156

Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence
Page 2: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Candace Camp

L’intrigante

Cet ouvrage a été publié en langue anglaisesous le titre :

PROMISE ME TOMORROW

Traduction française deSAINT-FOLQUIN

HARLEQUINLes Historiques

Page 3: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

À cette époque…

Indignée par l’indifférence de l’aristocratie envers les plus démunis, Marie-Anne, l’héroïne de ce roman, décide de jouer les Robin des bois. Un rôle prédestiné puisque la belle amie du légendaire archer saxon s’appelait Marianne…

L’étonnant destin de Robin des bois, ce soldat rebelle proscrit par les Normands et contraint de vivre dans la forêt de Sherwood, inspira, il est vrai, de nombreux écrivains tels que Martin Parker, Walter Scott ou Samuel Johnson. C’est d’ailleurs le roman de ce dernier, Un triste berger, qui fut adapté en 1922 au cinéma avec Douglas Fairbanks dans le rôle de Robin. Enfin, plus récemment, en 1990, Kevin Costner incarna le prince des voleurs dans le film Robin des bois, prince des voleurs.

Page 4: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Prologue

Près de Sevenoaks, dans le Kent, 1789.

Les yeux lourds de fatigue et de peine, la petite fille contemplait sans complaisance l’étrange personnage qui sur la banquette opposée ne cessait de s’agiter de la façon la plus désagréable. Le visage parcouru de brèves grimaces, le regard fiévreux, il manifestait tous les symptômes d’une surexcitation indigne d’un adulte. Nounou Marthe lui aurait sans doute donné une petite tape pour le faire tenir tranquille.

— Vous êtes un vilain monsieur ! lui dit-elle.L’homme hocha la tête en soupirant, et pendant une fraction de seconde la petite fille vit

ses yeux vaciller. — Je veux ma maman et mon papa ! gémit-elle.Pourquoi ne répondait-il pas ? Par la vitre de la portière, il scrutait la nuit, en grimaçant

de plus belle. Depuis des jours et des jours, le monde avait changé. On était partis de Paris dans le carrosse de M. Ward, avec John, Alexandra le bébé, nounou Marthe et Riri, pour aller voir Mimi en Angleterre. Ni papa ni maman n’étaient venus donner le baiser d’au revoir qu’ils avaient promis, mais on les reverrait bientôt à Londres, chez Mimi. On avait eu la fièvre en voyage et sur le bateau. Et ensuite à l’auberge, on avait beaucoup dormi.

— Je veux maman !— Nous arrivons, dit le monsieur en resserrant frileusement son col.Il se penchait pour scruter de plus belle le paysage nocturne. La petite fille l’imita et vit

une lourde bâtisse de pierre. Non, cette sorte de prison ne pouvait abriter sa mère. Ce n’était pas non plus la grande demeure de Mimi, toute blanche et si belle. Quelques jours plus tôt, Mme Ward, la gentille Riri, l’y avait conduite, avec John son frère aîné qui était encore tellement malade. Mais au lieu de Mimi, on avait vu La Méchante, et puis après, l’Affreux, qui n’adressait pas la parole aux enfants. Dans une autre maison, on l’avait séparée de John. Et ce soir, il y avait ce voyage avec cet inconnu tout maigre, qui semblait malade, lui aussi.

Même si une personne bien élevée n’était pas censée pleurer en présence d’un étranger, Marie-Anne versa des larmes. Pourquoi Mme Ward avait-elle gardé le bébé Alexandra, pourquoi avait-elle donné les aînés à La Méchante ? Et Mimi ? Quand allait-elle l’embrasser ?

— Mimi ! Je veux Mimi !À peine la voiture avait-elle fait halte que le vilain monsieur ouvrait la porte et sautait à

terre. Il se retourna pour prendre avec lui la petite fille. Elle se recroquevilla sur son siège, en criant de terreur. La grosse maison se dressait tout près, menaçante. Elle n’y entrerait pas. Mais il la saisit par le bras et la taille, et l’emporta, sans tenir compte de ses contorsions ni de ses sanglots. Il gravit un perron, souleva le heurtoir d’une lourde porte. Le coup résonna si fort que Marie-Anne se tut, épouvantée.

La porte s’ouvrit. On vit une servante qui se contenta de hocher la tête d’un air entendu et disparut aussitôt, sans mot dire. Une minute plus tard surgit dans l’embrasure de la porte une autre personne, d’un aspect puissant et formidable. À sa vue, Marie-Anne se trouva paralysée par la crainte. Bien qu’elle portât un bonnet de nuit et que son corps épais

Page 5: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

fût enveloppé d’une épaisse robe de chambre, cette femme dégageait une impression de puissance et d’autorité. Très grande et fortement charpentée, elle se distinguait par un regard glacial, des lèvres minces et méprisantes, et un nez remarquablement proéminent. Lorsque ses yeux durs examinèrent Marie-Anne, celle-ci se crut percée à jour. À n’en pas douter, rien n’échappait à cette dame, qui voyait jusqu’au fond de son cœur. Sans mot dire, elle s’effaça pour laisser entrer les visiteurs nocturnes, et referma la porte derrière eux.

— Je l’ai ramassée sur le bord de la route, dit le vilain bonhomme, alors… euh… voilà.Un mensonge aussi patent fit naître en Marie-Anne un tel sursaut de révolte que toutes

ses peurs s’évanouirent. — Menteur, menteur ! cria-t-elle à tue-tête. Je n’étais pas…L’imposante matrone se frappa si fort dans les mains que la petite fille sursauta et se tut.

Celui qui la maintenait encore sursauta lui aussi. Il ne semblait pas à son aise. — Cela suffit, petite impertinente ! dit la femme en bonnet de nuit. Dans cette maison,

les enfants se taisent, ils ne parlent que pour répondre, et ne mettent jamais en doute les paroles des grandes personnes.

Marie-Anne eut une pensée pour son papa, qui lui trouvait du caractère et l’appelait parfois «sa petite panthère». Elle leva fièrement le menton.

— En tout cas, affirma-t-elle opiniâtrement, il ne m’a pas trouvée sur le bord de la route.— Elle se rebelle, constata sans s’émouvoir la maîtresse des lieux. Les rousses ont la tête

dure !L’homme sembla soudain s’affoler. — Elle vous obéira, j’en suis certain, balbutia-t-il avec empressement.Ce disant, il sortit de sa poche une bourse et la posa en évidence sur un guéridon. Du

regard, la femme enregistra le geste, sans le commenter. Elle parut cependant moins sévère, et parla d’une voix égale.

— Il ne sera pas dit que nous refusons notre hospitalité à une enfant, si difficile soit-elle. La discipline fait notre force.

— Merci ! s’écria l’homme.Visiblement soulagé, il se hâta de libérer Marie-Anne, et se tourna vers la porte. Il

semblait s’enfuir. Si antipathique qu’il fût, la petite fille ne put supporter d’en être séparée, et voulut le rejoindre.

— Non ! cria-t-elle, ne m’abandonnez pas !Telle une serre, la main osseuse de la femme s’était déjà refermée sur son épaule. — Silence ! ordonna-t-elle en se baissant vivement pour lui appliquer une forte tape sur

les mollets.Marie-Anne, qui de sa vie n’avait jamais reçu le moindre châtiment physique, en fut

abasourdie. La porte se referma sur l’inquiétant personnage, dont elle regrettait maintenant le départ.

— Tu te tais ? Voilà qui va mieux, dit la femme. À Saint-Anselme, les enfants obéissent et se taisent. Quel âge as-tu ?

La petite fille se redressa, car il lui plaisait d’affirmer sa supériorité sur Alexandra sa sœur, le bébé.

— Cinq ans !— Comment t’appelles-tu ? Marie-Anne.— Voilà un prénom bien prétentieux pour une bâtarde. Mary devrait suffire, il me

semble. As-tu un nom de famille ?Marie-Anne ne comprenait pas le sens de tous les mots. — On m’appelle Marie-Anne, c’est tout.— As-tu un père ?— Bien sûr que j’ai un papa ! Il va venir me chercher, et il vous punira de m’avoir donné

une tape.— J’en tremble d’avance, dit la femme, sans sourire. Mais il te faut un nom. Comment

l’appelle-t-on, ce père ?

Page 6: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Chilton, répondit l’enfant.— Eh bien, voilà une affaire faite. Tu seras Mary Chilton. Moi, je me nomme

Mme Brown, et je suis la directrice de Saint-Anselme. Tu dois m’obéir, Mary Chilton.— Mais ce n’est pas mon nom !— Si, puisque je viens de te le donner. On ne discute pas mes décisions, ma petite !— Mais puisqu’elles sont bêtes !La forte main de Mme Brown s’appliqua avec une étonnante vivacité sur la joue de

Marie-Anne. — On ne me parle jamais ainsi, Mary Chilton. Jamais ! Tu m’as bien entendue ?Abasourdie, la petite leva lentement la main pour la passer sur sa joue brûlante. Jamais

elle n’avait subi pareil traitement. Ni la méchante personne qui avait accueilli Mme Ward dans la belle maison de Mimi, ni même le vilain monsieur de la voiture ne s’étaient permis de la frapper. Comment traiter cette affreuse grosse femme, autrement que par le mépris ? Elle n’appartenait de toute évidence pas au monde des personnes bien élevées, le seul qui fût digne d’accueillir une jeune fille d’excellente famille.

La mégère s’impatientait. — Tu as compris ? Réponds-moi, quand je te parle !— Oui, madame Brown.Marie-Anne s’était exprimée avec application, en détachant bien les mots, les yeux

baissés. Mais il y avait dans cette soumission apparente une telle affirmation de dédain que la directrice eut un bref moment d’hésitation avant de se composer un visage.

— Viens avec moi.Se saisissant d’un bougeoir, Mme Brown gravit quelques marches qui menaient à un

large couloir qu’éclairaient parcimonieusement quelques lampes. Au gré des courants d’air, la flamme de la bougie jetait sur les parois des ombres dansantes qui faisaient comme des fantômes gesticulants. Marie-Anne se souvint des conseils de Mimi.

— Lorsque John te taquine, ne lui montre pas ta peur, mon enfant. Il en serait trop content.

Elle se fit donc brave, et ne manifesta aucune inquiétude lorsque l’étrange femme ouvrit un vaste placard, qui aurait pu tout aussi bien lui servir de prison. Elle en tira une mince couverture et une robe grise, l’une et l’autre soigneusement pliées. S’y ajoutèrent un jupon blanc élimé par de trop nombreuses lessives, des chaussettes de fil rapetassées en plusieurs endroits, ainsi qu’une chemise de nuit beaucoup trop grande.

— Voilà ton trousseau, Mary.La robe grise était vraiment trop triste, et trop laide. — Je n’en ai pas besoin, madame. Je préfère mes propres vêtements.— À Saint-Anselme, dit la directrice, on ne s’habille pas au-dessus de sa condition. On

n’y porte pas de beaux atours, mais un uniforme.Pour éviter toute nouvelle brimade, la petite se le tint pour dit. Mme Brown ouvrait une

porte. Serait-ce celle de sa chambre ? C’en était une en effet, mais telle que Marie-Anne n’en avait jamais vu. Perpendiculaires

aux murs d’une très longue pièce, des lits étroits se trouvaient disposés, séparés l’un de l’autre par de petites armoires basses, à trois tiroirs. Dans chacun de ces lits, il y avait une fille. Certaines dormaient. D’autres s’étaient réveillées, et l’on voyait des yeux briller dans l’ombre, luisants de curiosité. Mme Brown alla jusqu’à un lit inoccupé.

— Voilà ton lit, Mary. Tu vas te déshabiller et te coucher. Demain matin, on t’expliquera le règlement, et on te donnera un travail adapté à une fille de ton âge.

— Un travail ?— Bien sûr. Saint-Anselme n’est pas une maison de repos, chacune gagne sa vie !Elle s’éloignait déjà, laissant la pauvre petite tremblante dans la pénombre. — Il me faut de la lumière, pour me déshabiller…— Les fenêtres sont assez grandes, il me semble, et le clair de lune est gratuit.Pour profiter plus avantageusement encore de cette lumière naturelle, les fenêtres

Page 7: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

étaient dépourvues de rideaux. Marie-Anne vit s’éloigner vers la porte la lumière tremblante de la bougie que portait Mme Brown. Les yeux pleins de larmes et le menton tremblant, elle combattit à grand-peine les symptômes annonciateurs de sanglots imminents. Jamais elle n’avait éprouvé un tel sentiment de solitude, de détresse. Elle se trouvait abandonnée de ses parents, de son frère, de la gentille Mme Ward et de Mimi elle-même. Pourquoi ?

— Pleure pas, murmura une petite voix près d’elle. Demain, ça ira mieux.N’eût été l’intonation populaire, Marie-Anne aurait pu croire que son ange gardien lui

apportait sa consolation. À travers ses larmes, elle vit que sa voisine, qui semblait beaucoup plus âgée qu’elle, tendait la main pour lui caresser les cheveux. Elle s’essuya les yeux pour la distinguer plus nettement.

— Moi c’est Winny, j’ai huit ans. Et toi ?— J’ai cinq ans, et je me nomme Marie-Anne, mais cette femme veut m’appeler Mary.— Normal, ça fait moins chic. On s’ra copines, tu verras !Marie-Anne n’eut pas le loisir de répondre. Un ricanement vulgaire s’éleva du lit opposé,

dont l’occupante, grande fille au visage poupin constellé de taches de rousseur, se releva d’une détente pour s’asseoir, les jambes pendantes, afin de prendre part à la conversation.

— T’es trop nulle, Winny ! Des copines, t’en auras jamais, toi, la nouvelle ! décréta-t-elle.— Winny me semble cependant d’un abord fort agréable, protesta Marie-Anne.— Voyez ça la mijaurée, comment qu’elle cause ! s’exclama l’intruse. D’où tu sors,

princesse ?— Je ne suis pas de sang royal, mais je peux devenir duchesse un jour, Mimi me l’a dit.

Elle-même est une comtesse.À ces propos pleins de simplicité et de dignité, la grande fille laissa libre cours à son

hilarité. Elle s’esclaffa en se tapant sans façon sur la cuisse. — Duchesse ! Une duchesse à Saint-Anselme ! C’est la meilleure ! Les poules de la haute

au dortoir !— Vous devriez éviter ce langage, qui dénote une certaine vulgarité, fit observer Marie-

Anne. Aussi bien ne suis-je pas encore duchesse. J’y parviendrai peut-être, si je suis très sage.

Winny se pencha pour parler bas, pendant que l’autre fille riait encore. — Fais pas attention à Betty, elle a le fond mauvais. Moi, j’suis sûre que tu s’ras

duchesse, t’es déjà habillée pour.Elle palpa avec admiration le satin et la dentelle de la robe qui venait de Paris. — Déshabille-toi, poursuivit-elle. La mère Patman fait sa ronde toutes les heures. Si elle

te trouve encore debout, elle va mordre, la chienne.La petite tille soupira. Cette chemise de nuit était véritablement hideuse, mais elle avait

tellement sommeil ! Si elle s’endormait, peut-être se réveillerait-elle chez Mimi, tout près de John et d’Alexandra ? Nounou lui apporterait peut-être du bon chocolat, comme chaque matin ?

Winny l’aida à se défaire de sa robe, sous l’œil intéressé de la désagréable Betty, qui soudain s’exclama derechef, sur un tout autre ton.

— Vise la breloque ! Elle lança une main crochue en direction du médaillon qu’une chaîne d’or retenait au cou de Marie-Anne.

Affolée, la malheureuse étreignit l’objet, précieux entre tous. Alexandra le bébé portait le même bijou, cadeau fait par Mimi avant leur départ pour Paris. Le médaillon de Marie-Anne portait lui avait-on dit la lettre M, et celui du bébé la lettre A, avec des circonvolutions compliquées. Chacun d’entre eux s’ouvrait et contenait deux portraits, celui de papa à gauche et celui de maman à droite.

— Donne-moi ça ! dit impérieusement Betty en faisant le tour du lit, la main tendue.— Non ! Il est à moi ! Mimi me l’a offert !— Et moi je te le prends, alors il est à moi !Comme Marie-Anne serrait de plus belle le médaillon, Betty saisit le poignet frêle et le

Page 8: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

tordit. La chaîne se tendit, elle allait casser peut-être. Dans le cœur de la petite fille abandonnée, toutes les peurs et toutes les révoltes contenues depuis de longs jours se cristallisèrent soudain dans une explosion de rage. Grondant et feulant comme un jeune fauve, elle mordit sauvagement, jusqu’au sang, la main qui la tiraillait. La voleuse lâcha prise en poussant un cri de douleur, et voulut frapper. Mais Marie-Anne se déchaînait, agressait, griffait avec acharnement, accompagnait sur le sol son adversaire pour lui infliger de nouveaux tourments.

Lorsqu’une poigne ferme la souleva pour mettre fin au combat, la jeune révoltée se trouva en présence d’une adolescente aux traits énergiques.

— C’est moi Sally Gravers, la doyenne, j’ai quatorze ans. J’aime pas les histoires, surtout quand je dors.

— Elle mord ! gémit Betty en exhibant sa main meurtrie, qui saignait presque autant que son nez tuméfié.

— Écrase, morveuse ! Entre filles, on se vole pas, tu seras à l’amende, dit durement Sally. La breloque, tu lui laisses, c’est à elle, compris ?

— Oui Sally, répondit humblement Betty.— Alors tout le monde au lit. Demain, corvée de parquet, faut se tenir en forme.Marie-Anne hésita à comprendre. Se trouvait-elle reléguée au rang de servante ?

Parvenait-elle après tant d’épreuves à cet ultime abaissement ? Elle se hâta de dissimuler son médaillon sous sa rustique chemise de nuit. Winny se pencha pour lui parler à l’oreille.

— Betty va te laisser tranquille, mais faut pas que la vieille Brown la voie, ta breloque. Elle te la piquerait, parce qu’elle est trop bien pour une fille de Saint-Anselme. J’ai une planque… une cache, quoi, que personne connaît. Demain, je te la montrerai.

En fermant les yeux, la petite fille tenta de ne penser qu’à la délicate attention de sa voisine, seule marque de sympathie reçue depuis des jours de malheur et de détresse. Mais les images de son bonheur passé vinrent s’imposer à son souvenir. Maman ne manquait jamais de venir l’embrasser le soir, dans son douillet petit lit. Quelquefois, elle était en robe de bal, toute brillante de bijoux, des aigrettes de diamants dans sa chevelure. Les autres jours, elle s’attardait à rire et à raconter des histoires de fées, et ses beaux cheveux noirs semblaient plus sombres encore, tout près des cheveux roux de sa petite fille. Maman… Quand viendrait-elle la chercher ?

Car elle allait venir, maman, avec papa, John, et le bébé. Un jour, songea Marie-Anne en sombrant dans le sommeil, elle retrouverait sa famille, et le bonheur.

Page 9: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

1.

Londres, 1811.

Marianne jeta sur la foule des invités qui se pressaient dans les salons de lord Batterslee un regard conquérant et dominateur. Jamais elle n’avait exercé ses talents de chasseresse sur un gibier aussi noble et aussi nombreux, sur un terrain aussi prometteur. Quelle jouissance, que celle de l’affût ! Ces daims, ces gazelles, ces lions repus et ces macaques ricaneurs dansaient, paradaient, s’enchantaient d’eux-mêmes, inconscients du danger. Sous les yeux de leur prédatrice, les membres les plus distingués de la haute société se livraient à leurs plaisirs futiles sans soupçonner la menace qui pesait sur eux.

Marianne Cotterwood, jeune veuve pleine de distinction et de retenue, savourait en secret les délices de la mystification. De bonnes manières, des attitudes et des propos copiés sur ceux de cette faune prétentieuse, il n’en fallait pas plus pour faire illusion et s’y intégrer. À Bath et à Brighton, elle s’était livrée à l’art de feindre sur des scènes plus modestes, dans un cadre plus restreint. Londres lui offrait à présent un théâtre à la mesure de ses capacités. Mary Chilton serait vengée.

Pour raviver sa haine, il suffisait à Marianne Cotterwood de se rappeler ses années d’orphelinat, à Saint-Anselme. Les dames patronnesses venaient s’y donner le plaisir de la compassion. Confites de pharisaïsme, imbues de leur importance, ces orgueilleuses aristocrates se repaissaient du spectacle de la misère. Leur attendrissement à l’égard de celles qu’elles méprisaient attestait leur vertu, leur supériorité morale. Entrée au service de lady Quartermaine à l’âge de quatorze ans, Mary Chilton avait rempli des baignoires et balayé des cendres, porté des seaux, ciré des parquets, battu des tapis. Et pour suprême humiliation…

— Très réussie, cette réception !Tout en se reprochant intérieurement de s’être abandonnée un instant à ses obsessions,

Marianne sourit chaleureusement à sa voisine, Mme Willoughby, celle-là même qui, par pure fatuité, lui avait proposé de l’accompagner dans ce haut lieu de la vie mondaine. Marianne s’étant trouvée par hasard en visite chez Mme Willoughby le jour où lui parvenait son invitation, la prétentieuse bourgeoise avait pu faire l’importante en l’y associant.

Pour des raisons qui échappaient totalement à sa bienfaitrice, Marianne lui vouait une profonde reconnaissance. Admise chez les Batterslee, elle pénétrait au cœur même de la forteresse ennemie, et s’apprêtait à y exercer ses ravages. Mûrement réfléchie, la stratégie qui avait fait merveille sur d’autres terrains ne manquait pas d’ambition. Le repérage des lieux en vue d’opérations ultérieures, travail technique et pour ainsi dire routinier, offrait moins d’agrément que l’art, plus exigeant et raffiné, de se faire de nouvelles relations de manière à forcer par invitations successives l’entrée d’autres sanctuaires.

Sagement assise près de Mme Willoughby, qui croyait la tenir sous le charme de son incessant bavardage, elle faisait pour l’instant tapisserie. Sans forfanterie, Marianne savait que bientôt quelqu’un de ces messieurs l’inviterait à danser. Accoutumée à recevoir les hommages des hommes, qu’elle exécrait, Mme Marianne Cotterwood n’ignorait pas l’ascendant que lui conférait son charme sur la moitié la moins recommandable du genre

Page 10: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

humain. L’un de ses représentants la lorgnait précisément avec tant d’insistance qu’elle en

éprouva comme un attouchement, et que leurs regards se croisèrent. Marianne détourna aussitôt le sien, mais elle sut que l’indiscret continuait à l’observer sans vergogne. Insolent personnage, mais beau garçon au demeurant, cet homme appartenait nécessairement à l’espèce des aristocrates les plus huppés. D’un seul coup d’œil, Marianne avait fixé dans son esprit son image, et relevé les indices nécessaires à sa classification.

Svelte mais bien charpenté, les épaules larges et les jambes finement musclées, il avait le nez droit et les pommettes hautes. Son teint hâlé, les reflets dorés qui parcouraient sa chevelure assez courte et bouclée, d’un châtain très clair, révélaient la vie au grand air. Une expression d’ennui souriant et blasé rappelait quelle distance un personnage de son importance est censé prendre à l’égard du commun des mortels.

Uniquement soucieuse de compléter son information, Marianne jeta un second coup d’œil en direction de l’intéressé, qui l’observait toujours et lui sourit. Elle détourna la tête, comme il sied aux veuves soucieuses de leur réputation. Le sourire auquel elle s’était retenue de répondre avait lui sembla-t-il quelque chose d’outrageusement sensuel. La mobilité et la souplesse des lèvres ne supposent-elles pas le goût du plaisir, et des yeux verts pailletés d’or celui de l’ironie, et de l’étrange ?

Ce sourire et ce regard avaient quelque chose de dérangeant, parce qu’ils venaient d’éveiller en elle des réactions incontrôlables, et qu’une combattante en mission se doit de maîtriser en permanence la moindre de ses pulsions. Se reprenant, Marianne Cotterwood revint aux nécessités que lui imposait son rôle : pendant que Mme Willoughby poursuivait son bavardage, elle se contraignit à en souligner les points forts par des mimiques appropriées.

Tout en fixant sur sa voisine un regard intéressé et ravi, elle restait attentive à ce qui l’entourait. Elle sut que les deux sièges vacants à sa droite venaient d’être occupés, en entendant retentir, couvrant le brouhaha ambiant, la voix impérieuse et sonore d’une maman autoritaire.

— Tiens-toi droite, Pénélope, et souris ! Une jeune fille qui s’affale sur son siège ne saurait plaire, je te l’ai dit cent fois ! Et réserve tes airs de carême pour les veillées funèbres !

— Oui, maman.Intriguée, Marianne observa discrètement les nouvelles venues. Comme pour donner

plus d’ampleur à son impressionnante stature, la mère portait une robe pourpre dont l’important corsage saillait agressivement. Le menton proéminent et le nez fort révélaient une puissante personnalité. Ses consignes de maintien données, elle examinait à présent les messieurs qui passaient à portée de son regard d’aigle. Sans doute préparait-elle, comme il est d’usage en de tels lieux et en de telles circonstances, l’avenir de sa fille.

Voisine immédiate de Marianne, la malheureuse était vêtue de blanc, couleur d’uniforme réservée lors des réceptions et des bals aux jeunes filles à marier. Des tons plus chauds auraient mieux convenu à sa silhouette gracieuse et à son teint de nacre, dont ses grands yeux bruns, qui semblaient un peu myopes, soulignaient la candeur. Visiblement au supplice, elle écoutait passivement sa mère, en maniant d’un geste nerveux un éventail à demi déployé.

— Pénélope ! Ne sois pas aussi maladroite ! s’exclama sa mère lorsque l’objet lui échappa.

— Pardon, maman, murmura la jeune fille. Elle voulut ramasser l’éventail aux branches d’ivoire. Marianne le lui tendait déjà.

— Merci, dit timidement Pénélope. Voyant l’ouverture, Marianne s’empressa.— De rien. Que de monde, n’est-ce pas ? C’est la bousculade.— En effet. Je déteste la foule, dit la jeune fille en blanc.La véhémence de son intonation attestait sa sincérité. Une si rare simplicité incita

Marianne à ne pas trop se soucier des usages.

Page 11: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Je suis Mme Cotterwood. Marianne Cotterwood.Le sourire que lui adressa sa voisine sembla la transfigurer. — Et moi Pénélope Castlereigh. Je suis ravie de faire votre connaissance, madame.— Tout le plaisir est pour moi. Je n’aurais pas dû me présenter sans y être invitée, bien

sûr, mais il est tellement ridicule à mon sens de rester plantée là en attendant l’intervention d’une relation commune !

— Vous avez parfaitement raison, madame. Il m’arrive souvent d’éprouver la même tentation, mais je n’ose jamais y succomber, bien sûr !

Cet échange avait échappé à la mère abusive. Lorsqu’elle s’aperçut que sa fille ne l’écoutait plus, elle sursauta d’indignation et porta à ses yeux un face-à-main, pour mieux scruter l’audacieuse inconnue.

— Eh bien, Pénélope, m’expliqueras-tu…Marianne vit se succéder sur le visage de son interlocutrice la surprise et la confusion.

Mais la coupable fit aussitôt preuve d’une étonnante présence d’esprit. — Je répondais à Mme Cotterwood, maman. Je l’ai rencontrée l’autre jour chez Nicole.L’innocente savait donc mentir à l’occasion. Sans laisser à sa mère le loisir de s’enquérir

davantage, elle fit rapidement les présentations. Marianne apprit ainsi qu’elle se trouvait en présence de lady Ursula Castlereigh.

À sa gauche, Mme Willoughby n’en pouvait plus de satisfaction. — Eh bien, madame Cotterwood, vous connaissez donc lady Castlereigh !

Mme Willoughby, milady. J’ai eu l’honneur de vous être présentée chez les Blackwood, l’année dernière.

La grande dame pinça les lèvres et souleva les sourcils. — Vraiment ? dit-elle avec l’évidente intention de décourager toute manœuvre

d’approche.C’était compter sans l’obstination de l’invétérée salonnarde. — Vraiment. Vous portiez

ce jour-là une robe de faille bleu nuit qui m’a semblé… De manière à parachever plus commodément sa description, Mme Willoughby quitta

son siège et vint d’autorité occuper celui qui était vacant, à la droite de lady Ursula. En habile tacticienne, Marianne saisit l’occasion d’une manœuvre décisive.

— Voulez-vous que nous fassions quelques pas ensemble, mademoiselle Castlereigh ?— J’en serais enchantée ! s’écria Pénélope.Pour cette fois, elle disait vrai, songea Marianne, heureuse d’accomplir une bonne action

tout en mettant son plan à exécution. Libérée de sa mère, la jeune fille semblait en effet s’épanouir. Et en se déplaçant avec elle, Marianne se donnait l’occasion d’expertiser les lieux. En raison de l’affluence, on avait ouvert plusieurs fenêtres qui donnaient sur un parc, en contre-bas. C’est tout naturellement que Marianne s’en approcha.

— Il fait un peu plus frais par ici, dit-elle distraitement.Sa jeune compagne en convint volontiers. — J’aime les arbres, et le grand air.Marianne nota mentalement la hauteur de la dénivellation, l’absence d’arbres proches et

de treillage, le modèle assez ancien des crémones de fermeture. Cette première observation achevée, le besoin d’air frais se fit moins urgent, et on passa dans le salon voisin. Un picotement à la nuque l’avertit de la présence d’un observateur. Elle se retourna lentement, et reconnut l’indiscret personnage, qui en croisant son regard eut l’audace de la saluer avec désinvolture. Il faisait décidément trop chaud dans cette foule. Et en aucun cas Mme veuve Cotterwood ne devait manifester de faiblesse.

Dès qu’elle put le faire en toute discrétion, elle interrogea Pénélope. — Ce personnage à l’air avantageux, qui est-ce ?La jeune fille sourit. — L’air avantageux… Oui, cela lui convient en effet. C’est Justin, lord Lambeth. Le

marquis de Lambeth.— Il m’a regardée d’une façon… inconvenante.

Page 12: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Il n’est sans doute pas le seul dans son cas, dit Pénélope avec une franchise déconcertante. Je ne sais si l’on se lasse d’être admirée. Au moins y êtes-vous accoutumée, je suppose. Votre chevelure flamboyante, votre teint de lys et vos beaux yeux bleus attirent si bien le regard que vous pouvez vous dispenser de porter des fanfreluches et des ornements. Voilà pour ma première impression. Et je ne vous vois qu’avec des yeux de fille !

Elle rit de bon cœur, pendant que Marianne, un peu émue, rougissait. — Merci pour le compliment, murmura-t-elle. Mais ce regard me gêne, en vérité. Cet

homme semble si fier, si…— … sûr de soi ? Qui ne le serait, à sa place ? C’est la coqueluche de la société, les

mamans des filles à marier rêvent de l’avoir pour gendre !— C’est donc un bon parti ?— Le meilleur, bien sûr. Vous n’en avez pas entendu parler ? Comme c’est étrange !Marianne s’aperçut qu’elle s’était aventurée sur un terrain dangereux. Elle se hâta de

remédier à cette défaillance. — J’ai vécu retirée à Bath toutes ces dernières années, voyez-vous. Le décès de mon

mari…À ce rappel, Pénélope se mordit la lèvre. Ce fut à son tour d’éprouver quelque embarras. — Pardonnez-moi, madame. Lambeth n’est sans doute pas connu à Bath, en effet. Dans

une station aussi tranquille, Lambeth serait privé de ses distractions favorites.— C’est donc un… libertin ?Pénélope roula comiquement des yeux pour manifester son ignorance. — Je ne le crois pas plus féru d’immoralité que la plupart de ses semblables, mais il lui

faut se distraire en toute circonstance, à tout prix. Bucky prétend qu’il irait jusqu’au bout du monde pour échapper à l’ennui. Bucky le connaît bien, et il l’admire, je crois.

La jeune fille semblait faire grand cas de cet autre personnage. Marianne trouva opportun d’étendre le champ de ses investigations.

— Qui est Bucky ? s’enquit-elle innocemment.Le teint pâle de Pénélope se colora légèrement. — Lord Buckminster. Le cousin de ma meilleure amie, Nicole Falcourt. Un beau parti,

vraiment.La tentation étant trop forte, Marianne ne put y résister. — Lequel ? demanda-t-elle malicieusement. Lord Lambeth, ou lord Buckminster ?Pour cette fois, les joues de Pénélope devinrent cramoisies. — Les deux, bien sûr. Mais je parlais de Lambeth. Il est riche comme Crésus, et fils

unique du duc de Storbridge. Celle qui l’aura pour gendre pourra pavoiser.Marianne nota à part elle que la charmante enfant ne se représentait les choses que du

point de vue de sa mère abusive. — De toute façon, poursuivit Pénélope, les jeux sont faits d’avance. Maman le sait bien.

On ne lui cache pas ce genre d’arrangement, vous comprenez. Justin doit épouser Cecilia Winborne. Ils sont faits l’un pour l’autre. Ce sera un grand mariage entre grandes familles, avec de grandes espérances, de grands airs, et sans grande surprise.

Comme Marianne saluait d’un rire cet épigramme, la jeune fille s’abandonna aussitôt au repentir.

— Je parle trop, et trop mal, excusez-moi, dit-elle en rougissant. Maman me le fait observer sans cesse, mais je suis incorrigible.

— Eh bien, tant mieux ! La sincérité et le naturel sont des qualités trop rares pour être combattues. Gardez-vous bien de les perdre !

— Vous croyez ? J’ai tellement peur de parler de travers ! Lorsqu’il me faut absolument m’exprimer, je ne sais plus que dire, je me sens paralysée.

— La timidité nous joue de ces tours, dit Marianne. J’éprouve souvent cette impression, moi aussi.

Comme de coutume, elle mentait, avec un tranquille aplomb, et sans déplaisir aucun.

Page 13: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Un mensonge est tellement agréable à proférer, lorsqu’il séduit son auditeur ! Pénélope lui sourit, conquise. Marianne eut une brève pensée pour l’intraitable Mme Brown, qui à l’orphelinat Saint-Anselme mettait le goût de la dissimulation que manifestait Mary Chilton au second rang de ses innombrables vices, juste après l’insolence et la hardiesse.

Enchantée de trouver une oreille complaisante, la fille de lady Castlereigh revint à un sujet qui lui tenait à cœur.

— Bucky apprécie beaucoup lord Lambeth, il l’admire. Il le trouve sympathique. Pour ma part, je n’en dirais pas autant. Justin m’intimide. Il est si fier, si distant ! C’est un vice de famille. En fait, Cecilia et Justin sont bien faits l’un pour l’autre, ils se ressemblent trop. Trop orgueilleux pour rechercher l’amour, ils l’abandonnent à ceux qu’ils méprisent. Ils feront un mariage heureux !

Une exclamation sonore lui fit tourner la tête. Marianne suivit le regard de Pénélope. Un garçon à l’allure athlétique se frayait un passage dans la foule. Les cheveux blonds, le visage ouvert et jovial, il offrait l’image d’un homme heureux.

— Pénélope en liberté, loin de son gendarme, quelle chance !Il s’exprimait sans discrétion, avec une simplicité qui dénotait une grande fraîcheur

d’âme. Marianne vit le visage de la jeune fille en blanc s’épanouir, et ses beaux yeux bruns briller d’un éclat plus vif.

— Quelle chance en effet, Bucky, je vous croyais à Covent Garden.— Au diable l’opéra ! Lady Falcourt me maudira, mais qu’importe. Je me suis enfui dès

le premier acte, les oreilles déchirées. Vivent les sopranos muettes !— La maman de Nicole vous aime trop pour vous maudire, Bucky. Elle vous

comprendra.— Elle a tout intérêt à me ménager. Un chevalier servant assez charitable pour

accompagner les fredaines des douairières, cela ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval !Il rit le premier de cette saillie, avant de s’aviser de la présence de Marianne. — Pardon, je plaisan…Il s’étrangla, comme tétanisé, pâlit, puis rougit violemment en reprenant sa respiration.

Incapable de dissimuler ses émotions, «Bucky» accusait manifestement un choc. Pénélope, comme résignée, se hâta de faire les présentations, et Marianne apprit que ce grand gaillard sympathique et désarmant de simplicité n’était autre que lord Buckminster.

Bafouillant un compliment, titubant presque, il n’avait plus d’yeux que pour elle. Trop blasée pour se targuer d’un succès qui lui était familier, Marianne préféra s’en

amuser. Son visage et son corps captivaient le regard des hommes, elle le savait. Mais elle ne tirait de cet avantage d’autre parti que le service de ses missions. Son indéniable charme ayant dans le passé provoqué son malheur, elle n’en faisait pas vanité. Désormais sur ses gardes, jamais elle ne retomberait dans de tels errements.

Les assiduités dont on l’accablait souvent la fatiguaient, sans plus. Pour cette fois, l’admiration indiscrète et béate de ce Buckminster attristait visiblement la pauvre Pénélope, dont l’expression résignée faisait peine à voir.

— Veuillez m’excuser, dit-elle aussi plaisamment que possible. Le devoir m’appelle auprès de Mme Willoughby.

— Alors je vous accompagne ! s’exclama Buckminster en lui offrant son bras avec un empressement excessif.

— N’en faites rien, milord. Votre dévouement serait mal récompensé. Mme Willoughby est une douairière, sans doute, mais je la crois incapable de commettre des fredaines. À bientôt, mademoiselle Castlereigh !

Pour atténuer l’acidité de son propos, Marianne l’accompagna du sourire éblouissant dont elle avait le secret, et disparut dans la foule. La phase la plus délicate de sa mission allait commencer.

Mme Willoughby attendrait encore quelques minutes son retour. Au lieu de la rejoindre, Marianne s’en éloigna jusqu’à parvenir à l’entrée des salons, qu’encadraient deux valets en livrée. Ni l’un ni l’autre ne prêta attention à cette dame qui sans doute recherchait la

Page 14: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

fraîcheur, car elle jouait si énergiquement de son éventail qu’il était difficile d’apercevoir son visage. Elle s’arrêta aussitôt, s’attarda devant un portrait, élégante silhouette en apparence attentive aux œuvres d’art, qui prenait du recul, hochait la tête d’un air entendu. Lorsqu’elle eut parfaitement dessiné dans son esprit le plan du vestibule, la distribution des portes et les différents accès, elle s’approcha d’une fenêtre qui donnait sur une allée, et en examina la fermeture.

D’un coup d’œil discret, elle s’assura que les valets ne lui prêtaient aucune attention, et emprunta un large couloir, très orné. Sans hésiter, elle ouvrit successivement chacune des portes qui scandaient toute sa longueur, dans le seul dessein d’identifier chacune des pièces qu’elles commandaient. Les statues et les meubles précieux y abondaient. Tentantes pour des déménageurs, ces proies ne convenaient pas à de simples et honnêtes cambrioleurs, soucieux d’efficacité et de rentabilité, en quête d’objets assez légers pour ne pas être encombrants, et assez précieux pour trouver aisément preneur.

Lord Batterslee possédait nécessairement un coffre-fort. Pour mener à bien sa mission, Marianne se devait de le découvrir, et d’en examiner les caractéristiques. La suite des opérations serait menée de nuit, par Larson et Piers. Elle vit plusieurs salons, dont un de musique, deux salles à manger, mais aucune pièce qui pût être considérée comme un bureau ou un cabinet de travail.

Elle revint donc sur ses pas, et ralentit l’allure lorsque dans l’antichambre elle aperçut les deux valets, qui maintenant négligeaient leur service au point de bavarder pour tromper leur ennui. Convaincue de sa sécurité, Marianne s’empressa d’explorer la partie opposée du couloir. Dès la seconde porte, son intuition la mit en alerte. Elle venait de pénétrer dans la luxueuse retraite d’un gentleman qui s’entourait des objets les plus convenables à ses goûts. On n’y voyait ni bureau ni bibliothèque, mais de larges fauteuils, un grand nombre de bouteilles qui semblaient vénérables, un assortiment de verres de toutes tailles, deux humidificateurs à cigares et une panoplie de pipes. Aux murs, les tableaux représentaient des scènes de chasse.

Le décor semblait prometteur. Sans hésiter, Marianne pénétra dans la pièce et referma la porte derrière elle. Elle venait de franchir une étape décisive, et ressentait la griserie du danger imminent. Surprise dans le couloir, elle était excusable. Enfermée seule dans le fumoir du maître des lieux, elle ne pourrait fournir aucune explication. Il importait d’agir aussi vite que possible.

Le cœur battant, elle entreprit d’écarter successivement chacun des tableaux, pour examiner la portion de muraille ou de tapisserie qu’ils dissimulaient. En faisant basculer le cinquième, elle éprouva l’excitation de la réussite. La porte d’un coffre luisait dans l’ombre. Marianne en scruta la serrure.

— Pardonnez mon indiscrétion, fit derrière elle une voix masculine. Puis-je vous être de quelque secours, madame ?

La respiration bloquée, elle fit volte-face. Nonchalamment appuyé au chambranle de la porte, le sourcil ironique et le regard railleur, lord Lambeth lui souriait.

Page 15: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

2.

Un instant paralysée, Marianne reprit la maîtrise de ses nerfs. Un sourire étonné et timide se dessina sur ses lèvres.

— Eh bien, murmura-t-elle innocemment, d’une voix un peu languissante vous m’avez fait une peur !

Lambeth rit silencieusement, en découvrant des dents si blanches qu’elles semblaient celles d’un jeune loup.

— De la peur, vraiment ? Vous m’en voyez étonné. Les personnes qui exercent votre métier ne sont pas sans reproche, sans doute, mais on les dit d’une hardiesse… confondante.

Choisissant aussitôt dans sa panoplie de masques celui de l’arrogante lady Quartermaine, Marianne se drapa dans sa dignité, et prit les choses de haut.

— Mon métier ? J’ai mal entendu, je gage ?— Bien joué, dit Lambeth en s’avançant dans la pièce pour fermer la porte. Je croirais

volontiers à votre personnage, si je ne vous avais surprise la main dans le sac.La porte fermée rappelait à Marianne trop de mauvais souvenirs. Elle sentit sa gorge se

serrer. — Que faites-vous, milord ? Je vous somme de rouvrir cette porte. Quelle

inconvenance !— Pardonnez-moi, madame. Je vous croyais soucieuse de discrétion. Si vous tenez à

donner à notre entretien une nombreuse audience…Le diable d’homme avait déjà la main sur la poignée de la porte. Marianne, dans un

élan, se hâta de retenir son geste. — Non, attendez, vous avez raison. Que cela reste entre nous, puisque vous le voulez.Il sourit avec tant de suffisance que Marianne sentit que dans son cœur la crainte faisait

place à la haine. Ce gandin n’incarnait-il pas tout ce qu’elle détestait, dans cette aristocratie dont il était sans doute l’une des plus remarquables illustrations ?

— Eh bien, déclara-t-il dédaigneusement, qu’avez-vous à dire pour votre défense ? J’adore les fables.

— De quoi aurais-je à me justifier ?— Bien que prise sur le fait, vous plaidez non coupable ?— Coupable de quoi, je vous prie ? De quel fait ?— De cambriolage, naturellement.— Supputation ridicule, milord. Curiosité n’est pas crime.— Et le coffre ?— Quel coffre ?Il eut un mouvement d’impatience. — Celui que cache ce tableau. Celui que vous alliez ouvrir.— J’en serais bien incapable ! s’exclama Marianne avec d’autant plus de conviction que

pour cette fois elle ne mentait pas. Le tableau penchait à droite, je l’ai redressé, voilà tout.Il éclata d’un rire insolent et sonore. — Elle est irrésistible ! Votre seule présence confère à cette soirée un… piquant tout

Page 16: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

particulier, mademoiselle.— Dois-je prendre cette plaisanterie pour un compliment ?Aussi naturellement que possible, Marianne fit un pas en arrière. Lambeth exerçait sur

elle un effet étrange. De la répulsion, naturellement. Mais aussi une sorte de fascination tout à fait déconcertante. Ses yeux très clairs, d’une teinte d’émeraude, comme lumineux sous ses longs cils, la captivaient si intensément qu’elle ne pouvait en détacher son propre regard. Comme hypnotisée, en proie à un écarquillement incoercible, elle en était prisonnière.

Conscient de son pouvoir, le misérable s’en amusait, et prolongeait son plaisir en faisant attendre sa réponse.

— Un compliment, en effet, dit-il enfin. La plupart des jeunes filles sont si fades…— Cela ne me concerne aucunement, milord. Je suis veuve.— Voyez-vous cela !Il avait donc l’audace de ne pas la prendre au sérieux ! S’était-il approché ? Marianne

croyait ressentir la tiédeur de son corps. Elle prit un peu de recul, mais un frémissement de cristal lui apprit qu’elle effleurait la vitrine du cabaret à liqueurs.

— Vous êtes un grossier personnage, répliqua-t-elle avec hargne.— On me l’a déjà dit. Mais prenez-y garde, je ne manque pas pour autant de finesse. Ce

soir, je vous ai observée assidûment. — Cela ne m’a pas échappé. Dès le premier regard, j’ai compris quel rustre vous pouvez être. Loin de s’en formaliser, Lambeth sourit à cette charge.

— Je ne vous ai d’abord observée qu’en raison de vos… disons de votre charme, dit-il à mi-voix.

Parce qu’elle ne pouvait détourner du sien, si proche, son regard, Marianne ne vit pas venir le doigt qui lui caressait la joue. Dans un frémissement effarouché, elle s’y déroba, sans trouver que dire.

— Lorsque je vous ai vue en conversation avec Mlle Castlereigh et Buckminster, j’ai su qu’ils feraient volontiers les présentations, mais vous les avez quittés si vite ! Alors je vous ai suivie. Imaginez mon étonnement, lorsque mes observations ont pris un cours… inattendu.

— L’espionnage m’inspire du mépris, milord.— La partie n’est pas égale, ma chère. Vous semblez savoir qui je suis, et j’ignore votre

nom.— Pourquoi vous le dirais-je ?— Pourquoi pas ? Bucky vient de l’apprendre. Il me le dira.Il avait raison. Marianne dut lui reconnaître cet avantage. — Je suis Marianne Cotterwood. Mme Cotterwood.— Madame ? On s’adresse ainsi aux veuves, en effet. J’avais oublié.Marianne s’insurgea. — Votre ironie me semble exécrable, milord. Pourquoi me ferais-je

passer pour veuve, si je ne l’étais pas ? — Pour vous parer du voile de la respectabilité, peut-être.— J’en ai trop entendu. Brisons là, voulez-vous ?Elle esquissa vers la porte un mouvement tournant, mais il suffit à Lambeth de poser la

main sur le fragile meuble de verre pour lui interdire le passage. — Vous ne sortirez pas avant de m’avoir donné vos explications, dit-il dans le dessein

évident de la narguer.Marianne sentit sa gorge se serrer. L’inquiétude sans doute concourait à son angoisse.

Mais il y avait surtout cette présence, trop proche, et ce regard dardé dans ses yeux. La respiration courte, elle éprouvait en même temps que les frissons glacés de la crainte une chaleur intime plus redoutable encore, parce qu’elle l’alanguissait.

— L’explication que vous me refusez, je vais vous la donner, poursuivit-il. Vous êtes une voleuse, madame Cotterwood.

— C’est faux, dit-elle dans un souffle, d’une toute petite voix.

Page 17: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Elle dut se passer la langue sur les lèvres. Le regard de Lambeth vacilla. Sans qu’elle pût l’en empêcher, il parcourut du doigt les lèvres qu’elle venait d’humecter, comme pour s’assurer de leur plénitude et de leur douceur.

— Vous êtes la créature la plus merveilleusement belle que j’aie jamais vue, murmura-t-il en confidence, mais dois-je pour cela vous laisser dépouiller mes amis les plus chers ?

Il marqua une pause et sourit, diaboliquement. — Lord Batterslee figure-t-il sur la liste de mes amis ? Voilà la question. Mérite-t-il un

titre si rare ? Non, sans doute. Une simple relation…Sa chaleur, son parfum, avaient quelque chose d’enivrant. Pour échapper au vertige,

Marianne ferma les yeux. Lorsque Lambeth lui baisa les lèvres, elle eut un bref sursaut, sans pour autant se dérober. Qu’elle était suave, cette caresse inconnue ! Elle s’abandonna à sa douceur, puis à son exigence, lorsque Lambeth la serra plus étroitement contre son corps, et que sa bouche se fit plus avide. Des ondes de jouissance la parcouraient, des sensations ignorées naissaient au plus profond d’elle-même. Jamais un homme ne lui avait donné de plaisir. Elle ne s’était jamais trouvée entre les bras d’un homme, depuis Daniel. Les baisers de Daniel, avant…

Daniel Quartermaine ! L’aristocrate, le séducteur, le traître ! D’un élan, Marianne s’arracha à l’étreinte de l’enjôleur, le repoussa et lui appliqua en plein visage une gifle retentissante. Il ne réagit qu’en portant la main à sa joue, perdu dans un abîme de perplexité. Marianne laissait pour sa part libre cours à son indignation.

— J’ai compris vos intentions ! cria-t-elle fougueusement.— Elles étaient claires, reconnut-il comme pour s’en justifier.— Vous me proposez de coucher avec vous, pour prix de votre silence !— Je n’ai jamais prétendu…— C’est évident ! Vous m’accusez de vol, et puis vous me cajolez. Pourquoi, je vous le

demande ?— Parce que l’admiration que vous m’inspirez me détourne de mon devoir, tout

simplement.— À d’autres ! Je ne suis ni niaise ni facile, milord, n’attendez rien de moi. Allez clamer

vos calomnies sur tous les toits, si cela vous chante. Jamais vous ne m’aurez dans votre lit !Ses yeux lançaient des éclairs, l’indignation colorait ses joues, et ses lèvres humides

palpitaient encore de l’ardeur du baiser. Transporté d’admiration, Lambeth en resta un moment sans voix.

— Où la moralité ne va-t-elle pas se nicher ?Sous l’ironie du propos, Marianne aurait pu déceler un étonnement sincère, une sorte de

respect. Emportée par sa fougue, elle allait répliquer vertement, lorsque la porte s’ouvrit sur un personnage grisonnant, d’assez courte taille. Il semblait porter le masque de l’ahurissement.

— Eh bien, voilà… me voilà, dit-il à tout hasard.Lambeth le salua aussi naturellement que le permettaient les circonstances. — Lord Batterslee…Marianne cessa de respirer. Sa brillante carrière prenait fin. Dormirait-elle en prison ?

On ne trouverait rien sur elle, bien sûr, mais sa parole ne valait pas celle d’un lord, et sa présence même dans cette pièce impliquait l’intention criminelle. Le maître des lieux, pour l’instant embarrassé et débonnaire, allait la condamner sans appel.

— Eh bien, que diable, Lambeth, je ne m’attendais pas…— Moi non plus ! s’exclama son cadet avec une étonnante désinvolture. Les faits sont

patents, mon cher, je suis à votre merci. La solitude de votre fumoir m’a semblé favorable à l’accomplissement de mes amoureuses entreprises. Je plaide coupable.

Marianne sentit une bouffée de chaleur lui monter au visage. Lambeth ne la dénonçait pas. Mais qu’allait-on penser d’elle ?

— Quand même, grommela lord Batterslee, dans mon fumoir…— Rassurez-vous, mon cher, rien ne s’est accompli, mon visage l’atteste ! poursuivit

Page 18: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Lambeth avec pétulance.Il tourna un peu la tête pour mettre en évidence sa joue marquée de l’empreinte rouge

d’une main. Batterslee se détendit un peu. — Joli coup, commenta-t-il.— N’est-ce pas ? Mme Cotterwood privilégie volontiers le recours à la violence. Je me

serais incliné devant un simple refus, comme vous le pensez bien.— Taisez-vous !En proie à mille émotions contradictoires, la voix brisée, Marianne n’en pouvait plus.

Allait-elle éclater en sanglots ? On aurait pu le croire. Du coin de l’œil, elle étudiait la position relative des protagonistes. Elle prit une profonde inspiration.

— Espèce de mufle !À peine avait-elle lancé cette invective qu’elle bondit jusqu’à la porte en bousculant

Batterslee au passage. Lambeth n’oserait pas fausser compagnie à son hôte afin de la poursuivre. Elle courut, légère comme une gazelle, dans le couloir désert. Dès que des témoins potentiels furent en vue, elle prit une allure naturelle, traversa le hall d’entrée et descendit les marches du perron avec une tranquille assurance. Devant l’hôtel particulier, plusieurs cabs stationnaient. Le cocher de la voiture de tête la salua, et dès qu’elle se fut installée toucha de la mèche du fouet la croupe de son cheval.

Afin de se rassurer tout à fait, Marianne se pencha pour observer les lieux dont la voiture s’éloignait. Personne ne la poursuivait. Lambeth croyait peut-être la retrouver parmi la foule des invités. Il en serait pour ses frais. Quel comédien que ce libertin sans scrupule ! Et quel tacticien ! Pour augmenter son avantage, et exercer sur elle un chantage d’autant plus efficace que l’importance du service rendu s’amplifiait, il avait affronté le ridicule, et délibérément menti à lord Batterslee.

Marianne, sûre d’elle et rassérénée, sourit malicieusement. Si Lambeth se mettait en quête de son domicile, il se trouverait cruellement déçu, puisque personne, et surtout pas Mme Willoughby, ne connaissait l’adresse de Mme Cotterwood. Pour assurer la sécurité de la bande, ou plutôt de la «famille», il n’existait aucune communication entre le foyer collectif, chaleureux et convivial, et le monde de ceux que Piers appelait «les caves». Aussi bien cette incursion dans les hautes sphères de la société n’avait-elle aucun précédent. Que de chemin parcouru, quelle ascension, en quelques années !

Après la bourgeoisie commerçante de Londres et de quelques grandes cités, on avait exploité la bonne société des rentiers et des nantis qui trompent leur ennui en s’agglutinant à Bath et à Brighton. Depuis deux mois, de retour à Londres, la très tranquille et sage veuve Cotterwood rendait visite à des dames rencontrées dans ces stations mondaines, pour établir dans leurs salons de nouveaux réseaux de relations. En invitant Marianne à l’accompagner chez lord Batterslee, Mme Willoughby, rencontrée quelques mois plus tôt à Bath, avait ouvert à la famille des perspectives inespérées.

Marianne ferma les yeux, et se sentit accablée de tristesse. La satisfaction d’échapper à l’humiliation d’une arrestation ne soutenait plus son courage. L’occasion offerte ce soir ne se représenterait plus jamais. Le coup d’éclat qui devait garantir à chacun des membres de la famille le luxe d’une vie honnête et oisive faisait long feu. Faute de posséder l’empreinte de la serrure, Larson et Piers ne pourraient exercer leurs talents dans le fumoir de lord Batterslee, qui mis en garde par l’incident allait s’entourer de précautions. Lorsque la voiture fit halte devant la coquette demeure, Marianne éprouva l’angoisse propre aux porteurs de mauvaises nouvelles.

Comme toujours empressée, Winny lui ouvrait déjà la porte. Confiée à l’orphelinat Saint-Anselme dès sa naissance, les épreuves l’avaient prématurément vieillie, si bien que vingt-deux ans plus tard elle semblait ne pas avoir changé de visage. Marianne, abandonnée plus tard, l’aimait comme une grande sœur, ou comme une mère. Entrée au service des Quartermaine en quittant Saint-Anselme, Winny était parvenue à faire recruter sa protégée par l’intendant du domaine, lorsqu’à son tour sa cadette avait échappé à la férule de Mme Brown. Un moment séparées par le congédiement dramatique de Marianne,

Page 19: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

les deux amies s’étaient retrouvées réunies au sein du clan : assurée d’y trouver son équilibre, ainsi qu’un début de prospérité, Marianne avait appelé près d’elle Winny, qui avait rendu sans explication son tablier et appartenait désormais elle aussi à la «famille».

Volontiers individualistes et distraits, les membres de l’organisation appréciaient ses talents de gestionnaire. Ils exerçaient les leurs en toute quiétude, sans se soucier de l’intendance de la maison, qu’elle régissait de main de maître.

— Ne me dis rien ! Les autres seraient jaloux !Marianne acquiesça. L’enthousiasme et l’impatience de ses amis ne faisaient

qu’aggraver sa propre mélancolie. Sans doute se montreraient-ils indulgents et compréhensifs, comme seuls peuvent l’être ceux que méprisent les orgueilleux et les nantis. Le chagrin de l’échec n’en était que plus cuisant.

Une exclamation joyeuse salua son arrivée. Présidant la réunion, Rory Kiernan et son épouse Betsy faisaient figure d’aïeuls fringants. Respectivement roi des pickpockets et virtuose de la carte biseautée, ils n’exerçaient plus leur art qu’en des occasions particulières. Leur fille Della, pétulante commère aux yeux de braise, tout en rire et en rondeurs, faisait un singulier contraste avec Larson, son mari, personnage si discret et mince qu’il passait aisément inaperçu, pour le plus grand bien de sa carrière. Neuf ans plus tôt, Della et Larson avaient permis à Marianne d’échapper au désespoir, et peut-être à la déchéance.

À cette époque, Marianne n’était encore que Mary Chilton, dix-huit ans, seule, abandonnée, indigente, et grosse des œuvres de Daniel Quartermaine. Courtisée par le brillant dadais qui à la fin de ses vacances l’avait prise de force avant de rentrer à Oxford, la jeune domestique avait eu la faiblesse de faire part de sa détresse à l’arrogante lady Quartermaine. Aussitôt chassée avec ignominie, elle s’était rendue à Londres. Nul employeur ne souhaitant s’encombrer d’une servante en cet état, la malheureuse n’avait pu survivre qu’en dépensant ses quelques sous, ainsi que les maigres économies à elle confiées par sa chère Winny.

À bout de ressources, affamée, elle avait eu recours au vol à l’étalage, si maladroitement que l’épicier alerté l’aurait appréhendée, si Della et Larson n’étaient intervenus. Pendant que son mari entrait en collision avec le commerçant, prenait son temps pour l’aider à se relever, l’époussetait et s’excusait longuement, Della prenait la jeune fille par le bras et l’emmenait dans le dédale des rues populaires. Ce soir-là, Mary Chilton, entre deux sanglots, avait raconté sa triste et banale aventure au couple compatissant, devant une table bien servie. Elle venait de se découvrir une famille, qui loin de mépriser sa grossesse s’en était enchantée.

On avait fêté avec enthousiasme la naissance de Rosalinde, entouré la jeune mère de mille attentions. La fréquentation de ces êtres simples et bons confortait Mary Chilton dans une conviction déjà ancienne : faisant profession de moralité et parade de vertu, lady Quartermaine aussi bien que Mme Brown étaient profondément perfides. Voleurs professionnels, Della, son mari et ses parents étaient pétris d’humanité.

De la façon la plus surprenante, les membres de la famille, et particulièrement les femmes, pouvaient se targuer d’un vernis d’éducation qui leur permettait de faire bonne figure dans la société la plus choisie. Betsy, jadis tenancière d’une maison de jeu fréquentée par l’aristocratie, était férue de belles manières et de beau langage. Formée par elle aux usages de la bourgeoisie et même du grand monde, sa fille Della courait volontiers les réceptions, les bals, les grands mariages et les visites funéraires. Renseigné par ses soins, Larson allait de nuit visiter seul les lieux, pour y prélever son butin, sans violence et sans effraction visible.

Foncièrement honnête, Mary Chilton s’était d’abord effarouchée de mœurs si singulières. Mais elle se savait redevable de son confort à ses protecteurs, et nourrissait l’ambition hardie d’élever dignement sa petite fille. Della l’ayant initiée par jeu à l’art du déguisement, toute la famille s’était récriée de constater des dons qu’elle ne se soupçonnait pas. Vêtue en élégante femme du monde, la pauvre servante abandonnée et naïve en

Page 20: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

adoptait l’allure avec tant de naturel que l’on aurait pu la croire née pour incarner ce rôle. En toute simplicité, chacun des membres de la famille lui avait fait part de son admiration. Le jeu se poursuivant, Della et sa mère s’étaient plu à lui apprendre le langage et la politesse des personnes comme il faut, obtenant là encore des résultats inespérés. Après quelques visites faites en commun dans des salons bourgeois, Mary Chilton, reconnue professionnellement apte, avait pu faire acte de candidature. Admise par acclamations, elle était devenue Marianne Cotterwood, un an à peine après la naissance de Rosalinde.

Cette activité ne manquait pas d’agrément. Marianne l’exerçait avec tant de talent que Della n’avait plus à intervenir qu’en de rares occasions. En huit ans, le statut de la «famille» n’avait cessé de progresser. Ses membres, qui louaient maintenant une vaste maison dans un quartier très convenable, employaient quatre domestiques. Au faîte de son art, Larson avait recruté un assistant, Piers, jeune voleur de grand avenir, dont la fougue compensait la relative inexpérience.

— Alors ? s’écria d’une seule voix toute la famille, dès que Marianne fut entrée.— Laissez-la prendre place ! ordonna Betsy. Le compte rendu d’une réception aussi

fastueuse ne s’improvise pas. Car les Batterslee sont fastueux, n’est-ce pas ? J’ai très bien connu le père du lord actuel. Toujours ivre, et toujours de l’argent plein les poches, lorsqu’il arrivait chez moi. Un beau perdant !

Des murmures de protestation invitèrent Betsy au silence. Fort embarrassée, Marianne attendit pour intervenir qu’ils aient pris fin.

— Je n’ai jamais vu tant de monde et tant de bijoux, dit-elle d’une voix hésitante, et puis… Et puis j’ai tout gâché !

— Voilà qui m’étonnerait fort, observa Rory.— Tu es incapable de mal faire, renchérit Della. Marianne dut essuyer les larmes qui

soudain perlaient à ses paupières.— On m’a prise… sur le fait, avoua-t-elle en baissant la tête.Un silence atterré accueillit cette déclaration. Larson fut le premier à oser le rompre. — Et pourtant, balbutia-t-il, tu es là… Tu es à la maison !— Il ne m’a pas dénoncée, pas encore. Mais il m’a vue !— Qui t’a vue, et où ?— Je crois, dit sagement le doyen de l’assemblée, qu’il serait utile de commencer par le

début.Marianne entreprit son récit, en n’omettant aucune circonstance ni aucun nom, car dans

une association de malfaiteurs chaque détail a son importance. Elle censura cependant l’épisode du baiser et de la gifle, qu’elle s’empresserait d’oublier, en avançant de quelques minutes l’intervention de lord Batterslee. Des exclamations de surprise, mais aussi de soulagement, saluèrent sa conclusion. L’incident n’aurait dans l’immédiat aucune conséquence catastrophique.

— Personne ne t’a suivie, dit Larson, c’est l’essentiel. On n’aura pas à déménager. Mais ce Lambeth m’intrigue. En se taisant, il se rend presque complice. Pourquoi ?

Rory Kiernan émit un glapissement de mépris. — Un gendre aveugle ! Un benêt, tu as épousé un benêt, ma pauvre Della ! Si tu voyais

notre Marianne avec des yeux d’homme, Larson, tu comprendrais ! Une telle créature du Seigneur, on n’a pas envie de la mettre en cellule avec une bonne sœur devant la porte ! Tous les lords de l’ancienne génération se sont fait plumer par ma Betsy par plaisir, sans protester. Tu sais ce qui la protégeait ? Son sourire, mon garçon, son sourire enjôleur, son regard de velours et son corps de rêve !

— Taisez-vous, vil flatteur, minauda son épouse en souriant de toutes ses rides.Un peu las des roucoulades nostalgiques de ses beaux-parents, Larson haussa les

épaules. — Il t’a fait des propositions ?— Non, bien sûr, répondit Marianne en rougissant. Mais peut-être, en effet…— Et puis Lambeth se moque d’un coffre-fort qui ne lui appartient pas, renchérit Rory.

Page 21: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

S’il se tait, il perd tout moyen de pression…— Mais après ma fuite, il m’a nécessairement dénoncée ! gémit Marianne. Comme je

suis malheureuse !Dans un silence entrecoupé d’interjections apitoyées et apaisantes, on réfléchit

intensément. Larson, après avoir scruté chacun de ses complices, conclut le débat. — Il n’y a pas eu vol, il ne peut pas y avoir d’enquête. Pour le moment, la veuve

Cotterwood va se mettre en congé, par précaution. Ce coffre, on n’ira le voir que dans six mois ou un an, si c’est utile… Avec un peu de chance, le Batterslee va s’en tirer à bon compte, parce que je suis sur un autre coup. Un collectionneur célèbre en voyage de noces… Un coup à faire vite !

— Avant que ne s’éteignent les flambeaux de l’hymen ! déclama Rory Kiernan avec lyrisme.

— Avant la fin de la lune de miel, traduisit Betsy.— Avant qu’il revienne, dit prosaïquement Piers.Marianne se rassérénait. Il n’y aurait pas d’enquête, en effet, et Lambeth, adulé des

belles aristocrates, ne songerait pas à rechercher une pauvre fille du peuple, complice maladroite au demeurant de malfaiteurs méprisables, ou considérés comme tels. Appartenir à un monde différent, n’est-ce pas se mettre à l’abri de toute atteinte ?

— Il se fait tard, conclut Larson, allons dormir. Demain sera un autre jour.Sur ces sages paroles, on se sépara. Winny retint Marianne. — Il faut que je te dise Mary… J’ai reçu un mot de Ruth Applegate, une des filles de

cuisine, au manoir, tu t’en souviens ?Marianne se rembrunit. Le manoir… C’est ainsi qu’elles désignaient, pour n’avoir pas à

prononcer le nom exécré, la résidence où lady Quartermaine les avait toutes deux recrutées comme domestiques, dès leur sortie de l’orphelinat.

— Ruth m’a écrit, mais c’est pour te prévenir, toi. Un drôle de type est venu poser des questions. Il est de la police. Il enquête sur toi.

Page 22: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

3.

— Un inspecteur ? Je suis perdue !Winny tira de sa poche un papier qui déplié fit apparaître un texte maladroitement

griffonné au crayon. — La pauvre Ruth ne sait pas très bien écrire, dit-elle, c’est un vrai gribouillis à

déchiffrer. Voilà ce que je crois comprendre : «Winny, dis-le à Mary, si tu peux. Un flic demande Mary C. ; un autre, après, pareil. Personne est au courant, j’ai rien dit. Fais attention, la police, c’est mauvais. Ruth.»

Marianne prit le papier, pour l’étudier à son tour. — Qui aurait pu suivre ma trace ? Ceux de la famille sont les seuls à savoir mon véritable

nom, et ma véritable histoire. Depuis neuf ans, je n’en ai fait confidence à personne !Winny acquiesça. Marianne ne lui apprenait rien. Mais dans le visage de son amie

dévouée, qui depuis l’enfance semblait fatigué, ses yeux brillaient d’excitation. — J’ai pensé… Et tes parents ? Ils te cherchent, peut-être. À Saint-Anselme, sur les

registres, ils ont pu savoir chez qui on t’avait placée, il y a treize ans.Marianne sourit tristement. De vieux rêves revenaient la hanter quelquefois, elle aussi.

De ces chimères que se racontent en cachette les petites orphelines, dans le silence du dortoir, pour se sentir moins malheureuses. Mais à vingt-sept ans, elle ne nourrissait plus que des espérances raisonnables, et s’était depuis longtemps résignée à sa condition.

— S’ils existaient, ils s’y prendraient bien tard, ma pauvre Winny.— On ne sait jamais ! Ils viennent peut-être de découvrir l’existence de Saint-Anselme !

Des voleurs d’enfants, on en trouve !— Ils exigent une rançon, Winny, et n’encombrent pas les orphelinats. Cette fable, je me

la racontais jadis, je m’étais figuré des parents affectueux, une vraie famille, un méchant bonhomme, tout un mélodrame. Et puis, si des parents s’avisaient de mon existence et voulaient prendre de mes nouvelles, Ruth en serait ravie. Cet enquêteur lui a paru menaçant.

— Comme tous les policiers. On s’en méfie bien sûr. Et puis elle a écrit «un autre». Pourquoi ? J’ai peut-être mal lu. Si seulement elle savait mieux écrire !

Marianne hocha pensivement la tête. — Il y a du mystère dans cette mise en garde. S’il m’était arrivé de rencontrer dans le

monde un témoin de mon existence précédente, cette personne m’aurait aussitôt accusée de duplicité, et publiquement confondue… Et pourquoi payer les services d’un enquêteur officiel, dans ce cas ?

Les yeux plissés par l’effort de la réflexion, Winny échafaudait les plans les plus complexes.

— À moins qu’à Bath ou ailleurs un ancien visiteur du Manoir n’ait pensé en rencontrant Mme Cotterwood que Mary Chilton, mariée à M. Cotterwood, était devenue veuve…

— Un ami des Quartermaine, se souvenir d’une domestique ?— Pas de toutes. Mais tu n’es pas de celles qu’on oublie, ma belle. La famille a fait

quelques victimes, à Brighton et à Bath. Si l’une d’elles demande une enquête sur Mme Cotterwood et se souvient de l’avoir rencontrée au Manoir…

— Mais personne ne connaît l’existence de Larson, de Della et des autres, et jamais

Page 23: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Mme Cotterwood n’a été soupçonnée. Jusqu’à ce soir, bien sûr. Comme je suis malheureuse ! Si cet enquêteur me découvre, s’il rencontre Lambeth… Par ma faute, la famille risque la ruine !

— Elle te doit en partie sa fortune, Marianne, je ne t’apprends tien. Et puis qu’importe, après tout ! Sans risques et sans aléas, la vie serait bien monotone ! Vivent Rory, Betsy et toute la compagnie ! Nous leur devons nos bonnes mines, et notre indépendance !

Rassérénée, Marianne sourit. Quelle qu’en fût l’origine, l’enquête menée chez les Quartermaine n’avait donné aucun résultat. Personne ne risquait donc de retrouver sa trace. Et lorsqu’on a la chance d’appartenir à une famille assez particulière, mais exceptionnellement unie, ne doit-on pas envisager l’avenir avec confiance ?

— Merci, Winny, murmura-t-elle en étreignant brièvement son amie. Que serais-je sans toi, ma grande sœur ?

— Et sans ma petite sœur, où serais-je ? Au lit, sans doute. Vite, il est temps d’aller dormir, je me sauve !

