CASANOVA Histoire de Ma Vie 4.7

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  • JACQUES CASANOVA

    DE SE IN G A L T

    V n i t i e n

    HISTOIRE DE MA VIE

    d i t i o n i n t g r a i e T o m e Q u a t r e

    F. A. BROCKHAUS WIESBADEN

    L IB RA IR IE PLON PARIS

    M C M L X 1

  • UniversitGisb/iJiiotliek3 o n n

    V. Nr. w 505.

    F. A. Brockhaus, Wiesbaden 1901

    Printed in Germany.

    PERSI A-Dnndruckpapier, Schoeller & Hoesch, Gernsbach/Murgtal.

    Droits de reproduction et de traduction rservs pour tous pays.

    V O L U M E 7

    Lf M !

  • CH A PIT RE P R E M IE R

    Fin de mon aventure avec la religieuse de Chain bri.

    Ma fuite d'Aix.

    Hie r , me dit-elle, vous avez laiss entre mes mains

    les deux portraits de m a sur M. M. vnitienne.

    Je vous prie de m en faire prsent.

    Ils sont vous.

    Je vous en suis reconnaissante. En voil une. L autre

    grce que je vous demande est de recevoir mon portrait,

    tel que je vous le remettrai demain.

    Ce sera, ma chre amie, le plus chri de tous mes joyaux ;

    mais je suis surpris que vous me demandiez cela comme une

    grce, tandis que cest vous qui m en faites une que je nau

    rais jamais os vous demander. Comment pourrais-je me

    rendre digne de vous faire dsirer le mien?

    A h! Mon cher am i! Il me serait bien cher; mais Dieu

    me prserve de lavoir au couvent.

    Je me ferais faire dans le costume de St Louis

    Gonzaga (1), ou de St Antoine de Padoue (2).

    Je me damnerais.

    Elle avait un corset de basin rubans couleur de rose et

    une chemise de batiste qui m avait surpris, et la politesse

    ne me permettait pas de lui demander do cela venait,

    j y tenais cependant mes yeux dessus ; mais devinant

  • I I ISTOI n E DE MA VIE

    facilement ma pense, elle me dit en riant que ctait un pr

    sent que la paysanne lui avait fait voyant quelle aimait le lit.

    Se voyant riche, me dit-elle, elle pense tous les moyens

    de convaincre son bienfaiteur quelle lui est reconnaissante.

    Voyez ce grand lit, elle a certainement pens vous ; voyez

    les fins draps. Mais cette chemise si fine, je vous avoue quelle

    me fait plaisir. Je dormirai mieux cette nuit, si je peux

    cependant me dfendre des rves sducteurs qui m ont en

    flamm Pme la nuit passe.

    [1919] Croyez-vous quer ce lit, ces draps et cette che

    mise puissent loigner de votre me les rves que vous re

    doutez?

    Au contraire. La mollesse excite la volupt des sens.

    Tout ceci lui restera, car que dirait-on au couvent si on me

    voyait couche ainsi. Mais vous paraissez triste. Vous tiez

    si gai la nuit passe.

    - Comment pourrais-je tre gai me voyant rduit ne

    pouvoir plus badiner avec vous que sr de vous faire de la

    peine?

    Dites plutt sr de me faire trop de plaisir.

    Consentez donc avoir du plaisir en grce de celui

    que vous tes la matresse de me faire.

    Mais le vtre est innocent, et le mien est criminel.

    Que feriez-vous donc si le mien tait aussi criminel

    que le vtre?

    Vous m auriez hier au soir rendue malheureuse, car je

    naurais pu vous refuser la moindre chose.

    Comment, malheureuse ! Songez que vous nauriez pas

    combattu contre des rves, et que vous auriez parfaitement

    bien dormi. La paysanne enfin, vous donnant ce corset,

    vous a fait un prsent qui me rendra triste pour toute ma

    vie ; car j aurais du moins vu mes enfants sans craindre des

    mauvais rves.

    Mais vous ne pouvez pas pour cela en vouloir la pay

    sanne, car si elle croit que nous nous aimons, elle doit aussi

    VOL UME 1 - CHAPITRE I 3

    savoir que rien nest plus facile que dlacer un corset. Mon

    cher ami, je ne veux pas vous voir triste. Cest le principal.

    Sa belle figure, me disant ces paroles, devint toute en feu,

    et elle laissa que je linonde de baisers. La paysanne monta

    pour mettre le couvert sur une jolie table toute neuve, pr

    cisment quand j allais la dlacer sans voir sur sa figure

    pas mme lombre de la moindre rsistance.

    [1920] Cet excellent augure me mit en bonne humeur;

    mais j ai vu M. M. son tour devenir pensive. Je me suis

    bien gard de lui en demander la raison, car je la savais,

    et je ne voulais pas venir des conditions que la religion et

    lhonneur auraient rendues inviolables. J ai excit son

    apptit lui donnant pour exemple le mien, et elle but du vin

    clairet avec autant de plaisir que moi, sans craindre que ny

    tant pas accoutume il pt rveiller en elle une gaiet enne

    mie dclare de la vertu de la continence, quoique amie des

    autres. Elle ne put pas sen apercevoir, car cette mme gaiet

    rendant sa raison plus brillante, la lui faisait paratre plus

    belle, et attache au sentiment beaucoup plus quavant

    souper.

    D abord que nous restmes seuls je lui ai fait compli

    ment sur son enjouement, lassurant que ctait tout ce quil

    me fallait pour loigner de moi toute tristesse, et pour me

    faire passer avec elle des heures entires comme des minutes.

    Sois seulement gnreuse avec moi, ma chre amie, des

    mmes dons que tu m as faits hier au soir.

    Je veux plutt me damner, mon cher ami, et mourir

    cent fois que risquer de pouvoir te paratre ingrate. Tiens.

    Elle ta alors son bonnet, elle laissa tomber sa chevelure,

    elle se dfit du corset, et tant ses bras de la chemise, elle

    se montra mes yeux amoureux comme nous voyons les

    sirnes sur le plus beau tableau du Corrge (3). Mais quand

    je lai vue reculer pour me faire place, j ai compris quil

    ne sagissait plus de raisonner, et que lamour exigeait que

    ie saisisse le moment.

  • 4 HISTOIRE DE MA VIE

    Je me suis prcipit plus prs delle que sur elle, et la ser

    rant entre mes bras jai coll mes lvres sur les siennes. Une

    minute aprs [1921], elle dtourna sa tte, et ayant baiss

    ses paupires j ai cru quelle allait sendormir, je me suis

    alors loign un tant soit peu delle pour mieux contempler

    les inapprciables richesses que la fortune et lamour m of

    fraient, et dont je devais me rendre possesseur. M. M. dor

    mait ; elle ne pouvait pas en faire semblant, elle dormait.

    Mais quand mme elle en aurait fait semblant, pouvais-je

    lui savoir mauvais gr de cette ruse? Ou vrai, ou feint, le

    sommeil dun objet ador dit un amant qui raisonne quil

    devient indigne den jouir d abord quil doute sil lui soit

    permis ou non den profiter. Sil est vrai, il ne risque rien ;

    sil est feint, peut-il lui accorder une satisfaction moins juste

    et moins honnte que celle de dsavouer son propre consen

    tement? Mais M.M. ntait pas capable de feindre. Les pavots

    de Morphe rendaient sa figure radieuse. Elle articulait mal

    des mots que je ne pouvais pas comprendre : elle rvait.

    Je me dtermine me dshabiller, sans savoir si ctait

    pour me procurer un sommeil gal au sien, ou pour calmer

    mon ardeur m emparant d elle. Mais je n ai pas tard

    savoir ce que je devais faire.

    Mtant couch prs delle, je ne crains pas de la rveiller

    la serrant entre mes bras ; le mouvement quelle fit alors

    pour me venir au devant m a convaincu quelle suivait

    son rve, et que tout ce que j aurais pu faire naurait pu

    contribuer qu le rendre rel. J achve dabattre sa fine

    chemise, et pour lors elle remue comme un enfant qui se

    sentant dmailloter respire. J ai consum le doux crime

    dans elle, et avec elle ; mais avant lextrmit elle ouvrit ses

    beaux yeux.

    Ah ! Dieu ! scria-t-elle dune voix mourante, cest donc

    vrai.

