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Le Monde.fr | 03.03.2015 à 16h07 • Mis à jour le 04.03.2015 à 09h38 Emmanuel Alloa, maître de conférences en philosophie On n’est pas près d’en avoir fini avec Heidegger. L’éditeur allemand Klostermann, où paraissent les œuvres complètes du philosophe, annonce la publication en mars d’une nouvelle section des « Cahiers noirs » qui risque de provoquer à un petit séisme dans la république des Lettres (en janvier, le président actuel de la Société Martin Heidegger, Günter Figal de l’Université de Fribourg, a quitté ses fonctions, estimant qu’il ne se voyait plus en mesure de défendre l’œuvre d’Heidegger). Que contient exactement ce volume 97 de la Gesamtausgabe [œuvre complète] sobrement intitulés « Annotations I-V » ? Édité par Peter Trawny, qui assurait déjà l’édition des volumes précédents, il s’agit des cahiers datant de l’époque entre 1942 et 1948, et notamment du « Cahier noir » décisif de 1945-1946 que l’on croyait perdu et qui n’a été retrouvé qu’au printemps dernier. Au vu des extraits publiés en amont, non seulement ces cahiers viennent contredire la thèse selon laquelle Heidegger ne se serait jamais prononcé au sujet des chambres à gaz, mais montrent qui plus est, que la question de la « solution finale » occupait une place bien plus importante dans la pensée heideggerienne que les textes connus jusqu’à présent ne laissaient présager. Auschwitz, le 27 janvier 2015. AP/ALIK KEPLICZ Affaire Heidegger : nouveau scandale en vue http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/03/03/affaire-heidegger-nou... 1 of 3 04/03/2015 10:22

Cahiers noirs

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Heidegger Cahiers

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Page 1: Cahiers noirs

Le Monde.fr | 03.03.2015 à 16h07 • Mis à jour le 04.03.2015 à 09h38

Emmanuel Alloa, maître de conférences en philosophie

On n’est pas près d’en avoir fini avec Heidegger. L’éditeur allemand

Klostermann, où paraissent les œuvres complètes du philosophe, annonce la

publication en mars d’une nouvelle section des « Cahiers noirs » qui risque de

provoquer à un petit séisme dans la république des Lettres (en janvier, le

président actuel de la Société Martin Heidegger, Günter Figal de l’Université de

Fribourg, a quitté ses fonctions, estimant qu’il ne se voyait plus en mesure de

défendre l’œuvre d’Heidegger).

Que contient exactement ce volume 97 de la Gesamtausgabe [œuvre complète]

sobrement intitulés « Annotations I-V » ? Édité par Peter Trawny, qui assurait

déjà l’édition des volumes précédents, il s’agit des cahiers datant de l’époque

entre 1942 et 1948, et notamment du « Cahier noir » décisif de 1945-1946 que

l’on croyait perdu et qui n’a été retrouvé qu’au printemps dernier. Au vu des

extraits publiés en amont, non seulement ces cahiers viennent contredire la

thèse selon laquelle Heidegger ne se serait jamais prononcé au sujet des

chambres à gaz, mais montrent qui plus est, que la question de la « solution

finale » occupait une place bien plus importante dans la pensée heideggerienne

que les textes connus jusqu’à présent ne laissaient présager.

Auschwitz, le 27 janvier 2015. AP/ALIK KEPLICZ

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Dans un article paru dans le quotidien italien Corriere della Sera, la philosophe

Donatella di Cesare cite quelques longs passages du volume à paraître dont

elle a pu déjà prendre connaissance. Il y a là tout d’abord une annotation datant

de l’immédiat après-guerre. Les Alliés diffusent des tracts avec des photos des

camps de concentration, affublés de la légende « Ces actions infâmes sont de

votre faute ! ». Heidegger réagit par une longue annotation, où son geste

philosophique habituel est aisément reconnaissable : cette accusation du

peuple allemand reste superficielle, dès lors qu’elle rate le véritable drame qui

serait bien plus profond : « La reconnaissance manquée de ce destin qui ne

nous appartenait même pas, le fait de nous avoir réprimés dans notre vouloir le

monde, ne serait-elle pas, pensée du point de vue du destin, une culpabilité’ et

une ‘culpabilité collective’encore plus essentielle dont l’énormité ne saurait être