Pour cacher son émotion, Winny s’enfuit dans l’escalier. Marianne la suivit, mais avant de pénétrer dans sa chambre, elle passa, comme chaque jour, par la pièce voisine. À la lueur pâle de la lune, Rosalinde y dormait. La natte qui devait retenir ses beaux cheveux noirs et bouclés s’étant rituellement défaite, les mèches longues et désordonnées faisaient une auréole sombre à son visage. Ses longs cils abaissés donnaient plus d’éclat encore à son teint de porcelaine, et sa bouche petite, à peine entrouverte, semblait un délicat bouton de rose. Alors qu’elle était primesautière et curieuse de tout dans la journée, sans cesse en alerte, le sommeil en faisait un ange. Marianne remit en place le couvre-lit et se pencha pour effleurer d’un baiser le front serein de sa fille bien-aimée.

À l’égard du misérable et lâche responsable de cette naissance, elle n’éprouvait que du mépris. Mais le fruit du crime de Daniel Quartermaine lui inspirait depuis ses premiers instants d’existence une tendresse éperdue. Toutes ses actions, toute sa vie étaient suspendues à la seule préoccupation du bien-être et de la sauvegarde de cet enfant. Après un dernier regard à sa fille endormie, Marianne referma la porte et gagna sa chambre.

Elle abandonna les beaux atours qui lui avaient permis de faire bonne figure dans les salons de lord Batterslee, et rangea avec soin sa robe parmi les tenues de prestige nécessaires à la vraisemblance de son personnage. La sophistication de ses accoutrements de sortie faisait un plaisant contraste avec la simplicité de la chemise de nuit dont elle se revêtit avant de prendre soin de sa chevelure flamboyante et dorée.

Lorsqu’elle eut reposé la brosse, elle ouvrit la cassette laquée qui lui servait de boîte à bijoux pour y déposer ceux dont elle venait de se défaire. Comme elle le faisait presque chaque jour, elle en retira pour le caresser son talisman, le médaillon précieusement conservé au milieu des épreuves les plus difficiles, le seul objet qui lui restât de son passé.

Il portait la lettre «M», finement ornée d’arabesques compliquées. Ouvert, il contenait deux portraits symétriques, celui d’une femme à l’air rieur et celui d’un homme grave, tous deux très élégants. Depuis sa plus tendre enfance, Marianne voyait dans ce double portrait l’image des parents dont le destin l’avait séparée. Cette conviction était-elle née de souvenirs anciens ? Ne l’avait-elle acquise qu’à force de contempler les deux miniatures ? La rousseur fauve de sa propre chevelure, si originale, semblait démentir l’hypothèse de cette filiation. Et puis ces personnages richement vêtus et assez fortunés pour se faire représenter par un peintre dans un médaillon précieux auraient-ils abandonné sans ressources leur petite fille à un orphelinat qui pourvoyait en domestiques les hobereaux du voisinage ?

Si mystérieuse et improbable que fût l’origine de ce bijou, il jouait dans l’existence de Marianne un rôle essentiel. Dans son enfance et sa jeunesse, elle l’avait porté nuit et jour, l’avait soustrait avec rage à la convoitise de ses compagnes et de ses gardiennes. Jamais elle n’avait envisagé de s’en séparer ou de le vendre, alors même que la faim et le froid la torturaient. D’où le tenait-elle ? Plus âgée qu’elle, Winny le lui avait toujours connu. Symbole de continuité dans une vie sans racines et sans autres souvenirs lointains que

Page 24: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

ceux de craintes confuses, il exerçait une sorte de fonction magique, lui conférait une identité tangible. Car le nom de Mary Chilton était-il bien le sien ? Lui avait-il été donné par ses patents, ou par la détestable Mme Brown ?

Un sourire nostalgique aux lèvres, Marianne remit son médaillon dans la jolie boîte laquée. Que de rêves, que d’espoirs il avait suscités ! Alors même que l’âge des chimères et des imaginations romanesques se trouvait révolu, Marianne en éprouvait encore la douceur. L’espoir ne se nourrit-il pas de rêves ?

Se laisser berner par une femme, éprouver du fait de sa fuite une frustration, quelle humiliation, lorsqu’on se nomme lord Lambeth, parangon de la séduction et illustration de la vie mondaine ! Blasé de son propre pouvoir de séduction, et cyniquement certain de devoir l’essentiel de son succès à la fortune de sa famille, le fils du duc de Storbridge, à chaque instant menacé par les affres de l’ennui et les atteintes de la satiété, n’éprouvait ordinairement aucun désir qui ne fût aussitôt satisfait. Mais en lui échappant, l’incertaine Marianne Cotterwood ne lui apportait paradoxalement aucune distraction : elle lui infligeait une contrariété.

Sans doute un jour se résoudrait-il à épouser Cecilia Winborne, de manière à accomplir l’essentiel de sa fonction aristocratique en perpétuant son illustre lignée. Mais pour remédier à la monotonie de la vie conjugale, trouverait-il toujours dans la bonne société, ou dans la compagnie moins recommandable des demi-mondaines, les distractions dont l’état de célibataire facilitait l’accès ? Rien n’était moins certain.

Ce soir, le seul spectacle de l’admirable créature à la chevelure flamboyante avait dissipé son ennui. Les agissements pittoresques de la belle intrigante, leur dialogue, le baiser accepté et jusqu’à la gifle reçue, la première en trente ans d’existence, conféraient à la soirée un intérêt véritablement exceptionnel. Jamais une femme n’avait éveillé en lui un désir de prime abord si vif, ni une telle curiosité intellectuelle. Que d’énigmes elle donnait à résoudre ! Une voleuse, sans aucun doute, mais d’allure si noble, si dominatrice ! Une comédienne, mais si étrangement innocente et naturelle dans l’abandon sensuel aussi bien que dans la révolte !

Qui était-elle véritablement ? Une aristocrate dévoyée, réduite à l’indélicatesse par quelque catastrophe financière ? Une bourgeoise ou une domestique assez habile pour adopter les manières du grand monde au point d’y faire illusion ? Quelles que fussent ses origines, l’affriolante aventurière ne manquait en tout cas ni d’énergie ni de présence d’esprit. Élucider le mystère de la superbe amazone, la dompter et jouir de sa conquête, c’étaient autant de projets exaltants, et bien propres à donner à la vie le piment qui lui fait si cruellement défaut, lorsqu’on se trouve comblé de tous ses dons.

Marianne Cotterwood. Un nom d’emprunt, sans doute. Les délinquants cultivent volontiers le secret. Pénélope Castlereigh et Buckminster semblaient la connaître. Une enquête s’imposait. Lambeth se faisait fort de retrouver la fugitive, ne fût-ce que pour éviter tout malentendu. Car il fallait qu’elle le sache : jamais, en aucun cas, il n’exercerait sur elle le moindre chantage.

— Ne restez pas planté là, mon cher, asseyez-vous, n’ayez pas peur. Étrange rencontre, n’est-ce pas, après toutes ces années… Asseyez-vous, vous dis-je…

Richard Montford, sixième comte d’Exmoor, les mains fermement posées sur les accoudoirs de son siège, son visage anguleux plein de morgue, toisait avec arrogance le visiteur hésitant qui le contemplait avec une sorte de répulsion. Moins âgé que le comte, ce personnage d’allure réservée ne manquait ni de sobre élégance ni de distinction. Il appartenait de toute évidence à la bonne société.

— Votre invitation me surprend, Montford, dit-il d’un ton contraint. Nos relations amicales ont depuis longtemps pris fin.

Les lèvres de Richard Montford s’incurvèrent en un sourire amusé et sardonique. Mais ses yeux de prédateur restaient durs.

Page 25: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— En effet, acquiesça-t-il. J’ai peine à reconnaître en vous l’orgueilleux jeune homme des temps anciens, superbe de fougue et d’extravagance.

— «Superbement intoxiqué d’opium et d’alcool» serait plus juste, il me semble, rectifia amèrement le visiteur. Mais oublions le passé, voulez-vous ? J’ai peine à croire que vous m’ayez convoqué pour le seul plaisir de me voir.

— Pour le plaisir ? Que non pas, mon cher, vous avez vu juste. La seule nécessité justifie ma démarche. Vous avez naturellement entendu parler du récent mariage de lord Thorpe avec Alexandra Ward.

— Il n’est question dans les salons que de ce mariage. Il s’est avéré que cette Américaine n’est autre que la petite-fille de la comtesse douairière, votre cousine, n’est-ce pas ? On la croyait morte depuis vingt-deux ans, et la voilà qui réapparaît, comme par miracle !

Richard Montford hocha affirmativement la tête, et se cantonna dans le silence. Son interlocuteur affecta d’abord une indifférence polie, sans prendre garde que le martèlement de ses doigts sur sa cuisse trahissait son inquiétude. À la fin, n’y pouvant plus tenir, il s’enflamma.

— Cette affaire Ward ne me concerne en rien ! Je n’y ai pris aucune part !— Vous avez cependant joué un certain rôle…— Pas avec elle ! Pas avec le bébé de deux ans ! Je ne l’ai jamais vue, et vous m’aviez dit

qu’elle était morte !Un rictus de colère raidit les traits du redoutable comte d’Exmoor. — J’en étais persuadé. Cette chienne avait menti ! Je ne vois pas en quoi cette

réapparition vous fâche, Montford. Vous n’êtes en rien responsable du sort d’Alexandra. C’est sa mère adoptive qui l’a prétendue morte pour se l’accaparer. Vous n’en subissez aucun dommage.

— Sans doute. Le mariage est fait, que le diable les emporte, et n’en parlons plus. Mais cette… résurrection a provoqué chez l’insupportable douairière et les membres de son petit clan une sorte d’effervescence tout à fait désagréable. On croyait les trois enfants morts à Paris, en 1789. On sait maintenant qu’il n’en est rien : Mme Ward a… confisqué le bébé, mais déposé les deux autres à Exmoor House, non pas entre les mains de leur grand-mère, mais dans celles, plus incertaines, de sa dame de compagnie, Willa Everhart, la folle.

— On ne peut vous imputer aucun crime, puisque la dame de compagnie de la comtesse a reconnu sa propre culpabilité. Elle est morte en faisant ses aveux.

Montford acquiesça vivement, en levant ses deux mains comme pour attester son accord, à moins que ce ne fût son innocence.

— Vous savez comme les gens sont méchants, mon cher. La comtesse a la cruauté de n’avoir en moi aucune confiance. La mort du garçon n’a pas mal arrangé mes affaires, n’est-ce pas ? Et j’ignore le contenu complet et précis des aveux de Willa Everhart. Cette vieille fille hystérique est bien capable de m’avoir mis en cause, en racontant ses petits malheurs de gouvernante pauvre.

— Vous n’avez rien à craindre de ce côté, Montford. Si la comtesse possédait assez de preuves pour vous faire mettre en accusation, elle les aurait immédiatement rendues publiques.

— Vous avez raison. Rien ne la retiendrait, pas même la peur du scandale. Pour ma part, je déteste l’idée même de scandale, mon cher.

— Encore une fois, Richard, tranquillisez-vous. Willa Everhart n’est plus de ce monde, et ma discrétion vous est acquise. En cette occurrence, j’ai tout à perdre, aussi bien que vous.

Le comte acquiesça derechef, tandis que sur ses lèvres un sourire carnassier exprimait la satisfaction de la victoire. Il tenait son visiteur à sa merci.

— Tout à perdre, en effet, c’est le mot. Voilà l’objet même de notre rencontre de ce jour, mon cher. La comtesse s’est mis en tête de retrouver l’autre fille, Marie-Anne.

Son visiteur, pétrifié, cessa soudain de pianoter nerveusement. Après avoir observé un long silence, il dut tousser pour recouvrer son souffle.

— Elle n’y parviendra jamais, murmura-t-il d’une voix blanche.

Page 26: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Rien n’est moins sûr. Elle a recruté un enquêteur patenté. D’après les informations dont je dispose, ce mouchard a localisé l’orphelinat.

— Saint-Anselme ?— Vous avez bonne mémoire !— Certains événements y restent gravés, Montford. Il ne m’est pas donné de vivre

comme vous en l’absence totale de toute conscience morale.Le comte s’amusa de cette observation en soulevant ironiquement un sourcil. — Je ne mettais pas en doute vos préjugés rétrogrades, mon cher. Je m’étonnais

seulement du bon fonctionnement de votre cervelle. Vos facultés intellectuelles me semblaient si délabrées, jadis !

L’autre pinça les lèvres, et pâlit. — Disons que ce forfait a transformé ma vie.— Vous aurait-il dégoûté de la débauche ?— Il m’a dégoûté de moi-même, Richard. Ce soir-là, je me suis vu dans un miroir, le

canon d’un pistolet à ma tempe, prêt à faire feu.— Comme c’est intéressant, et pittoresque ! J’adore le mélodrame !— Vous auriez aimé assister à la scène, pour en rire comme vous le faites en ce moment.

Mais j’ai choisi de vivre, et de me dépouiller de mes vices. Non sans mérite, il est vrai. Dans les semaines qui ont suivi, Dieu m’en est témoin, j’ai souvent regretté de ne pas avoir appuyé sur la détente.

Montford souligna ces mots d’une gesticulation qui les ridiculisait, et quitta son siège pour s’approcher de son interlocuteur, et le dominer.

— Eh bien, mon cher, vous me voyez enchanté de vous voir bien vivant, et alerte. J’ai une mission à vous confier.

L’homme aurait bondi d’indignation, s’il en avait eu la latitude. — Une mission ? Un service à vous rendre ? Mais vous rêvez, Montford ! En m’occupant

des enfants, j’ai définitivement acquitté ma dette envers vous. Elle est éteinte, éteinte vous dis-je ! Jamais plus je ne ferai le moindre geste en votre faveur !

— Où va se loger l’égoïsme ? C’est à désespérer. Eh bien, je ne vous demande rien. Mais s’il s’agissait de vous ? En cas de révélations… inopportunes, je n’en serais pas la seule victime.

— Des révélations ? Qui les ferait ? L’aîné, le garçon, est bel et bien mort, n’est-ce pas ? Je l’ai vu mourant.

— Il est mort en effet, dit sèchement le comte. Reste la fille.— Elle avait cinq ans. De quoi se souviendrait-elle ?— De rien, peut-être. Mais elle pourrait reconnaître un visage, voyez-vous. Le visage de

celui qui l’a séparée de son frère, qui l’a enfermée dans un orphelinat, dans une abominable prison !

— Mais… Dois-je comprendre qu’on a pu la retrouver ?Montford, visiblement inquiet, fit un geste évasif. — Je n’ai aucune certitude. Pas encore, en tout cas. Mais pour contrôler les initiatives

prises par la comtesse, j’ai envoyé moi aussi un enquêteur à Saint-Anselme. On n’y fait pas mystère du lieu de sa destination, à la fin de son séjour.

— Je ne veux… Où était-ce ?Le regard éperdu, les traits déformés par l’angoisse, le malheureux semblait dévoré par

une curiosité qui lui faisait horreur, par l’envie de connaître une vérité insupportable. — Elle est entrée au service de nobliaux voisins, les Quartermaine.— Grands dieux ! La descendante d’une illustre lignée, réduite à une condition servile !— Eh oui, mon cher. C’est ce qu’on appelle je crois la cruelle ironie du destin. Mais

rassurez-vous, elle a échappé à cette indigne condition, puisque les Quartermaine l’ont congédiée. Non sans raison, bien sûr. Elle attendait une naissance.

En sursautant d’effroi, le visiteur se cacha le visage entre ses mains. — Dieu me pardonne ! balbutia-t-il.

Page 27: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Dieu a le pardon facile, ironisa Montford. La bonne société se montre en général plus réticente à cet égard. On la dit volontiers rancunière.

— Quel malheur, gémit sa victime. Je ne voulais pas… J’ai tenté de vous dissuader, rappelez-vous… Pauvre petite ! Quand je l’ai livrée à cette affreuse directrice, elle a eu si peur ! Elle ne voulait plus me quitter !

— Cet acte qui vous répugne maintenant, vous l’avez cependant commis.— Par votre faute ! Pour éponger ma dette ! Je vous devais une fortune ! Vous m’avez

corrompu, j’étais votre victime !— Victime consentante, et j’ose de dire, reconnaissante. Un véritable ami ne refuse rien

au malheureux qui le sollicite, mon cher.— Vous n’agissiez que par intérêt, pour me mettre en état de dépendance, je l’ai compris

trop tard.— Mon cher, mon bon ami, me croyez-vous si pervers, et si puissant ? Si votre cœur était

aussi pur que vous le dites, auriez-vous accompli ces vilaines actions ? Une âme véritablement grande se serait insurgée, n’est-il pas vrai ?

Abattu, l’homme avoua sa défaite. — C’est vrai, soupira-t-il avec désespoir. J’étais faible, alors.Richard Montford se dispensa de relever cette inexactitude. Faible, son visiteur n’avait

pas cessé de l’être, puisqu’il venait de répondre sans résistance à une convocation qu’il aurait pu tout aussi bien ignorer. Encore convenait-il de l’accabler davantage.

— Ces temps lointains sont révolus, dit-il avec fermeté. Vous avez su vous faire dans le monde une situation modeste mais à tout prendre honorable. Peu de nos contemporains ont la mémoire assez longue pour se souvenir de l’ivrogne, du drogué, du débauché qui faisait jadis scandale. Aussi bien n’est-il pas rare de voir un jeune homme dévergondé se ranger dans l’âge mûr. Mais si l’on venait à apprendre que vous avez jeté dans une prison pour enfants une innocente pour payer de quoi satisfaire vos caprices, il me semble que personne ne vous le pardonnerait.

— Comment ? Des menaces, à présent ? Vous auriez l’intention de me dénoncer ?— Loin de moi cette idée, mon cher. Mais à supposer que l’enquête de la comtesse

aboutisse, et que d’une façon ou d’une autre je me trouve impliqué dans un scandale, ce sera ma perte, sans doute. Mais je vous entraînerai dans ma chute.

— Vous me répugnez, Montford.— Laissons là vos coquetteries sentimentales. Restons dans la réalité des choses. Si cette

fille vous reconnaît, qu’adviendra-t-il de vous ? Le dernier visage qu’elle ait vu dans sa vie antérieure, c’est le vôtre, celui d’un voleur d’enfant. N’est-il pas gravé dans la mémoire, ce moment décisif de son existence ? Mis en sa présence par des policiers, ne serez-vous pas aisément confondu ? Et si même vous la rencontrez par hasard, êtes-vous certain qu’elle vous aura oublié ? Préférez-vous en courir le risque ?

Le visiteur se leva en titubant, accablé d’angoisse. Il ne parvint à s’exprimer qu’avec peine.

— Qu’attendez-vous de moi ?— L’enquêteur mandaté par la comtesse ne doit pas retrouver la fille. Vous interviendrez

avant lui auprès d’elle.— Mais comment l’atteindre ?Le comte d’Exmoor hocha la tête d’un air entendu. Il avait gagné la partie. — Puisque nous sommes tombés d’accord, je vais vous faciliter les choses. Mon

enquêteur personnel a fait du bon travail. Chez les Quartermaine, les domestiques semblent faire régner la loi du silence. Mais les gens sont tellement vénaux, n’est-ce pas… Il s’est trouvé un laquais pour faire d’intéressantes révélations. La jeune Mary Chilton, car c’est ainsi qu’elle se nommait, était très liée à une femme de chambre nommée Winny Thompson. Un an ou deux après le départ ignominieux de Mary, cette Winny s’est trouvée soudain appelée à Londres, où elle semble mener une existence assez confortable. Elle entretient une correspondance épisodique avec l’une de ses anciennes collègues. Après

Page 28: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

avoir acheté le silence de l’indiscret laquais, mon enquêteur s’est lancé sur cette piste…— Il a retrouvé cette… Mary ?— Je ne suis pas éloigné de le croire. Il a identifié avec certitude Winny Thompson. Elle

est employée comme gouvernante par une famille indéterminée, qui compte en son sein une femme veuve, en possession d’une fille de neuf ans. La veuve ou prétendue telle se nomme Marianne Cotterwood. C’est une jolie rousse de vingt-sept ans.

— L’âge, les cheveux… C’est elle, sans doute. Mais dites-moi, Montford, puisque votre homme se montre si habile et efficace, pourquoi ne s’est-il pas assuré en personne de l’échec des recherches commandées par la comtesse ?

— Efficace, il l’est assurément. Mais deux considérations m’ont retenu. Je veux d’abord vérifier que cette Mme Cotterwood est bien celle que nous cherchons. En second lieu, je répugne à confier à un simple employé une mission très confidentielle, dont le succès pourrait lui donner des idées de chantage, si répandues dans un monde dont vous ne soupçonnez pas l’immoralité. Vous au contraire, mon cher ami, m’offrez toutes les garanties de discrétion. Vous connaissez le prix du silence, n’est-ce pas ? L’homme, résigné, le regard absent, hocha vaguement la tête.

— Je devrai donc l’éloigner de Londres, moyennant finances ?— Solution séduisante mais peu sûre. Les gens sont si versatiles, si infidèles à leurs

promesses !— Alors quel est votre plan ?— C’est bien simple. Cette personne n’a rien d’une ancienne servante, ce qui laisse

planer un doute sur son identité. Elle fréquente une assez bonne société, un milieu qui vous est familier, mon cher. Je vous engage vivement à faire sa connaissance, de manière à vous assurer de ses origines. S’il s’agit bien de la personne en question, qu’elle vous reconnaisse ou non, vous la ferez taire.

— Et comment, je vous prie ?— En la faisant disparaître, naturellement. Elle n’a que trop vécu, ne pensez-vous pas ?

Page 29: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

4.

Dans la cuisine, l’atmosphère était à la fois familiale et studieuse. Tenue à l’écart des travaux domestiques par sa qualité de doyenne aussi bien que par une réputation d’incompétence soigneusement entretenue, Betsy prenait le thé, occupation rituelle et permanente, qui avait lieu à tout instant du jour. Winny et Della préparaient les éléments du déjeuner en observant le plus grand silence, de manière à ne pas troubler le déroulement de la leçon. Sur la table jonchée de livres et de papiers, Rosalinde calligraphiait sa dictée quotidienne.

Marianne posa sur sa fille un regard attendri. À neuf ans, Rosalinde était si avide d’apprendre, elle avait l’esprit si vif, qu’il faudrait bientôt engager les services d’une préceptrice pour parachever son éducation. Contrainte de n’apprendre à l’orphelinat que le rudiment, Marianne s’était distinguée dès l’enfance par un appétit insatiable de lecture. À quatorze ans, elle avait lu et relu avec tant d’acharnement les ouvrages que négligeaient avec dédain aussi bien ses compagnes que leurs surveillantes, qu’elle connaissait par cœur le contenu de la bibliothèque disparate de Saint-Anselme.

Durant ses quatre années de service chez les Quartermaine, elle s’était ingéniée à écouter aussi souvent que possible les leçons données par un précepteur aux trois sœurs du misérable Daniel. Au risque d’attirer sur sa tête les foudres de lady Quartermaine, elle n’hésitait pas à égarer les livres de ces demoiselles jusque dans la soupente qui lui servait de chambre, et à y recéler pour un temps les ouvrages subrepticement empruntés au cabinet de travail du défunt baronnet. Dans les résidences successives du clan, un commencement de prospérité matérielle lui avait permis de donner libre cours à sa passion.

En littérature comme en histoire, Marianne Cotterwood pouvait se targuer d’une culture qui aurait fait honneur à une dame de la bonne société. Mais elle ne pouvait enseigner à sa fille ni la musique, ni le latin, ni le français, si indispensables à une éducation parfaite. Humiliée par une enfance malheureuse, miraculeusement sauvée d’une existence servile en pénétrant dans une famille chaleureuse mais atypique et marginale, celle qui n’était plus Mary Chilton nourrissait pour sa fille une ambition immense : permettre à Rosalinde de mener la vie paisible d’une personne respectable et considérée, au sein de la société des honnêtes gens. Bien des obstacles seraient à surmonter sans doute, et les membres de la famille, si chaleureux qu’ils fussent, considéraient le projet comme une chimère, tout en le soutenant avec enthousiasme, car eux aussi y trouvaient de quoi nourrir leur fierté.

Rosalinde posa sa plume après le point final. — Très bien, dit Marianne. Aucune faute, cette fois encore. Voyons le vocabulaire. Ce

dernier mot, le comprends-tu ?— Bien sûr ! s’écria la petite avec fougue. Mamie me l’a expliqué hier soir, pendant que

tu n’étais pas là !Betsy, que Rosalinde considérait depuis toujours comme sa grand-mère, posa sa tasse

de thé et sourit modestement, les yeux baissés. Marianne s’étonna. — Conjecturer. Tu connais ce mot ?— C’est faire une supposition raisonnable, fondée sur des indices significatifs, maman.Betsy leva les paupières. On vit briller le feu candide de son regard innocent, celui-là

Page 30: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

même qui au cours d’une longue carrière avait abusé ses innombrables victimes. Trop aguerrie pour en être dupe à son tour, Marianne fronça les sourcils. Avec une charmante simplicité, Rosalinde confirma aussitôt ses soupçons.

— Je me souviens très bien de la phrase, dit-elle avec empressement. Voilà ! «Si le joueur de gauche garde sa main sans écarter une seule carte, et passe son tour, on peut conjecturer qu’il a cinq atouts et qu’il attend le tour suivant pour rafler les mises.» C’est très important, puisque alors on ne charge pas la corbeille, tu comprends ?

— Betsy, vous n’avez pas honte ? s’indigna Marianne, pendant que Della et Winny riaient sous cape.

— Elle est tellement douée, argua Betsy.— Ma fille ne tiendra jamais un tripot !— Il n’en est pas question, protesta vertueusement l’ancienne tenancière de maison de

jeu. Mais elle est si jolie à voir, quand elle distribue !En imaginant la scène, Marianne se laissa attendrir. — À l’avenir, évitez les jeux d’argent, Betsy. Et surtout ne lui apprenez pas à tricher.— Dieu m’en garde ! s’écria Betsy en se posant la main sur le cœur.— De toute façon, je sais déjà reconnaître les As en faisant la donne, s’enorgueillit

Rosalinde. Une piqûre d’épingle, on la sent au toucher, et passez muscade ! Et puis…Un éclat de rire général l’empêcha de poursuivre, en même temps qu’il désarmait le

mécontentement de sa mère. On déjeuna tôt, parce que Larson, dans le cadre des travaux préliminaires au «coup»

décisif, avait affaire aux abords de Curzon Street. Piers, qui menait une vie oisive jusqu’au coucher du soleil, se proposait d’initier Rosalinde aux joies du cerf-volant. N’ayant dans l’après-midi aucune obligation, Marianne se résolut à prendre comme but de promenade la bibliothèque de prêt qu’elle fréquentait assidûment.

Elle y parvenait presque lorsqu’elle en vit sortir une mince jeune fille que suivait protocolairement sa bonne. Sans réfléchir à l’opportunité d’une rencontre avec une personne qui peut-être avait recueilli la veille de fâcheux échos sur sa conduite, Marianne s’abandonna au plaisir de la retrouver.

— Mademoiselle Castlereigh !— Madame Cotterwood ! s’exclama Pénélope en levant les yeux qu’elle tenait

modestement baissés, comme c’est l’usage pour une jeune fille lorsqu’elle fréquente un endroit public. Quelle bonne surprise !

Marianne comprit que sa fuite était restée ignorée de la jeune fille, et que rien n’était perdu de ce côté. Elles se réjouirent toutes deux de se découvrir dans la lecture une passion commune.

— Maman m’en fait grief, dit Pénélope, et me traite de bas-bleu. Il paraît que les garçons fuient comme la peste les filles intelligentes. Ce n’est flatteur ni pour nos pères, ni pour nos mères. En fait, je ne me crois pas très intelligente, mais j’aime rêver. Les livres sont tellement plus vrais que la réalité, n’est-ce pas ? J’adore les romans modernes, avec des châteaux hantés, des vampires et des aristocrates dépravés, comme il n’en existe nulle part.

Marianne n’eut ni le courage ni la cruauté de nuancer cette affirmation, et se réjouit d’apprendre que Pénélope venait d’emprunter, entre autres ouvrages, Clarisse Harlowe, de Richardson.

— Je vais l’aimer, pour l’amour de vous ! s’écria impulsivement la jeune fille, et puis je vous en parlerai. Et pour cela… Il faut absolument que vous veniez à la maison, je serais si heureuse de pouvoir vous présenter mon amie Nicole. Elle est charmante. Mais j’y pense… Est-il bien convenable que je lance ainsi une invitation, en pleine rue… Les usages…

— Je les respecte trop pour leur permettre de me gâcher l’existence, répondit plaisamment Marianne. Je viendrai, bien sûr.

Elle éprouva un élan de pur plaisir. Cette jeune fille si spontanée et si innocente lui inspirait une sympathie profonde, inexplicablement. Elle nota mentalement l’adresse qu’elle lui donnait, dans l’élégant quartier de Mayfair.

Page 31: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Excusez-moi, ajouta Pénélope, ma bonne s’impatiente. Maman m’attend chez la comtesse, à Marylebone Lane. Ma grand-mère me pardonne tout, mais maman ne me passe rien. C’est ainsi qu’elles m’aiment ! N’oubliez pas de venir !

Marianne le lui promit, et marcha d’un pas léger vers le temple du savoir.

Pénélope contraignit sa bonne à forcer l’allure. Lady Ursula ne tolérait à sa fille aucune initiative. Elle allait sans nul doute s’insurger contre une invitation lancée à l’improviste. Il importait de ne pas ajouter à cette offense celle d’un retard, inexcusable par définition.

Agréablement surprise en pénétrant dans le salon où régnait lady Exmoor de voir sa mère lui réserver un accueil chaleureux, Pénélope, naïve mais sans illusions, comprit la raison profonde de cet accès d’aménité maternelle en s’avisant de la présence de deux fringants célibataires. Cédant à l’hystérie propre aux mamans qu’obsède le mariage de leur fille lorsque le hasard leur fait croiser la piste d’une proie potentielle, lady Ursula Castlereigh s’ébouriffait d’enthousiasme, dans une sorte de parade matrimoniale.

Si elle faisait peu de cas du jovial Archibald Buckminster, baron trop enclin aux joies simples et à la plaisanterie pour passer pour sérieux, elle voyait en Lambeth, futur duc et parangon de distinction mondaine, une sorte de phénix. La conquête d’un tel gendre lui vaudrait assurément une gloire immortelle. Consciente du ridicule de cette chimère maternelle, la timide et discrète Pénélope en ressentait un agacement d’autant plus vif que sa mère croyait devoir lui faire une réputation de niaiserie afin de la rendre plus attrayante.

— Eh bien ! s’écria gaiement lady Ursula, t’es-tu bien amusée dans les magasins de modes et de fanfreluches, ma chérie ?

— Ils m’ennuient, répondit tout à trac sa fille. Je reviens de la bibliothèque. J’ai emprunté l’Essai sur les Révolutions, de Chateaubriand.

Des murmures amusés mais flatteurs saluèrent ce choix. Ursula Castlereigh accusa le coup, jeta à sa fille un regard meurtrier, et crut trouver une parade dans la dérision.

— N’en croyez rien, messieurs, elle plaisante ! Ma fille est si timide encore ! Elle veut vous faire peur, sans doute ! Une femme savante, quelle horreur ! Il me semble…

La comtesse, excédée, lui coupa la parole. — Une fille sotte, quelle catastrophe, ma chère Ursula. On ne recherche pas la

compagnie des cruches. Qu’en pensez-vous, Lambeth ?— Vos admirateurs sont légion, milady, répondit galamment le marquis.La comtesse rit de bon cœur à ce compliment. Altière, énergique et belle encore, elle

avait l’humanité de ceux que la vie a éprouvés, en même temps que l’assurance qui n’est donnée qu’aux âmes fortes.

— Vos flatteries ont trop de grâce pour être viles, Justin. Viens m’embrasser, Pénélope, et montre-moi le livre du vicomte de Chateaubriand. Il m’est arrivé de rencontrer ce jeune homme, lorsqu’il vivait en exil à Londres.

Pénélope obéit avec empressement, et s’établit sur un pouf, aux pieds de sa grand-mère. Le lieu et le moment semblaient bien choisis pour mener son offensive. En présence de la comtesse et des deux visiteurs, lady Ursula ne pourrait la morigéner avec son énergie habituelle.

— Je viens d’échanger quelques mots avec Mme Cotterwood, dit-elle incidemment.Pénélope vit sans surprise les sourcils de sa mère se froncer. Mais de la façon la plus

étonnante, les deux hommes accordèrent à cette banalité une importance inattendue. — Voyez-vous la fine mouche ! s’exclama familièrement Buckminster. Pour retrouver

une piste perdue, vous faites merveille, Pen ! Bravo !Soudain en alerte, Lambeth examina avec attention son ami. — Tu suis Mme Cotterwood à la trace, Bucky ?Comme pris en faute, Buckminster se déplaça maladroitement, le rouge au front et le

regard incertain. — Moi ? Euh… C’est-à-dire… Nicole reçoit du monde Vendredi… Une invitation…— Je vois, dit Lambeth en prenant un air entendu.

Page 32: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Sans en être surpris, car le charme de la personne en question était indéniable et puissant, le marquis constata non sans quelque irritation l’engouement certain de son candide ami. Il observa aussi que cette inclination n’échappait pas à la perspicace Pénélope.

— J’aimerais savoir qui est cette personne, dit sèchement lady Ursula.— Rappelez-vous, maman. Il s’agit de cette dame qui nous a été présentée hier soir par

l’une de vos relations, Mme Willoughby.— Relation aussi éloignée que possible. Je ne me soucie pas de rencontrer les amies de

cette insupportable et indiscrète personne.— Elles ne sont pas nécessairement très proches, maman. Pas plus que vous ne l’êtes de

Mme Willoughby.Suspectant quelque ironie ou quelque malice, Ursula Castlereigh scruta le visage

innocent de sa fille, qui reçut sans l’avoir demandé le renfort de Buckminster. — Voilà le point. À mon avis, Mme Cotterwood est une personne éminemment

respectable, et j’ose le dire, fréquentable.Lady Ursula fit une moue qui lui distendit les joues, et leva ostensiblement les yeux au

ciel, comme pour le prendre à témoin de l’incompétence d’un témoin de moralité particulièrement débile.

— On sait ce que valent vos arbitrages, dit-elle brutalement. Je préfère celui du marquis. Si par hasard il a entendu parler de cette personne, la juge-t-il fréquentable ?

— Éminemment, dit Lambeth après avoir pris le temps de sourire. J’aurais d’ailleurs pu vous la présenter, puisque j’ai le plaisir de connaître Mme Cotterwood depuis un certain temps déjà.

Pour le remercier de faire cette entorse à la vérité, Pénélope adressa à Lambeth un regard reconnaissant, que fort heureusement sa mère n’aperçut pas. Elle vit aussi dans cette complicité l’occasion de pousser son avantage.

— Je l’ai invitée à nous rendre visite, dit-elle hardiment.— Sans mon autorisation ?— En votre absence, comment vous la demander ? Je désire tellement la revoir,

maman !Buckminster émit un violent soupir d’approbation. — Et comment ! Bien dit, Pen ! S’il vous faut un cavalier pour vous escorter jusque chez

elle, je suis votre homme !Ennemie d’une simplicité de langage qu’elle jugeait indigne d’un gentilhomme, Ursula

s’indigna silencieusement, pour le plus grand plaisir de la comtesse sa mère. — C’est que j’ai omis de lui demander son adresse, répondit Pénélope. L’aveu de cette

étourderie provoqua chez Buckminster un désappointement si apparent que Lambeth s’en amusa, tout comme la comtesse, dont la curiosité s’en trouva excitée.

— Qui est cette personne ? L’aurais-je déjà rencontrée ?— Dans ce cas, vous ne l’auriez pas oubliée, Mamie. Elle est la bonté même, et d’une

beauté… admirable.— Conjonction bien rare en vérité !— Ce que j’aime surtout en elle, c’est son goût pour la lecture. Je la crois d’excellent

conseil. Nous fréquentons la même bibliothèque.— Eh bien, j’espère la rencontrer un jour, conclut la comtesse. Mais je crains que nous

n’ennuyions ces messieurs avec nos bavardages. Buckminster est venu prendre des nouvelles de Thorpe et d’Alexandra. Leur voyage de noces aux États-Unis va bientôt prendre fin. Mme Ward est parfaitement rétablie, et heureuse. Alexandra et son mari ont des projets extraordinaires, paraît-il. Nous les reverrons dans deux ou trois semaines.

— Leur retour, j’en rêve ! s’écria Buckminster, soudain ragaillardi. Thorpe, quel type ! Et lady Thorpe, donc ! Enfin… un type, non, bien sûr, pas elle, je voulais dire… Et puis je la connais depuis peu… Mais quand même…

Chacun sourit de son embarras, qu’Ursula s’enchanta de souligner impitoyablement.

Page 33: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— N’ajoutez rien, Bucky. Votre pensée est si transparente que les mots la trahiraient.— Vraiment ?Buckminster se tut, soulagé. Plus sensible que son ami à l’impertinence, Lambeth ne

crut pas mauvais d’adresser à l’intolérante virago une pointe de sa façon. — Nul doute que le retour de lady Thorpe ne vous comble de satisfaction, lady Ursula.Lambeth observait sa victime entre ses paupières mi-closes. La comtesse sourit

discrètement, en évitant de rencontrer le regard de sa fille, qui à son tour se trouvait dans l’embarras, et en rougissait. Dans la bonne société, chacun se souvenait de la virulence avec laquelle Ursula avait refusé d’admettre qu’Alexandra Ward, jeune femme d’affaires américaine, n’était autre que sa nièce, fille de lord Emerson Chilton, héritier du titre de comte d’Exmoor, et décédé à Paris en 1789 avec sa femme et, avait-on longtemps cru, leurs trois enfants. La comtesse, convaincue de cette filiation dès sa première rencontre avec Alexandra, s’était vue contrainte d’accumuler des preuves jusqu’à ce que sa fille accepte enfin de se laisser convaincre, de fort mauvaise grâce.

— J’en serai effectivement enchantée, dit-elle en pinçant les lèvres. Puisque Alexandra est effectivement la fille de mon pauvre frère, elle a droit à mon affection, aussi bien que tous les membres de ma famille.

Lambeth songea à part lui qu’étant donné sa sécheresse de cœur Ursula n’avait guère à offrir à l’épouse de lord Thorpe, fille cadette de lord Chilton. Adoptée inconsidérément à l’âge de deux ans par Rhea Ward, amie américaine du couple, Alexandra n’avait retrouvé sa véritable famille, et particulièrement son aïeule la comtesse, qu’au dernier printemps, vingt-deux ans après la catastrophe. En épousant le prestigieux lord Thorpe, elle avait donné à son aventure une conclusion digne des meilleurs romans d’amour.

Lambeth n’aurait jamais cru que Thorpe, célibataire endurci et cynique comme lui, pourrait un jour s’abandonner aux charmes émollients de la passion. Tel était bien le cas cependant. Il eut pour le nouveau marié une pensée indulgente, et pour son propre confort décida qu’il était temps de quitter la place.

— Bucky est la providence des amis, dans les circonstances les plus délicates, dit-il en se levant. Il était le témoin de Thorpe le jour de son mariage, et il m’a promis d’être le mien tout à l’heure pour… Mais ne plaisantons pas. Archibald mon cher, le devoir nous appelle. Souffrez que nous prenions congé, comtesse.

Pendant que la comtesse d’Exmoor lui donnait sa main à baiser, Buckminster crut bon de préciser la nature de leurs obligations.

— Justin s’est mis en tête d’acheter une jument anglo-arabe, expliqua-t-il. Il faut que je l’examine.

La comtesse sourit avec indulgence, Pénélope pouffa discrètement, et l’ombrageuse Ursula haussa les épaules.

En quittant la jolie résidence de lady Exmoor, Lambeth sourit de contentement. Il venait en effet d’effectuer dans ses recherches un progrès décisif : l’adresse de l’admirable fugitive lui restait inconnue, mais il connaissait ses goûts, étonnants chez une délinquante ordinaire. Placé en sentinelle aux abords de la bibliothèque, un guetteur aurait tôt fait de prendre la belle en filature. Une fois sa retraite découverte, il serait temps d’aviser.

— Valet d’atout, As et dix maître ! Tu sais comme j’aime gagner, ma chérie. Pour que mon plaisir soit complet, encore faut-il que l’adversaire se défende un peu. Jamais je ne t’ai vue aussi distraite, il me semble.

Marianne abandonna ses trois cartes, que l’habile Betsy joignit d’une pichenette au reste du jeu, ramassé du mouvement circulaire d’une seule main.

— C’est vrai, reconnut-elle en esquissant un sourire contrit. L’incertitude me pèse, tout autant que l’inactivité. Ce lord qui m’a surprise l’autre jour, m’a-t-il dénoncée ? Je ne le saurai vraiment que dans le cas d’une enquête, et d’une inculpation.

— La police a d’autres chats à fouetter, il me semble, et j’aime te voir à la maison, Marianne. Grâce à tes prospections, Larson et Piers ont de quoi s’occuper. Aussi bien mon

Page 34: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

gendre ne songe-t-il pour l’instant qu’à sa grande entreprise. Prenons le temps comme il vient !

Marianne recouvra sans difficulté une sérénité apparente. En tenant secrètes les informations données par Winny, elle évitait de communiquer au reste de la famille les inquiétudes confuses qui l’assaillaient. Cette discrétion n’allait pas sans inconvénient, puisqu’elle ne pouvait en partager le fardeau. Les investigations menées par un inconnu chez les Quartermaine, neuf ans après son départ, avaient quelque chose de proprement inexplicable.

De surcroît, cette préoccupation permanente avait pour fâcheuse conséquence de rappeler à sa mémoire des souvenirs que de toutes ses forces elle s’était efforcée d’en effacer. Celui surtout du jour affreux où Daniel Quartermaine, la surprenant dans sa chambre, l’avait prise entre ses bras et caressée, sans tenir compte de ses protestations, en étouffant ses cris. Comme emporté par un élan de folie perverse, il s’était jeté avec elle sur le sol, relevant du genou sa robe et ses jupons, palpant fiévreusement sa gorge, et la bâillonnant de sa bouche ouverte.

Quelle affreuse et répugnante sensation, que celle de cette langue qui lui faisait violence ! La sensation de dégoût était alors si forte qu’elle lui avait semblé pire que la douleur même de l’agression décisive, d’où était née Rosalinde.

Par un étrange retour des choses, Marianne ne pouvait se retenir de comparer deux événements uniques, et si éloignés l’un de l’autre. Quelques jours auparavant, lorsque lord Lambeth l’avait embrassée par surprise et à son corps défendant, lui aussi avait donné à son baiser une intensité, une profondeur véritablement indiscrètes. Mais quelle différence entre l’expérience passée, dramatique et brutale, et la leçon reçue dans le fumoir de lord Batterslee ! Cette langueur soudaine, cette chaleur diffuse qui exalte les sens, font naître l’attente d’autres émois, que signifiaient-elles ? Si inquiète qu’elle fût, Marianne s’attardait à se remémorer ce moment privilégié, à tenter de comprendre ses réactions, à s’interroger sur les séduisantes perspectives que lui ouvrait un incident qui mettait cependant en péril l’avenir de la famille.

Adversaire plus aguerri, plus imbu de sa personne, et plus redoutable encore, Lambeth ne nourrissait sans doute pas d’autre dessein que le jeune Quartermaine. Il n’avait certes manifesté aucune insistance, et la gifle appliquée sur sa joue était venue sonner l’échec de son entreprise. Mais une fois la surprise passée, comment se serait-il comporté, si le désir de solitude ou de whisky n’avait conduit lord Batterslee à son fumoir ?

Au souvenir du regard vert et doré de son agresseur, du dessin ferme de ses lèvres, Marianne éprouvait dans les régions les plus intimes de son corps une excitation à la fois profondément haïssable et délicieusement troublante, de nature à déconcerter l’âme la mieux aguerrie.

En entrant dans le salon, Nettie, l’une des femmes de chambre employée par la famille, la tira de sa rêverie.

— Madame Cotterwood, vous avez de la visite, pour une fois. C’est un monsieur. Je l’ai laissé dans le hall.

Aussitôt en alerte, Marianne échangea avec Betsy un regard d’intelligence. Nulle autre personne que les membres de la famille ne fréquentant la maison, toute visite impliquait une menace. La domestique elle-même, surprise par une entorse aussi évidente aux règles établies, semblait en prendre conscience.

Marianne échangea avec Betsy un regard d’intelligence. Une épreuve se préparait, sans doute. En état d’alerte, chacune pouvait compter sur la vigilance et le sang-froid de l’autre.

En se levant, Marianne eut une pensée rapide pour l’enquêteur qui suivait la piste de Mary Chilton. Allait-elle se trouver en sa présence ?

Avant de pénétrer dans le hall, elle se redressa et se composa un visage impassible. Après un instant d’hésitation, elle ouvrit délibérément la porte.

Rosalinde, très à l’aise, accueillait avec grâce un visiteur qui lui souriait, son chapeau noir à la main.

Page 35: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Médusée, Marianne reconnut lord Lambeth.

Page 36: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

5.

Lorsque Lambeth tourna les yeux vers la porte, son sourire avenant et visiblement amusé se nuança d’intentions complexes, à la fois mystérieuses et inquiétantes. Exprimait-il la satisfaction du triomphe, l’imminence de la vengeance ? De l’ironie, sans doute, mais aussi une sorte de familiarité chaleureuse, tout à fait inattendue.

— Madame Cotterwood, dit-il en la saluant, quel plaisir…Pour prendre le temps de trouver ses mots et de se composer une attitude, Marianne

choisit de tancer sa fille. — Une petite fille bien élevée n’adresse pas la parole à des inconnus, Rosalinde ! Tu n’as

d’ailleurs rien à faire dans cette pièce ! Va finir tes devoirs ! Loin de se déconcerter, la coupable prit un air espiègle.

— C’est la faute de Nettie, maman. En passant dans la cuisine, elle roulait des yeux en sifflant comme une bouilloire et en chantant : «Ah l’beau gars, Ah l’beau gars, Ah l’beau gars !» sur l’air des lampions. Alors j’ai voulu voir. La science n’est-elle pas fille de la curiosité ?

Sans doute assez fat pour ne jamais s’étonner de soulever sur son passage des concerts d’admiration, Lambeth s’amusa volontiers de cette naïve indiscrétion. Encouragée par un rire qui l’exonérait de toute culpabilité, la petite fille s’enhardit.

— Moi, dit-elle, je trouve surtout ce monsieur très élégant, très bien habillé. On doit prendre plaisir à se promener en sa compagnie.

— Pour prix de vos compliments, dit Lambeth en saluant gaiement de la tête, puis-je vous proposer une promenade en calèche dans les jours prochains, mademoiselle ?

— À Hyde Park ? Devant tout le monde ?— Devant tout le monde, en effet. Autrement, où serait le plaisir ?Non sans agacement, Marianne vit le joli visage de sa fille s’illuminer de joie.— C’est le plus beau jour de ma vie !— Rosalinde, va faire tes devoirs, dit fermement Marianne.La petite fit la révérence et esquissa une retraite, mais revint aussitôt à celui qui l’avait

prise sous son charme. — N’oubliez pas de venir !— Je n’oublierai pas, c’est promis !Pour donner plus de force à son engagement, le séducteur s’était posé la main sur le

cœur. Dès que Marianne fut sortie, sa mère fit courageusement face à l’intrus. — Qui vous a donné mon adresse ?Il lui sourit avant de répondre. — Seriez-vous femme à la dissimuler ?— Non, bien sûr, répondit-elle avec agacement. Mais je ne vous ai pas autorisé à me

rendre visite.— Voilà le résultat de ma mauvaise éducation, que l’on m’a souvent reprochée. Vous

avouerez cependant que je ne suis pas sans excuse : si notre conversation ne s’était trouvée fâcheusement interrompue, j’aurais sollicité cette autorisation, que vous m’auriez je n’en doute pas donnée de bonne grâce… ainsi que votre adresse.

Marianne eut une pensée pour Betsy et les autres membres de la famille. À aucun prix

Page 37: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Lambeth ne devait les rencontrer, car leur vernis d’éducation ne ferait pas longtemps illusion à cet aristocrate raffiné et sceptique. Elle ne pouvait non plus l’éconduire précipitamment, au risque de confirmer ses soupçons.

— Il vous faut une imagination bien optimiste, milord, pour arranger ainsi les choses.— Disons que je me fonde surtout sur votre bonté, madame, et sur l’excellence de votre

caractère.L’insolent ironisait, les yeux rieurs. Marianne pour le châtier aurait aimé le jeter à la

porte. Mais pourquoi l’éclat de ce regard, le sourire de ces lèvres fines et sensuelles, éveillaient-ils en elle des émois si pénétrants, et si déconcertants ? Vaille que vaille, elle se trouvait dans l’obligation d’entrer dans le jeu, et de tenir convenablement son rôle. Elle invita donc Lambeth à pénétrer dans le salon proche de l’entrée, et en referma aussitôt la porte, contrevenant gravement aux usages, mais indiquant ainsi aux autres sa volonté de les tenir à l’écart.

Lambeth jetait aux meubles et à la décoration un regard peut-être critique. Allait-il deviner que cette pièce d’apparat était parfaitement inutile, et qu’aucun membre de la famille ne la fréquentait jamais ? Il importait de mettre aussitôt que possible fin à cette dangereuse entrevue.

— J’aimerais connaître la raison de votre visite, dit-elle sur un ton incisif.— Une raison ? Le désir de vous revoir, tout simplement. Peut-on en imaginer une

autre ?Marianne eut une hésitation. Lambeth s’amusait d’elle, sans doute. Elle voulut brusquer

le jeu. — J’aurais pu croire que vous vous disposiez à reprendre les ridicules accusations que

vous avez portées l’autre soir contre moi.Comme pour protester de ses bonnes intentions, il lui prit la main et la baisa, l’air

offusqué. — Moi qui voulais précisément me faire pardonner mes offenses…Ses lèvres avaient la fraîcheur de la soie, la douceur du velours, et leur contact léger

éveillait dans le corps d’étranges vibrations. Marianne dut contrôler sa respiration, qu’accéléraient des élans étranges.

— Vous auriez pu vous contenter de m’écrire.— Mais alors je n’aurais pu vous contempler, recueillir de vos lèvres mon pardon.— Ne plaisantez pas, milord. Vous n’éprouvez aucun regret.— Quelle erreur, madame ! Je regrette profondément que vous ayez déserté le lieu de

l’action alors que nous avions encore tant de choses à nous dire.— Tout était dit, ce me semble. Vous vous êtes mépris sur mon compte, et rien ne peut

vous faire revenir sur votre erreur.— Prenez donc le temps de m’en convaincre, madame. Je ne me lasserai pas de vous

entendre.— Ne vous a-t-on jamais reproché votre obstination, milord ?S’avisant qu’il lui tenait toujours la main, Marianne dut faire effort pour la reprendre.

Elle s’écarta sensiblement et prit un siège, désignant à l’intention de son visiteur le sofa le plus éloigné.

— Très souvent, avoua-t-il avec désinvolture. Je n’ai jamais eu à la regretter. Inattentif à ses indications, il s’installa sans façon près d’elle.

— Je voulais vous revoir, reprit-il. Je me suis mépris sur votre compte, prétendez-vous. Je crains que pour votre part vous m’ayez mal compris.

Il se penchait vers elle, ses longs cils sombres tout près de la joue de Marianne, ses yeux dans les siens. Une angoisse lui serra la gorge, elle ne vit plus que les lèvres de Lambeth, si proches. Conscient de son émoi, il lui prit le menton.

— Vous exercez sur moi un attrait irrésistible, madame, et je vous désire avec force, pourquoi ne pas le reconnaître ? Mais jamais je n’exercerai sur vous le moindre chantage, je vous en donne ma parole.

Page 38: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Elle sentait son souffle sur son visage. Il allait prendre ses lèvres. Il ne le fallait pas. Mais comment le repousser, puisque son corps ne lui obéissait plus ? D’elles-mêmes, ses paupières s’abaissaient, consentantes.

Le fracas de la porte que l’on ouvrait violemment les fit sursauter tous deux et se raidir dans des positions fort peu naturelles. Piers entrait, l’allure belliqueuse et les yeux suspicieusement dardés. Marianne craignit un esclandre.

— Tu vas bien, Piers ? Elle ne reconnut pas sa propre voix, tant elle sonnait faux. Le jeune chenapan, bien campé sur ses jambes un peu écartées, prêt à toute éventualité, tenait Lambeth sous le feu de son regard.

— Lord Lambeth, permettez-moi de vous présenter Piers Robertson, poursuivit Marianne en tremblant.

En présence d’un simple roturier, le marquis aurait pu se contenter d’un signe de tête. Il tint cependant à se lever, et tendit la main à Piers, qui ne la toucha qu’avec méfiance.

— Content de vous connaître, dit Lambeth. Seriez-vous le frère de Mme Cotterwood ?— Non, répondit Marianne.— Oui, répondit Piers au même instant.Les sourcils du visiteur se soulevèrent. Il ne comprenait pas. — Piers est en fait mon… cousin, expliqua Marianne, mais nous avons été élevés

ensemble, par ses parents. Les miens ont disparu, il y a si longtemps que je n’en ai conservé aucun souvenir.

Comme pour cette fois elle ne mentait pas, son élocution s’était soudain affermie. — Voilà qui est bien triste, compatit Lambeth tout en observant Piers, qui l’intriguait.

Vous résidez à Londres, monsieur Robertson ?— Je suis ici chez moi, affirma Piers avec la conviction agressive des assiégés

irréductibles.Marianne se hâta d’intervenir. — Toute la famille habite ici, dit-elle aussi gaiement que possible. Tu devrais t’asseoir,

Piers. Le jeune homme consentit à s’installer sur le bord du sofa, sans quitter un seul instant l’intrus des yeux.

— Il me semble ne pas vous avoir aperçu l’autre jour chez lord Batterslee, monsieur Robertson, dit Lambeth en reprenant son siège. Vous n’escortiez pas votre… cousine ?

Piers ouvrit la bouche en montrant les dents. Marianne trouva préférable de répondre à sa place.

— Piers n’est pas très mondain, et je n’ai besoin d’aucune protection particulière.— Il est vrai qu’en de telles rencontres, les hommes sont plus menacés que les femmes,

ironisa le marquis. Lorsque leur beauté nous subjugue, nous risquons de perdre notre cœur.

Marianne ne put s’empêcher de pousser sa pointe. — Encore faut-il avoir un cœur à perdre, ce qui n’est pas votre cas, je gage.— Touché ! dit en riant Lambeth. Vous marquez le point, ma chère.D’autant plus soupçonneux que le sens de cette joute verbale lui échappait, Piers serra

les poings en grommelant. — Moi, je ne vois pas…Comme pour l’empêcher de proférer une sottise, Betsy, papillonnante et

outrageusement fardée, fit soudain irruption dans la pièce, suivie de son jovial époux. — Mon Dieu, Marianne, quelle surprise ! Une visite ! Je suis confuse !— Mais oui, mamie, et vous aussi, grand-père, lord Lambeth nous fait l’honneur de sa

présence. Milord, permettez-moi de vous présenter ma… grand-mère et mon… grand-père.Elle avait lourdement insisté sur ces appellations, de manière à préciser aux indiscrets

doyens de la famille le rôle qui leur était dévolu. — Quel honneur en effet ! s’exclama Betsy, qui rayonnait. Ce jour est à marquer d’une

pierre blanche ! Quel dommage que Larson et Della ne soient pas de la fête !Lambeth s’était levé. Son flegme semblait mis à rude épreuve.

Page 39: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Larson et Della Robertson sont mes parents, expliqua Marianne. Je veux dire… ceux de Piers, naturellement. Je vous l’ai dit tout à l’heure, euh… ils m’ont élevée, n’est-ce pas.

Lambeth opina, d’un air entendu. — Mais bien sûr, dit-il le plus sérieusement du monde. Tout cela est parfaitement clair.Marianne sentit que la tête lui tournait. Trop excités pour rester prudents, Betsy et Rory

allaient sans doute prendre quelque initiative calamiteuse. Comment échapper au vertige de la catastrophe ? Comme pour ajouter au désordre ambiant, Nettie ouvrit en grand la porte, les yeux hagards.

— Madame ! Encore un lord !Buckminster, dont la silhouette athlétique se dressait au-dessus de Nettie dans

l’embrasure de la porte, reçut l’accueil le plus flatteur. Betsy et son mari se pâmaient bruyamment. Marianne, stupéfaite, ouvrait de grands yeux en retenant sa respiration. Le marquis, pour cette fois déconcerté, s’élançait à la rencontre de son vieil ami, comme pour mieux se convaincre d’une présence inattendue.

— C’est toi, Bucky ?— En personne, mon cher. Quel heureux hasard !— Quelle étrange coïncidence ! Je ne te savais pas aussi cachottier. Tu connaissais donc

l’adresse de Mme Cotterwood ?Buckminster s’épanouit de contentement. — Pas du tout ! Mais j’ai un valet… Une perle, intelligent pour deux. Il m’a suffi de

mentionner la bibliothèque, de faire une petite description… Et voilà le travail !Sans remarquer le mécontentement du marquis, le baron voulut s’approcher de

Marianne, de manière à lui baiser la main. Il n’y parvint qu’après avoir trébuché au bord du tapis, laissé tomber son chapeau sur le sol et l’avoir ramassé, non sans s’être durement heurté à l’angle d’un tabouret, sous le regard attentif de l’assistance.

— À cheval, je suis plus adroit, déclara-t-il en se frottant le menton, sans rien perdre de sa bonne humeur. Votre présence me trouble tant que j’en bronche comme un poulain, chère madame.

Avant que Marianne ait pu réagir, l’entreprenant Rory réconforta le nouveau venu d’une bourrade familière.

— Rien d’étonnant ! Ma… Ma petite-fille fait cet effet-là à plus d’un loustic ! Je me présente, milord, en toute simplicité. Rory Kiernan, rentier. Et voici mon épouse, Betsy.

Ravi par la chaleur de cet accueil et absolument dépourvu de préjugés comme d’esprit critique, Buckminster s’épanouit de plus belle.

— Vous me voyez positivement enchanté, monsieur Kiernan. Seriez-vous originaire d’Irlande ? J’y possède quelques dizaines d’hectares, près de Limerick.

— La verte Erin, pays de mon enfance ! Venez donc par ici ! Rory entraîna Buckminster et prit place à ses côtés sur le sofa. Il fallut que sa femme le rappelle à la raison pour éviter au visiteur un discours inopportun.

— Oublie tes souvenirs et tes racines, Rory. Milord ne s’est pas donné la peine de trouver notre adresse pour entendre parler de verdure. Nous devons l’honneur de sa visite à quelque autre dessein, je gage…

Conquis par son sourire enjôleur et pénétré de reconnaissance, Buckminster acquiesça. — Je viens précisément apporter à Mme Cotterwood un carton d’invitation. Il s’agit d’un

bal que donne ma cousine… Il introduisit la main dans la poche intérieure de son élégante jaquette de soie prune, et prit un air désolé.

— C’est étrange… Cette enveloppe, il me semblait bien… Je croyais… Il tâta d’autres poches, et revint à la première. Rory lui passa une main derrière le dos. Lorsqu’elle réapparut, elle tenait une enveloppe blanche.

— Celle-ci ? Elle a dû tomber de votre poche.— Mille fois merci ! Je suis tellement distrait !Il s’empressa de présenter l’invitation à sa destinatrice, qui le temps d’un éclair venait

d’adresser à l’imperturbable Rory un regard furieux.

Page 40: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Nicole compte beaucoup sur votre présence, poursuivit Buckminster. Nicole Falcourt est ma cousine. Il s’agit du bal de lady Falcourt, bien sûr, mais sa fille organise tout, comme d’habitude. Je lui ai tant parlé de vous, chère madame, qu’elle brûle positivement du désir de vous rencontrer. C’est pour vendredi. Le délai est un peu court, mais vous serez libre, n’est-ce pas ?

Ses grands yeux bleus se faisaient implorants. Marianne ouvrit l’enveloppe et parcourut le bristol imprimé, suivi d’une mention manuscrite qui confirmait les propos flatteurs du baron.

— J’ai scrupule à me rendre à cette invitation, objecta-t-elle. Je n’ai pas été présentée à lady Falcourt.

— Ma tante n’a que faire du protocole, assura Buckminster. Elle ne s’intéresse qu’à ses vapeurs et à ses palpitations. Et Nicole souhaite tant vous voir !

— Eh bien soit, dit Marianne. J’enverrai tout à l’heure à votre cousine un mot d’acceptation.

Buckminster exultait. — C’est magnifique ! s’écria-t-il. Je suis certain que vous trouverez la réception plus

divertissante que celle des Batterslee, l’autre jour !— J’en suis persuadée, répondit poliment Marianne.Ce disant, elle jeta un coup d’œil en direction de Lambeth et le trouva imperturbable,

mais aussi attentif que les membres de la famille, qui avaient écouté la conversation avec intérêt. Betsy, prompte à se donner en spectacle, saisit l’occasion de briller. — Si lord Buckminster aime le divertissement, peut-être aimerait-il se joindre à nous pour une ou deux parties de cartes…

Marianne, scandalisée, s’insurgea. — N’écoutez pas ma grand-mère, milord, elle n’a aucun sens des convenances. Une

personne de la qualité de lord Buckminster ne perd pas son temps à des jeux stupides, mamie !

— C’est précisément mon faible ! s’exclama joyeusement le baron. J’adore taper le carton, comme on dit vulgairement. Une soirée à la table de jeu ne me fait pas peur !

— Eh bien, disons… mercredi ? suggéra Betsy.— Mercredi ? C’est impossible, dit fermement Marianne. Nous en reparlerons plus tard,

mamie.Betsy pinça les lèvres et se tut. Lambeth, que ce bref débat semblait passionner, ouvrit la

bouche pour intervenir. Mais Buckminster le prévint. — Chère madame Cotterwood, si je puis prendre cette liberté, eh bien voilà… Il s’agit

d’une autre invitation… Je réunis quelques amis chez moi, à la campagne, dans une quinzaine de jours. Votre présence m’enchanterait. Voilà.

Plusieurs secondes de silence soulignèrent la dimension sensationnelle de ces propos. À des titres divers, chacun des auditeurs en appréciait l’importance, en se gardant toutefois de laisser apparaître ses sentiments particuliers.

— Eh bien, dit enfin Marianne, je ne sais… C’est tellement inattendu…— J’ai de ces maladresses, balbutia Buckminster, il faut me pardonner. Je me suis dit…

Puisque la chose est décidée, vous pourriez venir aussi… Rien d’extraordinaire, bien sûr, tout juste une semaine à Buckland Manor, dans le Dartmoor. Lady Buckminster, ma mère, voudra sans doute organiser une petite soirée, et inviter les notables, mais autrement pas de mondanités, juste les plaisirs simples de la campagne. Nicole et Pénélope seront de la partie. Vous connaissez Pénélope. Nicole vous plaira, j’en suis certain.

— Je n’en doute pas, mais enfin…— L’invitation est lancée, vous avez le temps de réfléchir, conclut Buckminster. Vous y

réfléchirez ?Marianne, attendrie, lui sourit. — Je vous le promets, milord.Radieux, il se redressa et tira sa chaîne de montre.

Page 41: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Superbe ! Mais…La chaîne d’or pendait librement, délestée de son fardeau. — Je perds tout, mon enveloppe, ma montre à présent… Lambeth émit un soupir qui

traduisait sans doute une certaine exaspération.— Cette montre n’a pu rouler très loin, dit Marianne en dardant sur son aïeul prétendu

un regard autoritaire.Rory, comme sortant d’un rêve, se mit à fureter avec empressement. — Une montre ? Voyons cela… Une montre ? Oui, la voilà ! Derrière ce siège !— Elle a roulé bien loin, fit observer froidement Lambeth.— Merci, monsieur, dit Buckminster en récupérant sa montre. Je suis tellement distrait.

Sans vous, je ne l’aurais pas retrouvée.Piers, qui voyait s’ouvrir des perspectives inespérées, ne crut pas mauvais d’ajouter sa

contribution à l’entreprise. — Les montres, ça joue des tours, dit-il sentencieusement.— On ne saurait mieux dire, dit Lambeth en consultant la sienne. Il se fait tard, Bucky.

Prenons congé, mon cher.Quelques minutes plus tard, Marianne, qui avait raccompagné ses deux visiteurs jusque

la porte d’entrée, s’y appuya en soupirant de soulagement, après l’avoir refermée. Toute la famille, s’échappant du salon, lui fit fête.

— Deux lords d’un coup, je n’aurais pas fait mieux jadis, prétendit Betsy.— Ce manoir, tu vas pouvoir en relever tous les plans, en huit jours !— Tu as vu son épingle de cravate ? Un diamant de six carats !— Un beau pigeon, prêt à se faire plumer !Marianne se boucha les oreilles et courut se réfugier dans la salle commune, où la

communauté la suivit. Quel désordre dans son esprit ! Comment expliquer aux membres de sa famille, ses seuls amis au monde, qu’elle se refusait à dépouiller le sympathique lord Buckminster ?

— Écoutez-moi bien, dit-elle lorsque le brouhaha se fut un peu apaisé. Je ne peux faire illusion pendant huit jours. Il m’est donc impossible d’accepter cette invitation à la campagne. Ne protestez pas ! Il y aura trop d’invités, qui parleront de lieux et de personnes dont j’ignore l’existence. Et puis je crains d’y rencontrer Lambeth, qui a toutes les raisons de me soupçonner. S’il en doutait encore, cet escamotage de montre et d’enveloppe ne peut que confirmer son impression. Quelle maladresse, Rory !

— Je voulais seulement vérifier que je n’ai pas perdu la main, plaida le doyen. Ce garçon n’a d’ailleurs rien dit. Ou bien parce qu’il a été dupe, ou bien parce qu’il ne veut pas t’inquiéter. S’il s’est tu volontairement, le voilà complice, et par conséquent réduit au silence.

— Tout ce qu’il peut faire, renchérit Piers, c’est surveiller le coffre et l’argenterie de son copain, pour t’empêcher de te servir. Comme tu n’en as pas l’intention, tu ne risques rien.

— Il a le béguin, et je m’y connais, dit Betsy. Ce Lambeth a pris autant de peine que l’autre pour découvrir ton adresse, mais il ne s’en vante pas. Il ne faut pas le décourager, si tu veux m’en croire. Rien de tel que les bons sentiments, pour mettre de l’agrément dans la vie !

Betsy n’avait sans doute pas hésité dans sa jeunesse à mettre l’éclat de sa beauté et les pouvoirs de son charme au service de fructueuses opérations. Beaucoup plus réservée, et même timorée à cet égard, Marianne n’entrevoyait qu’avec répulsion les facilités ouvertes par la liberté des mœurs. Au souvenir du baiser accepté et rendu, elle sentait la tentation trop présente, et trop redoutable. Par respect pour elle-même, elle devait la combattre, et la fuir.

Au retour de Della et de Larson, il fallut leur faire un compte rendu détaillé des événements récents. Au cours d’un véritable conseil de famille, chacun fut appelé à exposer son point de vue, et comme il était de règle ce fut Larson qui en fit la synthèse et en établit les conclusions.

Page 42: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Marianne accepte les deux invitations. Elle établit le relevé des lieux, comme d’habitude. Ce ne sera qu’une garantie sur l’avenir, puisque je compte bien faire d’ici peu un coup superbe, qui pourrait être le dernier de la série. Si je dois y renoncer, retour au plan initial. On laisse passer quatre ou six mois, le temps d’endormir la méfiance du lord et de s’en faire oublier. Le moment venu, je fais les trois prises avec Piers : Batterslee, Falcourt, Buckminster, coup sur coup, et on disparaît de Londres pour vivre honnêtement de nos rentes. Si Marianne est d’accord, bien sûr.

Marianne acquiesça. Ses scrupules personnels et à tout prendre dérisoires ne devaient en aucun cas compromettre l’avenir de la seule famille qu’elle se connût, une famille qui l’avait choisie, recueillie, et sauvée du désespoir. Pour attendrissant qu’il fût, Buckminster n’était en fin de compte qu’un pur aristocrate, un représentant de la classe dominante, qu’elle avait en exécration. Instruit de son séjour à l’orphelinat de Saint-Anselme, de sa condition servile chez les Quartermaine, avec quelle horreur l’aurait-il considérée ! Aussi bien sa fortune le mettait-elle à l’abri de toute perte irréparable. Il s’était entiché d’elle ? La belle affaire ! Une petite blessure d’amour propre ne serait d’aucune conséquence. Peut-être lui permettrait-elle d’acquérir un peu de maturité ?

Le cynique Lambeth pour sa part ne risquait rien. Marianne pouvait en toute quiétude se consacrer égoïstement à sa propre sauvegarde.

Plus souriant encore qu’à l’accoutumée, Buckminster fredonnait gaiement une romance. Partagé entre l’étonnement et l’inquiétude, Lambeth prit le courageux parti de rompre l’enchantement.

— Tu rêves de Mme Cotterwood ?— L’amour, mon cher, l’amour ! Me voilà amoureux. Expérience toute nouvelle, je

l’avoue, et qui me ravit.— Grand bien te fasse. Mais dis-moi, ne vas-tu pas un peu vite en besogne ? Cette

femme, cette jolie femme, je te l’accorde, tu ne la connais pas !Sous peine de commettre une indiscrétion et d’humilier son ami, Lambeth ne pouvait le

mettre en garde contre un gang de cambrioleurs. En faisant la démonstration de sa dextérité, l’un de ses membres venait de confirmer une conviction déjà bien établie.

— Je ne connais qu’elle ! s’écria espièglement le baron. Dis-moi, mon cher, tenterais-tu de me décourager pour mieux me supplanter ? Marcherais-tu sur mes brisées ? Essaie toujours ! Je relève tous les défis !

— Prends garde aux déconvenues, Bucky. Tu ignores d’où elle vient, ce qu’elle fait…— Ce qu’elle fait ? Est-ce que nous faisons quelque chose ? Elle ne fait rien, bien sûr.