    Aprs avoir prononc ces mots, elle approcha sa bouche

    [1922] de la mienne pour recevoir mon me, me donnant la

    VOLUME 7 - C HAPITRE I

    sienne. Sans cet heureux change nous serions rests morts

    tous les deux. Quatre ou cinq heures aprs, nous rveillant

    dans la mme posture, et voyant la faible lumire du jour

    naissant mle la ple qui sortait des mches charbonnes

    des bougies, nous apprmes lun de lautre tranquilles et

    contents toute la srie de notre douce histoire.

    Mais nous en parlerons plus au long ce soir, me dit-elle ;

    habillons-nous bien vite. Nous nous aimions, et nous avons

    couronn notre amour. Je me trouve la fin dlivre de toutes

    mes inquitudes. Nous avons suivi notre destine, obissant

    aux prceptes de limprieuse nature. Maimes-tu encore?

    Peux-tu en douter? Je te rpondrai ce soir.

    Je me suis rhabill avec la plus grande vitesse ; et je lai

    laisse au lit. Je lai vue rire lorsquelle alla ramasser sa che

    mise quelle ne se souvenait pas de stre te.

    Je suis arriv chez moi grand jour. Le-duc qui ne stait

    pas couch me donna une lettre de la Z (4) quil avait reue

    onze heures. J avais manqu son souper, et lhonneur

    de laccompagner jusqu Chamberi (5) ; mais je ne m en

    tais pas seulement souvenu. J en tais fch, mais je ne

    savais quy faire. J ouvre sa lettre, et je ne vois que six

    lignes, mais elles disaient beaucoup. Elle me conseillait de

    naller jamais Turin, car elle trouverait l le moyen de se

    venger du sanglant affront que je lui avais fait. Elle me re

    prochait la marque publique de mpris que je lui avais

    donne nallant pas son souper, dont elle sappelait dsho

    nore.

    Il tait impossible que j y allasse. J ai dchir son billet,

    je me suis fait coiller, et je suis all la fontaine.

    [1923] Tout le monde commence par me faire la guerre

    sur ce que lon ne m avait pas vu au souper de Mme Z ;

    je me dfends allguant pour excuse mon systme de sant

    qui ne me permettait pas de souper; mais on sen moque,

    on me dit quon savait tout, et la matresse du marquis (6)

    sattachant mon bras me dit sans faon que j avais la rpu

  • t.ation dun inconstant ; la politesse veut que je lui rponde

    que je navais pas ce vilain dfaut ; mais quen tout cas

    personne ne pourrait me le reprocher si j avais lhonneur

    de servir une dame comme elle ; mon compliment la flatte;

    et je me trouve repenti de le lui avoir fait dabord que de

    lair le plus gracieux elle me demande pourquoi je nallais

    pas djeuner quelquefois chez le marquis. Je lui rponds que

    je lui supposais des occupations ; elle me dit quil nen avait

    pas, que je lui ferais plaisir, ci elle finit par m engager y

    aller le lendemain, me disant par manire dacquit quil

    djeunait toujours dans sa chambre elle.

    Cette femme tait veuve dun homme de condition, assez

    jeune, jolie sans contredit, et possdant parfaitement le

    jargon de lesprit ; mais elle ne me revenait pas. Venant

    davoir Mme Z, et tant parvenu au comble de mes dsirs

    avec la nonne, je navais dans ce moment-l la facult de

    penser un seul instant un nouvel objet. Je devais cependant

    faire semblant de me croire fort heureux que cette dame me

    donnt la prfrence sur tout autre. Elle demanda au mar

    quis, si elle pouvait retourner lauberge, et il lui dit quil

    devait finir une affaire avec la personne qui lui parlait, et

    que je pouvais laccompagner. Elle me dit chemin faisant

    que [1924] si Mme Z ntait pas partie, elle naurait pas os

    prendre mon bras. Je ne pouvais lui rpondre quen biaisant,

    car je ne voulais m engager avec elle daucune faon. J ai

    d malgr cela monter avec elle dans sa chambre, o j ai d

    m asseoir et o, nayant dormi que trs peu dans la nuit

    prcdente, il m est arriv de biller. Je lui en ai demand

    mille pardons lui jurant que j tais malade ; et elle la cru.

    Je me serais qui plus est endormi si je navais mis sous mon

    nez un peu derrhin qui me faisant ternuer me tint rveill

    par force.

    Le marquis arriva, et se montrant bien aise de me trouver

    avec elle, il me proposa une partie de quinze (7). Je lai pri

    de me dispenser, et madame dit en riant que poursuivant

    6 HISTOI RE DE MA VIE

    ternuer ainsi il m tait rellement impossible de jouer.

    Nous descendmes dner, et je me suis facilement laiss

    engager leur faire la banque tant aussi piqu de la perte

    de la veille.

    Je la leur ai faite, comme toujours, de cinq cents louis,

    et vers les sept heures j ai annonc toute la compagnie

    la dernire taille malgr que ma banque stait diminue

    de deux tiers. Mais le marquis, et deux autres fort joueurs,

    stant mis lentreprise de me faire sauter, la fortune me

    favorisa si fort qu la fin je me suis trouv refait et vainqueur

    de deux ou trois cents louis. Je suis parti promettant la

    compagnie de faire la mme banque le lendemain. Toutes

    les dames avaient gagn parce que Desarmoises (8) avait

    ordre de ne jamais corriger leur jeu tant quil ne le verrait

    pas gros. Aprs avoir t dposer ma somme dans ma

    chambre et avoir dit Le-duc que je passerais la nuit dehors,

    je suis all chez ma nouvelle idole tout mouill dujie pluie

    forte qui [1925] m a surpris moiti chemin.

    J ai trouv mon amour habille en religieuse tendue sur

    le lit la romaine. La paysanne, aprs m avoir essuy tant

    quelle put, sen tant alle, j ai demand M. M. pourquoi

    elle ne m avait pas attendu au lit.

    Je ne me suis jamais porte si bien, mon cher ami,

    une petite incommodit prs, qui me durera encore, ce

    que ma sage-femme m a dit, cinq semaines. Ainsi je me suis

    leve pour souper assise table. Si cela te fait plaisir, nous

    irons nous coucher aprs.

    Mais cela te fera plaisir aussi, j espre.

    Illas! Je suis perdue. Je mourrai je crois, quand je

    me verrai au moment de devoir te quitter.

    Viens avec moi Rome, et laisse-moi faire. Tu devien

    dras ma femme. Nous nous rendrons heureux jusqu la

    mort.

    Je ne pourrai jamais m y dterminer, et je te prie de

    ne plus m en parler.

    V OL UME 1 - CHAPITRE I ?

  • 8 HISTOI RE DE H A Vif:

    Dans la certitude o j tais de passer la nuit avec elle,

    nous passmes une heure dans des propos agrables. A la

    fin de notre souper, la paysanne lui remit un paquet, et nous

    souhaita la bonne nuit. Je lui ai demand ce que le paquet

    contenait, et elle me dit que ctait le prsent quelle m avait

    promis, son vrai portrait ; mais que je ne devais le voir que

    lorsquelle serait alle se coucher. Etant curieux et impatient

    de le voir je lui ai dit que ctait un caprice, et elle rpondit

    que je lapprouverais.

    J ai voulu la dshabiller moi-mme et lui ter son bonnet ;

    et quand elle fut couche, elle ouvrit le paquet, et elle me

    donna un vlin, o je lai vue trs ressemblante, toute nue,

    et dans la mme posture o tait M. M. dans le portrait

    [1926] que je lui avais dj donn. J ai applaudi lhabile

    peintre qui lavait si bien copie, nayant chang que la cou

    leur des yeux et des cheveux.

    Il na rien copi, me rpondit-elle, car il nen aurait pas

    eu le temps. Il lui a seulement fait des yeux noirs, des che

    veux comme les miens, et la toison plus touffue. Ainsi tu

    peux actuellement dire davoir dans un seul portrait limage

    de la premire et de la secnde M. M. qui juste titre doit te

    faire oublier la premire, qui est aussi disparue dans le por

    trait dcent, car me voil habille en religieuse avec des

    yeux noirs. Reprsente ainsi je peux me laisser voir de tout

    le monde.

    Tu ne saurais croire combien ce cadeau m est cher.

    Conte-rnoi, mon ange, comment tu as pu faire excuter si

    bien ton projet.

