisonner en termes d’impressions de lecture en se posant la question suivante : lorsqu’on lit, de quel personnage se sent-on le plus proche ?

L’autre intérêt de l’approche affective, c’est qu’elle n’oblige pas à trancher entre critères structuraux et critères idéologiques. Les liens affectifs qui m’unissent aux personnages dépendent à la fois des directives du texte et de paramètres culturels, même si, on le verra, les critères structuraux s’avèrent décisifs.

Enfin, ce point de vue a l’avantage de rendre compte des antihéros. Si l’iden-tification, comme je le pense, dépend de l’organisation textuelle plus que des va-leurs du lecteur, un texte peut conduire ce dernier à s’identifier à n’importe quel personnage, y compris à un personnage dont il ne partage pas le point de vue et que, dans la vie réelle, il considérerait comme un contre-modèle.

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Hamon définit l’héroïté comme le point de convergence des trois facteurs que je viens de rappeler : on ne peut, selon lui, parler de «héros» que si le personnage satisfait à la fois aux critères idéologiques, aux critères structuraux et aux critères affectifs. Je pense pour ma part qu’il existe une hiérarchie entre ces différents cri-tères : les critères structuraux sont premiers, viennent ensuite les critères affectifs et enfin, les critères idéologiques. Je vais essayer de le montrer.

Auparavant, juste une précision sur l’approche qui va être la mienne.

Oublions un instant la question du personnage pour essayer de réfléchir sur ce que représente en général la lecture de fiction. Ce que je dirais – et nous sommes beaucoup ici à penser la même chose – c’est que la lecture de fiction se définit d’abord comme une expérience.

Il faut bien savoir ce que l’on entend par « expérience ». Pour qu’il y ait ex-périence, deux conditions doivent être réunies sans lesquelles ce mot n’a pas de sens : il faut un vécu – sans vécu, il n’y a pas d’expérimentation –, et la possibilité d’en tirer des enseignements. C’est précisément ce que proposent les textes que nous considérons comme littéraires : ils nous donnent la possibilité de vivre une aventure émotionnelle et de réfléchir sur ce que nous sommes en train de vivre. Ce qui est vrai pour la lecture en général l’est aussi pour le rapport aux person-nages en particulier : le rapport affectif est premier ; c’est lui qui nous permet de construire le sens du texte. Le héros, avant d’être le personnage dont on partage les valeurs, est le personnage auquel on s’identifie. Mais qu’est-ce exactement que l’identification ?

Commençons par rappeler que l’identification ne dépend pas du lecteur – comme on le lit encore parfois –, mais du texte. Autrement dit, l’identification est, à de rares exceptions près, un phénomène strictement mécanique : le texte, par un certain nombre de procédures et de techniques, peut amener le lecteur à s’identifier à n’importe quel personnage, y compris à des figures qui lui seraient antipathiques, voire odieuses, dans la vie réelle. Prenons le cas de Crime et châ-timent. Tout lecteur de bonne foi reconnaîtra que le héros est Raskolnikov et qu’une fois le livre refermé, c’est un personnage qu’il a, globalement, trouvé sym-pathique, en tout cas duquel il s’est senti relativement proche. Cette impression est due à un mécanisme relativement simple : le récit est raconté, pour l’essentiel, en focalisation interne, c’est-à-dire à travers le point de vue de Raskolnikov. Du début à la fin, nous voyons l’histoire dans la perspective de ce personnage. Par conséquent, nous nous identifions à lui. Or, si on y réfléchit, qui est Raskolnikov ? Un individu qui a commis un double meurtre, pour des raisons que l’on peut trouver discutables (avoir les moyens de réaliser ses ambitions). Dans la vie réelle, un tel personnage ne nous serait pas forcément sympathique. L’identification du lecteur est donc la conséquence de la mise en texte du personnage. Reste à exa-miner quelles sont les procédures utilisées.

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A en croire un certain nombre de théoriciens, l’identification reposerait es-sentiellement sur l’homologie des situations. On peut le dire plus simplement : je m’identifie à celui qui occupe la même place que moi. Comment ce mécanisme fonctionne-t-il dans le champ littéraire ? Première remarque : lorsque je lis un texte, celui qui est à la même place que moi, c’est celui qui partage, sur l’histoire, le même point de vue que moi. Dès lors, celui qui est à la même place que moi, c’est d’abord, bien sûr, le narrateur : le point de vue du lecteur sur l’histoire passe inévitablement par le point de vue de celui qui la raconte. Le lecteur, dès le début du récit, s’identifie à cette voix qui va le conduire à travers une succession d’évé-nements. Cela ne signifie pas, bien sûr, que le narrateur est le héros de tout récit, mais que la façon dont je vais voir les personnages, et le degré de sympathie que j’aurai pour eux, vont être très largement orientés par le regard du narrateur.

Même lorsqu’on a affaire à des narrateurs naïfs, candides, voire un peu falots ou déficients, le mécanisme ne change pas. Si l’autorité d’un narrateur s’avère dis-cutable, il suffit de postuler une instance supérieure au narrateur. Cette instance supérieure, on peut l’appeler « auteur implicite » ou « auteur impliqué ». Peu im-porte le terme, l’idée est qu’il s’agit d’une autorité dont la présence est déductible du texte. Qu’on l’appelle « auteur impliqué » dans certains cas ou « narrateur » dans la plupart des cas, le principe est le même : le premier contact du lecteur avec le texte dépend de son identification au point de vue de la narration.

J’en viens maintenant à la question essentielle : la relation du lecteur aux per-sonnages. Le mécanisme est identique: je suis celui qui est à la même place que moi, qui occupe dans l’histoire la même position que moi. Il est très difficile de comparer la situation des personnages et celle du lecteur. À priori, elles n’ont guè-re de points communs. On peut cependant les mettre en relation en prenant en compte le critère du savoir : le lecteur, comme le personnage, a toujours plus ou moins de savoir sur l’histoire, selon les scènes et les moments du récit. Des théo-riciens comme Umberto Eco ont d’ailleurs fondé leur modèle sur cette question du partage du savoir. Je suis celui qui a le même savoir que moi sur le récit. L’un des arguments en faveur de cette hypothèse est le recours fréquent de beaucoup de romans au personnage du « nouveau ». De la même façon qu’un personnage arrive en nouveau dans un territoire inconnu, le lecteur arrive toujours en nou-veau dans le territoire du récit. Si vous commencez un texte en mettant en scène un personnage qui va progressivement découvrir un monde, vous allez amener quasi mécaniquement votre lecteur à s’identifier à ce personnage.

On peut prendre quelques exemples. Au début de Germinal, Étienne, arrivant pour la première fois dans la mine, va découvrir progressivement le monde des corons, le paysage, le mode de vie, les différentes familles et les relations sociales. Le lecteur va faire les mêmes découvertes en même temps que le personnage. Il y a là une communauté de savoir, un partage de l’information, qui font qu’on va se retrouver tout naturellement dans le personnage d’Étienne Lantier. On pourrait également évoquer d’Artagnan débarquant à Paris ou encore – mais c’est peut-

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être plus subtil – le personnage de Charles, qui, au début de Madame Bovary, arrive en nouveau à l’école : le lecteur découvre l’univers scolaire à travers ses yeux et, un peu plus tard, découvrira également le personnage d’Emma à travers son regard. Cela n’est pas sans conséquences sur la construction du sens.

Ce procédé peut jouer de différentes façons. Le savoir commun peut égale-ment être l’absence de savoir commun. Tout le monde, dans Le Procès de Kafka, s’identifie au personnage de Joseph K., et ce parce qu’on est dans la même situa-tion que lui vis-à-vis de l’intrigue : on ne sait pas pourquoi les choses se passent ainsi. Joseph K. se retrouve arrêté un matin sans savoir pourquoi. Il est confronté à une série de problèmes consécutifs à cette arrestation dont, tout comme le lec-teur, il ignore les raisons. C’est donc le même phénomène qui fonctionne, à ceci près qu’ici, c’est l’ignorance qui est commune. Peu importe donc que le savoir soit plein ou vide, l’important est que l’on soit exactement dans la même situation que le personnage.

Le procédé est parfois plus complexe encore puisque le partage du savoir peut se transformer en complicité. Si le savoir partagé est un savoir sur lequel plane une connotation d’interdit, s’il s’agit d’un savoir « criminel », on devient alors complice des personnages, et la relation qui nous unit à eux est encore plus forte. L’exemple le plus parlant de ce point de vue est peut-être celui des Liaisons dan-gereuses. Le lecteur, par la force des choses, a connaissance de toutes les lettres qui s’échangent dans le roman. Il a donc, en principe, un savoir supérieur à celui de tous les personnages. Mais il se trouve que les deux protagonistes (Valmont et Mme de Merteuil), se débrouillant toujours pour intercepter les lettres qui ne leur sont pas destinées, ont, comme le lecteur, accès à la quasi totalité du texte. Le lecteur, eu égard à cette égalité de savoir, est ainsi conduit à s’identifier à Valmont et à Mme de Merteuil, figures par ailleurs présentées comme négatives (du moins, si l’on prend le texte à la lettre).

Il y a donc, dans la lecture, deux types d’identification : l’identification au narrateur et l’identification au personnage qui possède le même savoir que nous. Ces deux procédures fonctionnent en général de façon harmonieuse. Ainsi, dans Germinal, d’une part, le narrateur nous indique, par une série de signaux assez faciles à relever, que le personnage principal est Étienne ; d’autre part, le lecteur découvre le monde de la mine en même temps qu’Étienne. Les deux procédés sont convergents. Il n’y a pas de problème. Dans d’autres romans, ce n’est pas le cas. Un narrateur peut dévaloriser un personnage auquel le lecteur est malgré tout conduit à s’identifier. Ce type de configuration pose d’intéressants problè-mes de lecture. C’est le cas d’un roman de Nabokov, La Défense Loujine, qui raconte l’histoire d’un joueur d’échecs. D’une part, on s’identifie au personnage de Loujine, à cause de l’égalité des savoirs ; d’autre part, le narrateur livre plu-sieurs indices montrant que Loujine est un personnage candide, naïf, avec lequel il prend ses distances.

L’identification est donc le critère le plus important pour déterminer le héros.

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Mais, concernant les relations entre le lecteur et les personnages, il n’y a pas que les phénomènes d’identification qui entrent en jeu ; il y a aussi les phénomènes de sympathie.

Selon moi, les relations de sympathie sont moins importantes que les phéno-mènes d’identification : elles laissent plus de marge au lecteur. Elles n’en jouent pas moins un rôle dans la construction du héros.

Comment un texte programme-t-il la sympathie de ses lecteurs ? Pour ré-pondre à cette question, il faut partir d’une loi générale, qui ne fonctionne pas uniquement pour la littérature: notre intérêt pour quelqu’un – c’est sans doute regrettable, mais c’est ainsi – dépend du degré d’intimité qui nous unit à lui. S’il arrive un accident à un membre de notre famille, nous sommes immédiatement touchés. Si nous apprenons qu’un train déraille à l’autre bout du monde, nous nous sentons moins concernés dans la mesure où nous ne connaissons pas per-sonnellement les victimes. Il suffit de penser au «principe de proximité», bien connu des journalistes, qui consiste à privilégier l’événement qui «parle» le plus aux gens afin qu’ils se sentent impliqués.

Ce procédé peut parfaitement être appliqué au roman. Si un texte veut nous rendre un personnage sympathique, il faut qu’il nous le rende familier, autrement dit qu’il nous le fasse connaître de la façon la plus précise possible. C’est là qu’ap-paraît la spécificité du roman par rapport à des arts voisins comme le théâtre ou le cinéma. Le roman a cette capacité de nous faire pénétrer dans la vie intérieure d’un personnage. Il existe une série de techniques propres au genre (monologue intérieur, style indirect libre, etc.) qui donnent l’impression d’entrer dans une conscience et parfois même de pouvoir comprendre ses mouvements intérieurs les plus obscurs. Cette impression est nettement plus difficile à susciter au cinéma ou au théâtre. Le roman, par de simples procédé d’écriture, peut donc nous rendre familier, et par conséquent sympathique, n’importe quel personnage. J’évoquais tout à l’heure Raskolnikov. Dans le lien qui nous unit au personnage, la focali-sation interne joue bien sûr un rôle essentiel ; mais le fait que l’on connaisse les moindres sentiments, les moindres pensées, les moindres réflexions du person-nage, contribue à nous le rendre extrêmement proche. Au bout de quatre cent pages, on a l’impression d’avoir passé tant de temps avec Raskolnikov qu’on ne peut être indifférent à ce qui lui arrive.

Rendre un personnage familier au lecteur peut se faire à travers des techniques d’écriture, mais également en recourant à certains thèmes qui ouvrent à une connaissance intime de son moi profond. Comme par hasard, ce sont les thèmes classiques du roman : l’amour, la souffrance, le rêve. Un personnage amoureux se révèle forcément dans son intimité. De même, lorsqu’un texte nous donne accès aux rêves d’un personnage, comme dans Aurélia de Nerval, il nous fait pénétrer dans son inconscient : l’effet de proximité est particulièrement sensible. Barthes, dans un de ses textes, relevait que le thème de la souffrance est l’un des plus aptes à révéler l’intimité d’un personnage. Il y voyait le signe – et cela rejoint le thème du séminaire – de la prégnance du modèle chrétien dans notre culture. Le personnage qui souffre est considéré comme plus authentique, plus vrai, plus

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profond. Les récits autobiographiques sont également très efficaces : mettant en scène l’enfance du personnage, ils nous donnent une clé pour comprendre son intimité.

Parmi tous ces thèmes, le désir joue un rôle fondamental. Son importance a été théorisée non seulement sur le plan de la littérature, mais aussi sur le plan du cinéma. Le lecteur se reconnaît, quasi spontanément, dans le personnage porteur du désir contrarié. C’est un phénomène qu’avait déjà remarqué Hitchcock. Dans Pas de printemps pour Marnie, le film débute par une scène montrant une femme en train de dérober une série d’objets dans un appartement. Au même moment, quelqu’un monte les escaliers, risquant d’arriver dans l’appartement avant que Marnie n’ait réussi à s’enfuir. C’est la première scène du film. Il n’y a donc aucun lien particulier entre le spectateur et les personnages. A priori, le spectateur de-vrait prendre parti pour le propriétaire qui rentre chez lui et avoir envie que le vol de Marnie échoue. Mais ce n’est pas ce qui se passe. Quand on regarde la scène, on n’a qu’une crainte, que Marnie se fasse surprendre par le propriétaire. C’est extrêmement troublant. Hitchcock a expliqué avoir fait cette scène pour que son spectateur s’identifie à Marnie. Il savait que la meilleure façon de le faire était de la placer dans cette situation de désir contrarié : elle désire voler, mais ce désir est contrarié par l’arrivée de la personne qui monte les escaliers. Cela fonctionne parfaitement. Au-delà du cas d’Hitchcock, pensons aux films d’évasion : quelles que soient les raisons pour lesquelles des personnages sont retenus dans un pé-nitencier, à partir du moment où ils cherchent à s’évader, on veut que l’évasion réussisse. Aucun spectateur ne sera satisfait si l’évasion échoue. Une fois qu’elle a réussi, ouf ! on respire. Il est vrai que, souvent, le film se débrouille pour expli-quer que les personnages sont en prison pour de mauvaises raisons. Mais, même s’ils sont là pour de «bonnes» raisons, on souhaite malgré tout qu’ils s’évadent.