Notre monde n’est pas celui du travail, ni du commerce, que je sache !— Mais on y rencontre parfois des intrus, des imposteurs, des escrocs !— Tu t’égares, mon bon. En ma présence, rappelle-toi, tu t’es l’autre jour porté garant de

sa parfaite honorabilité.— Pour le seul plaisir de contrarier Ursula Castlereigh, bien sûr. En fait, je ne la connais

guère.Buckminster sourit avec une malice qui ne lui était pas coutumière. — Et pourtant tu connais son adresse, et tu rends visite à sa famille. En ce qui me

concerne, j’ai la caution de Pénélope, qui me l’a présentée. Je sais qu’elle résidait à Bath. Histoire de porter le deuil de son mari, sans doute.

— Mais précisément, qui était ce Cotterwood ? Quand est-il décédé, et de quoi ?— Voilà des questions qu’un gentleman ne pose pas à une jeune veuve, mon cher Justin !

D’où te viennent une telle méfiance, une telle animosité ? Je préfère ne pas le savoir.Lambeth, pour une fois mis en difficulté, aurait aimé se justifier. Mais comment le faire,

sous peine d’indiscrétion ? En le rencontrant chez l’énigmatique beauté, Buckminster avait pu tout aussi bien trouver la justification de sa propre démarche.

— Il suffit de converser avec elle pour s’en faire une idée juste, poursuivit le baron. Mme Cotterwood est une personne de qualité. Cette personne porte son âme sur son

Page 43: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

visage, qui est parfait.Tout étant dit, Lambeth n’avait plus qu’à abandonner ses généreux desseins. — Cette fête champêtre dans le Dartmoor, tu viens de l’inventer, n’est-ce pas ?Buckminster éclata de rire. — À l’instant ! Il ne me reste plus qu’à prévenir maman. Vois-tu comme je suis malin !

Tu seras de la partie, naturellement ?— J’y compte bien, mon cher. J’y compte bien.Discrètement, Lambeth considéra son ami d’un regard protecteur. Il en prenait avec lui-

même l’engagement : jamais Bucky ne tomberait dans les filets de Marianne Cotterwood !

Page 44: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

6.

Le vendredi après-midi, un fleuriste de Mayfair livra à Sloane Street, dans un élégant coffret, un bouquet de camélias blancs. Lord Buckminster se rappelait ainsi au bon souvenir de Marianne. Une heure plus tard, le même commissionnaire apportait, dans une boîte identique, un bouquet de ces roses en bouton qui semblent attendre pour éclore de se trouver épinglées au corsage de quelque jolie femme. Dans le billet qui l’accompagnait, lord Lambeth sollicitait l’autorisation d’escorter Mme Cotterwood au bal donné par lady Falcourt. Il ne s’agissait là sans doute que de mondanités purement formelles, mais Marianne ne put se retenir d’en tirer une certaine satisfaction.

Della et Winny admiraient avec elle les deux bouquets lorsque Rosalinde, suivie de Nettie, fit dans la pièce une entrée tumultueuse.

— Maman ! On a vu un drôle de type, dans Belgrave Square ! Un drôle de curieux ! Il cherche une fille !

Marianne éprouva une commotion soudaine. Elle passait sans transition de l’euphorie à l’angoisse. L’avertissement reçu lui revint à la mémoire. L’enquêteur l’avait-il retrouvée ? Incapable de prononcer une parole, elle interrogea du regard Nettie.

— Un drôle de type, madame, ça c’est sûr. Il voulait savoir si on habitait ici. J’lui ai dit qu’il aille se faire voir, mais il s’est pas fâché. Il a demandé si je connaissais une Mary Chilton, une bonne, et j’ai répondu non, vu que j’en connais pas. Il insistait, le bougre, en parlant d’une rousse.

Nettie se tut, et son regard se posa sur Rosalinde, comme pour l’inviter à poursuivre. — Je lui ai dit que ma maman est rousse, et qu’elle est très jolie, déclara fièrement la

fillette.— Alors il a voulu savoir votre nom, continua Nettie, mais je l’ai envoyé paître.

Remarquez, il aura pas de mal à le savoir, vu que les voisins vous connaissent. J’ai pas mal fait, hein, madame ?

— Non bien sûr, Nettie.— Et moi non plus, maman ?— Non, ma chérie, mais à l’avenir n’adresse la parole à aucun inconnu. Va te laver les

mains et te coiffer, à présent. Lorsque tu redescendras, je te montrerai mes jolis bouquets.Dès que la bonne et Rosalinde eurent quitté la pièce, Winny laissa libre cours à son

inquiétude. Marianne dut en conséquence informer Della du billet envoyé par Ruth Applegate et de son étrange contenu.

— Personne ne peut reprocher quoi que ce soit à Mary Chilton, dit Winny. Elle a disparu depuis presque dix ans. Pourquoi s’intéresserait-on à elle ?

— Je ne vois qu’une explication, dit pensivement Della. La seule personne qui puisse connaître son nom et s’intéresser à elle, ce doit être… Le père de Rosalinde, qui aurait des remords.

— Daniel Quartermaine ? Quelle horreur ! s’écria Marianne. Jamais je ne le reverrai !— Ce n’est qu’une hypothèse, a priori invraisemblable. Quoi qu’il en soit, nous fuyons les

curieux comme la peste. Si ce mouchard s’obstine à rôder autour de la maison, Larson et Piers devront s’en occuper. En attendant, Marianne ne sortira jamais seule, et toujours la tête couverte. Cette invitation à la campagne tombe à pic : on n’ira pas la poursuivre aussi

Page 45: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

loin, chez un lord. Il n’y a d’ailleurs pas grand-chose à craindre de ces fouineurs de policiers. Ils se louent à la semaine, pour des enquêtes privées. Nous en serons vite débarrassés. Et maintenant, passons à l’essentiel : lequel de ces deux jolis bouquets vas-tu choisir de porter ce soir ?

Le satin bleu-paon de sa robe décolletée rappelait en l’approfondissant le saphir de ses yeux, et exaltait la blancheur nacrée de son sein. À la main, Marianne tenait le bouquet offert par Buckminster. Celui de Lambeth, dont la voiture stationnait devant la porte depuis quelques minutes, témoignait sans doute de plus de raffinement. Il ne fallait cependant pas que l’audacieux personnage puisse s’enorgueillir de succès trop constants.

Lorsqu’elle eut décidé que Lambeth avait assez attendu, Marianne prit son châle de soie, son réticule et son éventail, et le rejoignit. Plus éloquent que le compliment qu’il lui adressa, l’hommage de son regard ébloui disait son admiration sans réserve. Sans attacher d’importance excessive à cette futilité, elle en retira un certain contentement.

— Ces camélias… une idée de Bucky ? dit-il en lui offrant son bras.— En effet. Leur couleur convient mieux à celle de ma robe.À son regard amusé, Marianne comprit que Lambeth n’était pas dupe de son manège.

Camélias blancs et roses blanches ne pouvaient produire des effets chromatiques différents.

— Pour me consoler, proposa-t-il gaiement, je suggère que vous m’accordiez tout à l’heure la première valse.

De la meilleure grâce du monde, Marianne donna son agrément à cette requête. Une sorte d’excitation euphorique la gagnait. La soirée serait brillante, et rien ne devait en troubler l’agrément. La tiédeur de la nuit estivale, le parfum discret et viril d’un cavalier fringant, celui, plus suave, des camélias, toutes ces sensations concouraient à entretenir une ivresse légère, et fort agréable. En levant les yeux vers le visage de Lambeth, elle surprit, posé sur elle, son regard attentif et chaleureux. Comme il est émouvant d’assister à la naissance d’une tendresse, quand on en est l’objet !

Il faisait sombre dans la grande voiture laquée de noir, aux portières armoriées. Quelle condition étrange que celle des aristocrates, choyés et protégés dès leur naissance, vêtus des tissus les plus fins et véhiculés sur les banquettes les plus confortables, les coussins les plus moelleux. Rien n’occupe leur esprit que le souci de leurs distractions quotidiennes. Victimes paradoxales d’un excès de richesse et de confort, leur frivolité n’a-t-elle pas quelque chose d’excusable ?

Dans cet espace clos et discret, Marianne se laissa gagner par les affres charmeresses de la timidité. Elle ne distinguait, sur le siège opposé, que la silhouette de Lambeth, qui se taisait. Elle revit par le souvenir l’éclat de ses yeux, l’expression de son visage tendu par le désir. Elle se souvint de la douceur et de la fermeté de ses lèvres, de l’énergie de son étreinte, et des émois qui l’avaient délicieusement troublée. Ce baiser bouleversant, c’était en vérité le premier, le seul qu’elle ait véritablement reçu. Resterait-il unique ? Lui était-il permis d’en espérer d’autres ? Lambeth ne l’avait pas dénoncée. Il la respectait assez pour n’exercer sur elle ni chantage ni contrainte. Il l’accompagnait à une soirée mondaine en l’entourant de tous les égards dus à une femme du monde. Quelles pensées occupaient son esprit, en ce moment d’intimité silencieuse ? Si la pénombre n’avait baigné son visage, quels sentiments, quelle tendresse peut-être, aurait-elle pu lire dans ses yeux ?

Il s’éclaircit soudain la gorge. Pour préparer quelle déclaration ? — Je vous interdis d’encourager Buckminster, dit-il sèchement.Quel coup de tonnerre, au milieu des rêves bleus et roses ! Stupéfaite, Marianne resta sans voix. — Je vous ordonne de le laisser tranquille, poursuivit Lambeth. C’est un brave garçon,

trop simple et trop généreux pour se tenir à l’abri de femmes telles que vous. Je vous interdis d’exploiter sa bonté naturelle, et surtout de le faire souffrir.

Cruellement déçue, Marianne ne reprit son souffle qu’avec peine. Mais elle parvint à

Page 46: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

s’exprimer d’une voix nette et glaciale. — Vos propos sont grossiers et absurdes, milord, et moins que personne vous n’avez

d’ordre à me donner.— Lord Buckminster est l’un de mes amis les plus chers. Je ne saurais me rendre

complice des machinations d’une aventurière.Marianne tombait de haut. Ainsi donc, il la trouvait assez méprisable pour l’accuser de

propos délibéré, sans se soucier d’aucune précaution verbale ? — Vous me prêtez de bien sombres desseins, murmura-t-elle sans pouvoir étouffer son émotion.

— Les rôles sont cependant bien distribués, répondit-il avec une sorte d’amertume. Un amoureux opulent et naïf, en face d’une rouée trop belle, experte en captation de biens, une voleuse, en un mot. On devine le déroulement de la pièce !

— Quelle audace ! Jamais je n’ai dérobé quoi que ce soit, milord !— Je ne vous ai vue fracturer aucun coffre-fort, en effet, mais leur emplacement vous

intéresse. Et si je m’étais encore laissé bercer de quelque illusion sur votre personnage, le spectacle que nous ont donné ceux que vous appelez vos grands-parents m’en aurait détourné. M. Kiernan est un escamoteur fort habile, et son épouse aime trop les cartes. Je ne sais quel rôle vous jouez précisément dans leur organisation. Peut-être vous contentez-vous de les renseigner et de capter la confiance de leurs futures victimes. Quoi qu’il en soit, je vous tiens pour une intrigante, et je n’entends pas vous abandonner une proie aussi tentante et désarmée que mon ami Buckminster.

La perspicacité devient irritante, lorsqu’elle vous désarme. Marianne se refusa cependant à abandonner la partie.

— Vos préventions et votre sollicitude sont d’autant plus ridicules que vous-même me semblez peu soucieux de votre sécurité, non plus que de la qualité de vos fréquentations, monsieur le censeur.

— L’amitié n’implique pas l’identité, ni même la ressemblance, rétorqua Lambeth. Dans son innocence, Bucky est affligé d’une extrême crédulité, qui le met à la merci du premier escroc venu. En ce qui me concerne, au contraire, je possède assez de lucidité pour ne pas craindre de tels errements. Je mesure l’exacte valeur des gens, et je sais quelle conduite tenir à votre égard, par exemple, sans courir le risque de me briser le cœur.

— Comme si vous aviez un cœur à donner !— Voilà précisément le point, ma chère. Je n’en ai pas. La satisfaction de mes plaisirs

n’engage que mes sens.L’éclair blanc de son sourire dans l’ombre de la voiture, Marianne l’aperçut comme la

confirmation de son cynisme, et de son mépris. Cet homme qui avait fait naître en elle une sorte de rêve n’était pas différent de l’horrible Quartermaine. Seulement soucieux, comme lui, de sa propre jouissance, il ne la considérait pas comme une femme, mais comme un objet de plaisir. Féru de domination, il se faisait fort de désarmer un être nocif dont son trop sensible ami avait tout à redouter. Emportée par un élan de fureur, Marianne se pencha en avant, menaçante et fiévreuse.

— Je soumettrai Buckminster à ma volonté, monsieur son ami, et vous ne pourrez rien contre moi, jamais !

— Alors il saura toute la vérité, friponne !Elle éclata d’un rire sardonique. — Dites-lui pis que pendre, il refusera de vous entendre, parce je l’aurai si complètement

conquis qu’il vous croira jaloux. Cet ami de toujours, vous le perdrez, à cause de moi ! Et s’il se laissait convaincre, il vous haïrait, pour avoir brisé son rêve. Je vous tiens à ma merci, tous les deux ! Vous avez eu l’audace de m’insulter, de me donner des ordres, vaniteux personnage ! Je vais vous le faire regretter !

La berline fit halte. Par la vitre, Marianne reconnut Oxford Street. Les voitures des invités de lady Falcourt déposaient l’un après l’autre leurs passagers au pied du perron. Impulsivement, elle repoussa la portière et bondit sur le sol, heureusement sec, sans tenir aucun compte des imprécations furieuses de Lambeth, qui avait en vain tenté de lui saisir

Page 47: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

le bras. Elle n’entendit bientôt plus ses cris, tant elle remontait vite la file qui ne progressait que lentement. Parvenue au perron, elle n’eut qu’à lever les yeux. Buckminster se tenait sur la plus haute marche, aux aguets. Il dévala les degrés en bousculant quelques arrivants, le visage épanoui de bonheur.

— Madame Cotterwood ! Quel plaisir ! Quelle joie !Lambeth, dépité et furieux, marchait sur ses pas, sans doute, et ne la quittait pas des

yeux. Marianne tint à lui offrir le spectacle d’une entreprise de séduction particulièrement émouvante.

— Mon sauveur, roucoula-t-elle en se pâmant, je me sens si seule, et je ne connais pas une âme…

Elle lui prit le bras comme pour y trouver refuge, le regard noyé et les lèvres frémissantes. Muet d’émerveillement, Buckminster ne trouva pas d’emblée les mots qui convenaient et se contenta de sourire, la bouche ouverte. Ils prirent rang parmi la longue procession de couples qui s’apprêtaient à saluer lady Falcourt et sa fille. Bien qu’elle eût scrupule à tirer parti de la naïveté de son admirateur pour servir ses desseins, Marianne se comporta assez agréablement avec lui pour le tenir à sa dévotion.

Buckminster la présenta enfin à lady Falcourt, femme entre deux âges au visage fatigué et à la voix mourante, ainsi qu’à sa cousine, Nicole Falcourt, dont la sveltesse, la blondeur et la vivacité faisaient un saisissant contraste avec l’empâtement et l’asthénie de sa mère. Fine, et d’allure presque frêle, elle respirait l’énergie.

— Bucky m’a fait de vous un tel éloge, dit-elle avec un soupçon d’ironie dans la voix, que je brûle du désir de vous connaître. Soyez la bienvenue à Falcourt House, madame.

Marianne, pour une fois un peu fâchée de jouer son personnage en présence d’une jeune femme aussi ouverte et sympathique, ne fut pas mécontente, pour permettre la progression des couples suivants, de devoir se limiter à une réponse brève et sommaire. Dès qu’ils eurent franchi cette limite protocolaire, Buckminster s’étonna, avant de s’en offusquer, de l’empressement dont faisaient preuve ses amis les plus éloignés à venir s’enquérir de ses nouvelles, afin d’être présentés à sa ravissante compagne, qui faisait pour cette fois sa véritable entrée dans le grand monde.

— Comment voulez-vous que j’entretienne avec vous une conversation suivie, gémit-il. Ils bourdonnent comme des mouches.

— Il me serait agréable, minauda Marianne, de vous accorder à vous seul toute mon attention et tout mon temps, mais cela ferait jaser, n’est-ce pas ?

— Raison de plus pour haïr les importuns, grommela Buckminster. Mais j’aperçois Pénélope, à qui je dois le plaisir de vous avoir rencontrée. Sa mère est sur ses grands chevaux, pour ne pas changer.

Quand ils s’en furent approchés, il apparut en effet que lady Ursula Castlereigh tenait sous le feu de ses critiques véhémentes un personnage trapu et muet dont le regard sombre exprimait l’accablement. Pénélope vit s’approcher avec soulagement les nouveaux venus.

— Vous voilà, Bucky, quelle chance, vous avez pu convaincre notre amie. Comme je suis heureuse de vous revoir, madame Cotterwood !

— Pour vous, je suis Marianne.— Entendu, Marianne. Ainsi, je serai pour vous Pénélope.Lady Ursula, attentive à tenir sous son contrôle toute influence étrangère, donc

indésirable, interrompit sa diatribe pour s’introduire dans la conversation. On fit les présentations. Marianne apprit ainsi qu’elle se trouvait en présence de M. Alan Thurston, membre du Parlement, et que la personne très effacée qui l’accompagnait était sa femme, Elisabeth Thurston, à qui cette diversion évitait un surcroît de critiques amères, mit volontiers la conversation sur le sujet du divertissement, et l’on vint tout naturellement à évoquer la partie de campagne organisée par Buckminster. M. et Mme Thurston se trouvaient invités à cette petite fête, ainsi que les Castlereigh. Lady Ursula s’empressa de déclarer forfait.

— Mon petit Buckminster, dit-elle avec une noble désinvolture, je me trouve contrainte

Page 48: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

de décliner votre invitation. Ma bru ne saurait mettre son enfant au monde hors de ma présence, que mon fils sollicite. Je me rendrai donc dans le Yorkshire, où le devoir m’appelle, et non dans votre Dartmoor.

Le visage avenant du jeune baron s’épanouit de satisfaction. — J’en suis affreusement désolé, affirma-t-il avec entrain. Ne vous inquiétez pas pour

Pen, nous en prendrons le plus grand soin.— Mais vous êtes fou ! Quelle inconvenance ! Une jeune fille, seule ! Il n’en est pas

question !Le visage émouvant de Pénélope se voila de tristesse. Marianne vit s’approcher Nicole

Falcourt, qu’accompagnait Lambeth, dont les traits semblaient de pierre, et qui dardait sur elle un regard meurtrier.

— Comment ? Vous interdisez à Pénélope de se rendre à Buckland Manor ? C’est une catastrophe !

— Voilà des propos fort excessifs, ma chère Nicole, et j’ose dire déplacés. Les usages, et non pas moi, interdisent cette participation. Pénélope en sera un peu déçue, sans doute, mais je ne vois là rien de catastrophique.

— Mais j’y serai, protesta Nicole Falcourt. Nous partagerons la même chambre, si vous le désirez, et je me tiens garante de sa sécurité…

Lady Ursula, gonflée d’importance, toisa de haut l’impertinente. — Vraiment, Nicole, je vous croyais plus instruite, et soucieuse des convenances. Une

jeune fille ne saurait tenir lieu de chaperon à une autre jeune fille. Je m’étonne d’ailleurs que lady Falcourt vous permette de voyager seule.

— Puisque lady Buckminster est sa sœur et que je me rends chez elle, ma tante fera un très convenable chaperon, rétorqua Nicole. Le grand nez aquilin d’Ursula Castlereigh se dressa en l’air, pendant qu’une moue dédaigneuse gonflait ses fortes joues.

— Lady Buckminster ? Laissez-moi rire ! Loin de moi l’idée de critiquer votre maman, mon cher Archibald, mais chacun sait qu’Adelaïde est plus soucieuse de la réputation de ses chevaux que de celle de ses hôtes. Une maîtresse de maison ne saurait d’ailleurs tenir lieu de chaperon à l’une de ses invitées, puisque cette responsabilité exige une attention permanente.

Non sans mérite, la mince Nicole refusa de s’avouer battue. — Une gardienne ? À quoi bon ? La conduite de Pénélope est parfaite, en toute

circonstance !Offusquée, Ursula pinça les lèvres. — Cela va de soi ! s’exclama-t-elle d’une voix scandalisée. Ma fille est absolument

insoupçonnable ! Mais les apparences font loi : une jeune fille ne se déplace en aucun cas sans un chaperon officiel.

Buckminster, qui avait suivi avec intérêt le débat, se désolait de son issue. — Vous y allez un peu fort, lady Ursula. Moi-même, et tous les autres, nous comptions

tant sur Pénélope !Marianne s’attendrit sur le sincère Buckminster, mais surtout sur la pâle Pénélope, qui

dans sa robe blanche faisait figure de victime innocente et désolée. Des paroles dont elle ne mesurait pas l’importance lui échappèrent, le plus naturellement du monde.

— Avec votre permission, milady, j’accepterais volontiers l’honneur d’assumer cette fonction auprès de mademoiselle votre fille.

Cette déclaration, qui prit de court lady Ursula, suscita la réaction enthousiaste de Buckminster et de Pénélope.

— Vous marquez le point, madame Cotterwood !— Oh merci, madame Cotterwood, vous êtes si bonne, si gentille ! C’est merveilleux !— Merveilleux, c’est le mot, reprit lord Lambeth sans rien perdre de son sérieux.Marianne en le surveillant du coin de l’œil se composa un visage distant. Que lui

importaient les opinions de ce grossier personnage ? Lady Ursula pour sa part dardait sur elle un regard assez critique et dédaigneux pour décourager une âme moins bien trempée

Page 49: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

que la sienne. — Mais vous-même n’êtes qu’une jeune fille, dit-elle du bout des lèvres.— Le compliment me flatte, milady, mais il n’est pas fondé. Je suis veuve, et mère d’une

fillette.— Maman, elle est parfaite, vous le voyez ! Oh maman, vous ne pouvez plus dire non !L’exaltation juvénile de Pénélope avait quelque chose de si touchant que l’altière Ursula

elle-même sembla s’en émouvoir. — Mme Cotterwood fait preuve de beaucoup de générosité, reconnut-elle. Mais nous la

connaissons si peu !Buckminster, ravi, vint à la rescousse. — Mais voyons, milady, les choses sont bien claires, depuis l’autre jour. Lambeth vous a

donné toutes sortes de garanties sur la famille de Mme Cotterwood. Des personnes fort convenables, dont j’ai eu le plaisir de faire récemment la connaissance, moi aussi.

Lady Ursula pinça les lèvres, signifiant à son accoutumée en quel mépris elle tenait les affirmations du baron. Fidèle en cela encore à ses habitudes, elle interrogea du regard Lambeth, son oracle.

— Je connais ces personnes, en effet, confirma-t-il volontiers, sans rien perdre de son flegme. Pénélope ne court aucun danger, lady Ursula, soyez pleinement rassurée.

À bout d’arguments, Ursula dut rendre les armes. — Eh bien dans ce cas… Je ne vois pas… L’autorisation est accordée, Pénélope.— Oh merci maman ! Merci ! Merci ! s’écria la jeune fille en sautant de joie. Comme je

suis contente ! Merci… Marianne !— Un peu de tenue, je te prie, dit sévèrement Ursula. Et maintenant, Thurston,

reprenons, voulez-vous. Ne comptez pas vous en tirer à si bon compte…On entendit dans un salon voisin l’orchestre préluder. Lambeth, souriant et

cérémonieux, s’inclina devant Marianne. — La première valse de la soirée. Vous me l’avez accordée, madame.Refrénant la tentation d’éconduire en termes choisis l’insolent personnage, Marianne se

souvint du cadre particulier dans lequel ils évoluaient, et de la qualité de leurs témoins. Et puis Lambeth ne venait-il pas de lui apporter, une fois encore, sa caution ?

— Je vous remercie de me le rappeler, dit-elle en acceptant son bras.Quelques instants plus tard ils valsaient, de la façon la plus académique et

impersonnelle qui fût. Le silence de son cavalier, songea Marianne, avait quelque chose d’exaspérant.

— Sachant en quelle estime vous tenez les membres de ma famille, je m’étonne de vous voir leur donner votre caution, dit-elle par défi.

— Il n’est pas question de caution. J’ai reconnu les avoir rencontrés, ce qui est vrai. Lady Ursula n’a aucun besoin de savoir tout le mal que j’en pense. Je n’ai songé qu’à être agréable à cette pauvre Pénélope, qui dépérit à l’ombre de sa mère. Elle est trop raisonnable et trop sage pour se conduire mal, ou justifier la présence d’une gouvernante. Puisqu’il ne s’agit que de neutraliser quelques préjugés ridicules, je n’ai trouvé aucune raison de condamner votre généreuse proposition.

L’explication, peut-être parce qu’elle était trop prévisible, ne la satisfit pas. — En d’autres termes, vous estimez ce rôle tellement inutile qu’il peut être confié à la

première garce venue, conclut-elle amèrement.Lambeth ne lui répondit que par un regard pensif. Il se reprochait l’erreur de tactique

qui venait de lui faire prononcer des paroles impardonnables. Pourquoi avoir jeté l’interdit sur Buckminster, et s’être ainsi rendu odieux, et ridicule ? Une fois séduite, cette femme si merveilleusement belle, qui dès le premier instant l’avait embrasé de désir, aurait eu sans cette maladresse la sagesse et le bon goût d’accepter de vivre une liaison raisonnablement gérée, sans esclandre ni partage.

Car, il en avait la conviction, elle était de ces femmes qui se laissent séduire. Le baiser accordé dans le fumoir de Batterslee supposait un tempérament particulièrement sensuel

Page 50: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

et passionné. Le soufflet qui avait suivi s’expliquait sans doute par quelque contrariété. Mais elle était femme d’expérience. Mère d’une petite fille, exploratrice de résidences privées, Marianne Cotterwood ne pouvait être tenue pour une vierge effarouchée ou une oie blanche. Sa prétendue famille, pour pittoresque qu’elle fût, se composait de délinquants plus ou moins endurcis. La qualité de veuve pouvait fort bien ne constituer qu’un leurre commode pour justifier l’absence d’un mari. Une telle créature serait sans doute bien aise de trouver dans une liaison bien négociée le confort et la sécurité que ne procurent ni le vol ni l’escroquerie.

À la source de cette fausse manœuvre, il y avait le maudit bouquet de camélias. De la façon la plus absurde, il avait ressenti comme une offense personnelle le choix de Marianne, qui avait préféré les fleurs de Buckminster aux siennes. Dans un élan de colère inexplicable, il s’était puérilement indigné, insurgé contre son vieil ami, comme si quelque rivalité pouvait les opposer en pareille matière. Susceptible comme peuvent l’être les femmes du demi-monde qui ont du caractère, lorsqu’elles sont sûres de leur beauté, Marianne Cotterwood ne se souciait plus de paraître accommodante, d’autant que Bucky, servi pour une fois par sa simplicité, n’hésiterait pas à se montrer généreux.

Il fallait en finir avec ce malentendu. — Pour tout à l’heure, dans la voiture… Je vous prie de m’excuser. Je retire les paroles

que j’ai prononcées. Elles ne sont pas dignes d’un gentleman.Étonnée, Marianne releva ironiquement la courbe parfaite de ses sourcils. — On ne saurait mieux dire, en effet.Allait-elle se moquer de lui, à présent ? Dans un élan de contrariété, Lambeth entraîna

sa cavalière à l’écart de la piste de danse, jusqu’aux hautes portes-fenêtres qui s’ouvraient sur une terrasse intérieure. Dehors, l’air était doux et frais. Marianne protesta.

— Vous êtes fou ? Cela ne se fait pas !— Je veux vous parler seul à seule.— Voilà bien de l’outrecuidance, milord.— Je n’en manque pas. Voilà… Je regrette ce que je vous ai dit tout à l’heure, vous le

savez déjà. Ma sollicitude à l’égard de Bucky m’a troublé l’esprit. Je voulais vous parler… d’autre chose, autrement.

Marianne l’observa avec attention. Comme Lambeth semblait sérieux, tout à coup ! Dans l’ombre, on ne discernait pas l’expression de ses yeux. Il s’était excusé. Allait-il invoquer la colère, la jalousie, se rallier à des sentiments plus tendres, peut-être ?

— Voilà, poursuivit-il avec une maladresse qui lui semblait tout à fait étrangère. J’ai une proposition à vous faire. Je vous propose… ma protection.

Avait-elle mal entendu ? Elle hésitait à comprendre. — Votre protection ?— Oui. Acceptez-vous de devenir ma maîtresse ?

Page 51: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

7.

Marianne, parcourue d’un frisson glacé, crut défaillir. — Je… Non, ce n’est pas vrai… Qu’avez-vous dit ?Lambeth, qui ne s’attendait pas à une réaction de pudeur offensée, prit le parti de diluer

la brutalité de ses propos dans des explications circonstanciées. — Vous auriez une existence plus facile, plus agréable, avec une maison qui vous

appartiendrait, une rente régulière, d’un montant élevé. Vous n’auriez plus rien à désirer, et tous les aléas de votre existence actuelle seraient abolis. Je suis assez sérieux et réaliste pour ne pas me nourrir d’illusions. Vous n’auriez donc pas à jouer la comédie de la passion, comme il faut le faire lorsqu’on se trouve en présence d’un naïf, comme… Mais n’en parlons plus. Je suis certain que sur de telles bases… nous pourrions tous deux jouir fort agréablement l’un de l’autre.

Il avait prononcé ces derniers mots d’une voix différente, plus intime, caressante et vibrante d’attente et de promesses sensuelles. Pour en souligner l’intention, il caressa du bout des doigts le bras nu de Marianne.

En un éclair, comme violemment frappée, elle sursauta en se rétractant. Une femme perdue, voilà ce qu’elle était aux yeux de cet aristocrate qui avait failli la séduire, une fille facile qui tout naturellement aurait dû se féliciter de se voir promue au rang de femme entretenue !

— Je vous interdis de me toucher ! gronda-t-elle comme un fauve. Comment osez-vous… Avec vous… Quelle horreur ! Me proposer une telle déchéance… Jamais je ne me vendrai à personne ! Me vendre à vous… Jamais !

Dans un élan de rage, Lambeth se fit menaçant. Il allait frapper, sans doute. Prête à tout, Marianne se pencha vivement, passa la main sous les volants de sa robe jusqu’à son genou et arracha de sa gaine la dague, cadeau de Larson, qu’elle portait en permanence, mais qu’elle n’avait jamais utilisée. Lambeth, surpris, se tint prudemment sur ses gardes. Son regard allait de la lame brillante au visage de celle qui le menaçait. Ses lèvres bien dessinées esquissèrent un sourire railleur.

— Panthère, je vous couperai… les griffes !Il venait de lui saisir le poignet, si vite et si brutalement que Marianne cessa de respirer.

De l’autre main il lui écartait les doigts et la contraignait à lâcher son arme. — Laissez-moi ! supplia-t-elle en se débattant, tirant et poussant, se tordant le bras sans

parvenir à déséquilibrer son adversaire.Furieuse, les yeux étincelants, elle haletait si fort que ses seins rythmiquement soulevés

s’exposaient d’autant plus qu’elle s’inclinait et se redressait avec violence pour échapper à la prise. Leurs rondeurs pleines ouvraient et effaçaient une vallée profonde, leurs pointes saillaient sous le tissu, comme prêtes à en jaillir. Lambeth en fut un moment décontenancé de fascination, le souffle court et le regard fixe. Et puis soudain il écrasa contre son corps tendu celui de Marianne, qui des genoux aux épaules épousait les reliefs de ses muscles, et sentait contre elle la pression impérieuse de sa virilité dressée. Les yeux dans les siens, elle voulut parler, protester peut-être, mais à peine ses lèvres entrouvertes le souffle comme la pensée lui manqua. En chaque point de contact et de pression sa chair brûlante irradiait des pulsations qui se répercutaient profondément en elle.

Page 52: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Il lui prit les lèvres avec avidité, sauvagement. Comme frappée d’une commotion, elle se cambra contre lui, les mains crispées et les muscles tendus pour l’attirer plus près encore, se confondre avec lui. Jamais elle n’avait ressenti un tel embrasement, jamais un tel vertige ne l’avait emportée. Lambeth revenait sans cesse à la charge, ses baisers se succédaient sans relâche, sa langue combattait la sienne et conquérait avidement la fraîcheur de sa bouche gémissante. Il lui saisit à deux mains les reins, souleva son corps en le pressant contre le sien, de manière à imprimer l’ardeur de son désir au creux de ses aines, où s’ouvraient les pétales d’une jouissance prête à s’épanouir.

En murmurant des paroles indistinctes il lui baisa la gorge, pressa le galbe de ses seins et la souleva plus haut encore pour explorer de la langue leur vallée médiane. Elle exhala un soupir qui ressemblait à un sanglot, et ses doigts se perdirent dans la chevelure de Lambeth, comme pour affermir sa prise et s’appuyer de la gorge à sa bouche. D’une saccade il s’écarta, égaré, tel un fauve traqué.

— Non, pas ici, balbutia-t-il. Chez moi… Tout près…Soudain dépossédée des caresses enivrantes que lui prodiguaient les mains expertes et

la langue conquérante de Lambeth, Marianne avait senti monter à sa gorge un cri de protestation. Libérée quoi qu’elle en eût de leur enchantement, elle tentait maintenant de saisir la portée de ces quelques mots. Il lui proposait de le suivre chez lui, dans l’intention de parachever une entreprise de séduction fort bien commencée. Cet accomplissement, tout son corps l’attendait, avec quelle impatience. Mais sa raison retrouvée mesurait la honte encourue.

Un aristocrate dominateur et blasé, comme ils le sont tous, venait de lui faire une proposition assez odieuse pour susciter la plus vive indignation. À son refus et à sa haine, il avait opposé la force, non pas seulement celle de son bras, mais celle de sa persuasion sensuelle. Et à ce baiser imposé, elle avait aussitôt répondu avec toute la vivacité et le dévergondage que l’on attend d’une femme facile. À quoi bon se prétendre vertueuse, lorsqu’on agit en courtisane effrontée ?

Humiliée, Marianne s’enflamma de révolte et de colère, amère de rancœur à l’égard du séducteur mais surtout d’elle-même, qui n’avait pas su se défendre. Étouffant les dernières sollicitations de ses sens enflammés, elle fit face à l’agresseur, aussi dignement qu’elle le put.

— Ni chez vous ni ailleurs, jamais ! s’écria-t-elle avec une véhémence désespérée. Je ne suis pas à vendre !

Torturé autant que surpris par un revirement aussi inattendu, Lambeth fut tenté d’assaillir sans désemparer l’absurde rebelle et de la soumettre, de gré ou de force.

— Mais bon Dieu de bonne femme, je ne veux pas vous acheter, je veux vous faire l’amour ! s’indigna-t-il.

— L’amour ? Ce mot n’a pour vous aucun sens. Que voulez-vous ? Me faire oublier votre naïf ami en le supplantant, en prenant sa place, mesquin personnage !

— Bucky n’a rien à voir… Il a tout à craindre d’une… d’une aguicheuse !— Une aguicheuse ! Non content de me prendre de force, contre mon gré, un baiser,

vous avez l’audace de jouer les victimes !— Un baiser échangé de plein gré et qui ne vous a pas déplu, rectifia-t-il sévèrement.Il avait raison. C’est à juste titre qu’il la méprisait, comme elle se méprisait elle-même.

De toutes ses forces, Marianne retint ses sanglots, et pour dissimuler son désespoir s’éloigna délibérément.

Soudain saisi par le remords, Lambeth tendit les bras vers sa silhouette fugitive. Ne lui avait-il pas semblé qu’elle allait pleurer ? Des appels lancés depuis l’une des portes-fenêtres le dissuadèrent de la poursuivre. Buckminster s’inquiétait de l’absence de celle qu’il avait si impatiemment attendue.

— Je suis là ! répondit Marianne en défroissant à la hâte sa robe.Lambeth disparut. Buckminster s’empressait déjà, émouvant d’inquiétude. — Il ne faut pas rester aussi longtemps seule, madame Cotterwood !

Page 53: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Soyez tranquille, je n’ai rien à craindre, dit-elle pour le rassurer. Il fait si chaud… J’ai ressenti comme un léger malaise… Je comptais sur le grand air pour m’en remettre, en vain. Si j’osais, milord… Auriez-vous la bonté de me ramener chez moi ?

N’ayant rien à refuser à une jolie femme, le baron s’empressa de lui obéir, en formulant mille conjectures et mises en garde à l’égard des vapeurs, des migraines et de la fraîcheur du soir. Dans un délai étonnamment court, Marianne se trouva appuyée aux coussins de sa voiture, soumise à son bavardage anodin, en proie aux atteintes d’un sentiment naissant de culpabilité : pour la première fois de sa carrière, elle venait d’abandonner le théâtre de futures expéditions fructueuses sans en avoir relevé le descriptif. Pour n’avoir pas à ponctuer le monologue de son compagnon de mimiques appropriées, elle ferma les yeux.

Ce Lambeth, quel odieux personnage ! Mais les membres de l’aristocratie, impudents et dominateurs, ne le sont-ils pas tous ? Comment avait-elle pu, tant d’années après une expérience éprouvante, se bercer encore d’illusions ? Lambeth la désirait, sans doute, mais tout naturellement il la méprisait.

Le cœur de Marianne criait vengeance. Comment châtier l’insolent ? En le rendant passionnément amoureux, peut-être ? «Je ne puis vivre sans vous», gémirait-il, à ses genoux. Alors elle le repousserait du pied, en éclatant d’un rire sardonique. Sans doute ne mourrait-il pas vraiment. Mais quelle leçon !

Cette séduisante chimère se détruisit d’elle-même comment briser le cœur d’un être assez mauvais pour en être dépourvu ? Il était facile afin d’atteindre Lambeth de plonger Buckminster dans le désespoir. Sympathique et profondément généreux, le baron aurait malheureusement découragé la méchanceté la plus noire. Et Pénélope l’entourait sans qu’il s’en aperçût d’une telle affection que son bonheur en dépendait.

Sa seule présence mettait Bucky à l’abri de toute atteinte. Sans doute Lambeth possédait-il quelques objets de prix, que Larson et Piers pourraient subtiliser, pour le punir. Mais les soupçons se porteraient aussitôt sur elle, et pour cette fois les autorités seraient alertées.

Marianne en approchant de Sloane Street remit à plus tard le choix d’un instrument de vengeance approprié. La maison brillait de tous ses feux. La famille, réunie au grand complet pour écouter son rapport, l’attendait sans doute en se réjouissant d’avance, comme à chaque retour d’exploration.

Arguant de sa lassitude, elle dispensa Buckminster de l’accompagner jusqu’au salon, et pour seul prix de sa délicatesse et de son obligeance lui donna sa main à baiser.

Personne ne l’attendait dans l’entrée, ni dans la confortable salle commune. À en juger par la rumeur, c’est dans la cuisine que le clan tenait ses assises. Marianne, intriguée, y entra, sans éveiller l’attention de quiconque. Debout, on faisait cercle en caquetant autour d’une jeune fille attablée devant une liqueur ambrée. Assez jolie, la peau très blanche et les cheveux roux-carotte, elle venait visiblement de pleurer. Sa robe grise et son tablier à bavette la désignaient comme une domestique de quelque maison bourgeoise. Piers, l’air farouche et ennuyé semblait la protéger. Della, Betsy et leurs époux péroraient sans s’entendre, à leur habitude, pendant que Winny, les bras levés et gesticulants, semblait s’adresser au ciel.

— C’est affreux, affreux, des bandits partout !— Que se passe-t-il ? s’enquit Marianne en tentant de dominer les voix. Personne ne

l’entendit, mais la soubrette prostrée leva la tête, et constatant la présence élégante d’une femme du monde en robe de bal voulut se lever.

— Mandé pardon, madame, balbutia-t-elle.— Ne vous dérangez pas. Que se passe-il, enfin ?Une clameur de bienvenue salua Marianne. — C’est Iris, expliqua Winny. Elle est femme de chambre en bas de la rue, chez les

Cunningham. On a voulu la tuer !— Il m’a serré le gosier à deux mains, précisa la victime.— Devant chez nous ?

Page 54: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Comme je vous le dis, madame, devant la maison d’à côté. Je sortais d’ici par l’allée, il m’a sauté dessus et il m’a serrée à deux mains. J’ai eu peur, je vous dis pas !

— Je l’imagine volontiers. Et alors ?Iris leva au-dessus de son épaule, en direction de Piers, un regard humide de

reconnaissance et d’admiration. — Piers, c’est mon sauveur.— J’aurais dû t’accompagner jusqu’à ta porte, grommela le héros du jour en fronçant des

sourcils qui se voulaient redoutables.La jeune fille lui prit tendrement la main pour s’en caresser la joue. — Tu sais bien que mes patrons, ils aiment pas les matous, rappela-t-elle avec une

affectueuse douceur.Marianne ne crut pas utile de s’attarder au spectacle attendrissant de l’idylle. — Résumons-nous, dit-elle fermement. Vous étiez ici, dans cette maison, Iris ?— Juste à la porte de service, madame !Piers s’agita en rougissant. — On discutait, expliqua-t-il évasivement. Quand elle est partie, j’ai entendu son cri,

presque tout de suite. Le type la cramponnait. En me voyant foncer, il l’a laissée tomber, sans combattre, et il a filé comme un renard. J’aurais dû le courser, bien sûr, mais avec Iris dans le passage, qui ne respirait plus… J’ai pensé à elle, d’abord…

Au milieu du concert d’exclamations qui approuvaient la conduite du jeune homme, Marianne éprouva un malaise. Un enquêteur se renseignait sur elle, un étrangleur se manifestait dans les parages immédiats. La maison lui offrait-elle encore un havre de paix ?

— Crois-tu qu’il puisse s’agir du même personnage ? Que l’indiscret qui a interrogé ma petite Rosalinde et Nettie est aussi celui qui a tenté d’étrangler Iris ?

— Pourquoi s’en prendre à Iris, puisqu’il s’intéresse à toi ?— Mais quelle étrange coïncidence : on fait une enquête sur Mary Chilton, on la croit

femme de chambre, et voilà qu’en sortant de chez nous une femme de chambre se fait agresser sans raison apparente.

— Peut-être l’enquêteur voulait-il seulement l’interroger. Elle aurait pris peur et crié. Pour la faire taire, il aurait tenté de l’étrangler… Non, l’idée ne tient pas.

— Il m’en est venue une autre, dit Marianne. Iris a les cheveux roux, d’une nuance différente de la mienne, plus vive et moins dorée. Imagine un criminel qui rechercherait une fille rousse pour la tuer, qui connaîtrait son adresse sans toutefois l’avoir jamais vue…

— Il se serait mépris sur la personne ?— Pourquoi pas ?Bien qu’ébranlée, Winny restait sceptique. — Une personne qui ne t’a jamais vue pourrait mener une enquête sur toi,

naturellement. Mais pourquoi vouloir tuer ?— C’est invraisemblable, en effet. Et pourtant, ces deux événements sont si

extraordinaires, et si rapprochés… En se précipitant dans la pièce, Rosalinde interrompit leur dialogue.

— Maman, maman ! Il est là ! Je l’ai reconnu !— Qui ?— Le monsieur qui nous a parlé, dans le parc ! Il est là, viens voir, vite ! La petite était

déjà sortie. Marianne et Winny la suivirent dans l’escalier, puis jusque dans la chambre de Della et Larson, dont les fenêtres s’ouvraient du côté de la rue. Della se tenait en observation, mais en retrait, de manière à ne pas être aperçue.

— Il n’a pas bougé, dit-elle. Quel drôle de type !— C’est moi qui l’ai vu ! s’enorgueillit Rosalinde. Je faisais la lecture à tante Della, et je

l’ai reconnu, avec son vilain costume.Della se déplaça pour permettre à Marianne d’observer à son tour. Rosalinde prit la

Page 55: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

main de sa mère comme pour se rassurer, et se tint près d’elle. Dans la rue à peu près déserte, comme à l’accoutumée, un étrange personnage,

immobile et oisif, ne craignait pas de se faire remarquer. Assez corpulent mais de taille inférieure à la moyenne, il semblait porter des vêtements trop étroits, tout au plus convenables. Comme pour observer plus commodément le quartier général du clan ; il s’appuyait des épaules à la grille de la maison qui lui faisait face.

— Tout à l’heure, il allait et venait, et maintenant il regarde nos fenêtres. Est-ce que c’est un méchant homme, maman ?

Marianne scruta le personnage, qui lui était inconnu. On ne l’imaginait pas cruel, mais sa tranquille assurance avait quelque chose d’alarmant. Elle regretta l’absence de Piers, qui aurait éventuellement pu reconnaître sa silhouette.

— Je ne sais pas s’il est vraiment méchant, mais il pourrait l’être, ma chérie. Tu dois absolument l’éviter. Tu ne sortiras plus de la maison qu’avec l’oncle Larson ou bien Piers. Jamais avec une bonne, c’est bien entendu ?

Rosalinde promit solennellement d’obéir et quitta la pièce. — J’ai bien envie de traverser la rue pour lui tirer les oreilles, proposa l’énergique

Winny.— Il vaut mieux l’ignorer, dit Marianne. Si nous réagissons, nous laissons croire que

nous avons quelque chose à cacher. Je vais m’arranger pour ne pas m’en faire voir, et personne ne sortira seul, comme nous en avons décidé l’autre jour. Mais regarde ! On dirait que tu fais des émules, de l’autre côté de la rue.

Winny s’approcha pour mieux observer la scène. Un majordome confit de dignité s’était déplacé en personne pour interpeller le guetteur, qui sans apparemment se formaliser abandonna son poste d’observation après un bref dialogue et descendit la rue vers la Tamise, en direction de Sloane Square.

— Bon débarras, qu’il aille au diable, dit Winny. Dans quelques jours nous serons plus tranquilles. Ce départ à la campagne vient à point nommé. Si ce bonhomme te cherche, il n’aura pas l’idée d’aller te trouver dans le Dartmoor.

— Mais c’est impossible, voyons ! Je vais annuler ce voyage, Winny, pour rester près de Rosalinde, et près de toi aussi, et des autres. En cas de crise ou de danger, nous devons rester tous unis.

— Erreur, ma chère. Tu l’as dit toi-même : la pauvre Iris n’a sans doute subi cette agression qu’en raison de la couleur de ses cheveux. Dans la famille, personne ne risque d’être pris pour toi. En t’éloignant de Sloane Street et de Londres, tu te mets à l’abri, et du même coup tu écartes de la maison ces menaces incompréhensibles.

— Elle a raison, ajouta Della. En ne voyant sortir aucune fille rousse de la maison, ce guetteur finira par se lasser. Il n’est pas l’agresseur, sans doute, puisqu’il se montre. Mais toutes les précautions seront prises, et Rosalinde ne sortira que solidement accompagnée.

Pensive, Marianne acquiesça. Elle se rendrait à Buckland Manor. Sans doute la présence de lord Lambeth rendrait-elle les choses difficiles. Mais elle saurait pour cette fois accomplir sa mission, et continuer à s’acquitter de la dette contractée à l’égard de la famille. Elle mettrait son point d’honneur à dresser de Buckland Manor un plan si précis, avec une désignation si complète des objets, tableaux et valeurs diverses à emporter que Larson et Piers, dans quelques mois, compenseraient par une expédition véritablement fructueuse le manque à gagner résultant de sa récente négligence. Quitter la résidence des Falcourt avant de l’avoir explorée, n’était-ce pas en effet violer les règles élémentaires de la morale familiale ? Dans l’émotion, nul ne lui avait fait grief de ce manquement. Mais sa conscience lui dictait son devoir. Jamais elle ne se rendrait coupable de la même erreur. Éprouver de la sympathie à l’égard de Buckminster et de Pénélope, avoir scrupule à écorner leur fortune, quelle dérision ! Instruits de sa naissance, de sa condition véritable et de son activité, quel serait leur mépris ! Lambeth ne se faisait pour sa part aucune illusion. Sa cynique insolence impliquait même des jugements immérités. Il suffirait de l’éviter. Dans un groupe nombreux, une femme consciente de son devoir et forte de sa

Page 56: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

détermination parvient toujours à choisir ses relations privilégiées. Une fois la réunion champêtre terminée, jamais elle ne retrouverait sur son chemin l’abominable individu.

Au coin de la rue, la voiture fit halte. Celui qui attendait y monta précipitamment. En ôtant son chapeau dégouttant de pluie, il se laissa tomber sur la banquette, en face de lord Exmoor.

— Échec total, dit le comte d’une voix qui semblait siffler entre ses lèvres minces et rectilignes. Travail inachevé, erreur sur la personne. Vous me décevez.

En apparence impassible, Richard Montford manifestait pour qui savait lire sur son visage une colère implacable. Le nez pincé, les lèvres serrées, les traits tendus, il incarnait la cruauté.

— Je vous l’ai dit, ce n’est pas mon métier, répondit l’homme en évitant soigneusement le regard implacable que des yeux de rapace dardaient sur lui. Je ne suis pas un professionnel de l’assassinat.

— Pas de mots déplaisants entre nous. Vous connaissez mes raisons. Un mercenaire peut être indiscret.

— Et la victime d’un chantage se tait, n’est-ce pas, Richard ?À la dérobée, il vit se relever imperceptiblement, d’un seul côté, la commissure des

lèvres d’Exmoor. Souriait-il ? — On ne saurait mieux dire, reconnut-il cyniquement.Il se fit un silence. — Vous n’avez plus qu’à recommencer, reprit froidement le comte.— Attendre devant cette maison qu’une rousse veuille bien sortir… c’est impossible,

Richard. Ils se méfient sans doute, et ce garçon…— Vous ne le verrez plus, lâche que vous êtes. J’ai pour vous des nouvelles rassurantes.

Notre amie Mme Cotterwood participera à la partie de campagne donnée la semaine prochaine par Buckminster. Comme ma femme est sa cousine, et que Buckland Manor est voisin de Tidings, mon domaine du Dartmoor, il a eu la gentillesse de nous inviter à quelques épisodes marquants de cette réunion, comme il le fait en chaque occasion. Pour la première fois, je n’ai pas refusé. Il s’en est montré enchanté, bien sûr, et je le crois tellement sot qu’il ne mentait sans doute pas. Vous connaissez Bucky, bien sûr. Il a un cœur à inviter n’importe qui. Vous allez donc vous faire inviter, et nous aviserons.

Le passager fit un grand geste, qui signifiait son désarroi et son désespoir.— Je ne suis pas un tueur, Richard. L’autre jour, j’ai cru défaillir, j’en tremble encore. Et

pourtant cette jeune fille n’est pas morte. Non, c’est impossible !— Cessez de pleurnicher. Vous êtes assez lâche pour trouver la force d’accomplir les

actes les plus vils, si le désespoir vous menace. Et croyez-moi, votre situation est désespérée.

— Autant la laisser vivre, et courir le risque !— Vous voulez dire la certitude du déshonneur, de la déchéance sociale ? Ne m’obligez

pas à vous y plonger, malheureux !Il souriait cette fois sans retenue. Sa victime ulcérée grimaça de souffrance. — Vous jouissez du mal que vous infligez à autrui, n’est-ce pas ?— Il faut bien se distraire, dans ce monde terne et cruel. Résumons-nous. Ou bien vous

acceptez d’appliquer mon plan ou bien c’est le scandale.— J’accepte, bon sang !— Parfait. Je n’en attendais pas moins de vous. À bientôt, mon cher, dans le Dartmoor.Sur ces mots, le comte heurta de sa canne le toit de la voiture, qui s’arrêta. En gémissant

de colère et de honte, l’homme ouvrit nerveusement la porte. À peine avait-il sauté à terre que les chevaux reprenaient leur marche.

Page 57: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

8.

La préparation d’un séjour prolongé à la campagne n’est pas une mince affaire, dans le cas surtout où l’on n’appartient pas véritablement à la société des nantis qui disposent en cette matière d’une expérience familiale et traditionnelle. Marianne allait voyager en compagnie de Pénélope et de Nicole Falcourt, dans la berline qu’escorteraient à cheval le marquis et le baron. L’un et l’autre s’étaient présentés au domicile de Mme Cotterwood, dans l’intention de lui présenter leurs hommages. Sur les instructions données par Marianne, l’un et l’autre s’étaient trouvés courtoisement éconduits. En venant en calèche chercher Rosalinde pour tenir sa promesse, Lambeth espérait sans doute rencontrer sa mère. Mais la petite fille avait paradé dans Hyde Park sans que pour cela cet espoir fût couronné de succès.

Prétendument sortie dans le monde, Marianne vivait en réalité presque cloîtrée dans la maison, de manière à ne pas être aperçue par quelque espion, mais surtout pour se consacrer à la préparation d’un important trousseau. Les activités prévues pour la distraction des invités, depuis les promenades à cheval jusqu’au bal ouvert aux notabilités locales, impliquaient des tenues appropriées, dont certaines restaient à créer, puisque jamais Marianne n’avait eu l’occasion de briller dans le monde en d’autres lieux que les salons et les pièces de réception.

Ses vêtements de nuit eux-mêmes devaient être à la mesure de ses prétentions : peut-être devrait-elle partager sa chambre avec Pénélope, pour s’en tenir strictement aux consignes imposées par lady Ursula.

En conséquence, la couturière attitrée de la famille, appelée à se surpasser, avait reçu commande d’une tenue d’amazone de drap bleu nuit, ainsi que d’une robe de bal de satin vert émeraude. Della et Winny, habilleuses attitrées de Marianne, avaient couru les magasins pour trouver les gants, les chapeaux, les rubans et les mille futilités qui permettent de faire bonne figure dans le monde.

Lorsque vint le grand jour, Marianne était prête. À l’abri des rideaux, tous les membres de la famille guettaient l’arrivée de la voiture, qu’ils signalèrent par des clameurs et sifflements variés. Marianne eut cependant la surprise, en franchissant la porte revêtue de son costume de voyage, d’apercevoir Buckminster et Lambeth, qui venaient de mettre pied à terre pour la saluer galamment. Elle adressa au marquis un bref signe de tête, tandis que le baron bénéficiait d’un sourire radieux, de quelques mots pleins de coquetterie, et d’une main à baiser. Du coin de l’œil, elle observa Lambeth, dans l’espoir de le voir grimacer de colère. Cet espoir fut déçu, mais l’insolent ne perdait rien pour attendre.

Nicole Falcourt et Pénélope Castlereigh accueillirent dans la voiture Marianne, autour de laquelle Buckminster s’empressait. Lorsqu’il eut refermé la porte et se fut remis en selle, Pénélope sourit à demi.

— Bucky a le béguin pour vous, constata-t-elle avec une étonnante simplicité.La jeune fille éprouvait-elle de la colère, de la jalousie ? Marianne comprit qu’il n’en

était rien. Habituée à une sorte d’effacement, elle se résignait avec philosophie, sans révolte. Ne méritait-elle pas qu’on vienne à son secours ?

— Je ne tire ni gloire ni satisfaction d’un tel engouement, déclara Marianne avec une égale simplicité. Ce ne sont que des feux de paille. Qu’importe qu’on les attise ? Ils n’en

Page 58: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

brûlent que moins longtemps.Bien qu’elle eût à peu près le même âge que Marianne, Nicole ne put s’empêcher

d’éprouver au même titre que Pénélope, sa cadette de cinq ans, un étonnement admiratif. Le prestige de l’expérience exerçait son empire.

— La véritable affection se mesure à d’autres critères, reprit Marianne. Vous souvenez-vous de l’acharnement dont Bucky a fait preuve l’autre jour, lorsqu’il s’est agi d’arracher à lady Ursula son accord ? Elle l’intimide, pourtant !

— Je dirais plutôt qu’elle le terrifie, rectifia Nicole.— Eh bien, il a couru le risque d’un terrible affrontement, reprit Marianne, parce que

dans le fond de son cœur, sans qu’il le sache peut-être, une fête ne peut être réussie en l’absence de Pénélope.

— Vous le croyez vraiment ? s’étonna l’intéressée, qui de toute évidence n’attendait qu’une confirmation.

— Bien sûr. En s’entichant de ma personne, ce que je reconnais en toute modestie, un garçon aussi enthousiaste et sympathique que lord Buckminster croit vivre une aventure extraordinaire, parce que justement elle ne peut le conduire, s’il est un gentleman, à aucune issue positive. Laissons-le vivre dans cette illusion. Sa déconvenue n’en sera que plus douloureuse, et sa rédemption plus facile !

Les deux jeunes filles, ébahies, semblaient à l’écoute d’un oracle. — Vous voulez dire…— Je vais attiser le feu de paille, encourager les chimères de votre Bucky. Et aussitôt me

montrer si odieuse que de lui-même il en mesurera la vanité, et comprendra sa véritable inclination.

— Vous montrer odieuse, dit Pénélope, mais c’est impossible !— C’est très possible au contraire. Il me suffit de le contraindre à se priver de son loisir

favori…— Dans le Dartmoor, c’est la chasse.— Eh bien, j’en fais mon affaire. Une fois frustré par ma faute, il lui faudra comprendre

son erreur, ouvrir les yeux et trouver, non pas une consolatrice, mais celle qui est destinée à faire son bonheur. C’est aussi simple que cela !

Pénélope ne semblait pas tout à fait convaincue. — Ce serait simple si je vous ressemblais, dit-elle raisonnablement. Mais je manque

d’éclat, de… de ce qui attire les garçons. J’essaie bien de faire illusion, de me dépasser. Il m’arrive même de porter des robes que Nicole veut bien me prêter. Mais rien n’y fait, je parais toujours aussi terne.

Forte de ses premiers succès, Marianne ne craignit pas de persévérer dans son rôle de moralisatrice et de conseillère.

— Faire illusion ? Voilà précisément l’erreur. Bucky vous connaît depuis trop longtemps pour comprendre qu’il vous aime tout entière, mais il n’apprécie que vos qualités naturelles. À quoi bon en simuler d’autres, qui vous seraient étrangères ? Restez vous-même, Pénélope, et soyez présente dès que je me montrerai odieuse ou cruelle. Le contraste ne jouera pas en votre défaveur, je vous le garantis.

— Vous le croyez vraiment ?— Pour le reste… Vous pourriez vous coiffer autrement, il me semble. Ces bandeaux

réguliers conviendraient mieux à un visage dissymétrique. Chez vous, ils engendrent la monotonie. Et puis vous avez la peau trop claire pour ne porter que du blanc…

— Maman me l’impose, elle prétend que c’est la couleur de mon âge. À vingt-deux ans, je ne suis pourtant plus exactement une petite fille !

— Puisque Ursula veille au loin sur sa bru, je pourrais te prêter quelques-unes de mes robes pastel, suggéra Nicole.

— Les teintes pastel sont ravissantes sur vous, dit Marianne, parce qu’elles conviennent à votre blondeur. Le teint de Pénélope est si nacré que pour le mettre en valeur je ne vois guère que le bleu profond, ou le rose soutenu, peut-être.

Page 59: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Pendant que la voiture allait bon train sur la route de Salisbury, les trois femmes abordèrent les sujets les plus variés, et notamment le chapitre des hommes. Le nom de Lambeth fut prononcé.

— Le beau Justin ! ironisa gaiement Nicole.Pénélope, qui savait observer le monde, sourit malicieusement à Marianne. — Lui aussi vous voit d’un œil fort doux, remarqua-t-elle.— Bien vu, dit Nicole, mais il épousera Cecilia, la chose est sûre. Ils sont faits l’un pour

l’autre, puisque dans leurs familles les mariages d’amour se trouvent proscrits. Justin peut briser des cœurs, mais il n’épouse pas.

— Il suffit d’être prévenue pour ne pas succomber à son charme, déclara Marianne.La désinvolture de son intonation impliquait une parfaite maîtrise de sa sensibilité,

voire une indifférence amusée à l’égard des jeux de la séduction. Pénélope, dans une gesticulation théâtrale, leva les yeux au ciel, une main sur le cœur.

— Une fois bouclée comme un mouton et tout enveloppée de rose et de bleu nuit, peut-être attirerai-je moi aussi les doux regards du beau Justin ? Cecilia n’a qu’à bien se tenir ! C’est maman, qui serait contente !

Elles rirent de bon cœur. Lorsque l’on fit halte dans un relais afin de changer d’attelage, une telle amitié s’était nouée entre elles que Marianne aurait pu croire que leur fréquentation était ancienne, et qu’elles appartenaient effectivement au même monde. On mit pied à terre, et en application de la stratégie prévue pour conduire Buckminster au paroxysme de l’aliénation sentimentale, Marianne s’empressa de réserver à Lambeth ses sourires les plus engageants et ses regards les plus aguicheurs.

Un peu surpris au premier abord par une main languissamment tendue et des battements de cils affriolants, le marquis eut tôt fait de comprendre la finalité véritable de cette comédie. Pendant le repas léger que l’on prit pour effacer les fatigues de la première étape, il y tint de fort bonne grâce le rôle de l’amoureux transi en multipliant les compliments hyperboliques. Mais il y avait dans son regard une sorte de nonchalance amusée et cynique, qui rappelait à la protagoniste qu’il n’était pas dupe de son jeu. En lui offrant son bras pour la raccompagner à la berline, il profita d’un instant de relative solitude pour exprimer son amusement.

— Ne forcez pas votre talent, ma chère.— Comment ? De quoi parlez-vous, je vous prie ?— De ce marivaudage, qui devrait enflammer de jalousie le gentil Bucky.— Jamais une telle sottise ne m’est passée par la tête, voyons. Vous me prêtez des

intentions perfides, milord.— Eh bien, excusez-moi. Mais l’effet recherché est atteint. Voilà ce pauvre garçon tout

vert et tout déconfît, il fait pitié.Son attendrissement était feint. Il ironisait. Sur le même mode, Marianne s’étonna. — Seriez-vous homme à éprouver de la pitié pour vos semblables ?Lambeth sourit, de ce sourire vainqueur qui semblait si irritant. Dans les yeux verts dont

Pénélope avait tout à l’heure vanté la beauté, des paillettes d’or pétillèrent. — J’oubliais, dit-il cruellement, que toute sensiblerie est exclue de vos activités…

professionnelles.Elle le foudroya du regard. — Votre grossièreté serait digne du dernier des goujats, milord.Elle quitta dignement le bras de Lambeth et se dirigea seule vers le marchepied déplié.

Buckminster se précipita pour lui donner la main. Elle lui sourit, et se félicita de voir le visage avenant mais un peu pâle en effet du baron se colorer de rose.

Dans l’auberge où l’on passa la nuit, il fut tout loisible aux hommes de se mêler à la foule bruyante des buveurs et des dîneurs. En l’absence d’une salle à manger particulière, Marianne se réjouit en effet de partager avec Nicole et Pénélope une chambre, dans laquelle on leur servit leur dîner. Elle n’eut ainsi à se préoccuper ni de Lambeth ni de

Page 60: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Buckminster, qui à des titres différents ne laissaient pas d’être un peu encombrants. Le lendemain, on traversa le Dorset à vive allure, de manière à atteindre Buckland

Manor avant la tombée du jour. Lorsque après avoir quitté à Evansford la grand-route la voiture se fut arrêtée dans la cour d’honneur de l’imposant manoir, Buckminster se trouva provisoirement empêché de se consacrer à ses invitées par l’enthousiasme démonstratif de la foule des serviteurs, qui se précipitaient de toutes parts pour lui faire fête avec une bonne humeur attendrissante.

— Comme cela lui ressemble, murmura Pénélope. Il est si bon. Comme il est doux de voir des gens heureux !

Nicole Falcourt, qui avait longtemps vécu à Buckland Manor, semblait en proie à une sorte de nostalgie apaisée. Marianne, emportée par l’euphorie ambiante, accepta sans façon la main que Lambeth lui offrait pour descendre de voiture, puisque les valets, uniquement soucieux de saluer leur maître, ne se préoccupaient pas d’assurer leur service. Des chenils et des écuries accouraient palefreniers, piqueurs et valets de vénerie, accompagnés d’une foule de chiens qui ajoutaient au désordre.

Il se trouva pourtant une voix assez puissante pour dominer le brouhaha et capter l’attention générale.

— Bon sang, Bucky, amène tes invités, ne les laisse pas dehors, fais-les monter ici !Avec un évident illogisme, l’auteur de cette apostrophe dévala les marches du perron

pour courir à la rencontre de son fils et le serrer vigoureusement dans ses bras. Lady Buckminster, sœur de la fragile lady Falcourt, ne lui ressemblait en rien. Grande et fortement charpentée, comme son fils, elle avait le visage hâlé et comme tanné par la vie au grand air. Vêtue d’une incertaine tenue de cheval de drap marron dont l’état témoignait d’un long usage, elle portait de fortes bottes de cavalier. Un tricorne d’aspect militaire emprisonnait en partie sa chevelure grise. Véritable force de la nature, la baronne ne rappelait en rien le raffinement et la délicatesse des aristocrates londoniennes, gardiennes du décorum et soucieuses de la transparence de leur teint.

Lady Buckminster embrassa son fils sur les deux joues, frappa amicalement l’épaule de Lambeth de la main qu’il s’apprêtait à baiser, et tendit la joue à Nicole et à Pénélope.

— Contente de te revoir, Nicole. Trop maigre, comme d’habitude, nous allons corriger cela. Et toi, ma petite Pen, tu es venue seule, bravo !

Un peu embarrassée, la fille de lady Ursula commença à débiter son compliment.— Tout comme le fait maman, je regrette vivement qu’elle n’ait pu…— Balivernes ! s’exclama la baronne en balayant d’un geste toute velléité protocolaire.

Réjouissons-nous sans contrainte de son absence, qui est toujours la bienvenue. Ta mère te tient la bride trop courte, ma petite, elle bronche pour des vétilles, comme une bête ombrageuse. Et nous avons donc…

Elle se tourna vers Marianne, qui ne savait quelle attitude prendre. — … madame Cotterwood, naturellement. Bucky m’a fait de vous des éloges…

admirables, et du premier coup d’œil je vois que vous les méritez. Les Buckminster sont des connaisseurs, ne riez pas, mon petit Justin. Bienvenue à Buckland Manor, madame Cotterwood. Vous montez, naturellement ?

Marianne, initiée à l’équitation pendant son séjour à Bath, y avait participé à quelques paisibles randonnées.

— Chaque fois que l’occasion s’en présente, milady, répondit-elle prudemment. Je ne possède pas d’écurie.

— Une écurie à Londres ? Les chevaux n’y survivraient pas. Vous êtes bien à plaindre. Londres ? Jamais je n’y traîne mes bottes. Soyez tranquille, je vais vous trouver la monture de vos rêves ! Un peu d’entraînement, et vous montez aussi bien que Pénélope, la reine des Amazones ! Et maintenant, tous à la maison ! Qui m’aime me suive !

Voltant sur place, lady Buckminster prit sans se retourner la tête du cortège qui se formait dans un aimable désordre.

Deux invités les avaient précédés. Lady Buckminster les présenta à Marianne comme

Page 61: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

étant sir George Merridale et sa femme, Sophronia. Sir George, la quarantaine svelte, les cheveux blonds et rares, semblait placide et réservé. Son épouse, rondelette et brune, discourait sans discontinuer, à perdre haleine. En dix minutes, Marianne apprit les noms, surnoms, âges et qualités diverses des trois enfants du couple, les difficultés de leur éducation, et les mérites supposés des femmes de chambre françaises. Le monologue s’interrompit soudain par surprise, prenant Marianne de court.

— Qu’en pensez-vous ?— Euh… Je n’en ai jamais employé…— À mon avis, dit Nicole avec autorité, la nationalité ne fait rien à l’affaire.— Quel malheur ! se lamenta lady Merridale en se prenant le front à deux mains, pour

souligner la profondeur de son désarroi.Marianne observa ce geste dérisoire avec un intérêt soutenu. Les doigts et les poignets

de la pauvre femme ruisselaient positivement de bijoux. Elle portait trois bagues à la main droite, quatre à la main gauche, serties de pierres précieuses toutes différentes, dont un diamant blanc de taille exceptionnelle. Des anneaux d’or, très simples, encerclaient son poignet droit, tandis qu’au poignet gauche un bracelet d’émeraudes était assorti à des boucles d’oreilles d’une extrême sophistication. Ce surprenant étalage de bijoux avait quelque chose de choquant, et contrastait fâcheusement avec la simplicité de la tenue de lady Buckminster, ainsi qu’avec celle de son accueil.

— Lesquels choisissez-vous ?Une voix, celle de Lambeth, venait de lui murmurer à l’oreille. Marianne lui jeta un

regard oblique, et vit ses yeux pétiller de malice. Elle n’eut pas le courage de se fâcher. — Il y en a trop, répondit-elle sur le même ton. Ce serait lui rendre service.— Tout à fait d’accord. Nous pourrions peut-être faire le coup ensemble ?Marianne ne put retenir un sourire. Mais aussitôt, elle se souvint avec force qu’elle

détestait ce personnage : en mille occasions elle s’abandonnait à son charme, et oubliait de s’en défendre.

Lady Merridale, toujours pérorant, s’approchait dangereusement. Lambeth eut une soudaine inspiration.

— Voulez-vous voir les jardins, madame Cotterwood ? Ils sont très agréables. Marianne acquiesça avec empressement.

Elle était prête à tous les sacrifices pour éviter le babillage de la femme aux bijoux. — Quelle bonne idée ! s’exclama cette dernière, plus attentive que l’on aurait pu le croire

aux propos d’autrui. Allons-y tous ensemble, voulez-vous ? George, mon cher, votre bras !— Bonne promenade, dit Nicole Falcourt sans chercher à dissimuler son soulagement.

Je ne puis abandonner ma tante Adélaïde, hélas…On se rendit donc en groupe dans les jardins, Lambeth et Marianne ouvrant la marche

devant les Merridale, Buckminster, qui voulait suivre partout Marianne, sur leurs talons, et Pénélope, qui ne voulait pas quitter Buckminster, à son bras.