    Je lai communiqu hier au matin la paysanne, qui

    me dit quelle avait un fils de lait Anneci qui apprenait

    peindre en miniature, mais quelle ne sen servirait que

    pour lui donner la commission de porter les deux miniatures

    Genve au plus habile de tous les peintres en ce genre,

    qui pour quatre ou six louis ferait la mtamorphose sans

    perdre le moindre temps dans lespace de deux ou trois

    V OL UME 1 - CHAPITRE I 0

    heures. Je lui ai confi les deux portraits, et les voil laits

    la perfection. Apparemment elle ne les a reus que lorsque

    tu as vu quelle me les a remis. Demain matin tu pourras

    savoir delle-mme encore plus en dtail la jolie histoire.

    Ta paysanne est une femme essentielle, et je dois la

    rembourser. Mais dis-moi pourquoi tu nas pas voulu me

    donner ton portrait avant de te dshabiller. Puis-je en

    deviner la raison?

    Devine-la.

    Pour que je puisse sans diffrer te mettre dans la

    mme posture o tu [1927] es peinte.

    Prcisment.

    La belle ide est de l amour, mais ton tour tu dois

    attendre que je me dshabille aussi.

    Nous trouvant ainsi tous les deux dans le divin costume

    de l innocence, j ai plac M. M. comme on la voyait sur le

    vlin, et elle sen complut. Devinant ce que j allais faire,

    elle ouvrit ses bras, quand je lui ai dit dattendre un moment,

    car j avais aussi dans un paquet quelque chose qui devait

    lui tre cher.

    Je tire alors hors de mon portefeuille un petit habit d une

    peau trs fine et transparente de la longueur de huit pouces,

    et sans issue, qui avait guise de bourse son entre un

    troit ruban couleur de rose. Je le lui prsente, elle le con

    temple, elle rit, et elle, me dit que je m tais servi d habits

    gaux celui-l avec sa sur vnitienne, et quelle en tait

    curieuse.

    Je vais te chausser moi-mme, me dit-elle, et tu ne

    saurais croire combien la satisfaction que je ressens est

    grande. Dis-moi pourquoi tu ne t en es pas servi la nuit

    passe? Il me semble impossible de navoir pas conu.

    Malheureuse I Que ferai-je dans quatre ou einq mois dici

    quand je ne pourrais pas douter de ma seconde grossesse?

    Ma chre amie, le parti que nous devons prendre est

    de ne pas y penser, car si le mal est fait, il ny a plus de

  • 10 HISTOI RE DE MA VIE

    remde. Ce que je peux cependant te dire cest que lexp

    rience et un raisonnement conforme aux lois connues de la

    nature peuvent nous faire esprer que ce que nous fmes

    hier dans livresse de nos sens naura pas la consquence

    que nous craignons. On dit, et on la crit, quon ne peut

    pas la craindre avant une certaine apparition que tu nas pas

    encore vue, je crois.

    Tu crois juste.* Hi Ainsi loignons de nous cette terreur panique qui dans

    le moment ne peut que nous tre funeste.

    Tu me consoles entirement. Mais en consquence de

    ce que tu viens de me dire, je ne [1928] comprends pas pour

    quoi tu crains aujourdhui ce quon pouvait ne pas craindre

    hier. Je suis dans le mme cas.

    L vnement, mon ange, a souvent donn des dmentis

    aux plus savants physiciens en dpit de leurs prtendues

    expriences. La nature est plus savante queux ; gardons-

    nous de la dfier, et pardonnons-nous si nous lavons dfie

    hier.

    J aime t entendre parler en sage. Soit. Soyons pru

    dents. Te voil caparaonn par mes mains. Cest peu prs

    la mme chose ; mais malgr la finesse de cette peau et sa

    transparence, ce petit personnage en masque me plat moins.

    Il me semble que cette enveloppe le dgrade, ou me dgrade ;

    lun ou lautre.

    L un et lautre, mon ange; mais dissimulons-nous

    dans ce moment certaines ides spculatives qui ne peuvent

    que nous faire perdre du ct du plaisir.

    Nous le rattraperons bien vite tout pur ; laisse-moi

    jouir prsent de ma raison, laquelle je nai jamais os

    de toute ma vie lcher la bride sur cette matire ; cest

    lamour qui a invent (9) ces petits habits, mais il a eu

    besoin de sallier avec la prcaution ; et il me semble que

    cette alliance a d lennuyer, car elle nappartient qu la

    sombre politique.

    VOLUME 1 - CHAPITRE I 11

    Hlas I Cest vrai. Tu m tonnes. Mais, ma chre arnie,

    nous philosopherons aprs.

    Attends encore un moment ; car je nai jamais vu un

    homme, et je ne m en suis jamais trouve tant curieuse qu

    prsent. J aurais dit, il y a dix mois, que cest le diable

    qui a invent ces bourses, et aujourdhui je trouve que l'in

    venteur na pas t si diable, car si le bossu Cou... sen

    ft servi, il ne m aurait pas expose perdre lhonneur et

    la vie. Mais dis-moi, je t en prie, comment on laisse exister

    en paix les impudents tailleurs qui font ces bourses, car

    enfin ils doivent tre connus, et cent fois excommunis, ou

    soumis de grosses amendes et des peines corporelles

    sils sont juifs, comme je le crois. Tiens. Celui qui ta fait

    celui-ci t a mal pris la mesure. Ici il est trop troit ; ici trop

    large ; cest presque un cintre ; il est fait pour un corps

    arqu. Quel [1929] sot, ignorant dans son mtier. Mais

    quest-ce que je vois I

    Tu me fais rire. Cest ta faute. Palper, palper. Voil

    ce qui devait arriver. Je lai prvu.

    Tu nas pas pu attendre encore un moment. Et tu

    poursuis toujours; j en suis fche, mon cher ami ; mais tu

    as raison. Oh mon Dieu I quel dommage !

    Oh I II nv a pas grand mal.

    Comment il ny a pas grand mal? Malheureuse! Il

    est mort. Tu ris?

    Laisse-moi rire ; car ton alarme m enchante. Tu verras

    dans un moment le petit bonhomme ressuscit, et si plein de

    vie quil ne mourra plus si facilement.

    Cest incroyable.

    Je lte, je le mets part, et je lui en prsente un autre

    qui lui plat davantage, parce quelle le trouve plus fait

    ma taille, et elle clate de rire quand elle voit quelle peut

    me ladapter. M. M. ne connaissait pas ces miracles de

    la nature. Son esprit, troitement serr, tait avant de

    m avoir connu dans limpossibilit de pntrer au vrai ;

  • 12 H IS T O IR E D E MA V IE

    peine largi, l lasticit du ressort quil avait en lui-mme

    avait franchi ses bornes avec toute la rapidit de sa nature

    pour aller ensuite plus doucement. Elle me dit que si lhabit

    venait se percer au bout pendant laction il rendrait la

    prcaution inutile. Je l ai convaincue de la difficult de cet

    accident ; je l ai informe quon faisait ces petites bourses

    en Angleterre, quon les achetait au hasard lgard de la

    grandeur, et je lui ai dit o lon trouvait cette peau. Aprs

    tous ces discours, nous nous livrmes lamour, puis au

    sommeil, puis encore lamour jusquau moment de re

    tourner mon logis. La paysanne me dit que son fils de lait

    navait dpens que quatre louis (10) et quelle lui avait

    fait prsent de deux. Je lui en ai donn douze.

    J ai dormi jusqu midi, me dispensant daller djeuner

    chez le marquis de Pri, mais je le lui ai fait dire. Sa ma

    tresse me bouda pendant tout le dner; mais elle sadoucit,

    [1930] quand je me suis laiss engager par elle faire la

    banque ; mais voyant quelle jouait gros jeu, je ne lai pas

    laisse faire ; aprs stre vue corrige deux ou trois fois,

    elle alla se retirer dans sa chambre ; mais son ami gagnait,

    et je perdais lorsque le silencieux duc de Rosburi arriva de

    Genve avec Sclnnit, son gouverneur, et deux autres Anglais.

    11 vint la banque me disant pas autre chose que oudioudou

    ser*, et il joua, excitant ses deux amis faire la mme chose.

    Aprs la taille, voyant ma banque lagonie, j ai envoy

    Le-duc ma chambre pour quil m apporte ma cassette,

    do j ai tir cinq rouleaux de cent louis. Le marquis de Pri

    me dit froidement quil tait de moiti avec moi, et je lai

    avec la mme froideur pri de me dispenser daccepter son

    offre. Il poursuivit ponter sans stre offens de mon refus,

    et quand j ai mis bas les cartes pour finir il se trouva en gain

    de presque deux cents louis ; mais la plupart des autres ayant

    perdu, et principalement un des deux Anglais, je me suis

    * Hotv do you do, S ir? (Comment allez-vous, monsieur?)