Pourquoi cette structure est-elle si efficace ? Il y a eu nombre de réflexions sur ce sujet. On peut en retenir que, si le lecteur ou le spectateur – le phénomène ne change pas – s’identifie au personnage porteur du désir contrarié, c’est parce qu’il se reconnaît en lui : plus précisément, il retrouve dans le personnage en question un conflit qu’il a vécu et qui est au fondement de son identité. Ce conflit serait celui de la crise œdipienne, épisode capital dans la façon dont l’enfant structure sa personnalité et qui va laisser des traces dans la vie adulte. Durant l’ Oedipe, le sujet se trouve en effet tiraillé entre le désir pour le parent de sexe opposé et l’in-terdit, représenté par le parent du même sexe. Si l’on prend le cas du petit garçon, le désir pour la mère se trouve impossible à réaliser en raison de l’interdit incarné par le père. Ce n’est sans doute pas un hasard - comme le remarque Barthes dans Le Plaisir du texte - si on retrouve, au fondement de tout récit, cette tension entre le désir et l’interdit, entre le désir et la loi. Dans la plupart des récits, en effet, un personnage (ou un groupe de personnages) cherche à réaliser un désir ; mais il ne pourra réussir (ou échouer) qu’en affrontant une série d’épreuves. Tout récit serait donc une réactivation de l’Oedipe et c’est pour cela que le lecteur (ou le spectateur) y trouve si facilement sa place. Pour en rester à Raskolnikov, si l’on se reconnaît en lui, c’est sans doute aussi parce qu’il est en proie au désir contrarié.

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Ainsi, alors que l’identification tient à l’homologie des situations, la sympa-thie tient essentiellement à cette connaissance intime du personnage, qui passe par différentes techniques d’écriture, mais également par une série de thèmes, dont le désir contrarié.

J’ai jusqu’ici volontairement laissé de côté un paramètre qui, pour beaucoup, joue un rôle essentiel dans le système de sympathie : le portrait idéologique du personnage.

Pour de nombreuses personnes, on s’identifie au personnage qui partage les mêmes valeurs que nous. Hamon, entre autres, pense que la dimension idéologi-que du personnage joue un rôle important. Je pense pour ma part qu’elle n’inter-vient que dans très peu de cas, et cela pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, on ne réagit pas en tant que lecteur comme on réagit en tant qu’individu. Chacun sait qu’à la base d’une lecture de fiction, il y a ce qu’on appelle le « contrat de lecture ». Avant même les règles de lecture imposées par un genre donné, il existe un contrat de lecture global, le contrat de fiction, très bien défini par Coleridge comme une « libre mise entre parenthèses de sa faculté critique ». Ainsi, quand je lis un texte littéraire, j’accepte de jouer le jeu du texte et de ne pas réagir comme je réagirais dans la réalité. Autrement dit, je tolère dans la fiction des choses que je ne tolèrerais pas dans le monde réel.

La seconde raison qui fait qu’à mon avis le plan idéologique est secondaire tient à ce que bon nombre des œuvres que nous lisons sont éloignées de nous dans le temps. En raison de cette distance temporelle, on a tendance à les consi-dérer davantage comme des objets esthétiques que comme des prises de position sur le monde.

Il existe cependant des cas où le portrait idéologique joue un rôle dans la réception des personnages. On peut songer aux débats autour des romans de Houellebecq, qui prouvent qu’on juge parfois les textes sur le plan des valeurs, qu’on se sent concerné par l’éthique qu’ils véhiculent. Un cas célèbre est celui du Roi des Aulnes de Tournier, livre dans lequel on a vu des incitations à la pédophilie ou une grande indulgence pour certains pans de l’idéologie national-socialiste.

Ces exemples remettraient-ils en cause ce que je viens de dire ? Je ne pense pas. J’ai noté que la faculté critique du lecteur était anesthésiée par l’éloignement temporel ; or les textes que je viens de citer sont proches de nous : le temps n’ayant pas fait son œuvre, on ne reçoit pas ces textes comme de purs objets esthétiques ; on les lit aussi – et c’est légitime – comme des prises de parole sur le monde. Un auteur contemporain peut s’attendre à ce que l’on réagisse à ses textes aussi sur le plan idéologique. On peut également songer au cas de Céline, dont on a long-temps refusé de lire et d’étudier certains textes, pour des raisons idéologiques très claires. Mais, avec le temps, le débat fait retour et l’on commence à se demander si on ne pourrait pas envisager ces textes sur le seul plan littéraire, en mettant l’accent sur le travail de la langue.

J’ai également rappelé que les lois du genre jouent un rôle central dans l’éta-blissement du pacte de lecture : plus un texte appartient à un genre défini, plus je

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joue le jeu du texte. Symétriquement, moins le texte appartient à un genre défini, plus je retrouve un jugement indépendant. Lorsque le pacte de lecture n’est pas suffisamment explicite, le lecteur juge le texte avec ses propres valeurs. C’est le cas des romans que j’ai cités. A quel genre appartient Plateforme de Houellebecq ? On ne sait pas très bien. Même chose pour Le Roi des Aulnes de Tournier. Est-ce un roman fantastique ? historique ? réaliste ? Il y a là une indécision générique, qui fait que le pacte de lecture n’est pas clair : dès lors, on peut juger le roman - et les personnages qu’il met en scène - avec des critères idéologiques.

En résumé, si on cherche à définir le héros, les critères structuraux sont les plus importants : je m’identifie à celui qui occupe la même place que moi. Vient ensuite la familiarité que le texte institue entre tel personnage et le lecteur. Enfin, si on a affaire à des romans chronologiquement proches de nous, peuvent inter-venir les choix idéologiques du lecteur. Le problème est que ces critères peuvent, selon les textes, soit converger, soit entrer en contradiction.

Prenons le cas où ils convergent. Le Procès est à cet égard un exemple parfait : je m’identifie au narrateur, mais comme ce dernier est extrêmement discret et s’efface derrière le personnage de K., s’identifier au narrateur ou au personnage de K. ne change pas grand chose. Concernant la diégèse, j’ai, comme on l’a vu, la même absence de savoir que K. L’identification fonctionne donc très bien. K. est, par ailleurs, le personnage que je connais le mieux, puisque c’est le seul dont je pénètre les pensées. De plus, seul contre tous, il est porteur du désir contrarié. On peut en outre faire jouer le code idéologique: Le Procès faisant partie de notre aire culturelle, je peux, en me référant à mes propres valeurs, me reconnaître dans ce personnage qui cherche à préserver son identité dans un monde où les structures économiques, juridiques et sociales le condamnent à l’anonymat et à l’insignifiance. Dans le cas du Procès, tous les critères fonctionnent harmonieu-sement. Aucun problème de lecture particulier ne se présente. Je n’ai aucun mal à identifier le héros du texte.

Mais il est des cas où les techniques ne coïncident pas : les procédures se contredisant, le lecteur se trouve dans l’embarras et doit faire un travail d’in-terprétation pour tenter de s’en sortir. C’est à ce niveau-là que la lecture peut véritablement devenir expérience. Je vais prendre, à titre d’exemple, un roman de Kundera : La Vie est ailleurs. C’est l’histoire d’un jeune poète tchèque, nommé Jaromil, qui, du temps de la Tchécoslovaquie communiste, cherche à atteindre la notoriété, ce qui l’amène à une série de compromissions avec le pouvoir en place. Le lecteur est conduit par le texte à une série d’identifications et d’investisse-ments qui ne vont pas tous dans le même sens.

Jaromil étant présenté en focalisation interne, on découvre le récit à travers son regard : celui qui est à la même place que moi, c’est donc bien lui. En outre, il s’agit du personnage le mieux connu du lecteur : on a accès à son enfance et parfois même à ses rêves. On connaît donc sa sensibilité, son inconscient, son in-timité. Enfin, Jaromil est par excellence le personnage porteur du désir contrarié: d’une part, pour s’affirmer en tant qu’artiste, il doit franchir une série d’obstacles ; d’autre part, il veut se réaliser en tant que sujet amoureux (toute une partie du

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texte est consacrée à la quête amoureuse du personnage qui a du mal, sur ce plan aussi, à parvenir à ses fins). Le roman met donc en œuvre une série de procédés qui, quasi mécaniquement, nous amènent à nous identifier au personnage.

Le problème tient à ce que l’identification au narrateur fausse quelque peu les choses : ce dernier ne cesse de nous présenter Jaromil comme un individu can-dide et naïf qu’il considère avec ironie et, parfois même, avec mépris.

La situation est donc assez complexe : par certains côtés, on est amené à s’iden-tifier au personnage, tandis que d’un autre côté, le narrateur ne cesse d’instaurer une distance entre le lecteur et Jaromil. Les choses se compliquent encore dans la mesure où, le roman étant relativement récent, on peut réagir non seulement en tant que lecteur, mais aussi en tant que sujet faisant intervenir ses propres valeurs. Le fait que Jaromil collabore avec un régime autoritaire et policier ne conduit pas à voir en lui une figure positive. Les «directives» du texte ne forment donc pas un tout cohérent. Le casse-tête, pour le lecteur, c’est de concilier le lien affectif qui l’unit au personnage et le regard critique que lui impose le narrateur. Kundera a d’ailleurs affirmé par la suite que Jaromil n’était pas nécessairement un personnage négatif. Pour avoir une idée du projet de l’auteur, il faut raisonner en termes d’effets de lecture.

Pour sortir des contradictions du texte, le lecteur n’a d’autre choix que de déresponsabiliser Jaromil, seule façon de concilier le regard critique imposé par le narrateur et le lien affectif qui l’unit au personnage. La solution est de faire du personnage une victime. Le statut de victime, non seulement, empêche de condamner le personnage, mais contribue, en outre, à le rendre sympathique. Le véritable objet de la critique est donc moins Jaromil que le système pervers qui a produit cette situation.

Les phénomènes d’investissement affectif jouent donc un rôle non négligeable dans la construction de la signification : il n’y a pas d’un côté la participation émotionnelle et de l’autre le rapport au sens. Les deux sont étroitement liés. On ne peut pas réfléchir à la portée d’un texte sans avoir réfléchi auparavant sur l’im-plication du lecteur. Parmi le différents facteurs retenus par Philippe Hamon, les phénomènes structuraux me semblent donc les plus importants. Le texte se présente ainsi comme une machine fascinante, voire inquiétante : il peut nous obliger à nous investir dans des personnages qui sont parfois très éloignés de ce que nous pouvons être.

Revenons, pour terminer, à la problématique de ce cycle de conférences : le questionnement identitaire. Epouser, par la lecture, des points de vue qui nous sont étrangers ne peut manquer d’avoir des conséquences sur ce que nous som-mes. Une telle expérience nous pousse en tout cas à réfléchir sur notre identité. Je voudrais à ce propos citer de mémoire une phrase de Lacan qui n’a pas été écrite à propos de la littérature, mais s’y applique assez bien : « Je pense où je ne suis

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pas [c’est effectivement ce que fait le lecteur puisqu’il pense à travers des points de vue qu’on lui impose, à travers des personnages qui lui sont étrangers] donc je suis où je ne pense pas ». C’est peut-être cela l’expérience de lecture: éprouver que, sans doute, on n’est pas toujours qui l’on pense…

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retranscription de l’exposé oral du 07-03-03

La question de l’héroïcité, ou de l’héroïsation – l’un désignant plutôt le résultat et l’autre le processus – peut être éclairée à la lumière, disons, du structuralisme figuratif, c’est-à-dire de cette famille méthodologique et épistémologique qui a mis l’accent sur les grands régimes de production symbolique, avec une référence – non pas exclusive, mais quelque peu dominante – à l’œuvre de Gilbert Durand, qui me semble apporter ici un éclairage assez lumineux, dans la mesure où lui-même a utilisé ce radical de héroïque (héroïsation, héroïcité), pour désigner l’une des composantes fondamentales de l’imagination.

1/ Je vais donc revenir d’abord sur cet environnement, ce soubassement épis-témologique, en mettant l’accent sur une des problématiques qui me semble es-sentielle du point de vue du structuralisme figuratif, qui est son complément, c’est-à-dire tout ce qui touche à la temporalité – par rapport au couple synchro-nie/diachronie –, et cette temporalité ne se réduit pas simplement celle de l’évo-lution des mythes héroïques, qui est certes une question massive, qui est au cœur de votre réflexion puisqu’il y a un croisement entre littérature et histoire, et il est important de voir comment sur le plan culturel, on assiste à une évolution de la sémantique et de la syntaxe de l’imaginaire aujourd’hui.

2/ Ce que je voulais rapidement aborder, en conséquences, c’était la tempora-lité interne du récit héroïque, car il me semble que le récit héroïque, parce qu’il porte sur l’héroïcité, rencontre une difficulté fondamentale – qui est celle, dans le fond, de tout imaginaire dramatique –, qui est celle du dénouement. Il me semble qu’il y a des apories du dénouement du récit héroïque. Ce sont là les deux aspects qui touchent aux structures.

3/ Ensuite, je voudrais aborder deux points relatifs à la question du pouvoir de l’imaginaire héroïque, en montrant d’abord comment l’héroïcité participe fon-damentalement d’un imaginaire moral, et qu’il y a donc une éthique du héros, que je voudrais essayer d’éclairer à partir du type, de l’archétype, du guerrier, que j’irai rechercher chez Platon – tout en annonçant d’emblée que héros et guerrier ne sont pas forcément identifiables, bien qu’il existe entre eux une forte conni-vence, une grande affinité – ; l’autre pôle sera peut-être l’inverse du guerrier, c’est-à-dire le martyr, et nous essayerons de voir un peu clair dans ce labyrinthe du type du héros.

4/ Enfin je terminerai rapidement par quelques perspectives sur la fonction politique du mythe héroïque, pour voir précisément dans quelle mesure l’hé-roïcité peut jouer un rôle politique – ou esquisser, car tout cela est de l’ordre de l’esquisse – pour voir précisément comment le héros se situe par rapport à la ques-tion du pouvoir, de la souveraineté. C’est une question assez délicate, je pense,

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parce qu’on voit bien que héros et pouvoirs sont liés, mais en même temps que le pouvoir ne peut pas lier toute sa souveraineté à l’héroïcité.

1 La mythogenèse héroïquele point de départ – c’est un présupposé qui fait problème en certains

milieux, mais qui ne doit pas faire problème ici, je pense – est que je ne vais pas d’abord parler des héros empiriques, mais des héros mythiques, parce qu’on ne sait pas qui sont en fait les héros réels. Le héros est toujours médiatisé par la pa-role, l’image. Il n’existe donc, d’abord, que par l’imaginaire, pour faire bref. Et donc, il s’agit de comprendre la mythogenèse du héros, et donc de voir quelles sont ses structures narratives – et iconographiques, car on est devant une source d’imaginaire comme toujours double, puisqu’elle produit du texte, mais aussi de l’image visuelle, sous forme de statues, de dessins, de films, d’opéra, etc., cela touche aux rapports entre l’image et le texte, mais je ne vais pas, comme l’année dernière, aborder quelques problèmes épistémologiques liés à cela, mais il reste que la question du héros doit être traitée dans les deux registres. Et donc, la ques-tion est de savoir comment le héros se typifie dans le patrimoine des référentiels mythographiques.