— J’aime marcher d’un bon pas, annonça Marianne à la cantonade. La marche accélérée m’est salutaire.

Lambeth opina gravement de la tête. — Eh bien, je vais tâcher de soutenir votre allure, madame, répondit-il le plus

sérieusement du monde.Ils prirent ensemble un départ si rapide que le reste de la troupe se trouvait largement

distancé lorsque s’ouvrirent devant eux les arcades d’une pergola de verdure. Dès qu’elle fut traversée, Lambeth, saisissant Marianne par la main, l’entraîna soudain à travers une pelouse jusqu’à un bosquet de lilas, qu’ils contournèrent. À l’abri de ce rempart, ils reprirent leur souffle, à l’écoute des autres promeneurs.

On entendit bientôt la voix de l’intarissable Sophronia, dont l’intensité sonore s’affaiblit peu à peu jusqu’à disparaître, en même temps qu’elle s’éloignait sur le chemin sinueux en compagnie de ses auditeurs. Marianne, qui riait sans vergogne de ce bon tour, poussa un soupir de soulagement.

Page 62: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Dieu merci, nous voilà débarrassés pour un moment de cette bavarde. Je plains la pauvre Pénélope, mais vraiment je n’y tenais plus.

Lambeth, content du succès de son stratagème, rit avec elle. Dans la vivacité de la course, ses joues fraîches étaient plus roses, et des boucles d’or sombre libérées de sa coiffure semblaient autant d’invites à la caresse. Oubliant les propos badins qu’il s’apprêtait à proférer plaisamment, Lambeth se laissa emporter par la sincérité.

— Comme vous êtes belle, murmura-t-il en levant la main pour caresser la joue de Marianne.

Son geste resta suspendu : d’un élan, elle s’y était dérobée. — Ne vous méprenez pas, milord ! Je ne vous ai pas suivie pour le plaisir de partager

votre solitude. Depuis l’autre soir, rien n’est changé entre nous !Lambeth s’inclina courtoisement. — Je me le tiens pour dit, madame, et rassurez-vous, je n’avais pas l’intention de vous

harceler. Il se trouve tout simplement que je n’ai pu contrôler mon langage, et que la vérité vient de me monter aux lèvres, tout naturellement, comme elle le fait parfois. Je n’en dirai pas davantage.

Pour confirmer la pureté de ses intentions, Lambeth s’appliqua à présenter cérémonieusement son bras à Marianne, qui après un instant de réflexion sceptique accepta de le prendre.

Le sérieux qu’il manifestait n’était pas feint. Séducteur réputé et homme du monde accompli, Justin Lambeth se reprochait les incroyables bévues qu’il avait commises dans ses relations avec cette étrange et fascinante aventurière. Trop amoureuse de la liberté pour ne pas s’offusquer d’une interdiction, elle avait aussi trop de caractère pour appartenir à l’espèce enviée mais méprisable des demi-mondaines. Vouloir l’éloigner de Bucky, lui proposer de l’entretenir, ces deux erreurs, tout au plus dignes d’un novice mêlé d’un rustre, avaient quelque chose d’impardonnable chez le futur duc de Storbridge.

Ses objectifs demeuraient les mêmes, naturellement. Il les atteindrait ensemble, puisqu’en séduisant la belle il mettrait son ami hors de danger. Avant de pouvoir entamer le travail de conquête, il importait d’aplanir le terrain, en obtenant son pardon.

— Madame Cotterwood, dit-il sur un ton quelque peu compassé, il me faut vous présenter des excuses. Je me suis livré à une imputation injurieuse, que je vous prie de pardonner. Je me suis mépris sur votre personne.

— C’est le moins que l’on puisse dire, répliqua vertement l’offensée.— J’ai prononcé des paroles indignes, renchérit Lambeth. Vous me taxez sans doute de

déraison, ou de vulgarité.— Pourquoi pas des deux, pour faire bonne mesure ?Surpris, il lui jeta un coup d’œil, et vit qu’elle s’amusait. — Vous me semblez bien intraitable, plaisanta-t-il.— Il y a de quoi !— Vous avez raison. Eh bien, je regrette de tout mon cœur les mauvaises paroles que j’ai

prononcées. Je me suis lourdement trompé sur votre compte.— Vraiment ? Voilà qui me semble étonnant. Pouvez-vous me dire, milord, les raisons

qui vous ont conduit à réformer votre jugement ?Elle ne plaisantait plus. Pris de court, Lambeth dut chercher ses mots. — Eh bien… c’est votre irritation, bien sûr, qui m’a fait comprendre mon erreur. Je vous

ai calomniée. Je me suis mépris sur votre moralité, sur votre respectabilité, voilà le mot. Cette prise de conscience ne peut qu’augmenter ma considération à votre égard.

— L’augmenter ? Voilà qui ne doit pas être bien difficile, dit-elle sévèrement, puisque je n’étais pour vous qu’une voleuse, une intrigante, et une femme vénale.

— Vous avez de ces mots ! Je récuse ce vocabulaire.Marianne s’arrêta, ce qui contraignit Lambeth à l’imiter, et à subir son regard

accusateur. — C’est celui qui convient, milord, dit-elle gravement. En spéculant sur ma niaiserie,

Page 63: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

vous commettez une lourde erreur. Comment voulez-vous me faire croire qu’il vous a suffi de quelques heures de réflexion pour changer d’avis ? Vous m’avez accusée de vol. Vous m’avez accusée de tentative d’escroquerie sur votre ami Buckminster. Et pour couronner le tout vous avez voulu acheter mes faveurs. Vous m’avez de sang-froid proposé de me mettre dans mes meubles, comme d’autres mettent des filles dans la rue !

Lorsque Marianne, après cette diatribe véhémente, dut reprendre son souffle, Lambeth put enfin manifester sa révolte, et son indignation.

— Mais bon sang, je vous ai surprise en flagrant délit ! Vous aviez déplacé le tableau, pour observer la porte du coffre !

— Je n’ai rien pris !— Non, bien sûr, puisque ma présence vous en a empêchée !— Imputation absurde ! Je redressais le tableau ! Ce coffre, pouvais-je l’arracher du

mur, et l’emporter sur mon épaule ?Lambeth resta un moment silencieux, hochant la tête comme pour se convaincre qu’il

avait bien entendu. — J’ai cru que vous alliez l’ouvrir, en effet. Mais depuis que j’ai le plaisir de connaître

votre famille, ce grand-père aux doigts agiles et ce jeune cousin à l’allure canaille, je comprends quel usage ces personnes entreprenantes peuvent faire des renseignements que rassemble une petite-fille, ou une cousine, qui leur ressemble aussi peu.

— Comment osez-vous…— Pour être tout à fait franc, je me demande encore si vous avez appris les usages du

grand monde afin de vous y introduire frauduleusement, ou si vous y êtes née, avant d’être contrainte par quelque catastrophe familiale à vous convertir à une autre existence.

Marianne parvint à garder son sang-froid. Cet aristocrate méprisant ne manquait pas de perspicacité. Il y avait la famille, en effet, cette famille qu’il n’aurait jamais dû rencontrer. Pendant un moment, elle l’avait oubliée. Par quelle prétention dérisoire souffrait-elle de se voir méprisée, puisque Lambeth n’était pas dupe ?

— Pensez ce qu’il vous plaira, dit-elle d’une voix blanche. Et ne m’importunez plus de flatteries ou d’excuses, dont je n’ai que faire. Je rentrerai seule.

Elle partit. Immobile, Lambeth la suivit des yeux. Par quelle nouvelle maladresse s’était-il obstiné à lui dire le fond de sa pensée ? En présence de cette beauté mystérieuse, pourquoi ne parvenait-il pas à mentir ?

Page 64: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

9.

Du haut des marches, Marianne aperçut, en conversation près de la porte d’un salon, l’objet de ses pensées. Il leva la tête, et leurs regards se croisèrent. Marianne se hâta de détourner le sien, en espérant que de loin Lambeth ne la voyait pas rougir, ce qui lui aurait donné à penser qu’elle l’avait cherché des yeux. Supposition d’autant plus humiliante qu’elle eût été avérée.

Avant de descendre l’escalier, elle marqua une courte pause, tel un champion qui s’apprête à entrer dans l’arène, ou une actrice qui va affronter les feux de la rampe le jour d’une première représentation. Car l’épreuve était pour elle toute nouvelle. Son expérience passée lui avait appris à tenir son rôle pendant quelques heures, sur la scène restreinte d’un salon ou d’une salle de bal, parmi des personnes aisément identifiables occasionnellement réunies.

À Buckland Manor, il en allait tout autrement. Le baron n’avait convié que des intimes, ou du moins des relations très proches, des personnes accoutumées à se fréquenter assidûment, dans le milieu fermé de l’aristocratie et de ses satellites. Pendant des jours et des jours, Marianne aurait à se surveiller, à n’émettre surtout aucune opinion qui fût étrangère à la mentalité particulière de ce microcosme, ni à laisser paraître une connaissance des réalités de la vie sociale qui excédait sans doute la compréhension de cette élite préservée de tout souci de subsistance.

On ferait nécessairement allusion à des personnalités célèbres dans leur milieu, et qui lui étaient inconnues. Avouer son ignorance, c’était se rendre suspecte. Avoir l’audace d’affabuler, c’était courir trop de risques. Affectant la sérénité, Marianne descendit lentement l’escalier, à la recherche de la délicate mais rassurante Pénélope.

Elle la trouva dans le salon, près de Buckminster, et fut satisfaite du travail accompli dans l’après-midi sur la toilette et la coiffure de la jeune fille. Avec la collaboration de Nicole Falcourt et sur ses propres directives, l’une de ses robes d’après-midi, d’un bleu soutenu, avait été adaptée à la silhouette plus frêle de Pénélope, dont la coiffure débarrassée des bandeaux étroits qui l’emprisonnaient, se déroulait maintenant en masses souples et soyeuses. Ruches et fanfreluches, en faveur chez lady Ursula, étaient bannies de la mise élégante et simple qui seyait à la pâleur distinguée de sa fille. Celle-ci devait d’ailleurs l’essentiel de sa métamorphose à l’absence d’une mère despotique, plutôt qu’aux soins avisés de ses conseillères.

Marianne pénétra dans le salon en surveillant Lambeth du coin de l’œil. Allait-il venir à sa rencontre ? Cette interception, la redoutait-elle, la souhaitait-elle ? L’intervention de Buckminster, qui se précipitait, mit fin à cette cruelle incertitude. Se sachant observée, Marianne répondit au sourire béat de son hôte par un mouvement des lèvres et des cils qui supposaient une sorte de ravissement plein de promesses, et lui tendit théâtralement sa main à baiser.

— Milord, enfin vous ! dit-elle à mi-voix.Son intonation était celle d’une naufragée reconnaissante, qui accueille son sauveteur.

Elle prit le bras de Buckminster et l’entraîna au hasard, comme s’ils eussent été seuls. Puisque Pénélope assistait à la scène, la première partie de son plan pouvait recevoir un commencement d’exécution. Il importait d’exalter l’engouement du baron, de manière à

Page 65: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

précipiter, sinon sa chute, du moins son retour à la raison. — Mademoiselle Castlereigh cache bien son jeu, dit-elle en confidence. Sans y paraître,

elle enrage !— Quoi ? Hein ? Pénélope ? Pourquoi ?— Parce que je vous enlève à son affection, bien sûr !— Pénélope ? Pas du tout. C’est une brave fille. Une amie d’enfance. J’avais dix ans

quand elle est née. Marianne éclata d’un rire cristallin et moqueur.— Voilà bien l’aveuglement des hommes, constata-t-elle avec commisération. Cette

jeune fille vous aime d’amour, milord.Il fallait absolument que Buckminster cesse de considérer Pénélope comme une

éternelle adolescente. Lorsqu’on se sait aimé, n’est-on pas tenté d’approuver la démarche de qui vous aime, de lui trouver mille vertus, et presque autant d’attraits ?

— Vous vous trompez sûrement, grommela Buckminster avec embarras.Comme pour mieux asseoir son jugement et se rassurer tout à fait, il observa d’un œil

sans doute nouveau Pénélope, qui devisait à quelque distance. — Chère madame, vous faites erreur, conclut-il après ce rapide examen.— Mais je vous l’ai dit, elle n’en veut rien laisser paraître ! Cela confirme bien mon

intuition ! Elle se résigne, ou fait semblant, la pauvre. Je la comprends, hélas. Le combat est trop inégal, n’est-ce pas ? Quelle malédiction, qu’un visage terne et ordinaire !

Tombant de haut, Buckminster ne savait plus que penser. — Il est très bien, son visage, protesta-t-il maladroitement. Je vous croyais son amie.Marianne rit encore, toute rayonnante de perversité triomphante. — Il le faut bien ! Pour se faire valoir, une belle avisée se trouve toujours un gentil

repoussoir, qui ne risque pas de lui ravir ses conquêtes !Réduit au silence par un cynisme qui l’étonnait, Buckminster resta un moment ahuri et

pensif. Marianne songea qu’à la réflexion elle jouait un rôle bien ingrat, tant il lui déplaisait de se rendre antipathique à un aussi aimable personnage.

Après un assez long temps de réflexion, Buckminster, en épicurien plus soucieux de son repos que d’exactitude, parvint à une conclusion bien propre à le tranquilliser.

— Je suis persuadé que vous ne parlez pas sérieusement, conclut-il fermement.— De quoi ? Ah oui, bien sûr, je plaisantais, voyons ! Qu’alliez-vous penser de moi,

méchant que vous êtes ?Rasséréné, Buckminster s’épanouit de nouveau. Mais une fois le germe du doute planté

dans son esprit, il ne manquerait pas de croître et de prospérer. Marianne se félicita de son ouvrage.

On s’approchait de Lambeth, dont l’interlocuteur semblait hennir. Buckminster fit les présentations. Marianne salua ainsi sir William Verst, monomane de l’élevage des pur-sang et à ce titre conseiller privilégié de lady Buckminster.

Parmi les autres invités, Marianne reconnut Alan Thurston et sa femme, Elisabeth, qu’elle avait rencontrés chez Nicole Falcourt. Membre du Parlement, Thurston était pour cette fois accompagné de son secrétaire, un certain Reginald Fuquay. L’abondance des activités parlementaires contraignait sans doute les hommes politiques à réfléchir et à penser en toute circonstance, et pendant leurs loisirs même. À moins que la présence d’un secrétaire ne fût précisément destinée qu’à donner l’impression d’un travail harassant. Alors que l’important Thurston, replet et chauve, ne payait pas de mine, Fuquay, grand et mince, les cheveux noirs bien qu’il approchât de la cinquantaine, ne manquait ni de distinction ni de prestance. Avec une sorte de modestie charmante, il savait briller dans la conversation.

Outre sir William, deux autres célibataires, comme lui amis de Buckminster, faisaient un contraste d’autant plus plaisant qu’ils semblaient inséparables. Lesley Westerton, personnage rondelet aux yeux bleus, à la chevelure blonde et longue, multipliait à plaisir les traits mordants et les remarques ironiques. Lord Chesfield au contraire, grand et noir de regard comme de poil, étonnait par un mutisme délibéré. Buckminster les présenta

Page 66: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

comme deux «copains du tonnerre» mais avoua à Marianne, en aparté, que Westerton n’était qu’un piètre cavalier, ce qui à Buckland Manor était une tare difficilement supportable.

Les autres personnes présentes étaient les Minton, un couple d’un certain âge convié par lady Buckminster, et les Merridale. Buckminster se hâta de fuir en compagnie de Marianne l’intarissable Sophronia, et s’approcha de Pénélope, qui devisait avec Westerton et son ami. Dès que Marianne se fut intégrée au groupe, elle se hâta de marivauder outrageusement, Westerton lui dormant avec brio la réplique sous l’œil sourcilleux de lord Chesfield. Bucky souffrait le martyre, mais elle persévéra dans sa résolution, jusqu’à le décourager complètement en prenant le bras du blond Westerton pour se faire expliquer un tableau de genre, qui représentait essentiellement des cavaliers. Abandonné, le baron se laissa consoler par Pénélope.

Westerton, que Chesfield écoutait en silence, ne risquait de toute évidence pas d’accabler Marianne de ses assiduités, ce qui en faisait un fort agréable compagnon. Expert en commérages, il passa vite de la Renaissance flamande à l’actualité de l’Angleterre contemporaine, et signala en premier lieu la mésalliance de George Merridale.

— Il l’a épousée pour sa fortune, vous pensez bien. Le grand-père de Sophronia ? Un simple bourgeois. Mais riche à millions. Merridale ? Un fils de bonne famille. Mais ruiné. Ainsi va la vie !

Marianne, rappelée par ces considérations pratiques à l’essentiel de sa mission, se promit de localiser la demeure des Merridale, de manière à élargir le champ d’action de Larson et de Piers.

— Ce tableau, poursuivit Westerton en revenant à son premier propos, on pourrait en donner vingt mille livres.

Marianne, non sans un peu de remords, inscrivit mentalement le Bruegel sur sa liste provisoire.

— Les Thurston me semblent assez sympathiques, risqua-t-elle.— Assez ? Je dirais plutôt «moyennement». Thurston est moyen en tout : intelligence

moyenne, fortune moyenne, frasques de jeunesse sans importance… Son secrétaire est plus intéressant que lui, je crois. Il s’exprime bien, et il sait écouter les bavards de mon acabit : voilà un signe d’intelligence !

Westerton rit le premier de cette saillie, en examinant complaisamment le reste de l’assistance.

— Ce bon Verst, ce n’est pas un mauvais cheval, lança-t-il. Mettez-lui un mors et une selle, il gagne le Derby !

— Vous n’êtes pas tendre avec vos amis, fit observer Marianne.— Cela dépend, rectifia le médisant personnage. Prenez Lambeth, par exemple. Je n’en

dis rien. Pourquoi ? Parce qu’il frappe trop vite, et trop fort !Il rit encore, enchanté de sa pirouette verbale. Instinctivement, Marianne observa de

loin Lambeth. Appuyé au manteau de la cheminée, il conversait avec lady Buckminster. Il souriait à la mère de son ami, confiant et affectueux, le visage détendu. Marianne éprouva un léger pincement au cœur : jamais Lambeth ne la caresserait d’un tel regard.

Rien n’échappait à Westerton, observateur méticuleux et impitoyable. Le soupir qui venait d’échapper à la jeune femme fit courir en lui le frisson de la découverte.

— Par pitié, s’écria-t-il, dites-moi tout ! Le futur duc de Storbridge vous a causé quelque tort, je le pressens. Aurait-il froissé votre sensibilité ? Ne niez pas, je sens ces choses !

Marianne, un peu confuse, se contenta de répondre par un geste évasif. Elle ne tenait pas à alimenter la chronique impertinente de Westerton. Inopinément, lord Chesfield sortit de son mutisme, la dispensant provisoirement de répondre.

— Les Storbridge, des orgueilleux, déclara-t-il d’une voix étonnamment profonde.Westerton, sans doute surpris de l’entendre parler, se hâta d’approuver ce jugement

lapidaire. — Orgueilleux, Ches, c’est bien le mot. Je l’ai toujours pensé.

Page 67: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Comme averti par un sixième sens de l’intérêt qu’il suscitait, Lambeth à ce moment tourna la tête, et darda sur le trio un regard aigu.

— Pauvre de moi, gémit comiquement Westerton. Par votre faute, madame, je viens de me mettre deux lords sur les bras. De Buckminster, à qui nous venons de vous enlever, je fais mon affaire. Mais Lambeth… C’est une autre paire de manches. Vais-je encourir sa hargne, pour l’amour de vos beaux yeux ?

Ce disant, il fit de la main un signe amical en direction de Lambeth, qui resta impassible. Marianne voulut se montrer rassurante.

— Ne vous inquiétez pas. Ce regard noir ne vous est pas destiné. En cette affaire, qui n’est qu’une peccadille en vérité, je suis la seule en cause.

Westerton émit un long soupir, qui disait son scepticisme. — Je n’en suis pas persuadé, madame. Ce regard vous est bien destiné, je vous l’accorde,

mais il n’est pas courroucé, il est, comment dirais-je… possessif.— À Dieu ne plaise ! s’exclama vivement Marianne.Westerton s’empressa, au comble de l’excitation. — Chère madame Cotterwood, vous me mettez sur des charbons ardents, je l’avoue. Ne

me cachez rien. Ce Lambeth vous a offensée je gage. Voulez-vous que je lui jette le gant, que je le défie en duel ?

Il fit rouler ses yeux bleus, qui semblaient ceux d’une poupée. Marianne se laissa gagner par son humour.

— Je vous en dispense, galant chevalier. Pour la seconde fois, la voix sombre de lord Chesfield retentit.

— Dommage, Lesley, tu m’aurais pris comme témoin.Lambeth, sans doute conscient de susciter des commentaires, se détacha soudain de la

cheminée à laquelle il s’appuyait pour traverser résolument la pièce, en direction des rieurs. En annonçant d’une voix de stentor le dîner, le majordome arrêta son élan. Il revenait en effet au marquis, porteur du titre le plus prestigieux, d’offrir son bras à la baronne pour la conduire à table. Pendant qu’il s’acquittait de son devoir, Marianne rassurée prit le bras de Westerton et se plut à musarder avec lui en fin de cortège.

Le lendemain matin, il fallut se lever de bonne heure. Pour complaire aux caprices champêtres de lady Buckminster, le déjeuner serait en effet servi sur l’herbe dans le cadre prestigieux de Lydford Gorge, non loin des chutes de la Dame Blanche. Le site se trouvant à une certaine distance du manoir, l’expédition donnerait lieu à une promenade équestre de quelque importance. Connaissant les goûts du baron en ce domaine, Marianne entendait bien saisir l’occasion de mettre Pénélope en valeur. Alors que la jeune fille montait en écuyère accomplie un hongre fringant, Marianne, conformément à ses vœux, se vit attribuer une jument placide et presque somnolente. Buckminster parvint à la mettre en selle, malgré sa gaucherie, et en galant homme régla l’allure de son pur-sang, qui se nommait Nestor, sur celle de la triste rossinante, de manière à ne pas l’abandonner. Marianne se réjouit en catimini de voir le baron jeter des regards d’envie aux cavaliers de tête. Nicole, Pénélope, Verst et Lambeth galopaient de concert et multipliaient les écarts et les courses. Un groupe mené par la baronne, avec les Thurston et les Merridale, les suivaient au grand trot, pendant qu’en arrière-garde le baron se morfondait. Pour comble de désagrément, Westerton, excipant de sa maladresse, partageait avec lui le plaisir d’accompagner Marianne, et faisait de l’esprit comme quatre. Pour donner à la conversation un tour qui lui fût plus familier, Buckminster attira l’attention sur le cheval que montait Lambeth.

— Il s’appelle Rodrigue. Superbe, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est le propre frère de mon Nestor. Deux perles des haras de lord Carrington !

— Le cheval m’exaspère, gémit Marianne. J’aurais préféré faire le voyage en voiture.— En voiture, on respire mieux, renchérit Westerton, et on voit tout aussi bien le

paysage.

Page 68: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Buckminster adressa en silence à Westerton un regard méprisant, mais sourit aimablement à Marianne.

— Il n’y a pas de chemin carrossable, expliqua-t-il. Les voitures qui transportent le matériel font un long détour, et nos porteurs devront achever le parcours à pied.

— Je plains ces pauvres gens, dit Marianne un peu plus vivement qu’elle ne l’aurait voulu. Tout cela en vaut-il la peine ?

— Les gorges de la Lyd sont superbes, affirma Buckminster. La cascade de trente mètres vous surprendra.

Marianne fit une moue dubitative. — Je l’espère bien. Il fait si chaud déjà ! Et ce soleil… Je crains qu’il ne me gâche le teint.

Je suis affreuse, n’est-ce pas ?Avant de protester, le baron eut comme une hésitation. Peut-être commençait-il à

regretter son engouement ? — Mais vous êtes superbe, au contraire ! s’écria-t-il avec un temps de retard. Après avoir

franchi une longue ondulation de terrain, on aperçut trois cavaliers qui s’approchaient sur la lande au galop de leurs superbes montures. Lady Buckminster les saluait de loin, en criant des mots de bienvenue.

— Voilà le comte d’Exmoor et ses invités, annonça Buckminster avec une remarquable absence d’enthousiasme. Cecilia Winborne et Fanshaw, son frère sont en ce moment chez lui, à Tidings.

À en juger par son intonation, Marianne songea que l’une au moins de ces trois personnes déplaisait fortement à Buckminster.

— Cecilia Winborne… La jeune fille qui doit épouser lord Lambeth ? interrogea-t-elle avec détachement.

— Les fiançailles ne sont pas encore faites.— Il me semble que Mlle Winborne ne vous est pas sympathique, milord.Le visage du baron se détendit, et son sourire lui revint. — On ne peut rien vous cacher, madame Cotterwood. Les Winborne se surestiment, à

mon avis. Bonne famille, belle fortune, mais pour ma part je n’épouserais pas cette prétentieuse.

— Vous la laissez à lord Lambeth ?— Cela fait cinq ou six ans que leurs familles les ont mariés, ricana Westerton, mais

Justin n’est pas pressé de conclure. Ne dit-on pas que le mariage sonne le glas de la vraie vie ?

Marianne s’abstint de relever ce que cette observation, au demeurant pessimiste, avait de déplacé, puisqu’elle était faite en présence d’une personne qui était supposée avoir du mariage, de la vie et de la mort une expérience personnelle. En qualité de veuve putative, elle feignit de n’avoir rien entendu, et observa avec une attention soutenue les nouveaux arrivants.

Lord Exmoor, élégant et racé, l’allure altière, était de la sorte d’hommes qui restent minces et dynamiques en vieillissant. Les cheveux argentés aux tempes, ce quinquagénaire aux traits nets n’aurait pas manqué d’un certain charme si ses lèvres, rectilignes et très minces, n’avaient donné à son visage une expression méprisante et cruelle, qu’aggravaient des sourcils rectilignes eux aussi et très sombres, et des yeux noirs au regard étonnamment aigu et pénétrant. Il se tenait très droit en selle. À ses côtés, Cecilia Winborne et son frère auraient pu passer pour des jumeaux, tant leurs traits étaient semblables. La chevelure d’un noir de jais et les yeux gris clair, ils auraient été très séduisants, s’ils n’avaient semblé incarner la morgue aristocratique.

Lady Buckminster salua cordialement lord Exmoor et les deux jeunes gens. Marianne nota que Cecilia Winborne cherchait des yeux Lambeth, qui jouait les indifférents en parlant à l’oreille de Rodrigue, son étalon. Nicole Falcourt était à ses côtés. Elle poussa son cheval pour s’approcher d’Exmoor, et l’interpeller.

— Je pensais voir Deborah, dit-elle d’une voix agressive.

Page 69: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Marianne s’étonna de voir l’aimable Nicole dans un tel état de nervosité. Le visage blême et le regard dur, elle semblait chercher querelle au comte, qui pour sa part restait impassible.

— Lady Exmoor n’a pu se joindre à nous, dit-il très calmement. Votre sœur est souvent souffrante, n’est-ce pas.

Nicole, les traits tendus, semblait retenir sa respiration. Elle était donc la belle-sœur du comte, ce que Marianne ignorait. Lorsqu’elle lui lança la réplique, Marianne sursauta, comme le firent tous les autres témoins de la rencontre.

— Par votre faute, Richard. Elle ne s’est pas remise de son mariage, n’est-ce pas.Une sorte de paralysie pétrifia l’auditoire. L’atmosphère semblait chargée d’électricité. — Bon sang, ça la reprend, bougonna Buckminster. Excusez-moi, madame Cotterwood.Il se hâta de pousser à son tour son cheval contre celui de Nicole, pour s’avancer vers le

comte. — Content de vous voir, Exmoor. Il est dommage en effet que Deborah ne puisse être

des nôtres. Nicole comptait bien la voir, comme nous tous. Ce sera pour une autre fois !Marianne observait la scène avec le plus grand intérêt. D’ordinaire amène et bon enfant,

Buckminster pour cette fois faisait preuve d’autorité. Il avait discrètement pris le poignet gauche de sa cousine et le serrait, en lui imposant son regard. On put croire un instant que Nicole, qui se raidissait, allait se débattre pour s’en libérer et poursuivre sa diatribe, mais elle prit sur elle, et parvint à esquisser un sourire contraint.

— Une autre fois, en effet, murmura-t-elle en regardant ailleurs.— Transmettez à Deborah tous nos vœux de rétablissement ! conclut rondement

Buckminster.— Voilà bien du temps perdu, maugréa sa mère. En route !On repartit, à une allure raisonnable. Buckminster, qui ne quittait pas sa cousine,

menait le train en compagnie de Pénélope. Le comte rétrograda pour se mettre au niveau d’Alan Thurston, pendant que Cecilia Winborne et son frère s’agrégeaient au groupe formé par Verst, Lambeth et les autres jeunes gens. Sans ralentir l’allure, Cecilia se retourna, et vit Marianne, qu’elle examina posément pendant quelques secondes, le visage inexpressif.

Marianne observait les cavaliers depuis l’arrière-garde, à demi attentive au bavardage de Westerton. Elle vit que Lambeth, se laissant distancer, échangeait quelques mots avec les Minton et avec Reginald Fuquay, le secrétaire de Thurston. Un moment plus tard, il mit son cheval au pas, et attendit patiemment Marianne et son compagnon, qu’il salua l’un et l’autre fort courtoisement.

— Vous abandonnez Chesfield, Westerton ? Voilà qui ne vous ressemble guère !— Tout le monde n’est pas né dans une écurie, riposta aigrement l’homme aux cheveux

blonds. Je ne me ridiculise sur cet animal que par égard pour la baronne.— Elle n’est pas la seule à vous manifester de l’intérêt, mon cher. Mlle Winborne s’est

étonnée de votre manque d’empressement à son égard.— Cecilia Winborne ? Elle ne m’aperçoit même pas, pauvre ver de terre, depuis son

Olympe !Lambeth sourit avec indulgence, négligeant de mettre en doute l’un et l’autre des

éléments de comparaison. — Cela ne vous empêche pas d’aller la saluer, Westerton. Votre monture n’attend qu’une

double talonnade pour adopter une allure plus digne de la confiance que la baronne met en vous.

Westerton soupira ostensiblement et fit une moue fâchée. — C’est entendu, Lambeth, j’abandonne le terrain. Madame Cotterwood, excusez-moi, je

vous prie.Il partit au grand trot, un peu de guingois, en recherche permanente de son assiette.

Marianne jeta à Lambeth un regard critique. — Vous ne craignez pas de vous montrer désagréable.— Je le reconnais volontiers.

Page 70: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Ils n’en dirent pas davantage et chevauchèrent un temps en silence. Lambeth, après avoir pris soin de rester seul avec Marianne, semblait en quête d’un sujet de conversation. Il fit enfin un geste vers la tête du cortège qui s’étirait. Buckminster menait toujours le train, entre Pénélope et Nicole.

— Votre galant vous a quittée, ironisa-t-il.— Et j’ai perdu le second, par votre faute, répondit-elle sur le même ton.— Je reconnais mon crime à l’égard de Westerton. Mais en ce qui concerne Bucky, je

plaide non coupable.Marianne aurait voulu battre froid à l’exaspérant personnage. Mais le désir de satisfaire

sa curiosité l’emporta. — Quelle scène étrange, tout à l’heure. Je ne l’ai pas comprise.— Je doute que Bucky en sache plus que moi. Mais une chose est certaine : bien qu’il soit

son beau-frère, ou pour cela, peut-être, Nicole déteste le comte d’Exmoor.Il prononçait ce nom avec une sorte de dédain. — Vous ne semblez pas le tenir en grande estime, vous non plus.— Disons qu’il ne m’inspire ni haine ni sympathie. L’aversion que Nicole nourrit à son

égard ne s’explique pas clairement. Je suppose qu’elle lui reproche son attitude à l’égard de sa femme. Deborah reste cloîtrée à Tidings, non loin d’ici, elle ne vient jamais à Londres, et elle est constamment souffrante. En neuf ans, elle n’a pu donner au comte l’héritier qu’il en attendait sans doute.

Comprenant les choses à demi-mot, Marianne se retint de relever l’étrangeté du vocabulaire. Dans ces familles aristocratiques, il n’était pas question de chérir un enfant, mais d’assurer une succession.

Cecilia Winborne se retourna une fois de plus et dévisagea Marianne sans manifester la moindre réaction. Cette impassibilité même impliquait une sourde hostilité. Lambeth s’en égaya. — Cecilia surveille son capital, il me semble.

— Son capital ?— Allons, madame Cotterwood, ne faites pas l’innocente ! Les rumeurs sont

nécessairement parvenues jusqu’à vous !— En effet. Sont-elles véritablement fondées ?— Bien sûr. Nos familles ont décidé de conclure une alliance, que Cecilia a le bon goût

d’approuver.— Et vous-même ?— Le choix est judicieux. On aurait pu me trouver une fiancée assez sotte pour rêver de

barcaroles, de sérénades au clair de lune et d’effusions sentimentales. Cecilia se tient heureusement au-dessus de ces contingences vulgaires. Elle n’a que faire de la sensiblerie, que pour ma part je déteste.

— Mais il n’est pas question entre vous d’a… d’affection ?— Un mariage est une affaire trop sérieuse pour être confiée à des amoureux, chère

madame. Il se conclut entre chefs de famille, devant notaire.Sans raison véritable, Marianne éprouva une sorte de compassion mélancolique. — Chez les ducs, peut-être. Mais ce n’est pas une règle universelle, grâce au ciel !Les yeux de Lambeth brillèrent d’un éclat diabolique et joyeux. — Vous avez donc fait un mariage d’amour, chère madame. Comme je vous envie !Prise en défaut, Marianne sursauta. Elle avait commis l’erreur d’oublier son personnage

de veuve. Il ne lui restait qu’à s’offusquer. — Cela ne vous regarde pas, milord !— Vos sentiments vous appartiennent, en effet. Mais la personnalité de M. Cotterwood

pique ma curiosité.— Ne comptez pas sur moi pour la satisfaire. Je refuse de faire de mon époux un sujet de

conversation !— Noble résolution ! Mais vous pourriez peut-être m’en dire un tout petit mot. En

répondant par oui ou par non par exemple, à la question : est-il vraiment mort ?

Page 71: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Quelle honte ! s’indigna Marianne en rougissant comme une pivoine.La colère l’enflammait, en même temps que la confusion. Lambeth voulut l’apaiser. Il se

fit persuasif. — Allons allons, ne vous donnez pas la peine de porter un déguisement en ma présence.

Je suis le seul ici à savoir que vous jouez la comédie, et cela m’est tout à fait indifférent, sous la réserve bien sûr que vos amis ne s’avisent pas de déménager Buckland Manor jusqu’au dernier tabouret.

— Tant que l’on ne touche pas à ses écuries, la baronne ne s’apercevrait de rien, riposta Marianne avec une sincérité qui pouvait passer pour de l’humour.

Lambeth sourit à demi. — Je le crois volontiers. Mais là n’est pas la question.— Où est-elle, je vous prie ?— Je veux savoir qui vous êtes, lorsque vous quittez le théâtre de vos exploits pour

redevenir vous-même. Par exemple, je connais Rosalinde, votre fille. Je connais votre beauté, l’ardeur de votre tempérament. Et puis rien d’autre. Ce nom de Cotterwood, vous appartient-il ? Il m’arrive d’en douter.

— L’absurdité de vos propos devrait vous confondre, milord. Si j’étais aussi menteuse que vous le prétendez, irais-je vous dire une autre vérité ? Pourquoi ?

— Pour le plaisir d’établir par exception des rapports sincères avec une autre personne.— La nature des rapports que vous souhaitez établir m’est parfaitement connue. Je ne

confonds pas le cynisme et la sincérité.— En êtes-vous bien sûre ? Une proposition franche et sans équivoque me semble bien

plus respectable que la plupart des mariages. Au moins se fonde-t-elle sur un désir que l’on ne saurait feindre.

Méprisante et désabusée, Marianne acquiesça sans conviction. — Cela peut se dire de l’homme, peut-être, de celui qui investit. Le désir de l’acheteur est

bien réel. Mais il fait un marché de dupe. En qualité de marchande complaisante, la femme ne lui dit que les mots qu’il souhaite entendre. En commerçante avisée, elle peut le satisfaire d’illusion.

Lambeth salua ce trait d’un sourire amusé. — Vous êtes décidément impitoyable !— Je suis réaliste. Vous ne fondez vos satisfactions que sur l’intérêt. Mariage d’argent ou

de raison, liaison vénale, tout s’achète, dans votre monde. Pourquoi répugnez-vous à vous l’entendre dire ? Pourquoi refuser d’admettre que toute spontanéité se trouve exclue de ces relations ?

— Votre spontanéité, votre ardeur, je les ai éprouvées, dit Lambeth d’un ton pénétré, elles ne sont pas feintes. N’essayez pas de m’en dissuader, j’en ai fait l’expérience. Je ne suis en quête d’aucune illusion, Marianne. Je veux retrouver cette chaleur, cette flamme que j’ai éveillée en vous. Elle était naturelle et sincère.

Il la tenait sous le feu de son regard. Ses yeux aux reflets mordorés imposaient leur volonté, exigeaient l’approbation, la soumission. Spontanément, Marianne faillit s’abandonner. Son cœur battait plus fort, des sensations encore inconnues l’invitaient à s’approcher plus près de cet homme qui l’attirait comme nul ne l’avait fait avant lui. Un désir aussi fort, aussi profondément ressenti, ne pouvait être seulement physique.

Il suffit cependant d’un rire de femme, venu du groupe de tête, pour rappeler Marianne au sens des réalités, et au peu de cas qu’il faut faire des belles paroles. L’émotion qui colorait ses joues abolie par ce minuscule incident, la raison put reprendre son empire, et lui dire son erreur. En s’abandonnant à la magie d’un enchanteur sans scrupule, elle reniait sa mission et sa nature, elle se reniait elle-même.

— L’illusion, milord, c’est vous qui la créez. Votre dessein profond, dussiez-vous pour l’exécuter me réduire au rang de femme entretenue, est de protéger ridiculement votre ami Buckminster !

— Buckminster ? Que vient-il…

Page 72: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Lambeth se reprit. De la façon la plus étonnante, il s’était si naïvement laissé emporter dans le feu de la discussion que Buckminster était complètement sorti de son esprit. Il s’impatienta.

— Il n’est pas question de Buckminster. Il n’est question que de nous.— De nous ? Ce «nous» n’existe pas ! Qu’aurais-je en commun avec vous ?— Mais il ne tient qu’à vous…Il se reprit de nouveau. À quoi bon argumenter, lorsqu’il n’est question que de séduire ? — Brisons là, conclut-il. J’ai promis de ne plus vous importuner.Pendant plusieurs minutes, ils chevauchèrent en silence. Un peu à l’écart du chemin de

terre, Marianne avisa une étrange construction, une sorte de lourd portail surbaissé, constitué de poutres mal équarries, qui semblait donner accès à une cave creusée dans la colline. D’anciens déblais étaient devenus autant de monticules verdoyants.

— C’est une ancienne mine, expliqua Lambeth. Une mine de fer ou d’étain, je ne sais plus. On trouve dans le Dartmoor quelques mines de ce genre, qui sont en exploitation depuis les temps les plus anciens. Celle-ci est abandonnée depuis plus de dix ans. Elle s’appelait Sarah.

— Un nom de femme ?— Toutes les mines portent des noms de femme, dit complaisamment Lambeth.— Pourquoi ?— Parce qu’elles se font remarquer dans le paysage, et qu’elles sont fatales aux

imprudents !Il rit de si bon cœur que Marianne ne songea pas à se formaliser, ni à regretter de lui

avoir tendu cette perche. Sans songer à rattraper d’autres membres de la troupe, Lambeth s’attarda à commenter pour elle les différents aspects du paysage. On atteignit enfin les gorges de la rivière Lyd, encaissées entre des parois presque verticales et couvertes de verdure, dans lesquelles s’ouvraient, inaccessibles, des grottes mystérieuses.

À quelque distance, les domestiques envoyés en avant-garde avaient préparé le pique-nique. Des palefreniers prirent en mains les chevaux, et les invités de lady Buckminster se disposèrent en une sorte de cercle approximatif, sur des rochers et des souches que protégeaient des plaids. La chute dite de la Dame Blanche grondait à proximité, de la façon la plus rafraîchissante.

Des mets de toutes sortes, disposés sur des plateaux ou sous des cloches d’argent, étaient offerts par des laquais et des servantes. Les messieurs goûtaient pour la plupart des vins fins dans des timbales et des coupes. Lady Buckminster, accoutumée de longue date à la rusticité des repas champêtres, semblait prendre un malin plaisir à observer les maladresses des autres dames, et à les mettre dans l’embarras en provoquant autour de certaines l’empressement des serveurs. Sophronia Merridale, accablée de prévenances et presque étouffée de gâteries, s’en trouvait pour une fois réduite au silence. Son époux saisit cette occasion inespérée pour faire entendre sa voix.

— Savez-vous, dit-il, que nous nous trouvons au cœur même d’un repaire de redoutables bandits ? Les Gubbins, c’était leur nom, pillaient les fermes et les villages des alentours. Leurs forfaits accomplis, ils venaient se réfugier près de la Dame Blanche, dans ces grottes aériennes dont vous voyez encore les ouvertures, sur les parois. On ne pouvait les en déloger, tant le sentier qui court à mi-hauteur de la falaise est étroit.

— C’est de l’histoire ancienne, dit Buckminster, sans doute soucieux de rassurer l’assistance.

— Mais pas du tout, les bandits courent toujours ! s’écria sa mère avec pétulance. N’ayez pas peur, ils ne nous guettent pas depuis ces ouvertures…

Elle marqua une pause, pendant laquelle plus d’un regard craintif se leva vers les mystérieuses bouches d’ombre.

— … Mais ils existent bien, quelque part dans la région. Personne ne sait où ils se cachent, ni qui ils sont. Leur chef est un garçon charmant, paraît-il. Les braves gens de la campagne l’appellent «le Gentleman». Un homme d’une galanterie… On raconte à son

Page 73: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

propos mille anecdotes. Il aurait laissé par exemple à une dame son collier, de manière à ne pas déparer sa jolie gorge !

La baronne éclata de rire, au risque de déplaire à certains de ses invités, plus soucieux de morale que de pittoresque ou d’humour.

— Un bandit est un bandit, grommela Thurston. La corde !— Certains gentilshommes se sont bien mal conduits au cours des siècles, fit observer

Westerton. Ne peut-on imaginer un bandit qui serait gentleman, de nos jours ?— La pureté de la race garantit la qualité ! affirma Verst.— Nous ne sommes pas des chevaux, dit Lambeth. Qu’en pensez-vous, madame

Cotterwood ?Ses yeux brillaient d’une malice que Marianne était seule à percevoir. Elle ne se

laisserait pas prendre au dépourvu. — Des chevaux, milord ?— Non, bien sûr. D’un malfaiteur, disons d’un voleur, qui se conduirait en gentleman.— Pourquoi pas ? Pas plus que l’élégance physique, l’élégance morale n’est le privilège

d’une caste, il me semble. Il est sans doute de bons diables, et de méchants propriétaires.Marianne souligna cette déclaration d’un sourire si lumineux que la plupart des

hommes présents saluèrent l’épigramme. On cria au paradoxe, et Buckminster, de confiance, applaudit. Cecilia Winborne, qui ne partageait pas cet enthousiasme et n’était pas femme à se réjouir du succès d’une autre, posa la main sur le bras de Lambeth, comme pour rappeler ses droits.

— Dites-lui de se taire, Justin, elle ne sait pas qui vous êtes…Le bon sens aurait voulu que Marianne ne relève pas cette remarque insolente. Destinés

l’un à l’autre, Cecilia Winborne et Lambeth vivaient dans une autre sphère. Quelque mouche cependant la piquant, elle voulut pour cette fois avoir le dernier mot.

— Qui peut se flatter de connaître autrui ? Si peu que je le connaisse, lord Lambeth ne me connaît pas davantage. N’en est-il pas mieux ainsi, pour qui sait rêver ?

Lambeth sourit, et pendant un instant qui parut s’éterniser son regard se confondit avec celui de Marianne. Ils étaient seuls au monde, plus rien n’existait autour d’eux. Cecilia Winborne se leva nerveusement.

— Toutes ces histoires sont insupportables. Je vais me promener. Justin, votre bras…Lambeth se leva sans excès d’empressement. En présentant son bras à Cecilia, il

enveloppa l’assistance d’un geste large. — En route pour la promenade ! Sans doute, songea Marianne, ne se souciait-il pas des

joies de la solitude à deux. Les uns et les autres se levèrent dans un joyeux désordre, et l’on se dirigea vers l’amorce du sentier supérieur. Lady Buckminster et le comte d’Exmoor, sans doute trop familiers des lieux pour jouir du plaisir de la découverte, restèrent sur place pour tenir compagnie aux Thurston, aux Minton et à lady Merridale, qu’effrayaient les difficultés du chemin.

Le reste de la compagnie emprunta le sentier à peine marqué qui suivait les contours de la falaise, avec par endroits des à-pics fort impressionnants. Les groupes se constituaient et se défaisaient au hasard des difficultés, parmi les éboulis, les tapis de mousses et les buissons épineux.

Cette progression ne permettait pas une véritable contemplation du paysage, dans la mesure où chacun observait à chaque instant l’endroit où il allait poser le pied. En franchissant tout près du bord une dalle bien plane et commode, Marianne dut contourner les racines d’un arbuste qui semblait gesticuler de toutes ses branches tordues au-dessus du vide.

Elle leva légèrement la jambe, et reçut au creux du dos une brusque poussée. Elle vit s’ouvrir devant elle le vide. Très loin, le torrent écumant courait sur les roches.

Page 74: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

10.

Marianne écarta largement les bras, comme pour s’appuyer à l’air. Sa main droite se crispa sur une branche noueuse, et l’arbre tourmenté plia un peu sous son poids. Elle effleurait à peine des pieds le rocher de la falaise, et tout son corps se tendait, incliné à l’extrême, au-dessus du vide. Une femme poussa un cri, suivi d’exclamations diverses. Ses doigts crispés allaient glisser, lâcher prise… Il y eut un mouvement vif, des branches se froissèrent, et un bras la ramena brutalement en arrière.

Quelques secondes à peine s’étaient écoulées. Elle était couchée sur le côté, et lord Lambeth, le visage contre le sien, manifestait avec emportement sa colère.

— Il faut être folle, vraiment ! Vous ne pouviez pas faire attention ? L’irritation ainsi manifestée eut pour effet salutaire d’éviter à Marianne l’humiliation d’une défaillance. Comment s’évanouir en effet, lorsqu’on doit se défendre d’une fausse accusation ?

— Je faisais attention ! On m’a…Cible de tous les regards, étonnés, compatissants ou simplement curieux, elle se tut.

Affirmer qu’une main criminelle ou maladroite l’avait poussée, n’était-ce pas susciter un concert de protestations, et s’exposer au ridicule ? Derrière Lambeth, la dominant de toute sa hauteur, Cecilia Winborne souriait à demi, visiblement amusée. La traîtresse avait-elle voulu exprimer sa jalousie en commettant cette dangereuse plaisanterie ? N’avait-elle voulu que l’humilier en lui faisant prendre un bain dans la rivière ?

— Je… J’ai glissé, dit Marianne en se redressant un peu.Se plaindre, accuser, n’aurait servi de rien. Pour exercer sa vengeance et faire regretter à

Cecilia Winborne sa mauvaise action, Marianne choisit un moyen plus subtil, et plus immédiat : renversant un peu la tête, elle ferma les yeux en soupirant, tous les muscles de son corps alanguis. Elle eut aussitôt la satisfaction de se sentir soulevée par deux bras puissants et emportée, sous les murmures attendris de la foule. Le nez contre l’épaule de Lambeth, toute tiède de sa chaleur, les narines enivrées de sa bonne odeur d’homme, elle put un moment rêver qu’ils étaient seuls, qu’il la protégeait, et qu’ils s’appartenaient l’un à l’autre.

Elle entendit bientôt la voix de lady Buckminster, qui s’alertait. Lorsque Lambeth la déposa sur des coussins rassemblés, Marianne ouvrit les yeux, pour le plaisir de voir le visage inquiet de son sauveur.

— Pardon, murmura-t-elle, ce n’est rien, l’émotion…Lambeth se détendit un peu, mais dut céder la place à lady Buckminster, Pénélope et

Nicole qui invitaient les messieurs à s’écarter et s’affairaient autour d’elle, à grand renfort de sels revigorants et d’éventails déployés. Marianne se hâta de s’asseoir, lorsque Sophronia Merridale manifesta l’intention de lui faire ingurgiter quelques gorgées de cognac.

— Mon flacon ne me quitte pas, assurait-elle, c’est un remède souverain contre toutes les maladies !

— Je ne suis pas malade, dit Marianne en repoussant la panacée. Comme je suis confuse de provoquer tant de dérangement !

— Comment est-ce arrivé ? demanda lady Buckminster.— J’ai glissé sur de la mousse, sottement. Ce n’est rien, milady.

Page 75: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Mais vous auriez pu vous tuer ! s’exclama Pénélope.— Comme je suis saine et sauve, autant ne pas s’émouvoir en vain, je pense.Marianne avait fait cette réponse un peu sèche peut-être en observant avec étonnement

la réaction muette mais violente de Nicole Falcourt. Blême, le visage défait, la nièce de lady Buckminster étreignait des deux bras sa poitrine, les mains crispées aux épaules. On aurait pu la croire en proie à quelque terreur, ou saisie d’un refroidissement intense, qui l’aurait paralysée. Frissonnante, elle croisa le regard de Marianne, et se contraignit à parler.

— C’est un endroit très dangereux, dit-elle d’une voix blanche.— Eh bien, nous allons le quitter et faire retraite au manoir ! décida rondement la

baronne.— N’en faites rien, je vous en prie, protesta Marianne. Je ne veux pas gâcher votre fête.— Il faut absolument que Mme Cotterwood aille prendre du repos !Lambeth, qui s’était approché du groupe de femmes, intervenait à l’improviste dans le

débat. Partagée entre l’agacement et la reconnaissance, Marianne protesta derechef. — Grâce à vous, milord, je n’ai subi aucun dommage. Je ne vois…En vérité bien lasse, et encore angoissée, Marianne dut s’interrompre un instant.

Comment prendre plaisir à des mondanités et à des divertissements lorsqu’on ressent encore dans les reins la poussée d’une main hostile, et que l’image du torrent bouillonnant semble vous jaillir encore au visage, dans un éclair de vertige ? Mais il lui déplaisait de déranger tant de monde, aussi bien que de se soumettre aux directives de lord Lambeth.

Elle allait s’exprimer, lorsque Nicole Falcourt la devança. — Je vais accompagner Mme Cotterwood jusqu’au manoir, proposa-t-elle. De cette

façon, l’excursion pourra se poursuivre comme ma tante l’avait prévu.— Deux jeunes femmes seules en pleine campagne ? C’est impensable ! s’exclama

Sophronia. D’un geste agacé et d’une moue apitoyée, lady Buckminster signifia dans un premier temps en quel mépris elle tenait ce genre de scrupule. Mais avec le souci probable de ne pas ternir davantage sa réputation de désinvolture, elle s’y rallia sans délai.

— Dans ce cas, je vais les accompagner, dit le marquis d’un ton définitif.— Pas du tout, c’est à moi, rappela le baron, qui sur ses terres avait en effet la préséance.— Ne vous mettez pas en peine, soupira Nicole. Nous n’avons besoin d’aucune escorte.

Mais pour apaiser les réticences, nous ferons le trajet du retour en compagnie des domestiques. Ainsi notre protection sera-t-elle assurée, et nous ne dérangerons ni Bucky ni Justin.

Chacun étant tombé d’accord sur ce compromis, on fit revenir les chevaux. Buckminster escorta les deux jeunes femmes jusqu’à la sortie des gorges de la Lyd, où les laquais et les valets de cuisine achevaient de charger deux chariots des restes du pique-nique. Il attendit que la petite troupe prenne le départ pour les quitter à regret, et les salua encore de la main lorsqu’un détour du chemin les déroba à sa vue.

— Cette façon de nous traiter en irresponsables, de nous entourer d’égards ridicules, parce que nous sommes des femmes… Cela me donne parfois l’envie de hurler, dit amèrement Nicole.

Sans se compromettre, Marianne acquiesça. N’ayant jamais subi les excès d’une éducation spécialement protégée, elle découvrait en effet les inconvénients inhérents à l’existence d’une jeune femme de l’aristocratie. Encore le statut de veuve offrait-il certains avantages.

— J’espère que la présence des domestiques ne vous ennuie pas, reprit Nicole. Je n’ai trouvé que ce moyen pour éviter les querelles de ces messieurs, ainsi que leur présence.

Marianne fit observer que ses talents d’écuyère ne lui permettaient pas d’avancer beaucoup plus vite que les chariots, et s’en excusa.

— Je vous retarde, et j’ai gâché votre promenade.Morose et comme découragée, Nicole Falcourt haussa discrètement les épaules. — À vrai dire, je ne suis pas mécontente d’y échapper. Jamais je n’aurais dû accepter de

m’y rendre.

Page 76: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Marianne, étonnée, remarqua que sa compagne avait les traits tirés, et que ses beaux yeux, comme ouverts sur un autre paysage, semblaient porter le deuil de souffrances passées. Elle se souvint de la scène précédente, et de l’émotion excessive qu’elle avait manifestée.

— Puis-je vous aider ? Comment vous sentez-vous ? Vous souffrez, peut-être ?Nicole secoua la tête. — Ce n’est rien. De tristes souvenirs, seulement. Des souvenirs anciens, que je croyais

devenus inoffensifs, avec le temps. Je me suis trompée. J’aurais dû me fier à ma première impulsion, et dire à ma tante Adélaïde que je ne viendrais pas.

Par sympathie à l’égard de la jeune fille aussi bien que par curiosité naturelle, Marianne aurait aimé en savoir davantage. Mais Nicole Falcourt se fit discrète, et pour se dispenser peut-être de trouver un autre sujet de conversation, elle s’approcha des serviteurs. Marianne s’aperçut avec étonnement qu’elle connaissait familièrement un certain nombre d’entre eux, au point de prendre des nouvelles de leurs femmes et de leurs enfants, de se rappeler leurs âges, leurs prénoms, et même leurs petites maladies. Jadis humiliée par la morgue des Quartermaine, jamais elle n’aurait imaginé que de tels rapports puissent exister dans une société aristocratique. Consciente de son étonnement, Nicole força un peu l’allure pour passer devant les chariots et prendre de la distance.

— J’ai vécu longtemps à Buckland Manor, j’y connais beaucoup de serviteurs, expliqua-t-elle. Vous me trouvez trop familière avec eux, sans doute. Maman me le reproche sans cesse.

Marianne s’empressa de la détromper. — Je ne partage absolument pas l’avis de lady Falcourt. Ni le mépris ni la froideur

n’engendrent le respect. Je suis moi-même très attentive à bien connaître les personnes qui m’entourent et qui m’aident.

Sous l’effet sans doute d’une sympathie particulière, Marianne était parvenue à jouer son rôle sans proférer de véritable mensonge. Elle pouvait se flatter en effet de bien connaître Della, Winny et les autres, qui n’étaient pas ses serviteurs.

— Quelle chance ! s’écria Nicole. Je vais vous faire un aveu : jadis, il m’arrivait souvent de fuir ma gouvernante, pour me réfugier à l’office ou dans la cuisine. L’atmosphère y était si chaleureuse ! Je me souviens de la cuisinière en chef. Elle m’a enseigné l’art des plantes, non pas des plantes aromatiques, mais des plantes médicinales, qui guérissent les maladies. Dans la maison, chacun venait la consulter, et elle connaissait un remède pour chaque cas particulier. Elle me fascinait, positivement, si bien que je n’ai eu de cesse qu’elle me transmette sa science. Elle y est parvenue, j’ose le dire avec orgueil !

Son rire fut suivi d’une moue qui se voulait désolée. — Voilà qui alimente les griefs de ma chère maman, bien sûr. À Londres comme au

manoir, les domestiques viennent m’exposer leurs maux et me demander des remèdes. On m’appelle aussi en consultation dans les villages des environs, depuis que Mamie Rose nous a quittés…

Elle se tut et son regard se fit lointain. Une vive émotion l’attristait soudain. — Mamie Rose ?— Une femme très âgée, qui vivait dans une petite maison, non loin du manoir. Sa

réputation de guérisseuse s’étendait sur plusieurs comtés à la ronde. Lorsque après le décès de mon père nous sommes venues résider chez ma tante Adélaïde, maman, ma sœur Deborah et moi, j’ai voulu rencontrer Mamie Rose. Elle était plus savante encore que notre cuisinière, et grâce à elle j’ai pu me perfectionner dans toutes sortes de domaines. Mamie Rose valait bien dix médecins…

Elle hocha vigoureusement la tête, pour affirmer sa conviction. — Et moi aussi ! conclut-elle avec un orgueil si sincère qu’il en était attendrissant.Marianne, transportée d’admiration, n’aurait jamais imaginé trouver chez une jeune

aristocrate tant de compétence, et tant de générosité. — C’est merveilleux. Jamais… Vous ne ressemblez à personne que je connaisse !

Page 77: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Je préfère croire que vous me faites un compliment, dit Nicole en riant.— C’en est un. Je ne connais personne dans le monde qui partage vos préoccupations, et

qui ait vos talents. Personne qui éprouve de la sympathie pour les gens… Comment dire ?— Pour les personnes ordinaires ? On s’en désintéresse, en effet, par égoïsme, par

légèreté. Ne me lancez pas sur ce sujet, je suis intarissable. Si généreuse qu’elle soit, ma tante Adélaïde s’offusque de mes opinions. Pénélope est trop sensible pour ne pas prendre en pitié les misérables que je vais secourir, dans les taudis de Londres. Mais je ne pense pas que ses convictions profondes soient aussi déterminées que les miennes.

— Et quelles sont vos convictions ?— Êtes-vous certaine de vouloir les connaître ? Elles risquent fort de vous heurter.— Je ne suis pas à ce point sensible, dit Marianne en souriant.Nicole Falcourt hocha la tête en haussant les sourcils, de manière à donner à ses propos

une allure de solennité. — Eh bien, sachez que pour moi un pair du royaume n’est qu’un homme comme les

autres. Qu’importent les arbres généalogiques ? Nos qualités ne naissent que de notre tempérament, et de notre éducation. Les privilèges héréditaires n’ont aucun sens, et la notion de classe dominante est périmée.

Elle jeta à Marianne un regard de défi. — Eh bien, je vous avais prévenue : vous voilà choquée, je pense.— Étonnée, plutôt. Je suis entièrement d’accord avec vous.— Vraiment ?— Vraiment. Mais je suis surprise de voir ces idées défendues par une aristocrate.Nicole s’étonna. — Vous vous exprimez comme une personne qui n’appartiendrait pas à l’aristocratie.Marianne sentit son erreur : elle avait oublié son rôle. Il importait de faire oublier cette

bévue. — Je n’appartiens pas à une famille illustre, comme la vôtre, celle de Pénélope, ou celle

de Buckminster. Je ne suis issue que de la noblesse rurale, et mes ancêtres n’étaient ni des compagnons de Charlemagne, ni de Guillaume le Conquérant.

— Peu importe ! Fille de hobereau ou fille de prince, vous appartenez à l’aristocratie. Il n’en va pas de même des simples roturiers, issus du monde du commerce, ou pire encore, de celui de la domesticité. Que seriez-vous devenue si au lieu de connaître la vie protégée d’une jeune fille de bonne famille vous aviez été contrainte de frotter et de récurer sans cesse ? Si on vous avait appris que la faim, les guenilles et l’ignorance faisaient partie de votre destin ? Que vous apparteniez à une espèce inférieure, soumise à ceux qui la tiennent en esclavage ? Mais je m’égare, il faut m’arrêter. Voilà que je me laisse emporter par ma marotte.

— Continuez au contraire. Vous êtes si convaincante…Pendant tout le reste du trajet, Marianne se plut à entendre Nicole rejoindre ses propres

préoccupations. Les difficultés et la misère qui révoltaient la jeune fille, Marianne les avait connues par l’expérience de l’orphelinat, de la condition domestique et de la solitude misérable dans les rues de Londres, avant que Della et Larson ne la recueillent, elle et son enfant. De la façon la plus inattendue, elle venait de trouver dans cette aristocrate une amie, une sœur. Mais il faudrait bientôt renoncer à cette relation familière et chaleureuse. Dans le monde réel, où personne n’usurpe son rôle, des amies se fréquentent, se reçoivent. Buckminster, aveuglé de passion naïve, pouvait prendre le change. Mais pas plus que Lambeth, Nicole Falcourt ne se laisserait abuser par les pittoresques habitants de Sloane Street. Pour son malheur, quiconque exerce une activité secrète et marginale ne peut se lier d’amitié avec le monde de ses victimes.

Recluse dans sa chambre tout le reste de la journée, Marianne ressassa longuement cette pensée morose. Lorsque le soir Pénélope vint frapper doucement à sa porte, elle feignit de dormir. Comment affronter sans tourment une innocente que l’on dupe, lorsqu’on n’a pas le cœur assez endurci pour connaître le bonheur dans le crime ?

Page 78: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

** *

Le lendemain matin, Marianne s’éveilla de meilleure humeur. Après tant d’épreuves subies et surmontées au cours de débuts difficiles, n’avait-elle pas à se féliciter de mener d’une certaine façon la vie de château, dans une atmosphère à tout prendre fort agréable ? Cette heureuse disposition se trouva confortée lorsque dans la salle à manger du petit déjeuner elle apprit par les deux seules convives présentes que la journée serait paisible : lady Buckminster, assistée de Pénélope et de Nicole, faisait la tournée de ses fermiers et de ses métayers. Et de leur côté la plupart des messieurs, retenus par une partie de pêche, seraient absents de toute la journée.

Cette activité expliquait la solitude de Sophronia Merridale et de Mme Thurston, qui se consolaient à force de confitures de l’absence de leurs époux, partis taquiner la truite et le goujon en compagnie de lord Buckminster. Pour échapper au bavardage de Sophronia et décourager les bonnes volontés importunes, Marianne annonça qu’à son accoutumée elle allait faire dans le parc une longue marche, à une allure soutenue. C’était s’assurer un moment de tranquillité.

À peine était-elle parvenue au bord de la longue terrasse qu’elle surprit le secrétaire de Thurston, en contemplation devant le paysage. Il quitta avec empressement le banc qu’il occupait pour la saluer, et l’inviter à admirer comme lui les pelouses descendant en pente douce vers un lac. Il était difficile de refuser une aussi courtoise invitation. Marianne, réservée mais souriante, s’installa avec lui sur le banc de pierre.

— Vous n’êtes pas allé à la pêche, monsieur ? Le visage distingué mais ordinairement sévère de Reginald Fuquay s’éclaira d’un sourire.

— Je ne m’intéresse pas plus à la pêche qu’à la chasse, en vérité. Et en l’absence de M. Thurston, j’ai de quoi m’occuper un peu. Des lettres à rédiger, des projets de discours. La routine, n’est-ce pas.

— M. Thurston est sans doute très sollicité, puisqu’il requiert vos services aussi loin de Londres.

— L’invitation était tardive, et quelques dossiers restaient en suspens. Mais je soupçonne M. Thurston de m’avoir emmené avec lui par pure bonté d’âme. Cela me fait des vacances, comprenez-vous.

Marianne comprenait parfaitement. D’après les informations données par Westerton, Reginald Fuquay, incapable d’assumer les dépenses inhérentes à sa noble extraction, se trouvait contraint d’exercer une profession. En remplissant une fonction rémunérée, il dérogeait donc d’une certaine façon, sans pour autant cesser de fréquenter son milieu d’origine. En l’invitant à l’accompagner, son employeur accomplissait en effet une bonne action.

— M. Thurston me semble très sympathique, dit-elle sans se compromettre.— On peut le dire, en effet. Il a l’étoffe d’un homme d’État.— Peut-être sera-t-il ministre, un jour ?— Ce n’est pas impossible. Dites-moi, madame Cotterwood, ne pensez-vous pas que

cette belle matinée se prête admirablement à une promenade jusqu’au lac ?Reginald Fuquay était passé du coq à l’âne avec une remarquable célérité. Sans doute

préférait-il, tout naturellement, un loisir agréable à un exposé circonstancié des mérites de son patron. Marianne accepta le bras qu’il lui offrait, et ils descendirent les degrés d’un escalier de pierre pour emprunter une allée courbe qui menait à une pelouse ovale, autour de laquelle s’ordonnait le parc. Ils n’avaient encore franchi que quelques dizaines de mètres lorsqu’un crissement sur les graviers les avertit qu’on les suivait. Lord Lambeth en personne descendait l’allée d’un pas vif.

— Quel beau temps, pour une promenade ! s’écria-t-il gaiement. Voilà bien l’exercice le plus salutaire, et le plus agréable !

On en convint aisément, et Lambeth accepta d’accompagner le couple. — Je m’étonne que vous ne soyez pas allé à la pêche avec vos amis, risqua Marianne.

Page 79: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— C’est que j’ai mieux à faire, répondit évasivement le marquis. Dites-moi, Fuquay, les gorges de la Lyd vous ont plu ?

— Elles sont superbes. Je n’avais encore jamais visité ce site, qui est pourtant célèbre.— Eh bien, je m’en réjouis. Savez-vous…Lambeth continua à monologuer, accumulant des anecdotes, des commentaires et des

aperçus ingénieux pour le bénéfice du seul Fuquay, qui après une demi-heure de ce traitement rendit les armes et se souvint opportunément d’un travail à terminer d’urgence.

Lambeth suivit un moment des yeux le secrétaire, qui gravissait la pente en traversant les pelouses, d’un pas qu’on aurait cru rageur.

— Pauvre garçon, murmura Justin. Je ne l’ai pas fait fuir, j’espère.— Ne simulez pas l’innocence, dit Marianne. Vos insupportables discours l’ont

incommodé.— Il rêvait sans doute d’une promenade en votre seule compagnie, objectif hautement

respectable au demeurant. Ayant affaire à un rival tenace, il opère une retraite stratégique. Vous le verrez réapparaître à l’improviste, pour peu que vous restiez seule !

Marianne fit la moue en haussant les sourcils. — Voilà qui me semble tout à fait improbable, milord. M. Fuquay n’éprouve sans doute à

mon égard qu’une indifférence polie.— Quelle erreur est la vôtre, ma chère ! Vous fascinez tous les regards. Figurez-vous

qu’hier j’ai même vu Richard Montford, le comte d’Exmoor, qui cependant n’a qu’un cœur de pierre, vous scruter avec une attention… flatteuse !

— Au moins ne m’a-t-il pas adressé la parole, dit Marianne, qui n’avait rien remarqué. Je ne cherche à fasciner personne, milord…

— Milord, encore milord… Ne pouvez-vous m’appeler Justin, comme le font tous mes amis ?

— Cela ne se fait pas, milord.— Mais voyons, madame Cotterwood… Marianne…— Autre inconvenance. Nos relations ne vous permettent pas une telle familiarité.— Eh bien, transigeons. En public, ce sera Milord et Madame. Lorsque nous serons

seuls…— Nous ne le serons jamais. Les conventions nous l’interdisent.— Maudites conventions ! Je les oublie, parfois.— Un homme de votre rang peut se le permettre. Une femme doit les respecter.Il la prit par la main et s’arrêta. — Cessons de jouer ce jeu, voulez-vous ? J’ai à vous parler.— De quoi ?— De tout et de rien. Je ne vous demande pas une audience solennelle. Je désire

seulement passer un moment avec vous, dans le calme. J’ai fait préparer un en-cas. Nous pourrions aller déjeuner dans le pavillon d’été que l’on voit là-bas, de l’autre côté du lac. L’avez-vous déjà visité ?

D’un signe de la tête, Marianne fit non.— C’est un endroit charmant. Et tout le monde est parti, ou presque. L’occasion est

bonne, de n’être dérangé par personne.— L’occasion est bonne, de vous livrer à vos manœuvres de séduction.Les lèvres de Lambeth dessinèrent un sourire amusé. — La confiance ne règne pas ! Eh bien, je vais prendre un engagement, celui de ne rien

faire sans votre consentement, sans votre approbation. Parole de gentilhomme !Il s’était posé la main droite sur le cœur, d’une façon si mélodramatique que Marianne

ne put s’empêcher de sourire à son tour. — Les gentilshommes félons sont légion, dans l’histoire de l’Angleterre.— Vous ai-je jamais menti ? Vous ai-je jamais dissimulé ma pensée ?Marianne réfléchit un instant. — Vous l’avez exprimée fort brutalement, au contraire.

Page 80: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Et je persisterai. Je n’ai rien à vous cacher, Marianne. Vous savez que je vous désire, que je veux vous écarter de Buckminster. Mais j’ai donné ma parole de ne jamais vous faire violence. C’est librement que vous viendrez à moi, si je parviens à vous en convaincre. Je vous dirai des mots tendres, sans doute. Mais je n’agirai en rien sans votre consentement.

Il la vit hésiter. Des paillettes d’or pétillèrent dans ses yeux verts. — À moins bien sûr que vous ne doutiez non pas de mes intentions, mais des vôtres ?Cette ironie, cette confiance en soi avaient quelque chose d’exaspérant. — Je n’ai de ce côté aucune crainte, je peux vous le garantir.— Alors pourquoi avez-vous peur de m’accompagner au pavillon d’été ?— Je n’ai pas peur. Quand partez-vous ?— Dès que j’aurai pris le panier, à l’office. Les canots sont à quai, au bas de la grande

pelouse, qu’on appelle le tapis vert.— J’y serai.

Marianne trempa languissamment la main dans l’eau tranquille du lac. Malgré son propre empressement, Justin l’avait précédée, à l’embarcadère. En revenant en grande hâte de sa chambre, où elle était allée chercher un autre chapeau et une ombrelle, elle l’y avait trouvé en attente, un panier à ses pieds. L’embarquement dans le canot s’était fait en silence, ni l’un ni l’autre ne trouvant à dire de ces banalités qui sont de règle en pareille circonstance.

