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Laurence CRETON
Camille Claudel,nos enfants de marbre
Fragments épistolaires
Elan Sud
Préface de Noëlle Châtelet
Camille Claudel,nos enfants de marbre
Fragments épistolaires
Du même auteurHorizons crépusculaires - Aspects de la modernité dansle roman autrichien et français (1870-1930), (Essai),collection «Détours littéraires», Éd. Kimé, 1999.
Soleils brouillés (récit), collection «Forum Nouvelles»,La Tilv Éditeur, 2000.
La Balançoire (roman), collection élan d’ellesÉd. Elan Sud, 2013.
© Elan Sud 2020
Dépôt légal mars 2020
EAN : 9782911137655Collection élan d’elles
Composition : Elan Sud
Photo : William Elborne (British) ca. 1858 – 1952
Camille Claudel et Jessie Lipscomb dans leur atelier du
no 117 de la rue Notre-Dame-des-Champs, 1887
Photographie au musée RODIN, Paris, France
Laurence CRETON
Elan Sud
Camille Claudel,nos enfants de marbre
Fragments épistolaires
Préface de Noëlle Châtelet
Préface
Le roman épistolaire est plus qu’un genre,
c’est un art. Celui de la vraisemblance. Un
exercice périlleux d’appropriation et de
distanciation. Un va et vient sur le fil sensible et
funambulesque du faire semblant et qui peut
casser, à tout moment, pour le lecteur, parce qu’on
y croirait plus, tout simplement. C’est surtout le
cas lorsqu’il s’agit de personnages notoires
comme ici Camille Claudel, au cœur de cette cor-
respondance fictive à trois, puisqu’elle inclut son
frère Paul et Jessie Lipscomb, une amie qu’elle
rencontrera dans l’atelier de Rodin et qui va jouer
aussi un rôle essentiel, peu connu, et fort intéres-
sant. Rodin, le sujet et l’objet d’une obsession
commune des protagonistes…
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La vraisemblance obligée de ce roman épistolaire,
Laurence Creton la maintient avec une maîtrise
qui non seulement montre sa vraie connaissance
historique des personnages qui rythme les événe-
ments, mais aussi un don d’empathie, surtout
envers Camille, qu’elle transmet au lecteur et qui
permet que l’illusion de la véracité des lettres
fonctionne magnifiquement.
On avance dans cette lecture, comme si on décou-
vrait un secret à nous seuls destiné, comme une
faveur semblable à celle que l’on éprouve à
retrouver, par hasard, au fond d’un grenier, dans
une malle oubliée depuis longtemps, une vieille
correspondance, jusqu’ici inédite, et du coup, ver-
tigineuse.
Ainsi, suivons-nous, pas à pas, avec émotion,
Camille et Paul Claudel, deux êtres nés du même
lit glacial des conventions sociales et familiales,
liés par la magie d’une même enfance sensible à
la nature et à la poésie, où Rimbaud trône en jeune
dieu, puis, avec désolation, nous assistons à l’é-
loignement, à l’incompréhension, jusqu’à la
rupture de ces deux âmes aux prises avec leurs
passions, leurs démons, leurs destins contraires,
dans laquelle Rodin, le Maître incontesté (et
contestable?), joue un rôle pivot.
C a m i l l e C l a u d e l
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Mais ce qui rend poignants ces échanges épisto-
laires, ce sont surtout la solitude et la rage de
Camille, d’une artiste qui, parce qu’elle est
femme, peine à exister. La place est déjà prise du
succès et de la reconnaissance, aussi bien du côté
du frère que de l’amant.
Hélas, la seule place restée libre est celle du
combat désespéré d’un être. Tellement habitée par
la création, elle est interdite de normalité au point
qu’elle se prive elle-même de son rôle de mère et
finit par devenir l’objet d’un rejet de tous.
C’est ce destin tragique que Laurence Creton fait
revivre pour nous, même si Rodin (dans la seule
lettre authentique du roman) rend hommage dans
un éloge en guise d’épitaphe au talent visionnaire
de Camille qu’il a deviné dès le début de leur
travail et de leur passion.
C’est dans le marbre qu’enfantera Camille
Claudel, et mieux qu’au travers d’une lignée
d’enfants de chair, c’est dans le marbre que son
génie lui survivra, offert au monde pour l’éternité.