Il faudrait évidemment, pour être précis, méthodique et complet, reposer la question « qu’est-ce qu’un mythe, un mythos ? ». Je ne vais pas me livrer à cet exer-cice quelque peu fastidieux et inévitablement polémique. Mais je pense quand même qu’on peut retenir qu’un des identifiants fondamentaux de la narration mythique, c’est la personnification. Pour qu’il y ait récit mythique, il faut qu’il y ait une histoire, et cette histoire est faite d’actions, faites par des personnae, des personnes, des personnages – pour garder dans l’idée l’arrière-plan théâtral de l’expression latine de personnage –, et donc la notion de personnage – ou, pour le dire dans un autre registre, d’« actant » – peut à son tour se spécifier, se typifier, selon des modalités variées. Et c’est là qu’effectivement je voudrais rencontrer dès le départ la proposition théorique, paradigmatique, de Gilbert Durand, qui dans Les Structures anthropologiques de l’ imaginaire – qui date des années soixante, c’est-à-dire qui est contemporaine de l’oeuvre de Claude Lévi-Strauss – avait proposé une double classification – vous la connaissez, ce n’est pas la peine d’en-trer dans le détail de la théorie : d’une part, il existerait une bipolarisation en régimes diurne et nocturne, qui sont les deux grandes catégories issues de Gaston Bachelard – qui avait découpé les productions psychiques en diurnes et noctur-nes et avait de nouveau subdivisé l’imaginaire – il y a différentes verbalisations de cette nouvelle subdivision de l’imaginaire, par exemple celle qui a été retenue dans les titres des ouvrages consacrés à la poétique des éléments : le repos et la vo-lonté – cela se marque dans les deux livres consacrés à la poétique de la terre1. Il y a donc une bipartition de l’imaginaire en actif et en passif, en version anima et en version animus. Mais ces bipartitions, je crois, pourraient probablement corres-

1 G.Bachelard,LaTerreetlesrêveriesdurepos,etLaTerreetlesrêveriesdelavolonté.

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pondre à la nouvelle opposition du diurne et du nocturne, le diurne étant du côté de la volonté, et le nocturne du côté du repos. Vous voyez donc que la clé origi-nelle des Structures anthropologiques de l’ imaginaire de Gilbert Durand se trouve chez Bachelard. Il faudrait déjà reconstituer clairement tout ce que Bachelard n’a jamais explicité, les structures de l’imaginaire chez et selon Bachelard, pour voir qu’elles dessinaient tout à fait le plan des structures anthropologiques de Gilbert Durand.

Cette première déclinaison en diurne et nocturne va en engendrer une se-conde classification, qui sera véritablement opératoire, puisqu’ellel va aboutir à trois styles de constructions imaginaires – là encore chaque fois, soit dans l’ordre du narratif, soit dans l’ordre iconographique. On a d’abord le style qui obéit à une logique de la relation, une logique de la fusion même, qu’il appelle « mystique ». Le terme n’est pas heureux, je pense, mais peu importe, c’est un système mo-niste, qui rassemble et qui joue de la conciliation, sur l’hypertrophie du même, c’est toujours le « même » qui finit par l’emporter. À l’opposé, on a la fameuse logique schizomorphe, ou diaïrétique – termes chaque fois issus du grec – et qui, on l’entend tout de suite, va favoriser la coupure, le sectionnement, et au-delà, l’affrontement, le conflit, le face à face. Et puis, sous la tutelle d’une inspiration par le nocturne – parce que l’imaginaire serait toujours pour Durand finalisé par une recherche de l’unité, de la réconciliation – un régime mixte, mais qui est quand même à dominante nocturne. De manière philosophique, on peut appeler ce régime « cyclique », c’est-à-dire qu’il permet d’alterner le même et l’autre, la dominante de la réconciliation et celle de la séparation, et qui est le moteur des grands récits, qui permet d’y faire alterner les deux registres.

Ceci étant rappelé – je pense que c’est déjà trop –, on voit d’emblée que la construction du personnage mythique va pouvoir suivre ces trois manières d’en-gendrement, et on voit d’emblée que le héros, du moins cette catégorie encore assez imprécise de héros, va se trouver, très clairement, dans la colonne de l’ima-ginaire diaïrétique, schizomorphe, c’est-à-dire que c’est un personnage qui ne va pas participer à des histoires sur le mode de la recherche d’une conciliation, d’une relation unifiante et totalisante, mais qui va affronter l’histoire sur le mode du conflit, du combat, sur le mode des variations de l’autre, c’est-à-dire : confron-tation à l’altérité, à l’altercation, à l’alternative. Je crois que tous les termes dont le préfixe dérive de alter (autre), peuvent être captés par la logique héroïque, car l’identité passe nécessairement pour le héros par la confrontation à l’autre. Mais, effectivement – et c’est l’autre aspect que j’aborde – comme il s’agira bien que l’histoire se termine, il faudra voir sur quel mode elle se termine ; si elle se ter-mine sur le mode strictement schizomorphe, celui de l’identité qui rejettera défi-nitivement l’autre, ou bien sur le mode cyclique ou sur le mode mystique. Ce sont là les trois destinées possibles du héros. J’y reviendrait tout à l’heure. En tous les cas, il me semble que sur le plan opératoire, il faut essayer d’inscrire toute notre recherche sur le héros, de manière privilégiée, d’abord, dans la colonne de l’ima-

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ginaire diurne, diaïrétique et, à ce moment là, je pense qu’on a d’emblée un bel instrument de repérage, qui permet de dessiner le portrait-robot de l’imaginaire du héros.

Je crois qu’il y a d’emblée ici à privilégier deux choses : d’une part, la posture polémique du héros à affronter la vie sur le mode du combat (polemos), et souve-nons-nous que c’est quand même une des grandes structures fondamentales que toutes les philosophies ont mis en avant comme une des attitudes fondamentales face à la vie. Dans notre tradition occidentale, je pense qu’il faut se rappeler par exemple Héraclite, chez qui on trouve justement ce fameux aphorisme selon lequel polemos, le combat, la confrontation, l’affrontement, est le roi de toute chose, c’est-à-dire est la loi universelle. Mais c’est également la manière pour une volonté de se poser et d’acquérir du pouvoir sur la vie. Donc, cette proximité entre vie, volonté, et combat, est inscrite dans une des racines fondamentales de l’imaginaire du monde occidental. Et je pense qu’on la retrouverait aussi bien dans la pensée indienne, en particulier. À l’arrière-plan apparaît une question subsidiaire importante – mais que je ne vais pas traiter – et qui est de savoir si l’héroïsation a une place centrale dans ce qu’on appelle l’imaginaire indo-euro-péen, et quels sont dès lors les rapports avec les figures que nous finissons par appeler « héroïques » dans d’autres mythologies, amérindiennes, africaines, etc. Il s’agit là du premier point, c’est-à-dire l’attitude, la posture, héroïque, non pas comme quelque chose d’accidentel, de contingent, mais comme une des formes de la destinée humaine, et qui correspondrait à une vérité non seulement anthro-pologique, mais cosmologique.

Un deuxième point qui me semble important est qu’il faut, pour qu’il y ait cette attitude polémique, diaïrétique, un partenaire, un corrélat, un contre, contre lequel on puisse se battre. On peut se battre contre des éléments naturels, mais on peut se battre aussi contre des alter-ego, d’autres humains, et c’est là qu’on voit comment le combat interhumain va devenir une des voies centrales de la mythologie héroïque, et comment le phénomène guerrier, qui est un phénomène de groupe – il ne s’agit pas d’un duel – va inévitablement être un événement in-tersocial, voire international, qui va rendre possible l’émergence du héros. Je crois que pour bien comprendre la dynamique de la structure des types, qui permet de donner la grammaire du héros, il faut arriver à isoler ces deux types d’infor-mations : quelle est la condition pour qu’un personnage devienne héroïque, quel type de posture doit-il adopter pour pouvoir entrer dans des combats, et d’autre part, contre qui va-t-il se battre, quelles sont les caractéristiques qui permettent de définir l’adversaire, l’adversité, l’altérité ? On le sait, c’est pour celà que l’héroï-cité a une telle charge, ou surcharge, éthique, car c’est la catégorie du mal, qui va en quelque sorte servir de matrice pour nourrir le récit du combat héroïque.

Deux remarques pour terminer ce premier point. Le récit du combat n’est pas suffisant dans le mythe pour engendrer du héros, de l’héroïcité. Il faut qu’il y ait un parcours, et je crois que là, il faut inévitablement renvoyer la construction du héros à une autre structure, qui est à la fois psychologique et narrative : la structure initiatique. L’initiation, en tant qu’elle est un parcours, orienté – et non pas chaotique – qui définit une succession de phases, d’épisodes, orientés vers

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un telos, qui est toujours un peu de type gnostique. L’initiation est un processus psychologique et mythique, mais qui a une dimension gnostique, c’est-à-dire qui aboutit, pour le personnage, à une transformation de soi-même par un savoir. La gnose est une connaissance – spéculative, théorétique, mais aussi pratique (il y a savoir et savoir-faire). À la fin d’un processus initiatique, on est détenteur d’un nouveau savoir, d’un nouveau savoir-faire et la connaissance est toujours, rétroac-tivement, une source de transformation. C’est pour cela, je crois, qu’il est très important de dire d’emblée que l’identité d’un héros ne peut jamais être la même. Le héros a une identité, caractérologique, psychologique, mais cette identité va se transformer elle-même, car le héros n’est pas héros d’emblée, uniquement à la suite d’un événement, d’un combat, mais il faut qu’il y ait cette réitération orien-tée vers une fin initiatique. Donc, le devenir du héros, c’est une métamorphose : sa question est comment rester le même à travers l’autre, ou comment devenir autre, tout en restant soi-même. C’est cela qui, je crois, est unique dans le pro-cessus initiatique. Cette transformation de soi, cette métamorphose, qui permet précisément d’enrichir l’identité. Or la voie héroïque est justement une initiation par le combat, c’est-à-dire qu’on ne reste pas le même, on devient soi-même en intégrant l’altérité, mais cette altérité va être médiatisée par l’autre autre, c’est-à-dire l’adversaire. Ce sera donc l’affrontement avec l’autre – singulier ou pluriel –, dans un combat fratricide ou dans une guerre, qui va permettre le processus initiatique du héros, de transformer le héros en un être nouveau. Cela veut dire que l’on a affaire, dans l’héroïcité, à une sorte de double travail sur l’identité. L’individu lui-même devient un autre – mais pour être vraiment lui-même – et dans le cas de l’héroïcité schizomorphe, il a besoin de se confronter, de se mesurer à un autre, pour justement être lui-même. Je crois qu’il sera important, à un mo-ment donné, de voir qu’il y a là toutes sortes d’itinéraires, d’histoires, possibles, à partir de ce schéma.

Deuxième remarque : la mise en œuvre de la structure diaïrétique, à l’aide d’une modélisation tout à fait opératoire. On en a un bon exemple chez cet élève et collègue de Gilbert Durand qu’est Yves Durand, psychologue, à qui l’on doit l’élaboration d’un test psychologique, qu’il avait développé en détail dans L’Exploration de l’ imaginaire et qui consistait à donner, comme consigne, de des-siner et de raconter une histoire à partir d’un certain nombre d’éléments, qui permettent d’identifier les trois structures durandiennes (schizomorphe, mysti-que, cyclique). Ces éléments sont au nombre de neuf : la chute, l’épée, le refuge, le monstre dévorant, un élément cyclique, le personnage, l’eau, l’animal, le feu. Au centre, vous avez le personnage, avec un élément cyclique que l’on peut soit refouler, soit au contraire surdéterminer. On a donc un certain nombre d’ingré-dients qui permettent bien de faire apparaître le degré d’actualisation de l’héroï-cité, car vous avez là des éléments typiquement générateurs de l’héroïcité. Selon que le sujet expérimental va les sur-déterminer ou les sous-déterminer, on va très facilement savoir si on a affaire à un sujet dont l’imaginaire serait de type héroï-que ou non. Il est intéressant de voir les récits et les dessins qu’on peut appeler « typiquement héroïques ». Et vous ne serez pas étonnés de voir que sur un plan expérimental, on va se retrouver devant le dessin le plus typique de l’héroïcité qui

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est le combat avec le dragon, dans la version la plus binaire et la plus dramatique, de telle sorte que l’imaginaire individuel et l’imaginaire culturel se retrouvent tout à fait. Évidemment, on pourrait se demander si l’imaginaire individuel n’est pas le sous-produit de l’imaginaire culturel. Mais c’est un autre problème.. Il me semble que les problèmes que je viens de poser concernant la colonne de structuration du mythe héroïque peuvent être traités sur un plan philosophique, mais aussi sur un plan tout à fait pratique, par le biais de tests, et qu’au fond on a une très grande convergence pour dire que les vrais problèmes ne sont pas là. Car on sait d’emblée ce qu’est une structure héroïque. On n’a pas besoin de tous ces grands détours, et pourtant je pense qu’il faut tout de même avoir une claire conscience de ces éléments pour les élaborer et les reconnaître. Mais vous voyez bien que cette thématique là n’est certainement pas la plus intéressante, et c’est pourquoi je vais passer à un second point. On voit bien que ces problèmes du combat, de l’identité et de l’altérité, du processus initiatique sont des données tout à fait aisées à comprendre et à manier, mais tant qu’on en reste là, on en reste à des balbutiements. Mais il faut passer par là.

2 Le devenir du hérosdeuxième problème concernant ces problèmes de construction mythi-

que, c’est celui du devenir du héros, et donc la question du dénouement du récit. En effet, je crois qu’il faut maintenant entrer dans la logique conflictuelle, dont le propre est, de manière générale, d’être un processus en courbe de Gauss, c’est-à-dire en cloche, qui permet d’indiquer que dans un processus conflictuel, on part d’un état qu’on pourrait appeler de latence, ou état zéro, puis on assiste pro-gressivement à une montée de la tension jusqu’à un point paroxystique, qui est le point où l’héroïcité s’actualise totalement dans le combat, dans l’affrontement. C’est vrai dans tous les récits ; au cinéma, c’est le moment du duel, des épreuves ultimes où le héros va s’affronter à la mort. Ensuite, on assiste au phénomène de la décroissance de l’intensité, puisque, après le combat, la victoire momentané-ment acquise fait qu’il y a cette chute de tension et l’on retrouve en quelque sorte un état de repos initial. Les choses sont réglées : le bien a triomphé, par exemple, le mal a été terrassé. Il me semble que ce qui va participer de la densité du récit héroïque, et ce qui va en faire sa fonction éthique, c’est la phase de montée. Et donc, c’est ce moment où dans la logique de l’action et des forces psychiques, on est dans un état d’équilibre maximum, puisque dans le fond, l’héroïcité va atteindre son comble, son point d’apogée, au moment où les deux forces contrai-res qui doivent être violemment opposées sont au point d’affrontement le plus intense. C’est ce qui fait justement le nœud de l’histoire, cet état de contradic-tion maximal des forces. C’est là que se joue l’issue de l’histoire. Seulement, ce qui fait la matrice de l’héroïcité est en même temps ce qui en signe la fin : un fois que le combat est terminé, même s’il est répété plusieurs fois, la tension re-tombe, et d’une certaine manière, on a quelque chose qui n’a plus, au sens strict,