En face d’elle, Lambeth ramait avec méthode, sans précipitation. Au-dessus de sa jaquette soigneusement pliée, posée entre les sièges, sur le panier d’osier, la soie de sa cravate blanche faisait comme une grosse fleur. Libéré, le col de la chemise s’ouvrait un peu. Bien que la chose fût anodine, Marianne se reprochait dans le secret de son cœur la curiosité qui ramenait inexorablement son regard sur le cou dénudé du marquis, lisse et puissant comme une colonne, et sur le triangle de peau que laissait apercevoir l’échancrure du col. À quelques poils follets aux reflets dorés, on devinait une toison bouclée. Sur ses avant-bras nus, le mouvement des muscles animait la peau dorée d’ondulations rythmiques, qui faisaient rêver. Pour éveiller les sens, et allumer au plus profond d’elle-même une ardeur étonnante, Lambeth n’avait à prendre aucune initiative : il lui suffisait d’apparaître.

Pour se préserver d’un spectacle qui risquait de lui troubler l’esprit, Marianne fit l’effort de regarder au loin le pavillon d’été, construction baroque et compliquée en forme de pièce montée ou de gâteau de mariage. Mais pendant que ses yeux scrutaient sans les voir les bulbes de la toiture, semblables à des choux à la crème, son esprit contemplait dans le souvenir, avec quelle précision, les muscles au travail, la petite mèche si attendrissante à l’ouverture de la chemise, et le creux tendre à la base du cou, un peu luisant de sueur dans l’effort.

Elle restait cependant très digne, en apparence. Pour s’en convaincre elle osa croiser le regard de Lambeth. Le sourire lent qu’il lui adressa, presque complice, pouvait faire croire qu’il lisait dans ses pensées. Pour échapper à cette fascination muette, il fallait absolument rompre le silence.

— Un pavillon que l’on n’atteint qu’en barque, voilà qui est fort incommode, dit-elle tout à trac.

— On pourrait croire qu’il est construit dans une île, en effet, mais ce n’est qu’une illusion de perspective. Un chemin que vous ne pouvez voir d’ici mène au manoir, par un long détour. Il porte un nom supposé amusant, qui pour l’instant m’échappe. L’éloignement n’est pas fortuit. Le quatrième baron Buckminster a fait construire cette extravagance au début du siècle dernier, pour échapper à la présence de sa femme.

À cette information alarmante, Marianne réagit avec vivacité. — C’est donc un lieu de débauche ?— Mais non, rassurez-vous. Son épouse était une mégère vociférante, et il aimait la

méditation. C’est ainsi que naissent les ermitages de pâtisserie. Le sixième baron son petit-

Page 81: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

fils, et par conséquent grand-père de notre Bucky, passe pour suspect à cet égard. Il aurait donné en ces lieux des fêtes galantes, mais la légende familiale en fait un amateur d’art, admirateur de Watteau.

Il plaisantait sans doute. Marianne s’en amusa. — Voilà qui va mieux, dit-il. Vous souriez. Vous étiez si tendue, tout à l’heure…— Je n’étais pas tendue !Lambeth se contenta de hausser les sourcils en silence, et continua à ramer,

régulièrement. Marianne observa ses mains puissantes. Il ne portait pas de gants pour manœuvrer les avirons, pas plus que pour tenir les rênes, lorsqu’il montait à cheval. Ses doigts et ses paumés étaient sans doute très fermes, leur peau souple mais un peu rugueuse, peut-être. Une peau d’homme, dont la caresse devait éveiller des sensations exceptionnelles…

Marianne serra nerveusement les genoux et s’efforça de ne pas rougir. Quel embarras, que les caprices d’une imagination lascive ! Le canot frôla le sable de la rive, où s’échoua sa proue. Lambeth sauta à terre et le tira au sec, et sans avertissement d’aucune sorte, il y revint, se baissa et souleva prestement dans ses bras sa passagère.

— Je vous interdis… Posez-moi à terre !— La rive est boueuse, expliqua-t-il, la bouche tout près de son visage.Marianne ressentait sa chaleur, son souffle. Elle sentait son cœur battre. Allait-il… Il la posa le plus naturellement du monde sur la terre ferme. Marianne en éprouva un

soulagement mitigé, mais trouva aussitôt une compensation dans l’expectative des moments à venir.

De forme circulaire, le pavillon d’été offrait une vue ravissante sur le lac, des prairies et des bois. Des rosiers embaumaient, si nombreux que l’atmosphère était toute chargée de leur parfum.

— C’est magnifique, murmura-t-elle.— Et très bien aménagé, dit Lambeth. Installez-vous confortablement.Une banquette capitonnée, que garnissaient quelques coussins, courait autour des

parois. Sur le sol de mosaïque étaient disposées deux tables légères. Marianne prit place précautionneusement sur le bord du siège. L’abondance des sollicitations flatteuses, mollesse des coussins, senteurs enchanteresses, caresse tiède de l’air rafraîchi par le lac, créait en elle une sorte de vertige. Malgré les assurances données, Justin envisageait sans doute de l’embrasser. Cela ne tirerait pas à conséquence, bien sûr, car en galant homme il saurait la laisser en paix à la moindre réticence de sa part. En l’embrassant, il lui apporterait même une satisfaction qu’elle appelait de tous ses vœux. Mais elle s’y refuserait par principe, fidèle à une résolution bien arrêtée.

— Votre chapeau vous gêne, dit Lambeth. Il tendait la main vers le nœud de ruban noué sous son menton. Marianne, sur ses gardes, se raidit.

— Sous ce toit, il est inutile, rappela-t-il avec bon sens. Il avait raison. Honteuse de sa pusillanimité, Marianne

se débarrassa de son grand chapeau, en effet fort encombrant, et le tendit à Justin, qui le posa sur une table, près du panier.

— Vous voilà plus à l’aise. Quelle belle matinée, n’est-ce pas ? Et maintenant, causons, voulez-vous ?

Tout naturellement, il prit place près d’elle, un peu de côté, de manière à pouvoir contempler à la fois son profil et le paysage. Il sourit de contentement, sans rien dire.

— De quoi vouliez-vous parler ? demanda-t-elle nerveusement.— De tout et de rien, sans idée préconçue.— Eh bien, parlez-moi de vous !— Vous y tenez ? Enfance dans le Kent, études obligées à Oxford, club des White à

Londres. J’ai tout dit.— Vous vous moquez ! C’est un portrait impersonnel ! Je vous vois si différent des

autres !

Page 82: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Comment cela ?— Eh bien, on pourrait sans doute en dire autant de Bucky, de M. Westerton, et de lord

Chesfield. Mais vous ne leur ressemblez pas.— Dans quel domaine ?Marianne hésita. Elle ne pouvait raisonnablement mentionner des pulsions

incontrôlables, des fantasmes étranges et de fréquents troubles émotifs. — Vous avez un pouvoir… qui n’appartient qu’à vous. Vous faites un peu, comment

dirais-je… Un peu peur.— Dieu me garde de paraître menaçant !— Vous êtes tellement… attentif, désireux de savoir… À cette soirée chez lord Batterslee,

par exemple, personne ne m’a prêté attention. Personne ne m’a suivie.Lambeth observa un léger silence, sans réagir autrement, ni commenter ce demi-aveu. — C’est que personne n’était tombé sous votre charme autant que moi. Sous son regard,

plus éloquent que ses paroles, Marianne se sentit oppressée.— Il y avait autre chose, dit-elle gauchement.— Je déteste m’ennuyer, et la curiosité n’est pas mon moindre défaut. Lorsque j’ai vu la

plus belle des femmes dans l’occupation la plus étonnante, j’ai trompé mon ennui en exerçant ma curiosité.

— Pourquoi n’avoir pas crié au voleur, lorsque vous m’avez crue coupable ?Lambeth se pencha un peu, pour conférer à sa réponse un cachet de confidentialité. — Parce que je vous ai trouvée plus intéressante que les lingots de Batterslee. Parce que

vous m’intriguiez. Vous ne saviez pas qui je suis, ou si peu. Vous m’avez résisté. Vous m’avez lancé un défi. J’ai vu en vous une énigme.

Sans doute parce qu’inconsciemment elle attendait une autre réponse, Marianne s’irrita. — Une énigme, vraiment ? J’en suis fort aise. Mais lorsque l’énigme est résolue, la

question n’a plus d’intérêt, n’est-ce pas ?Sur ces mots, elle se releva dignement. Lambeth, aussitôt debout, la retint en lui

saisissant les bras. — L’énigme que vous posez, je la crois insoluble, Marianne.En état de choc, elle leva les yeux vers le visage de Justin. Ses mains étaient chaudes et

fermes. Comme s’il avait lu tout à l’heure dans ses pensées, il massa légèrement des deux pouces la chair nue de ses épaules, à la limite de la robe. Sa peau était ferme en effet, elle en éprouvait comme la pénétration. Les yeux de Justin devinrent plus sombres, ses lèvres s’attendrirent. Il voulait l’embrasser. Et pour comble de désespoir, elle désirait son baiser.

— Non, murmura-t-elle dans un souffle. Vous avez promis…— J’ai promis de ne pas vous faire violence, d’attendre votre consentement, rappela-t-il

d’une voix sourde. Depuis le premier instant, je vous ai désirée, Marianne. Peu m’importent les faits et gestes des gens de votre clan, peu m’importent les risques encourus par Bucky ou par d’autres. Je désire vous embrasser, et cela seul importe, je désire baigner mes doigts dans votre chevelure, caresser votre peau.

Les yeux de Justin brillaient d’un autre éclat, il s’enfiévrait. En tremblant, il caressa la joue de Marianne, qui retint son souffle. Ce qu’elle avait tant craint, tant espéré, survenait en cet instant. Si elle n’avait serré les poings, elle se serait agrippée à la chemise entrouverte, désespérément.

— Lord Lambeth…Sa voix expirait. Suppliant et impérieux, Lambeth se pencha plus près. — Justin… Appelez-moi Justin, Marianne. Je veux entendre, voir votre bouche le dire.— Justin…Il gémit, gronda, comme délivré, et lui prit le visage à deux mains. Lorsque leurs lèvres

se rencontrèrent, Marianne éprouva dans tout le corps une sorte de commotion. Elle gémit avec lui, avide de son baiser, dans une frénésie de désir. Des deux mains elle s’agrippa à lui, désespérément.

Page 83: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

11.

Justin l’étreignait des deux bras, avec force, comme pour ne faire qu’un avec elle. Leurs désirs, leurs chaleurs, se combinaient, s’attisaient, de plus en plus ardents. Des deux mains il lui palpait avec fièvre le dos, la taille, les reins, qui basculaient vers lui. Enflammée jusqu’au plus profond de son corps, Marianne s’abandonnait à l’ivresse de la volupté. Les mains qui la parcouraient avec une insistance presque sauvage, elle aurait voulu les sentir partout sur sa peau. La soie et le satin qui s’interposaient, elle les haïssait, follement.

La bouche de Justin quitta la sienne pour parcourir avidement son cou. En grondant comme un fauve, il la souleva du sol et la porta en pas pressés jusqu’aux coussins de la banquette, pour l’y étendre. Agenouillé près d’elle, il lui baisa un sein à travers le fin tissu de la robe, épousant d’une main le galbe de l’autre, et titillant de la langue et du doigt l’une et l’autre pointe. Excitée d’un désir presque douloureux, elle serra les cuisses, pour retenir en elle la volupté qui s’apprêtait à sourdre.

Justin glissa la main dans le corsage, dont Marianne en expirant profondément lui facilita l’accès, se saisit d’un sein, le dénuda, et ne fit d’abord que le dévorer des yeux. Il en palpa bientôt en gestes circulaires le mamelon, et le bout de sa langue suivit le chemin qu’avait tracé son doigt.

Marianne ne savait plus qui elle était. À la fois alanguie et frénétique, impatiente d’aller plus loin, d’atteindre la conclusion de ces érotiques préliminaires, elle aurait en même temps voulu que la caresse de cette bouche agile sur son sein s’éternise. Des deux mains, elle étreignit Justin, lui griffant les épaules, baignant ses doigts dans sa chevelure, rythmant de leur pression et de leurs frémissements les ondes de volupté qui la parcouraient.

Sans qu’elle y prît garde, Justin avait dégrafé sous sa nuque le haut de son corsage, qui se rabattit soudain. Sa fine chemise écartée, les deux globes de ses seins apparurent ensemble, dénudés, orgueilleusement offerts. Justin les dévora de petits baisers, les touchant de sa main, de ses joues, de tout son visage qui se caressait à leur galbe, dans leur vallée profonde. Lorsque au long de sa jambe, et très vite, à l’intérieur de la cuisse, elle éprouva le contact de la peau ferme qui tout à l’heure étreignait les avirons et la faisait rêver, elle gémit un appel en se cambrant, et ses doigts se crispèrent avec violence.

Soumise aux caresses multiples de la bouche de Justin, de ses mains, tout son corps investi par l’impétueux explorateur, elle crut sangloter de plaisir. Ses cuisses, comme dotées d’une sensibilité propre, serraient avec douceur la main qui s’avançait entre elle, qui atteignait la chair la plus intime, en éprouvait à travers le fin tissu la moiteur. Sans que Marianne l’ait voulu, ses hanches ondulèrent autour de la paume et des doigts qu’agaçait ce rempart dérisoire, instrument paradoxal de son plaisir. Pour l’augmenter et le partager, elle engagea les mains sous la chemise de Justin pour les perdre dans sa toison bouclée, palper ses pectoraux, atteindre les pointes dures de ses petits seins d’homme. Il gémit à son tour, et comme pour lui communiquer quelque chose de son émerveillement il lui reprit la bouche, pendant que ses doigts écartaient l’obstacle et avec une douceur extrême pénétraient dans la conque accueillante aux replis veloutés.

Dans le temple de sa féminité, il effleura d’un doigt, léger comme la plume, le siège même de la volupté. Il lui mordilla l’oreille, imitant en son creux du bout de la langue ce

Page 84: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

jeu subtil. Marianne cria et se cambra violemment, si fortement appuyée à la chair la plus sensible qu’une tempête sensuelle se déclencha. Une trombe de volupté l’emporta, l’aveugla, la baigna tout entière dans l’ivresse de l’extase. En ondes successives, comme en écho, d’autres vagues de jouissance vinrent la soulever.

Triomphant, comblé, Justin lui parla à l’oreille, bien qu’elle ne fût sans doute pas en état de le comprendre.

— À moi, à moi tout entière, balbutia-t-il fiévreusement. Tu m’appartiens ! Rien pour les autres, rien pour Bucky !

Il exultait. À demi-inconsciente encore, Marianne ne percevait qu’avec lenteur le sens des mots. Lorsqu’elle le saisit, un froid mortel la pénétra. Toute langueur abolie, elle se trouva assise en un instant, hostile et révoltée.

— Bucky, Bucky, toujours lui ! C’est à lui, à lui, que vous pensiez ! Pour m’écarter de lui que vous avez fait ces choses… Honte sur vous ! Honte sur moi !

Elle se déchaînait, ivre d’indignation. — Mais non, protesta Lambeth, je n’ai pas dit…— Vraiment ? Que vouliez-vous dire, alors ?Justin eut de la peine à trouver ses mots. Furieux de sa propre maladresse, il s’en

étonnait lui-même. Ce cri de triomphe, qui impliquait l’orgueil de la possession, mais aussi un attachement violent, en quelque sorte définitif, et même, circonstance aggravante, une impensable jalousie, pourquoi l’avait-il lancé ?

— Eh bien, expliqua-t-il en hésitant, j’ai voulu dire que… personne, pas plus Bucky qu’un autre, ne pourra plus vous convoiter puisque… puisque vous m’appartenez.

— Vous appartenir ? Comme une esclave ?Elle était debout, se démenait, refermait tant bien que mal sa robe, secouait ses volants.

Quelle humiliation ! Ce misérable l’avait avertie de ses desseins véritables, de son désir de protéger ce grand dadais de baron, et en connaissance de cause elle était tombée dans le piège tendu, dans le piège annoncé !

— Bravo ! cria-t-elle. Vous avez gagné ! Sur tous les tableaux !Dépassé par les événements, Justin tenta de se ressaisir. — Qui parle de victoire ? Quel mal y a-t-il à… À vous faire… À vous faire… plaisir ?— À me dominer, plutôt, fourbe que vous êtes !— Vous dominer ? C’est trop fort ! Dans quel intérêt ? Je vous ai donné du plaisir, ne le

niez pas, et moi… Je n’en ai pas pris !Trop indignée pour s’offusquer davantage à ce rappel indiscret, l’intéressée ne trouva

son salut que dans la provocation et l’invective. — Il fallait y penser, milord. Allez vous faire consoler par votre cher Bucky !Posant de guingois son grand chapeau sur sa chevelure défaite, et brandissant

belliqueusement son ombrelle fermée, Marianne Cotterwood fit volte-face et disparut. Après une première impulsion, Justin renonça à la poursuivre. Il faillit jeter dans le lac le panier plein de succulences, qui sur la table basse semblait le narguer, mais retint derechef son élan. Dans le ridicule comme ailleurs, l’excès n’est-il pas condamnable ?

Justin enrageait d’autant plus amèrement que s’il avait d’abord eu l’intention de sauvegarder la tranquillité du baron, cet objectif lui était si bien sorti de la tête qu’au moment où il s’apprêtait à jouir de sa conquête, il s’était sottement exprimé, non pas en sauveur, mais en rival de son ami.

N’avait-il pas décidé de ne voir en Marianne une criminelle potentielle que pour se donner un prétexte à la courtiser ? Si l’imputation s’avérait infondée, il lui fallait mettre fin d’urgence à cette ridicule entreprise, cesser de se mettre en peine, et trouver ailleurs une maîtresse accommodante. Tenir Buckminster pour un enfant irresponsable, n’était-ce pas lui faire affront ? Qu’il prenne ses responsabilités, et se défende seul !

Fort de ces bonnes résolutions, lord Lambeth se saisit du panier, s’embarqua avec lui, et pour dépenser un surcroît d’énergie inemployée, effectua la traversée du lac en un temps record. Il ne se laissa distraire de son effort qu’à une dizaine de reprises, au spectacle d’une

Page 85: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

silhouette féminine qui dans le lointain revenait au manoir à pied, sur l’interminable chemin qui se nommait, il s’en souvenait maintenant, celui des Pas Perdus.

Lorsque Marianne parvint au manoir, ses larmes avaient depuis longtemps cessé de couler. Elle trouva sans peine l’un des escaliers de service et put se réfugier dans le secret de sa chambre sans rencontrer le moindre domestique, ni surtout l’une des personnes qui partageaient avec elle l’honneur d’une invitation à Buckland. Imparfaitement réparé, le désordre de sa chevelure et de sa tenue ne lui permettait en effet pas d’interpréter avec vraisemblance son rôle de veuve assez lancée dans le monde, mais parfaitement respectable au demeurant.

Une fois baignée et reposée, l’esprit apaisé par le rappel et la méditation de quelques principes essentiels touchant la perversion des hommes en général et des marquis en particulier, Marianne put se faire plus belle que jamais. Il importait de ne pas oublier sa véritable mission, et en même temps d’exercer ce que Lambeth allait considérer sans doute comme une vengeance, mais qui serait une bonne action.

Lorsque les champions de la mouche et de l’asticot, terreurs de la truite et de la carpe et grands ferreurs de brochets, se furent remis des fatigues de leur expédition et débarrassés de ses souvenirs odorants, on se réunit joyeusement. Marianne se plut à accabler Buckminster de ses prévenances et de ses sourires aguichants, aussi longtemps que lord Lambeth put supporter ce navrant spectacle. Dès qu’il se fut éloigné, elle put développer un autre aspect de son personnage de coquette. Égoïste, capricieuse, exigeante, elle se plut à charger Pénélope de mille petites corvées absurdes et contradictoires, l’envoyant chercher un éventail dans sa chambre pour l’y renvoyer aussitôt à la recherche d’un châle, qu’elle rejeta dès qu’elle le vit. À Buckminster qui s’inquiétait de ces brimades humiliantes, elle répondit avec la cruauté que l’on ne prête volontiers qu’aux méchantes reines, dans les contes de fées.

— Cette petite est trop contente de m’obéir, voyez-vous. En la harcelant, je lui donne de l’importance !

Elle s’en prit ensuite au malheureux baron en personne, lui reprochant de ne pas l’avoir accueillie le matin à la table du petit déjeuner, d’avoir installé Sophronia Merridale dans le fauteuil le plus confortable, et de refuser de l’en chasser à son profit. Elle poussa le cynisme jusqu’à l’envoyer en personne quérir un tabouret capitonné, afin d’y poser les pieds.

Pour satisfaire à cette exigence, Buckminster se trouva contraint de quitter le salon. Nicole Falcourt et Pénélope, attentives au déroulement de la comédie, mirent à profit l’absence de la victime pour apporter à la meneuse de jeu leurs applaudissements, que la sensible Pénélope tempéra cependant de quelques scrupules.

— Ne le faites pas trop souffrir, dit-elle avec une charmante naïveté.— Il faut qu’il ait besoin d’une consolatrice, lui rappela Marianne. Si vous pouviez le

faire parler d’équitation… Mais attention, le voici !Buckminster revenait en effet, brandissant triomphalement l’objet demandé. Il lui fallut

plusieurs minutes pour le disposer ni trop près ni trop loin, au gré de la capricieuse, qui une fois installée à sa convenance décida soudain de s’en passer.

— Je ne suis pas une vieille sorcière au coin de son feu, dans son antre, au cœur de l’hiver, protesta-t-elle. En cette saison, en ce lieu, et pour une personne de mon âge, ce meuble a quelque chose d’incongru et je dirai même d’offensant, ne trouvez-vous pas ?

Nicole Falcourt ne laissa pas à Buckminster le temps de protester de ses bonnes intentions.

— Dites-moi, Bucky, ces deux trotteurs qui se trouvaient en surnombre dans vos écuries, les avez-vous vendus au duc de Moncourt ?

— Ma foi non, répondit le baron en souriant d’attendrissement. Je les ai vus naître, j’ai assisté à leur dressage, ils ont couru sous mes couleurs, je n’ai pu me résoudre à m’en séparer. Ce sont des amis, en quelque sorte…

Le rire cruel de Marianne l’interrompit.

Page 86: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Des amis qui hennissent, cela change de ceux qui braient ou qui beuglent ! Les verrons-nous à votre bal ?

Avec une émouvante bienveillance, Buckminster se résolut à sourire à ce trait, et flatta les préoccupations mondaines de sa ravissante invitée en la suivant sur le chapitre des frivolités. Cyniquement égocentrique et légère, Marianne eut tôt fait de se rendre si insupportable que l’enthousiasme naïf de son admirateur transi parut par instants s’amortir. Il en fallait cependant davantage pour dessiller les yeux du baron, qui dans son aveuglement répugnait à dépouiller son idole du moment de toutes les perfections dont sa candeur l’avait revêtue.

Le soir, après le dîner, on se réunit dans le salon de musique. Lady Merridale, apôtre de la musique moderne, voulait faire connaître aux invités de lady Buckminster une sonate dont elle faisait grand cas. Son époux, sans doute saturé d’harmonie, avait trouvé refuge dans la salle de billard en compagnie de Verst, qui n’appréciait que le cor de chasse, et du vieux Minton, qui était sourd à ses heures. Après que l’œuvre et son interprète eurent recueilli de vifs applaudissements, lady Buckminster invita sans façon la pianiste à revenir à un répertoire plus traditionnel, en jouant quelque mélodie populaire. Sophronia s’en défendit.

— Après l’Appassionata de Beethoven, voilà qui me semble difficile, ma chère amie.— Ni le titre ni l’auteur ne me semblent vraiment anglais, fit observer la baronne.— Sans doute, mais sachez que cet Allemand a trouvé son inspiration dans La Tempête,

de notre Shakespeare.— Eh bien, conclut rondement la maman de Bucky, voilà qui nous ramène en terrain de

connaissance. Puisque notre Purcell s’en est lui aussi inspiré, Pénélope pourrait nous chanter la ballade d’Ariel…

La jeune fille, très élégante dans une robe bleue prêtée par Marianne, accepta de bonne grâce, et lady Merridale l’accompagna au piano sans même ouvrir la partition, ce qui souleva des murmures flatteurs. Marianne surveillait du coin de l’œil Buckminster, qui sur le siège voisin souriait, ravi, et sans y prendre garde tombait sous le charme de Pénélope. Elle échangea avec Nicole Falcourt un regard d’intelligence. Pour accélérer le processus, de nouvelles provocations s’imposaient.

— Je meurs d’ennui, c’est insupportable, murmura-t-elle à l’oreille de Buckminster.Pour s’adresser à lui, elle avait largement déployé son éventail et s’en servait comme

d’un écran. Ne sachant que comprendre ni que dire, le baron écarquillait ses yeux bleus, agrandis par la stupéfaction.

— Que diriez-vous d’une escapade, à deux, là, tout de suite ?Prononcée d’une voix lascive, une telle suggestion avait quelque chose de si extravagant

et de si déplacé que pour cette fois, il resta bouche bée. Son regard affolé parcourut la pièce. Des témoins ne risquaient-ils pas de s’indigner ? Pour mettre le comble à son désarroi, Marianne lui tapota ostensiblement le poignet de son éventail fermé, qui faisait de petits claquements secs.

— Eh bien, milord, dit-elle, à la fois ironique et langoureuse, je vous croyais moins… timoré que cela.

Buckminster, tel un naufragé, jeta en direction du piano un regard désespéré. Mais Pénélope ne le vit pas.

— C’est que…, balbutia-t-il, cela n’est pas très convenable, n’est-ce pas…— Qu’importent les convenances, puisque tel est mon bon plaisir !Subjugué, Buckminster se leva, et le plus discrètement du monde suivit Marianne, qui

quittait la pièce. Comme ils occupaient le dernier rang des auditeurs, leur sortie n’attira pas l’attention. En se retournant, Marianne s’assura cependant que lord Lambeth suivait bien des yeux leur manège. Elle se réjouit de relever sur le visage de son ennemi intime les stigmates de la fureur rentrée. Afin de faire bonne mesure, elle lui adressa un sourire discret, et pour ainsi dire complice. Il grimaça un peu. Levant paresseusement les sourcils, Marianne lui jeta un dernier regard de défi, et se pendit au bras du baron en franchissant la

Page 87: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

porte. — À nous la liberté ! s’exclama-t-elle aussitôt. Buckminster, emporté par le juvénile

enthousiasme de la tentatrice et ravi de la voir si heureuse, oublia d’un coup ses scrupules et ses hésitations.

Il rayonnait. Un tel bonheur avait quelque chose de trop insolent pour être toléré. — Qu’avez-vous prévu demain, pour nous distraire ? demanda ingénument Marianne.Connaissant par avance la réponse à sa question, elle ne s’étonna pas de voir le baron se

rengorger, et ses yeux briller de plaisir anticipé. — Une battue et une chasse à courre, rien d’important, bien sûr, en cette saison,

quelques sangliers, des biches, un cerf…Il s’alarma d’entendre gémir Marianne, dont les traits exprimaient soudain une sorte de

désespoir. — Seule ! Je vais rester seule, une fois encore ! Vous allez m’abandonner, et je n’aurai

qu’à me morfondre !Flatté, Buckminster se fit rassurant. — Je ne vous quitterai pas de tout le jour, soyez-en certaine, ma chère. Vous êtes des

nôtres, bien entendu, à la meilleure place. Rien ne vous échappera.Elle poussa un cri d’horreur, et s’écarta en détournant la tête, comme pour éviter un

spectacle pénible. — Monter à cheval, encore ! Et voir du sang, peut-être, moi qui suis si délicate… La

chasse, quelle aberration ! Vous n’avez rien trouvé d’autre, pour me distraire ?Déconfit et embarrassé, Buckminster semblait bien malheureux. — C’est que… Tous mes invités attendent cette chasse avec impatience, madame

Cotterwood. Elle est prévue depuis des jours, je ne peux l’annuler.Comme saisie d’une inspiration, Marianne, joyeuse et rassérénée, lui reprit le bras. — J’ai trouvé ! s’écria-t-elle avec pétulance. Vous n’y allez pas !Buckminster resta sans voix. — Vous restez au manoir, avec moi, précisa-t-elle, ce sera charmant !Dans un puissant effort de compréhension, il fronça les sourcils. — Rester ici ?On aurait pu croire qu’il allait défaillir. Marianne dut prendre sur elle pour ne pas

éclater de rire. — Bien sûr. Les autres vont à la chasse, et nous deux, nous passons la journée ensemble,

en tête à tête. Dites-moi oui…Elle était irrésistible. Le baron crut cependant avoir trouvé une parade. — C’est impossible, dit-il finement. Nous ne serions pas seuls. Il y aura lady Merridale,

par exemple.— Eh bien, elle nous servira de chaperon, et les convenances seront sauves !— Mais… mais je dois assister à la chasse, protesta Buckminster avec l’énergie du

désespoir. C’est ma chasse, comprenez-vous. J’en suis le maître, demain. Cela ne se fait pas, vraiment.

— Madame votre mère la mènera aussi bien que vous-même !— Sans doute, mais… Voyons, Marianne, cette chasse… C’est le clou, le sommet de cette

partie de campagne !Buckminster eut tôt fait de regretter son erreur. Cette déclaration candide fut en effet

saluée d’une clameur indignée. — Le sommet ! C’est le mot ! On ne saurait mieux dire ! Le sommet de l’indifférence, en

vérité ! Vos protestations d’attachement, de respect sincère, pourquoi les ai-je écoutées ? Adieu !

Faisant brusquement demi-tour, elle reprit le chemin du salon de musique, suivie par un baron pitoyable et décontenancé.

— Marianne, je vous en prie, écoutez-moi… Elle lui fit face, le visage superbe mais tragique, le regard inexorable.

Page 88: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Puisque à ma compagnie vous préférez celle de vos chevaux et de vos chiens…Congestionné de douleur, épouvanté sans doute par sa lâcheté, et par l’étendue de sa

défaite, lord Buckminster capitula. — Il faut que j’aille prévenir ma mère et les autres, dit-il d’une voix blanche.Marianne en le voyant s’éloigner éprouva quelque remords. Le coup porté était brutal.

Mais ce pouvait être le dernier, à condition que la victime, éclairée par la douleur et désabusée de son engouement, aille porter son cœur à celle qui le méritait.

Une heure plus tard, Nicole Falcourt et Pénélope vinrent discrètement frapper à la porte de Marianne, pour lui faire part de leur admiration et lui décrire la tragi-comédie dont le salon de musique venait d’être le théâtre.

— Demain, annonça Marianne, je lui ferai vivre une longue journée d’ennui. Il suivra de loin la chasse, par la pensée, et c’est avec passion qu’il écoutera vos récits. Il lui faudra aussi des oreilles compatissantes, pour recueillir ses lamentations.

— Celles de Pénélope me semblent tout indiquées, dit Nicole.— Et si j’échoue ? s’inquiéta la jeune fille.— Tu réussiras ! Sois naturelle, comme tu l’es en ce moment, débordante de sympathie

et d’affection. Écoute-le, encourage-le. Il ne lui faudra qu’un moment pour oublier Mme Cotterwood, et te rendre un cœur qui t’appartient !

Elles rirent toutes trois à cette péroraison, que Nicole Falcourt avait dramatiquement déclamée.

— Vous pouvez même lui suggérer d’organiser une autre chasse, le lendemain, suggéra Marianne. Entre une méchante coquette et une aimable Diane chasseresse, même l’esprit le plus obtus saurait faire la différence. Tombant aussitôt dans le piège, Pénélope prit avec feu la défense de son cher Bucky.

— Un esprit obtus ? C’est mal le connaître, Marianne !— Je n’ai nommé personne, rappela Marianne en riant. À demain !— Nous avons trouvé en vous une véritable amie, dit Nicole Falcourt avant de quitter la

pièce. Une telle chance se présente si rarement…Restée seule, Marianne s’abandonna à la tristesse. Ces deux jeunes filles se croyaient en

effet ses amies, mais elles ne connaissaient que son personnage, sa personnalité d’emprunt. Dans quelques jours, quelques semaines, à Londres, la fiction serait abolie. Elle-même ne se reconnaissait plus. Naguère ennemie farouche des aristocrates, elle venait de découvrir l’inanité de ses préjugés, car elle éprouvait pour certains d’entre eux, comme Pénélope, Nicole, Buckminster et même la baronne sa mère une profonde affection. Mais elle n’appartenait pas à leur monde.

Aussi bien avait-elle conscience de ne plus appartenir à celui de Della, de Larson et de Winny. Aucun membre de la famille ne comprendrait son revirement. Car elle ne supportait plus la pensée, si naturelle dans leur esprit, de dérober les biens de ces riches oisifs, que leur naissance même avait favorisés. En elle s’éveillait la conscience morale, elle se sentait autre, ennemie des délits, du vol et du brigandage.

Mais comment vivre, et élever dignement Rosalinde, si elle abandonnait Sloane Street ? L’amitié des aristocrates lui était interdite. Pourrait-elle se passer de celle des malfaiteurs, qui la chérissaient si tendrement ?

Et puis il y avait ce Justin, dont la seule pensée lui mettait les larmes aux yeux. Seul conscient de sa duplicité, il la méprisait sans doute, mais il la désirait tant ! Indifférente jusqu’alors aux voluptés sensuelles, pour ne les avoir jamais connues malgré sa maternité, elle venait d’y être initiée, elle avait pu rêver d’autres félicités, auxquelles il fallait renoncer, aussitôt qu’entrevues.

En se couchant, Marianne ferma les yeux, pour retenir ses larmes. Dans son esprit ne régnaient plus que la tristesse et le désarroi. Que de découvertes et d’aventures, depuis cette soirée chez lord Batterslee !

** *

Page 89: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Je finirai par mettre en doute votre bonne volonté, mon cher. Un nouvel échec… Je vous croyais plus… coopératif.

— Ce n’était qu’une improvisation, je n’avais rien prémédité.— Ne soyez pas si nerveux. À force de vivre vertueusement, vous me semblez avoir perdu

toute énergie.— Pour la centième fois, Exmoor, je ne suis pas un assassin !— On le devient, mon cher. Moi aussi, jadis, j’ai dû combattre quelques scrupules… Ils

ne m’ont pas longtemps résisté !L’homme jeta au comte un regard d’horreur, et détourna aussitôt les yeux. — Écoutez-moi bien, dit-il, je crois sincèrement ce meurtre inutile. Elle m’a vu plusieurs

fois, elle m’a adressé la parole, sans me reconnaître. Elle n’avait que cinq ans. Elle m’a oublié, aussi bien que vous-même.

— Méfions-nous des intermittences de la mémoire, mon cher. L’espion de la comtesse douairière est sur les traces de Mary Chilton. Je refuse de courir le moindre risque. Si la comtesse retrouve sa petite-fille, elle saura bien la tracasser, remuer ses souvenirs, jusqu’à faire éclater une vérité dont nous ne voulons pas. Le temps presse. Il faut en finir, avant que Marianne Cotterwood retrouve avec sa véritable identité sa véritable famille.

Son interlocuteur acquiesça sombrement, la tête basse. — Je le ferai, dit-il. Près de la rivière, j’ai tenté ma chance. Mais cette fois, je vais

exécuter mon plan, qui ne peut échouer.— J’en suis fort aise. Quelles en sont les lignes générales ?— Vous en aurez la surprise, Richard. Aucun soupçon ne se portera sur vous. Soyez

rassuré !Il se redressa et fixa le comte dans les yeux, avant d’esquisser un bref salut, et de tourner

les talons. — Soyez rassuré ! répéta-t-il en criant, après avoir parcouru quelques pas.Attentif, le comte d’Exmoor observa pensivement la silhouette qui s’éloignait dans la

nuit.

Page 90: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

12.

Le lendemain matin, lorsque Marianne pénétra, un peu tardivement, dans la salle à manger du petit déjeuner, Buckminster l’accueillit avec un plaisir extrême. Son empressement était d’autant plus vif et sincère que depuis plus d’une heure lady Merridale, réduite à la solitude par le départ matinal de la compagnie tout entière, se réjouissait d’avoir trouvé en lui un auditeur, sinon complaisant, du moins captif et soumis.

Un instant effleurée par la tentation de ne pas être odieuse, et de délivrer le pauvre Bucky, Marianne sut y résister. Au grand désespoir du baron, elle attisa la verve de Sophronia en l’interrogeant plus à fond sur les mérites de ses couturières, et apporta sa propre contribution au débat en le nourrissant de cent anecdotes qui concernaient surtout les modistes et les marchandes de frivolités.

En sortant de la salle à manger pour permettre aux domestiques d’en débarrasser enfin les tables, Marianne déclina pour des raisons de chaleur excessive les suggestions du baron. À une promenade dans le parc, elle préféra la fraîcheur relative du salon où lady Merridale se disposait à attendre l’heure du déjeuner. L’une et l’autre saisies d’une bavarde émulation, elles se livrèrent sous les yeux effarés de Buckminster à une joute oratoire sans éclats, sorte de concours d’endurance que Marianne remporta en ne parlant strictement que d’elle-même, parvenant à ramener à son cas particulier les événements les plus considérables.

— Trafalgar ? Je m’en souviens parfaitement. Le 21 octobre 1805 ? J’étais toute de soie verte, avec des broderies ton sur ton, d’une élégance !

Auditeur consterné, le baron bondit sur ses pieds lorsque le son des trompes et les aboiements des chiens fourbus annoncèrent le retour des chasseurs. Il courut à leur rencontre. Marianne eut la satisfaction de le voir donner la main à Pénélope, et se lancer avec elle dans une conversation animée. En souriant, elle s’esquiva.

— Bucky ne vous a pas adressé la parole de tout le déjeuner, dit Nicole Falcourt en passant son bras sous celui de Marianne. Voilà ce que l’on peut appeler un succès éclatant !

— Il a eu peur de m’entendre. Je ne m’étais jamais exercée à déplaire. Il semble que ce soit tout un art…

— Et vous y excellez, comme à celui de plaire. Avez-vous remarqué que Pénélope se mettait en frais de conversation ? Je ne l’ai jamais vue aussi alerte et gaie. Il me semble que le pas est franchi, et que Bucky tombe sous son charme.

— À vrai dire, toute mon attention s’est partagée entre les anecdotes plaisantes de Westerton et le cours d’équitation de sir William Verst. Marianne ne jugea pas utile de préciser que tout en écoutant d’une oreille distraite ses deux voisins, qui ne s’embarrassaient ni l’un ni l’autre d’attendre pour s’exprimer que l’on ait fait silence, elle s’était surtout préoccupée de Cecilia Winborne, qui à l’autre bout de la table amusait sans retenue Lambeth de ses rires et de ses bavardages.

— Pénélope et Bucky ne se sont pas séparés en sortant de table. Il y a fort à parier qu’ils ont trouvé refuge dans la grande serre.

— Eh bien, c’est dans le salon que le devoir nous appelle !— Il me semble tout indiqué.Au salon, elles furent aimablement accueillies par Mme Thurston, Mme Minton et

Page 91: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Reginald Fuquay, qui devisaient paisiblement et célébraient la beauté des jardins. Marianne vanta les agréments de la roseraie.

— Elle est superbe, dit Mme Thurston. Mais avez-vous visité le pavillon d’été ? On y jouit d’une vue magnifique.

Marianne sursauta, et fit des vœux pour que personne ne la voie rougir. — Le… le pavillon ?— Cette charmante construction, de l’autre côté de la pièce d’eau. Nicole, vous devriez

demander à l’un de ces messieurs de vous y accompagner, pour la montrer à Mme Cotterwood. Reginald Fuquay s’empressa aussitôt.

— Me ferez-vous cet honneur ?— Vous êtes trop aimable, répondit assez froidement Nicole. Nous verrons cela.À ce moment Sophronia Merridale fit dans le salon une entrée remarquée, pour le plus

grand déplaisir de Marianne, qui ne se souciait pas de l’entendre. Son agacement se trouva porté à son comble lorsque Cecilia Winborne, hautaine et dominatrice, apparut à son tour. Comme il eût été impoli de sortir dans l’instant, elle se composa un visage, dans l’attente d’un prétexte convenable. C’était compter sans la fiancée putative de Lambeth, qui lui manifesta soudain un intérêt imprévu.

— Comme j’aimerais vous connaître davantage, madame Cotterwood ! Chacun chante vos louanges, et mon frère en personne vous a remarquée !

Elle menaçait gaminement de l’index Marianne, que cet enjouement affecté étonnait au plus haut point. Elle avait croisé à plusieurs reprises le regard de Fanshaw Winborne, sosie de sa sœur, mais il ne s’était pas une seule fois adressé à elle, et ses yeux exprimaient plus de mépris que d’admiration.

— Je n’ai jamais eu le plaisir de vous rencontrer, poursuivit Cecilia sur un tout autre ton. Se disposant à subir un assaut, Marianne respira profondément. L’habitude du travestissement et du mensonge est une école de sang-froid.

— Je n’ai guère fréquenté le monde ces dernières années, dit-elle paisiblement. Je résidais à Bath.

— À Bath ? Connaissiez-vous lady Harwood ? Marianne se retint de sourire. À Bath, nul n’ignorait les faits et gestes de lady Harwood, femme extravagante et démonstrative, et les membres de la «famille» moins que quiconque. Larson était même entré de nuit dans sa chambre, pour vider son coffre à bijoux, sans la réveiller.

— Je l’ai rencontrée à plusieurs reprises, mais je doute qu’elle se souvienne de moi.— Sa dame de compagnie, une sotte, comme elles le sont toutes, comment l’appelle-t-

on… Fifi, je crois ?Il y avait fort à parier que l’agaçante Cecilia espérait faire commettre à Marianne un faux

pas qui l’aurait ridiculisée. La soupçonnait-elle ? Avait-elle décelé son imposture ? Marianne lui répondit posément, en la regardant dans les yeux, avec défi.

— Sa gouvernante était Mlle Cummings, une personne extrêmement sensée et raisonnable, à mon sens.

— Vraiment ? Alors j’ai dû la confondre avec une autre. Mme Dalby, peut-être ?— Je ne connais pas cette personne. Réside-t-elle à Bath, elle aussi ?— Mais bien sûr !S’agissait-il d’un coup d’audace, d’un mensonge tactique ? Fort heureusement, Nicole

intervint dans le débat. — Vous vous trompez, Cecilia. Mme James Dalby réside à Brighton.— Merci, Nicole, je m’étais trompée, dit sèchement la perfideAllait-elle récidiver, et poursuivre l’interrogatoire ? Une ligne de défense s’imposait. — Je ne connais que peu de monde à Bath. J’ai porté pendant deux ans le deuil de mon

mari, après l’avoir longtemps assisté dans sa maladie.— Je vois. De quelle région êtes-vous originaire, madame Cotterwood ?Marianne se félicita d’avoir prévu avant sa visite à Buckland Manor des noms de lieux

assez éloignés pour n’être familiers à personne, au sud-ouest de l’Angleterre.

Page 92: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Du Yorkshire.— Vraiment ? Comme c’est étrange… Je n’y suis jamais allée.— Vraiment ? Et vous-même, mademoiselle Winborne, de quelle région êtes-vous

originaire ?Il y eut des sourires dans l’assistance. On appréciait cette repartie moqueuse, qui

reprenait les termes de la question. Cecilia Winborne pinça les lèvres et haussa les sourcils. Appartenant à une illustre famille, elle n’était pas accoutumée à s’entendre interroger sur sa naissance.

— Eh bien, du Sussex, naturellement.— Naturellement, reprit Marianne.Elle faillit éclater de rire en croisant le regard de Nicole Falcourt, qui s’amusait de

l’escarmouche, et décida d’y prendre part. — Puisque personne ne me le demande, dit-elle gaiement, je suis originaire du

Buckinghamshire. Et vous-même, lady Merridale, ne nous cachez rien…— Comment ? Nos origines… Eh bien, nous sommes du Norfolk, sir George et moi. C’est

une bien longue histoire…C’en était une en effet, et Nicole regretta bien vite d’avoir ouvert par plaisanterie les

vannes à un tel flot de paroles. Marianne attendit patiemment que le manque d’air contraigne Sophronia à reprendre son souffle, dans l’intention de prendre congé. Mais lorsque cette nécessité interrompit en effet le discours, l’acharnement de Cecilia Winborne la surprit.

— Le Yorkshire est bien grand, madame Cotterwood. Voulez-vous je vous prie préciser…— Kirkham, mademoiselle. Je viens de Kirkham, non loin de York.— La famille de votre époux y est donc établie ?— Pas du tout. Il venait de Norton.La sécheresse de son ton n’était sans doute pas aussi décourageante qu’elle le voulait,

car la jeune peste insista de plus belle. — Votre famille habite donc Kirkham ?— Mes parents sont tous deux décédés.— Mes condoléances. Vos frères et vos sœurs vous sont sans doute d’un puissant

secours. Rappelez-moi votre nom de jeune fille…— Morely, mademoiselle. Je n’ai ni frère ni sœur.La scène s’éternisait de la façon la plus désagréable. Nicole Falcourt, excédée, finit par

interpeller rudement l’indiscrète. — Cet interrogatoire est ridicule, Cecilia. Laissez l’Inquisition aux Torquemada des

temps anciens !Cecilia Winborne contraignit ses lèvres à sourire, mais ses yeux gris lançaient des éclairs

de fureur. — Pardon, ma chérie, de vous avoir blessée. Je ne m’intéresse à votre amie que dans son

intérêt. Seul m’anime l’espoir de trouver entre nous quelque relation commune. Cela crée des liens, voyez-vous.

Marianne se leva, souriante et apparemment détendue.— Je vous en remercie, mademoiselle. Mais souffrez que je me dérobe à ce charmant

entretien. Lady Buckminster s’occupe des préparatifs du bal de vendredi. Elle a la bonté d’accepter mon modeste concours.

Nicole s’empressa de se lever, elle aussi. — Je vous accompagne. Ma tante Adélaïde ne sera pas en peine de me trouver une

occupation.Elles quittèrent ensemble le salon. Lorsqu’elles se trouvèrent hors de portée de voix,

Nicole laissa libre cours à sa mauvaise humeur. — Pour rien au monde je ne serais restée en compagnie de cette pimbêche ! Il m’est venu

des idées de meurtre en l’entendant.— Cette jeune fille me déteste, dit Marianne. Pourquoi me poser toutes ces questions ?

Page 93: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Pour persuader autrui, et se persuader elle-même, que vous ne pouvez raisonnablement devenir l’épouse de lord Lambeth. L’intérêt qu’il vous porte ne lui a pas échappé.

Marianne, d’ordinaire si maîtresse de son apparence, ne put s’empêcher de rougir. — Voilà qui me semble ridicule, dit-elle avec une feinte indignation. Il ne me regarde

même pas !— Il est trop discret pour rester planté là en contemplation permanente, comme le

faisait Bucky avant que vous lui infligiez son traitement. Mais je l’ai remarqué moi aussi : lorsqu’il vous regarde, il y a dans ses yeux une lueur tout à fait significative ! N’essayez pas de jouer les innocentes avec moi, Marianne Cotterwood. Je ne vous apprends rien, n’est-ce pas ? Et Cecilia ne songerait pas un instant à vous tracasser si elle n’avait la conviction parfaitement fondée du tendre penchant qu’éprouve Justin à votre égard.

Marianne demeura un moment silencieuse, parce qu’elle n’avait en effet rien à objecter à cette observation.

— Si leur mariage est arrangé d’avance, comme on le dit, sans qu’il soit question entre eux de sentiments, pourquoi cette petite peste serait-elle jalouse ?

— Cecilia Winborne sait protéger ses intérêts, ma chère. Ce n’est pas le grand amour qui l’anime, mais l’ambition et le goût des richesses. Son avenir ne sera garanti qu’après la signature du contrat. Mais si par malheur pour elle Justin décidait de vivre avec une autre une passion amoureuse…

— Il n’y a pas de risque !Cette exclamation lui était échappée avec tant de spontanéité et de violence que

Marianne voulut aussitôt en tempérer l’apparente amertume. — Je veux dire… Cette hypothèse ne me concerne en aucune façon. Si lord Lambeth

éprouve à mon égard quelque tentation, ce n’est pas celle du mariage. À l’égard des jeunes filles, les hommes restent prudents. Les veuves les effraient moins, car elles n’ont plus le souci de leur innocence. On les séduit, si elles sont faibles. On ne les épouse pas.

— Quelle horreur, Marianne, quel cynisme ! Vous me feriez rougir, protesta Nicole Falcourt en rougissant en effet.

— Il s’agit de réalisme, tout simplement. Les princes n’épousent les bergères que dans les contes de fées. Le futur duc de Storbridge ne peut donner son nom qu’à la fille d’un pair du royaume, c’est l’évidence même.

— Si l’on s’en tient aux principes, vous n’avez pas tort. Mais je crois Justin assez fier et indépendant pour les mépriser. Il ne s’en laisse imposer par rien, et s’il lui prenait fantaisie d’épouser la fille d’un palefrenier…

— J’ai quelques raisons de penser que lord Lambeth accorde assez peu d’importance au mariage pour ne pas en accepter les contraintes, quitte à prendre une maîtresse pour ne rien refuser à ses plaisirs.

De surprise, Nicole resta un moment muette, et puis elle éclata de rire. — Vous devriez avoir honte, Marianne. De tels propos tenus devant une jeune fille…Marianne apprécia son humour. Elles avaient précisément le même âge, et les activités

charitables de Nicole lui avaient donné une expérience de la vie qui outrepassait largement ce que l’on peut attendre d’une personne ordinaire. Marianne se sentait assez proche de Nicole pour lui parler sans détour. Ne l’aidait-elle pas à faire le bonheur de Pénélope en canalisant les pulsions désordonnées de Buckminster ?

— Puisque nous voici délivrées des mesquineries du salon, nous pourrions aller surveiller les progrès des tourtereaux. Qu’en pensez-vous ?

Elles étaient sorties sur la terrasse. La serre où croissaient des plantes exotiques était à quelque distance comme une nef transparente, un reliquaire de verdure aux reflets brillants.

— Si tout se passe bien, suggéra Nicole, vous pourriez peut-être donner à Bucky une dernière leçon ? Le contraste serait plaisant, il me semble.

Elles franchirent discrètement la porte principale de la grande serre, qui restait ouverte

Page 94: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

jusqu’au soir. À l’autre extrémité du local se trouvait une sorte de salon de jardin, constitué de sièges de rotin et d’osier, garnis de coussins. Très proches l’une de l’autre, on distinguait la mince silhouette de Pénélope et la carrure athlétique du baron. Assis côte à côte, ils tournaient le dos à l’entrée, et semblaient plongés dans une conversation familière.

Marianne lança à Nicole un regard d’intelligence et s’avança dans l’allée principale avec l’impressionnante ostentation d’un navire de haut bord. Prête à jouir en secret du spectacle et s’en égayant par avance, sa complice se glissa derrière un palmier court et obèse, qui la dissimulait sans l’empêcher de voir l’étendue de la scène.

— Je peux jouer avec vous ? lui dit à l’oreille une voix d’homme.Nicole sursauta. Lambeth était près d’elle, à la toucher. — Vous m’avez fait peur. Silence ! murmura-t-elle en lui prenant le bras pour partager

avec lui sa cachette. Vous allez rire !Alertés sans doute par le froissement que faisaient les jupons et les volants de Marianne,

ainsi que par le déplacement d’air qu’opéraient sa démarche conquérante et le jeu de son éventail déployé, Pénélope et Buckminster avaient un peu rectifié leur attitude lorsque les premières agressions verbales les atteignirent.

— Baron ! Mon cher baron ! Vous, enfin ! Je vous cherchais partout. Ainsi vous tenez compagnie à Mlle Castlereigh. Quelle délicate attention, vraiment !

Les yeux bleus de Buckminster et les yeux noisette de Pénélope exprimaient la même contrariété, sans doute parce que la jeune fille, prise sous le charrue, avait oublié quelle comédie se jouait, à moins qu’elle n’ait trouvé l’occasion mal choisie. Marianne ne se découragea pas pour autant.

— Je vous aurais cru plus galant homme, milord. Je me languis de vous d’une façon…Elle s’installa sur le sofa, réclama des coussins qu’elle rejetait au fur et à mesure parce

qu’ils étaient trop lourds, trop légers, trop nombreux ou trop rares. Derrière son arbre, Nicole riait sous cape, pendant que Lambeth se perdait en conjectures.

Marianne se trouva enfin installée commodément. — Bucky, je suis bien. Mais j’ai tellement soif d’eau fraîche !Les traits tirés, au bord de l’épuisement, le baron sursauta à cette nouvelle sollicitation. — Hein ? De l’eau ? Il n’y a pas de sonnette, dans la serre. À moins que… Je vais aller

sonner dans le hall.Il allait se lever, d’assez mauvaise grâce. Marianne lui posa la main sur le bras, afin de le

retenir près d’elle. — N’en faites rien, pour l’amour du ciel. Pénélope va se faire un plaisir de me rendre ce

service. N’est-ce pas, Pénélope ?— Mais bien sûr !Pénélope sortit très vite par une petite porte, et Lambeth en la voyant passer de l’autre

côté de la paroi vitrée s’étonna de lui voir la mine réjouie. Buckminster s’ébrouait, mal à l’aise. On l’entendit grommeler avec embarras.

— Quand même, madame Cotterwood, quand même, cela ne se fait pas… Envoyer la fille de lady Ursula Castlereigh vous chercher un verre d’eau… Elle n’est pas votre domestique ! Vous abusez de sa gentillesse, j’ai le regret de vous le dire.

Redressée et dominatrice, Marianne lui jeta un regard scrutateur. — Je n’ai trouvé que ce moyen pour l’éloigner, dit-elle sévèrement. Vous ne l’avez pas

quittée de l’après-midi. Je vois clair dans votre jeu, Bucky !Éberlué, le baron donnait des signes d’agitation. — De quoi est-il question ?— Ne jouez pas les innocents ! Il se trouve que j’ai des yeux pour voir, et qu’ils ne me

trompent pas ! Pénélope vous a pris sous son charme, vous la rencontrez en secret, ne le niez pas !

— Madame Cotterwood, voyons ! Jamais Pénélope n’aurait l’idée…— Quel aveu ! Pénélope n’aurait pas l’idée de me ridiculiser, mais vous, vous l’avez !

Tant de désinvolture, de cruauté mentale, me désespèrent ! Adieu !

Page 95: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Altière et décidée, Marianne effectua sur-le-champ une fausse sortie, laissant le pauvre Buckminster hébété, la bouche ouverte, tel un poisson tombé de son aquarium.

— Marianne, balbutia-t-il, euh… madame Cotterwood, je vais vous expliquer…Elle fit volte-face et leva dramatiquement la main pour lui imposer le silence. — C’est à moi de vous expliquer votre âme, Archibald Buckminster. Vous êtes amoureux

de Pénélope Castlereigh.Elle attendit pour continuer que cette idée claire ait fait son chemin dans l’esprit du

baron. — Et pour ne rien vous cacher, conclut-elle, je n’en suis pas mécontente.Marianne sortit noblement sur ces mots, laissant le baron ébahi. Les témoins le virent

hocher la tête et s’asseoir, tête basse, dans l’attitude de la méditation. — Magnifique ! Elle a été magnifique ! murmura Nicole à l’oreille de Lambeth.

Disparaissons !Elle lui prit la main et l’engagea à battre en retraite avec elle, furtivement. — Que se passe-t-il ? s’inquiéta Justin lorsqu’ils se trouvèrent hors de portée de vue et

de voix. Est-ce ainsi qu’elle compte se l’attacher ? Et vous l’espionnez, de surcroît ?— Se l’attacher ? Mais vous n’avez rien compris, pauvre innocent ! Marianne n’a cessé de

brimer Bucky, de le harceler, de se montrer odieuse avec lui comme avec Pénélope, que pour le désabuser et lui faire prendre conscience de ses sentiments véritables. Pénélope s’est laissé convaincre de jouer son rôle dans cette intrigue, et j’ai tenu le mien en quelques occasions.

Elle souriait, modeste mais fière. Lambeth scruta pensivement son malicieux et joli visage.

— Il s’agit donc d’un complot, de la coalition de trois conspiratrices ?— En effet, mon cher. Mais c’est à Marianne que revient l’honneur du projet. Avant d’en

être la vedette, elle en a été l’instigatrice, dès le début. Lambeth hocha la tête d’un air entendu.

— Et quand cela, je vous prie ?— Dès notre départ de Londres, dans la voiture. Bucky se comportait d’une façon

ridicule. Pénélope a pris avec sa mère l’habitude de se résigner, mais Marianne ne l’entendait pas ainsi. Elle n’a pas voulu profiter en quelque sorte de son avantage.

— La fourbe, murmura Justin entre ses dents.— Pardon ?— Rien, je me parlais à moi-même. Où pensez-vous que Mme Cotterwood puisse être

allée ? Sans le quitter des yeux, l’air concentré, Nicole médita un instant.— À la roseraie, peut-être ? Elle aime s’y tenir, je crois.— Merci, Nicole. À tout à l’heure.

Apaisée, Marianne prit place sur le banc de bois, sous la tonnelle ombragée. Jusqu’en haut du treillage des rosiers en fleur embaumaient l’atmosphère. Elle ferma les yeux pour mieux en respirer le parfum. En actrice satisfaite de sa propre prestation elle revécut par la pensée la scène décisive qui sans doute venait de mettre fin aux errements du sympathique Buckminster.

Un crissement de gravier vint troubler sa méditation. Elle ouvrit les yeux. Lambeth, dont la silhouette se découpait à contre-jour avait fait halte à quelques pas, le visage indéchiffrable. Marianne se leva sans l’avoir voulu, comme mise en mouvement par d’invisibles fils. Justin s’avança vers elle, la prit par les bras, lentement, et l’attira vers lui. Elle ne vit plus que ses yeux, puis elle ferma les siens, et leurs lèvres s’unirent.

Il l’embrassa délibérément, avec force. Il n’y avait plus rien dans ces baisers des raffinements dispensés dans le pavillon du bord du lac. Ils n’en étaient que plus puissants, plus explicites en quelque sorte. Marianne s’abandonna à leur magie. Justin s’interrompit un instant pour la regarder dans les yeux, et balbutier quelques tendres reproches.

— Pourquoi m’avoir laissé croire… Il fallait me le dire…

Page 96: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Qu’avait-il dit ? Il reprenait ses lèvres. Ses paroles, qu’importait leur sens, puisque le monde se défaisait et vacillait autour d’elle, puisque son souffle ne lui appartenait plus. Il la serrait si fort qu’elle ne pouvait pas même frémir librement, et cependant elle aurait voulu se trouver plus près encore de son cœur, se fondre en lui.

Justin abandonna sa bouche pour faire pleuvoir sur son cou, sur ses épaules mille petits baisers, qu’il entrecoupait de mots murmurés, à peine audibles. Ces mots tendres et sans suite, comme une caresse verbale, ajoutaient au bonheur qu’éprouvait Marianne, ils lui apportaient un supplément de jouissance, d’autant plus précieuse qu’ils n’engageaient pas seulement chez Lambeth les organes des sens : si indistincts qu’ils fussent, ils exprimaient des sentiments, des émotions intimes.

Il s’assit soudain sur le banc de bois et prit Marianne sur ses genoux, l’étreignant, palpant à travers le tissu de sa robe les rondeurs de sa gorge et sa taille. Il se nicha le visage au creux de son cou pour sentir de plus près l’odeur de sa peau, en frémissant. À son gémissement de désir Marianne répondit par de petits soupirs qui étaient autant d’incitations et d’encouragements.

— Il faut que cela cesse, balbutia-t-il.Marianne aurait voulu lui dire qu’elle ne partageait pas son avis, mais elle ne trouva pas

les mots qui convenaient à l’expression d’une pensée cohérente. Elle se tint cependant tranquille, et l’émotion violente des sensations tumultueuses fit graduellement place à une sorte de torpeur bienfaisante.

— Pourquoi ne m’avoir rien dit ? reprit Justin au bout d’un moment de silence. Nicole m’a tout révélé. Pourquoi m’avoir fait croire que vous vouliez séduire Bucky ?

Aussitôt ranimée et alerte, Marianne abandonna le cocon que lui faisaient le giron et les bras de Lambeth pour glisser à ses côtés et lui faire face.

— Vous faire croire ? Jamais ! C’est vous qui m’avez soupçonnée, accusée, menacée de mille représailles si je persistais dans l’intention que me prêtait votre mesquine imagination. Jamais je n’avais envisagé de prendre lord Buckminster dans mes filets. Mais vous aviez une si piètre opinion de moi que vous m’avez cru l’âme assez basse pour commettre des infamies, pour me vendre… Alors j’ai voulu…

Étouffée d’indignation, elle dut se taire. — Vous avez voulu m’encourager dans mon erreur ? Pourquoi ne pas l’avoir corrigée ?— M’auriez-vous fait confiance ? Votre opinion était faite, et bien arrêtée. J’ai préféré la

confirmer, en vous mystifiant. À vrai dire, cela m’a semblé assez plaisant.Piqué au vif, offensé peut-être, Justin se dressa, dans un violent état d’agitation. — Assez plaisant ! Assez plaisant de me rendre…Les mots s’étranglèrent dans sa gorge. Il se tut, fort embarrassé, et mécontent. — De vous rendre quoi ?— Rien, ce n’est rien, pardonnez-moi.Saisi d’étonnement, il respira profondément, afin de recouvrer son sang-froid. Ne

venait-il pas de risquer la honte en laissant échapper la fin de la phrase que lui inspirait son indignation : «de me rendre fou de jalousie». Trop fier et trop prudent pour s’abaisser à quelque déconvenue ou à quelque faiblesse, jamais Lambeth n’avait souffert de jalousie. Quelques rares déconvenues l’avaient laissé sinon indifférent, du moins assez philosophe pour les essuyer avec humour.

La vérité lui apparaissait maintenant, étonnante, inattendue : jamais il ne s’était véritablement soucié de la tranquillité de Buckminster ou de la sécurité de ses biens. Aucune autre cause que la jalousie n’avait déclenché la guerre menée pour en détacher Marianne.

Il se détourna, trop préoccupé par cette découverte pour ne pas en analyser sur-le-champ les implications. Comment un gentleman accompli peut-il contracter la jalousie, maladie pour ainsi dire honteuse, qui n’atteint que les esprits faibles, les âmes étroites, les rêveurs romanesques ?

— Justin ?

Page 97: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Marianne s’inquiétait. Pourquoi ce soudain silence, cette froideur, cet air sombre et préoccupé ? Lambeth lui tenait-il rigueur d’une duplicité à vrai dire innocente ? Elle ne supporterait pas qu’il se fâche, et s’éloigne de nouveau.

— Seriez-vous contrarié, Justin ?Il s’ébroua et reprit vivement contenance, de nouveau alerte et souriant. — Pas du tout ! Je m’étonnais, seulement. Car je vous savais comédienne, mais à ce

point ! J’admire que vous ayez berné à la fois deux de vos admirateurs, en faisant croire à l’un que vous recherchiez l’autre, et à l’autre que vous n’êtes pas vous-même !

— Ne dit-on pas que les hommes sont crédules ? Les femmes ont plus de finesse, ce me semble : voyez Pénélope et Nicole, qui n’ont jamais été dupes.

— Parce qu’elles étaient vos complices. Pauvre Bucky ! Vous l’avez persécuté et manœuvré avec une cruauté… étonnante.

— Le pauvre Bucky ? Croyez-vous qu’il ait à se plaindre ? Il a trouvé l’âme sœur !— Mais on a détruit en lui l’admiration légitime qu’il nourrissait à l’égard de la femme la

plus belle et la plus brillante de toute la compagnie.Lambeth souriait, comme paresseusement, et son sourire était une caresse. Marianne se

trouva embarrassée, comme interdite. — Vous connaissez l’art du compliment, murmura-t-elle.— Ce n’est pas de l’art, mais l’expression de la réalité, dit-il en s’avançant. Vous dépassez

par la beauté comme par l’intelligence toutes les femmes que j’ai rencontrées. Vous ne ressemblez à aucune d’elles. En présence d’aucune d’elles je ne me suis senti tellement gauche et maladroit.

Marianne ne respirait qu’avec difficulté. Elle craignait que sa voix ne révèle son émoi. — Ce n’est pas ma faute…— Mais si, bien sûr. Lorsqu’on ne risque rien, ni l’aisance ni l’assurance ne font défaut.

Lorsque l’enjeu est immense, il en va tout autrement.L’esprit en déroute, fascinée, Marianne resta silencieuse. — J’ai tenté de vous oublier, d’échapper à vos enchantements, à votre présence. Mais

pas un seul instant votre obsession ne m’a quitté, et le désir que j’ai de vous.Il lui prit la main et lui baisa le bout des doigts, un à un. — Acceptez-vous de me pardonner mes insolences ? De me pardonner mes mauvaises

pensées ?— Auriez-vous découvert… que je ne suis pas une délinquante ?Elle baissait les yeux, la voix mal assurée. Il haussa les épaules. — J’ai découvert que vous ne voulez causer aucun tort à Bucky, que votre amitié est

sincère et généreuse. Vous n’êtes pas une aventurière sans scrupules, comme j’ai eu le tort de le croire. Pour le reste… qu’importe, après tout ?

Il lui prit le menton, pour la contraindre à le regarder dans les yeux. — Rassurez-moi. Dites-moi qu’entre nous tout n’est pas fini. Que vous m’offrirez ma

chance, encore une fois.— Soyez rassuré, dit-elle dans un souffle. Je… Il m’est difficile de vous oublier, voyez-

vous.Il sourit, et posa sur ses lèvres un rapide petit baiser. — Merci pour ces bonnes paroles, madame Cotterwood.La gorge nouée, Marianne prit de la distance. — Je veux… Je ne veux plus vous mentir, dit-elle avec gravité. Vous ne vous êtes pas

trompé. Avec Piers, Larson, et tous les autres, j’ai vécu en marge de la société, depuis presque dix ans. C’est mal, je le sais, mais je n’éprouve aucun remords. Les victimes de nos larcins n’en éprouvent d’autre dommage que d’amour-propre, aucune n’en a véritablement souffert. C’est ainsi que j’ai pu élever ma fille, et échapper moi-même aux humiliations d’une existence misérable. Je ne veux pas que ma fille connaisse la faim et la pauvreté, auxquelles Larson et Della m’ont permis d’échapper. Je leur dois tout. Sans eux Rosalinde n’aurait pas vécu, et je serais morte. Comment ne pas les aider, puisqu’ils sont ma famille ?

Page 98: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Vous n’avez pas à vous justifier à mes yeux, dit Justin à mi-voix. Lorsqu’ils respectent le bien d’autrui, les nantis n’ont aucun mérite. Mais cette existence est dangereuse, Marianne. Qu’adviendrait-il de vous, de votre fille, si vous étiez arrêtée ?

Elle hocha la tête, le regard lointain. — Jusqu’à présent, le goût du risque l’a toujours emporté. Mais je ne suis plus la même,

depuis quelques jours. Les scrupules que j’éprouve me condamnent à l’inefficacité. Buckland Manor ne sera jamais cambriolé, par exemple, parce que j’éprouve une profonde sympathie à l’égard de lady Buckminster, qui est si bonne, qui s’est si bien inquiétée de mon confort… Bien que je sois une piètre cavalière, ajouta-t-elle en trouvant le courage de faire un peu d’humour.

— Elle réussira peut-être à faire de vous une écuyère accomplie, dit Justin en lui reprenant la main. Alors, vous me pardonnez mes erreurs ? Nous prenons un nouveau départ ?

De quoi parlait-il ? Quelles étaient ses intentions ? Comment pouvait-il ne pas la mépriser, après de tels aveux ? Marianne, incertaine et confuse, ne sut que répondre.

— Rien qu’un début, reprit-il avec douceur. Rien de grave. Par exemple : acceptez-vous de m’accorder une valse au bal de la baronne, vendredi prochain ? Pour l’instant, cela suffit à mon bonheur. Eh bien ? Quelle est votre réponse ?

Des paillettes d’or brillaient dans ses yeux verts. Il semblait plus jeune, tout aussi intimidant, mais si simple !

— Je vous réserve une valse, promit-elle.

Page 99: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

13.

Obsédée par le souvenir des événements récents, Marianne ne parvenait pas à trouver le sommeil. Justin seul occupait sa pensée. Après leur étrange entretien dans la roseraie, il s’était montré courtois mais réservé. Au cours de la journée et de la soirée, Marianne l’avait vu souvent près d’elle, sans que les paroles ou les gestes de Justin n’expriment autre chose qu’une respectueuse attention. Il lui faisait la cour, sans doute, mais sans emportement ni impatience. Qu’espérait-il ? Il n’était pas difficile de le deviner. À quels lendemains se préparait-elle ? Toute prête à succomber, allait-elle bientôt vivre l’existence discrète et factice des femmes qui font fi de leur dignité ?

Longtemps elle s’était tournée et retournée dans son lit, revivant chaque instant de leur entrevue, se répétant chacune des paroles échangées, pour en mesurer le poids, les intentions. Allait-il franchir la porte de sa chambre, et apporter à leur tendre débat la conclusion qui paraissait la plus naturelle ? Elle tendait l’oreille, le cœur battant. N’avait-on pas frappé à la porte ?

Il ne fallait pas qu’il vienne. Qu’attendre d’une liaison, sinon l’amertume du déshonneur, et les chagrins du remords ? Et cependant, s’il venait la rejoindre, quelle fête emporterait ses sens, quelle révélation merveilleuse ferait d’elle une femme ! Mère sans avoir connu l’amour, .Marianne éprouvait encore les attentes et les espoirs d’une vierge.

Lorsque épuisée d’impatience elle s’abandonna enfin au sommeil, des rêves le peuplèrent, si étranges et si surprenants qu’ils l’interrompirent à plusieurs reprises.

Le matin, elle ouvrit paresseusement les paupières, la tête lourde encore d’insomnie, un peu frustrée et presque offensée de s’éveiller seule. Elle jeta à la porte un regard de reproche, et son cœur battit plus vite. Sur le plancher de noyer sombre, une feuille blanche se détachait. En un instant, elle l’eut ramassée et dépliée. C’était un message de Justin !