    V OL U ME 7 - CHAPITRE I 13

    trouv avec plus de mille louis. Le marquis m ayant de

    mand du chocolat dans ma chambre pour le lendemain,

    je lui ai rpondu quil me fera honneur. Aprs avoir recon

    duit Le-duc chez moi avec ma cassette, je suis all ma

    chaumire assez content de ma journe.

    J ai trouv mon nouvel ange avec un caractre de tris

    tesse sur sa jolie figure.

    Un jeune paysan, me dit-elle, neveu de mon htesse,

    et trs discret ce quelle m assure, et qui connat une

    converse de mon couvent, est arriv de Chambri il y a une

    heure, et lui a dit quil avait su de la mme converse quaprs-

    demain deux converses partiraient la pointe du jour pour

    venir ici me prendre et me reconduire au couvent. Voil

    toute la raison de ma tristesse et de mes pleurs.

    [1931] Elle ne devait les envoyer quen huit ou dix

    jours.

    Elle sest hte.

    Nous sommes malheureux mme dans les bonheurs.

    Dtermine-toi. Allons Rome.

    Non. J ai assez vcu. Laisse-moi retourner mon tom

    beau.

    Aprs notre souper j ai dit la paysanne quelle devait

    envoyer son neveu Chambri, et lui donner ordre de partir

    et retourner chez elle dans le mme moment que les converses

    partiraient ; il serait ainsi arriv chez nous, allant vite,

    deux heures au moins avant elles; j ai promis mon ange

    de rester avec elle jusqu leur arrive. J ai ainsi dissip

    sa tristesse ; mais je lai quitte minuit pour tre chez moi

    le matin, m tant engag de donner djeuner au marquis,

    qui vint avec sa matresse et deux autres dames accompa

    gnes de leurs amis.

    Outre le chocolat, je leur ai donn tout ce que j ai pu

    inventer, et qui peut appartenir un soi-disant djeuner,

    et aprs cela j ai ordonn Le-duc de fermer ma chambre,

    et de dire tout le monde que j tais indispos et occup

  • 14 HISTOI RE DE MA VIE

    crire dans mon lit, forc ne recevoir personne. Je lui ai

    dit que je resterais dehors toute la journe, la nuit, et tout

    le lendemain. Je lui ai enfin ordonn de m attendre jusqu

    mon retour, ne quittant ma chambre que lorsquil ne pour

    rait pas sen dispenser. Je suis all dner avec ma passion,

    dtermin ne la quitter quune demi-heure avant larrive

    des converses.

    Quand elle me vit, et quelle sut que je ne la quitterais

    plus quune demi-heure avant larrive des doux femmes

    que labbesse lui enverrait, elle tressaillit de joie. Nous

    enfantmes le projet de nous passer du dner, mais de souper

    dlicatement et daller nous coucher aprs pour ne nous lever

    que lorsque le [1932] jeune homme viendrait nous annoncer

    larrive des deux nonnes. Nous en avertmes dans linstant

    la paysanne qui trouva notre pense sublime.

    Nous ne trouvmes pas les heures longues. La matire

    de parler ne manque jamais deux amants puisquils sont

    eux-mmes les sujets de leurs discours. Aprs un souper trs

    dlicat, nous passmes douze heures au lit faisant lamour,

    et tour tour dormant. Le lendemain aprs avoir dn nous

    nous recouchmes, et quatre heures la paysanne monta

    pour nous dire qu six les converses arriveraient. Nous

    prmes alors lun de lautre tous les congs que nous pmes

    et j ai cachet le dernier de mon sang. Si la premire M. M.

    lavait vu, la seconde devait le voir aussi, et elle en fut

    effraye, mais je lai facilement calme. Je lai prie de

    me garder cinquante louis, lassurant que j irais les reprendre

    sa grille avant que deux ans scoulent, et elle connut la

    raison qui lempchait de me refuser ce plaisir. Elle employa

    le dernier quart dheure verser des larmes et je nai retenu

    les miennes que pour ne pas augmenter sa douleur. Aprs

    avoir promis la paysanne que je la reverrais le soir du len

    demain, je suis retourn chez moi, o je me suis couch pour

    me lever la pointe du jour et aller sur le chemin de Cham-

    bri. A un quart de lieue dAix, j ai vu mon ange qui allait

    VOLUME 1 - CHAPITRE I 15

    pas lents, et les deux bguines (11) qui au nom de Dieu

    me demandrent laumne. Je leur ai donn un louis, et

    le bon voyage. M. M. ne me regarda pas.

    Retournant sur mes pas, je suis all chez la paysanne,

    qui me dit que M. M. tait partie la pointe du jour ne lui

    recommandant autre chose que de me dire quelle m atten

    dait la grille. Aprs avoir donn son neveu tout largent

    blanc que j avais, je suis all faire lier sur ma voiture tout

    mon bagage, et je serais parti dabord, si j avais eu des che

    vaux. Je fus sr den avoir deux heures. Je vais lauberge

    et je monte chez le marquis pour prendre [1933] cong.

    Je trouve sa matresse toute seule. Je lui dis que je devais

    partir deux heures ; elle me rpond que je ne partirais pas,

    que je lui ferais le plaisir de rester l encore deux jours. Je

    lui dis que j tais trs sensible son empressement, mais

    quune affaire de la plus grande importance m obligeait

    partir. Me disant toujours que je devais rester, elle se met

    debout devant un grand miroir, et elle dlace son corset

    pour le lacer mieux aprs avoir arrang sa chemise. Faisant

    ce mange, elle me laisse voir des globes faits pour rendre

    vaine toute rsistance, mais je fais semblant de ne pas les

    voir. Je voyais un projet fait, mais j tais dcid lventer.

    Elle met un pied sur le bord du canap o j tais assis, et

    sous prtexte de se mettre une jarretire au-dessus du genou

    elle me laisse voir une jambe faite au tour, et sautant

    lautre elle me laisse entrevoir des beauts qui m auraient

    dompt si le marquis ne ft pas survenu. Il me propose

    un quinze petit jeu, la dame veut tre de moiti avec moi,

    j ai honte le refuser ; elle sassied prs de moi ; elle lui

    faisait le service. Quand on vint dire quon avait servi, j ai

    quitt perdant quarante louis. Madame me dit quelle m en

    devait vingt. Au dessert Le-duc m annonce une voiture la

    porte. Je me lve, madame me dit quelle me devait vingt

    louis, elle veut me les payer, et elle m oblige de laccompa

    gner sa chambre.

  • 16 H IS T O IR E D E MA V IE [1934]

    D abord que nous y sommes, elle me dit srieusement

    que si je pars, je la dshonore, puisque toute la compagnie

    savait quelle stait engage me faire rester. Elle me

    dit quelle ne se croyait pas faite pour tre mprise, elle

    me jette sur le canap, et elle retourne la charge, liant

    de nouveau devant moi ses maudites jarretires. Ne pou

    vant pas nier de voir ce quelle voit que je voyais, je loue

    tout, je touche, je baise, elle se laisse tomber sur moi, et

    elle devient fire quand elle trouve la marque infaillible

    de ma sensibilit ; elle me promet, collant sa bouche sur

    la mienne, dtre toute moi le lendemain. Ne sachant plus

    comment faire pour me dlivrer, je la somme de sa parole,

    et je lui dis que j allais faire dteler prcisment dans le

    moment que le marquis entrait. Je descends comme si

    ctait pour revenir, lentendant me dire quil allait me

    donner ma revanche. Je ne lui rponds pas. Je sors de lau

    berge, je monte dans ma voiture, et je pars.

    BCECOIOCHAHrc,

    . )

    CH A PIT RE II

    Les filles du concierge. Les horoscopes.

    Mile Roman.

    e ne me suis arrt Chambri que pour changer de che

    vaux, et suis arriv Grenoble o, ayant intention de

    m arrter huit jours, et me voyant mal log (1), je nai pas

    fait dlier mes malles. J ai trouv la poste toutes les lettres

    que jattendais entre lesquelles une de Mme dUrf qui en

    contenait une autre adresse un officier lorrain, nomm

    baron de Valenglar. Elle me disait quil tait savant, et

    quil me prsenterait toutes les bonnes maisons de la ville.