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de véritable intérêt. Je crois qu’il faut, pour comprendre cela, en revenir à deux choses. Premièrement, à la trame de la poétique aristotélicienne, dans laquelle on trouve les ingrédients définitifs de toute dramatique occidentale, Aristote a bien montré comment une construction narrative devait précisément tourner autour de ce point d’apogée avant de se tourner vers un dénouement, et que la tragédie, par exemple, c’est justement cette montée, cette atteinte d’un point culminant et cette descente rapide vers le dénouement. Il faut savoir également, et je crois que c’est important, mais je n’ai pas le temps de rentrer dans les détails, que le schéma de la tragédie, et de manière générale du drame aristotélicien, a une ori-gine, ou du moins un référentiel analogue et profond, à savoir la description de la maladie dans la littérature hippocratique. En effet, la littérature hippocratique, la littérature médicale de la Grèce antique, avait très tôt montré que la maladie (par exemple la fièvre) évoluait d’un moment où il ne se passe rien – la bonne santé – à un point culminant, qui est la phase aiguë, celui de la fièvre maximale, et puis ensuite, heureusement, la fièvre retombe, et donc le mal est jugulé et on retrouve la santé. Mais enfin, lors de l’apogée, il y a un risque aussi, celui de la mort. Ce schéma a été tout à fait modélisé par la littérature hippocratique sous forme de cette courbe de Gauss, de cloche – elle monte et puis redescend. Il est intéressant de voir que le schéma mythique, mythodramatique, est aligné sur le schéma biologique, ou biopathologique, que l’école hippocratique avait mis en avant. Cela signifie que – puisque l’histoire du héros a à voir avec cette courbe là, qu’elle lui est intimement liée – l’héroïcité participe d’une logique narrative de l’imagination, puis d’un processus culturel de fabrication de valeurs humaines, mais que ce processus a peut-être un arrière-plan plus universel, celui d’un pro-cessus que l’on retrouve dans la vie même, ce qui veut dire que la lutte contre un adversaire, le triomphe de l’adversaire et les deux issues possibles – la mort et la nouvelle vie – sont déjà préfigurés dans la nature. Cette remarque – qui consiste à dire qu’une norme esthétique a été à un certain moment trouvée par Aristote sur fond d’une théorie médicale – est en apparence simplement historique, mais au-delà du caractère historique de la remarque, il y a peut-être à réfléchir sur l’en-racinement profond du récit héroïque, de sa courbe, dans quelque chose d’univer-sel, que l’on retrouve, au moins analogiquement, dans la vie elle-même. Et c’est ce qui expliquerait, peut-être, pourquoi l’héroïcité est à ce point surdéterminée par les humains, par toutes les sociétés : non seulement parce que c’est spectaculaire, parce que c’est source de grande production de bonheur ou de malheur, mais aussi, peut-être, parce qu’on a là le prototype même d’un processus extrêmement dramatique commun à la nature et à la culture, à la matière et à l’esprit. Je vais loin, mais cela ouvre quand même, peut-être, quelques pistes.

Pour en venir maintenant à la question du devenir du héros, il me semble, justement, que la partie descendante, la partie postérieure aux actes héroïques pose effectivement problème, parce que l’on s’aperçoit, de deux choses l’une : ou bien on reste dans la colonne purement diaïrétique – mais quand le combat est terminé, le héros est ou vainqueur ou vaincu ; et s’il est vaincu, l’histoire

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est achevée, on n’en parle plus ; s’il est vainqueur, et si on n’en reste qu’à la vic-toire, effectivement, on a affaire à une séquence d’un beau combat, mais cela peut paraître un peu court pour être valorisé à travers un seul combat. Et donc, inévitablement, l’histoire reste un peu singulière et ne devient pas vraiment my-thogénétique. Ce peut être une légende, mais elle n’ouvre pas véritablement un cycle iconographique ou narratif. Et donc, nécessairement, on va basculer dans la structure cyclique, c’est-à-dire qu’il faut qu’il arrive autre chose, que le héros commence une vie où tout n’est pas héroïque. Et c’est là qu’on va voir que le cycle va « disséminer », selon le mot de Derrida, les traits du personnage pour les exposer à d’autres moments critiques de l’histoire, où la pure partie héroïque de l’histoire va être morcelée, séquencée. Et donc par là on ouvre la porte à un grand corpus, mais qui d’une certaine manière banalise le héros, qui connaîtra des aventures, des phases de vie, qui seront tout à fait différentes de celles, glo-rieuses, du combat. C’est cela que j’appelais tout à l’heure l’aporie de la vie du héros : soit on s’arrête sur une image fixe, c’est-à-dire sur les hauts faits du héros, mais il n’y a alors pas de véritable processus systémique, ni d’initiation pour lui, ni de narration pour les spectateurs ou les auditeurs, etc, ou alors on continue effectivement la saga, c’est-à-dire qu’on continue à raconter ce qui arrive et, à ce moment-là, les épisodes héroïques vont être dispersés et vont perdre en quelque sorte de leur éclat et de leur transcendance. D’où, je crois, la difficulté de rencon-trer véritablement du mythe héroïque à l’état pur, d’avoir affaire véritablement à un héros pur, car le héros pur n’a pas de véritable existence narrative, et lorsqu’il a une histoire narrative, il y a métissage de l’héroïcité avec autre chose. Alors, c’est la porte ouverte à beaucoup de choses, jusqu’à des démystifications du héros, jusqu’à toute une série d’aventures qui peuvent voisiner avec des caractéristiques de personnages qui n’ont plus rien d’héroïque, et l’on rentre alors, probablement, dans des processus romanesques, qui viennent produire une dissémination ou un métissage, voire une déconstruction. D’où la difficulté de mettre en scène, mythologiquement, l’héroïcité. Tels sont les deux premiers points concernant la structure : remarque sur la mythogenèse, remarque sur le devenir du héros, et la construction des corpus.

3 L’éthique du hérosMaintenant je voudrais rapidement évoquer les problèmes du pouvoir

de l’imaginaire héroïque, et donc quelques considérations éthiques et politiques. Je formulais tout à l’heure deux propositions. La première est que l’imaginaire héroïque a une affinité particulière avec l’imaginaire moral, en ce que les caté-gories morales, notamment celles du bien et du mal – et cela a été bien étudié à Louvain – ont cette aptitude à nourrir les récits mythiques, et en particulier les récits héroïques. Donc, l’héroïsation a un fort coefficient de moralisation. La moralité aide à construire justement, puisque dès qu’il y a combat, le combat du bien et du mal est la matrice fondamentale. Les combats du beau et du laid,

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du vrai et du faux existent, mais ils ont moins de ressort(s) au niveau dramatique que le combat du bien et du mal. La valeur ajoutée de la moralité est qu’elle a une dimension imaginaire beaucoup plus grande. Inversement – c’est la deuxième proposition –, un imaginaire moral en général va avoir besoin de héros, car la charge émotionnelle, affective, esthétique, du récit héroïque, est facilement utili-sable dans des processus de représentation morale, et surtout dans des processus de didactique ou de prosélytisme moral. Si on veut faire partager des valeurs mo-rales, on va trouver une aide didactique dans des mythes héroïques. Ce qui veut dire, par exemple, que héroïcité et éducation sont très proches l’une de l’autre. L’éducation à l’humanité va se servir de l’héroïcité, parce que précisément c’est un bon corpus pour les processus d’apprentissages normatifs.

Le problème est de savoir quel type de morale représente le personnage dit « héroïque » – j’ai bien dit le « personnage » ; pour l’instant, on n’en est pas à des individus en chair et en os, on en est à un portrait-robot, à un idéal-type, celui du héros. C’est là que le chantier est complexe et divers. Et il me semble que – sous réserve de vérifications – qu’il y a deux racines de ces mythes du héros. Il y a la racine grecque, que je rattacherais au prototype du guerrier grec, entendu à travers la caractérologie grecque. Je voudrais rapidement vous en montrer des éléments dans le portrait-robot qu’en propose Platon dans la République. L’autre pôle est Jérusalem, mais une Jérusalem romanisée. C’est la figure chrétienne du martyr, qui, en un sens, est aux antipodes du guerrier. Mais peut-être le guerrier grec d’un côté et le martyr chrétien de l’autre représenteraient bien, si vous vou-lez, les deux extrêmes de ce que j’appellerais l’espace éthique de l’héroïcité. C’est une proposition assez cavalière et imprécise pour l’instant, mais qui me permet quand même de reconnaître d’emblée que l’éthique du héros n’est pas unidi-mensionnelle. L’éthique du héros peut prendre différents modes psycho-moraux – puisque l’on va parler de caractères qui sont à la fois psychologiques et moraux – et ces différents caractères psycho-moraux vont aboutir à différentes postures. Il est clair que le guerrier grec, par exemple, est un guerrier dont la maîtrise de soi est entièrement dévouée à la défense de la cité, et que la valeur dominante du courage – c’est un mot-clé, mais il n’est pas le seul, on va le voir – est mise au ser-vice de la défense des autres. On lutte pour les autres, pour réellement les mettre à l’abri, alors que le martyr chrétien peut aboutir à la même chose, c’est-à-dire à mourir, mais sa visée n’est pas du tout la même, puisqu’elle consiste à apporter un témoignage de la vérité de Dieu, et donc à être un témoin, à apporter une attes-tation. C’est donc tout à fait différent du héros grec. Et pourtant, on est tenté, à juste titre, de rattacher, cette mort-là, ce combat-là, à l’héroïcité.

Je ne veux pas traiter du martyr ici – parce que c’est une question qui exige des textes, qui exige qu’on y regarde de près – mais je voudrais simplement vous rappeler, parce que c’est une lecture que tout le monde a faite au moins une fois dans sa vie, que dans la République de Platon, nous avons un portrait-robot du guerrier grec, qui me semble être la racine de l’idéalisation morale de celui qui est capable de se battre et de se mettre au service d’une cause. Il faut seulement

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se rappeler d’une chose au départ : la République de Platon est un texte qui veut montrer comment la cité doit être confiée à des philosophes-rois et comment il faut éduquer ces hommes. Seulement, ce que l’on oublie en général est que tout ce qui est écrit dans la République de Platon, du livre trois au livre dix, n’est pas consacré à la formation du philosophe d’abord, mais à celle du gardien de la cité, c’est-à-dire du guerrier, qu’en grec on appelle phylax. Toute l’éducation de la République est celle des gardiens, et c’est parmi les gardiens que l’on choisira les magistrats qui gouverneront la cité, qui seront sages et moraux, et donc philoso-phes-roi. Il est donc important de voir que la République est, au fond, un traité sur les qualités qui permettent aux hommes de devenir de bons héros et il y a trois ou quatre indications importantes qui permettraient, à mon avis, de relire autrement les données mythologiques, grecques d’une part, mais peut-être aussi universelles.

Premièrement, Platon reconnaît que tout le monde ne peut pas être guerrier. C’est-à-dire qu’être guerrier, et avoir, par conséquent, les qualités d’une action guerrière, propres au héros prototypique, n’est pas donné à tout le monde. Il y a des âmes et des corps qui ne sont pas faits pour celà. Donc, déjà, il y a une notion d’élection, ou la notion de prédisposition, ou de don, qu’importe… c’est-à-dire que tout le monde n’est pas capable de devenir guerrier. Deuxièmement, – vous pouvez trouver l’indication dans tout le passage 374 et suivant – si le guerrier est avant tout caractérisé par le courage, c’est-à-dire par la capacité à affronter les dangers et de mettre la vie en question, cette qualité est inséparable de trois autres – il s’agit d’un portrait, d’un caractère moral à quatre dimensions – qu’on traduit par « tempérance », « sainteté » et « générosité ». Le bon guerrier n’est donc pas simplement réduit à la dimension du courage, et puis, à sa dimension de volonté et de force. Mais c’est quelqu’un qui est capable de réaliser une certaine perfec-tion morale, dont témoignent justement les termes de « tempérance », « sainteté » et « générosité ». Enfin, troisième caractéristique, qui se retrouve en 375a, c’est que le bon guerrier, qui prépare d’ailleurs le bon philosophe, doit avoir du cou-rage et de la colère. Trait intéressant parce qu’on s’aperçoit que le bon guerrier est un être ambivalent. D’un côté, Platon dit bien qu’il doit être doté de tempérance, c’est-à-dire d’une capacité de maîtrise, pour ne pas devenir violent, pour ne pas être un homme en furie – la furie n’est pas du côté de l’héroïcité, le laisser-aller de la violence n’est pas du côté du bon guerrier. Il faut donc une capacité de maîtrise mais, d’un autre côté, et c’est un passage très intéressant chez Platon, il faut être capable d’être irascible, c’est-à-dire qu’il ne faut pas être placide, passif, il faut être capable de réagir, de se mettre en colère et de déployer, précisément, la force. Donc, vous voyez – et c’est que j’appelle la « dualitude » –, il faut avoir des qua-lités opposées. Ce n’est pas un naturel simple, une identité simple, que l’identité du bon guerrier et si notre thèse est bonne, dans notre prototype moral du héros, on va retrouver exactement cette dualitude-là. Il faut à la fois, lorsqu’il est tenté par l’action violente, qu’il sache se retenir, mais d’un autre côté, lorsqu’il est tenté par un certain repos, une certaine fatigue, il faut qu’il redevienne irascible et qu’il

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n’accepte pas, qu’il ne s’adapte pas, qu’il ne devienne pas complice, que son âme soit toujours énergique, bouillante. On peut trouver tout un cortège de méta-phores qui iraient de pair avec la colère. Ce qui veut dire que pour Platon, le bon phylax, le bon gardien de la cité, est un être extrêmement difficile à trouver, parce que justement, il y en a peu qui ont le naturel guerrier, mais qu’en outre il faut les former à cela. Car il y a une éducation du guerrier. Et, dès lors, la question qui se pose est celle de savoir si le héros n’a pas à être également formé moralement. On pourrait, ainsi, discriminer ce que j’appellerais les vrais et faux héros. Le faux héros serait précisément celui qui peut effectivement triompher par la violence d’une adversité, d’un adversaire, mais par n’importe quels moyens, des moyens qu’on appellera immoraux, pour faire court : c’est la violence aveugle, etc. Alors que le vrai héros serait celui qui aurait cet équilibre de qualités opposées, que Platon a projeté sur le bon guerrier de la cité, et qui pourrait, par-là même, ac-quérir cette dimension mythique. Je pense qu’il faudrait réfléchir ici sur le statut de la force du héros et sur la question – qui est d’ailleurs au cœur de beaucoup de mythes et de films aujourd’hui – de savoir ce qu’est le mythe aujourd’hui. Donc, ce n’est pas du « pacifisme bêlant » et du « bellicisme aveugle », mais il y a de la bonne guerre, du bon combat, de la bonne violence ; d’où la question : quel est le style éthique de la violence légitime qui, pour un homme, lui ouvre le chemin d’une transformation éthique de soi, d’une initiation vers un être supérieur ? Je crois que lorsqu’on a effectivement répondu à cette question, on peut comprendre la valeur éducative, voire apologétique, des héros, dans l’éducation par exemple : le héros devient, finalement, le médiateur de l’apprentissage de la maîtrise, de la maîtrise de la force, de la bonne force. En tous les cas, il me semble que l’on a ici, dans le tableau platonicien, un exemple de ce portrait-robot qui permettrait de comprendre, par déplacement, l’éthique héroïque, et de voir comment, à l’in-térieur de la figure héroïque, on peut faire passer cet axe de la dualitude, celui qui arrive à l’équilibre des opposés, et celui qui valorise un seul des opposés. Soit il manque de colère et il finira par être un traître, celui qui faiblit, ou alors, à l’inverse, s’il valorise l’autre pôle, il deviendra le violent, la brute. Être héros est quelque chose de difficile. C’est pourquoi il y a peu de héros dans la catégorie des héros, démonstration morale à l’appui.