«Marianne, mon adorée. Je serai ce matin à 11 heures à l’entrée de l’ancienne mine que vous avez vue l’autre jour, sur le chemin de Lydford Gorge. Surtout n’avertissez personne.»

»Tout à vous, Justin.»

Marianne ne réagit d’abord à ce message que par une brève réaction d’ironie. Il faut beaucoup de naïveté, songea-t-elle, pour recommander la discrétion en une pareille circonstance. Mais venant d’un personnage aussi maître de soi que lord Lambeth, cette maladresse un peu puérile avait quelque chose de rafraîchissant, qui attestait sa sincérité, et peut-être son désarroi. Marianne en fut émue. Justin choisissait cet endroit parce qu’il le lui avait fait découvrir. La mine, elle s’en souvenait, portait un nom de femme, Sarah.

Le léger agacement qu’elle avait éprouvé en se réveillant seule s’effaçait. Plutôt que par indifférence, c’est par prudence que Justin s’était abstenu de lui rendre une visite nocturne. Surpris dans le corridor par quelque domestique, quelque invité, ou par la baronne elle-même, il aurait ruiné d’un coup sa réputation, ainsi que celle, moins précieuse sans doute, de la supposée veuve Cotterwood. En fixant un rendez-vous en pleine campagne, dans la lande déserte, il garantissait le secret de la rencontre. L’éloignement et la solitude du lieu en disaient long sur ses intentions.

Tout en se répétant mentalement qu’à aucun prix elle ne devait se soumettre aux

Page 100: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

indications du billet, sous peine de se compromettre sans recours, Marianne n’attendit les soins d’aucune femme de chambre pour procéder à sa toilette et revêtir en hâte sa tenue d’équitation. À cette heure assez matinale, seules lady Buckminster et sa vieille amie, Mme Minton, occupaient la salle à manger du petit déjeuner.

— Une promenade à cheval, quelle bonne idée ! s’exclama la baronne. Je vous accompagnerais volontiers, si les mondanités ne me retenaient pas au manoir.

Marianne n’osa pousser l’audace jusqu’à regretter ce contretemps, et expliqua en rougissant qu’elle entendait parfaire ses performances.

— Je ne saurais trop vous y encourager, dit l’aimable dame. Puisque aucun de ces messieurs ne vous accompagne, prenez avec vous Griffith ou Hewitt, ils sont de bon conseil.

Marianne dépêcha son petit déjeuner et courut aux écuries, car pour rien au monde elle n’aurait voulu faire attendre Justin sur le lieu assez lointain du rendez-vous, dont elle estimait mal la distance.

Griffith, palefrenier en chef, tint à seller en personne un cheval paisible mais vigoureux, et proposa spontanément d’escorter la cavalière. Pour l’en dissuader, Marianne improvisa un prétexte plausible, et elle se mit en route, avec plus de détermination qu’elle ne l’avait fait quelques jours plus tôt. Sous un soleil radieux, la lande semblait plus belle. Ponctuées d’amas rocheux très escarpés, nommés dans la région des «tors», ses ondulations ne manquaient pas de douceur et de pittoresque.

D’abord anxieuse de ne pas reconnaître l’itinéraire, Marianne se trouva bientôt rassurée. Les passages successifs des voitures et des cavaliers avaient clairement dessiné le chemin, que le cheval, sans doute habitué des lieux, suivait de lui-même. Elle reconnut sans difficulté l’endroit où lord Exmoor, Cecilia Winborne et son frère avaient l’autre jour fait leur jonction avec lady Buckminster et sa suite.

La mine était proche. Le cœur battant, Marianne l’aperçut quelques minutes plus tard, depuis le sommet d’une colline. Ouverte au flanc d’une butte rocheuse, l’entrée faisait comme un trou d’ombre dans le paysage. Aucun sentier n’y conduisait. Pour accepter de quitter le chemin tracé, le hongre exigea de sa cavalière plus d’une sollicitation.

Lorsque après quelques efforts il eut enfin consenti à fouler le sol inégal, la distance se trouva bientôt franchie. Déconcertée, Marianne s’aperçut qu’à ce rendez-vous elle arrivait la première, ce qui sans doute n’est pas l’usage en une telle circonstance. Mais comment remédier à cette maladresse, lorsqu’on se trouve en terrain découvert, sans un bosquet ou une construction derrière lesquels se dissimuler ? Elle mit pied à terre en s’aidant d’un rocher qui faisait comme un banc, flatta l’encolure de sa monture, et faute de piquet ou d’anneau l’attacha à un chêne nain et moussu, vestige des forêts disparues.

Un peu embarrassée de sa personne, elle franchit les quelques pas qui la séparaient de l’ouverture basse et sombre. De grosses poutres assez mal équarries s’appuyaient les unes aux autres, se supportaient à la manière d’un château de cartes et faisaient comme un portique autour de l’entrée creuse. On aurait dit que le relief rocheux qui enveloppait cet assemblage rustique de sa masse écrasante avait été évidé. Marianne s’avança craintivement, et tenta de scruter cette cavité, en se penchant un peu.

Encore éblouie de la lumière du jour, elle ne distingua d’abord rien. Appuyée d’une main à un gros madrier vertical, elle attendit que ses yeux s’accoutument à l’obscurité. Mais ce fut en vain. Elle se pencha davantage, sans plus de succès, et décida d’abandonner la partie.

Elle se redressait lorsque son tricorne sauta de sa tête une fraction de seconde avant qu’un choc sourd ne la heurte, à travers sa chevelure. Comme naguère au bord du torrent, une main s’appuyait à sa taille. Propulsée en avant, elle s’abattit dans les ténèbres, la face contre le sol.

Justin rangeait dans un étui son rasoir, en fredonnant un air. La journée s’annonçait splendide. Sa fenêtre, dans la partie la plus ancienne et la plus élevée du manoir au style

Page 101: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

composite, était percée dans un pignon et s’ouvrait sur les superbes écuries du domaine. Peut-être Marianne accepterait-elle de l’accompagner en promenade, tout à l’heure ? La lande serait belle, au soleil. Enchanté de cette heureuse inspiration, il sourit de contentement.

Lorsque l’objet de ses pensées apparut dans son champ de vision, en tenue d’amazone bleu nuit et le tricorne sur ses cheveux fauves, il crut d’abord à une hallucination. Pourvue de mille autres qualités, Marianne Cotterwood n’était pas de ces femmes que leur passion de l’équitation attire dès le matin dans les stalles pour s’imprégner de l’odeur des chevaux. Elle allait monter, cependant. Voulait-elle améliorer sa technique pour faire plaisir à la baronne, dont la veille elle avait chanté les louanges ? Justin trouva l’occasion trop belle. L’excursion qu’il venait d’envisager n’aurait pas lieu dans la journée, mais dans le moment même.

Il se vêtit en conséquence avec une précipitation qu’aurait désapprouvée son valet de chambre, achevant de nouer à la diable sa cravate dans le corridor, et s’évadant du manoir par une porte latérale, afin de ne se trouver retardé par aucune rencontre. Mais lorsqu’il parvint aux écuries, Marianne les avait déjà quittées. Il aperçut dans la distance son élégante silhouette, et remarqua qu’elle imposait à sa monture une allure assez soutenue. Il remarqua encore que, bien qu’elle fût seule, aucun palefrenier ne la suivait. Ignorait-elle cet usage ? Pendant que sous le regard critique de Griffith un jeune valet d’écurie brossait et sellait le superbe Rodrigue, il songea avec plaisir à la surprise qu’il allait lui faire en la rattrapant, quelques minutes plus tard. Cette promenade solitaire et matinale avait cependant quelque chose de surprenant.

— Vous auriez pu faire accompagner Mme Cotterwood, fit-il observer à Griffith.— Je me suis proposé moi-même, en personne, milord, mais elle n’a pas voulu. C’est que

Mlle Winborne vient de Tidings à sa rencontre, qu’elle m’a dit, cette dame.Justin se garda de réagir à cette invraisemblable déclaration. Cecilia tenait Marianne en

une telle exécration qu’elle n’aurait jamais l’idée de se promener avec elle. Marianne de son côté n’éprouvait aucune sympathie particulière pour les Winborne, et ne communiquait que très superficiellement avec eux. Une chevauchée matinale en petit comité suppose de sérieuses affinités.

Pourquoi Marianne avait-elle menti ? La réponse s’imposait, évidente : pour vouloir s’éloigner seule du manoir. Il fallait qu’elle fût attendue dans quelque lieu écarté. Sans doute ses complices de Londres rôdaient-ils dans les parages, prêts à faire main basse sur les biens de lady Buckminster.

La veille, Marianne avait fait amende honorable, et venait de renier son existence aventureuse. Mais les membres de sa bande ne pouvaient avoir eu connaissance de cette reconversion soudaine à l’honnêteté. S’y résoudraient-ils ? C’était improbable. Tenteraient-ils de la contraindre à leur assurer sa collaboration ? Dans ce cas, une intervention s’imposait. Lambeth se souvenait avec une certaine acrimonie de l’attitude hostile et presque agressive d’un jeune homme nommé Piers Robertson. Ce garçon semblait très attaché à Marianne, et soucieux d’en apparaître comme le protecteur.

Justin se promit de n’agir qu’avec prudence, et renonça dès l’abord à piquer des deux pour rejoindre l’aventureuse cavalière. Il préféra la suivre de loin, de manière à découvrir le lieu de sa destination, et à pouvoir éventuellement la soustraire aux pressions des complices qu’elle allait sans nul doute décevoir.

Il l’aperçut à plusieurs reprises dans le lointain, depuis les élévations de terrain successivement franchies. Mais lorsque le chemin s’étira sur une longue pente ascendante, il dut faire halte, pour ne pas s’exposer aux regards en terrain découvert. Il attendit derrière un bouquet d’arbres qu’elle ait disparu. À peine avait-il rendu la rêne à sa monture que celle-ci se cabra et fit un écart, les oreilles dressées. On entendit dans le lointain un roulement sourd, analogue à celui du tonnerre. Reprenant son cheval en main, Justin le lança au galop, le cœur plein d’inquiétude. Depuis la hauteur, on ne voyait âme qui vive. Il fallait que Marianne ait quitté le chemin de terre. À quelque distance, des traces de

Page 102: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

piétinement indiquaient nettement un changement de direction. Un cheval avait laissé des traces dans les fougères et les ajoncs, en direction de la mine. Les traits de Justin se durcirent. C’est dans cette mine que les complices de Marianne l’avaient sans doute attendue. Il leva les yeux pour scruter l’ouverture sombre.

On ne voyait au flanc de la colline qu’un amas de poutres et de rochers sombres, un entassement de débris. Sarah s’était refermée.

Aussitôt parvenu sur le lieu de l’écroulement, Justin sauta de son cheval et se précipita en criant le nom de Marianne. Sans cesser de l’appeler, lançant par intervalles des encouragements, il entreprit fiévreusement de déplacer des fragments de bois et des rochers, en s’attaquant d’abord au sommet de l’amoncellement, d’où les pierres les plus lourdes dévalaient et roulaient sur le sol. Deux madriers brisés s’appuyaient fermement l’un à l’autre. En dégageant les gravats et les débris qu’ils recouvraient, Lambeth parvint à déterminer une ouverture de forme triangulaire. Au-delà c’était le vide, et l’obscurité.

Se débarrassant de sa jaquette, il engagea hardiment les jambes dans l’orifice étroit, sans rencontrer le sol. Accroché des deux mains aux poutres, il y introduisit les hanches et le torse. Au moment où son visage effleura le bois rugueux, il y eut un craquement sinistre, qui ne fut suivi d’aucun effet. À ce moment il lâcha prise, et glissa sur le dos, dans la poussière de l’éboulement. Le sol ferme était tout proche.

Justin parvint à se redresser de toute sa hauteur. Il se trouvait dans une sorte de grotte, où la lumière du jour ne pénétrait que par le trou qu’il avait creusé, et s’ouvrait maintenant au-dessus de sa tête. Le fond de la cavité se perdait dans le noir. Mais à quelques mètres on distinguait un corps étendu. Éperdu, Justin se jeta à genoux. Marianne reposait, inerte, face contre terre, les bras repliés sur sa chevelure défaite.

— Marianne !Vivait-elle encore ? Haletant, il se pencha pour écouter son souffle. Mais son propre

cœur battait si fort qu’il n’entendait que ses coups sourds et précipités. Il lui fallut palper le visage de Marianne pour sentir sur sa paume un souffle léger. Elle respirait.

L’espace d’un instant, Justin l’avait crue morte. Bouleversé de soulagement et de joie, il éprouva soudain une insupportable défaillance. Tremblant de tous ses membres, il lui fallut s’asseoir en tenant étroitement embrassés ses genoux, où reposait son front, pour recouvrer quelque chose de son sang-froid en prenant de brèves et rapides inspirations. Jamais une émotion aussi puissante ne l’avait ainsi terrassé.

Une fois la crise passée, il se hâta de mesurer l’étendue des dommages. Un nouveau craquement lui rappela l’urgence de son intervention. Très doucement, il palpa les bras de Marianne, son dos, ses reins, ses jambes jusqu’aux chevilles. Aucune fracture n’apparaissait. Il décida de la déplacer pour l’allonger sur le dos. À l’arrière de la tête on sentait la protubérance d’une bosse. Le visage de la jeune femme, sali de poussière ne portait pas trace de sang, non plus que son corsage. Il lui souleva d’un bras le torse et la tête, pour la maintenir en position assise, et lui parla doucement, l’exhortant à s’éveiller, à lui répondre. Au-dessus d’eux, l’orifice par lequel il était passé semblait d’un accès difficile. Il lui serait impossible de soulever un corps inerte jusqu’à ces hauteurs et de le pousser à l’extérieur sans dommage. Éveillée, active, Marianne pourrait participer au sauvetage.

Il y eut un nouveau craquement, et une averse de matière fine et dense ruissela d’un coup sur le sol, tout près, déterminant l’érection rapide d’un cône de poussière. Allaient-ils mourir étouffés ?

— Marianne ! Réveillez-vous ! Vite ! Il faut sortir ! Il la déplaça comme il put en la soulevant, pour la rapprocher du trou d’accès. Lorsqu’il

eut repris son souffle et la reposa sur le sol, il vit qu’elle ouvrait dans le vide des yeux hagards. Ils errèrent un moment avant de se fixer sur lui.

— Justin ! Dieu merci ! dit-elle dans un souffle. Où étiez-vous ? Je ne savais pas… Qui m’a poussée ?

Elle s’était jetée dans ses bras et pleurait, le visage appuyé dans le creux de son cou. L’émotion sans doute lui troublait l’esprit.

Page 103: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Je vous ai suivie. En voyant l’éboulement, j’ai craint pour vous, et je vous ai cherchée. Pourquoi pensez-vous qu’on vous aurait poussée ?

Les yeux grands ouverts, elle tentait de rassembler ses idées, de les exprimer. Justin voulut la rassurer.

— Ce n’est rien, n’en parlons plus, dit-il doucement. L’essentiel est de sortir de ce piège. L’endroit n’est pas très sûr.

Comme pour confirmer ce diagnostic, un sinistre craquement se fit entendre, suivi d’un sourd grondement. Épouvantée, Marianne étreignit plus étroitement le torse de Justin.

— C’est une poutre qui se brise, expliqua-t-il. La galerie risque de s’écrouler entièrement sur nous. Il faut donc en sortir au plus vite, par le trou que vous voyez là-haut. Je vais vous aider.

Il la soutint pendant qu’elle se redressait, et la guida comme il le put vers l’éboulis, au haut duquel on voyait le jour. La saisissant par la taille, il la souleva pendant qu’elle entreprenait l’ascension difficile, en prenant appui sur une grosse pièce de bois. On entendit soudain un nouveau craquement. Les parois de la galerie aussi bien que sa voûte invisible frissonnèrent, comme secouées par un tremblement de terre. Une pluie dense de matériaux divers s’abattit, en un ruissellement sonore et menaçant. Justin prit Marianne dans ses bras et se laissa rouler avec elle en arrière sur le sol. Dans un vacarme effroyable un madrier s’abattit à l’endroit qu’ils venaient d’abandonner, laissant s’écrouler les roches qu’il soutenait. Couvrant Marianne de son corps, protégeant son visage de ses deux bras repliés, Justin ressentit sur ses flancs et son dos les impacts des pierres qui pleuvaient et roulaient. Le monde semblait s’écrouler, dans un roulement de détonations successives.

Et tout à coup ce fut le silence complet, dont un minuscule ruissellement résiduel de fine poussière donnait la mesure. Dans le noir absolu, Justin voulut se soulever, et s’en trouva incapable. Sous lui, écrasée par son poids, Marianne protestait et se débattait. Justin comprit qu’une poutre s’était couchée au-dessus d’eux, sans les écraser, mais assez proche pour paralyser leurs mouvements.

— Il faut ramper, murmura-t-il.Donnant l’exemple, il commença à progresser, tandis que sous lui Marianne s’associait à

son déplacement, et déblayait à tâtons les pierres qui encombraient le sol. Ils purent bientôt se mettre à genoux et se dégager plus aisément, mais il leur resta impossible de se redresser tout à fait.

Avec le calme revenu, l’épaisse poussière en suspension dans l’air retomba. L’obscurité n’était pas complète. L’orifice que Marianne s’était efforcée d’atteindre n’existait plus, mais de minuscules percées laissaient passer quelques rais de lumière, si bien qu’à l’intérieur de la mine dévastée régnait une pénombre qui permettait à Justin et à Marianne de s’apercevoir.

— Alors, tout va bien ? demanda Lambeth.Il rit aussitôt de sa propre maladresse. — Disons plutôt : «rien de cassé ?» reprit-il.Il vit qu’elle souriait. — Tout va bien. Mais j’ai à me plaindre de vos manières, milord. Vous m’avez

positivement… laminée contre le sol !— Je tenterai de faire mieux, la prochaine fois. Ou plutôt j’espère que cette occasion ne

se retrouvera plus. Voyons où nous en sommes.Ils revinrent à la base de l’éboulis que faisait l’ancienne entrée de la mine, et

entreprirent d’en déblayer les abords. Justin parvint à déplacer un assez gros rocher, déterminant le glissement d’une poutre et le tassement de l’ensemble. Il devint bientôt évident que dans l’impossibilité de dégager d’autres matériaux et d’en mouvoir aucun, ils se trouvaient emprisonnés. Le second écroulement avait en quelque sorte scellé leur cachot. Après de nouveaux et inutiles efforts, Justin abandonna la partie, et s’accota à la paroi, en soupirant. Marianne vint se blottir près de lui.

— C’est sans espoir, n’est-ce pas ?

Page 104: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Il y a toujours de l’espoir. Mais nous n’en sortirons pas seuls. Nous devons attendre une aide extérieure. Avez-vous averti quiconque de votre destination ?

— Mais non, bien sûr, s’étonna Marianne. Vous m’avez conseillé la discrétion.Ce fut au tour de Justin de s’étonner. — Je vous ai conseillé quelque chose ?— Dans votre billet, voyons ! Dans le mot que vous avez glissé sous ma porte. Vous me

disiez de n’avertir personne.— Un mot, sous votre porte ?— Celui de ce matin. Seriez-vous frappé d’amnésie ?— Je ne vous ai pas écrit.— Alors pourquoi me serais-je rendue à votre rendez-vous ? Pourquoi serais-je venue à

cheval jusqu’à cette mine ? En lisant le billet, j’ai cru…— Qu’avez-vous cru ?— Rien, cela n’a pas d’importance. J’ai cru que vous étiez sans doute à l’intérieur, quand

on m’a poussée…Elle se tut. L’étonnement faisait place en elle à la peur. — On m’a poussée, redit-elle lentement. Je me suis penchée pour tenter de percer

l’obscurité, mais je n’ai rien vu, et je n’osais pas m’avancer. Et tout à coup, on m’a poussée dans le dos, en me frappant la tête. Je suis tombée en avant, et puis plus rien, jusqu’à ce que je vous entende appeler mon nom.

— Vous n’avez pas entendu l’écroulement de l’entrée ? Ce n’est pas une poutre ou une pierre, qui vous aurait heurtée ?

Trop horrifiée pour répondre, elle fit un signe de dénégation. Justin se souvint qu’elle portait une bosse à l’arrière de la tête, et qu’il l’avait trouvée la face contre le sol. Marianne passa la main dans sa chevelure, et fit une grimace.

— C’est incompréhensible, balbutia-t-elle.— Tout autant que cette lettre que vous avez reçue, et que je n’ai pas écrite.Soudain consciente d’un nouveau mystère, Marianne s’alarma derechef. Dans la

pénombre, elle scruta avec inquiétude le visage de Justin. — Mais dans ce cas, comment se fait-il que vous vous trouviez cependant sur le lieu du

rendez-vous ?— Je vous ai suivie, avoua-t-il à regret. Ce matin, votre présence dans la cour des écuries

m’a intrigué. Je ne savais qu’imaginer, une rencontre avec vos anciens complices, peut-être. Alors je vous ai suivie de loin, je le confesse.

— Vous avez donc été témoin de tout ce qui s’est passé ?— Hélas non. Je ne vous suivais que de loin, pour éviter d’être vu. J’ai entendu comme

une explosion, et je suis aussitôt accouru. Je n’ai vu que l’effondrement de l’entrée. Votre cheval avait disparu, sans doute effrayé par le bruit. Je me suis creusé un passage, et je vous ai trouvée. Vous savez la suite. Cet accident… On a voulu vous tuer, peut-être.

— Mais pourquoi ?Justin serra plus étroitement Marianne entre ses bras. — Sans doute avez-vous des ennemis, qui veulent se venger, ou qui ont peur.— Moi, faire peur ? Qui serait assez sot pour me craindre ?— Une vos victimes, sait-on jamais ? Certaines personnes sont si attachées à leurs

biens… Je plaisante, bien sûr.— Jamais je n’ai personnellement rien dérobé. Et je suppose que l’on attacherait plus de

prix à une restitution qu’à une vengeance.— Vous avez raison, et nulle perte ne justifierait un assassinat.— Cherchons d’autres raisons… La jalousie, pourquoi pas ? Un amoureux trahi, dévoré

de jalousie…— Je n’ai jamais eu d’amoureux, et votre fiancée est bien la seule personne à qui j’aie

jamais inspiré ce vilain sentiment.Justin haussa les épaules et secoua un peu Marianne, comme pour la gourmander.

Page 105: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Je n’ai pas de fiancée, quoi qu’on en dise et qu’on en pense. Et Cecilia s’estime trop au-dessus du reste de l’humanité pour s’abaisser jusqu’à la jalousie.

— Je n’en suis pas certaine.— Je la connais vindicative. Mais elle ne tuerait pas.L’hypothèse avait quelque chose d’absurde, naturellement. Ils restèrent un moment

silencieux. Après avoir longtemps hésité, Marianne se résolut à entrer dans la voie des confidences.

— Je n’en ai parlé à personne… L’autre jour, lorsque vous m’avez empêchée de tomber dans le torrent… J’ai la certitude d’avoir été poussée.

— Pourquoi n’en avoir rien dit ?— Qu’aurais-je pu dire ? C’est tellement extravagant ! Je me suis convaincue d’avoir

imaginé un attentat. Et puis, si j’avais lancé une accusation, qui m’aurait crue ?— Vous avez sans doute raison.— Il est possible que ce ne soit qu’un accident. On a pu commettre une maladresse, faire

un faux mouvement, et ne pas s’en flatter par la suite.— Vu de cette façon… Ce n’est pas invraisemblable.— Mais je me souviens d’un autre incident étrange. Un soir, à Sloane Street, une jeune

femme a été attaquée par un bandit, que Piers a mis en fuite. Ce voyou ne voulait pas abuser d’elle, mais la tuer, tout simplement. On commet bien des crimes à Londres, mais jamais dans notre quartier, si proche de Mayfair.

— C’est vrai. Mais cela ne vous concerne pas. Marianne hocha la tête, peu convaincue.— Je l’espère. Mais il se trouve que cette personne sortait de notre cour, et qu’elle a les

cheveux roux.— Roux ? Vous voulez dire… De la même nuance que les vôtres ?— Pas exactement. Les siens sont plus clairs, plus flamboyants. Mais dans la pénombre,

on a pu nous confondre…— En effet. Et ce criminel entêté vous aurait suivie jusqu’à Buckland Manor, depuis

Londres ?— On peut l’imaginer. Mais les voyous qui hantent les rues de Londres ne connaissent

pas le Dartmoor, ni surtout cette mine isolée. Et surtout, comment dire… Aucun d’entre eux ne peut savoir qu’en signant un billet de votre nom, on a de bonnes chances de m’attirer dans un lieu solitaire.

Justin lui serra affectueusement les épaules, en se caressant le visage à sa belle chevelure. Cet aveu avait quelque chose de tout à fait réconfortant, et la solitude du lieu n’offrait pas que des inconvénients.

— Et surtout, reprit Marianne, pour glisser un billet sous ma porte, il faut être un familier des lieux.

Il y eut un assez long silence. — Vous avez raison, reconnut Justin. L’assassin en puissance réside au manoir. Il est

l’un d’entre nous.

Page 106: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

14.

Ils s’entre-regardèrent, l’un et l’autre déconcertés par cette inquiétante déduction. Parvenue à ce point d’intimité, et trop inquiète pour ne pas désirer un appui, Marianne s’abandonna aux confidences.

— Il y a autre chose encore, annonça-t-elle. Cela n’a peut-être aucun rapport, mais il s’agit d’un autre événement récent, qui m’a beaucoup préoccupée. Un certain personnage fait une enquête sur moi.

— Une enquête, sans qu’aucune plainte ait été déposée ?— C’est cela. Il est d’abord allé dans la maison… Dans la maison où je demeurais, à la

campagne, il y a de cela bien longtemps. Il voulait qu’on lui dise mon adresse actuelle, mais la plupart des gens ne la connaissent pas, et personne ne la lui a donnée. Et puis tout récemment il s’est manifesté dans notre entourage. Il a entrepris d’interroger l’une de nos domestiques, à propos d’une femme aux cheveux roux. Nos bonnes sont discrètes…

— Je l’imagine volontiers, ironisa Lambeth.— Mais Rosalinde lui a dit que sa maman avait des cheveux roux. Ensuite, nous l’avons

vu dans la rue, en faction devant notre maison.— Voilà qui est bien préoccupant. Une personne qui vous a rencontrée jadis s’intéresse

de trop près à vous.— Ce personnage ne m’a jamais rencontrée, puisqu’il ne connaît que mon nom et la

couleur de mes cheveux.— Mais le commanditaire de l’enquêteur a pu lui donner une simple description

générale.Marianne acquiesça. Justin hocha la tête, et dressa doctement l’index. — Nous voici donc en présence d’un indiscret inconnu, qui se double semble-t-il d’un

criminel velléitaire, et si j’ose dire maladroit. Chacune de ses tentatives échoue, pour des raisons diverses. Cette fois-ci encore, il ne prend pas soin de vous achever, mais se contente de vous enfermer, vous offrant ainsi la possibilité d’une évasion.

— Il pensait peut-être provoquer le foudroyage complet de la mine, fit observer Marianne. Après tout, le second éboulement a bien failli nous tuer. Et si vous n’étiez pas venu à mon secours, j’aurais pu mourir de soif et de faim.

— Sans doute pas. Le second éboulement, j’en suis seul responsable. Et puisque je suis parvenu à ouvrir un orifice par l’extérieur, vous auriez sans doute pu parvenir au même résultat en agissant de l’intérieur. Ce personnage est décidément fort malhabile. À force de vous persécuter en vain, il va se découvrir.

— Il ne pouvait savoir que vous alliez me suivre !— En effet. Mais en retournant à l’écurie, votre cheval a sans doute déjà donné l’alerte.— À moins qu’il ne l’ait emmené avec lui.— Dans cette hypothèse même, votre disparition ne peut passer inaperçue. En effectuant

des recherches en diverses directions, on va s’apercevoir que l’entrée de la mine s’est écroulée. Si ce misérable était parvenu à ses fins, votre présence étonnante en ces lieux aurait provoqué une enquête criminelle. Il a heureusement échoué, et vous ne risquez pas de mourir de faim. Je veux dire : nous ne le risquons pas !

— Des secours vont venir ? Vous me semblez bien optimiste.

Page 107: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Justin s’efforça de manifester autant de bonne humeur que d’insouciance. — À vrai dire, ma présence avec vous risque de les retarder. Nos amis vont sans doute

conjecturer que nous sommes en promenade ensemble. Certains d’entre eux risquent d’en concevoir quelque aigreur, mais personne ne songera à s’inquiéter de sitôt, comme on l’aurait fait en vous sachant seule. On criera au scandale, sans plus. C’est à la fin du jour que les plus cyniques vont s’inquiéter, et que des recherches seront décidées. Mais la nuit interdira les opérations de secours. Il faudra attendre l’aube pour que Bucky donne le départ aux différents groupes, accompagnés des piqueurs, des palefreniers et des chiens de lady Buckminster. Lorsque nous les entendrons aboyer, nous serons sauvés !

Sans attendre que Marianne s’égaie à cette dernière pointe, Lambeth en rit le premier. Pour rien au monde il ne devait manifester son appréhension. En plein jour, une vague pénombre régnait dans la cavité inhospitalière. Une fois la nuit tombée, l’obscurité serait si profonde que ni Marianne ni lui-même ne pourraient plus s’apercevoir, non plus qu’ils ne verraient leurs mains et leurs membres. Si quelque poutre se brisait encore, si de lourds rochers tombaient dans la galerie ruinée, quelle terreur éprouverait Marianne, et quelle mort affreuse ils risqueraient tous les deux !

Sans doute animée de pensées analogues, Marianne laissa échapper un profond soupir. — L’idée de passer la nuit dans cette cave me fait peur, murmura-t-elle.Justin lui baisa le front, et la berça pour la rassurer. — Je compte beaucoup sur mon cheval, affirma-t-il avec une conviction fort appuyée. Le

vôtre est rentré à l’écurie, dans le meilleur des cas. Rodrigue n’est qu’en visite à Buckland. Il m’attendrait toute une semaine, s’il le fallait.

Marianne se serra contre lui, confiante. L’extrême tension du moment n’excluait pas une certaine douceur, une sensation d’intimité rendue plus profonde par le caractère exceptionnel des circonstances. L’un et l’autre sentaient profondément que cette effrayante réclusion renforçait en quelque sorte leur entente, que cet accident les unissait.

On entendit un léger craquement. Il se prolongea, d’autres lui répondirent. Dans le silence revenu, ce fut ensuite le bref ruissellement de la poussière qui coulait, à la manière d’un sablier, dans une région invisible de la galerie. Marianne tourna inutilement la tête dans cette direction, puis leva les yeux vers le visage de Justin en se blottissant contre lui. Elle ne frissonnait plus seulement, elle tremblait de tous ses membres, dans les affres de la peur. Les poutres disjointes ou brisées subissaient la pression des terrains composites qui coiffaient la colline, des excavations anciennes pouvaient à tout instant se combler de débris. Alors serait rompu l’équilibre précaire des galeries que dans les temps anciens l’on avait sans doute exploitées jusqu’à l’extrême limite de leur résistance.

— Ces poutres, au-dessus de nous, vont-elles résister, Justin ? Sans doute parce qu’il se posait la même question, Lambeth décida d’en éluder la réponse.

— N’y pensons plus, dit-il en se déplaçant un peu pour envelopper plus complètement Marianne de ses bras et de son corps. Notre seul souci véritable, c’est le moment de notre délivrance.

— Cette impression d’enfermement, d’impuissance, je la déteste !— Et moi je la hais.Par besoin d’agir et de paraître utile, Justin modifia cependant sa position, pour

protéger plus efficacement encore Marianne. Il la tint de côté, lovée contre son corps, les jambes sur son genou gauche, le dos appuyé à l’autre genou dressé et les reins entre ses cuisses. Étroitement enveloppée dans sa chaleur, comme dans un cocon, elle se rassura, et cessa de trembler. Peu à peu toute raideur l’abandonna, et elle laissa dodeliner sa tête contre l’épaule de Justin. Elle se sentait heureuse, confiante. Plus rien n’était à craindre, puisque Justin la cajolait, la berçait.

Elle soupira d’aise, se pelotonna en glissant autour de lui ses bras pour mieux l’étreindre, elle aussi. Contre son torse, Justin sentait la pression du sein de Marianne, et contre sa virilité celle des hanches rondes. Autour d’eux régnait un profond silence. Aucune impression extérieure ne les sollicitant, seules leurs présences et leurs chaleurs

Page 108: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

excitaient leurs sens, qui s’exaltaient en se renfermant sur eux seuls. Justin respirait sur la peau de Marianne un parfum de lavande, sa joue se caressait à la douceur soyeuse de sa chevelure, il l’entendait vivre, et respirer. Entrelacés, ils se touchaient de partout, et chacun de ces contacts était le lieu de la chaleur, et du désir.

Marianne sentait ce feu monter en lui, en elle. Elle frissonna, puis se mit à frémir, non plus de crainte, mais d’une émotion exaltante et profonde. Toute sa peau, brûlante, appelait la caresse. Ses seins voulaient s’épanouir, s’offrir aux fantaisies les plus folles. Elle désirait Justin, ses mains, sa bouche, son corps tout entier, qu’elle n’avait jamais vu. Elle voulait l’explorer de ses doigts, de ses ongles pour griffer sur son torse sa toison, de ses lèvres et de sa langue, pour en goûter la saveur.

La gorge serrée, elle rougit, dans un sursaut de pudeur. Des tentations aussi violentes, aussi charnelles, étaient-elles de mise dans cette grotte obscure, qui serait peut-être son tombeau ?

Mais s’il lui fallait mourir, ce ne serait pas avant d’avoir connu l’amour. Jamais elle n’avait fait l’amour. Jamais elle ne s’était offerte, un goujat l’avait prise. Jamais elle n’avait joui des blandices de la passion, on lui en avait imposé les douleurs les plus triviales.

— Justin…Dans un souffle elle avait murmuré son nom, comme un appel, le visage contre le sien.

Justin cessa de respirer, et ses lèvres s’ouvrirent. Malgré l’obscurité, elle sut quelles lueurs brillaient dans son regard. Il lui caressa la joue, de ses doigts forts et presque rugueux par comparaison. À cette sensation, elle se sentit déjà défaillir. Il lui enveloppa de la main le cou, et très doucement lui baisa les lèvres.

Marianne s’abandonna à la magie de l’instant. Rien n’existait plus autour d’eux, ils étaient seuls au monde. La jeune femme se sentait vivre vraiment, de toute son âme, de tout son corps. Elle baigna ses doigts dans la chevelure de Justin, éprouvant sa souplesse soyeuse, sa résistance et sa docilité. Sa langue se soumit à celle de Justin puis la combattit, s’unit enfin à elle dans une sorte de ballet sensuel et gourmand. Respirant à pleines narines son odeur d’homme, elle s’affola de désir. Leurs baisers ne cessaient pas, ils s’entre-dévoraient pour faire plus profonde connaissance, pour commencer à se posséder. Sur son buste, ses jambes, ses reins, Marianne sentait que les mains de Justin s’impatientaient. Elle haïssait sa robe, ses jupons, son corsage qui oppressait ses seins orgueilleux. C’est toute sa chair nue qu’elle voulait offrir, par toute sa chair qu’elle voulait jouir.

Elle prit l’initiative d’ouvrir la chemise de Justin, d’y glisser les deux mains bien à plat pour effleurer des paumes et des doigts la toison bouclée de son torse. Elle la pétrit, palpant les pectoraux puissants. Justin eut une plainte rauque et lui reprit la bouche avec emportement, comme pour se venger. Pour lui rendre la pareille, il défit entre ses épaules la fermeture du corsage et le fit basculer en avant. Libérée, sa poitrine apparut, haletante sous une fine batiste. Écartant ce fragile rempart, les deux mains de Justin épousèrent leurs globes, comme étonnées de leur souple fermeté. Justin les palpa, en éprouva le galbe, écarta un peu les mains sans cesser de les contenir, pour les admirer à loisir, comme lumineux dans la pénombre.

— Comme vous êtes belle, murmura-t-il. Comme je vous désire…Attentive et confiante, les yeux dans ceux de Justin, Marianne soupira profondément, et

sa poitrine se souleva, pour s’offrir. Des pouces, lentement, Justin en caressa les aréoles de mouvements circulaires et rythmés, et de ces deux sources elle sentit ruisseler des flots de volupté. Dans un élan, elle se défit de l’étreinte de Justin, mais ce fut pour laisser tomber ses jupons et sa robe. Elle revint à lui, lui fit face et ouvrit les cuisses pour prendre place sur ses genoux, lui enserrant la taille des deux jambes. En criant son bonheur, il la pressa étroitement contre son corps, et sa bouche prit possession des seins qui s’érigeaient vers elle.

Pendant que ses lèvres douces et autoritaires la butinaient, les mains de Justin traçaient dans son dos, avec une lenteur torturante, d’exquises arabesques. Haletante, Marianne s’entendit gémir, dans une plainte émerveillée. Ses hanches s’animaient d’un mouvement

Page 109: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

convulsif et régulier, faisaient naître dans sa chair une chaleur intime. Elle cria d’impatience, mais Justin dévorait l’autre sein, la comblant d’autres pulsions de volupté.

Et soudain une main conquérante s’insinua entre ses cuisses, écarta l’obstacle dérisoire d’une fine dentelle, et des doigts hardis pénétrèrent les replis les plus secrets de sa chair brûlante. Comme la langue qui agaçait et contentait ses seins, les doigts de Justin exploraient, s’imposaient, la comblaient.

Marianne gémit son nom, chevauchant avec fougue la main qui la pénétrait, s’exaltant de surprise et d’émerveillement. Ses propres mains, animées d’une sorte de rage de possession, se saisirent de la virilité frémissante de Justin, lequel tressaillit, emporté dans un vertige sauvage.

Arrachant à la hâte le vêtement qui l’entravait encore, étroitement uni à Marianne dont les jambes lui enserraient les reins, il souleva des deux mains les rondeurs frémissantes et fermes de ses fesses, et la fit descendre sur lui, la comblant lentement. Marianne, attentive et recueillie, réduite en cet instant unique à cette seule sensation, éprouvait avec délice la perfection de cet accomplissement. Elle naissait pleinement à la féminité.

Lorsqu’il fut tout en elle, Justin s’immobilisa, puis se retira pour revenir, lentement dans les premiers instants, puis avec plus de véhémence. Sanglotante de bonheur, les bras autour de son cou, Marianne accompagnait sa course, accélérait avec lui le rythme de ses élans, en proie à une jouissance presque intolérable d’intensité. Haletants, criant leurs noms, ils se trouvèrent emportés ensemble dans la même explosion sensuelle, jusqu’à l’extase suprême.

Tendrement lovée contre le corps de Justin, épuisée comme lui et profondément heureuse, Marianne se savait devenue autre. Quoi qu’il advînt, son destin serait à jamais lié à la présence de cet homme, parce qu’entre ses bras une nouvelle existence venait de commencer. Comme elle avait dénudé pour lui son corps, il lui fallait dénuder son âme. Aucun mystère ne devait faire obstacle à leur commune intelligence.

Toute chaude encore de son amour, éprouvant contre la sienne la douceur et la fermeté de la chair de Justin, elle se sentait pourtant, au moment des aveux, fort éloignée de lui. Certains aristocrates dévoyés commettent bien des vols, en certaines circonstances. Mais aucun n’a jamais connu l’humiliation de la condition servile, la plus déshonorante qui soit aux regards de la bonne société.

— Je n’ai pas toujours fait partie d’une bande de voleurs, dit-elle d’une petite voix.— On ne naît ni évêque ni voleur, ironisa Lambeth. On le devient. Désirez-vous vraiment

évoquer le passé ?— Je le veux, pour que vous me connaissiez.— Eh bien, que faisiez-vous, auparavant ?— J’étais femme de chambre, depuis l’âge de quatorze ans. Je sortais d’un orphelinat. Je

n’ai pas de parents. Je ne connais pas même mon véritable nom.Pour exprimer sa sympathie plus éloquemment qu’avec des mots, Justin la berça

d’abord un peu. — C’est bien triste, dit-il en lui baisant les cheveux. Vous n’avez jamais connu votre

famille ?— Non. J’étais très jeune, quand je suis entrée à Saint-Anselme. Je ne me souviens de

rien, sinon de mes terreurs et de mon chagrin. Bien plus tard, j’ai pu fouiller en fraude dans les registres, pour savoir. Dans la colonne «Parents», on avait écrit «Inconnus». C’est la directrice qui m’a donné un nom qu’elle a inventé sans doute, et qui par conséquent me déplaît. On peut dire que je me suis faite entièrement, de moi-même. Marianne Cottewvood. Je ne porte le nom de personne. Ce nom, je l’ai inventé !

Justin, qui lui caressait doucement l’épaule, hocha la tête. — Il n’y a donc pas eu de M. Cotterwood ?— Je ne me suis jamais mariée. Rosalinde est la fille…Elle hésitait, le cœur gros. Justin vint à son aide.

Page 110: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Un enfant de l’amour ?— Je l’aime plus que moi-même. Mais ce n’est pas l’amour qui l’a fait naître, c’est… la

violence d’un garçon, qui m’a prise de force… Le fils de mes employeurs.— Le misérable ! Si je le tenais !Dix ans après les faits, cette indignation ne pouvait qu’être stérile. Mais sa vivacité

apporta à Marianne un soudain réconfort. — Lorsque je m’en suis plainte à sa mère et que ma grossesse est devenue apparente, on

m’a chassée, bien sûr. Ce n’est pas une excuse, mais cette catastrophe m’a donné une telle haine de l’aristocratie que je n’ai éprouvé par la suite aucun scrupule à voler les riches et les puissants.

Justin opina vivement. — Avez-vous commencé vos exploits en emportant avec vous l’argenterie ?— J’étais encore trop naïve et maladroite pour prendre ce genre d’initiative, dit-elle avec

simplicité. Je suis partie avec mes hardes, mes maigres économies, et une petite somme que m’a confiée Winny, une amie de l’orphelinat, À Londres, personne n’a voulu m’employer comme servante, même pour effectuer les plus basses besognes. C’est ainsi que j’ai appris qu’on évite d’embaucher une fille enceinte, de peur de contagion. J’ai failli mourir de misère et de désespoir. Et puis un jour la Providence m’a placée sur le chemin de Della et de Larson. Ils m’ont recueillie, m’ont offert le confort et la sécurité, sans attendre de moi aucune rétribution. C’est volontairement que j’ai voulu collaborer à leurs activités, car je leur dois tout. Avec Betsy et Rory, ils constituent ma vraie famille. Une famille que j’aurais choisie.

— Voilà qui n’est pas donné à tout le monde, dit Justin. Dans la mienne, les femmes sont si imbues des titres de noblesse que leur ont apportés leurs époux que ni ma grand-mère ni ma mère ne se sont souciées de veiller sur mon enfance. Je leur préférais de loin la vieille bonne d’enfants qui me racontait des histoires, et rallumait la bougie dans ma chambre, lorsque je faisais un cauchemar.

— À l’orphelinat, c’est mon amie Winny qui remplissait cet office, dit Marianne.Ils restèrent un moment silencieux, perdus dans leurs pensées. Marianne se sentait

soulagée d’un grand poids. Si éloignée qu’elle fût de Justin dans l’échelle de la considération sociale, aucune dissimulation ne la séparait plus de lui. Cet épisode extraordinaire de sa vie pouvait ne pas avoir de lendemain. Elle aurait la satisfaction, exceptionnelle dans son existence, de ne pas l’avoir leurré.

Justin la confirma bientôt dans son contentement en lui prouvant que son récit lui donnait à réfléchir, et éclairait d’un jour nouveau les événements présents.

— Un orphelin n’est pas nécessairement issu d’une famille défavorisée, dit-il.— Les nantis ont de quoi élever leurs enfants, et s’ils viennent à disparaître le reste de la

famille ou même des hommes d’affaires peuvent y suppléer.— Vous parlez des enfants légitimes. Mais il en est d’autres, que l’on cache, ou que l’on

veut oublier. Pour éviter à une jeune femme ce qu’on appelle le déshonneur, il est bien des hommes qui sont prêts à tout. J’imagine aisément un père, un frère, un mari même, qui commette les pires ignominies pour étouffer un scandale familial.

— Je n’y avais pas pensé.Marianne se souvint des vieux rêves qui depuis bien longtemps ne la hantaient plus.

Jadis, pour échapper à ses terreurs et s’aider à survivre, elle s’imaginait volontiers fille de prince, ou de roi, comme on en rencontre dans les contes de fées. Jamais l’hypothèse de sa bâtardise ne l’avait effleurée.

— Mais pourquoi vouloir se débarrasser d’une adulte, qui n’a aucune mémoire de sa naissance ?

— Qui sait quels souvenirs peuvent se réveiller, inopportunément ? Votre persécuteur voit peut-être en vous une menace. La société pardonne à la longue la naissance d’enfants illégitimes. Mais si l’abandon s’est déroulé dans des circonstances déshonorantes, le déshonneur persiste. Imaginez que l’on accuse de subornation et d’enlèvement un

Page 111: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

respectable membre du Parlement…— Comme Alan Thurston !— Ou qu’une très riche héritière apprenne que son époux s’est mal conduit…— Sir George Merridale ! — Je l’exclus. S’il avait l’étoffe d’un meurtrier, il serait depuis

longtemps veuf !Ils rirent ensemble. Parce que malgré la proximité de Justin l’atmosphère se

rafraîchissait, Marianne commença à rassembler comme elle le put ses vêtements, et s’en revêtit avec d’autant moins de gêne que la pénombre s’était considérablement épaissie. Au dehors, la nuit tombait sur la campagne, et dans la galerie ruinée elle serait bientôt complète. En frissonnant, Marianne comprit que dans quelques instants ils auraient perdu tout repère.

— C’est la nuit, soupira-t-elle.Justin, qui lui aussi s’était vêtu, la reprit dans ses bras et l’installa le plus commodément

qu’il lui fut possible, pour lui permettre de prendre quelque repos le moment venu, sans avoir à chercher dans le noir absolu une position commode.

— Nous sommes ensemble, vivants, et heureux, lui dit-il à l’oreille, n’est-ce pas l’essentiel ? Les madriers ne craquent plus, ils vont tenir. Dès demain matin, on nous portera secours. Bientôt notre séjour dans cette galerie ne sera pour moi qu’un… merveilleux souvenir.

Marianne s’abandonna à la douceur du moment. Si étrange et périlleuse que fût la situation, il était doux de se trouver seule en compagnie de Justin, loin des salons et de la promiscuité mondaine. Elle ferma les yeux, et dès lors l’obscurité lui parut naturelle, et rassurante. Sous la protection de Justin, elle n’avait plus rien à craindre.

Un moment plus tard, elle ne put cependant se retenir de soulever les paupières, et le noir absolu lui fit battre le cœur. Justin, sensible à son angoisse, entreprit de la dissiper en se lançant dans le récit de mésaventures où Buckminster jouait un rôle essentiel. Contées sur le ton de l’épopée comique, ces anecdotes devaient sans doute beaucoup à l’imagination du narrateur. Mais il atteignit son but, puisque Marianne fut sensible à la délicatesse de ses intentions, et s’entendit bientôt rire de bon cœur.

Lorsqu’il se tut, elle tenta de trouver le sommeil. Comme il serait doux de ne s’éveiller qu’aux lueurs du jour ! Cet espoir se trouva déçu. Sur le sol inégal, des pierres et des aspérités jusqu’alors inoffensives lui pénétraient dans la chair. On entendit soudain un hennissement et des martèlements de sabot. Tous deux se redressèrent, aux aguets. Le cheval hennit de nouveau.

— Ce n’est que mon étalon, dit Justin. Rodrigue ne s’est pas enfui.Ils reprirent leur inconfortable position de repos, pour se relever presque aussitôt. On

entendait confusément une voix. — Alors mon beau, tu l’as perdu, ton maître ? Paix, mon grand ! Et puis soudain, plus

proche, une interpellation sonore.— Sarah t’est tombée sur la tête, cavalier ? Je prends la bête, si tu es mort !

Page 112: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

15.

— Nous sommes vivants ! cria Justin de toutes ses forces.On marcha sur les éboulis extérieurs. Lorsque la voix se manifesta de nouveau, elle

venait de plus haut. — Vous êtes plusieurs ? Combien ?— Deux ! répondit Justin sans plus de précision. Faites-nous sortir !Il y eut un silence. L’homme semblait s’être éloigné, mais il revint sans tarder. — J’attaque, reculez-vous ! cria-t-il.Justin lui décrivit l’état approximatif de l’éboulis intérieur, en précisant qu’un second

écroulement avait réduit à néant leurs efforts d’évasion. Il fut convenu en conséquence que le déblaiement serait effectué en douceur. Peu bavard, le sauveteur se mit au travail. Serrés l’un contre l’autre, Justin et Marianne écoutaient le roulement des pierres, des chocs de métal et les coups sourds que l’on assénait sur des roches. Un juron sonore laissa penser que l’homme rencontrait une difficulté particulière.

— Saleté ! maugréa-t-il. Faire sauter Sarah, à son âge, c’est du vice !Ni Justin ni Marianne n’eurent le cœur de relever ce qui n’était sans doute qu’une

mauvaise plaisanterie. On entendit des crissements de roche, des coups répétés, et soudain le ruissellement de matériaux divers. Un orifice apparut, pour le plus grand bonheur des emmurés, qui jamais n’avaient contemplé un petit fragment de ciel au clair de lune avec autant de joie. Bizarrement, le sauveteur ne semblait pas partager leur enthousiasme.

— Restez où vous êtes ! cria-t-il. Une lanterne allumée apparut, éblouissante au milieu des ténèbres.

— Pas de bêtise, les gars, reprit la voix. Avancez dans la lumière, montrez-moi vos museaux, et vos mains.

— Vous vous méprenez, sans doute, protesta Justin en s’avançant hardiment, de manière à faire à Marianne un rempart de son corps.

Il y eut un silence. — Je ne vois pas l’autre. Marianne vint se placer près de Justin, qui lui prit la main.On entendit un rire étonné et moqueur. Elle songea aussitôt au désordre de sa mise, et à

la poussière qui devait souiller son visage et sa gorge. Se rhabiller dans l’obscurité salissante d’une galerie de mine ne se fait pas sans dommage.

— J’ai dû me méprendre en effet, reprit la voix qui venait du dehors. On ne se fait pas accompagner d’une très jolie femme pour allumer la mèche d’un tonnelet de poudre. Vous allez sortir, messire et gente dame !

Il rit encore de la façon la plus impertinente, sans que Justin ni Marianne ne trouvent de réplique adéquate. D’autre pierres furent déplacées, jusqu’à ce qu’une ouverture triangulaire se trouve déterminée par l’entrecroisement d’étançons inclinés et de poutres. Doutant de leur stabilité, l’habile personnage alla chercher une longe et assujettit deux éléments en faisant un nœud compliqué. Une fois satisfait de son ouvrage, il apparut jusqu’à mi-corps, et salua Marianne.

— Souffrez que je vous donne la main, milady. En vous baissant, vous franchirez sans peine je pense cette porte infernale, telle Eurydice, sous de meilleurs auspices toutefois.

Justin accompagna Marianne jusqu’au pied de l’éboulis et assura son équilibre jusqu’à

Page 113: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

ce que le plaisant personnage prenne le relais. À peine avait-elle sorti la tête et les épaules qu’elle se trouva soulevée et emportée entre des bras puissants, et déposée en terrain sûr. Titubante, elle dut prendre appui à un rocher moussu. Après la tension de l’attente et l’émotion du sauvetage, ses forces l’abandonnaient. Enivrée de respirer le grand air, elle assista comme dans un rêve à la sortie de Justin, qui se faisait avec d’autant plus de difficulté qu’il tentait d’éviter toute assistance. Lorsqu’il se résolut à saisir lui aussi la main qu’on lui tendait, il fut arraché à sa prison et dévala la pente.

Aussitôt accouru près de Marianne, il lui prit la main et la baisa gauchement, la présence d’un témoin interdisant toute autre effusion. Souriant, l’inconnu éteignait sa lanterne en détournant discrètement les yeux. Très grand, le visage énergique et fin, le menton volontaire, il avait les cheveux noirs, comme ses yeux, et se trouvait étrangement vêtu tout de noir. D’un fourreau attaché à sa jambe droite par des liens de cuir dépassait le manche d’un long poignard.

— Nous ne saurions trop vous remercier, monsieur, dit Justin. Nous n’avons jamais été présentés, je pense. Permettez-moi de le faire. Je suis le marquis de Lambeth. Voici Mme Cotterwood.

Impassible, l’homme hocha d’abord la tête, le regard énigmatique. — On m’appelle Jack Moore, dit-il sobrement. En passant, j’ai remarqué votre cheval,

qui est superbe, et j’ai constaté l’effondrement de la mine. J’ai vu des traces de poudre. Vous étiez à l’intérieur au moment de l’explosion, sans doute. Auriez-vous quelque ennemi, milord, madame ?

Ses yeux au regard dur, mais un peu ironiques maintenant, allaient de l’un à l’autre. Marianne comprit avec gêne les soupçons qui venaient à l’esprit de l’indiscret. Il supposait peut-être un rendez-vous galant, et l’intervention brutale d’un mari jaloux. Elle voulut protester.

— Ce n’est pas du tout ce…Tout gentleman qu’il fût, Justin n’hésita pas à lui couper la parole. — Il se trouve, dit-il d’une voix forte, que Mme Cotterwood, attirée par la curiosité dans

cette mine au cours d’une promenade, s’y est trouvée enfermée vers 11 heures, ce matin. J’ai de loin entendu en effet une explosion. En me portant au secours de Mme Cotterwood, que j’étais parvenu à rejoindre, j’ai provoqué un éboulement supplémentaire. Dans l’incapacité de nous échapper sans secours extérieur, nous attendions l’intervention de nos amis, au plus tard demain matin. Grâce au ciel, vous les avez précédés, monsieur. Voilà toute l’histoire.

Jack Moore hocha la tête avec une énergie appuyée, qui exprimait paradoxalement un certain scepticisme.

— Tout cela est fort clair, dit-il. Vos amis résident dans les parages, sans doute ?— En effet, répondit Justin avec un laconisme que Marianne trouva surprenant.— Le château de Tidings est tout proche, fit observer Moore avec un détachement plein

de sous-entendus.Justin marqua un court silence, et sourit à demi. — Nous ne sommes pas les hôtes du comte d’Exmoor, mais ceux de la baronne de

Buckminster, à Buckland Manor.L’homme en noir sembla se détendre. — Voilà qui va mieux, dit-il énigmatiquement.— Nous allons d’ailleurs nous empresser de la rassurer, reprit Justin. Est-il nécessaire

de mentionner cet attentat volontaire ? Je n’en suis pas certain, monsieur Moore. Sarah se trouve sur ses terres, mais la baronne n’en a pas l’usage, n’est-ce pas ?

Ce fut au tour de son interlocuteur d’observer un instant de silence. Ils semblaient tous deux se comprendre à demi-mot.

— Pourquoi l’inquiéter, en effet ?— Monsieur Moore, conclut Justin, croyez à notre gratitude. S’il se trouve qu’un jour

mon intervention puisse vous être utile, je serais ravi de m’acquitter de la dette de

Page 114: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

reconnaissance que nous venons de contracter envers vous.Moore s’inclina avec grâce. — N’en parlons plus, milord. Le bonheur d’avoir secouru une jolie femme m’est la plus

précieuse des récompenses. Votre charmant sourire éclairera mes jours, madame.Il salua profondément Marianne et d’une démarche un peu dansante regagna son

cheval, noir lui aussi. Il le monta en souplesse et s’éloigna, bientôt invisible dans la nuit. En observant son départ, Marianne regretta, malgré les compliments qu’elle en avait reçus, de ne pas s’être montrée à lui sous son meilleur jour. Justin, qui était allé flatter l’encolure de Rodrigue et lui dire des douceurs pour récompenser sa patience, revint vers elle en le tenant par la bride.

— N’ayez aucun scrupule, dit-il en riant. Vous avez charmé ce forban, bien qu’il vous ait vue un peu décoiffée et poussiéreuse.

— Pourquoi le nommer ainsi ? Et pourquoi tant de discrétion, et même de secret ?— Que pensez-vous d’un personnage qui se promène au clair de lune avec une lanterne,

et qui se méfie de malheureux prisonniers ? La lanterne ne pouvait lui servir que dans les galeries obscures, et lorsqu’il a découvert notre présence, il nous a d’abord suspectés d’avoir nous-mêmes provoqué l’éboulement, en effectuant peut-être des recherches indiscrètes. Il ne tient d’ailleurs pas à ce que des enquêteurs officiels viennent expertiser la mine, et la fouiller. En l’informant que l’incident resterait entre nous, je l’ai soulagé d’une inquiétude. Il n’aura pas à regretter ses bienfaits.

Marianne, qui pendant cette démonstration tentait de débarrasser sa superbe tenue d’équitation des taches et de la poussière qui la souillaient outrageusement, tombait de haut.

— Vous souvenez-vous, reprit Justin, des propos que tenait Merridale, près de la chute de la Dame Blanche ? Il évoquait l’existence de bandits des temps anciens. Lady Buckminster parlait pour sa part d’une bande organisée bien moderne, qui serait dirigée par un mauvais sujet galant homme. Les plaisanteries que nous avions échangées à propos de celui qu’on nomme paraît-il «le Gentleman» n’avaient pas eu l’heur de plaire à Cecilia…

— C’est ainsi que lui est venue l’idée de la promenade…— … qui m’a donné l’occasion d’empêcher votre chute. Eh bien, quelque chose me dit

que nous venons de rencontrer ce mystérieux individu. Il vous a souri, ne le niez pas, et vous a adressé un madrigal. J’ajoute qu’il a d’excellentes manières. Mais il n’empêche : son costume, sa présence à cette heure étonnante en ce lieu désert, et aussi une sorte d’indifférence hautaine à l’égard de ceux que l’on appelle les honnêtes gens, tout cela conforte l’hypothèse de l’illégalité. Il y a fort à parier qu’en explorant cette mine avant que ses complices ne la déménagent, on trouverait une partie du trésor de la bande.

— Voilà qui est bien extraordinaire. Mais dites-moi, Justin, pourquoi vous êtes-vous montré avec lui aussi… magnanime ?

— Parce qu’en nous libérant avant la fin de la nuit il nous a peut-être évité la mort, dit très simplement Justin, mais aussi parce que je vois en lui un homme véritable et digne de respect, si fâcheux que soient ses moyens d’existence. Certaines circonstances justifient parfois des comportements irréguliers, je dois le reconnaître. La fortune et le rang m’ont mis pour ma part à l’abri de bien des tentations. Je n’en méprise pas pour autant ceux qui ne partagent pas mes privilèges.

Transportée, Marianne se jeta à son cou et l’embrassa de bon cœur. — Vous êtes si bon, Justin ! C’est pour cela que je vous…Elle s’interrompit brusquement. Non, il ne fallait pas lui parler d’amour, quoi qu’elle en

eût. À quoi bon l’embarrasser du poids de ses élans sentimentaux ? Pour suppléer aux paroles, elle lui donna sur la joue un autre baiser. Justin la prit dans ses bras et ils restèrent un assez long temps ainsi immobiles, jouissant en silence de leur félicité. Enivrés de liberté et de joie de vivre, ils étaient seuls au monde, hors du temps, à l’abri de toute contingence. Ni la faim ni la soif ni la lassitude ne les troublaient.

Rodrigue se retint de broncher lorsque son maître installa Marianne en amazone à

Page 115: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

l’avant de sa selle, pour la tenir entre ses bras sur le chemin du retour. — S’il s’avère que votre tourmenteur est l’un des invités de Bucky, il faut éviter de

l’affoler en rendant publics nos soupçons, dit Justin. Si nous l’effrayons, il risque d’agir sur un coup de tête. S’il nous croit inconscients, il peut remettre les choses à plus tard, en attendant une occasion plus favorable, ou y renoncer, peut-être.

— Mais il nous faudra bien donner des explications…— Les plus élémentaires seront les meilleures. Tout à l’heure, voilà la fable que nous

pourrions raconter : ce matin, par caprice, sans raison, l’envie vous est venue d’une promenade. En passant près de la mine, vous avez voulu la voir de plus près. Vous avez mis pied à terre, et vous ne vous souvenez plus de rien à partir de cet instant. Il suffit parfois d’un simple coup sur la tête pour provoquer l’amnésie, n’est-ce pas. Lorsque vous avez repris conscience, j’étais là, et la mine s’est écroulée de nouveau. En me promenant dans les parages, par hasard moi aussi, j’avais remarqué les traces d’un passage, je les avais suivies, et voilà pourquoi nous n’étions au manoir ni pour le déjeuner ni pour le dîner. Histoire sommaire, sans doute, mais moins incroyable que la réalité elle-même.

— Et si nous nous étions d’abord rencontrés ?— Le tueur en puissance sait que vous étiez seule en arrivant à la mine. Si nous

prétendons y être entrés ensemble, il aura la preuve de notre mensonge. Si j’avoue que je vous ai suivie, je passerai pour un fieffé imbécile, ce qui n’est rien. Mais notre homme pourra ainsi supposer que j’ai pu le voir, ce qui risque de lui donner d’autres idées de meurtre.

— Vous croyez que tout le monde va vous croire ?Justin lui baisa les cheveux. — Il y aura des sceptiques et des médisants, n’en doutons pas. Mais l’essentiel est bien

que notre homme ne se sente pas immédiatement menacé. Cela facilitera l’enquête. Partant du principe que Bucky est innocent, je vais le mettre dans le secret. Le meurtrier, s’il réside à Buckland, est nécessairement passé par les écuries avant vous.

— Et moi j’interrogerai Nicole et Pénélope.— Soyez discrète !— N’est-il pas naturel qu’une veuve se renseigne précisément sur les messieurs qui

passent à sa portée ?— Je vous le défendrais bien, si j’osais !Sous le clair de lune, Rodrigue marchait d’un pas vif. Bercée par son allure régulière,

Marianne s’assoupit entre les bras de Justin, la tête sur son épaule. Il en conçut un plaisir extrême.

La nuit était fort avancée lorsqu’ils parvinrent à destination, mais le manoir et les communs brillaient encore de mille feux. Des valets surexcités se précipitèrent, les uns vers les rescapés, les autres vers le perron, pour annoncer la bonne nouvelle. Marianne, qui au bruit s’était réveillée, mit pied à terre au milieu des acclamations. Abandonnant Rodrigue aux soins des palefreniers, Justin lui prit la main. On vit soudain dévaler du perron Buckminster qui gesticulait, les membres emportés par l’ouragan d’une tempête émotionnelle.

— Madame Cotterwood ! Justin ! Vivants ! Je craignais le pire ! Pénélope ! Maman ! venez voir !

Ses appels étaient inutiles, puisque lady Buckminster, Pénélope et Nicole étaient sur ses pas, précédant la foule de leurs hôtes, au grand complet. Comme pour souligner l’importance de l’événement, et donner la mesure de l’inquiétude générale, on voyait même, un peu à l’écart mais fort attentive, Cecilia Winborne et son frère Fanshaw, qui résidaient ordinairement à Tidings, chez le comte d’Exmoor. Malgré sa fatigue, Marianne tenta d’examiner les visages, parfaitement visibles à la lueur des torches que l’on avait allumées partout à profusion. Elle ne lut que du soulagement chez les plus sensibles, et de la curiosité chez tous.

Justin et elle faisaient en effet figure d’épouvantails, au milieu de cette assemblée de

Page 116: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

personnes bien mises. Elle remarqua que la plupart des regards se fixaient sur sa main, à moins que ce ne fût sur celle de Justin, car il ne l’avait pas lâchée. Qu’allait-on penser ? Nerveusement, elle lui retira sa main pour se la passer dans les cheveux, déterminant ainsi une pluie de poussière.

— Ma pauvre enfant, s’écria lady Buckminster, vous voilà sale à faire peur ! Et votre joli tricorne ? Sur quel chemin l’avez-vous perdu ? Pénélope, qui visiblement avait pleuré, vint embrasser Marianne sur la joue, sans souci de se salir le nez. Nicole l’imita, et les hommes manifestèrent pour la plupart leur sympathie par des exclamations diverses.

— On préparait une expédition nocturne, dit Bucky afin d’expliquer sans doute l’abondance des luminaires qui encombraient la cour. Une idée à moi. Racontez, racontez donc, je meurs de curiosité !

On l’approuva par acclamations. Aucun des assistants ne consentirait à prendre quelque repos avant que le mystère ne fût élucidé. Assoiffé d’anecdotes, Westerton bouillait d’impatience. Il n’était pas jusqu’à la discrète Elisabeth Thurston qui ne se poussât au premier rang, tenant d’un bras celui de son mari et de l’autre celui de Reginald Fuquay, le secrétaire.

Les rescapés se trouvaient dans un tel état de disgrâce vestimentaire et de malpropreté que l’on trouva tout naturel d’entendre le récit de lord Lambeth en plein air et debout, à la lueur des torches. Jamais sans doute les invités de la partie de campagne n’avaient espéré un divertissement aussi rare que cette représentation, où les héros faisaient figure de victimes, tout en étant l’objet d’une sourde suspicion.

Justin suivit avec application le déroulement de l’intrigue qu’il venait d’imaginer. Lorsqu’il fut question de la crise d’amnésie qui frappait Marianne, on poussa des soupirs de commisération d’autant plus sincères que l’assistance se trouvait de ce fait condamnée à l’ignorance. Lorsque Justin se mit en scène, errant au hasard sur la lande, entendant par miracle le fracas d’un écroulement, saisi d’une intuition géniale et découvrant avec étonnement la présence de Mme Cotterwood, amnésique et meurtrie, le silence poli qui accueillait cet épisode fut troublé par une exclamation de lady Merridale.

— C’est un scandale ! décréta-t-elle d’une voix vibrante et claire.— Un scandale intolérable ! renchérit M. Minton, qui pour cette occasion oubliait d’être

sourd. Si on ne peut plus faire confiance aux monuments du passé, s’ils nous tombent sur la tête, où allons-nous ?

— Vue de l’intérieur, la mine est en effet très délabrée, confirma Justin. Il serait imprudent d’en dégager l’entrée.

Il eut quelques mots émouvants pour raconter le second éboulement, et comme cette fois il n’avait pas à solliciter son imagination, il sut conquérir son public. Dans la suite du récit, qui comportait d’importantes omissions, l’entrée en scène de Jack Moore fit sensation, mais Justin dépouilla le personnage de son épaisseur psychologique pour le rabaisser au rang d’utilité. Après avoir permis aux prisonniers de s’échapper, ce simple passant s’était éloigné dans la nuit, sans plus.

— Jack Moore, s’exclama lady Buckminster, il me semble avoir entendu ce nom, déjà. Ne pourrait-il s’agir du «Gentleman» dont je vous parlais l’autre jour, près des chutes. Vous savez, ce chef de bande…

— Il était seul, dit prudemment Justin.— C’est un scandale ! s’exclama de nouveau Sophronia.— Qu’importe qui les a secourus, s’indigna Buckminster. Ils sont sains et saufs, et vous

criez au scandale ?Bien décidée à ne pas se laisser réduire au silence, lady Merridale, une main sur le cœur

et le regard impérieux, désigna d’un doigt vengeur lord Lambeth et prononça sa sentence. — Vous avez passé la journée ensemble, seuls, enfermés dans le noir… Vous n’assistiez

pas au dîner… Votre devoir est clair : vous êtes condamnés… au mariage !Un silence d’une rare qualité s’abattit sur l’assemblée. Prise au dépourvu, Marianne

chancela. Il fallait que l’insupportable virago ait une imagination bien fertile et perverse

Page 117: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

pour imaginer des choses… Mais dans l’instant même, elle rougit violemment. L’imagination de Sophronia était trop pauvre au contraire pour se figurer la scène dans toute sa violence sensuelle, dans toute sa splendeur.

Il n’était pourtant pas question de passer aux aveux, en présence de cet aréopage mondain. En faisant des vœux pour que son trouble passe inaperçu, Marianne trouva refuge dans la dénégation.

— Mais nous ne… Rien ne s’est passé, bien sûr. Pourquoi sa voix s’était-elle étranglée ?Pourquoi avait-elle balbutié cette platitude, elle qui de coutume excellait dans le

mensonge et le parait de mille charmes ? Lambeth pour sa part s’exprima avec une brutalité qui ne prêtait pas à confusion. Pour le cas où l’éloquence de son regard serait demeurée inopérante, il précisa sa pensée, en apostrophant la pauvre Sophronia.

— Vous ne reculez devant rien pour fatiguer nos oreilles, milady, pas même devant une stupidité !

— Lord Lambeth ! glapit Sophronia.— Vous y allez fort, Lambeth, protesta son mari. Je vous prie…Bousculant soudain Fuquay pour apparaître au premier rang, Cecilia Winborne

empêcha Merridale d’en dire davantage. — C’est sa faute à elle ! cria-t-elle en désignant Marianne d’un doigt vengeur. Elle l’a fait

exprès, pour l’obliger… Pour lui mettre le grappin dessus !— Cecilia, silence ! tonna Justin.D’un geste réflexe, il avait saisi le bras de Marianne, qui s’élançait. Acteurs et témoins de

la scène restèrent muets et immobiles, comme paralysés par la violence de l’incident et par l’autorité de Lambeth, qui tenait l’assistance, et particulièrement Cecilia Winborne, sous le feu de son regard.

— Vous avez entendu le récit des événements qui se sont déroulés aujourd’hui, dit-il d’une voix lente et forte. Je ne tolère pas que l’on mette ma parole en doute.

Il marqua une pause pour scruter tous les visages, en s’attardant sur certains. Chacun se tint coi.

— Voilà donc un point établi, conclut-il. Il n’y a pas de scandale. Il n’y aura ni rumeur ni ragot. S’il m’arrivait d’en entendre, on m’en rendrait raison.