    Je vais dabord trouver cet officier qui, aprs la lecture

    de la lettre, sofre mon service en tout ce qui dpendait

    de lui. Ctait un aimable homme dun certain ge, qui

    quinze ans avant ce temps-l avait t ami de Mme dUrf,

    et beaucoup plus de la princesse de Toudeville sa fille. Je

    lai pri de me trouver un bon gte, car lauberge j tais

    fort mal. Aprs y avoir un peu pens, il me dit quil pouvait

    me faire loger dans une maison magnifique hors de la

    ville (2), o je verrais l Isre. Le concierge tait cuisinier,

    et pour avoir lavantage de me faire la cuisine, il me loge

    rait pour rien, car la maison tant vendre, il esprait

    de trouver celui qui en deviendrait amoureux et lach

    terait. Elle appartenait la veuve de je ne me souviens

  • HISTOI RE D E MA VIE

    pas quel prsident. Nous allons la voir; je prends un appar

    tement de trois pices, je lui ordonne souper pour deux,

    lavertissant que [1935] j tais friand, gourmet, et point du

    tout avare. Je prie en mme temps M. de Valenglar de

    vouloir bien souper avec moi. Le concierge me dit que si

    je ne me trouverais pas content je le lui dirais ; il a dabord

    envoy lauberge un homme avec mon billet, o j ordon

    nais Le-duc de passer mon nouveau logement avec tout

    mon bagage ; ainsi me voil bien log. Je vois, rez-de-chausse,

    trois charmantes filles et la femme du concierge qui me

    font la rvrence. M. de VaJenglard me mne au concert (3)

    me disant quil me prsenterait tout le monde. Je lai pri

    de ne me prsenter personne me rservant lui dire,

    quand j aurais vu les dames, quelles seraient celles qui

    m inspireraient le dsir de les connatre.

    La seule qui me frappa dans toute la grande compagnie

    fut une jeune et grande demoiselle lair modeste, brune,

    trs bien faite, et mise trs simplement. Cette fille trs

    intressante, aprs avoir gliss ses beaux yeux sur moi une

    seule fois, sobstina ne plus me regarder. Ma vanit me

    fit dabord penser que ce ntait que pour me laisser en

    pleine libert d examiner la rgularit de sa beaut. Ce fut

    sur cette fille que j ai jet dans linstant un dvolu, comme

    si toute lEurope ne ft que le srail destin mes plaisirs.

    J ai dit Valenglar que je voudrais faire connaissance avec

    elle ; il me rpondit quelle tait sage, quelle ne recevait

    personne, et qu elle tait fort pauvre.

    Ces trois qualits augmentent mon envie.

    Je vous assure quil ny a rien faire.

    Cest ce que je dsire.

    Sortant du concert, je vous prsenterai sa tante

    que voil.

    Aprs m avoir fait cet honneur il vint souper avec moi.

    Ce concierge cuisinier me parut le pendant de Le-bel (4).

    11 me fit [1936] servir table par ses deux filles qui taient

    v o l u m e 7 - C HAPITRE II 19

    jolies comme des curs, et j ai vu Valenglard enchant de

    me voir content; mais je lai vu fch quand il v it en cinq

    fois quinze entres.

    Cet homme, me dit-il, se moque de vous et de moi.

    Cet homme, lui rpondis-je, a devin mon got. Navez-

    vous pas trouv tout excellent?

    - Cest vrai. Mais...

    Ne craignez rien. J aime la dpense.

    Excusez donc. Je dsire que vous soyez content.

    Il nous donna des vins exquis, et au dessert du ratafia (5)

    suprieur au visnat (6) des Turcs que j avais bu chez Josouf

    Ali dix-sept ans (7) avant ce temps-l. Quand il monta

    la fin du souper, je lui ai dit en prsence de ses filles quil

    mritait dtre le premier cuisinier de Louis XV.

    Faites toujours comme cela, et mme mieux si vous

    le pouvez; mais faites que j aie la carte toujours le lende

    main matin.

    Cest juste.

    Je vous prie aussi de me donner toujours des glaces,

    et de mettre sur ma table deux flambeaux de plus. Je vois

    l des chandelles (8), si je ne me trompe, et je ne veux pas

    en voir. Je suis Vnitien.

    Cest la faute, monsieur, de votre valet de chambre, qui

    se disant malade, sest mis au lit, mais aprs avoir bien soup.

    - Il est malade imaginaire.

    Il a pri ma femme de vous faire demain matin du

    chocolat quil lui a donn ; mais je le battrai moi-mme.

    Valenglard tonn et tout content, me dit quapparem

    ment Mme dUrf stait moque de lui, lui recommandant

    mon conomie. Nous restmes table jusqu onze heures,

    causant et vidant une bouteille de la divine liqueur de -

    Grenoble. Elle est compose deau-de-vie, de sucre, de

    cerises et de cannelle. Je lai remerci, le conduisant jusqu

    ma voiture qui le ramena chez lui ; je lai pri d tre soir

    et matin mon commensal, et il me le promit, except les

  • 20 HISTOI RE DE MA VIE VOLUME 1 - C HAPITRE II

    jours quil serait de garde. Je lui ai [1937] donn, en sou-

    pant, ma lettre de change sur Zappata (9) que j ai endosse

    sa prsence avec le nom de Seingalt sous lequel Mme dUrf

    m annonait. Il massura quil me la ferait escompter le

    lendemain ; et il m a tenu parole. Un banquier me porta

    neuf heures quatre cents louis. J en avais treize cents dans

    ma cassette. J avais toujours peur dpargner. Je ressentais

    le plus grand plaisir songeant que Valenglard crirait tout

    ce quil avait vu et entendu lavare Mme dUrf qui

    avait la rage de me prcher toujours lconomie. J ai ri

    rentrant dans mon appartement quand j ai vu les deux

    filles du concierge.

    Le-duc na pas attendu que je lui dise quil devait trouver

    un prtexte pour se dispenser de me servir. Il savait que

    quand dans les maisons o je logeais il y avait des jolies

    filles, je ne le voyais pas avec plaisir ma prsence.

    Voyant ces deux filles qui avaient lapparence dtre trs

    honntes, empresses me servir avec lair de la plus grande

    confiance, le caprice me vint de les convaincre que je la

    mritais. Elles me dchaussrent, elles me coiffrent de nuit,

    et elles me passrent en tout honneur la chemise. Quand je

    fus couch, je leur ai dit de m enfermer, et de me porter

    mon chocolat huit heures.

    Je ne pouvais pas m empcher de descendre en moi-mme

    pour me trouver heureux. Parfaite sant la fleur de mon

    ge, sans nul devoir, sans avoir besoin de prvoir, pourvu

    de beaucoup dor, ne dpendant de personne, heureux au jeu,

    et favorablement accueilli des femmes qui m intressaient,

    je n avais pas tort de me dire saute marquis.

    Je me suis endormi pensant la demoiselle qui m avait

    frapp si fort au concert. Certain de faire connaissance

    avec elle, j tais curieux de voir ce qui en arriverait. Elle

    tait sage et pauvre, et moi sage et riche : elle ne devait

    donc pas mpriser mon amiti.

    [1938] Le lendemain huit heures, je vois ma porte sou

    vrir et une des deux filles du concierge qui me porte mon

    chocolat, me disant que Le-duc avait eu la fivre, et que

    sa cousine allait lui porter un bouillon son lit. Je trouve

    mon chocolat trs bien fait, je lui demande son nom, elle

    me rpond quelle sappelait Rose, et sa sur Manon, et

    la voil avec ma chemise quelle avait repasse. Je la remercie

    et lui dis quelle ne devait sincommoder que pour me

    repasser les chemises dentelle. La gentille Manon me dit

    en rougissant quelle coiffait son pre et Rose me dit en

    riant quelle le rasait.

    Ainsi, leur rpondis-je, vous aurez toutes les deux la

    mme bont pour moi jusqu la gurison de Le-duc.

    Curieux de me voir ras par cette fille, je me lve la

    hte, tandis quelle va chercher de leau chaude. Manon

    arrange sur ma toilette poudre, pommade, et tout ce quil

    lui fallait. Rose revient, et aprs stre acquitte mer

    veille, je lui offre mes trennes lui prsentant ma figure

    rase et lave dans le moment ; elle ne pouvait pas tre

    plus propre. Elle ne me comprend pas; je lui dis dun ton

    srieux quoique doux quelle me mortifierait si elle refusait

    de m embrasser. Elle sexcuse avec un fin sourire, me disant

    que ce ntait pas la mode Grenoble; j insiste, je lui dis

    quelle ne me rasera plus ; son pre entre avec la carte, il

    entend la question, il dit que ctait la mode Paris, quelle

    lembrassait aussi aprs lavoir ras, et quelle devait tre

    avec moi aussi polie quelle ltait avec lui. Elle m embrassa

    alors avec un air de soumission qui fit rire Manon.