Belle revanche de femme que ce faux roman vrai
de Laurence Creton !
Noëlle Châtelet
e t n o s e n f a n t s d e m a r b r e
« Chaque jour, tu dois abandonner ton passé
ou l’accepter et, si tu ne peux pas l’accepter, tu
deviens sculpteur. »
Louise Bourgeois
« La sculpture est une passion véhémente qui
la possède tout entière (…). Ignorante de tout
procédé et de tout préjugé (…), ignorante de la
nature humaine qu’elle ne voit encore qu’à travers
un “écorché”, elle sculpte (…). Elle, elle est
l’“artiste”. »
Mathias Morhardt
✮✮
✮✮
Prologue de l’auteure
La Petite Châtelaine. Ses grands yeux
innocents. Le front proéminent, le nez aux narines
franches, la bouche fermée. Elle lève ses yeux. Vers
qui? Vers toi, Camille, cette drôle de femme qui
porte toujours une blouse maculée de plâtre ou de
boue… et jeune femme aux grands yeux bleus qui
accompagne Monsieur Rodin, ce vieil homme à la
barbe blanche qui te fait un peu peur dans le
château de l’Islette. Que vois-tu en elle,
Camille? L’enfant que tu as été? L’enfant à la fois
lucide et innocente, grave et étonnée, déterminée
devant son destin, mais peut-être incapable d’en
accepter les aspérités.
Que vois-tu? L’autre enfant que tu as fait sortir de
tes mains : ton frère Paul, dont tu as sculpté le buste
à plusieurs âges. Paul à treize ans ou le Jeune
Achille, le front haut, l’allure altière, le drapé
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magnifique sur ses épaules : il dit la noblesse de
l’homme, il dit celui qui préféra une vie courte,
mais héroïque, à une vie longue, mais sans éclat ;
Achille, le héros légendaire de la guerre de Troie.
Paul l’invulnérable, l’inébranlable Paul.
La Petite Châtelaine me semble plus fragile, plus
habitée par des rêves de forêts où les loups ne sont
pas loin. Ces forêts que vous avez connues enfants,
ton frère et toi, dans le Tardenois ; arbres comme
symboles du lien entre verticalité et horizontalité,
terre et ciel, réel et métaphorique, homme et
femme…
Elle lève les yeux vers le ciel, mais Dieu est-il
vraiment là?
Elle dit seulement la beauté du moment, la beauté
de l’amour pur, elle saisit l’inaliénable force de
l’enfance quand elle vous est donnée en partage.
Ses cheveux en mèches épaisses et noueuses me
paraissent si parlants. Elles disent ce que tu refusas
d’être : une enfant conformiste, tête couverte,
cheveux tressés ou noués. Dans cette chevelure à la
fois sauvage et stylisée, il y a tes refus, ta fierté, ta
noblesse qui ne dépend ni d’un titre ni d’un nom.
Mais d’une attitude devant la vie.
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Fragments épistolaires
entre Jessie Lipscomb et Camille Claudel
(1883-1889)
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Wootton House, Peterborough,
Le 18 décembre 1883
Chère Camille Claudel,
Père est d’accord pour que j’aille vous
rejoindre à Paris! Enfin, je vais pouvoir poursuivre
mes études. Connaissez-vous Londres? Ici, les
jeunes femmes ne sont pas libres de créer. Nous ne
pouvons avoir nos propres modèles, nous ne
pouvons faire poser les gens (et encore moins les
hommes), les vieux professeurs ne s’adressent pas
vraiment à nous. Et lorsque je dis autour de moi que
j’aimerais être sculpteur, cela paraît unbelievable
pour la plupart des gens, n’est-ce pas Camille? J’ai
hâte de faire votre connaissance, de vous rencontrer.
Miss Singer et notre professeur, monsieur
Alphonse Legros, m’ont encouragée à partir pour
Paris et à rejoindre votre respectable famille. Je rêve
d’être sculpteur. On me dit que vous êtes inscrite à
l’académie Colarossi1 ? Pouvez-vous m’en dire
davantage? Est-ce exact que les hommes et les
femmes paient les mêmes droits d’inscription?