mesurée à l’horreur des ‘chambres à gaz’, une culpabilité plus inquiétante

encore que tous les crimes’ dont on pourrait nous accuser sur la place publique

et que personne ne voudra certainement pardonner de par le futur ? Est-ce que

l’‘n’imagine que le peuple allemand et son pays sont déjà devenus un camp de

concentration, un camp que ‘le monde’n’a encore jamais ‘vu’et que d’ailleurs ‘le

monde’ne veut pas voir, et que ce non-vouloir est encore plus volontaire que

notre absence de volonté face à la dégénérescence du national-socialisme ? »

Ses thuriféraires auront vite fait de mettre ces lignes transies de ressentiment

sur le compte de la situation de détresse personnelle dans laquelle se trouve

Heidegger (en 1946, il est frappé par une interdiction d’enseignement qui le

plonge dans une crise psychique profonde). Mais pour l’éditeur des Cahiers,

Peter Trawny, tout porte à croire qu’Heidegger ne découvre pas la réalité des

camps d’extermination à l’heure de leur libération, plusieurs passages des

Cahiers datant des années de guerre donnant à penser qu’« Heidegger en

savait plus ».

En 1941/42, Heidegger écrit effectivement : « Quand dans un sens

métaphysique, ce qui est essentiellement ‘juif’combat ce qui est juif, l’Histoire

atteint le point de culmination de l’autodestruction » Que faire d’une telle

affirmation ? Pour Donatella di Cesare, Heidegger aurait donc bien livré son

interprétation de la Shoah : il s’agirait d’une auto-annihilation des Juifs par les

Juifs. Comment ne pas penser en effet aux ordres donnés par Reinhard

Heydrich, quelques semaines après le début de la guerre, de créer des

« conseils juifs » (Judenräte) afin de laisser aux « Juifs » le soin d’organiser leur

propre déportation ? Et comment ne pas penser aussi aux Sonderkommandos,

ces « commandos spéciaux » à Auschwitz-Birkenau composés de détenus

contraints à préparer le fonctionnement des chambres à gaz, à dépouiller leurs

codétenus et à terminer le processus par la crémation successive des

cadavres ?

Heidegger en avait-il connaissance ? Rien ne permet pour l’instant de l’affirmer

avec certitude, d’autant plus que les propos d’Heidegger restent, une fois de

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plus, très vagues. Une chose semble cependant désormais acquise : Heidegger

a bien lié le destin de l’Être à la « question juive » – pour le meilleur et pour le

pire. Soutenir qu’il ne nourrissait aucune animosité à l’égard d’individus juifs ne

changera rien au tableau, car effectivement, chez Heidegger rien ne se joue

jamais sur un plan personnel. Ce que Jürgen Habermas décrivait très à propos

d’« abstraction par essentialisation » explique comment on peut défendre des

étudiants juifs contre le racisme primaire des nazis (H. Arendt, E. Fraenkel,

W. Brock), tout en continuant de chercher les racines du problème de la

modernité dans l’essence du judaïsme.

Si le judaïsme n’est pas ce qu’il faut détruire, mais bien, comme l’affirme

Heidegger en 1942, le « principe de destruction », la purification ne peut passer

que par une auto-purification. Plus que d’Ernst Jünger, augure de

l’« auto-anéantissement » annoncé du peuple allemand, Heidegger aura été

proche, dans son antisémitisme historial, de celui de Richard Wagner, qui liait le

destin allemand au destin juif. « Devenir homme avec nous, cela signifie en tout

premier lieu, pour le Juif, de cesser d’être juif » écrivait celui-ci en 1850.

« Prenez part sans réserve à cette œuvre de rédemption, où la destruction

régénère, et alors nous serons unis et indistincts. Mais considérez qu’il n’existe

qu’un seul moyen de conjurer la malédiction pesant sur vous : la rédemption

d’Ahasverus – l’anéantissement » Parions-le : Martin Heidegger n’est pas près

d’avoir fini de faire couler de l’encre.

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