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4 Fonction politique du mythe héroïquePour terminer, je voudrais amorcer l’utilisation politique du mythe hé-

roïque. Là, il faudrait, je crois, aborder deux points. Le premier qui est – je l’avais annoncé tout à l’heure – : quels sont les rapports entre le statut héroïque et le pouvoir, et deuxièmement et là, c’est le sujet de Myriam Delmotte –, comment éviter l’idolâtrie du héros, comment faire en sorte que le héros ne soit pas utilisé de manière abusive ?

héroïcité et pouvoir

On rencontre en anthropologie politique une donnée, qui est anthropologi-quement transposable, selon laquelle une des sources du pouvoir politique est, non pas la transmission héréditaire, non pas l’élection démocratique, mais la di-mension charismatique. Je me réfère à la typologie de Max Weber, qui a montré qu’il y a trois types d’attribution du pouvoir, un pouvoir de lignée, un pouvoir démocratique et enfin ce pourvoir charismatique. Ce qui veut dire que les peu-ples sont disposés à attribuer légitimement une autorité à des êtres qui se sont dotés de caractères de chefs, en particulier par suite d’une série d’actions de type héroïque. L’héroïcité est donc – c’est une donnée anthropologique – une des voies, parmi d’autres, de constitution de la légitimité politique. Cependant, et c’est là le problème, il me semble que les mythes héroïques, et les mythologies des héros, ont pris soin, non pas de contredire, mais d’exprimer une sorte de résistance à cela. C’est-à-dire que la vie du héros, les faits héroïques, ne suffisent pas forcé-ment à faire émerger une auctoritas légitime. Pourquoi ? Parce qu’il y a comme une sorte de distorsion entre la valeur acquise par l’homme, qui est une valeur métapolitique, et les qualités que l’on exige pour la fonction royale. Cela parce que la fonction royale est, dans ce type de pensée, fondée sur une alliance avec les dieux – car eux seuls ont le pouvoir en son principe. Et le pouvoir est délégué par les dieux à un être humain qui se trouve élu comme roi. Dans les royautés afri-caines et moyenne-orientales, vous retrouvez cette filiation-là, et on la retrouve d’ailleurs jusque chez saint Paul, pour qui tout pouvoir vient de Dieu. La légiti-mité du pouvoir politique a besoin d’une transcendance absolue, pour justifier cet immense pouvoir, cette immense puissance, que le pouvoir politique exerce sur ses assujettis. Or, l’héroïcité, c’est quand même une manière pour un homme de devenir un surhomme, de devenir un demi-dieu (et non pas un dieu). Il y a donc une sorte de divinisation, d’autodéification possible par l’héroïcité. Mais le maximum de pouvoir qu’atteint le héros est le pouvoir des demi-dieux. Il ne peut atteindre celui des dieux. Donc, le héros ne peut pas concurrencer véritablement la fondation, dite « théologique », du pouvoir politique. Mais, il est un fait que le héros a quand même, un lien avec le pouvoir, et je pense qu’il faut examiner la nature de l’interférence de l’héroïcité avec le pouvoir politique. Il y a un chantier intéressant, celui des héros fondateurs. Ceux-ci montrent, en fondant des cités, leur immersion dans la vie des hommes, mais ils agissent quand même encore

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comme hommes. Et ces héros fondateurs sont eux-même, en général, missionnés par un dieu. Ils sont donc missionnaires, représentants. Mais l’action héroïque ne se fait pas pour créer de la souveraineté. Cette fonction transitionnelle du héros doit être entendue au sens donné par Winicott, selon lequel le héros permet de passer d’un monde à un autre, du monde non institué à l’institué par exemple, mais la vie héroïque ne permet pas à elle seule de concurrencer la souveraineté royale.

Les hommes tendent à considérer que les héros sont dignes d’avoir un ascen-dant sur eux. Ils leur donnent le pouvoir et ce pouvoir est lié au phénomène, entre autres, de l’idolâtrie. Je crois que se pose là un problème que j’avais abordé dans la dernière partie de mon livre Imaginaires du politique, qui est l’utilisation des mythes politiques, du bon et du mauvais usage des mythes politiques. Il est clair qu’il existe dans les processus psychiques, individuels et collectifs, des tendances, des tropismes profonds, qui amènent à confondre l’image et le référentiel, et donc, le héros et ce qu’il représente. Que le peuple soit à même de donner à des héros, par l’intermédiaire d’une mythologie, un ascendant, une puissance ou un pouvoir, est un fait. Mais est-ce inscrit dans la mythification héroïque ? Est-ce une fatalité des mythes politiques ? Je répondrait non, car quel est dans le fond la raison d’être de l’idolâtrie, sinon d’être, paradoxalement, un mauvais usage de la symbolisation, soit par dé-symbolisation, soit par sur-symbolisation. C’est-à-dire qu’on finit par prendre un héros pour un chef, au point de renier sa liberté, soit lorsqu’on le dé-symbolise – c’est-à-dire quand on prend à la lettre ce qui n’existe que dans un discours, une représentation, qu’à travers une série de représenta-tions symboliques –, là, c’est réellement lui qui est un homme supérieur. Du coup, il y a dé-symbolisation. On prend à la lettre ce qui devrait être entendu au sens figuré. Ou alors par sur-symbolisation, c’est-à-dire par accumulation, super-position de valeurs symboliques. C’est ce qui se produit dans le politique lors-qu’on assiste à la naissance de régimes théocratiques, puisque le pouvoir est alors assimilé au pouvoir divin. Là aussi, il y a distorsion symbolique, ou déviance de la symbolisation. Je pense donc que, par rapport à la question « doit-on se méfier des héros ? », « faut-il être iconoclaste face au héros ? », « faut-il débusquer sous le héros un contre-héros ? », comme je l’ai indiqué dès le départ, les héros sont des fabrications naturelles de l’imagination humaine, et ces productions mythogéné-tiques sont profondément ancrées dans nos structures, et peut-être même au-delà de nos structures, dans des processus universels, et donc, qu’il y ait un imaginaire héroïque dans la culture me semble inévitable. Ce qui importe est de trouver le bon code de déchiffrage, c’est-à-dire de produire une herméneutique de l’héroï-cité, pour en montrer toujours la dimension symbolique, et non imaginaire (au sens de Lacan). Il ne faut pas que ce ne soit qu’un objet de réalisation du désir, mais également une source de symbolisation, qui permet à la fois de dire « c’est » et « ce n’est pas » et, à travers ce discours-là, de bâtir une capacité de lecture du sens, mais à différents niveaux, ce qui veut dire qu’on peut faire place à des héros,

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mais qui sont à leur(s) places et ne devraient pas usurper leur(s) place(s), places esthétique, éthique, politique. En un mot, le héros ne saurait devenir une idole.

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iremythes et stéréotypes : quels enjeux ?

Dans le cadre d’un questionnement collectif sur l’héroïsation et ses rapports à la constitution des identités, il est indispensable de définir les outils de travail, à savoir entre autres l’acception des termes « mythe » et « stéréotype », et de les évaluer dans une perspective contemporaine. Le questionnement sur les mythes et les stéréotypes est une préoccupation constante du monde de la recherche. On a beaucoup réfléchi déjà aux possibilités de les distinguer clairement, mais le plus souvent, si la différence est perçue intuitivement et mesurée intérieurement, il s’avère très difficile de procéder à une schématisation oppositionnelle satisfai-sante.

Il convient donc de placer le questionnement dans un ancrage phénoméno-logique et de procéder de manière nuancée. À cet égard, on commencera ici par évoquer quelques situations qui peuvent s’inscrire dans le domaine très ponctué de la stéréotypie, pour ensuite analyser, derrière ces manifestations de ce que l’on pourrait identifier comme des marques de la banalité humaine, ce qui pour-rait relever d’un fond mythique implicite, non réfléchi ou non analysé (et, dans certains cas, non analysable, enfoui trop profondément sous les habitudes et les partis-pris). On partira donc ici de l’anecdote pour construire une réflexion in-ductive sur les concepts qui nous occupent.

Première situation (que l’on nous pardonnera de prendre dans des contextes personnels et slovènes) : une dame âgée dont l’état de santé est devenu précaire, s’adonne régulièrement aux plaisirs de l’écran télévisé. Si précédemment elle sé-lectionnait plutôt des films, elle se contente désormais volontiers de programmes de chansonnettes, du pop slovène qui voudrait se mesurer aux grands succès commerciaux de cette entité économique et sociale à laquelle le petit pays ap-partiendra dans très peu de temps. Elle sélectionne un crochet télévisé qui lui donne l’occasion de s’extasier devant les robes des chanteuses, de se laisser bercer par la suavité des airs et des paroles, et surtout, de se joindre à l’admiration qui semble générale pour un adolescent tout à fait adorable, auteur-compositeur qui s’accompagne passablement bien au piano. Les paroles sont d’une simplicité dé-routante, les rimes forcées pour l’effet d’un -i final ; qui pis est, le jeune homme met à mal la grammaire car, pour rimer, il a recours à la redondance du pronom personnel, ce qui est inacceptable dans la langue slovène. Vient le moment du vote : les appels téléphoniques seront décisifs. On voit progressivement monter la cote du jeune homme, qui devient le vainqueur absolu de cette finale d’un cycle de rencontres musicales. La vieille dame est aux anges, elle le savait dès le début, cette petite adoration lui a volé le cœur. Quelques jours plus tard, la directrice des Jeunesses Musicales (qui se doit de suivre ce genre d’émissions pour percevoir pourquoi le travail d’enrichissement musical par d’autres genres s’avère si diffi-

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cile) déclarera que ce sont les votes des dames âgées qui ont porté le jeune Adonis à la gloire.

Ici émerge donc une figure mythique… La situation relève pourtant de la stéréotypie, de la propagation d’idées banales, de la réutilisation du cliché, en un mot, de recettes qui, une fois encore, ont fait preuve d’efficacité. Le stéréotype, cette forme qu’on a tendance à appeler la pétrification des valeurs, parvient à toucher, à émouvoir : on accepte comme valeur pure ce que le marché a décidé de promouvoir à un moment précis comme objet valable, de surcroît bien rentable. Mais ne peut-on distinguer une autre dimension derrière ce stéréotype et y trou-ver l’image d’un Adonis, d’un Cupidon ou d’un Antinoüs ? De toutes ces figures mythiques qui traduisent la fascination pour le renouveau, la jeunesse, la beauté ? Et cela, d’autant plus aisément au moment où la santé périclite, où l’image de la mort semble devoir être chassée du subconscient (tant soit peu collectif). Dans cette perspective, et suivant le concept de la thanatopoïesis élaboré par Gérard Bucher1, on retrouve ici l’idée du voile primordial, de la peur profonde qui fait oublier les mythes et privilégier la stéréotypie.

Envisageons une autre situation. Célébrer l’arrivée de la nouvelle année en famille peut s’avérer éprouvant : le poste de télévision est (toujours) allumé, les blagues entre les animateurs à l’écran sont des plus insipides, l’invitation forcée à la joie collective complètement irritante. Les feux d’artifice commencent bien avant minuit. Les pétarades n’en finissent plus ; les gens, jeunes ou plus âgés, semblent trouver un plaisir presque pervers à faire peur aux autres, ou à tout sim-plement faire du bruit. À minuit, tout ce qui est de l’ordre du lieu commun est au rendez-vous : les sirènes des quelques navires dans le port, les cloches de l’église, les feux d’artifice… D’où vient ce sentiment de jubilation, de quoi se réjouit-on? S’agit-il de la conjuration du sort : remercie-t-on le ciel d’avoir permis de vivre, bien ou mal, heureux ou malheureux, en bonne santé ou malgré la maladie ? Remercie-t-on cette profondeur de la nuit d’avoir permis la renaissance ? Car le nouvel an actuel n’est que l’adaptation du culte de la nativité, basé lui-même sur les célébrations du solstice d’hiver. Telle est en tous cas la signification des feux d’artifice en Chine, le lieu de leur invention : ils servaient, dans une civilisation qui s’accrochait aux rites, à chasser les mauvais démons et à assurer un avenir prospère, une vie heureuse. Derrière la détermination de montrer son opulence et sa joie, on retrouve donc un sens d’origine mythique. Mikhaïl Bakhtine a explicité ce phénomène à propos du carnaval : la fête permet de faire peur aux autres, de s’imaginer qu’on a le droit de déranger, que l’on détient un pouvoir qui, en temps ordinaire, ne serait nullement octroyé, de se croire des dieux pour un court instant, d’être plus forts que la mort, de briller par la lumière au milieu de la nuit. À nouveau, la stéréotypie pointe donc vers le mythe.

Trop de jonctions rapides ont été faites entre le mythe et la pensée magi-que, voire primitive. Il s’impose de nuancer cette question. À cet égard, Gérard

1 Gérard Bucher, L’imagination de l’origine, Paris, Harmattan, 2000.

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Bucher, dans L’ imagination de l’origine surtout mais aussi dans ses ouvrages pré-cédents2, se base sur la prise de conscience de la mort comme stimulation ultime pour le réveil des mythes, dans l’établissement de son hypothèse philosophique thanatopoïétique. Il s’agirait donc de chercher l’origine de la création des mythes dans le désarroi de l’humanité, c’est-à-dire dans l’incapacité d’accepter la mor-talité, la disparition, l’anéantissement : ainsi, la peur de la mort ferait naître des structures de l’imaginaire qui permettent d’espérer la survie, le passage dans l’au-delà. Bucher évoque principalement le mythe d’Orphée, dont un des mythèmes de base est le franchissement de la barrière qui sépare la vie et la mort. Le recours à l’image d’un poète paraît particulièrement important dans ce cadre : grâce au pouvoir de la parole poétique qui réussit à dompter les forces qui seraient néfastes à tout homme ordinaire, non seulement il est en mesure d’effectuer la catabase, mais il s’avère capable d’entreprendre le retour, l’anabase. À vérifier l’hypothèse de la thanatopoïeisis dans la culture occidentale, on constate qu’au fond d’un nombre de mythes qui imprègnent l’imaginaire collectif, se trouvent des images du dépassement de la mort ou de la transformation, de la métamorphose, avec la possibilité du renouveau ou de la renaissance sous une autre forme.

Au fond du stéréotype, derrière le comportement figé, qui se prend (fréquem-ment) à son propre piège de l’incapacité d’une remise en question, il existe donc peut-être une autre couche, plus cachée et le plus souvent moins consciente, qui gère les conduites et conditionne les actes : pour paraphraser Gilbert Durand qui trouvait le mythe au fond de toute structure3, on dirait alors que derrière tout stéréotype, il y a moyen de découvrir un mythe, dont le stéréotype serait la version « diluée ».

Pour résumer les définitions synthétiques du mythe avancées dans des travaux antérieurs4, nous suggérons qu’il s’agit d’un système (primordial, souvent incons-cient) de croyances qui, (consciemment ou plutôt) inconsciemment, gère(nt) le comportement et les valeurs d’un individu ou d’un groupe social — définition semblable à celle qu’on peut déduire des Mythologies de Roland Barthes ; comme on le sait, chez Barthes, les mythes sont plutôt à dénoncer puisqu’ils empêchent le perception « claire » de la « réalité ». Il s’agit d’un système de croyances fondateur des valeurs spirituelles individuelles ou collectives, système qui permet de trouver un sens à l’existence, ou qui circonscrit les paramètres de l’existence, comme dans

2 Gérard Bucher, Le testament poétique, Paris, Belin, 1994 ; La vision et l’ énigme : Éléments pour une analytique du logos, Paris, Cerf, 1989.

3 Gilbert Durand, Figures mythiques et visages de l’œuvre, Paris, Berg, 1979 ; Les structures anthropo-logiques de l’ imaginaire, 1960, 10e éd. Paris, Bordas, 1984.