Nous parlerons bientôt ensemble.
Yours sincerely, Jessie
1 Ecole d’art mixte (Paris 6e) fondée en 1870 par le sculpteur italien F. Colarossi. Les
élèves peuvent y travailler d’après des modèles masculins nus. Novatrice pour son
époque, des étudiants étrangers s’y inscrivent. Camille y a commencé ses études.
Paris, le 25 décembre, carte de Noël
Dear Miss Lipscomb,
Je me réjouis de faire bientôt votre
connaissance. Vous rejoindrez notre équipe franco-
britannique. Je vous souhaite de très belles fêtes en
famille. La mienne est toujours si maussade, même
à Noël. À ce propos, dites à vos parents de se mettre
en contact avec ma mère. Elle va vous faire payer la
pension chez nous. Expliquez bien à vos parents
que le prix sera forcément plus élevé que ce à quoi
vous vous attendiez : ma mère se plaint toujours du
cours de la vie surtout depuis que nous sommes à
Paris. N’hésitez pas à négocier. Je vous laisse, la
tête de mon frère m’attend… le modelé de ses
oreilles m’échappe encore. Mais j’y parviendrai,
dussé-je manquer la messe de minuit.
P.-S. Oui, l’académie Colarossi accorde les mêmes
droits aux hommes qu’aux femmes. Et c’est moins
cher que chez Julian! C’est toujours ça de gagné,
car l’argile, le transport de la terre et surtout les
modèles reviennent chers. J’espère que vous avez
prévu ces dépenses dans votre budget. Je suis les
cours de modelage pour le moment, mais je me
forme surtout moi-même. Et puis, il y a Monsieur
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Rodin qui vient à l’atelier nous prodiguer des
conseils et regarder nos travaux. C’est à peu près le
seul homme que j’écoute.
Bien sincèrement,
Camille Claudel
Peterborough, le 4 janvier 1884
Chère Camille Claudel,
Votre mère a écrit à notre famille. Je crois
qu’elle a proposé la somme de deux cents francs.
Cela est un peu élevé, mais mes parents sont très
heureux, car je vais vivre dans une respectable
famille.
À bientôt,
Jessie
Paris, le 10 janvier 1884
Dear Jessie Lipscomb,
Je ne voudrais pas que vous vous fassiez des
illusions sur ma famille dont vous allez partager le
quotidien très rébarbatif. Laissez-moi vous en
dessiner les traits.
Dans la famille Claudel, je demande la mère.
Louise-Athanaïse, Cécile, Amélie Cerveaux.
e t n o s e n f a n t s d e m a r b r e
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Ma mère est fille de médecin. Sa mère est morte très
jeune, elle ne l’a pas connue. Elle est totalement
dépourvue de tendresse maternelle. Elle ne nous a
jamais embrassés. Si je devais la sculpter, je la
montrerais assise, les mains jointes sur une robe
austère, le dos légèrement courbé sous le poids des
responsabilités, les yeux droits devant elle, qui ne
regardent jamais vers le lointain et qui fixent la vie
qu’elle semble subir. Elle soupire à longueur de
journée. Surtout quand elle me voit la blouse
déchirée ou maculée de boue. Mais j’ai l’habitude.
Moi, je sculpte depuis toujours. « À en perdre le
boire ou le manger », comme le dit notre bien-aimée
servante, Hélène, seule douce femme de la maison.
L’argile rouge de la terre de Villeneuve-sur-Fère où
j’ai grandi rendait folle ma mère. Elle a une
préférence très nette pour ma sœur qui porte le
même prénom qu’elle.
Alors dans la famille Claudel, je demande ma sœur,
Louise. Elle joue du piano. Nous n’avons rien en
commun. Elle pense couture, musique, mariage.