— Cela va de soi, dit Merridale qui avec une étonnante faculté d’adaptation retrouvait le premier l’humeur souriante et l’urbanité de bon aloi qui convient aux gens du monde. Nous n’avons tous qu’à nous réjouir de l’heureuse issue de cet accident. Sans votre intervention, Lambeth, je me demande…

Nicole Falcourt, qui n’avait encore rien dit, donna le signal de la dispersion.— Je me demande combien de temps encore nous allons contraindre Mme Cotterwood,

qui n’en peut plus de fatigue, à piétiner de la sorte dans cette cour. Un bon bain, un bon dîner, un bon sommeil, voilà ce qu’il lui faut, dans l’ordre !

Chacun l’approuva avec soulagement, et Marianne, qu’accompagnait Pénélope, la suivit jusqu’à sa chambre, sans plus se soucier de la compagnie. Derrière un paravent, deux femmes de chambre s’affairaient, dans un bruit de brocs et d’éclaboussures.

— Ma tante Adélaïde vous a fait préparer un bain dès votre arrivée, dit Nicole. Elle ne manque pas d’esprit pratique. Il sera prêt dans un instant. Reposez-vous, et ne vous inquiétez de rien. Ni de Cecilia, qui n’est qu’une enfant gâtée, ni de Sophronia, qui va ravaler ses sottises.

— Sir George a senti passer le vent du boulet ! dit Pénélope en riant.Marianne ne comprenait pas. — Justin est imbattable à l’épée, précisa Nicole, et au pistolet seul le comte d’Exmoor,

Richard, mon détestable beau-frère, peut le surpasser. Lorsqu’il était question tout à l’heure de «rendre raison», Justin menaçait de jeter le gant à ce pauvre sir George.

— Mais je refuse que l’on se batte en duel !— C’est à ces messieurs d’en décider, dit gaiement Pénélope. Nous autres faibles femmes

ne sommes jamais consultées en ces matières d’honneur. Mais je compte bien que

Page 118: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Merridale saura pour cette fois réduire Sophronia au silence, pour ne pas avoir à défendre le sien. N’y pensons plus, et reposez-vous, Marianne. Nous allons vous laisser à votre toilette.

Marianne, qui s’était assise en attendant que son bain fût prêt et que l’on ait préparé son linge de nuit, soupira profondément. Elle eut soudain les larmes aux yeux, et les laissa couler.

— Pardonnez-moi, murmura-t-elle. Jusqu’à présent j’ai pris sur moi. Mais votre bonté à toutes deux me bouleverse…

Pénélope et Nicole lui prirent les mains, et lui sourirent. — Après de telles frayeurs et de telles fatigues, vous voici à bout de forces, dit Nicole.— Oui, c’est cela, sans doute.Marianne souffrait de ne pouvoir en dire davantage. Pour évoquer le mystère de

l’enquêteur et celui de l’assassin, il aurait fallu avouer son passé, et sa duplicité. Justin les tolérait sans doute, parce que l’on pardonne bien des tares à une maîtresse, et pourquoi pas celle de son extraction. Mais les femmes de l’aristocratie ne sauraient frayer avec une ancienne domestique, ni à plus forte raison avec une voleuse, même repentie.

Elle se contenta donc de remercier celles dont elle s’était faite par imposture des amies, et après leur départ congédia les femmes de chambre, qui elles aussi auraient été bien étonnées d’apprendre l’histoire véridique de l’élégante Mme Cotterwood.

Après son bain, elle se sentit sombrer dans le sommeil. Devenue véritablement femme, allait-elle faire des rêves d’une autre sorte ?

Page 119: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

16.

— Le bon vin réjouit le cœur de l’homme, rappela Archibald Buckminster, mais c’est le cognac qui lui permet de survivre au mal de mer et au venin des Merridale. Buvons !

Justin en acceptant le verre que lui tendait Bucky eut une brève pensée pour lord Batterslee. C’est dans le fumoir de Batterslee qu’il avait pour la première fois embrassé Marianne, et c’est dans une pièce en tout point analogue qu’il venait de trouver refuge, pour échapper en compagnie du maître de céans aux derniers remous que provoquait son aventure.

— Buvons, dit-il, et buvons encore pour nous donner du courage, car bien d’autres épreuves nous attendent !

— Des épreuves ? Le bal de vendredi ? Un concert, peut-être ?— J’adore les bals et la musique, mon cher. Mais je te le dis tout net : sous ce toit, en cet

instant, tu abrites un criminel.Buckminster émit une interjection offusquée, haussa les épaules pour signifier son

incrédulité, et vida son verre d’un trait. — Dans la cour, tout à l’heure, reprit Lambeth, j’ai dit que l’entrée de la mine s’était

écroulée. Mais j’ai tu un détail important.— Lequel ?— Elle ne s’est pas écroulée seule. Un inconnu s’est montré assez adroit pour foudroyer

l’entrée à l’aide d’une charge de poudre, mais heureusement assez malhabile pour ne pas tuer Mme Cotterwood, comme il en avait l’intention.

— L’intention de la tuer ! Voilà qui est trop fort. Comment le sais-tu ?— Il restait des traces de l’engin, un petit baril de bois. Avant de le faire exploser, on a

attiré Mme Cotterwood à l’intérieur, par ruse.— Par ruse ? Parce qu’elle n’y est pas entrée avec toi ?Buckminster se cacha les yeux, pour exprimer sa honte. — Excuse-moi, mon vieux, j’imaginais que tu nous avais raconté des histoires, pour

sauver les apparences et ménager sa réputation…— Voilà qui ne m’étonne pas. Tous nos bons amis en ont l’intime conviction, cela ne fait

aucun doute. Mais elle s’est effectivement rendue seule sur le lieu de l’attentat. Je n’ai qu’arrangé un peu les choses. En vérité, on lui a adressé un billet qui lui donnait rendez-vous à la mine, en le signant de mon nom. Par… curiosité sans doute, elle s’est rendue à cette invitation. Alors on l’a assommée et poussée dans la galerie, avant de provoquer l’explosion.

Les yeux bleus de Bucky, ordinairement gros de naïveté généreuse, s’exorbitaient. — Un attentat sur mes terres ! Une tentative de meurtre ! Où allons-nous, que diable ?— J’ai entendu l’explosion, précisa Lambeth, parce qu’en fait je la suivais de loin,

discrètement, par distraction, en quelque sorte. Il m’a fallu le temps d’arriver sur les lieux. Je n’ai donc vu personne. Pour le reste, tout s’est passé comme je l’ai raconté tout à l’heure. Je me suis introduit dans la mine, et en essayant d’en sortir avec elle j’ai provoqué un second éboulement.

Buckminster eut une nouvelle fois recours à la carafe de cognac. — Mais pourquoi… Et qui donc…

Page 120: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Voilà la question. Ni Marianne ni moi n’en avons aucune idée. Mais nous avons eu le temps d’y réfléchir. Je te l’ai dit tout à l’heure : le criminel ne peut être qu’un intime de la maison. Il réside ici, parmi nous.

Les sourcils froncés et la bouche bée, le baron hocha négativement la tête, sans trop de conviction.

— Tu plaisantes, sans doute.— Quand on s’est trouvé enfermé dans une galerie ruinée, en attendant que tout finisse

de s’écrouler, on n’a pas le cœur à la plaisanterie.— Mais on ne peut pas… Reprends-toi, mon vieux, on ne peut pas imaginer qu’on en

veuille à la vie de Mme Cotterwood…— Lorsqu’on y pense en toute tranquillité, cela semble inimaginable, en effet. Mais il y a

bien eu une tentative d’exécution, faite par un individu qui nous fréquente de près, qui sait quelle chambre occupe Marianne et qui peut se déplacer aux abords des appartements sans se faire autrement remarquer. Il ne reste qu’à le découvrir, étant bien entendu que chacune des personnes présentes au manoir est a priori au-dessus de tout soupçon.

— Si seulement il suffisait d’un interrogatoire général, soupira Buckminster. Mais un criminel ne s’y soumet pas sans mentir, il me semble… J’ai une idée ! Halsey, le juge local, sera des nôtres vendredi. Nous pourrions le prendre discrètement à part, le mettre au courant, et lui confier l’affaire !

Justin comprit sans peine les difficultés qu’imposerait à Marianne une enquête officielle, qui de toute façon ne risquait pas d’être efficace. Il ne retint pour en dissuader Bucky que ce second aspect des choses.

— Ton juge ne connaît pas tes amis comme nous pouvons le faire, et il ne les impressionnera pas. Me crois-tu incapable de faire aussi bien que lui ?

— Tu le vaux cent fois ! Mais d’un autre côté… Tu ne représentes pas la loi. Cette affaire ne te concerne donc en aucune façon.

— Cette affaire me touche de près, au contraire, puisque j’aurais pu recevoir une poutre sur la tête. Et puis il y a autre chose…

En proie à une soudaine inquiétude, Buckminster s’agita sur son siège. — Dis donc, mon vieux, tu ne serais pas tombé amoureux de Mme Cotterwood, par

hasard ?— Tu sais comme ce genre de faiblesse m’est étranger, répondit évasivement Justin.— Sans doute, sans doute, mais… Mme Cotterwood est tellement… particulière, n’est-ce

pas ?— On peut le dire.Mal à l’aise et embarrassé de sa personne, Buckminster s’agita de nouveau. — Si tu savais, Lambeth…— Eh bien quoi, Bucky ?— Ne te méprends pas… Le fait est que… Je respecte profondément Mme Cotterwood,

c’est une beauté.— Entièrement d’accord.— Mais… Ne le prends pas mal, s’il te plaît… Je trouverais dommage que tu te fourvoies,

que tu t’engages… Le fait est qu’elle n’est pas, enfin… Tu me comprends ?— Non, pas du tout. Qu’est-ce qu’elle n’est pas ?Incapable de s’exprimer à demi-mot, Buckminster semblait souffrir le martyre, d’autant

plus désagréablement que Justin ne faisait rien pour l’aider. — Eh bien, il lui arrive de ne pas être… de ne pas être très charitable !— Les femmes les plus charitables ne sont pas nécessairement les plus séduisantes, mon

cher !— Bon sang, s’écria Buckminster en abandonnant toute retenue, j’en ai ma claque ! Cette

femme, c’est une rosse, une carne !À cette métaphore hippique, Lambeth eut grand-peine à ne pas éclater de rire. — Elle persécute Pénélope, et en plus elle m’empêche de courre le cerf ! Elle m’a retenu

Page 121: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

ici, à mourir d’ennui, avec un fil à la patte ! Non crois-moi, mon vieux, c’est un conseil d’ami : il faut la fuir !

Lambeth, l’air pénétré, acquiesça gravement. — Merci du conseil. Mme Cotterwood ne vaut pas Pénélope, tu as mille fois raison. Mais

je ne déteste pas les sujets difficiles… En leur tenant la rêne courte…— Comme tu voudras, mon vieux. Je t’aurai prévenu.— Avant toute chose, dit Lambeth qui se levait en posant son verre, il faut démasquer le

coupable…— Compte sur moi pour te seconder. Il ne s’en tirera pas indemne, ce bandit !— Je n’en espérais pas moins. À propos de bandit, ta mère avait raison, tout à l’heure.

C’est bien le «Gentleman» qui nous a délivrés. Je ne l’ai pas claironné devant Thurston et les Minton, pour éviter de jeter la panique. Si la police locale lui met la main dessus, fais-le libérer, il nous a peut-être sauvé la vie.

Buckminster éclata de rire. — Tu crois me faire marcher, plaisantin ? Le «Gentleman», vraiment ! Il t’arrive assez

d’aventures, n’en rajoute pas !Buckminster riait encore lorsque Lambeth quitta la pièce pour regagner sa chambre.

Comme il atteignait la base de l’escalier, une voix discrète mais impérieuse le retint. Étonné et mécontent, il vit sortir d’un petit salon Cecilia Winborne.

— Cecilia, vous ici, à cette heure ? Vous êtes installée au manoir ? Je vous croyais à Tidings, chez Exmoor.

— Puisque l’on vous disait disparu, s’indigna la jeune fille, je pouvais difficilement rentrer à Tidings avant d’avoir de vos nouvelles.

Cette réponse ne manquait pas de pertinence. Justin hocha la tête pour le reconnaître. — J’étais malade d’inquiétude. On ne savait rien, sinon que cette femme n’était pas là,

elle non plus. Lady Buckminster m’a généreusement offert l’hospitalité.— C’est très aimable à elle. Eh bien, vous voilà rassurée, n’est-ce pas. Bonne nuit,

Cecilia. Il faut que j’aille…— Un instant, Justin. Je veux vous parler, absolument. J’ai attendu que vous en ayez fini

avec Bucky pour vous parler seule à seul.Lambeth eut une hésitation. Il ne se sentait pas le courage d’affronter la discussion

pénible qu’il pressentait. — Ma journée a été rude, dit-il brièvement. Cela peut attendre demain matin, n’est-ce

pas ?Les yeux gris de Cecilia se durcirent. — En aucune façon. Ce que j’ai à vous dire ne peut attendre.— Eh bien, je vous écoute, dit-il en croisant les bras, l’épaule appuyée à une boiserie. De

quoi s’agit-il ?— De ceci : vous n’avez pas à vous soucier de cette femme.— J’ai mal entendu, je pense. De quelle femme parlez-vous ?Cecilia Winborne fit une grimace de dégoût. — De cette… De cette Mme Cotterwood ! Qu’elle ait réussi à vous compromettre ne vous

contraint en aucune façon…D’un geste de la main et d’un regard impérieux, Justin lui interdit de poursuivre. — N’en dites pas davantage, Cecilia. Vous devriez le savoir aussi bien que quiconque : je

n’admets aucune contrainte d’aucune sorte. Vos conseils me sont donc inutiles. Je ne vous ai pas demandé votre avis, et j’ajoute qu’il m’indiffère. Sur ce, je vous souhaite une bonne nuit.

Il fit demi-tour, mais la jeune fille le retint par la manche. — Je sais bien que vous ne l’épouserez pas, dit-elle âprement. Vous méprisez assez

Sophronia Merridale et les pauvres toquées de son espèce pour aller donner votre nom à n’importe qui afin de faire taire leurs ragots.

Pendant qu’elle parlait, Justin observa en sourcillant sa manche et écarta les doigts qui

Page 122: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

en serraient le tissu. — Il vaut mieux qu’aucun d’entre nous deux n’ajoute un seul mot, Cecilia, car nous

pourrions tenir des propos tels que nous ayons à les regretter l’un comme l’autre.— Je parlerai, Justin ! Je veux me faire entendre ! Je ne suis pas une naïve petite oie

blanche qui se gave d’illusions. Les mœurs du monde me sont connues, Justin. Je sais aussi bien que vous pourquoi nous allons nous marier, quels rôles nous seront dévolus, et le peu de cas qu’il sied de faire de la fidélité masculine. Comme tous les hommes, vous ferez la fête en compagnie d’actrices, de danseuses et de ces femmes faciles que l’on ne montre pas. Mais je trouve intolérable que vous affichiez une liaison en ma présence, au vu et au su de nos amis. Si vous vous imaginez pouvoir prendre pour maîtresse une veuve qui fréquente notre monde, qui est reçue dans les salons et se pavane sous mes yeux, vous faites lourdement erreur ! Cette Cotterwood, je ne supporte pas sa présence ! Je ne la supporterai jamais ! Jamais !

C’en était trop. Lambeth, qui avait difficilement contenu son courroux, le laissa éclater. — Jamais ? Vous l’aurez voulu ! Jamais je ne vous épouserai, mademoiselle Winborne.

Jamais je n’ai demandé votre main, quelque illusion que vous ayez pu vous faire. Jamais je ne la demanderai. Vous n’êtes qu’une petite chipie prétentieuse. Voilà qui est dit. N’avais-je pas raison de vous conseiller le silence ? Mais à la réflexion, je ne regrette pas d’avoir parlé.

Désorientée, éperdue, Cecilia ne trouvait plus ses mots. — Mais… Notre mariage est… décidé depuis si longtemps…— Voulu par vous, par vos parents, par les miens peut-être. Mais la décision

m’appartient. C’est non.— Vous n’avez pas le droit ! cria-t-elle en gémissant de colère et de désespoir. Tout le

monde est au courant…— Je vous tiens pour seule responsable des rumeurs que vous avez fait courir, Cecilia. Si

elles s’avèrent infondées, à qui la faute ? Vous ai-je une seule fois dans ma vie parlé de mariage ?

— Mais… Il allait de soi !— Disons que m’est venue parfois la tentation de donner corps aux rumeurs et de m’y

résigner par lâcheté ou par cynisme, faute de mieux. Mais vous avez eu le tort de vous montrer sous votre vrai jour ces derniers temps, et en particulier ce soir. Je préfère le célibat et la fin de ma lignée à une union qui me semble maintenant insupportable.

Lambeth tourna les talons et gravit l’escalier, laissant Cecilia Winborne à ses soucis, et à sa solitude.

Dans le grand corridor qui commandait la plupart des chambres et des appartements d’invités, Justin eut d’abord l’intention d’aller prendre des nouvelles de Marianne, qui peut-être veillait encore. Recru de fatigue, il éprouva même la tentation de se réfugier tout simplement dans le lit de celle avec qui il venait de passer la journée, pour y finir la nuit. Peut-on protéger une femme plus efficacement qu’en la tenant dans ses bras ? Mais la proximité de Cecilia et la présence d’un trop grand nombre de témoins potentiels ruinaient naturellement une si séduisante perspective. Si par comble de malchance Pénélope ou Nicole avaient décidé de ne pas quitter Marianne et de partager sa chambre, une visite nocturne pouvait avoir les plus fâcheux effets.

Pour réfléchir plus à son aise, il eut tôt fait de congédier le valet qui s’apprêtait à le seconder pendant sa toilette. Un moment plus tard, ses vêtements entassés dans un coin, il ne trouva cependant pas dans la baignoire fumante le calme et l’apaisement qu’il en escomptait. Une tempête agitait ses pensées. Cecilia Winborne, qui n’avait jusqu’alors éveillé en lui aucune émotion, le bouleversait maintenant de fureur. Comment osait-elle évoquer Marianne en de tels termes ? Et surtout, par quelle diabolique prescience avait-elle deviné les intentions qu’il nourrissait dans le secret de son cœur ? Se savoir percé à jour par cette juvénile harpie lui était intolérable.

Malgré tous ses efforts, et les menaces qu’il avait tout à l’heure formulées, Lambeth ne

Page 123: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

se leurrait pas : la réputation de Marianne se trouvait compromise dans le monde. Le candide Buckminster en personne l’avait soupçonnée, comme bien sûr l’ensemble des témoins, de s’être rendue à un rendez-vous clandestin et galant. Les Merridale, les Thurston et les autres se garderaient sans doute de médire du marquis de Lambeth. Mais leur conviction était faite, et Marianne était condamnée à subir leur mépris.

S’il faisait de Marianne sa maîtresse officielle, cette avanie ne lui serait aussi bien pas épargnée. Le public verrait dans cette liaison la justification d’un jugement sévère. Méprisée par les gens du monde, en butte aux médisances, aux bavardages haineux, Marianne serait exclue, mise au ban de la société.

À vrai dire, elle n’aurait à subir directement ni ces médisances ni ces mépris, puisqu’elle cesserait de fréquenter un milieu assez hypocrite pour refuser le spectacle des amours illégitimes. Loin des bals et des soirées, Marianne n’entendrait pas siffler les serpents de la haine.

Mais à cette pensée, qu’il avait au premier abord trouvée consolatrice, Justin se révulsa. Marianne ne méritait ni l’ostracisme de la société, ni la déréliction de l’attente solitaire. Justin lui-même n’imaginait pas de bal, de promenade, de spectacle réussis en son absence. Et comment, après s’être introduite, avec quel talent, dans le monde, Marianne accepterait-elle d’en être exclue ? L’amitié profonde qui la liait à Nicole et à Pénélope, comment la rompre sans drame, sans révoltes ?

Pour la première fois de son existence, il prit conscience de l’injustice que l’on fait aux femmes. Un homme à bonnes fortunes brille dans le monde. Une seule liaison ternit la réputation d’une femme de cœur. Afin d’éviter cette disgrâce, restait le refuge de la clandestinité, du secret, de la dissimulation. Mais comment une passion peut-elle s’épanouir dans l’ombre ? N’exige-t-elle pas une présence, une disponibilité permanentes ? Peut-on en jouir par intermittences ? Pour être vécue, la possession ne peut qu’être complète. Comment avoir Marianne tout à soi ?

Une autre préoccupation vint l’assaillir. De quel droit se faisait-il le héraut, le chevalier servant de Marianne, en la défendant des atteintes d’un criminel inconnu ? Cette sollicitude à elle seule avait de quoi faire jaser les commères. En exerçant des prérogatives qui n’appartiennent qu’aux pères et aux maris, il la compromettait. Un futur époux peut à la rigueur s’attribuer ce rôle. Mais un simple célibataire engage dangereusement la réputation d’une femme seule…

À cette pensée, Justin, qui n’avait cessé de se frotter et de se récurer avec la dernière énergie, se redressa furieusement pour se saisir d’une serviette qu’il aurait souhaitée plus rugueuse, pour rendre sa pénitence plus effective. De telles tentations, de telles bouffées de folie ne sont-elles pas le symptôme d’une aliénation mentale, d’un dérèglement de l’esprit ? Lorsqu’on n’a pour mission sur la terre que de perpétuer une lignée, lorsque ce seul devoir à accomplir justifie une vie de luxe et d’oisiveté, on ne s’y dérobe pas. Un futur duc ne déroge pas. Ni les sentiments ni la passion ne guident une âme véritablement noble.

Heureux, sage Buckminster, qui savait se déprendre de son engouement sans se mettre martel en tête ! Furieux de sa propre faiblesse, Justin se jeta sur son lit. Il allait dormir, résolument. Cette nuit encore, l’assassin était en sursis. Il ne perdait rien pour attendre.

Le lendemain matin, Justin, qui s’attardait à la table du petit déjeuner, finit par voir sa patience récompensée. À l’entrée de Marianne, il s’empressa de se lever. Leurs regards se croisèrent. Chacun d’eux ressentit un choc. Pour recouvrer son sang-froid et une apparence de calme, Marianne, bouleversée de souvenirs ardents, resta longtemps assise, les yeux baissés. Lorsqu’elle les releva enfin, il lui sourit, presque timidement.

— Comment vous portez-vous, ce matin ? Avez-vous trouvé le repos ?L’intrusion des Thurston la dispensa de répondre. Lambeth les fit parler, non sans

habileté. Il s’intéressait sous couvert de courtoisie à leur passé, à leurs familles respectives. Marianne comprit qu’il entreprenait ainsi l’enquête dont la veille ils avaient défini la nécessité. Elle observait du coin de l’œil le membre du Parlement, à l’affût de quelque

Page 124: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

lapsus ou de quelque hésitation significative. Cet exercice marqua pour l’essentiel tout le reste de la journée. Comme le faisait Justin,

Marianne se consacra à toutes sortes de conversations, en sa compagnie quelquefois, mais la plupart du temps seule. Dans ce dernier cas il ne s’éloignait guère, et leurs regards se croisaient souvent. À se sentir ainsi protégée et soutenue, Marianne éprouvait une réconfortante satisfaction.

Elle aurait volontiers interrogé l’évanescent Fanshaw Winborne, qui en disparaissant vers Tidings dès le matin avec sa sœur Cecilia échappa à l’enquête. Aussi bien n’était-il pas difficile d’imaginer les sentiments de ce discret personnage.

Dans l’après-midi, lady Merridale fit la démonstration d’une connaissance proprement encyclopédique des ragots mondains et de l’histoire secrète des familles aristocratiques. D’abord très réticente, soit qu’elle nourrit quelque reste de prévention à l’égard d’une veuve qui faisait s’écrouler les galeries de mine, soit que la brutalité verbale de Lambeth fût encore douloureuse à son souvenir, Sophronia s’enchanta bientôt de trouver une oreille attentive. Accoutumée à faire le vide autour d’elle, elle put s’en donner à cœur joie, et répondit avec enthousiasme aux sollicitations les plus insistantes.

Marianne apprit ainsi mille anecdotes plaisantes et parfois scabreuses, sans recueillir d’indice déterminant. À la notable exception de lord Merridale lui-même, parangon de droiture et de vertu dès sa plus tendre enfance, aucun des hommes présents à Buckland Manor n’était exempt de ce que l’on appelle erreur de jeunesse. Tous s’étaient amendés : joueurs invétérés en sortant d’Oxford, Westerton et Verst ne touchaient plus aux cartes. Ivrognes en leurs vertes années, Reginald Fuquay et le mutique Chesfield ne s’abreuvaient plus que de thé.

Quelques-uns avaient des sœurs, sans caractéristique notable. Si l’une de ces personnes, mariées ou non, avait éprouvé quelque difficulté d’ordre familial, Sophronia en aurait indubitablement fait part à son auditrice. Elles en étaient toutes préservées.

Cette enquête de personnalité donnerait-elle des résultats ? Marianne commençait à en douter. Dans l’hypothèse où l’assassin aurait pour objectif l’élimination du fruit secret de quelque amour illégitime, il était d’ailleurs hautement invraisemblable que la rumeur publique en ait jamais fait mention. En flattant la verve médisante de Sophronia, Marianne lui avait fait plaisir, mais en définitive, elle n’en était pas plus avancée.

Lasse et découragée, la tête toute bourdonnante encore des confidences de lady Merridale, Marianne monta en fin d’après-midi se changer pour le dîner. Elle ouvrit la porte de sa chambre, la referma derrière elle et étouffa un cri. Un homme était là, assis près de sa psyché, qui l’attendait.

— Justin ! Vous m’avez fait si peur ! Que faites-vous dans ma chambre ?Il l’avait déjà prise dans ses bras. — Pardonnez-moi. Je perdais la tête. Il me fallait absolument ces quelques instants de

solitude avec vous, loin de tous ces importuns qui nous entourent.Marianne s’abandonna à son baiser, attendrie, émue par la simplicité de son explication

aussi bien que par sa présence. Ils s’étreignirent longtemps, avec douceur. — Je suis si heureuse, murmura-t-elle. Toute la journée, je me suis interrogée sur vous,

sur ce que vous ressentiez. Je ne vous ai pas perdu, Justin. — Quelle insupportable attente ! La tentation était si forte ! De vous baiser le cou, comme ceci, de retrouver votre corps, comme cela… Pour illustrer son propos, il lui baisa la gorge et l’épaule, parcourut de la main la courbe de ses reins, sa taille, et la pressa soudain contre lui, pour imprimer en elle la force de son désir. Le souffle coupé, gémissante, Marianne se sentit aussitôt prête à la jouissance, ardente, et parcourue par anticipation de pulsions primitives. Elle entendit Justin balbutier des mots sans suite en lui mordillant le lobe de l’oreille, et ce furent ses hanches qui répondirent à cet appel. Les soulevant à deux mains, Justin se déplaça avec elle vers le lit, où ils basculèrent ensemble, enfermés dans leur passion, sans souci de prudence ni de réflexion.

— Je veux vous voir, dit Justin dans un souffle. Pas dans la pénombre. Dans la lumière !

Page 125: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

En défaisant la fermeture de sa robe, dans le dos, il lui baisait les seins, les dénudait. Il releva la tête pour la couver d’un regard brûlant.

— Je veux voir la jouissance sur votre visage, reprit-il ardemment.Consentante, éperdue, Marianne acquiesça d’un signe, en fermant les yeux. Son corps

ondula lascivement, elle entrouvrit la bouche, pour appeler celle de Justin. Leurs lèvres s’unirent, leurs langues s’enlacèrent.

Trois coups secs furent frappés à la porte. Justin sursauta en étouffant un juron. Marianne voulut parler, et resta muette. Il lui fallut s’éclaircir la voix et s’y reprendre à deux reprises pour parvenir à articuler un son.

— Qu’est-ce que c’est ?— Ce n’est que moi, Pénélope. Nous descendons dîner ensemble ?— Hein ? Ah oui, en effet. Je… Je ne suis pas tout à fait prête ! dit Marianne en

changeant de position pour redresser le buste.— Paresseuse ! Nicole n’est pas prête, elle non plus. Je vous attends dans ma chambre, à

tout de suite !— À tout de suite !Justin faisait peine à voir. Retenant un éclat de rire, Marianne se pencha pour lui baiser

chastement les lèvres avant de se lever tout à fait. — Si je tarde, on va soupçonner du mystère, dit-elle à voix basse. Pénélope ne descend

jamais seule, elle aime se savoir protégée.— J’oubliais que vous êtes son chaperon, et que vous exercez près d’elle les prérogatives

de lady Ursula, ironisa tristement Justin.— Trêve d’amertume, prenez patience, conseilla Marianne.Elle aussi se sentait privée de la jouissance qu’ils avaient été si près d’atteindre. Mais il

ne lui déplaisait pas de voir sur le visage de Justin les stigmates d’une cruelle frustration. Comme il la désirait !

— Je vais devoir attendre pour sortir que vous soyez toutes trois descendues, maugréa-t-il avec un agacement amusé.

— Eh bien, puisque vous vous incrustez, plaisanta-elle, rendez-vous donc utile ! Soyez ma soubrette, milord !

Elle lui tourna espièglement le dos. Quelques boutons se trouvaient déjà libérés. — Vous voulez ma mort, murmura Justin.Marianne sentit ses doigts qui descendaient tout au long de son dos, et sur sa peau

dénudée son souffle court, et ses baisers. Dans un geste irréfléchi, elle retint sur ses seins à deux mains son corsage, pour éprouver à travers le satin la chaleur et la tension de son propre désir.

Justin se redressait, sa tâche achevée. Il lui baisa la nuque. — Cette nuit, puis-je revenir près de vous ?Dans un état second, incapable d’émettre un son ou de raisonner, Marianne acquiesça

silencieusement. Très doucement, Justin, debout derrière elle, écarta le corsage que plus rien ne retenait et fit lentement glisser la robe, jusqu’à ce qu’elle tombe autour de ses jambes. En lui baisant les épaules et la nuque, il lui caressa la poitrine et la taille. Marianne trembla. Il aurait suffi d’un mot, ou d’une caresse plus intime, pour qu’elle se laisse tomber sur le tapis et se donne à lui, sans scrupule et sans honte.

Mais dans un effort de volonté, Justin parvint à se détacher d’elle. Il prit dans la penderie une robe de dîner, et refit en sens contraire les gestes précédents, d’une façon qui semblait plus sensuelle encore. Avant de mettre en place le dernier bouton, il baisa la petite surface de peau qui allait se trouver cachée. Leurs regards se croisèrent dans le miroir de la psyché. Marianne vit que le désir adoucissait étrangement le visage de Justin, que ses lèvres frémissaient d’attente.

— Ce soir, je n’aurai d’yeux que pour vous, murmura-t-il.Marianne se retourna, et lui posa les mains sur les épaules, en prononçant son nom. — Non, dit-il, ne rendez pas les choses plus difficiles. Tout à l’heure, je vous regarderai

Page 126: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

de loin, en pensant à cette nuit. Pénélope vous attend, je crois.

Bien qu’elle gardât la plupart du temps les yeux baissés sur son assiette, Marianne pendant toute la durée du dîner sentit peser sur elle, envoûtant, le regard de Justin. Elle ne prêtait qu’une attention distraite à ses voisins, qui semblaient se satisfaire de son silence, uniquement soucieux l’un et l’autre de faire assaut de traits d’esprit. Tout à leur enjouement, ils pouvaient la croire admirative. C’est ainsi, songeait Marianne, que l’on acquiert une réputation de femme d’esprit.

Après le dîner, les messieurs, rituellement, se retirèrent au fumoir. Incapable de participer à la conversation mondaine que tenaient les dames dans le grand salon, Marianne craignit de laisser paraître son trouble, aussi bien que de mourir d’ennui. Elle ne pensait qu’à Justin. La nuit qu’ils allaient passer ensemble, à quel instant commencerait-elle ? Aurait-elle la force de recevoir la surabondance de voluptés que lui promettait, non pas seulement son imagination, mais le souvenir de son extase ? Voir le corps de Justin, le parcourir des mains, des yeux, le palper, sentir sa propre chair s’épanouir sous la caresse brûlante d’un regard…

Elle sursauta. Enfermée dans le paradis de ses fantasmes, elle en avait oublié le monde extérieur, et le retour des hommes la surprenait. Elle évita de chercher parmi eux la silhouette de Justin, de peur que l’intensité de son désir ne devienne soudain visible, et que la foule étonnée ne voie soudain passer entre eux quelque rayon de lumière. Les secondes s’écoulaient avec une lenteur désespérante. À quel moment pourrait-elle se retirer sans provoquer la surprise ? Justin lui-même devrait par courtoisie jouer sa partie dans ce concert de mondanités, et son importance sociale le contraignait à y briller. Une fois les invités dispersés, combien de temps attendrait-il encore avant de venir jusqu’à sa chambre ? Il fallait, pour qu’il ait le champ libre, que chacun se fût retiré, et que les domestiques aient déserté les lieux.

Mais avant le dîner, avec une audace insensée, Justin avait bien pris le risque de l’attendre dans sa chambre, où dix témoins auraient pu le voir entrer, où quelque femme de chambre aurait pu faire une incursion. Alors, cette nuit, peut-être allait-elle le serrer dans ses bras à peine éteintes les lampes du salon ?

Lorsque Mme Minton, doyenne de l’assemblée, manifesta l’intention d’aller prendre quelque repos, Marianne se sentit traversée d’un vif élan de reconnaissance et d’affection à son égard. Aussitôt levée elle aussi, et excipant d’une lassitude rémanente, elle accompagna avec une étonnante allégresse la vieille dame dans l’escalier et jusqu’à la porte de son appartement. Précipitamment retranchée dans sa propre chambre, elle se hâta de sonner une soubrette afin de procéder à sa toilette.

Pour la première fois sans doute de son existence, l’ancienne domestique des Quartermaine déplora la mauvaise volonté du personnel, qui semblait prendre un malin plaisir à se faire indéfiniment désirer. Elle avait déjà dénoué une partie de sa chevelure lorsque la femme de chambre se présenta, souriante et dénuée de tout sentiment de culpabilité. Une fois dévêtue, Marianne se fit apporter la plus élégante et la plus fine de ses chemises de nuit, en déplorant de ne pas avoir prévu pour son équipée champêtre, outre le trousseau d’une veuve de bonne compagnie, une tenue plus légère et mieux adaptée à une circonstance exceptionnelle. Lorsqu’elle doit pour la première fois se passer dans un cadre traditionnel, une nuit d’amour ne suppose-t-elle pas une parure affriolante ?

Après que la femme de chambre lui eut souhaité gaiement la bonne nuit en esquissant une révérence, Marianne, qui se sentait nerveuse, erra au hasard dans sa chambre. Une carafe de cristal était posée sur une console, en évidence. Elle s’y abreuva à plusieurs reprises, pour reprendre son calme et se désaltérer. Puis elle vint s’asseoir au bord de son lit, se surprenant à bâiller malgré l’ardeur de son attente. Et soudain elle s’éveilla, à demi affaissée sur le lit. Elle avait donc dormi ? C’était impossible ! Qu’allait penser Justin ? Indignée contre elle-même, mais heureuse d’avoir repris conscience, elle sourit à son image, dans le miroir, et ferma les yeux, pour mieux jouir de l’instant.

Page 127: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Et ce fut tout. Profondément endormie, Marianne s’évada d’elle-même. Loin, très loin de Buckland, elle était une petite fille, dans les bras de son père, qui la mettait au lit. Comme il sentait bon la lavande ! Comme il était fort ! On était dans la chambre d’enfants, le siège à bascule, si amusant, oscillait jusqu’au délicieux vertige. Papa lui donnait son rythme, en avant, en arrière, une, deux, flic, flac, toujours, sans cesse… Le bois des patins courbes grinçait fort, sur le plancher. Papa se fatiguait, peut-être… Ouvrir les yeux…

L’oscillation s’interrompit. Le temps d’une chute, une fraction de seconde, Marianne vit l’eau, qui la gifla. Ce fut comme une détonation. Et puis dans les ténèbres glacées et liquides, l’étouffement.

Page 128: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

17.

Encore inconsciente, Marianne sentit confusément que son corps, violemment choqué réagissait de lui-même afin d’échapper à la mort. Elle coulait, éprouvait la pression croissante de l’eau, mais en même temps ses pieds nus battaient en cadence, ses bras écartés s’appuyaient sur la masse liquide, se rassemblaient en fléchissant pour s’appuyer encore, repousser l’attirance des profondeurs. L’eau lui manqua soudain, elle voyait le ciel, ses bras frappaient le vide, elle retomba, retrouva les ténèbres. Mais ses mouvements alors s’unirent, et son visage resta émergé. L’air pénétra en sifflant dans ses poumons brûlants. Du ras de l’eau, elle ne voyait que des arbres, au loin. Comme pour chercher une orientation, son corps pivota, en battant des jambes. À quelque distance, la silhouette noire d’un rameur courbé sur ses avirons s’éloignait. Instinctivement, Marianne prit une profonde inspiration, afin de crier à l’aide. Elle ouvrit la bouche, mais une angoisse affreuse lui serra la gorge.

Son esprit paralysé, témoin passif des efforts que déployait son corps pour la maintenir à la surface des flots, ne souffrait pas, ne pensait pas. Il dormait, peut-être. Seules des sensations réveillaient, comme des rêves, des souvenirs. Souvenirs des baignades, à l’orphelinat. Car la petite Mary Chilton savait nager, et chaque été des escapades l’entraînaient à la rivière, en compagnie des pensionnaires les plus dynamiques. Elle avait trouvé dans la natation l’un des rares plaisirs de sa jeunesse captive. Jamais depuis lors Marianne ne s’était baignée en eau profonde, mais les gestes se faisaient d’eux-mêmes, sans qu’elle eût à les organiser.

Elle suivit d’abord, le temps de quelques brasses maladroites, le canot qui prenait de la distance. Et soudain, comme commandée par l’instinct qui permet à certains animaux de survivre en s’immobilisant jusqu’à simuler la mort, elle prit une profonde inspiration avant de s’immerger le visage, les bras étendus mais immobiles, les mains et les pieds battant à peine, jusqu’à étouffer. Tournant la tête pour inspirer de nouveau, elle répéta à trois ou quatre reprises ce manège, en prolongeant autant que possible l’immersion. Reprenant alors ses mouvements, elle observa la surface de l’eau, qui miroitait par endroits à la lueur pâle du clair de lune. Dans le lointain, on apercevait, près de la forme anguleuse du ponton, la barque amarrée. Le rameur avait disparu, et nulle présence ne se manifestait.

Marianne, trop engourdie encore pour réfléchir, se laissa un moment flotter sur le dos, face au ciel étoilé, étonnée de voir la lune ronde. Elle prenait lentement conscience, non pas d’un danger immédiat ou d’une crainte, mais du cadre qui l’entourait. Cette eau, c’était celle du lac, en bas du parc. En face du ponton, à une distance sans doute égale, elle pouvait voir se détacher sur le ciel le pavillon d’été où Justin naguère l’avait emmenée. Comme elles étaient distantes, ces rives qu’elle aurait voulu atteindre, pour s’allonger sur l’herbe, et s’assoupir !

Car un calme étrange endormait ses émotions, la laissait en quelque sorte indifférente, seulement sensible à un état de lassitude passive. Pour aller dormir sur la pelouse, à côté du ponton, elle se remit à nager, lentement. S’abandonnant un instant au sommeil, elle s’étrangla en hoquetant et reprit ses mouvements. La conscience lui revenait, lentement. Elle nageait avec plus de méthode, et obliqua vers une petite plage dont elle se souvenait, plus proche et plus accessible que l’embarcadère.

Page 129: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Mais en même temps qu’elle reprenait l’usage de ses facultés, les atteintes physiques s’imposaient à elle. Jusqu’alors presque insensible, Marianne éprouvait cruellement le froid, qui la pénétrait jusqu’aux os, qui faisait trembler son menton, et claquer ses dents. Il lui fallait de la chaleur, du sommeil. Ses bras et ses genoux étaient douloureux. Bien tardivement elle eut peur. La rive était si lointaine encore !

Le visage de Rosalinde s’imposa à sa pensée. Elle la vit seule au monde, et cette image galvanisa ses forces. Éperdument, elle frappa les eaux de ses bras, battit des jambes et des pieds, jusqu’à s’épuiser. Emportée par la terreur et le vertige de la torpeur, elle nageait mal, maintenant. Elle n’en pouvait plus. Ses mouvements se ralentirent, ses paupières s’abaissèrent, ses jambes flottaient sous elle. Elle dormait.

Son visage s’égratigna au sable de la rive. Elle s’échoua, pataugeant maladroitement au bord du lac. Aveuglée par les larmes, elle put s’accrocher à des herbes sauvages, se hisser sur le sol sec. Elle se dressa alors, tragique et nue, parvint à faire quelques pas, et tomba à genoux. Aussitôt elle s’abattit, terrassée.

— Marianne ! Marianne !Dans son sommeil, Marianne entendait la voix de Justin, qui insistait, répétait encore

son nom. Engourdie, les muscles durcis par l’ankylose, elle n’était sensible qu’au froid intense qui la paralysait. Et soudain un point de chaleur s’éveilla sur son flanc, s’étendit, ramenant son corps à la conscience, et à la douleur.

— Justin !Elle avait à peine murmuré son nom, et déjà elle pleurait à chaudes larmes, les épaules

secouées de sanglots. Justin la tenait entre ses bras, encore recroquevillée dans la position où le sommeil l’avait surprise.

— Je suis là, vous vivez, balbutia-t-il. Je vous enveloppe…Il s’agenouilla avec elle, se débarrassa de la robe de chambre brodée qu’il portait et d’un

coup Marianne se sentit enfermée dans sa chaleur, dans son odeur. Elle revivait. Il la soulevait de nouveau, la respiration haletante, tout frémissant d’inquiétude. Malgré l’épaisseur du tissu, Marianne entendait battre son cœur, très vite.

— Dieu merci, Dieu merci, répéta-t-il. Je vous ai crue morte, en vous voyant de loin. Et ce message… Quelle horreur ! Jamais je n’ai ressenti un tel coup, une telle douleur !

L’esprit encore embrumé, Marianne tentait de comprendre, cherchait ses mots. — Je n’ai pas… Pardon… Je voudrais…— Reposez-vous, ma chérie. Cela n’est rien. Rien ne vous arrivera, plus jamais, j’en fais

le serment.Son précieux fardeau sur les bras, Lambeth traversa la pelouse, puis le jardin fleuri et

pénétra dans le manoir par l’entrée des domestiques. Par l’un des escaliers de service, il gagna silencieusement la chambre de Marianne. Une fois la clé tournée dans la serrure, il la posa sur le lit, sécha tant bien que mal sa chevelure trempée d’eau en la maintenant dans la chaleur de sa robe de chambre. Passive, Marianne ne se surprit pas de se sentir un instant découverte, délivrée de la chemise de nuit qui lui collait à la peau et revêtue de coton sec. Lorsqu’une fois installée entre ses draps elle vit Justin contourner le lit, l’ouvrir et s’y installer près d’elle, elle ne s’en étonna pas davantage.

— Pourquoi ai-je si froid ? dit-elle au moment où il la prenait chastement dans ses bras.— La peur, l’émotion, sans doute. Et même en été l’eau du lac est bien fraîche. Cela va

s’arranger, faites-moi confiance.Il ne mentait pas. Une douce chaleur la pénétrait, réchauffait jusqu’aux os ses

articulations douloureuses. En même temps, sa lucidité lui revenait peu à peu. — Que s’est-il passé ? J’étais au milieu du lac. Pourquoi ?— Quelqu’un vous y a jetée. N’y pensez plus. Nous en reparlerons demain matin.

Dormez bien !Il baisa sa chevelure, et lui caressa les joues et le front. Un regret le tenaillait. S’il avait

demandé à Pénélope ou à Nicole de partager la chambre de Marianne, en fermant la porte

Page 130: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

à clé, cette épouvantable tentative de meurtre n’aurait pu avoir lieu. Il vit Marianne sourire, et tenter d’ouvrir les yeux, dans un effort impuissant pour se

tenir éveillée. — Je suis bien, balbutia-t-elle d’une voix enfantine. Vous savez, Justin… Je vous aime.Heureuse, elle dormait profondément. Justin pour sa part resta longtemps éveillé, les

yeux ouverts dans le noir. Se savoir aimé, quelle étrange expérience !

Le jour n’était pas encore levé lorsque Marianne se sentit réveillée. Une bougie était allumée à proximité. Justin, en robe de chambre, se penchait sur elle et l’appelait doucement.

— Je dois regagner ma chambre avant que les domestiques se manifestent. Il ne faut pas qu’on me voie sortir de chez vous. Vous allez refermer la porte derrière moi, et dormir encore.

Il la prit par la main. Soumise mais dolente, Marianne l’accompagna sans protester, ferma la porte à clé derrière lui, revint à son lit en titubant un peu, rabattit la couverture et se rendormit résolument.

Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsqu’elle rouvrit ses yeux, que la lumière blessa. Tout son corps lui faisait mal, chacun de ses muscles douloureux semblait froissé. Il lui fallut reprendre ses esprits avant de sonner une femme de chambre, qui pendant plus d’une heure prit soin de la restaurer, de la coiffer et de la vêtir. L’attention particulière que cette camériste mettait à la réconforter sans s’étonner de son extrême faiblesse laissait supposer qu’elle avait reçu des instructions particulières. En reprenant des forces, et en retrouvant avec elles sa vivacité d’esprit, Marianne eut hâte de revoir Justin. Sans doute avait-il averti Buckminster, et peut-être Nicole et Pénélope, des derniers événements. Redevenue elle-même, elle comprit avec horreur que la veille le criminel avait eu l’audace de procéder à un rapt, avant de l’abandonner au milieu du lac, vouée à une noyade qu’il croyait certaine.

En sortant de sa chambre, elle n’eut pas à chercher Justin, qui semblait monter la garde au bas de l’escalier.

— Dites-moi tout, expliquez-moi, lui dit-elle sans préliminaire. Je ne me souviens de rien. J’ai failli me noyer, n’est-ce pas ?

— Je vous propose une petite promenade, répondit courtoisement Justin, dont l’allure un peu compassée excluait toute démonstration d’émotion. Trop d’indiscrets pourraient nous entendre.

Dans le parc, ils empruntèrent l’allée la plus dégagée, loin des bosquets et des massifs qui faisaient comme un labyrinthe de verdure du côté de la roseraie et du jardin fleuri. Aucun auditeur clandestin ne risquait d’y surprendre leur conversation. Dès qu’ils furent à l’abri de toute surprise, Lambeth ne s’embarrassa pas de préambule.

— Hier soir, on vous a fait absorber un puissant narcotique, dit-il tout de go. Il n’y a pas d’autre explication.

Marianne acquiesça, et se souvint de la torpeur qui l’avait paralysée au moment même où elle luttait pour sa vie.

— Le choc de l’eau m’a heureusement un peu réveillée, dit-elle. Sans cela…— Si peu de femmes ont appris à nager que le criminel n’imaginait pas que vous puissiez

survivre. Il est possible aussi que la dose prévue ait été mortelle, mais que vous ne l’ayez pas entièrement consommée.

— Mais qui aurait pu me contraindre à prendre ce poison ?— Vous l’avez pris à votre insu. Il a suffi d’en saupoudrer vos aliments, ou d’en verser

dans votre verre. Hier soir, quels étaient vos voisins ?— Eh bien, M. Westerton à ma droite, et M. Fuquay à ma gauche. En face de moi se

trouvait Mme Minton, entre son mari et M. Thurston. Pensez-vous que le coupable soit l’une de ces personnes ?

— Pas nécessairement, je le déplore, car cela limiterait nos investigations. On a pu

Page 131: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

entrer dans la salle à manger avant le dîner, et verser quelques gouttes de poison dans votre verre. Il était facile de le distinguer, puisque le plan de table est indiqué par des cartons. La méthode est discrète. Vous avez pu aussi vous intoxiquer ailleurs qu’à table. Avez-vous plus mangé, avez-vous bu, plus tard dans la soirée ?

— Non, bien sûr. Je me suis contentée de deux ou trois verres d’eau fraîche, dans ma chambre.

Découragé, Justin hocha la tête. — La carafe d’eau, naturellement. Pour s’introduire dans votre chambre, verser le poison

et rejoindre la compagnie, il suffisait de quelques instants. Les carafes sont réparties dans les chambres pendant le dîner. Nous ne pouvons savoir à quel moment précis s’est faite l’intervention.

Ils marchèrent un moment en silence, perdus dans leurs pensées. Marianne tentait de revivre la scène, de la comprendre. Une pensée soudaine la fit sursauter.

— Par quel miracle m’avez-vous trouvée, si loin du manoir ? Comment avez-vous deviné que je risquais la noyade ?

— À cause d’Ophélie, dit Justin avec un demi-sourire.— Celle de Shakespeare ?— Je n’en connais pas d’autre. Hier soir, lorsque je suis venu vous rejoindre j’ai trouvé

un message prétendument signé de votre nom, que l’assassin avait laissé sur votre oreiller.— C’est une manie !— Mais il avait cette fois contrefait une écriture féminine, avec beaucoup de talent, il

faut le reconnaître. Comme personne ici ne connaît la vôtre, le texte aurait sans doute fait illusion. Moi seul j’aurais pu le contester, parce que je savais vos… intentions. Lorsqu’on a accepté un rendez-vous, on ne va pas se suicider.

— Un suicide ! Voilà qui évite de chercher un coupable, en effet. Mais il faut un mobile bien puissant pour en venir à une telle extrémité.

— Le message s’adressait à lady Buckminster. Vous lui demandiez pardon de la remercier si mal de son hospitalité, en alléguant le déshonneur, après votre séjour avec moi dans la mine. Le style avait quelque chose d’un peu romanesque, et comportait une allusion à la malheureuse Ophélie. J’ai couru jusqu’aux lieux où croissent les roseaux, et je vous ai vue endormie sur la berge, dans un état… Vous avez failli mourir, Marianne. Quelle horreur !

— Que faire ? Ce personnage ne recule devant rien, vraiment, et après deux échecs successifs il enrage, sans doute. Il vaut mieux que j’abandonne le terrain, Justin, et que je rentre à Londres.

— N’en faites rien, Marianne. Ne me privez pas de votre présence, je vous prie.Il sourit, leurs regards se croisèrent, et Marianne sentit son cœur battre plus vite. — Je ne parle pas seulement en égoïste, poursuivit-il. Je pense qu’à Londres le danger

serait plus grand encore. Non pas cette semaine, bien sûr, puisque notre homme ne peut quitter prématurément la partie de campagne sans attirer l’attention. Mais la semaine prochaine, ou plus tard encore, vous deviendriez en ville une proie plus facile. Il peut vous attaquer dans la rue, n’importe quand. Vous ne pouvez vous dissimuler indéfiniment chez vous, ni vous faire accompagner en tous lieux par vos amis.

— Mais dans ce manoir, je sais qu’il est tout proche !— Dorénavant, vous serez protégée nuit et jour. Pénélope va dormir dans votre

chambre, et vous vous enfermerez à double tour. Hier c’est moi qui vous ai mise en danger, en vous demandant de laisser libre l’accès de votre chambre…

— Vous n’avez rien à vous reprocher, Justin.— Je ne me le pardonnerai jamais. Mais pareille erreur ne se reproduira plus. Bucky et

moi ne vous laisserons pas seule de tout le jour, à moins que Pénélope et Nicole ne s’assurent de votre sécurité. L’assassin tient absolument à faire croire à un accident, ou à un suicide. Il ne tentera donc rien en présence de témoins. Il doit attendre de vous surprendre seule. Il essayera peut-être de vous attirer dans un traquenard. Mais il vous sait

Page 132: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

prévenue, désormais.— Nous n’avons aucune chance de le démasquer, dit Marianne. L’enquête que j’ai menée

hier est restée vaine. J’ai recueilli des ragots et des indiscrétions, mais rien de plus.— Je n’en sais pas davantage. Beaucoup d’hommes sont sortis à cheval hier matin, et

vous êtes la première qui ait demandé l’assistance d’un palefrenier. Notre homme vous a précédée sans doute, mais il a pu seller lui-même sa monture, dans l’un des deux autres bâtiments, comme l’ont fait Verst ou Chesfield, par exemple. Presque tous les hommes sont sortis. Il y a tant d’allées et venues dans les trois écuries que personne n’a rien remarqué.

— Qu’allons-nous faire, alors ?Ils atteignaient le chemin qui menait au pavillon d’été en contournant le lac. Lambeth fit

halte, pour marquer l’importance de ce qui allait suivre. — Puisque nos enquêtes sont vaines et qu’il vous sait sur vos gardes, nous allons lui

tendre un piège. Je ne doute pas qu’il y tombe, car ses deux échecs récents doivent le rendre fou. S’il pense trouver une occasion favorable, il la saisira sans hésiter. Il faut qu’il vous croie à sa merci. Il va donc vous trouver seule…

— Mais vous ne serez pas loin, n’est-ce pas ?— Pas du tout !— Mais alors…— Ce n’est pas vous qui servirez d’appât, mais moi-même. Je vais prendre votre place,

en me déguisant en femme.Après quelques secondes d’un silence étonné, Marianne éclata d’un rire si joyeux que

Lambeth en éprouva un peu d’agacement. — Il s’agit d’un projet sérieux, d’un plan mûrement réfléchi…Sa gravité ajoutant à son ridicule, Marianne le railla de plus belle. — Me prenez-vous pour une géante aux épaules de lutteur ? Si vous tentez de vous

introduire dans l’une de mes robes, les coutures vont craquer aux emmanchures et à la taille, et l’on verra vos mollets !

Très digne, Justin attendit que son hilarité se soit un peu calmée pour faire entendre sa réponse.

— Cet aspect des choses ne m’est pas échappé, dit-il avec une sorte de réprobation. Jamais je n’ai eu l’intention de me parer de vos atours. Pour l’occasion, je me contenterai d’un ancienne robe de lady Buckminster, dont la morphologie est assez différente de la vôtre. Ne vous inquiétez pas pour mes jambes, car je ne les montrerai pas longtemps. Cela suffit, maintenant ! Cessez ces insupportables gloussements, je vous prie. L’heure est grave !

Les sourcils froncés, il tentait de se faire impressionnant et terrible, mais la bonne humeur se faisant contagieuse, il participa soudain à la gaieté de Marianne, et rit à son tour de bon cœur.

— À moins que Bucky ne me remplace…En s’imaginant le volumineux et exubérant baron travesti, Marianne fut saisie d’un

nouvel accès de fou rire. Pendant qu’elle s’essuyait les yeux, Justin reprit son allure compassée.

— Trêve de ricanement et de mauvais esprit, dit-il aussi sérieusement qu’il le put. Il faut que vous preniez connaissance des détails de l’opération. Marianne parvint à maîtriser ses pulsions jubilatoires, et se fit attentive.

— Je ne ris plus, Justin, c’est promis.— J’y compte bien. Bucky et moi, nous avons établi un plan qui devrait donner

d’excellents résultats. Le grand bal qui doit être le moment le plus fort de cette partie de campagne aura lieu ce soir. À 22 heures, un superbe feu d’artifice sera tiré depuis le pavillon d’été et les abords du lac, qui doublera la féerie en lui servant de miroir. La compagnie tout entière va quitter la salle de bal pour se presser sur la terrasse, afin de ne rien perdre du spectacle. L’assassin sera donc présent, et remâchera son amertume, car de toute la journée il ne vous aura jamais vue seule, dans un endroit assez isolé pour que

Page 133: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

l’hypothèse d’un accident soit vraisemblable. Cela vous paraît-il possible ?— J’imagine la scène, en effet. En admirant les reflets des fusées et des pièces dans le

lac, j’essaierai de ne pas penser à ma noyade manquée.— C’est que justement vous ne les verrez pas ! Alors que chacun n’aura d’yeux que pour

le feu d’artifice, vous allez vous écarter de la foule, sans vous presser, de manière à ne pas échapper à la surveillance du criminel. Vous descendrez alors au jardin, qu’aucun luminaire n’éclairera, et qui restera dans la pénombre. Vous porterez un châle très voyant, ainsi que dans votre chevelure un ornement aisément visible, des fleurs, par exemple, ou un bijou brillant. Vous emprunterez le sentier qui mène à la roseraie, et vous disparaîtrez dans la première allée à gauche, celle qui est bordée par un treillage. Elle conduit à une sorte de rond-point de verdure, qui est en partie treillissé, lui aussi. Je vous attendrai, assis sur le banc. Je serai vêtu sommairement d’un tissu de la même nuance que votre robe, d’une perruque rousse et du même ornement que le vôtre. En passant, vous me donnerez votre châle, et vous vous esquiverez par le petit chemin. Bucky vous y attendra et se cachera avec vous, prêt à intervenir. Lorsque votre suiveur pénétrera dans le cercle, il aura l’espace d’un instant l’illusion de se trouver en votre présence, car je lui tournerai le dos…

— Et s’il vous attaque, et vous tue ?— Je saurai me défendre.— Contre un coup de pistolet tiré par-derrière ?— N’oubliez pas qu’il veut faire croire à un suicide, ou à un accident. S’imaginant avoir

affaire à une femme, il tentera de m’assommer ou de m’étrangler. Mais j’ai de quoi me défendre, et Bucky me prêtera main-forte, s’il le faut.

— Ce plan ne me plaît guère. Je préfère attendre sur le banc. Vous vous tiendriez caché à proximité.

— Imaginez-vous un seul instant que je vais rester caché dans un buisson pendant que le danger vous menace ?

— Justement, c’est moi qui suis menacée. C’est ma vie qui est en jeu.— Vous avez couru déjà trop de risques. Il n’en est plus question. Acceptez-vous ce plan

d’action ?— Si vous êtes blessé, je ne vous le pardonnerai jamais !— En avez-vous la certitude ? Je connais des arguments…Aussi émus l’un que l’autre, ils se firent face, les yeux brillant d’un sourd éclat et les

lèvres tremblantes. Lambeth faillit prendre Marianne dans ses bras. Un regard circulaire l’en dissuada. On apercevait çà et là des promeneurs, seuls ou en groupe. Autant de regards curieux sans doute, et parmi eux celui d’un assassin.

Au début de l’après-midi, Buckminster et Lambeth accompagnèrent Marianne dans la roseraie et ses abords pour une courte promenade qui lui permit de reconnaître son itinéraire, en vérité très simple, ainsi que le lieu où elle se réfugierait, sous la protection du baron, dans l’attente de la péripétie décisive. Dès leur retour au manoir, Marianne se retira dans sa chambre, transformée en salon d’habillage par Nicole et Pénélope, que l’on avait toutes deux mises dans le secret. Avec une touchante confiance, Pénélope ne laissa rien ignorer à ses amies de l’évolution récente de ses relations avec le bel Archibald, qui à la faveur d’une rencontre solitaire dans le salon de musique avait gardé longuement sa main entre les siennes. Paralysé sans doute par l’émotion, il s’était avéré incapable d’en exprimer verbalement la nature profonde, que l’on pouvait aisément déduire de son trouble même. Pour taquiner la jeune fille, Nicole Falcourt avançait les hypothèses les plus fantaisistes et les plus pessimistes, que Pénélope réfutait avec le plus grand sérieux. Marianne se serait volontiers divertie à cette conversation, si l’appréhension des événements prochains ne l’avait obsédée.

Elle pensa à Della et à Winny en passant la robe de fête naguère essayée en leur présence. Ce chef-d’œuvre de dentelle et de soie émeraude, avait fait leur admiration. Comme Londres, Sloane Street et les membres de la famille, pourtant si proches de son

Page 134: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

cœur, semblaient loin, désormais ! Une existence nouvelle se dessinait-elle ? Sous quels auspices ? Il y aurait beaucoup à raconter, et beaucoup de décisions à prendre, dans quelques jours !

Marianne s’ébroua. Dans le Dartmoor, elle avait failli par trois fois perdre la vie. Le mystérieux criminel allait se manifester dans quelques heures, et recevoir son châtiment. Cet épisode dépassait en gravité toutes ses expériences précédentes. Son déroulement seul importait. Elle devait donc y attacher tous ses soins, sans se laisser distraire par d’encombrantes nostalgies.

Comme pour l’occuper et la distraire, Nicole alla chercher la perruque que porterait Justin à l’instant décisif. Il s’agissait d’un accessoire de théâtre, tiré par Bucky de quelque malle poussiéreuse. Sa nuance fauve, un peu passée, évoquait plutôt la robe d’un cheval alezan que la chevelure flamboyante et dorée de Marianne. Nicole et Pénélope convinrent que dans l’ombre, elle ferait parfaitement illusion. Elles se divertirent ensuite à fabriquer à l’aide de bijoux de pacotille une sorte de pastiche du grand peigne d’argent orné de brillants que Marianne devait porter pendant le bal.

Une fois la perruque mise en forme et décorée, et dissimulée à l’intérieur d’un carton à chapeaux, elle fut transportée dans le plus grand secret jusqu’à l’appartement de Buckminster. En y joignant une robe verte discrètement soustraite des strates les plus profondes d’un coffre maternel, le baron se faisait fort de fournir à Justin le travestissement le plus plausible.

Pénélope s’était aimablement chargée de déposer le carton entre les mains de son destinataire, pour éviter tout risque d’indiscrétion de la part des domestiques. Lorsqu’elle revint dans la chambre de Marianne, elle n’était plus la même. Rayonnante, le visage légèrement coloré, l’allure ferme et assurée, elle semblait voir le monde avec un autre regard, si bien que ses yeux noisette dégageaient une chaleur nouvelle. Après avoir refermé la porte derrière elle, la jeune fille leva une main autoritaire pour imposer le silence. Après quoi, elle prit une pose avantageuse.

— Mesdames, saluez ! ordonna-t-elle. Saluez la future baronne de Buckminster !On lui fit fête. Nicole et Marianne l’embrassèrent, en formulant mille vœux de bonheur. — C’est encore, un secret, bien sûr, dit Pénélope, puisque Bucky doit demander ma main

à ma chère maman. Mais je ne doute pas de sa réponse.— Lady Ursula n’apprécie pas toujours l’humour de son futur gendre, fit observer

Nicole.— Mais elle apprécierait encore moins de me voir rester vieille fille, rétorqua Pénélope.

Savez-vous que Bucky m’a dit qu’il m’aimait ? C’est grâce à vous, Nicole, et à Marianne, surtout !

Marianne se défendit bien sûr d’avoir opéré des miracles. — Il nous a suffi de lui ouvrir les yeux, dit-elle. Il vous aime ? La belle affaire ! Nous

l’avons su longtemps avant lui !*

* *Familière du manoir et de la région, Nicole Falcourt descendit la première pour

accueillir, en compagnie de Buckminster et de lady Adélaïde, les personnalités locales conviées pour l’occasion à se frotter de mondanités, et qui s’enchantaient d’être présentées aux visiteurs venus de la haute société londonienne. En descendant à son tour en compagnie de Pénélope, Marianne eut le désagrément de constater la présence de Cecilia Winborne, dont le visage dur étonnait par une expression de fureur permanente. Son frère Fanshaw, qui la suivait comme son ombre, semblait déplorer à l’avance une soirée gâchée.

— Nous accompagnons Richard, claironnait Cecilia à qui voulait l’entendre.Elle imputait ainsi à une sorte de contrainte morale sa présence à Buckland, pour

manifester son hostilité à Justin et à Marianne. Le comte d’Exmoor, élégamment condescendant, observait la réception avec une bienveillance un peu hautaine, et prenait soin de ne pas fatiguer Nicole de son assiduité.

Page 135: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Mon beau-frère m’évite, dit Nicole à Marianne. Il sait que j’ai promis à Deborah de venir à Tidings attendre avec elle la naissance de l’enfant qu’elle porte. Comme nous allons être appelés à nous voir souvent, il tient non sans raison à me ménager.

Dans la salle de bal, qui s’ouvrait par des portes-fenêtres sur la terrasse, l’orchestre préludait. Pour tenter peut-être de la dérider, Buckminster ouvrit le bal avec Cecilia Winborne. Le comte d’Exmoor, protocolairement, s’était incliné devant Sophronia Merridale, dont les bijoux brillaient de mille feux. Lady Buckminster ayant décliné son invitation pour arbitrer un débat hippologique entre Verst et un hobereau voisin, Justin invita Marianne à danser avec lui la première valse. Assez tendus l’un et l’autre, ils restèrent silencieux jusqu’à l’accord final.

Marianne vécut la suite de la soirée dans un état second. Elle souriait, se comportait en tout point comme il sied à une jeune femme d’excellente compagnie qui jouit raisonnablement des divertissements qu’offre la vie mondaine. Très demandée, elle ne refusa aucune danse. Mais en passant d’un cavalier à un autre, elle ne pouvait se retenir de penser que peut-être il était le mystérieux rameur qui la veille l’avait abandonnée au milieu du lac, celui qui voulait devenir son assassin.

Page 136: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

18.

Buckminster et Justin avaient discrètement quitté la salle de bal. Aux abords de la terrasse et dans le parc, des valets et des palefreniers, provisoirement appelés à jouer les artificiers, s’affairaient. Le cœur battant, Marianne attendait 22 heures. Lorsque la baronne invita l’aimable compagnie à se rendre sur la terrasse voisine, il y eut des exclamations de plaisir anticipé, et l’on obtempéra, dans un certain désordre. Marianne s’enveloppa les épaules d’un châle très clair, avant d’aller s’appuyer solitairement à la rampe de pierre du vaste escalier qui menait au parc et aux jardins. Tout en se tenant ainsi en évidence, elle se garda de se tourner vers la foule, pour éviter toute interpellation inopportune aussi bien que pour laisser le criminel l’observer à son aise.

Les premières fusées soulevaient déjà des cris de surprise et d’admiration. Marianne en laissa partir encore deux ou trois avant de descendre très lentement, en pleine lumière, la dizaine de marches qui donnaient accès aux pelouses. Elle marqua alors une halte, admira une fontaine lumineuse qui de loin donnait une vive intensité aux coloris émeraude et crème de sa tenue, et faisait sans doute briller sur sa chevelure aux tons chauds l’argent et les brillants de sa parure, puis s’engagea sans se presser dans le chemin de la roseraie, s’éloignant ainsi de la terrasse. On pouvait croire qu’elle se désintéressait du spectacle.

Dans le jardin fleuri, tout était silencieux. L’oreille tendue, elle n’entendait ni froissement d’étoffe ni crissement de gravier. Le cœur battant, elle tourna dans l’allée prévue, fit en hâte quelques pas, si émue que l’accoutrement de Justin ne la fit pas même sourire lorsqu’elle l’aperçut. La perruque rouge faisait un effet grotesque, et la robe verte qui lui enveloppait le torse et les reins s’arrêtait au-dessous des genoux, découvrant des chaussures vernie et le bas d’un pantalon noir.

Elle lui donna le châle, sans s’arrêter. Bucky lui tendait déjà la main, et l’attirait vivement dans un recoin de verdure. Beaucoup moins maladroit dans l’action qu’il ne l’était dans la vie courante, il lui tint le bras, mais lui permit d’épier la scène.

Tous deux se pétrifièrent. La silhouette d’un homme très svelte s’avançait à pas rapides dans l’allée que Marianne venait de parcourir. Il marqua une hésitation en apercevant le banc. Justin l’avait-il entendu ? Oui, sans doute, car il détourna un peu la tête, pour ne pas montrer son profil.

— Madame Cotterwood ? L’inconnu s’approchait avec empressement. Justin bondit, lui fit face, le bras levé. On entendit simultanément une double exclamation.

— Winborne !— Lambeth !— Winborne ! s’écrièrent à l’unisson Bucky et Marianne, en abandonnant leur cachette.Le frère de Cecilia, faisant volte-face avec une étonnante agilité, reprenait au galop le

sentier par lequel il était arrivé. Relevant jusqu’à la taille la robe verte, Justin se lança derrière lui, suivi de près par Buckminster. Marianne, qui ne pouvait accomplir de semblables performances, suivit de loin la poursuite. Les trois hommes criaient, sautaient des haies, piétinaient des massifs. Tel un animal traqué, le malheureux Fanshaw refusait de faire halte malgré les injonctions furieuses, et semblait appeler au secours.

Depuis la terrasse, le feu d’artifice avait soudain perdu tout autre intérêt que celui d’éclairer de lumières dansantes et multicolores la course-poursuite. Winborne, en

Page 137: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

s’échappant du dédale du jardin, courait maintenant sur le gazon, et la curiosité détermina dans la foule des spectateurs un déplacement collectif du plus pittoresque effet.

Aux abois, le fugitif tenta de donner le change en faisant un brusque crochet. Le baron se dressa devant lui, moulinant l’air de ses poings. Il se déroba pour tomber dans les bras de Justin. Aussitôt abattu avec un bruit sourd d’un coup qui sans doute lui avait brisé le nez, Fanshaw eut le désagrément de supporter le poids de son adversaire, qui agenouillé sur lui le rossait d’importance.

La foule, fascinée, s’était tue. Dans le silence, on entendit la voix de lord Chesfield. — Se travestir en femme pour pratiquer la boxe, il faudra que j’en parle à mon club !— Serait-ce le triomphe du sexe faible ? s’interrogea Westerton en écho. Ah !

Buckminster les sépare. Lambeth sera déclaré vainqueur, je gage. Voyez, il ôte sa perruque !

À la lisière du jardin, Marianne, hors d’haleine, assistait au spectacle, en proie à mille émotions contradictoires. Cecilia Winborne la haïssait, sans doute. Mais de là à transformer son insipide frère en assassin… Absent du dîner de la veille, comment était-il entré dans sa chambre ? Encore fallait-il qu’il ait eu la force de la porter…

Elle allait s’avancer. Un bras fort enserra les siens contre sa taille et la tira en arrière, la soulevant du sol. Une main large et puissante lui couvrait la bouche, pour la bâillonner.