4 « Nouvelle Eurydice : Mythe ou stéréotype? », dans Sont-ils bons? Sont-ils méchants? Christian Garaud (dir.), Paris, Éditions Champion, 2001, p. 61-71 ; « Mythes et utopies : approches fé-ministes », dans Récit et connaissance, François Laplantine, Joseph Lévy, Jean-Baptiste Martin, Alexis Nouss (dir.), Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1998, p. 109-120 ; « L’Optique globali-sante : le Mal en perspective, chez Claude Simon », dans Imaginaires du Mal, Myriam Watthee-Delmotte et Paul-Augustin Deproost (dir.), Paris, Cerf ; Louvain-la-Neuve, UCL, 2000, p. 369-77 ; « Questions esthétiques et éthiques autour de la notion du mythe », dans Claude Simon et Le Jardin des Plantes, Sjef Houpperman (dir.). Crin numéro 39, 2001 [mars 2002], p. 99-107.

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les mythes cosmologiques et cosmogoniques. Dans l’optique thanatopoïétique de Gérard Bucher, les mythes seraient alors un recours inévitable de l’humanité face à la difficulté de la prise de conscience de notre mortalité (ce qui, à la rigueur, rendrait l’inexistence des mythes pratiquement impensable).

Dans la vision de Gilbert Durand (surtout dans Les structures anthropologiques de l’ imaginaire), le mythe se présente comme la dernière donnée, comme le fond de toute structure, comme la « condition anthropologique » ; il y a donc lieu de percevoir dans les mythes, voire dans la pensée mythique, l’état naturel de la conscience humaine. Peut-on pour autant affirmer que les mythes sont inévita-bles et, à la rigueur, immuables, au moins en ce qui concerne leur « fond », leur contenu « mythémique », dans une période délimitée5 ? Si les mythes peuvent être perçus comme interprétation du monde, ils s’avèrent être aussi des voiles souvent impossibles à lever (ou qu’on ne prend pas la peine de lever). Ici, la vision bouddhiste diffère largement du déterminisme durandien : selon les bouddhis-tes, les voiles peuvent effectivement être levés grâce à un travail intérieur assidu. Ainsi, la souffrance, tout en étant inhérente à la vie, serait liée à la perception de la réalité ; autrement dit, la libération spirituelle (bouddhique) serait étroitement liée à la compréhension des mythes qui nous conditionnent.

Mircea Eliade, dans Aspects du mythe 6, par exemple, se penche sur l’ébranle-ment épistémologique causé par la perception des mythes soit comme porteurs de vérité, soit comme propagateurs du mensonge, de « fables », voire d’inven-tion, depuis l’Antiquité. Dans le contexte nord-américain, Joseph Campbell a contribué à développer une appréciation positive des mythes, considérés par lui comme un phénomène social utile et nécessaire, aussi bien dans le passé que dans l’actualité. Son approche consiste dans la recherche du mythe originaire, ou en-core du mythe comme explication du monde, voire du mythe comme fondation spirituelle de l’humanité7.

Si l’on veut proposer ici une définition opératoire du stéréotype8, on avancera qu’est lieu commun ce qui apparaît « comme » mythe au deuxième, troisième degré : ce qui est éloigné de la nature sacrée du mythe ou des connections avec les questions d’ordre métaphysique. On s’aperçoit clairement que la société moderne à orientation majoritairement désacralisante aurait tendance à voir des stéréoty-

5 Cette question se pose dans la foulée de Figures mythiques et visages de l’œuvre de Gilbert Durand.

6 Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963.7 Joseph Campbell, Myths to Live By, New York, Viking, 1972. Pour la diffusion populaire du savoir

sur le mythes, la série télévisée en six émissions, basée sur les dialogues entre Bill D. Moyers et Joseph Campbell, The Power of Myth, était d’une importance capitale (sous forme de livre: Joseph Campbell et Bill D. Moyers, The Power of Myth, New York, Random, 1988).

8 Voir à cet égard Jean-Louis Dufays, Stéréotype et lecture. Essai sur la réception littéraire, Liège, Mardaga, 1994), Ruth Amossy, Les idées reçues: Sémiologie du stéréotype, Paris, Nathan, 1991, et les actes du colloque sur la littérature du vingtième siècle, tenu à Amherst, au Massachusetts, au printemps de 1998 : Christian Garaud (dir.), Sont-ils bons? Sont-ils méchants? Usage des stéréotypes, op. cit.

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pes là où un spécialiste de mythocritique chercherait des mythes (ainsi Daniel Castillo-Durante9, selon qui le stéréotype serait un masque par lequel l’homme s’empêche de voir le vide derrière toute déclaration péremptoire des valeurs).

Il est remarquable que la définition barthienne des mythes (et non pas des stéréotypes, dont Barthes ne parle pas) serve par exemple à Ruth Amossy, ainsi qu’à d’autres chercheurs, à définir les stéréotypes — en évoquant la société petite-bourgeoise qui aurait complètement dévalorisé les mythes. Dans cette interpréta-tion aussi, donc, il s’agirait des mythes désacralisés — ayant perdu toute teneur et toute force de conviction, mais auxquels on s’accroche pour se donner des airs de grandeur ou encore pour s’imposer des valeurs. Malgré l’espoir (peut-être un my-the qui échapperait à Barthes lui-même ?) que les stéréotypes seraient l’apanage d’une certaine couche sociale peu éveillée, ou que la « gauche » ne se laisserait pas piéger par des lieux communs, il existe cependant, comme nous le constatons régulièrement, de nombreux stéréotypes, tant du côté de la pensée de gauche que dans le monde petit-bourgeois si souvent dénoncé par Barthes.

En fin de compte, si on accepte l’idée de la désacralisation de la société contemporaine, la stéréotypie conclut à l’impossibilité de l’existence des mythes. Ou alors, serait devenu stéréotype un mythe dilué, dont on ne perçoit que la face externe et qui n’est plus enraciné dans le questionnement métaphysique (avec la mort de Dieu, qui est devenue un lieu commun, l’humanité aurait-elle le droit d’affirmer tout et son contraire ? — nous sommes loin d’un tel état des choses). Pour identifier le fonctionnement des lieux communs, il importe, semble-t-il, d’examiner le niveau où ces notions agissent : s’ils touchent le subconscient, ils peuvent obnubiler la perception du monde et, à la longue, être perçus comme des « valeurs ». C’est ce dont profite la publicité, qui joue sur des « valeurs » non remises en question en vue de la manipulation des consommateurs ; ce dont on se sert en politique dans les appels aux nationalismes, au chauvinisme, à l’éli-tisme…

Ainsi, peut-on cerner clairement la différence entre mythes et stéréotypes? Sans vouloir se prononcer de manière définitive, on suggèrerait plutôt ici de gar-der en vue la définition initiale des mythes – et des stéréotypes – comme sys-tèmes de croyances, systèmes de valeurs : la différence consisterait donc dans la notion et la présence du sacré dans le cas des mythes, et de l’éloignement des préoccupations métaphysiques dans le cas des stéréotypes. Il ne faut pas exclure cependant la possibilité du mouvement constant dans les deux directions, dans le sens où un mythe risque constamment de se voir désacralisé, dilué, dévalorisé, et où l’héroïsation, procédé fréquent qu’évoque Ruth Amossy dans le cas des sté-réotypes, peut fonctionner, dans certains contextes, comme une mythification. Ce qui semble crucial, dans la délimitation de ces deux dimensions de l’imagi-naire, c’est de maintenir ouvert le questionnement. Et pour ceux qui cherchent à

9 Daniel Castillo-Durante, Du stéréotype à la littérature, Montréal, Éditions XYZ, Collection « Théorie et littérature », 1994.

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démasquer jusqu’au dernier des voiles qui « détériorent » la perception de la « réa-lité », il s’agit de comprendre qu’au fond des systèmes de croyances mis au jour, il se trouve encore d’autres couches, jusqu’à une dernière question non pas ultime mais décisive devant laquelle l’être pensant risque de s’avouer vaincu : celle des limites de la capacité cognitive à l’égard de ce qui, chez Durand, est appelé la « condition anthropologique ».

Metka Zupancic

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Un état sublime de l’humanité est possible, là où l’Europe des peuples n’est plus qu’un oubli obscur, mais où l’Europe vit encore en une trentaine de livres très vieux, jamais vieillis.

F. Nietzsche

...tout ce qui émane de l’esprit se réintègre.

s. MallarMé

L’assimilation des croyances des autres peuples au rang de fable ou de fic-tion est l’un des traits fondamentaux de l’expérience (ou de l’être) occidental(e). On peut en trouver des illustrations dans la Bible autant que dans la pensée grecque. Au rejet platonicien du mythe, qui lui-même entérinait une tendance constante de la culture hellénique depuis Homère, répond la condamnation de « l’idolâtrie » par les prophètes d’Israël. Pour le destin occidental, c’est la prise de conscience effarée de « la mort du grand Pan » qui sanctionna la rupture défini-tive avec le paganisme immémorial au quatrième siècle. Ni l’extension planétaire de l’Occident depuis la Renaissance, ni le reflux colonial depuis l’aube du 20e siècle n’auront changé quoi que ce soit à cette donnée première. Malgré une conscience critique de plus en plus vive, notre approche de l’histoire des religions et de l’anthropologie est commandée par un ethnocentrisme congénital, inhérent à l’onto-théologie elle-même.

On discerne simultanément, depuis le 19e siècle, avec la mise en cause des fon-dements, les prolégomènes d’une re-quête (Wiederholung) des origines. Dans le prolongement des perspectives tracées par Kierkegaard, puis par Nietzsche, c’est la collusion, latente depuis le Moyen Âge, entre Athènes et Jérusalem qui alors revient à l’ordre du jour. La dénonciation nietzschéenne de l’emprise des arrières monde sur le platonisme et sur le christianisme, de même que le soupçon d’une « non vérité » insinuée au coeur de la métaphysique – « La vérité est cette sorte d’erreur sans laquelle une espèce déterminée d’êtres vivants ne pourrait vivre. En dernière analyse, c’est la valeur pour la vie qui est décisive » (Notes de l’an-née 1885, La volonté de puissance, n° 493) – ménage la possibilité d’une rupture critique décisive avec le passé. Ces motifs furent réélaborés, on le sait, de manière « historiale » par Heidegger. Dans sa conférence de 1942 « La doctrine de Platon sur la vérité », l’auteur de Sein und Zeit articule intimement l’oubli platonicien de l’alethêia (le non-voilement ou la déclosion primordiales) à l’instauration de

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l’ idea comme domination par les arrières monde : « Ce qui rend chaque idée apte à une idée, c’est-à-dire, en langage platonicien, l’Idée de toute idées, consiste en ceci qu’elle rend possible l’apparition de toutes les choses présentes dans leur entière visibilité » (in Questions I, trad. fr., Gallimard, 1968, p. 149). Eu égard à toutes les enquêtes « positives » sur les origines grecques ou sur le « dépassement » des conceptions présocratiques, la démarche de Heidegger a ceci d’exemplaire qu’elle fixe d’emblée notre attention sur « la mutation intervenue dans l’essence de la vérité» (ibid., p. 153). Ainsi, c’est en vertu d’un geste que Platon « ne men-tionne pas » (ibid., p. 162, on note que Heidegger évite de parler d’impensé dans ce contexte), qu’est scellé le destin de la métaphysique : « Tout est subordonné [désormais] à l’orthotes, à l’exactitude du regard [philosophique]. Par cette exacti-tude, la vue et la connaissance deviennent correctes, de sorte que finalement elles visent directement l’Idée suprême et se fixent dans cette ‘visée’ » (ibid., p. 153).

Toutefois, en dépit de l’originalité insigne de sa caractérisation de l’instaura-tion platonicienne, on peut dire que Heidegger aura interdit toute investigation effective des origines de la pensée rationnelle pour autant qu’il aura occulté à son tour la césure mythos/logos. Nous nous contenterons d’évoquer ici deux motifs. 1) Il est patent qu’embrassant l’alêtheia dans toute son extension (particulière-ment chez Héraclite et Parménide), Heidegger aura constamment feint d’ignorer les antécédents religieux de l’expérience présocratique. Dans un passage célèbre de Lettre sur l’ humanisme, il subordonne explicitement toute élucidation du « sa-cré » à la question de l’Être : « Ce n’est qu’à partir de la vérité de l’Être que se laisse penser l’essence du sacré », cela même s’il déplore simultanément la non re-connaissance de : « Cette dimension [...] qui déjà même comme dimension reste fermée, tant que l’ouvert de l’Être n’est pas éclairci et n’est pas proche de l’homme dans son éclaircie » (in Questions III, trad. fr., Gallimard, 1966, pp. 133-134, je souligne). Dans « La parole d’Anaximandre », il va jusqu’à répéter, sans en exami-ner les prémisses, le geste philosophique premier d’exclusion du mythe: « La phi-losophie ne s’est pas développée à partir du mythe. Elle ne naît que de la pensée et dans la pensée. Mais la pensée est pensée de l’être. La pensée ne naît pas. Elle est – pour autant que l’être déploie son règne » (in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. fr., Gallimard, 1962 - 1986, pp. 424-425). De même, dans Introduction à la métaphysique (trad. fr., Gallimard, 1967), où il omet de questionner l’entre-deux « Être et devenir », titre de la Partie1 du chapitre IV (alors qu’il explore l’ambivalence des autres couples de concepts examinés : « Être et apparence », « Être et penser » et « Être et devoir »), il se borne à citer un passage du Poème de Parménide qu’il assimile à sa propre visée. 2) Heidegger aura constamment ignoré les sources barbares et païennes du Dasein, c’est-à-dire de l’homme parlant/mor-tel immémorial, et cela même s’il déplore l’opacité historiale de la connexion du langage et de la mort : « Les mortels sont ceux qui ont possibilité d’expérimenter la mort en tant que mort. La bête n’en est pas capable. Mais la bête ne peut pas non plus parler. Le rapport entre mort et parole, un éclair, s’illumine ; mais il est encore impensé » (in Acheminement vers la parole,trad. fr., Gallimard, 1976, p. 201, je souligne) Ainsi, en dépit de la pertinence de sa critique, on admettra, à titre propédeutique, que Heidegger aura à son tour méconnu la césure mythos/

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logos et reconduit de facto l’ethnocentrisme grec/occidental.

Dès lors, la question se pose de savoir comment il pourrait être possible de contourner aujourd’hui les positions nietzschéennes et heideggériennes. Se pour-rait-il que l’Abbau (la « déconstruction ») ou la « Destruktion » concomitante de la métaphysique et du/des monothéisme(s) puisse ménager l’ouverture de notre tradi-tion au nihil des origines, c’est-à-dire au caractère à la fois infondé des événement instaurateurs par la reconnaissance de l’incidence en eux d’un néant toujours méconnu ? Réciproquement, la reconquête d’une altérité foncière, immanente à l’onto-théologie, pourrait-elle (ou pourra-t-elle) réaliser « la propre transfigura-tion et la propre rédemption [du philosophe] » telles qu’évoquées par Nietzsche (in Le livre du philosophe, trad. fr., Aubier-Flammarion, 1969, p. 41) ou, selon Heidegger, « la possibilisation originelle du Dasein comme tel » (in Les concepts fondamentaux de la métaphysique, trad. fr., Gallimard, 1992, p. 219) ?