    Ton tour viendra, lui dit-il, aprs que tu auras accom

    mod ses cheveux.

    Ctait le vrai moyen de ne me faire rien rabattre de son

    compte ; mais cela ne lui aurait pas t ncessaire, car je

    lai trouv honnte, et ne lui ayant rien rabattu je lai vu

    partir trs content. Je lui ai assign un prix fixe pour

    lavenir ne voulant pas avoir lembarras dexaminer un

    compte tous les jours.

  • 22 HISTOI RE DE MA VIE

    Manon me coiffa aussi bien que ma feue gouvernante,

    dont [1939] je me souvenais toujours avec plaisir, et m em

    brassa aprs, se montrant moins gne que sa sur. J ai

    trs bien augur de toutes les deux. Elles descendirent quand

    elles virent le banquier qui sannona, me disant quil me

    portait quatre cents louis.

    Ce banquier qui tait un jeune homme, me dit aprs

    m avoir compt la somme, que m tant log dans cette

    maison, je devais me trouver heureux.

    Certainement, lui rpondis-je, car ces deux surs sont

    charmantes.

    E t leur cousine est encore plus jolie. Elles sont

    sages.

    E t je les crois aussi leur aise.

    Leur pre a deux mille livres de rente (10) ; elles

    deviendront femmes de marchands, et elles seront ma

    tresses de choisir.

    Aprs son dpart, je descends, curieux de voir la cousine.

    Je vois le concierge, je lui demande o tait la chambre

    de Le-duc, et il me montre la porte. J entre, "t je le vois

    au lit en robe de chambre, un livre la main, et avec une

    face qui ne ressemblait pas celle d un malade.

    Quas-tu donc?

    Je m en donne. Je suis devenu malade hier dabord

    que j ai vu ces trois princesses qui valent bien la gouver

    nante de Soleure, qui n a pas voulu que je l embrasse. On

    me fait cependant un peu trop attendre un bouillon.

    Monsieur Le-duc, tu es un faquin.

    Voulez-vous que je gurisse?

    Je veux voir cette comdie finie, car elle m ennuie.

    Je vois arriver le bouillon port par la cousine. Je trouve

    que le banquier avait raison. Je remarque que servant

    Le-duc elle avait un air de matresse, tandis que mon

    Espagnol navait lair que de ce quil tait.

    Je dnerai dans mon lit, lui dit-il.

    V OL UME 1 - C HAPITRE II 23

    Vous serez servi.

    Elle sen va.

    Elle fait la princesse, me dit-il, mais elle ne men

    impose pas. Vous la trouvez jolie, nest-ce pas?

    Je te trouve insolent. Tu fais le singe, et tu me dplais.

    Lve-toi, et viens me servir table. Aprs tu mangeras seul,

    et on te respectera ; mais tu ne logeras plus dans cette

    chambre. Le concierge te dira o tu trouveras ton lit.

    Rencontrant cette cousine en sortant, je lui dis que

    j tais jaloux de lhonneur quelle faisait mon valet, et

    quainsi je la priais de ne plus sen donner la peine. Aprs

    cela j ai dit au concierge de le faire coucher [1940] dans un

    cabinet o je pusse le sonner la nuit si j avais besoin de

    lui. Je suis all crire jusqu larrive de Valenglar.

    Je lai reu, lembrassant et le remerciant de m avoir

    log comme je le dsirais. Il me dit quil venait de faire une

    visite la dame laquelle il m avait prsent. Elle tait

    femme dun avocat qui s'appelait Morin, et tante de la

    demoiselle qui m avait intress; quil le lui avait dit et

    quelle lui avait promis de lenvoyer chercher et de la faire

    rester avec elle toute la journe.

    Aprs avoir fait excellente chre, nous allmes chez

    Mme Morin qui me reut avec laisance parisienne. Elle

    tait mre de sept enfants quelle me prsenta. Sa fille

    ane qui avait douze ans, et qui ntait ni jolie ni laide,

    me parut en avoir quatorze, et je le lui ai dit. Elle alla

    alors chercher un petit livre dans lequel elle me fit lire

    lanne, le jour, lheure et la minute de sa naissance. Voyant

    cette exactitude, je lui demande si on en avait tir lhoros

    cope ; elle me rpond quelle navait trouv personne capable

    de lui faire ce plaisir. Je lui rplique quil tait toujours

    temps ; et Dieu a voulu que je lui ajoute que ce serait moi

    qui le lui ferais.

    Dans cet instant, M. Morin entre, elle me le prsente,

    et aprs les politesses dusage, elle retourne sur le propos

  • 24 HISTOI RE DE MA VIE

    de lhoroscope. Cet homme me dit sensment que lastrologie

    judiciaire (11) est une science, sinon fausse, du moins trs

    suspecte, quil y avait donn dedans quelque temps, mais

    qu la fin il lavait quitte se contentant des vrits non

    douteuses que lui apprenait lastronomie. Valenglar qui

    croyait lastrologie lui livre combat ; et en attendant je

    copie le moment de la naissance de Mlle Morin. Son pre

    sourit baissant la tte, et je vois sa pense ; mais je suis

    bien loin de me ddire. Je m tais dtermin ce jour-l

    devenir astrologue.

    Mais voil la belle demoiselle qui entre, et sa tante qui

    me la prsente par le nom de Roman-Coupier fille de sa

    sur. Elle [1941] linforme tout de suite de lardent dsir

    de la connatre quelle m avait inspir au concert. Elle ne

    rpond quen rougissant, me faisant une belle rvrence,

    et baissant des yex noirs dont je ne me souvenais pas

    davoir vu les plus beaux. Elle avait lge de dix-sept

    ans (12), la peau trs blanche, les cheveux noirs avec trs

    peu de poudre, la taille avantageuse, les dents superbes,

    et sur sa bouche le gracieux rire de la modestie allie la

    complaisance.

    Aprs plusieurs propos de socit, M. Morin tant all

    ses affaires, on me proposa un quadrille (13) o on trouva

    mon malheur incroyable ayant perdu un louis. J ai trouv

    dans Mlle Roman un esprit sage, sans fard, sans brillant

    et sans aucune prtention; une gaiet toujours gale, et

    une adresse admirable faire semblant de ne pas entendre

    dans la repartie un compliment trop flatteur ou un bon mot

    quelle naurait pu relever quen se montrant instruite de

    ce quelle devait faire semblant dignorer. Habille trs

    proprement, elle n avait sur elle rien de ce superflu qui

    indique une certaine aisance, point de boucles doreilles,

    point de bague, point de montre, elle navait au cou quun

    ruban noir do pendait une petite croix dor. Sans cela

    je ne me serais pas permis de regarder sa belle gorge qui

    V OLUME 1 - CHAPITRE II 25

    nexcdait en rien, et que la mode et lducation lavaient

    habitue en laisser voir un tiers avec la mme innocence

    quelle laissait voir tout le monde ses joues o les roses

    se mlaient aux lis. Examinant son maintien pour deviner

    si je pouvais esprer, je n y ai pu rien comprendre ; elle ne

    fit aucun mouvement ; elle ne me donna aucune rponse

    faite pour me donner la moindre esprance ; mais elle ne me

    donna non plus jamais le moindre motif de dsesprer. Une

    petite dmarche m a cependant fait un peu esprer. Pendant

    le souper, sous le prtexte daccommoder sa serviette, je lui

    ai serr [1942] la cuisse sans avoir trouv sur sa figure rien

    qui pt indiquer quelle dsapprouvait la libert que j avais

    prise. J ai pri toute la compagnie venir le lendemain

    dner et souper chez moi, avertissant Mme Morin que je ne

    sortirais pas, et quainsi elle pourrait se servir de ma voi

    ture qui serait sa porte pour attendre sa commodit. Aprs

    avoir mis Valenglar chez lui, je suis all mon logis faisant

    des chteaux en Espagne sur la conqute de Mlle Roman.

    J ai dabord averti le concierge que le lendemain nous

    serions six dner et souper. Le-duc me mit au lit me

    disant que pour le punir je m tais puni, et me demandant

    sil me coifferait. Je lui ai dit quil pouvait aller se pro

    mener par Grenoble ne se rendant la maison qu lheure

    de servir table.