— Vous n’êtes pas une proie facile, Mary Chilton, dit l’assassin.Marianne défaillit un instant, frappée au cœur par l’horrible évidence. Justin et Bucky se

trompaient de coupable, ils perdaient leur temps pendant que ce misérable… Il savait son nom… Un sursaut de révolte la galvanisa. Non, elle ne mourrait pas sans s’être défendue. Se démenant en mouvements brefs et convulsifs, elle talonna avec violence le tibia de son tourmenteur, qui gronda d’exaspération. Il ne desserra pas pour autant sa prise, mais la main qui opprimait la bouche de Marianne se contracta si énergiquement qu’elle écarta ses lèvres, et que la racine du pouce vint en contact avec ses dents. Plutôt que de cracher de dégoût, elle ouvrit grande la mâchoire et de toutes ses forces déchira la peau et le muscle. Son agresseur émit un cri aigu et secoua sa main sanglante. Marianne hurla.

Au premier cri, Justin et Buckminster avaient sursauté. À celui de Marianne, ils bondirent.

— Fuquay !Marianne vit Justin interrompre soudain son élan, avant de sentir sur sa tempe une

pression métallique. Reginald Fuquay, à découvert au bord de la roseraie, ne lui lâchait pas la taille et les bras. De sa main libre, il la menaçait d’une arme de poing. Serrée contre lui, Marianne entendait les battements désordonnés de son cœur, et sa respiration sifflante.

— Reginald, dit Justin, vous avez gagné, nous avons eu bien peur. Maintenant c’est fini, lâchez ce pistolet, mon vieux.

Un ricanement désespéré lui répondit. Il changea de ton. — Ne compliquez pas les choses, Fuquay, laissez tomber ce pistolet, à l’instant.— Il a raison, ajouta Marianne malgré l’inconfort de sa position. Tout le monde vous

regarde, monsieur Fuquay.Elle l’entendit gémir. Il semblait chercher ses mots. Mais que dire, dans une situation

désespérée ? — Je veux un cheval, éructa-t-il enfin, un bon cheval sellé.Buckminster s’empressa. — D’accord, mon vieux, je vous donne le mien, de bon cœur. C’est le meilleur. Griffith,

vous êtes là ? Allez seller Nestor, au trot !Il se fit un mouvement parmi les domestiques, et trois d’entre eux partirent en courant.

Pendant cette diversion, Justin s’était avancé de deux pas. — Halte, ou je la tue ! cria Fuquay d’une voix hystérique. Justin leva à demi ses mains,

paumes ouvertes, en un geste apaisant.— Je ne vous veux pas de mal, Reginald, je veux seulement vous parler. Avec ce cheval,

jusqu’où irez-vous ? Un homme de votre qualité peut-il vivre en hors-la-loi ? Personne

Page 138: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

n’est blessé, rien de définitif n’a été accompli. Nous allons trouver un arrangement. Personne ici n’a le goût du scandale, vous le savez bien. Parlons posément, Fuquay. Et lâchez ce pistolet, qui vous encombre. Vous avez agressé Mme Cotterwood. Ce n’est pas sans raison, sans doute. Vous nous direz pourquoi, plus tard, à votre convenance.

— Oh, mon Dieu, mon Dieu ! sanglota le malheureux, je suis perdu, ruiné, de toute façon !

— Pas encore, dit Justin en lui tendant la main, pas complètement. Si vous me donnez cette arme, j’essaierai de vous comprendre, de vous secourir peut-être. Vous avez ma parole. Mais si Marianne doit supporter les conséquences de votre folie, j’assisterai à votre pendaison. Je vous en donne également ma parole. Pensez à votre famille, à vos parents, mon vieux. Vous devez leur éviter ce déshonneur.

Marianne entendit Reginald Fuquay émettre une sorte de râle désespéré. Il abandonnait. Le bras qui la maintenait prisonnière s’assouplit. Le canon du pistolet quitta sa tempe.

Elle n’entendit la détonation qu’une fraction de seconde après qu’un choc ait rejeté en arrière la tête de son tourmenteur, qui s’abattit. Un coup de feu venait d’être tiré depuis l’extrémité de la terrasse, de l’endroit même où tout à l’heure elle avait fait halte. Justin la tenait déjà dans ses bras, lui cachait les yeux au creux de son épaule pour lui éviter le spectacle affreux du visage sanglant.

— Il est mort, dit-il d’une voix blanche. Qui a pu…Des cris retentissaient, dans le désordre général. Des domestiques accouraient au

secours de Buckminster, qui décourageait à gestes autoritaires l’approche de quelques curieux. Le comte d’Exmoor, un pistolet à la main, descendait les marches, parfaitement détaché et maître de lui. Au milieu de toute cette confusion, il semblait donner à chacun une leçon de calme et d’impassibilité. Loin d’en tenir compte, Justin s’indigna avec emportement.

— Mais bon sang, vous êtes fou, Exmoor ! Vous auriez pu blesser Marianne !— C’est mal me connaître, mon cher, dit paisiblement le comte, dont les lèvres minces

souriaient avec une dédaigneuse ironie. Je ne manque jamais ma cible. Mme Cotterwood en cette affaire n’a couru aucun risque. Fuquay la dominait de toute la tête. Vous remarquerez que j’ai visé le front, que ce grand imbécile avait très dégagé. Dommage pour lui.

Le comte d’Exmoor ne souriait plus. Lambeth frémit sous son regard inexorable, mais ne détourna pas le sien en lui répondant.

— Voilà une étrange oraison funèbre, pour un homme que vous venez de tuer.— Je n’ai fait que mon devoir de gentilhomme, mon cher Lambeth. Ce misérable

menaçait de mort une faible femme.— Ce n’est pas vrai ! protesta Marianne, les yeux pleins de larmes. Son bras se

desserrait, le pistolet s’écartait. Justin l’avait convaincu de se rendre, comprenez-vous.— Maintenant qu’il est mort, nous ne connaîtrons jamais ses mobiles, reprit

furieusement Justin, dont la colère et la déception faisaient un étonnant contraste avec le calme glacial du comte.

— Eh bien, résignez-vous à ne pas satisfaire votre curiosité, dit ce dernier d’une voix parfaitement égale. Cette crise a quelque chose d’étonnant, en effet. C’est ainsi que se manifestent les excès de la concupiscence, sans doute. Fuquay a vécu une jeunesse scandaleuse. Je le croyais rangé, depuis tant d’années.

À cette insinuation, Lambeth réagit avec un surcroît d’exaspération. — Évitez-nous vos tartuferies, Richard ! Il ne s’agit ni de passion ni de désir. Fuquay a

déjà commis sur Mme Cotterwood plusieurs tentatives d’assassinat, sans mobile apparent !Le comte parvint à soulever en arc ses sourcils, minces et parfaitement rectilignes. — Plusieurs tentatives d’assassinat ! Voilà qui jette un jour nouveau sur cette affaire !

J’étais assez indifférent à cette… exécution, je l’avoue. Permettez-moi de m’en féliciter, à présent. En mettant fin aux jours de ce malheureux, je viens d’écarter de vous une menace

Page 139: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

mortelle, madame. Les raisons de son acharnement vous sont donc inconnues ?— En effet.Mettant à profit l’ascendant que lui conférait sa tranquille audace, le comte poursuivit

sans vergogne son interrogatoire. — Sans doute étiez-vous très liée avec lui, madame Cotterwood ?— Pas du tout. Je n’ai fait sa connaissance qu’en arrivant chez lady Buckminster.— Voilà qui me semble fort déconcertant. J’aperçois précisément la baronne, qui vient

vous apporter son soutien, je présume. Souffrez que je prenne congé de vous, madame, comme je vais prendre congé d’elle. Il me faut ramener à Tidings ce pauvre Fanshaw, qui lui non plus ne sort pas indemne de la soirée. Vous avez été dur avec lui, Lambeth, mais sans doute ce jeune présomptueux méritait-il une bonne correction. Certaines relations sont dangereuses, parfois.

Sur ce dernier trait, il salua courtoisement Marianne, évita Nicole et Pénélope, qui accouraient, et s’entretint quelques instants avec lady Adélaïde. Confiant Marianne aux soins des deux jeunes filles, Justin rejoignit Buckminster, qui commandait la manœuvre d’une civière. Après Nicole et Pénélope, la baronne vint embrasser Marianne et la réconforter.

— Ma pauvre enfant, venez vous reposer, tous ces événements sont tellement… extraordinaires ! Quelle nuit, mon Dieu, quelle nuit ! Griffith, allez reconduire Nestor à sa stalle, ce n’est pas un spectacle pour lui. Allons, mes enfants, rentrons, toutes ces choses sont trop tristes !

Pendant que la plupart des hommes s’attardaient sur la terrasse pour commenter l’événement, les dames se réfugièrent, non pas dans la salle de bal où l’orchestre désemparé rangeait ses instruments, mais dans le salon voisin. Aucune d’entre elles ne se souciait de quitter le manoir, au moment où s’y déroulaient des péripéties véritablement exceptionnelles. Seules l’épouse du pasteur, atteinte de pâmoison, et celle du juge, victime d’une crise de nerfs, se trouvaient exclues de la réunion. Des femmes de chambre les dorlotaient, dans une pièce voisine.

L’inévitable Sophronia Merridale tint d’emblée à donner le ton, en affirmant avoir remarqué de longue date chez le malheureux Reginald Fuquay des signes d’aliénation.

— Vous lui parliez, il pensait à autre chose ! Il ne vous écoutait pas !— Pour moi qui le connais depuis des années, protesta courageusement Elisabeth

Thurston, c’était un homme très raisonnable, très courtois, et pour mon mari un excellent collaborateur. Il faut qu’un accident subit l’ait jeté hors de lui-même, en quelque sorte. Quelle triste fin pour lui, et quelle épreuve pour vous, madame Cotterwood ! Je ne comprends vraiment pas…

Cecilia Winborne, qui venait d’entrer dans la pièce, éclata d’un rire amer, qui fit sursauter l’assistance.

— Vous ne comprenez pas ? Demandez donc des explications à Mme Cotterwood ! Il s’en passe ici, des choses que personne ne comprend !

Dans un silence gêné, lady Buckminster s’insurgea. — Cecilia ! Sachez vous tenir, je vous prie !— Elle nous cache des secrets ! Cela se lit sur son visage ! cria la jeune fille en désignant

Marianne d’un doigt vengeur.— Encore une fois, Cecilia Winborne, taisez-vous, et faites des excuses !— Des excuses à une menteuse, à une aventurière ?Marianne, très pâle, soutint le regard de la jeune harpie qui sans doute regrettait d’avoir

confié à son frère la charge de la compromettre ou de la ridiculiser. La correction reçue portait sans doute un rude coup à l’orgueil familial. Mais là n’était pas l’essentiel. Formulées en public, ces accusations laisseraient des traces, elles seraient vérifiées, et bientôt le personnage de l’élégante Mme Cotterwood n’aurait plus qu’à disparaître, au milieu de l’opprobre général, ou plutôt du mépris. Abandonner Nicole et Pénélope, provoquer leur tristesse et leur honte, quel déchirement ce serait ! Pour l’instant

Page 140: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

cependant, elle voulut encore faire face. Il ne serait pas dit que sa ruine aurait lieu en présence de cette foule de femmes avides de rumeurs et de scandales.

— Permettez-moi de ne pas relever vos insultes, articula-t-elle avec un souverain détachement. J’ai peine à me remettre d’émotions auprès desquelles les malheurs de votre frère ne sont rien.

Cette réplique fut saluée par un murmure de commentaires chuchotés. Pendant quelques instants, Cecilia Winborne fut sans voix. Puis elle explosa de haine.

— Une rien du tout ! Vous n’êtes qu’une rien du tout ! Vous n’existez pas !Ce fut un tollé. Nicole et Pénélope s’étaient levées. Lady Buckminster se dressait,

imposante et vengeresse. La voix forte d’un homme domina le brouhaha. — Détrompez-vous, Cecilia. Celle à qui vous parlez existe bien, puisque Marianne sera

bientôt la marquise de Lambeth, mon épouse.Au tumulte avait succédé un silence si profond que l’on entendit s’étrangler dans la

gorge de Cecilia un cri étouffé, qui n’était plus qu’un soupir désespéré. En apparence inattentif à la paralysie qui avait pétrifié toutes ces dames, Justin vint à Marianne, et lui prit la main.

— Vous remettez-vous, ma chère ? Le juge voudrait entendre votre déclaration. Êtes-vous en état de le satisfaire dès maintenant, de manière à ne plus avoir à le déranger ? Cela ne vous ennuie-t-il pas ?

— Non, bien sûr, répondit Marianne en acceptant son bras.— Je vous prie de nous excuser, mesdames, dit Justin en souriant à la ronde.À peine avaient-ils franchi la porte du salon et parcouru quelques mètres qu’un tumulte

de rumeurs et de commentaires fit vibrer l’atmosphère. — Voilà ce qui s’appelle faire sensation, murmura-t-il avec un plaisir évident.— Mais à quel prix ! Que vont penser toutes ces dames, lorsqu’il vous faudra vous

dédire ?Justin observa de côté le visage de Marianne, et se sentit ému de bonheur. Cette

décision qu’il venait de prendre à l’improviste, dans l’intention effective de faire sensation, elle l’éblouissait soudain par sa pertinence, par sa nécessité. Depuis quand son cœur l’avait-il prise ? Les paroles qu’il devait dire lui étaient montées aux lèvres, spontanément, et sa vie soudain avait pris tout son sens.

— Je n’ai pas coutume de revenir sur ma parole, affirma-t-il avec une feinte désinvolture.

— Il le faudra bien cependant. Une plaisanterie ne saurait durer, Justin.— Me croyez-vous assez superficiel pour prendre à la légère une institution aussi

respectable que le mariage ?— Mais le nôtre ne peut se faire !— Pourquoi ? En conscience, me refuseriez-vous votre main ?Marianne eut le cœur serré. Elle aimait Justin. Elle l’avait appris en se donnant à lui,

dans la mine. Vivre avec lui, ne jamais le quitter, mettre au monde ses enfants, cette chimère nourrissait ses rêves. Non, elle n’aurait rien à lui refuser, dans une autre existence…

— Non, bien sûr, avoua-t-elle dans un souffle.— Je n’ai donc pas eu tort d’escompter votre acquiescement en publiant l’heureuse

nouvelle. Notre mariage se fera le…Marianne lui coupa la parole en le poussant dans le salon de musique, désert à cette

heure. — Il ne se fera pas. Vous n’êtes pas libre, milord. Le futur duc de Storbridge ne saurait

épouser une roturière, et pire qu’une roturière, la complice d’une bande de voleurs !— Vous avez déjà renoncé à exercer votre profession, rappela Justin. Et je ne doute pas

de ramener vos amis dans le droit chemin. Voleurs par nécessité, ils peuvent devenir honnêtes par intérêt, pour peu qu’on les y aide.

— De telles transformations ne me rendraient pas pour autant plus respectable. Il va

Page 141: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

bien se trouver quelque bonne âme pour fouiller dans mon passé, et découvrir mes anciennes fonctions domestiques. On se gaussera de vous !

— Nous verrons bien.— Pensez à votre famille, à vos parents…— Je prends mes décisions seul, Marianne. J’ai décidé de vous épouser parce que je…

Pour que personne ne puisse vous reprocher d’être ma maîtresse.À ces mots, Marianne ne put retenir ses larmes. — Justin, dit-elle en se cachant le visage au creux de son épaule, c’est trop de délicatesse,

et de bonté !Il sourit, et baisa sa chevelure. — Je… Je vous aime ! s’écria-t-elle avec impétuosité.Elle leva vivement la tête et lui posa sur les lèvres un baiser sonore, presque enfantin.

Bouleversé, Justin émit un gémissement rauque et l’étreignit passionnément. Des bruits de voix et des allées et venues les contraignirent à s’esquiver. Laissant à

Justin le soin de rencontrer le juge, qui lui-même témoin des événements n’avait aucune affaire à instruire, Marianne se retira dans sa chambre. Mille pensées la tourmentaient. Jamais elle ne saurait pourquoi Reginald Fuquay, un inconnu, avait voulu l’assassiner avec un pareil acharnement. En connaissant son épilogue en public à Buckland Manor, cette affaire y faisait flotter un parfum de scandale. Mais le mal étant fait, il ne restait qu’à le déplorer.

L’offre généreuse dont lord Lambeth l’avait honorée concernait, elle, un avenir encore incertain. Si déchirante que fût cette décision, Marianne ne pouvait l’accepter. Une mésalliance en quelque sorte aggravée serait insupportable à la famille de Justin, aussi bien qu’à lui-même, les flammes du désir une fois éteintes. Lorsqu’on appartient au clan des Winny, des Larson et des Piers, le mariage avec un honnête homme est une chimère. Aussi bien Justin ne lui avait-il pas parlé d’amour. Un mariage d’amour peut unir un prince et une bergère. Mais on ne contraint pas un duc à épouser une voleuse, même repentie, au seul motif de préserver sa réputation.

Il lui fallait de toute urgence disparaître, cesser de hanter l’existence de Justin. Débarrassée de sa présence, Cecilia Winborne ne se soucierait pas d’en médire, ni de fouiller dans son passé. Nicole et Pénélope garderaient peut-être d’elle un bon souvenir. Et le blason des Storbridge ne serait pas souillé.

À Londres, elle allait retrouver sa chère Rosalinde. Larson et Della, épris de liberté, n’auraient pas le cœur de la retenir près d’eux. Avec sa fille, Marianne Cotterwood irait tenter sa chance à Manchester ou à Leeds, ces grandes cités récemment prospères, où les nouveaux riches s’enchanteraient sans doute d’apprendre la littérature et les bonnes manières, à moins qu’arrêtés par la difficulté ils n’en fassent bénéficier de préférence leurs enfants. C’était là un projet tout à fait réalisable. En gagnant honnêtement sa vie, Marianne mériterait enfin l’estime et la tranquillité. Sa vie serait bien monotone et bien terne sans doute. Mais pour l’éclairer, elle aurait le souvenir de ces quelques jours passés avec Justin. Solitaire, elle pourrait songer qu’une fois dans sa vie elle s’était embrasée aux feux de la passion.

Frustré, dépossédé par une fuite qui humiliait sa fierté, Justin allait d’abord s’abandonner à la colère. Il tenterait peut-être de percer le mystère de sa retraite. Mais le temps ferait son œuvre, et il ne tarderait pas à se réjouir de cette dérobade, qui garantissait sa liberté. Il la désirait, sans doute, il l’estimait assez pour refuser d’en faire une maîtresse clandestine ou une vedette du demi-monde. Préservé par son destin de toute affection contraignante, lord Lambeth recherchait la présence de Marianne. Mais il ne l’aimait pas d’amour. Une fois le désir émoussé, le bon sens et la raison reprendraient sur lui leur empire.

Le temps pressait. Dans les couloirs, quelques femmes de chambre s’affairaient, malgré l’heure avancée. Marianne eut la chance d’apprendre de l’une d’elles que lady Buckminster veillait encore. Aussitôt admise dans la chambre de la baronne, qu’ornaient exclusivement

Page 142: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

des portraits de chevaux et de chiens, Marianne lui récita la fable qu’elle venait de préparer : traumatisée par les émotions trop fortes de la nuit, elle tenait à regagner discrètement sa demeure londonienne dès le lendemain. Dans cette perspective, pouvait-elle solliciter l’usage d’une voiture qui la conduirait au village d’Evansford, pour y prendre la diligence ? Débordante de compréhension et de sympathie, lady Buckminster eut le bon goût de ne pas faire allusion aux déclarations étonnantes de Justin, et proposa d’emblée sa berline, un laquais et une femme de chambre, pour conduire Mme Cotterwood jusque Londres, ou tout autre lieu de son choix. Il fallut à Marianne faire preuve de beaucoup de diplomatie pour refréner la générosité de la baronne, qui obtint cependant de Marianne une concession : déposée au relais le plus proche, à Evansford, Marianne prendrait non pas la diligence, mais une voiture de poste, plus rapide et plus confortable. Cette concession obtenue, la baronne promit solennellement de n’informer de cette escapade aucun des habitants du manoir.

Revenue dans sa chambre, Marianne prépara sa malle et ses sacs, ainsi que sa tenue de voyage. Il lui fallut ensuite se livrer à un exercice qui lui brisa le cœur : après avoir rédigé à l’intention de lady Adélaïde, de Pénélope et de Nicole des messages de remerciement et d’excuses, c’est à Justin qu’elle écrivit sa lettre d’adieu, en versant bien des larmes. La plume faillit plus d’une fois lui échapper, mais elle se contraignit à aller jusqu’au bout de ses peines.

Elle venait de signer, de plier et de sceller à la cire les quatre messages, lorsqu’un coup léger fut frappé à sa porte. Elle les jeta dans un tiroir avant d’aller ouvrir. Justin se dressait devant elle, à la fois timide et ardent.

— Tout dort à présent, et je ne trouvais pas le sommeil, dit-il en manière d’excuse. Une fois la porte refermée en hâte, il lui caressa les cheveux. Les paupières lourdes, les lèvres frémissantes, il semblait embarrassé de sa personne.

— J’avais décidé de ne pas venir cette nuit, dit-il à mi-voix. Les usages veulent qu’un fiancé ronge son frein en attendant la nuit de noces. Mais je n’ai pas eu ce courage.

Il lui baisa les lèvres en les savourant déjà, en prélude à d’autres caresses. Un instant réticente, encore sous le coup de son attendrissement désespéré, Marianne s’abandonna. Elle venait de renoncer à toute une existence de bonheur. Pourquoi ne pas dérober à la destinée une dernière nuit d’amour ?

— Vous avez pleuré, s’inquiéta-t-il.Marianne acquiesça en baissant les yeux qui venaient de la trahir. Quel prétexte

pourrait-elle invoquer ? Il ne lui en fallut aucun. — Toutes ces épreuves vous ont épuisée, ma pauvre chérie. Je n’aurais pas dû vous

laisser seule. Laissez-moi prendre soin de vous.Il libéra la chevelure abondante, et entreprit de la lisser à longs coups de brosse, en se

baignant les doigts et la main dans leur ruissellement fauve et doré. Marianne ferma les yeux, pour apprécier plus profondément cette caresse sensuelle et répétitive, prélude à d’autres voluptés, mais lourde déjà de sensations ravissantes.

Il défit ensuite les boutons de la robe, en ponctuant de baisers la descente de ses doigts sur la chair dénudée et la fine chemise, jusqu’aux reins. La robe tomba en corolle, ainsi que les jupons. La soulevant dans ses bras, Justin la porta jusqu’au lit, l’y allongea, et vint s’agenouiller devant elle pour lui ôter ses mules de cuir fin. Pour la détendre il lui massa les pieds, lentement, l’un après l’autre, faisant monter au long de ses jambes et jusqu’au creux des cuisses des ondes sensuelles, analogues à celles qui tout à l’heure s’irradiaient de sa chevelure.

Lui caressant longuement la jambe et le genou, il défit une jarretière et fit glisser le bas avec une délicatesse extrême. Lorsqu’il acheva de parcourir tout aussi doucement l’autre jambe, Marianne n’en pouvait plus.

— Faites-moi l’amour, balbutia-t-elle.— Je veux vous voir nue, dit-il dans un souffle. Avec une lenteur précautionneuse, il la

défit des voiles légers qui soulignaient sa nudité, et Marianne, les paupières battantes, les

Page 143: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

joues colorées d’une audacieuse pudeur, livra son corps à la contemplation. Justin s’y attarda en soupirant, retardant pour en augmenter l’intensité la jouissance des effleurements et des caresses.

Il commença par les seins gonflés de désir, dont il palpa les pointes et parcourut en mouvements circulaires les aréoles. Ses lèvres et sa langue se substituant à ses doigts, elles s’emparèrent des pointes turgescentes, et opprimèrent les globes nacrés, pendant que les mains poursuivaient leur indiscrète exploration. Pantelante et cambrée, les sens affolés, Marianne sentit dans un vertige cette lente incursion. Les doigts qui venaient s’immiscer dans sa chair la plus secrète en la conduisant aux limites de l’extase remontèrent vivement jusqu’à ses seins, au moment même où la bouche de Justin, prenant possession de la source même de la volupté, achevait le miracle, dans un paroxysme de jouissance.

Éperdue, elle gémit, bienheureuse mais avide encore. Elle comprit soudain que Justin s’était défait de tout ce qui le revêtait, en ressentant sur tout son corps le contact de la peau nue. Elle éprouva aux pointes de ses seins la caresse virile et soyeuse de la toison de son amant et le reçut en elle, frémissante et comblée. Il vint en elle lentement, s’écarta voluptueusement pour revenir plus vite, plus fort, plus intensément, jusqu’au moment où dans une apothéose de bonheur ils parvinrent ensemble à la félicité.

Page 144: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

19.

Aux premières heures du jour, Justin s’éclipsa discrètement, en prenant mille précautions pour ne pas éveiller Marianne, qu’il croyait endormie. Il ignorerait toujours que pendant des heures elle avait veillé sur son sommeil, à l’écoute de son cœur, pour ne pas perdre un seul instant de cette nuit unique, dont le souvenir serait comme le phare de toute son existence.

Dès que la porte se fut silencieusement refermée, Marianne fit sa toilette et se vêtit avec une simplicité soigneusement étudiée. Coiffée en simple chignon, sa chevelure serait contenue par un chapeau gris, assorti à une tenue de voyage sombre, en gros drap très solide et presque rustique, avec une jaquette sévère et ample tout à fait convenable à une voyageuse de condition modeste, telle qu’on en voit dans une diligence, en compagnie de fermières et de paysans en blouse. Lorsque dans quelques heures Justin se lancerait à sa poursuite, les témoins éventuels se souviendraient d’avoir vu une austère institutrice ou une gouvernante de famille bourgeoise, mais en aucun cas une élégante femme du monde.

En s’empressant d’accourir à son premier appel, porteuse d’un plateau, une femme de chambre lui donna la mesure de la sollicitude dont lady Buckminster savait entourer ses invités. Pendant que Marianne déjeunait légèrement un valet vint prendre ses bagages pour en charger la voiture attelée qui l’attendait à une porte latérale. Marianne remit à la soubrette, en même temps qu’une confortable gratification, ses quatre lettres, qui ne devaient être remises à leurs destinataires qu’une fois la journée avancée. Peut-être Justin, à la faveur d’un réveil tardif, ne prendrait-il conscience de l’événement qu’au début de l’après-midi.

Marianne monta seule en voiture, au moment où les premiers rayons du soleil éveillaient la campagne. De l’allée courbe qui enveloppait le parc du manoir, elle observa longtemps, les yeux pleins de larmes, ses toits et ses fenêtres qui scintillaient. Cette demeure aristocratique abritait ceux qu’elle aimait, Pénélope, Nicole et Justin, surtout. Après une incursion dans l’intimité de ce monde qui n’était pas le sien, elle s’en excluait pour toujours, en y laissant son cœur.

Lorsque après une demi-heure de trajet la berline parvint à l’auberge d’Evansford, Marianne, qui avait recouvré son sang-froid, parvint à sourire au cocher, qui repartait à Buckland, sans éclater en sanglots. L’épouse de l’aubergiste lui apprit que la diligence ferait bientôt devant l’établissement un arrêt prolongé, ce qui laisserait aux employés toute latitude d’arrimer à loisir sa malle et ses sacs sur la galerie du véhicule. Désœuvrée, Marianne observa pour se distraire la large route, et l’animation qui régnait aux abords de l’auberge. Un marteau résonnait sur une enclume, et des gerbes d’étincelles jaillissaient du foyer d’une forge.

Sur la route de terre battue, on voyait surtout des tombereaux, des brouettes et des fardiers que l’on manœuvrait dans un apparent désordre. Annoncé par les cris que poussaient des enfants, un superbe équipage mené à vive allure, qui venait de la direction d’Exeter et de Londres, contraignit tout ce petit peuple à laisser le champ libre. Trois cavaliers ouvraient la route, suivis d’un attelage de six chevaux que fouaillait un postillon, et d’une berline noire à la portière armoriée. Marianne ne put se retenir de sourire en observant le piteux spectacle qu’offrait le dernier élément de ce prestigieux cortège.

Page 145: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

Derrière la berline, fermant la marche, un personnage chiffonné peinait visiblement, de guingois sur un cheval boiteux. Renonçant à poursuivre sa route, cet infortuné voyageur engagea sa monture dans la vaste cour de l’auberge, pestant et soufflant. Il semblait assez content de mettre pied à terre, ce qu’il fit lourdement. Sa taille courte, son corps replet, son âge incertain expliquaient sans doute cette maladresse. Il portait un costume sombre, qui le boudinait.

— Holà de la forge, holà ! cria-t-il avec autorité. Cette carne a perdu un fer, et on m’attend ! Pressons ! Le tintement du marteau s’interrompit, et le maréchal ferrant, personnage farouche, surgit de son antre, tenant au bout d’une pince une barre rougeoyante.

— À Londres on se presse, à Evansford on…Marianne ne comprit pas la suite, car un équipage dételé s’interposait, sous la conduite

d’un jeune palefrenier. Lorsqu’elle revit le cavalier malchanceux, il souriait, et pour s’essuyer le front ôtait son chapeau à la coiffe élevée et aux larges bords. Saisie de stupeur, Marianne cessa de respirer.

Ce personnage trapu au visage un peu lourd n’était autre que le guetteur naguère posté en face de la maison, à Sloane Street, l’indiscret enquêteur à qui Rosalinde avait parlé des beaux cheveux de sa maman.

Marianne se réfugia aussitôt dans la salle d’auberge, pour observer la scène par la fenêtre, sans risquer d’être vue. De toute évidence, le mouchard suivait sa trace. Qui l’avait renseigné ? Fuquay, sans doute, dont il ne pouvait pas encore connaître le tragique destin. Fuquay disparu, Marianne avait pu se croire soustraite à toute menace. Mais la présence de l’espion laissait supposer un travail collectif, une association de malfaiteurs. Cet individu n’allait-il pas suppléer Fuquay, avec plus d’efficacité, peut-être ?

Elle ne le quittait pas des yeux. Il s’essuyait encore le visage en soufflant. Nul doute que pour tromper son attente et se rafraîchir, il allait à son tour pénétrer dans l’auberge, par la porte que Marianne venait de franchir. Elle gagna l’entrée principale, qui s’ouvrait sur le grand chemin, et s’éloigna nonchalamment de l’établissement. Au hasard d’un refuge, elle y attendrait le départ de l’inquiétant personnage. Elle n’avait pas fait trente pas qu’un appel la fit sursauter. — Madame ! Attendez ! Attendez-moi ! Elle fit volte-face. L’homme l’interpellait. Reprenant sa marche, elle accéléra l’allure.

— Madame Cotterwood ! Arrêtez-vous !Elle entendit ses pas pressés. Il la poursuivait. Ramassant ses jupons, Marianne

s’échappa en courant. Une ruelle s’ouvrait à sa droite, elle s’y engouffra, et faillit se heurter à de longs soliveaux appuyés contre un mur. Prête à défendre chèrement sa vie, elle en saisit un, fit halte, et attendit de pied ferme l’agresseur, dont les pas se rapprochaient, et dont le souffle court sifflait comme une menace. Lorsqu’une fraction de seconde après son apparition l’extrémité de la pièce de bois le frappa au creux de l’estomac, ce sifflement prit fin, car il ne respirait plus. Plié en deux, il tituba. Marianne voulut lui asséner sur la nuque un coup décisif. Mais un scrupule retint son bras, et le soliveau s’abattit sur le dos de l’imprudent, qui s’écroula.

Marianne laissa tomber son arme improvisée et d’un regard rapide s’enquit de la présence d’éventuels témoins. La surprise la paralysa un instant. Du siège d’un élégant cabriolet, un personnage à l’allure très aristocratique l’observait avec une attention soutenue. Ses traits distingués exprimaient une certaine perplexité.

— Madame Cotterwood…, dit-il en la reconnaissant.— Lord Exmoor ! s’écria-t-elle. J’ai besoin d’aide !En se donnant le rôle de justicier, le hautain personnage avait manifesté la veille une

sorte de cruauté glacée, qui le rendait odieux. Mais lorsqu’on désire quitter au plus vite le théâtre d’un combat qui peut s’achever en catastrophe, il faut savoir se départir de ses antipathies. Marianne enjamba le corps de sa victime, et sans requête préliminaire tendit au comte sa main gantée, pour qu’il l’aide à s’installer près de lui sur le siège.

— Chère madame, permettez-moi de vous dire que vous menez une vie dangereuse, dit-

Page 146: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

il courtoisement.— Je n’en fais pas habitude, répondit-elle, au risque de trahir un peu la vérité.— Dangereuse surtout pour ceux qui vous agressent, ajouta-t-il sans sourire. Je crois

comprendre que vous désirez éviter la compagnie de ce personnage, qui semble se remettre. Puis-je vous raccompagner à Buckland Manor ?

— Non ! Surtout pas ! s’écria-t-elle. Oh mon Dieu, il reprend connaissance ! J’attendais la diligence, pour rentrer à Londres. C’est impossible, avec ce…

Elle cherchait un terme convenable. Fort heureusement, Exmoor voulut la satisfaire sans manifester d’indiscrétion inopportune.

— C’est très simple, dit-il avec beaucoup de sang-froid. Je vais vous conduire à Exeter. Les liaisons avec Londres y sont beaucoup plus fréquentes. L’offre était alléchante. Malgré ses aspects désagréables, Richard Montford ne manquait pas de qualités. Et le personnage courtaud se relevait, en s’appuyant au mur. Que lui dire, comment s’en débarrasser ?

— Vous êtes trop généreux… murmura-t-elle.Les lèvres minces du comte dessinèrent un sourire ironique. — Disons que les malheurs d’autrui ne me laissent pas indifférent, corrigea-t-il en

secouant les rênes.La victime de Marianne, galvanisée elle aussi par ce claquement sec, se dressa vivement

devant le cheval, les bras levés. Exmoor toucha de son fouet la croupe de l’animal, qui s’élança en bousculant le gêneur. En roulant dans la poussière, le malheureux faillit passer sous une roue. Marianne se retourna pour le suivre des yeux. Il se relevait en pestant et jurant, montrant le poing et proférant sans doute de vaines menaces. Après quelques minutes de course rapide, le comte ralentit l’allure et sortit de son mutisme.

— Qui était cet individu ? dit-il tout à trac.— Je n’en sais rien.— Mais que vous veut-il ?— Je l’ignore. Il m’est difficile de comprendre la logique des événements, depuis quelque

temps.Exmoor hocha la tête avec conviction. — En effet. Deux agressions si rapprochées en quelques heures, voilà qui donne à

réfléchir.— Je dois le reconnaître. Mais croyez-moi, je ne comprends ni les mobiles de Reginald

Fuquay, ni ceux de cet inconnu. Ils sont liés, sans doute, mais j’ignore de quelle façon. Pourquoi voudrait-on me faire disparaître ? Je l’ignore tout autant, si invraisemblable que cela puisse paraître.

Elle observa le visage impassible d’Exmoor. — Vous me prenez pour une menteuse ?— Loin de moi cette pensée !— On ne sait jamais. J’ai l’impression qu’on me soupçonne de cacher un secret que

j’ignore.Le comte hocha la tête d’un air entendu. — Là est toute la question. Mais peut-être allez-vous le découvrir un jour ?— À moins qu’il n’y ait rien à découvrir. Ou bien… dans ma petite enfance, peut-être ?Le cheval fit un écart, parce que les mains du conducteur s’étaient crispées sur les rênes. Il resta un moment silencieux. — Pourquoi pensez-vous particulièrement à cette époque ?— Parce que je n’en garde aucun souvenir. Cet inconnu que vous venez de voir

m’espionne depuis quelque temps. Il est allé enquêter sur les lieux de mon enfance. Mes premiers souvenirs ne sont pas si lointains. Avant l’âge de sept ou huit ans, je ne me rappelle rien. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, pourtant. Mais de mes premières années, il ne me reste rien.

— Comme c’est dommage. Reginald Fuquay, par exemple, l’avez-vous rencontré lorsque vous étiez… très jeune ?

Page 147: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Je ne crois pas. Je n’en sais rien. Tout cela est tellement absurde… Le mystère ne sera jamais éclairci.

— J’en ai bien peur. Mais dites-moi, pourquoi vous enfuyez-vous à Londres ? À cause de l’individu qui vient de rouler dans la poussière ?

— Je ne m’enfuis pas !Exmoor ne réagit qu’en soulevant un sourcil. Marianne avoua sa défaite. — Si, bien sûr, je ne pars à Londres que pour m’y réfugier. Mais ce personnage n’est

pour rien dans ma décision. Je viens de le rencontrer fortuitement, il y a quelques minutes. J’ai simplement décidé… d’écourter mon séjour, voilà tout.

— À cause du décès de Fuquay ?Pour éviter d’inutiles confidences, Marianne acquiesça. Aussi bien cette raison en valait-

elle une autre. — Qu’allez-vous faire, à Londres ? La sollicitude du comte se faisait un peu indiscrète.

Mais n’est-il pas doux de parler de ceux qu’on aime ?Marianne vit flotter devant ses yeux l’image de Rosalinde. — Pour le bien de ma fille, peut-être vais-je m’établir dans une ville moins importante,

dit-elle.— Pourquoi ne pas rentrer chez vos parents ?— Je suis orpheline, milord.— Voilà qui est bien fâcheux.La conversation n’alla pas plus loin. Épuisée par une surabondance d’émotions

multiples et contradictoires ainsi que par une nuit d’insomnie, Marianne se sentait affaiblie. Elle avait trop pleuré, elle était trop malheureuse.

Soudain, elle sursauta en redressant la tête. Elle s’était donc endormie ! La voiture venait de s’immobiliser, et son roulement ne la berçait plus.

— Vous avez fait halte, milord. Pourquoi ?Le comte fronça un peu les sourcils. Sans doute répugnait-il à expliquer ses initiatives. — Nous allons quitter la route pour emprunter celle-ci, dit-il en désignant de son fouet

l’entrée d’un chemin perpendiculaire. Je connais bien la région. Ce raccourci nous fera gagner quelques miles.

Marianne observa d’un regard étonné l’entrée du chemin qui s’ouvrait vers la gauche. Des haies épaisses ombrageaient cet étroit passage sinueux qu’une haute futaie transformait à peu de distance en tunnel de verdure. Le site paisible et ravissant, tapissé d’herbe et de mousse, n’était visiblement fréquenté par personne. Il fallait donc que ce raccourci ne fût connu que du comte, circonstance étonnante si l’on considérait qu’il se déplaçait généralement en compagnie nombreuse, et en grand équipage. Sans doute conscient des réticences de sa passagère, Exmoor s’essaya à émettre un petit rire amusé.

— On pourrait croire qu’il ne s’agit que d’un sentier à mûres et à fraises, dit-il avec humour, mais il mène à une voie plus importante.

Marianne se sentit envahie d’une obscure inquiétude. Le comte, empressé à la convaincre, semblait soudain moins impassible. Une étrange fièvre animait son regard. Marianne réfléchit à sa propre témérité. Une femme court bien des risques, lorsqu’elle confie son sort à un inconnu vigoureux et dominateur. L’obligeance dont faisait preuve lord Exmoor naissait-elle effectivement de son esprit chevaleresque ? Respectait-il les femmes, lorsqu’il les surprenait en situation irrégulière et équivoque ? On trouvait sans doute des mûres et des fraises sous ces frais ombrages. Mais ils pouvaient aussi servir de théâtre à d’autres cueillettes.

— À la réflexion, dit-elle aussi simplement qu’elle le put, j’éprouve bien des scrupules à vous réduire à la condition de cocher, monsieur le comte. Votre bonté me confond. Pour ne pas en abuser davantage, permettez que je mette pied à terre. Le personnel de la diligence ne peut manquer de faire une halte pour me recueillir, si je ne quitte pas la grand-route.

Exmoor fit un geste de protestation courtoise. Sans doute allait-il opposer à cette suggestion des assurances de dévouement et de bonne foi. Il observa pourtant le silence,

Page 148: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

attentif au roulement d’une galopade. Un cavalier venant d’Evansford allait les dépasser. Le visage du comte, qui s’était retourné, se rembrunit considérablement. Le cheval au galop se cabrait en hennissant. Avant d’entendre la voix furieuse de Justin, Marianne reconnut Rodrigue, et pâlit.

— Je vous prends sur le fait, Richard ! En flagrant délit d’enlèvement !Marianne baissa nerveusement les yeux. Imperturbable, Exmoor gloussa ironiquement.— Si vous saviez quelle peine vous m’infligez, mon bon Lambeth ! C’est trop de mauvais

esprit, vraiment. Vous appelez rapt ce qui n’est qu’une honnête tentative de sauvetage. Mme Cotterwood a sollicité mon aide, je la lui apporte volontiers, voilà tout le mystère.

— Un sauvetage ?— C’est bien le mot, reconnut Marianne. Un inconnu me persécutait, et lord Exmor m’a

permis d’éviter sa présence.Furieux, Lambeth sauta à bas de son cheval et contourna la voiture. Elle remarqua qu’il

ne portait ni chapeau ni jaquette. — Il suffit que je vous perde de vue une minute pour que les catastrophes s’abattent sur

vous, s’indigna-t-il. Descendez de ce siège, Marianne. Nous rentrons à Buckland.— Je m’y refuse. Vous ne pouvez m’y contraindre, répondit-elle d’une petite voix.— Quitter le manoir pour échapper à une demande en mariage, c’est trop de perversion,

vraiment !— Vous connaissez très bien mes raisons, protesta Marianne.— Je ne sais rien de tel. Des nouveaux venus ont provoqué ce matin au manoir une

agitation si bruyante que je me suis éveillé. Lorsque je vous ai cherchée, lady Adélaïde m’a informé de votre départ. Voilà tout ce que je sais.

— Je vous ai laissé un message, qui devait vous être remis plus tard dans la journée.— Il est encore tôt, et j’exige des explications. Loin de moi l’idée de vous contraindre,

mais bon sang, je n’ai pas l’habitude de voir les femmes prendre la fuite quand je leur offre mon nom !

Malheureuse, humiliée de se sentir coupable, Marianne ne sut que répondre. Son voisin, les yeux dans le vague, semblait vouloir s’abstraire. Justin darda sur lui un regard courroucé.

— Je ne vous retiens pas, Exmoor, dit-il d’un ton cassant.Loin de se formaliser, le comte esquissa un vague sourire. — Je ne peux en effet apporter à ce… débat aucune contribution utile, dit-il avec

nonchalance. Je ne voudrais cependant pas abandonner Mme Cotterwood, comment dire… au milieu du gué. Je reste à sa disposition, cela va sans dire. Malgré le soulagement que lui apportait l’intervention de Justin, Marianne se devait d’exprimer au comte sa reconnaissance. Après tout, rien n’était venu confirmer ses inquiétudes.

— Justin a raison, milord. Je dois lui parler. Je n’ai que trop abusé de vos bontés. Pardonnez-moi, je vous prie, et soyez assuré de ma gratitude.

— Il m’est toujours agréable de me rendre utile, dit le comte avec une modestie fort étudiée. Je reste à votre disposition, madame. Mais si telle est votre volonté, je vais vous laisser seule en compagnie de lord Lambeth.

Il l’interrogeait du regard. Marianne le rassura d’un sourire timide et prit la main que lui tendait Justin pour l’aider à quitter la voiture. Exmoor salua, fit effectuer à son attelage un demi-tour complet, et le cabriolet s’éloigna au trot. La route était déserte, bordée de buissons épineux et d’un grand nombre de pierres couchées.

— Et maintenant, dit Justin, parlons. Pourquoi m’avez-vous fui ?— Je ne vous ai pas fui, Justin. J’ai fui un mariage qui vous rendrait ridicule et jetterait

l’opprobre sur votre famille. Un homme de votre importance n’épouse pas une fille qui n’a pas connu ses parents.

— Que m’importent vos parents ? Que m’importent les miens ? Voudriez-vous que je demande leur consentement à mes ancêtres, jusqu’à la dixième génération ?

— Vous me l’avez dit vous-même sur le chemin de Lydford Gorge : un mariage n’est

Page 149: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

qu’une alliance conclue entre deux familles, afin de perpétuer leurs lignages.— C’en est trop ! Je vous interdis de me jeter au visage toutes les sottises que j’ai pu

proférer dans mon existence antérieure ! Je ne savais pas encore ce que c’est que d’aimer, femme obtuse et stupide ! J’ignorais qu’il me serait impossible de vivre sans amour, de vivre sans vous ! Je le sais maintenant, et du diable si j’accepte de mourir à moi-même pour complaire à des préjugés stupides !

Marianne éprouva comme un vertige. La tête lui tournait. — J’ai mal entendu, murmura-t-elle. Vous parlez… d’amour ?— De quoi voulez-vous que je parle ? Pourquoi voudrais-je vous épouser ?— Pour préserver ma réputation. Vous craignez les ragots, les médisances…— Vous n’avez rien compris, bon sang ! Je veux vivre avec vous, ne vous quitter jamais,

ne danser qu’avec vous toutes les danses, sans en excepter une seule ! Je veux voir votre visage en m’éveillant le matin, en m’endormant le soir, je veux voir votre taille s’arrondir, et chérir les enfants que vous allez me donner. Essayez de comprendre les mots les plus simples, entêtée que vous êtes : il n’est pas question de libertinage, mais de mariage, de mariage d’amour, entendez-vous ?

— Vous… vous ne m’aviez jamais parlé d’amour, balbutia Marianne. Les yeux pleins de larmes, elle se sentait si faible qu’elle avait peine à conserver son équilibre.

Lambeth la maintint d’un bras, en observant dans les deux sens la route heureusement déserte.

— Si vous perdez connaissance, je vais passer pour un assassin, prévint-il, et Exmoor ne dira rien pour ma défense. Venez. Il la souleva de terre et la porta jusqu’à un ancien menhir abattu, qui faisait comme une longue banquette. L’y ayant assise, Justin plia un genou, en tenant Marianne sous le feu de son regard.

— Écoutez-moi bien, femme de peu de foi. Je vous aime. Je vous aime et cela seul importe. Si vous acceptez de m’aimer vous aussi, rien ne nous sépare. M’aimez-vous, Marianne ?

— Plus que tout au monde, reconnut-elle en laissant couler ses larmes.— Voilà qui va mieux. Vous acceptez de m’épouser, vous me promettez de ne plus jamais

vous enfuir loin de moi ?— J’accepte le mariage, et je vous promets de ne plus jamais vous contraindre à me

poursuivre sur les routes !Éperdue de reconnaissance et d’amour, forte du bonheur assuré, Marianne jeta les bras

autour du cou de Justin et lui baisa les lèvres avec une juvénile ardeur. Justin voulut lui murmurer d’autres mots d’amour. Mais le passage d’un chariot les rappela à la réalité des choses.

— Nous voici contraints de rentrer à Buckland Manor, soupira-t-elle. Il va falloir inventer une nouvelle histoire !

— Nous aurons tout le temps de l’inventer en chemin, dit Justin. Rodrigue va une fois de plus être mis à l’épreuve. Lorsque nous serons mariés, nous pourrions faire l’économie d’une monture, en partageant le même cheval, comme les fils Aymon, qui étaient quatre !

Ignorant la plaisanterie, Rodrigue accepta la double charge avec d’autant plus d’équanimité que loin d’exiger de lui les bonds prodigieux du cheval Bayard de la légende, on le laissa marcher au pas en devisant gaiement, saluant en chemin les voitures de rencontre, de la façon la plus naturelle. Sans doute les témoins s’étonnaient-ils d’apercevoir une sorte d’institutrice en chapeau et robe sombres dans les bras d’un cavalier en gilet brodé, les cheveux dans le vent. Mais nos héros n’en avaient cure. Justin signala longtemps à l’avance l’approche d’un cavalier solitaire, dont la monture progressait au rythme irrégulier d’un trot incertain.

— Je le reconnais de loin, ce lourdaud. C’est lui qui tout à l’heure m’a indiqué la route que vous aviez prise en compagnie d’Exmoor.

Marianne, dont la tête dodelinait languissamment contre le torse de Lambeth, se redressa soudain, en alerte.

Page 150: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Qui cela ? Lui ? Mais c’est lui ! L’espion qui me surveillait, celui qui m’a interpellée, dont je me suis défaite !

Elle venait de raconter à Justin l’essentiel de l’épisode qui l’avait contrainte à solliciter l’assistance du comte. Il fronça les sourcils, un peu déconcerté.

— On dirait qu’il marche sur vos traces. Voilà bien de l’obstination, il me semble. Nous allons l’inviter à nous faire quelques confidences.

Lorsque le cavalier, dont le cheval ne boitait plus, ne fut qu’à une quinzaine de mètres, Justin recula sur sa selle, y laissa Marianne et glissa en arrière sur la croupe de Rodrigue. Saisissant dans ses fontes un pistolet, il le brandit. L’homme se figea, le regard circonspect.

— Moi, je n’aime pas les armes, dit-il. Trop de risques.— À terre ! lui intima Justin.— Tout de suite, j’ai horreur des chevaux. Vous voulez voler le mien ? Il a un fer neuf.— Dépêchez-vous.— Je ne fais que ça.— J’ai des questions à vous poser.Ayant mis pied à terre en soufflant, l’homme se frotta le front d’une main, et le sternum

de l’autre. — Les questions, ça me connaît, dit-il à Justin sans véritablement s’intéresser à lui, car il

ne quittait pas Marianne d’un regard malheureux. Plus on cause, moins on fait de bêtises. Vous savez, madame, ce n’est pas gentil de m’avoir frappé avec ce bâton, vous m’avez fait mal. Je voulais vous parler poliment, moi.

— Eh bien, parlez, dit impatiemment Justin. Parlez de Fuquay, par exemple.— De qui ?— Ne vous moquez pas, gronda Lambeth. Je serais bien capable de vous tirer une balle

dans le pied, ou dans le genou ! Parlez-nous de Fuquay, vous dis-je !— Je ne connais pas de Fuquay, mais je connais la loi, jeune homme, répliqua l’insolent.

Voies de fait avec préméditation sur un policier du royaume, ça va chercher loin. Si vous étiez le prince de Galles, je ne dis pas. Mais sans chapeau et sans jaquette, on prend le maximum !

Marianne poussa un cri d’étonnement et d’effroi. Justin baissa le canon de son pistolet. — Un policier ? s’exclama-t-il. Et vous vous acharnez à persécuter Mme Cotterwood ?— Je me nomme Rob Garner, et tout Bow Street me connaît, monsieur, dit l’homme. Je

ne persécute personne. On a loué mes services pour faire des recherches, c’est tout à fait légal.

— Qui vous a engagé ? Si ce n’est Fuquay, qui est-ce ?— Une personne très respectable, dont je n’ai pas à divulguer l’identité sans son

autorisation. À propos d’identité, madame Cotterwood, ne seriez-vous pas Mary Chilton ?Sans doute pensait-il prendre Marianne au dépourvu. Il n’en était rien. Prête à l’épreuve

de vérité, Marianne releva fièrement la tête. Lambeth réagit cependant avant elle, de la façon la plus étrange.

— Chilton ? s’écria-t-il d’une voix étranglée. Ce n’est pas possible !— C’est pourtant vrai, dit-elle courageusement. J’ai porté ce nom jusque l’âge de dix-

huit ans.— Et vous avez été élevée à l’orphelinat Saint-Anselme, près de Sevenoaks, poursuivit

Rob Garner sans prêter attention à l’agitation de Justin. Vous y avez été admise à cinq ans. Avez-vous des souvenirs antérieurs, madame ?

— Je ne me souviens hélas de rien, répondit Marianne en tâtant machinalement sous sa robe son médaillon fétiche.

L’enquêteur hocha la tête d’un air entendu et enleva son chapeau pour s’en faire un éventail. Il réfléchissait. Justin pour sa part fixait sur Marianne un regard perplexe et préoccupé. Garner se mit à réfléchir à haute voix.

— Vous n’avez pas envie qu’on en parle, je suis payé pour le savoir, dit-il lentement. À Londres, je me suis fait bousculer par quelqu’un de chez vous, le jour où j’ai perdu ma

Page 151: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

montre. Je ne peux pas vous forcer à me suivre. Après le coup que vous m’avez donné, je pense bien que vous n’avez pas envie de me faire plaisir. Mais d’un autre côté vous m’avez répondu, et mon enquête est pour ainsi dire finie. Je ne vais pas vous suivre sur les routes jusqu’au bout du monde. D’ailleurs je ne vous ai rencontrée que par accident, notez-le bien, parce que ce cheval m’a retardé. En ce moment je devrais être ailleurs, avec la personne qui m’emploie, et qui s’impatiente. Si vous veniez avec moi, vous la verriez. Ce n’est pas très loin, et vous allez dans cette direction. Juste après Evansford, au manoir du baron de Buckminster…

Marianne n’en croyait pas ses oreilles. En pleine effervescence, Justin bondit sur Garner.

— La comtesse d’Exmoor ! C’est la comtesse d’Exmoor qui vous a engagé !— Lady Deborah, la sœur de Nicole ? s’inquiéta Marianne. Mais pourquoi ?— Non pas l’actuelle comtesse d’Exmoor, l’épouse de Richard, qui vit à Tidings, mais la

comtesse douairière, la mère de lady Ursula, la grand-mère de Pénélope ! s’écria Justin. Elle est arrivée tôt ce matin à Buckland en compagnie de lady Thorpe, sa petite-fille que l’on a si longtemps crue disparue, la fille d’Emerson Chilton ! Chilton, Marianne, vous m’entendez bien !

Page 152: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

20.

Inutile au bout de sa longe, Rodrigue semblait se désintéresser de la randonnée. Lambeth ayant pour plus de commodité loué à l’auberge un cheval de trait et une voiture légère, la fugitive rentrait à Buckland Manor avec ses bagages, riche d’une nouvelle expérience et pleine d’appréhension. Lui-même vivement ému quelques moments plus tôt en apprenant le véritable nom de Marianne Cotterwood, Justin se perdait en conjectures.

— Cette affaire est extraordinaire. La comtesse douairière, qui est une femme exceptionnelle d’intelligence et de dignité, a récemment défrayé la chronique.

— Cette personne est assez âgée, je suppose ?— Elle n’a pas encore soixante-dix ans. Il y a quelques mois, elle a reconnu dans un bal

la plus jeune de ses petites-filles, Alexandra, qu’elle croyait tragiquement morte à l’âge de deux ans. Par une série de circonstances extraordinaires, Alexandra Chilton…

— Elle se nomme Chilton, comme moi ?— Le fils de la comtesse se nommait lord Chilton. Alexandra Chilton était devenue

Alexandra Ward, américaine et femme d’affaires. Vous imaginez la surprise et la joie de la vieille lady Exmoor ! Alexandra a épousé lord Thorpe ce dernier printemps, dans la chapelle des Exmoor, près de Tidings. Son mari et elle viennent de rentrer du voyage de noces qu’ils viennent de faire à Boston, dans la famille adoptive d’Alexandra.

— Quelle histoire extraordinaire !— Depuis, lady Exmoor s’est mis en tête de retrouver ses autres petits-enfants, qui eux

aussi sont réputés disparus, dans les mêmes circonstances tragiques que la plus jeune. Elle remue ciel et terre, lance des enquêteurs de toutes parts.

— On croyait donc les enfants morts ensemble ?— Il y a environ vingt-deux ans, Richard Montford, l’actuel comte d’Exmoor, a hérité du

titre de son lointain cousin, qui est décédé presque en même temps que son fils unique, lord Emerson Chilton. La comtesse douairière, qui n’avait pas cinquante ans, est restée d’autant plus inconsolable qu’Emerson a trouvé une mort tragique en 1789, dans les débuts de la Révolution française, avec son épouse et leurs enfants, deux filles et un garçon.

— Quelle horreur !— Lady Exmoor a failli mourir de chagrin. Mais lorsqu’elle a retrouvé Alexandra, qui est

la plus belle femme d’Angleterre après vous…— Taisez-vous, vil flatteur !— Pas du tout. Lady Thorpe a la beauté sculpturale des statues antiques, elle est très

belle, je le maintiens. En retrouvant Alexandra, la comtesse a cru mourir de joie. Maintenant, c’est l’espoir de retrouver ses autres petits-enfants qui la fait vivre. Voilà donc qui explique une partie de vos anciennes préoccupations. L’enquêteur qui est allé chez vos anciens employeurs, qui est venu à Londres faire le guet dans votre rue, c’était ce brave Rob Garner !

— Mais il y en avait un autre…— Sans doute parce que la comtesse, qui ne lésine pas sur la dépense, en a mis plusieurs

en chasse. C’est le nom de Chilton, et votre âge, je pense, qui leur ont donné l’idée de vous interroger.

— Comme ce serait merveilleux, murmura Marianne. Mais je ne veux pas y croire…

Page 153: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— Cela serait prématuré, en effet, dit prudemment Justin. La comtesse se nourrit peut-être d’illusions. Elle a retrouvé Alexandra par miracle. Mais les miracles ne se répètent pas nécessairement…

— Et les enfants des lords ne sont pas élevés dans des orphelinats. Pas à Saint-Anselme, en tout cas. Il me semble aussi que si j’avais vécu en France, assisté à la révolution, il m’en resterait des souvenirs. Si lady Alexandra était alors âgée de deux ans, j’en avais cinq à cette époque. Je n’étais plus un bébé.

— C’est vrai. Mais on a pu cacher aux enfants les horreurs de la guerre civile. Et certaines épreuves sont si effroyables qu’elles s’effacent parfois de la mémoire, qui les refuse, dit-on.

Ils restèrent un moment silencieux. Dans l’attente de rencontrer la comtesse, ni Marianne ni Justin ne tentaient plus de trouver une fable qui pût expliquer le départ de Marianne, et surtout son retour.

— Je crains de faire à cette dame une peine inutile, dit-elle après un moment de réflexion. Ce nom de Chilton, c’est peut-être la directrice de Saint-Anselme qui me l’a donné, par hasard ou par dérision. Il serait invraisemblable que j’aie pour aïeule, sans l’avoir jamais su, la propre grand-mère de Pénélope. Et si cela s’avérait, quelle honte pour cette comtesse ! Une pauvre fille ordinaire, sans manières et sans éducation…

Justin s’esclaffa. — Ordinaire ? En aucune façon, ma chère, je vous le garantis. Et au chapitre du savoir-

vivre, vous en remontreriez à plus d’une lady. Aussi bien l’opinion de la comtesse, dont d’ailleurs je ne doute pas un seul instant, importe peu, puisque je suis près de vous. Tout à l’heure, vous aurez peut-être une grand-mère, cela reste incertain. Depuis hier, vous êtes en possession d’un futur époux, cela est acquis.

Rassérénée, Marianne lui sourit. Quels que fussent les développements de cette étrange affaire, n’était-elle pas certaine de son bonheur, en effet ?

Au manoir régnait une vive agitation. Pénélope, rose d’émotion et débordante d’enthousiasme, accueillit Marianne avec de vives effusions. —

J’en étais sûre, c’est vous ! s’écria-t-elle. Moi qui suis si timide, je me suis trouvée d’emblée à l’aise avec vous. La voix du sang a parlé, nous sommes cousines ! Bucky n’est pas loin. Il est allé chercher milady Mamie dans le jardin. La voilà !

Une dame d’une grande distinction pénétrait en effet dans le salon, légèrement appuyée à une canne. Les cheveux entièrement blancs, le front lisse, l’allure altière et le visage plein de finesse et de caractère, elle avait un port de reine. Elle s’était immobilisée, et de ses yeux bleus scrutait le visage et la silhouette de Marianne, qui dans la pièce ne voyait plus qu’elle. Elle supporta bravement l’examen, qui avait quelque chose de très éprouvant.

— Vous êtes donc Mary Chilton, dit la comtesse après un moment de silence.— En effet, milady. Mais je ne suis sans doute pas celle que vous cherchez, puisque de

toute évidence vous ne me reconnaissez pas.Lady Exmoor sourit, sans se formaliser, et s’approcha. — Vous ne manquez pas de franchise, ni même de brutalité dans votre langage, tout

comme Alexandra, ou ma fille Ursula, ou comme moi-même. Mais cela ne suffit pas. Je n’ai aucune certitude, en effet. Voyons… Votre taille et votre allure conviennent. Ma petite Marie-Anne avait les cheveux simplement roux, cuivrés en quelque sorte, alors que les vôtres ont des reflets dorés, plus doux… Mais vingt-deux ans ont passé, n’est-ce pas. Où ai-je la tête… Prenez un siège, voyons !

Buckminster avançait un siège à la comtesse, et Marianne comprit que Justin lui rendait le même service, mais hypnotisée par la noble vieille dame elle ne songea pas à le remercier.

— Mon fils avait épousé une Française, Simone de Vilpont. Leur fille aînée se prénommait Marie-Anne, et non pas Mary, mais cela n’importe guère, n’est-ce pas…

Marianne songea au prénom qu’elle s’était donné en devenant Mme Cotterwood. Pouvait-il s’agir d’une réminiscence ?

Page 154: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

— D’après M. Garner, on supposait à l’orphelinat que vous étiez peut-être la fille naturelle d’un inconnu…

— Cela pourrait bien être vrai, dit Marianne en rougissant. Je n’ai conservé aucune mémoire de mon existence antérieure. Mes souvenirs commencent avec mon entrée à l’orphelinat.

— Il ne faut en tirer aucune conclusion, affirma la comtesse. Lorsque à cinq ans un enfant se trouve privé de sa famille, de ses habitudes, de ses repères familiers, il les oublie sans doute, faute de pouvoir en entretenir la fréquentation…

Marianne ne put se retenir de lui poser une question qui lui brûlait les lèvres. — Mais dites-moi, madame, comment votre petite-fille aurait-elle pu être placée dans un

orphelinat, et à votre insu ?— C’est un triste épisode. Je l’évoque aujourd’hui librement devant ces messieurs, ma

petite-fille et vous-même, puisque aussi bien je vous ai importunée, peut-être à tort, d’une enquête.

Avant de poursuivre, la comtesse chercha dans les regards attentifs de l’assistance un encouragement, et s’éclaircit la voix.

— Il y a vingt-deux ans, en 1789, j’ai été victime d’une trahison. À Paris, ma bru avait confié ses trois enfants à Mme Ward, l’épouse d’un diplomate américain, afin de les rapatrier en Angleterre. Immédiatement après le décès de mon fils et de sa femme, Mme Ward a enlevé Alexandra, le bébé, et l’a emmenée aux États-Unis, en la faisant passer pour sa propre fille. Elle avait auparavant accompli son devoir à l’égard des deux aînés en les conduisant à ma résidence londonienne. Ma dame de compagnie, profitant de mon abattement, m’a caché leur présence, pour d’obscures raisons. Willa Everhart, celle qui m’a trahie, a indiqué que le garçon, John, était décédé, et que Marie-Anne avait été placée sous couvert d’anonymat dans un orphelinat proche de Londres. C’est ainsi que nos recherches ont commencé. Les révélations que Willa a faites il y a quelques mois, au moment de sa mort, mettent en cause Richard Montford, l’actuel comte d’Exmoor.

— Le comte ! Il serait donc un usurpateur !— Pas exactement, puisque la succession au titre ne se fait que par les hommes. Mon fils

Emerson et John, son propre fils, étant décédés, Richard Montford, leur cousin, est bien le successeur légitime de mon mari. Richard est-il intervenu dans cette affaire ? Nul ne le saura jamais. Aussi bien, aucune preuve ne vient étayer cette accusation de complicité, balbutiée par une personne désespérée, qui se sentait mourir. Mais peu importe. Je préfère écarter l’actuel comte d’Exmoor de mes préoccupations. Aussi bien évite-t-il autant qu’il le peut ma présence, et je ne m’en trouve pas plus mal. Lorsque Alexandra a récemment épousé lord Thorpe dans notre église familiale, Richard a cru bon de partir en Écosse avec son épouse. Je lui en ai su gré, je l’avoue.

Marianne, déconcertée par la teneur de ces confidences aussi bien que par la simplicité dont faisait preuve la comtesse, surprit le regard d’intelligence que Buckminster échangeait avec Justin. Elle en comprit aussitôt le sens : il importait de ne pas aggraver les préoccupations de lady Exmoor en lui faisant part des récents événements, et surtout de la mort de Reginald Fuquay, tué la veille par l’inquiétant personnage. Inconsciemment, elle toucha sous son corsage son médaillon. Le moment n’était-il pas venu d’en faire état ?

— En arrivant à Saint-Anselme…Elle se tut. Un couple venait de pénétrer dans la pièce. En apercevant la femme,

Marianne cessa de respirer. Éperdue, elle se dressa, blême et titubante. — Mon Dieu !Justin s’était précipité, pour la soutenir. — Marianne, ma chérie, qu’avez-vous ?— Qu’avez-vous ? répéta en écho la comtesse, qui s’était levée.Paralysée de surprise, Marianne ne pouvait détacher les yeux du ravissant visage de la

nouvelle venue, dont une sorte de flamme semblait animer le regard lumineux. — Pardonnez-moi, balbutia Marianne en se rasseyant, car ses jambes ne la soutenaient

Page 155: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

plus, j’ai votre portrait…— Un portrait ? s’écrièrent ensemble les deux femmes.— Ce n’est pas le vôtre, bien sûr, la miniature est trop ancienne… Dans le médaillon que

j’ai là…Chacun des témoins de la scène s’était figé, et particulièrement la comtesse, qui

pâlissait, et sa petite-fille, qui semblait haletante. Maladroitement, Marianne parvint à retirer de son corsage le médaillon que jadis on avait voulu lui dérober. Ce ne fut qu’un cri : Alexandra et sa grand-mère l’avaient reconnu, avant qu’il ne fût ouvert. Alexandra, vivement agenouillée près d’elle, s’en empara.

— Voyez ! Le mien porte mon initiale, et celui-ci un «M» ! Marie-Anne, ma sœur !— Je vous les ai donnés avant votre départ, murmura la comtesse, dont la voix se brisait.— Ne pleurez pas, Mimi ! s’exclama Marianne, qui se reprit aussitôt, et bafouilla des

excuses.Rayonnante au milieu de l’émotion générale, la comtesse d’Exmoor pleurait de plus

belle. Il lui fallut tarir ses larmes pour s’exprimer. — Mimi, dit-elle, c’est ainsi que John et toi vous m’appeliez jadis, Marie-Anne, ma

chérie.*

* *La partie de campagne improvisée par Buckminster se terminait en apothéose. Ses

heureux invités, riches d’informations exceptionnelles, brûlaient de rentrer à Londres pour y briller, chacun à sa manière, dans les salons.

Recrue de fatigue heureuse, Marianne s’était réfugiée dans la solitude de la roseraie, sur le banc où naguère Justin l’avait embrassée. En cette fin d’après-midi, le parfum capiteux des roses semblait symboliser l’accumulation des bonheurs éprouvés au cours de cette journée commencée dans le désespoir d’une fuite solitaire, et qui en s’achevant la laissait dépositaire des joies les plus profondes.

Trop d’émotions l’assaillaient encore, et mille autres l’attendaient. Tout le jour, lord Thorpe et Justin avaient pris des mesures et des décisions, pendant que Marianne se confiait à la comtesse et à sa sœur, apprenait à les connaître. Lady Buckminster venait de contraindre la comtesse à prendre quelque repos.

Le gravier de l’allée crissa, comme il l’avait fait quelques jours plus tôt sous les pas de Justin. Cette fois il marchait plus vite, et son flegme l’abandonnait.

— Les événements me dépassent ! s’exclama-t-il. Je vous livre le plus marquant : lady Exmoor vous emmène dès ce soir à sa résidence de Fingle Manor, toute proche de Buckland, pour vous avoir près d’elle, mais aussi parce qu’elle vient de m’accorder votre main. Il ne sied pas, semble-t-il, que de futurs époux partagent le même toit. Bucky va nous aider à abréger l’insupportable attente, puisque ses épousailles seront célébrées en même temps que les nôtres dans la chapelle familiale.

— Je ne parviens pas à y croire, murmura Marianne. Que de choses j’ai encore à lui confier… Et quel message envoyer à Winny et aux autres ? Ma petite Rosalinde…

Lambeth, qui venait de s’asseoir, dans un état d’agitation extrême, leva les bras au ciel. — C’est là que se manifeste le bon ange des mauvais diables ! Imaginez-vous que vos

amis sont parvenus à pénétrer dans la résidence de lord Thorpe, à Curzon Street. Ils auraient sans doute emporté une partie de ses trésors s’ils n’avaient reconnu en l’un des gardiens un ancien bienfaiteur. Leur bon cœur les a désarmés. Informé par leur exploit des lacunes de son système de sécurité aussi bien que de leur bon naturel, votre beau-frère…

— J’ai un beau-frère ?— Il faut vous accoutumer à cette idée. Thorpe, votre beau-frère, a pris l’initiative de

recruter les deux hardis cambrioleurs, qui mieux que d’autres sans doute sauront tenir ses trésors à l’abri des convoitises.

— Mais… comment le savez-vous ?— Le plus naturellement du monde ! Comme la comtesse voulait dépêcher à Londres

Page 156: Candace Camp L’intrigante - Créer un blog gratuitement ...ekladata.com/livresromantiques.eklablog.com/perso/l-intrigante... · À cette époque… Indignée par l’indifférence

une voiture qui ramènerait près d’elle son arrière-petite-fille, Thorpe a reconnu dans l’adresse de Sloane Street celle de ses nouveaux protégés. Vos relations avec eux vont pouvoir se poursuivre, sur des bases bien différentes toutefois, puisque les voilà convertis à la vertu !

— Mes relations…— Vous aurez bien des choses à leur raconter, et je ne désespère pas d’accompagner un

jour Bucky chez votre pseudo-aïeule pour la défier aux cartes…— N’en faites rien, Justin, elle vous minerait ! Quelle nouvelle extraordinaire ! Que vous

êtes bon !— Mais bien malheureux…— Vraiment ?— Bien sûr ! Comment passer pour un héros, lorsqu’on épouse la petite-fille de lady

Exmoor, l’un des plus beaux partis d’Angleterre ? On va crier au conformisme, et m’accuser d’avoir voulu flatter l’orgueil de mes parents !

Les yeux dans les yeux, ils se sourirent. Des rumeurs d’agitation et de fête parvenaient de la terrasse proche.

— Vous êtes mon héros, Justin, murmura tendrement Marianne. Vous avez voulu épouser la moins recommandable et la moins fortunée des roturières. Je sais que notre mariage…

— … est un mariage d’amour, conclurent-ils ensemble.