Nous croyons que ce défi pourrait (ou pourra) aujourd’hui être relevé à la faveur d’une conversion démythifiante générale de l’anthropologie et de la philo-sophie. Le changement de paradigme envisagé a trait aux ritualisations du pur et de l’impur au fondement de l’anthropogenèse, c’est-à-dire de la constitution première – préhistorique et historique – du Dasein. Cette problématique à la fois naturelle et extra-naturelle peut ici seulement être évoquée (nous tenterons d’en préciser certains aspects dans la troisième partie de l’exposé : « Démythification et avènement »). Il suffira d’indiquer que l’hypothèse porte sur l’émergence inau-gurale de la conscience du Néant-du-sens (ou de la coïncidence de la mort et du langage) au fondement de toute expérience individuelle et collective du sacré. Il y va donc de l’ouverture d’un cadre historique – archaïque et post-archaïque – bien plus vaste que celui circonscrit par la métaphysique, y compris par sa critique nietzschéenne et heideggérienne. À nos yeux, ce sera seulement dans le contexte d’une élucidation trans-hellénique et trans-judéo-chrétienne que pourront être éclairés les « monuments » de l’histoire, c’est-à-dire tour à tour le travail d’inter-prétation impensé à l’œuvre au fondement des pensées présocratique, platoni-cienne et aristotélicienne, mais aussi des révélations mosaïque et chrétienne (c’est l’hypothèse que j’ai explorée dans trois ouvrages successifs : La vision et l’ énig-me, Cerf, 1989 ; Le testament poétique, Belin, 1994 et L’ imagination de l’origine, L’Harmattan, 2000). Une image lointaine, quasi effacée, pourtant discernable sur un mode conjectural sera-t-elle à même, au terme des avatars de notre his-toire, de conférer sa consistance à jamais problématique à l’hypothèse mytho/logo/poïètique ? Quelque chose d’inouï doit ici poindre aux confins in-conscients de la nature et de la sur-nature symbolique du Dasein : une vérité première inscrite dans l’histoire depuis « un passé effroyablement ancien » (Blanchot). Pour une telle lecture ana-chronologique, le mythos (l’unité de l’expérience première de l’humanité païenne) ne pourra plus être assimilé à une illusion (une fable) dénuée de fondement : il prendra valeur tout à la fois de fiction-vraie et de vecteur pour une humanisation qui est toujours à l’ordre du jour. L’enquête sur l’anthropoge-nèse se concevra ainsi comme un « ajointement » (Gefüge) inédit des « âges » dans le cadre d’une histoire elle-même réinterprétée/réinventée. Nous examinerons tour à tour : 1) les origines de la pensée grecque, 2) l’expérience judéo-chrétienne,

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3) la démythification de l’origine comme Ereignis ou « Autre commencement ». L’approche proposée est certes très schématique, nous croyons qu’elle pourra de la sorte mieux faire saillir la cohérence du projet.

La pensée grecque

Les travaux des historiens (Burnet, Cornford, Vernant) devront être réinter-rogés dans l’optique heideggériennes hyper-philosophique de « l’instauration de la vérité ». En une première étape, nous pourrons reprendre à notre compte no-tamment la démonstration de J.P. Vernant dans Les origines de la pensée grecque (P.U.F., 1969) du point de vue de la crise de l’éloignement des dieux, c’est-à-dire de la laïcisation post-archaïque des formes religieuses primitives. L’évolution des cultures du bassin méditerranéen depuis l’âge du bronze se mesure avant tout à l’essor des cités, c’est-à-dire au développement d’une complexité sociale toujours accrue qu’illustre une série d’innovations remarquables dans les domaines de l’économie, des institutions juridiques et politiques, finalement de l’art. Au plan des croyances, l’intensification des échanges culturels ainsi que l’essaimage de cultes diversifiés contribuèrent au développement d’un syncrétisme religieux in-novateur mais aussi au scepticisme. C’est cette laïcisation de l’héritage mythique qui sous-tend, avec l’épanouissement de la première philosophie, les diverses en-quêtes présocratiques sur l’origine. Ce profil d’évolution est bien connu, il revêt cependant un sens nouveau dans le contexte de l’hypothèse mytho/logo/poïèti-que. En mettant l’accent sur le double mouvement de déperdition et d’exposition – de crise et de création – immanent au Dasein depuis les origines (tributaire lui-même des ambivalences entre « devenir » et « être »), nous pourrons conférer sa juste valeur à une lecture « épochale » de l’histoire en tant qu’approche renou-velée de « l’histoire de l’être ».

Au principe de l’instauration platonicienne, nous postulons l’exploitation pro-prement exotérique des doctrines de la pureté, véhiculées depuis la Grèce du 6e siècle par l’orphisme et le pythagorisme. Ce démarquage par Platon des cultes à mystères et en général « des vieilles et vénérables croyances » est, certes, lui aussi bien connu mais sa réinterprétation sémio-hiérogénétique (relative aux formes premières de la purification rituelle) lui confère une connotation tout autre. Si l’adepte ou le myste, qui visait à se soustraire aux « miasmes » de la vie profane assimilées à la vie larvaire du tombeau, substituait la quête d’un salut individuel aux finalités collectives des pratiques religieuses anciennes, l’innovation platoni-cienne consista à porter la passion personnelle de la délivrance à l’universel. Plus précisément, le génie de Platon tient à la mise en connexion de l’expérience sensi-ble « ordinaire » (issue de l’épreuve immémoriale du sens/sacré) avec la sphère des idées « pures » empruntée aux cultes à mystère. Face au caractère « corruptible » de ce qui « naît et périt », le recours à des formes pures exemplaires empruntées à l’arithmétique, à la géométrie ou à l’harmonie musicale put acquérir alors une valeur de paradigme. Par opposition à l’orphisme et au pythagorisme pour les-quels le souci de la pureté demeurait empreint de connotations « rituelles » (cf.

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le refus de l’alimentation carnée ou l’imposition du port de vêtements blancs, etc.), la philosophie put développer de la sorte une doctrine idéale – exotérique et universelle – propre à rétroagir sur le destin de l’humanité tout entière (ce fut, on le sait, l’ambition même de Platon dans La République).

La philosophie rationnelle apparaît ainsi comme le fruit d’une refonte « histo-riale » des acquis archaïques et post-archaïques immanents à la civilisation grec-que. Tout est comme si l’écart induit par la perte du sacré primitif avait alors été théorisé en tant que chôrismos : « cassure [...] entre l’étant purement apparent ici-bas, et l’être réel quelque part là-haut » (Introduction à la métaphysique, op. cit., p. 114). À la déclosion de l’apparaître commandé par le sacré primitif (rapportée par Heidegger à l’expérience présocratique de l’alêtheia) se surimposa le schème lui-même apuré de la purification post-archaïque emprunté à l’orphisme et au pythagorisme. Dans l’horizon d’une conception dès lors dérivée de la vérité conçue comme homoïosis ou adequatio, une approche de la physis (comme puissance de « croissance » en et hors de nous) fut désormais subordonnée à l’hypostase propre-ment discursive/pensée de l’Idée « au-delà de la l’essence ». Platon put ainsi porter à l’Être rien de moins que la dynamique logopoïétique immanente aux mythopoïèses immémoriales, c’est-à-dire l’apparaître premier de l’homme conscient/parlant/mortel depuis les confins de la préhistoire. En (ré)inscrivant la connexion entre langage et trace pures du sacré (entre les formes du discours philosophique et les formes de la ritualisation primitives du pur et de l’impur) l’eidos renouvela (et de fait produisit) la coïncidence sémio-hiérogénétique première des idées, des mots et des choses. C’est donc en perdant de vue l’œuvre im/pure du divin primordial, c’est-à-dire l’idée duelle de sacer – maudit et vénérable – que la philosophie put se donner l’illusion de produire l’aube éblouissante de l’Idée et soumettre la « ma-tière » à la régie des formes « pures » (notamment dans la perspective d’Aristote).

Il faut noter encore que, soucieux de porter la mutation post-archaïque à l’Idée, Platon dut euphémiser la catharsis. Dénuée de connotation religieuse, la catharsis fut alors assimilée à des procédures seulement techniques, à la métallur-gie (Politique, 288 d, 303 d-e ; Philèbe, 55 c) et à la médecine (Timée, 89 b-d ; Sophiste, 226 c & 227 d), avant tout à la paideia. Le projet philosophique, qui se confond avec un processus de conversion ininterrompu, se définit en effet comme la confrontation toujours renouvelée de l’âme avec les fatalités de l’anangkè, c’est-à-dire avec « l’impureté » du réel ordinaire (Sophiste, 229 d - 231 e et République VII, 518 b - 519 b). Réciproquement, la lutte contre la corruption put acquérir un sens moral inédit comme « exercice [philosophique] de mourir » (mélètè tha-natou).

Si, dans le mythe de la caverne l’héroïsme du sage consiste à discerner derrière soi ce qu’ignorent les compagnons de captivité (République VII, 515 c) et donc à se ressouvenir des origines divines, l’anamnèse philosophique ne renouvelait pas seulement, ainsi que l’a montré J.P. Vernant, certaines croyances grecques rela-tives au voyage de l’âme (cf. « Aspects mythiques de la mémoire et du temps » in Mythe et pensée chez les Grecs, Maspero, 1965), elle évoquait avant tout l’ éveil premier conscient/parlant/moral du génie humain tributaire de la thanatopoïèse de l’autre soi-même. Issue d’une mythopoïèse apurée, la logopoïèse platonicienne/

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aristétolicienne put objectiver de la sorte les lois grammaticales et logiques du discours qu’elle rapporta à un : « dialogue silencieux et intérieur de l’âme avec elle-même » (Sophiste, 263 e). (J. Derrida a souligné dans « La double séance » le rôle assigné par Platon tour à tour au « double supplémentaire » de l’écrit et au « dialogue aphone » de l’âme, cf. La dissémination, Seuil, 1972, pp. 207-219). Il convient maintenant d’examiner comment cette même problématique « immé-moriale » de la purification, portée au discours et à la conscience, se sera cristal-lisée, selon des modalités précisément analogues dans les Révélations judaïque et chrétienne.

Les sources judéo-chrétiennes

Si nous voulons élucider l’articulation secrète du langage et de la mort telle qu’elle fut occultée et exploitée par la philosophie et comme philosophie (notam-ment la philosophie moderne par l’accent mis sur la finitude), nous ne pourrons manquer de tourner notre regard vers l’autre versant de notre tradition : l’œuvre de deuil et de gloire judaïque et chrétienne. La prise de conscience de l’unité my-thopoïètique du destin humain ne peut faire l’économie d’une explicitation des conditions d’éclosion du ou des monothéisme(s), inversement celui-ci (ceux-ci) commande(nt) toute conception transhistorique du Dasein. Par delà les tentatives médiévales pour circonscrire le domaine de conciliation possible entre foi et savoir, il convient ici, en franchissant « le pas qui rétrocède » (Heidegger), d’éclairer les modalités de l’évolution religieuse post-archaïque depuis l’aube du néolithique jusqu’à l’apparition des monothéismes : le premier judaïsme et le christianisme.

La Torah narre le récit d’un Dieu salvateur qui vient au devant de l’homme (du peuple juif, de Moïse) par le truchement de la/sa Parole seule. Yahvé est le Dieu Père unique qui brise l’ambivalence primitive du sacré pur/impur et met l’homme face à l’obligation de se détourner du Mal en soi. Aux sources de la Révélation du Sinaï, le Livre de l’Exode relate, on le sait, la longue errance d’Is-raël, sa déréliction aux portes de la mort, un état de détresse qui résultait lui-même de l’emprise post-archaïques des empires, c’est-à-dire de l’asservissement des Hébreux au Royaume de Pharaon.

Or, face à l’expérience collective de la ruine, la Révélation mosaïque se pré-sente avant tout comme une réponse spirituelle sans précédent, puisée aux sources mêmes du Dasein. C’est en effet l’extraction d’un reste pur – l’Autre rendu ma-nifeste en son absence par sa Parole et son Écriture (le Tétragramme s’amuit dans le silence du verbe qui l’exprime) qui permit d’établir un dialogue inouï avec le Très-Haut, partant, de (re)fonder un lien de filiation unique avec le Père : l’An-cêtre immémorial. En Yahvé – l’Infigurable – s’exprime la vérité logopoïètique sous-jacente à toute mythopoïèse.

La Torah, qui dénonce les données du paganisme environnant (tel qu’il ne cessera de hanter le destin judaïque) en offre paradoxalement comme une image en creux. Au cœur du dispositif, il y a la fameuse iconoclastie hébraïque qui

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traduit l’efficace du religieux centré sur le visible, c’est-à-dire sur le drômenon ar-chaïque que E. Cassirer définit comme suit : « L’image ne manifeste pas la chose, elle est la chose ; elle ne se contente pas de la représenter, elle agit autant qu’el-le, de sorte qu’elle la remplace dans sa présence immédiate » (in La philosophie des formes symboliques, T. 2, trad. fr., Minuit, 1972, p. 60). La focalisation sur l’idole, telle qu’elle est répudiée en particulier dans Le Deutéronome, puis par les Prophètes, désigne négativement la fascination païenne pour la démonialité du divin (dans Le sacré R. Otto a retrouvé les caractéristiques transhistoriques du divin « fascinans et tremendum »). Quant aux rites, dénoncés par la Bible, ils re-flètent, également en creux, la fonction génératrice ambivalente du pur et de l’impur immanente aux épiphanies primitives du sacré. À la dénonciation des cultes archaïques de la mort ou des ancêtres (Dt 14,1 ; 18, 10-12 ; Lv 21, 1-2 et 11-12) correspond celle de leur fécondité incarnée par des figures masculines ou féminine de la sexualité sacrée sous la guise, d’une part, de la fermentation (Ex 12, 1 et 23, 14 ; Dt 16, 3), d’autre part, de stèles ou de pierres dressées, symboles de la divinité masculine (Ex 23, 25 et 34, 13 ; Dt 7, 5 et 16, 22 ; Lv 26, 1).

C’est donc à la faveur du dégagement concomitant de l’unité latente du reli-gieux antérieur et de la loi secrète du verbe (l’Écriture et la parole) que le judaïsme originel put rompre avec les pratiques et les croyances païennes vouées au primat des puissances sacrées du visible. Affranchie de la geste mythique des dieux, la vie profane fut suspendue à l’intrusion de l’Éternité dans le temps (Yahvé est « l’être » primordial entièrement dissocié du « devenir »). En un saut qualitatif sans précédent, ce fut la conscience tout autre de la bonté de Dieu et de la sainteté de la création qui fut accréditée aux yeux du Peuple Élu. La longue évolution post-archaïque se fit Événement. La réinvention ab origine des relations de l’homme et de Dieu imposait en effet simultanément la refonte des récits primitifs d’origine (c’est-à-dire tout l’héritage ancien des mythes). Toute représentation d’un combat primordial entre les puissances créatrice et destructrice du sacré étant disquali-fiée, l’entrée en scène du mal et du péché dut coïncider avec la naissance d’Adam lui-même. (Le récit de La genèse met d’ailleurs en scène la culpabilité princeps du premier couple et déplace vers le corps et la sexualité les valeurs antinomiques sacrées du pur et de l’impur). C’est ainsi que le récit de la Chute put déployer aux yeux d’une humanité dégrisée (l’avant-garde de l’humanité incarnée en et par Israël) le spectacle d’un choix éthique sans pareil. L’homme mortel/parlant/conscient y fut convié à reconnaître pleinement sa vocation spirituelle et morale.