    J irai prendre la v...

    Je te ferai gurir lhpital.

    Hardi, insolent, malin, libertin, mais obissant, secret et

    fidle, je devais le souffrir. Le lendemain, Rose, venant me

    porter mon chocolat, me dit en riant que mon valet de

    chambre avait envoy chercher une voiture et un valet de

    louage, et quaprs stre habill en seigneur, l pe ct,

    il tait all, comme il lavait dit lui-mme, faire des visites.

    Nous avons ri. Une minute aprs entra Manon. J ai dabord

    vu que ces filles staient donn le mot pour ne jamais se

    trouver tte tte avec moi lune sans lautre. Je naimais

  • 26 H ISTOI RE DE MA VIE

    pas cela. Deux ou trois minutes aprs m tre lev, je vois

    entrer la cousine avec un paquet sous le bras.

    Je suis bien charm de vous voir, ma belle demoiselle,

    et de vous voir riante, car hier vous me partes trop s

    rieuse.

    Cest que M. Le-duc est apparemment plus grand sei

    gneur que vous, et vous sentez que je ne devais pas oser

    rire ; mais vous m auriez vue rire il y a une demi-heure

    quand je lai vu tout dor monter en voiture. ,

    Vous a-t-il vue rire? t.

    Sil na pas t aveugle.

    Il sera piqu [1943].

    J en suis bien aise.

    Vous tes charmante. Quavez-vous dans ce paquet?

    Des plats de notre mtier. Voyez. Ce sont des gants (14)

    faits et brods par nous pour hommes et pour femmes.

    Je les trouve beaux. Combien cote donc toute cette

    marchandise?

    Marchandez-vous?

    Toujours.

    Cest bon savoir.

    Aprs avoir un peu parl entre elles, la cousine prend la

    plume, compte les douzaines, marque les diffrents prix,

    puis elle additionne et elle me dit que tout cela cotait

    deux cent dix livres. Je lui donne neuf louis (15), et je lui

    dis de me rendre quatre livres.

    . Vous m avez dit que vous marchandez.

    Vous avez eu tort de le croire.

    Elle rougit, et elle me donna les quatre livres. Aprs

    m tre fait raser par Rose, elles reurent sans faon mes

    trennes, et la cousine qui fut la dernire me fit sentir sa

    langue humecte de nectar. J ai vu quelle serait bonne

    la premire occasion. Rose me demanda si elles oseraient

    venir servir table.

    Je vous en prie.

    VOLUME 7 - CHAPITRE II 27

    Mais nous voudrions savoir qui vous donnez

    dner, car si cest des officiers de la garnison, ils sont

    presque tous si libertins que nous n oserions.

    Je leur ai alors dit que ctait Mme Morin et Mlle Ro

    man, et elles en furent enchantes. La cousine me dit quil

    ny avait pas Grenoble une fille ni plus jolie ni plus sage

    que Mlle Roman, mais quelle trouverait difficilement un

    mari parce quelle navait rien ; je lui ai rpondu quelle

    trouverait un homme riche qui valuerait un million sa

    beaut et sa sagesse. Aprs m avoir coiff, Manon partit

    avec sa cousine, et Rose tant reste pour m habiller je

    lai un tant soit peu attaque ; mais stant trop bien d

    fendue je lui ai demand excuse, lassurant que cela narri

    verait plus. Quand je fus habill, je me suis enferm pour

    tirer lhoroscope que j avais promis Mme Morin. J ai

    rempli facilement huit pages de la savante [1944] charlata-

    nerie. Mtant particulirement appliqu dire ce qui devait

    tre arriv sa fille jusqu lge quelle avait alors, et

    ayant dit vrai, on na pas dout de mes prdictions. Je ne

    risquais rien, car elles taient toutes tayes par des si.

    Les si firent toujours toute la science des astrologues,

    tous fous ou fripons. Relisant cet horoscope et le trouvant

    blouissant, je ne m en suis pas tonn. tant savant dans

    la cabale, je devais ltre aussi dans lastrologie.

    A m idi et demi, toute la compagnie arriva, et une

    heure nous nous mmes table. J ai connu que le concierge

    tait un homme dont il fallait plutt diminuer le courage

    que tcher de le lui augmenter. Mme Morin fut trs gracieuse

    avec les trois filles quelle connaissait trs bien, et Le-duc

    se tin t toujours derrire sa chaise, trs attentif la servir,

    vtu avec un habit qui tait plus beau que le mien. A la fin

    du dner, Mlle Roman m ayant fait compliment sur les

    trois beauts que j avais mon service dans cette jolie

    maison, j ai parl de leur talent, et tant all prendre les

    gants que j avais achets, quand je les ai vu lous, je me

    2

  • 28 HISTOI RE DE MA VIE

    suis si bien pris quelle en a accept une douzaine, encourage

    par sa tante et sa cousine qui me firent le mme honneur.

    Aprs cela j ai donn Mme Morin lhoroscope de sa fille

    que son mari lut. Malgr quil n y crt pas, il dut ladmirer,

    car tout tait analogue linfluence des plantes qui fai

    saient ltat du ciel dans la minute de la naissance de la fille.

    Aprs avoir pass deux heures parlant dastrologie, et deux

    autres jouer au quadrille, nous allmes nous promener au

    jardin o on eut la politesse de me laisser causer en toute

    libert avec la belle Roman. Tous les propos que je lui ai

    tenus ne roulrent que sur la passion quelle m avait ins

    pire, sur sa beaut, sur sa sagesse, sur la puret de mes

    intentions, et sur la ncessit [1945] que j avais d tre aim

    pour ne pas rester malheureux tout le reste de mes jours.

    Elle me rpondit que si Dieu lui avait destin un mari, elle

    se croirait heureuse sil me ressemblait ; j ai coll mes lvres

    sur sa main, et tout en flamme je lui ai dit que j esprais

    quelle ne me ferait pas languir. Elle sc tourna alors cher

    chant des yeux sa tante. L air devenant obscur, elle crai

    gnait ce qui pouvait fort bien lui arriver.

    Nous remontmes dans lappartement, o pour les amuser

    je leur ai fait une petite banque de pharaon. Mme Morin

    donna de largent aux deux demoiselles qui navaient pas le

    sou, et Valenglard fit si bien leur jeu que quand j ai fini

    de tailler pour aller souper j ai eu le plaisir de voir que

    chacun avait gagn.

    . Nous restmes table jusqu minuit. Le vent (16) qui

    venait des Alpes tant trop fort, je nai pas os insister sur

    une promenade au jardin. Mme Morin partit m accablant

    de remerciements, et j ai embrass, mais avec toute la

    dcence (17).

    Entendant chanter dans la cuisine, j entre, et je vois que

    ctait Le-duc ivre ne pas pouvoir se tenir debout. Quand

    il me voit il savance pour me demander pardon, et il tombe,

    puis il vomit. On le porta au lit. J ai cru cet accident favo

    VO L UME 7 - CH AP IT RE II 29

    rable lenvie que j avais de rire ; et cela aurait pu tre si

    les filles ne fussent venues toutes ensemble. Ce qui est bon

    une fois ne vaut rien une autre. Le caractre de ces filles

    tait tel que je n aurais jamais pu les avoir quune la fois,

    toujours linsu des deux autres. Je ne devais pas m ex

    poser manquer une attaque qui ensuite m aurait fait perdre

    lespoir de les avoir une une. Je voyais Rose qui ouverte

    ment jalouse de la cousine espionnait mes regards. Quand

    je fus au lit je les ai remercies, et elles sen allrent.

    Le lendemain Rose entra seule, me demandant un bton

    de chocolat, et me disant que Le-duc tait malade tout de

    bon. Elle me porte ma [1946] cassette, et lui donnant le

    bton de chocolat je lui prends la main, et je lui fais sentir

    que je laimais, elle joue linsulte et elle sen va. Manon

    vient mon lit me montrant une manchette que j avais

    dchire et me demandant si je voulais quelle laccommodt.

    Je lui prends la main en biaisant, et quand elle voit que

    je veux la lui baiser elle la retire, elle se baisse, et elle me

    laisse prendre le baiser que je voyais sur ses lvres entrou

    vertes ; je reprends vite sa main et la chose tait dj en

    tame lorsque la cousine entre. Manon retire sa main et

    tenant la manchette, a lair dattendre ma rponse. Je lui

    dis d un air distrait, et faisant semblant de ne pas voir la

    cousine, quelle me ferait plaisir laccommoder quand elle

    en aurait le temps, et elle sen va.