Mais elle ne lit pas. Elle ne s’intéresse pas aux
poètes comme nous le faisons avec Paul. D’ailleurs,
elle n’a pas voulu suivre le cours de notre
professeur, monsieur Colin, à Nogent. J’ai tant aimé
qu’il nous lise L’Iliade et l’Odyssée, La Chanson de
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Roland, qu’il nous commente les pièces de
Shakespeare… Paul et moi buvions ses paroles. Ma
sœur respecte ma mère. Sa mine maussade ne la
rebute pas. Et je dois dire que j’admire chez elle sa
capacité à trouver notre mère somme toute
sympathique. Elle cherche d’ailleurs toujours son
approbation et la trouve. Elle joue des fugues de
Bach avec beaucoup d’habileté technique, mais sans
nous procurer aucune émotion. Ah oui, j’allais
oublier de vous dire : ma sœur est la seule dans notre
famille à ne pas crier. J’ignore pour quelle raison
nous élevons aussi souvent la voix. Vos oreilles
devront s’y faire. C’est notre façon de
communiquer. Faites comme moi : travaillez, sortez,
ne restez pas dans notre appartement pétrifié…
Dans la famille Claudel, je demande le père. Le seul
de la famille que j’aime vraiment avec mon frère
Paul. Louis-Prosper Claudel. Fonctionnaire de
l’administration fiscale qui habite actuellement
Wassy-sur-Blaise et qui nous rejoint le dimanche
depuis que nous nous sommes installés à Paris afin
que Paul puisse intégrer le lycée Louis-le-Grand et
que je puisse enfin avoir mon atelier et sculpter à ma
guise. Je bénis le ciel (si j’y croyais) d’avoir un père
aussi compréhensif. Pour tous, la sculpture est un
métier d’homme. Lui sait que ce métier n’a pas de
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genre et qu’il est fait pour moi. Cet homme est la
bonté même : il nous aime, nous a toujours laissé la
liberté de nous exprimer, de couper la parole aux
autres à table. Et vous le verrez, on ne s’en prive pas,
Paul et moi. Père croit au progrès de la société. Il ne
cesse de prendre ma défense face à notre mère
toujours plus vindicative et conformiste. Vous
trouverez chez lui la bienveillance qui manque sans
doute au reste de la famille.
Enfin, Paul, mon petit Paul, c’est ainsi que je le
nomme. Figurez-vous un jeune homme fier,
taciturne, un peu sauvage, qui aime s’enfuir dans les
bois du Tardenois2, marcher de longues heures et
parler aux arbres, à la lune, à lui-même. Il est mon
indéfectible petit serviteur, celui qui n’a pas peur
d’affronter l’adversité : bouche fermée et regard
franc, c’est un Claudel qui, assurément, saura épater
tout le monde quand il aura fini de regarder les gens
sans leur parler et trouvera ses propres mots. Avec
lui, je regarde les planisphères et nous rêvons à de
lointaines contrées, l’Asie, les Amériques… Mais de
mon côté, je ne pense qu’à l’Italie de Michel-Ange…
À très bientôt,
Camille Claudel
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2 Camille Claudel est née à Fère-en-Tardenois, dans l’Aisne, le 8 décembre 1864.
Bientôt, ses parents s’installeront dans le village voisin de Villeneuve-sur-Fère.
Éditions Elan Sud
233 rue de Rome - 84100 Orangehttp://www.elansud.fr
http://www.elansud.info
Composition : Elan Sud
Correction : Joëlle Dehay - 72170 Le Tronchet
Impression : Laballery
N° d’impression :
Dépôt légal : mars 2020
EAN : 9782911137655
Prix : 18€EAN : 9782911137655www.elansud.fr/creton
Sculptrices, Camille Claudel et Jessie Lipscombse sont connues dans l’atelier de Rodin. EnFrance, comme en Angleterre, être artiste-femmeest compliqué, surtout dans l’ombre du Maître.Quand le doute l’envahit, celle qui signe made-moiselle Say se raccroche à son frère Paul.
Laurence Creton reprend trente années de l’his-toire de la célèbre artiste au caractère complexe,dans une correspondance inspirée de sa vie.Ce nouveau regard nous donne envie de redé-couvrir son travail fabuleux.
Préface de Noëlle Châtelet
Professeure de Lettres, responsable de la maison
d’édition du Revif à Paris, l’auteure baigne dans la lit-
térature jusque dans ses activités associatives.
Passionnée par toutes les formes artistiques, elle
explore aujourd’hui celle de la sculpture.
Avec Camille Claudel, nos enfants de marbre,
Laurence rejoint la tradition du roman épistolaire.
Laurence CRETON
Camille Claudel,nos enfants de marbre