Pour le Peuple Saint en bute à la vindicte des « Nations », la suite de l’histoire fut nécessairement dictée par l’espérance messianique inscrite au cœur de la Révélation mosaïque. Face aux tribulations de l’histoire, il ne pouvait y avoir d’autre issue que la divulgation du secret d’Israël : la conversion des « Nations ». Toutefois, dans la mesure où le peuple juif fut exposé successivement aux hégé-monismes babylonien, grec et romain, c’est le thème sacrificiel d’un destin mes-sianique expiatoire qui vint se surimposer dans les écrits prophétiques à la vision anticipée de la gloire d’Israël à la fin des temps. Dans cet horizon, c’est le récit du « Serviteur Souffrant » (la méditation d’Isaïe sur la mission salvatrice du peuple juif) qui dut servir de cellule mère à la version hétérodoxe – chrétienne – du

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« Messie de douleur ». Aux yeux du petit noyau des Juifs dissidents (d’inspiration sans doute essénienne) qui « inventèrent » le premier christianisme, le « dépasse-ment » eschatologique du judaïsme traditionnel ne fut nullement une trahison. Pour ce « reste, élu par grâce » (Ro 11 5) qui audacieusement proclama la mort et la résurrection déjà réalisées de l’Élu de Dieu (du Christ), il s’agissait avant tout d’anticiper l’Événement imminent de son Retour, c’est-à-dire de la Parousie. De fait, le Kérygme ou Proclamation du Royaume – le noyau trans-historique d’un judaïsme universel projeté vers la post-histoire – ne fait qu’un avec le récit de la Pentecôte (pour les circonstances) et avec Les Épîtres de Paul (pour le contenu : ces dernières sont, on le sait, avec Les Actes des Apôtres, le plus ancien témoignage de la foi chrétienne) : « C’est une sagesse de Dieu, mystérieuse, demeurée cachée, celle que dès avant les siècles Dieu a par avance destinée à notre gloire [...] Car c’est à nous que Dieu l’a révélé par l’Esprit, l’Esprit en effet scrute tout, jusqu’aux profondeurs divines » (1 Co 1 7 & 10).

Or, la perspective chrétienne imposa avant tout l’assomption de la conscien-ce adamique de la faute maintenant exacerbée par l’immolation infamante du Messie sur la croix. Elle requerrait ainsi, pour chaque lecteur chrétien, rien de moins que l’assomption de la crise mortelle initiatrice du Dasein même. Ce fut ce puissant levier qui, en brisant toute appartenance culturelle ou « nationale », permit de porter le judaïsme à l’universel. Ainsi que le dit Paul, qui réinterpréte précisément le récit de La genèse dans l’optique de la nouvelle théologie : « ...l’œuvre de justice d’un seul [du Christ, répond à] la faute d’un seul [d’Adam] ; comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous vivons nous aussi dans une vie nouvelle » (R 5 18 & 6 4, je souligne).

Mais l’innovation évangélique ressortit surtout, par delà l’élaboration sacri-ficielle du mystère de la Rédemption, à un travail de purification focalisé sur l’Épiphanie du texte et de la voix. Si l’événement de la Révélation mosaïque avait permis au peuple juif de transcender le destin mortel ordinaire, le récit de la Passion renouvela cette scénographie en la centrant sur l’instance proprement textuelle du « tombeau vide ». Tout se passe comme si la lecture chrétienne avait eu pour finalité de frayer la voie d’une logopoïèse « pure » par l’effraction du tom-beau, c’est-à-dire par la disqualification des liturgies archaïques de la mort. C’est en effet en inscrivant au cœur du récit la connexion originelle de la parole in statu nascendi et des vestiges funèbres (de la voix résurrectionnelle du premier croyant et du tombeau ouvert) que le texte chrétien parvint à réaliser l’exploit d’une logo/mytho/poïèse portée à l’universel. Ici l’anima (le souffle spirituel et corporel de l’autre-soi-même) révèle son lien secret avec l’hypostase d’une forme « pure » au principe de la genèse du langage (initialement les reliques du mort, maintenant le « tombeau vide » : l’équivalent de la Lettre ou du « pur signifiant »). On admettra donc que le texte chrétien parvint à déployer de la sorte, en son foyer même, une dramaturgie de la conscience mortelle/parlante/morale qui lui assigna une pré-gnance « historiale » et symbolique sans équivalent.

Il est remarquable que dans Le concept de l’angoisse, où il réinterprète le récit biblique de La genèse, Kierkegaard a précisément esquissé une telle lecture démy-thifiée des fondements judaïques et chrétiens. Soulignant le caractère inaugural

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de l’éveil conscient de l’homme à la mort, à l’angoisse et au mal, son interpré-tation aura discerné certains des traits trans-historiques princeps de la genèse symbolique de l’humain : « ...l’angoisse est la réalité de la liberté parce qu’elle en est le possible. C’est pourquoi on ne la trouvera pas chez l’animal, dont la nature précisément manque de la détermination spirituelle [...] Dans l’innocence l’hom-me n’est pas seulement un simple animal, comme du reste, s’il l’était à n’im-porte quel moment de sa vie, il ne deviendrait jamais un homme » (Le concept de l’angoisse, trad. fr., Gallimard, 1935, pp. 46 & 48). Kierkegaard montre ainsi comment l’irruption de « Rien » (ibid., p. 46) fut la condition d’un « saut » sui generis dans et hors de la nature (ibid., pp. 34-36) et il pressent du même coup, par delà toute référence théologique ordinaire, l’Événement de la co-genèse du langage et de la mort au seuil de l’humanisation : « Car l’innocence [qui prélude l’expérience de la mort] peut bien parler, en un sens n’a-t-elle pas dans le langage de quoi exprimer tout le spirituel » (ibid., p. 50, je souligne). De fait, c’est le noyau intime de la problématique de « l’être-pour-la-mort » heideggérien qui se trouve ici préfiguré : « ...on peut dire que plus haut on place l’homme, plus terrible est la mort. L’animal au fond ne meurt pas ; mais là où l’esprit est posé comme esprit, la mort montre son visage horrible [...] au moment de la mort l’homme se trouve à la pointe extrême de la synthèse » (ibid., p. 178, je souligne). Pourtant, dans la mesure où Kierkegaard se refusait de suspendre la dimension théologique du récit biblique, sa lecture dut demeurer allusive : elle n’aura pas su remettre en question, au fondement du génie humain, les notions de péché et de mal dans le sillage de la sémio-hiérogenèse démythifiée du pur et de l’impur.

déMythification et avèneMent

En un vacillement nécessaire entre l’exigence d’une reconstruction a priori et le dégagement a posteriori d’un noyau intime d’altérité, l’onto-théologie porte en elle le principe d’une approche compréhensive indéfiniment suspendue d’une ori-gine toujours à venir: elle en révèle et en masque le soubassement mythopoïètique « effroyablement ancien ». Il nous appartiendra donc, en dernière instance, de montrer comment – entre oubli et retour – la mise sous rature de toutes les causes mythiques au fondement du judaïsme, du christianisme (mais aussi de l’Islam), puis de la pensée grecque pourrait libérer le champ « historial » d’une finitude infinie.

L’exploration archéologique du travail d’interprétation qui présida à l’édifi-cation des « monuments » de l’histoire autorise, en effet, leur exposé synoptique. Nous avons vu comment une même mise en boucle de niveau second du schème de la purification de l’autre soi-même conditionna l’extraction de la voix et de l’écriture (de la Lettre ou du signifiant) sous une forme encore dédoublée dans la rationalité grecque, puis sur un mode unifié, quoique absorbé par les embrase-ments de la foi, dans le judaïsme, le christianisme. Si le flamboiement judaïque du réel tel qu’il est figuré dans l’épisode du « buisson ardent » ménageait une épiphanie de l’Écriture et de la voix, la mise en scène iconoclaste du « tombeau

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vide » marquait spectaculairement le dépassement des rites anciens du deuil par l’ inscription « en abyme », dans le récit, de la Lettre même. Réciproquement, si la déréliction inaugurale d’Israël fut relancée par la ferveur prophétique du « petit reste », c’est l’identification de tout chrétien à l’agonie et à la mort de Jésus-Christ qui conditionna la projection de la logopoïèse vers l’universel. Cette brève carac-térisation comparative ne suppose du reste aucun jugement de valeur puisque le judaïsme, dissocié de toute visée sacrificielle manifeste, n’aura cessé d’antici-per une humanité délivrée enfin du sacré immémorial (c’est-à-dire des fatalités primitives de la violence, de la folie et de la mort) ; tandis que le christianisme aura permis d’approfondir complémentairement, tout au long de l’histoire de l’Occident, l’énigme de « la mort de Dieu » à la fois comme drame du Vendredi Saint et mystère « a-théologique » immanent au nihilisme contemporain (chez des auteurs tels que Kierkegaard, Nietzsche, Bataille ou S. Weil).

Si nous tournons à nouveau notre regard vers la tradition grecque, c’est l’abs-traction pure du divin (conçu comme Souverain Bien) jointe à la secondarisation du langage qui rendit possible l’extraction de l’ idée. La domination philosophi-que/rationnelle sur la nature et sur toutes les autres cultures (taxées de barbare ou de sauvage) résulte de la dissociation historiale entre le « sensible » tenu pour impur et l’hypostase post-archaïque de l’Idée « pure ». Or, la « déconstruction » historiale des « arrières monde » impose une critique d’ensemble des fondements philosophiques, y compris de la notion d’alêtheia chez Heidegger. La problé-matique du « voile » dans la « déclosion » (l’Unverborgenheit) aura entériné de facto le primat archaïque du « visible » et perpétué l’oubli de la déflagration du sens/sacré : l’inscription première de la voix et de la Lettre. L’outrepassement du platonisme et de sa descendance métaphysique exige donc l’ouverture de la philo-sophie à un dialogue véritable entre poésie et pensée, c’est-à-dire le dégagement de la problématique trans-métaphysique que Heidegger esquissa, on le sait, dans plu-sieurs textes majeurs (Qu’appelle-t-on penser ?, Essais et Conférence, Acheminement vers la parole, etc.). La subversion de tout systématisme logique focalisé sur le « visible » exige l’accueil de la logopoïèse démythifiée du texte et de la voix (la synesthésie symbolique des sens dans l’horizon de la co-genèse du langage et de la mort). La démarche prend appui finalement sur l’exhumation des mythopoïè-ses immémoriales (le continent ignoré du mythos), sous-jacent aux logopoïèses onto-théologiques. Affranchies de tout a priori positiviste, la prise en compte des données de l’anthropologie et de la paléontologie peut seule légitimer l’hypothèse mytho-logo-poïètique. Il s’agit dans l’optique de la reconnaissance de l’unité la-tente de l’expérience païenne/barbare d’entrevoir les conditions du saut premier de l’ homme dans et hors de la nature vers la sur-vie du sens. Ce regard rétrospectif sur nos origines effacées mais révélées par l’histoire permettra surtout de dénouer (dans le judéo-christianisme et dans la rationalité grecque et moderne) la collu-sion jamais élucidée entre les dimensions sacrificielle et funéraire. À la focalisa-tion symbolique sur l’acte de tuer (chez Hegel, Freud, Kojève, Bataille, Heidegger et Girard) s’oppose la prise en charge de l’autre soi-même dans les rituels du deuil (la symbolisation de la corruption funèbre par l’extraction des restes purs). Au terme à jamais provisoire d’une odyssée de la liberté, le repérage des contraintes

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primitives nous permettra-t-elle, non seulement de (re)connaître, mais de revivre l’expérience des origines ?

La ruine contemporaine de tous les systèmes issus de la quête onto-théologi-que, la débâcle des croyances, doit finalement donner lieu à une démyhtification (ou à une a-théologie) intégrale. La déconstruction effective de toute transcen-dance, l’effondrement des mythes, l’érosion des notions philosophiques (celles de « substance », de « forme », d’« être », de « vérité », etc.) suscitent en nous un saisissement sans précédent. Voici qu’est vu ce qui ne devait ne pas l’être : non seule-ment le néant du Dasein mais sa passion « monstrueuse » et dénaturante pour la violence, la mort, la folie. Pourtant, le dégagement du secret du nihil (la conscien-ce stupéfiée du non-sens du sens) offre aussi la chance de la répétition in extremis de l’origine comme pro-jet et fiction-vraie. Quand l’état contemporain « d’être laissé vide » (Les concepts fondamentaux..., op. cit., p. 213) s’ouvre à la conscience du vide de l’origine, c’est « la possibilisation originelle du Dasein » (ibid., p. 219) qui peut être entrevue en une brève et intense fulguration. Comprendre que l’homme fut pensé « à partir de l’animalitas [jamais] en direction de son huma-nitas » (Lettre..., op. cit., p. 90), envisager de « libérer l’humain en l’homme » (Les concepts..., op. cit., p. 250) fraye la voie à la fiction-vraie de la mytho/logo/poïèse. L’ouverture de la crypte vide du sacré, l’effraction du sépulcre immémo-rial de l’humanité imposent à la fois la prise de conscience vertigineuse du de-venir mortel et l’éclosion première de l’art-du-langage comme poïesis-du-verbe. L’élucidation du « destin du monde [tel qu’il] s’annonce dans la poésie sans être manifesté déjà comme histoire de l’Être » (Lettre...,op. cit., p. 115) exigera donc l’assomption consciente/explicite de notre naissance mortelle. Ne prenant plus appui sur l’ordre immémorial des vestiges ou des traces funéraires, le Dasein se fixera sur l’épiphanie fragile de la voix et de l’écriture en nous/hors de nous : dans la nature et hors d’elle. Quand la poésie première aura scellé l’unité physio-logale de la vérité, elle fera voler en éclats l’ordre ordinaire des phénomène. Au fondement des avatars de l’histoire, c’est l’Événement de notre dé-naturation symbolique – de notre humanisation – qui pourra finalement être célébré.

Une auto-fondation paradoxale, immanente aux mythopoïèses depuis la nuit des temps, doit maintenant produire l’Ereignis – la vérité-de-poésie – que médita Heidegger depuis les Beiträge zur Philosophie jusqu’à Acheminement vers la parole. Cet Avènement suppose une approche réfléchie – unifiée et plurielle – de l’histoire comme histoire du verbe. Une création consciente/inconsciente, dénuée de cause (de tout référent mythique), pourra-t-elle s’égaler au volume historial des formes évanouies de l’âme ? Pourra-t-elle imprimer au sens aboli le sceau de la nécessité, fonder notre autonomie paradoxale, susciter en dernière instance la conscience athéologique du défaut de Dieu ? Quand la création de « l’ultérieur démon im-mémorial » (S. Mallarmé) s’enroule sur sa propre énigme, c’est la finitude (notre mortalité) qui est projetée vers l’infini. Ici, la co-naissance de l’ homme et de Dieu tend vers son ultime utopie. En dernière instance, la mytho/logo/poïèse, qui ré-tablit un rapport esthétique et éthique inouï au monde, ouvrira « la demeure de poésie » (Y. Bonnefoy). Récusant l’acte sacrificiel obsessionnel de tuer/s’immoler, elle revendiquera notre essentielle responsabilité hors de toute culpabilité a priori

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Mythopoïèse / Logopoïèse : Les fins de La poésie

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(hors de « l’esprit de vengeance » selon Nietzsche). « C’est quelquefois au moment où tout nous semble perdu que l’avertissement arrive [...] on a frappé à toutes les portes qui ne donnent sur rien et la seule par où on peut rentrer [...] on y heurte sans le savoir, et elle s’ouvre » (Marcel Proust, Le temps retrouvé, Gallimard, 1954, p. 866).

Gérard Bucher