    Pouss bout par ces deux contretemps je pense que la

    cousine ne me fera pas faux-bond, car j en avais reu des

    arrhes la veille. Je lui demande un mouchoir, elle me le

    donne, elle no me dispute pas le baiser et elle m abandonne

    sa main, et cela allait tre fait, si Rose ntait pas arrive

    avec mon chocolat. Rien ne fut plus facile la cousine et

    moi que reprendre bonne contenance dans linstant ; mais

    ce troisime contretemps me m it en fureur. J aurais volon

    tiers tu Rose ; mais j ai d dissimuler, je boudai, mais jen

    avais le droit en consquence de la faon dont elle m avait

  • 30 H ISTOI RE DE MA VIE

    rebut un quart dheure auparavant. Le chocolat me parut

    mal fait ; ce ntait pas vrai ; mais je le lui ai dit. Je me suis

    lev, je n ai pas voulu quelle me rase ; mais j ai laiss que

    Manon me coiffe ; les deux autres descendirent faisant sem

    blant de faire cause commune ; mais Rose en voulait la

    cousine plus encore qu Manon. Dans ce moment, voil

    Valenglard.

    Cet homme qui avait beaucoup dhonneur et de bon sens,

    malgr quil donnt dans les sciences abstraites, me dit

    en dnant quil me trouvait un peu triste, et que si cela

    drivait de quelque ide que je pusse avoir conue sur la

    jeune Roman, il me conseillait ne pas y penser, moins

    que je ne me dterminasse la demander pour ma femme.

    Je lui ai rpondu que je partirai dans peu de jours. Nous

    la trouvmes chez sa tante.

    [1947] Elle me reoit avec lair dune amiti qui me flatte

    et m encourage lembrasser, la faisant asseoir sur mon

    genou. Sa tante rit, elle rougit un peu, et elle me donne

    an petit papier, puis elle se sauve. J y lis lan, le jour,

    lheure et la minute de sa naissance ; j entends tout. Sa

    fuite de mes bras voulait dire que je ne pouvais esprer

    quelques faveurs quen lui tirant lhoroscope. Pensant

    en tirer parti, je lui dis que je lui dirais si je pouvais lui

    faire ce plaisir ou non le jour suivant chez moi, et la nuit

    pour y danser. Elle regarde sa tante, et ma proposition est

    accepte.

    On annonce Le [lusse. Je vois un homme de mon ge, trs

    bien fait, vtu de voyage, et un peu grle. Il se prsente

    bien, Mme Morin lui fait gracieux accueil, il parle bien, il

    est tristement riant, il me regarde peine, et il ne dit jamais

    le mot Mlle Roman. Vers le soir M. Morin arrive, et le

    Russe lui donne une fiole remplie dune eau blanche ; puis

    il veut partir, mais on le retient souper.

    On parle table de son eau prodigieuse. M. Morin me

    dit quen trois minutes il avait fait disparatre une contusion

    VOLUME 7 - CHAP IT RE II 31

    au front un jeune homme frapp par une bille saute quon

    croyait lui avoir cass los. M. le Russe n avait fait que le

    frotter avec son eau. Il dit modestement que ctait une

    bagatelle de sa composition, et il parla beaucoup chimie

    avec Valenglar. Je ne me suis occup que de ma belle,

    lespoir de lavoir le lendemain m ayant t lapptit.

    Reconduisant Valenglar son quartier, il me dit que per

    sonne ne connaissait ce Russe, et que malgr cela on le

    recevait dans toutes les maisons.

    A-t-il un quipage?

    Rien : ni domestique, ni argent, il est ici depuis quinze

    jours; mais il ne demande rien personne. A l auberge on

    lui fait crdit ; on suppose quil attend de quelque part ses

    domestiques et son quipage.

    Il serait plus facile de le supposer vagabond.

    Il nen a pas lair comme vous avez vu ; [1948] et

    encore il a des boucles de pierres fines. On les voit.

    On peut se tromper. Il les vendrait.

    De retour chez moi, ce fut Rose toute seule qui vint me

    coiffer de nuit, mais poursuivant bouder. Je lai excite

    devenir gaie ; mais la trouvant rsistante je lui ai dit de

    me laisser dormir et de dire son pre que je voulais donner

    un bal dans la nuit suivante dans la salle rez-de-chausse

    attenante au jardin, et un souper pour dix-huit vingt per

    sonnes. Le lendemain matin je lui ai confirm lordre lui

    disant que je dsirais que ses filles dansassent.

    Dans le moment quil descendait avec Rose, Manon entra

    et vint mon lit pour savoir quelles dentelles je voulais ;

    mais ce ne fut quun prtexte : je lai trouve douce comme

    un mouton, et amoureuse comme un pigeon, et nous finmes ;

    mais un moment plus tard Rose nous aurait surpris. Elle

    entra avec Le-duc qui vint me demander la permission de

    danser, me promettant dtre sage, Rose faisant caution pour

    lui. J y ai consenti, lui disant quil devait remercier Mlle Rose.

    J ai reu un billet de Mme Morin qui me demandait si

  • 32 H IS T O IR E D E MA V IE

    elle pouvait inviter mon bal deux dames de sa connais

    sance avec leurs filles, et je lui ai rpondu quelle me ferait

    plaisir engageant aussi des hommes, ayant ordonn une

    table de vingt couverts.

    Elle vint dner avec sa nice et Valenglard, sa fille ayant

    faire une longue toilette, et son mari ayant des affaires

    jusqu la nu it; ainsi nous ne fmes que quatre dner;

    mais elle m assura que j aurai nombreuse compagnie souper.

    La Roman avait la mme robe et tait coiffe comme

    tous les jours; mais elle n aurait jamais pu me paratre plus

    belle. Debout, devant moi assis, appuyant ses genoux contre

    les miens, elle me demanda si j avais pens son horoscope.

    Je lui ai [1949] rpondu, la prenant par une main et la

    faisant tomber assise sur moi, quelle laurait le surlende

    main. Dans cette position j ai bais dix fois la charmante

    bouche de cet tre cleste dont j tais n pour faire la des

    tine ; mais elle ne louvrit que pour me prier de modrer mon

    feu. Elle tait plus tonne queffraye de me voir trem

    blant, mais se dfendant de moi elle ne quitta jamais la

    srnit de son front ; elle ne dtourna jamais son visage,

    elle ne dtacha jamais ses yeux des miens. Me rendant sa

    prire, je suis devenu calme, et elle ne bougea pas. J ai vu

    sortir de scs yeux lair de satisfaction que donne une vic

    toire remporte par un ennemi gnreux qui rend les armes

    au vaincu lui disant : Sers-t-en encore contre moi si tu en

    as le courage. Mon silence applaudissait la vertu de la

    noble Roman.

    Mme Morin vint sasseoir sur mon autre genou pour me

    demander quelque explication sur lhoroscope de sa fille.

    Elle me dit que pour sassurer que j aurais mon bal quatre

    beauts, elle navait eu besoin dcrire que deux billets.

    Je nen aurai quune, me. suis-je cri regardant sa

    nice.

    Dieu sait, dit Valenglar, ce que tout Grenoble spculera

    demain sur ce bal.

    v o l u m e i - C HAPITRE II

    On dira, dit la Morin sa nice, qu on a t tes

    noces.

    Oui. On parlera de ma magnifique robe, de mes den

    telles et de mes diamants.

    De votre beaut, lui dis-je dun air srieux, de voire

    esprit, et de votre sagesse, qui feront le bonheur de l homme

    qui vous possdera.

    On se tut, parce quon crut que je parlais de moi. Si

    j avais su comment m y prendre, je lui aurais bien offert

    cinq cents louis; mais la difficult aurait consist dans

    larrangement du contrat, car je n aurais pas voulu les

    donner pour bagatelle.

    Nous entrmes dans ma chambre coucher, et tandis que

    la Roman samusait considrer les beaux bijoux que j avais

    sur ma toilette, sa tante et Valenglard examinaient les

    brochures que j avais sur ma table de nuit. Je vois la daine

    qui sapproche [1950] de la fentre, attentive regarder

    quelque chose quelle tenait entre ses mains. Je me souviens

    davoir laiss l le portrait de M. M. Je cours vers elle, et je

    la supplie de me rendre ce portrait indcent. Elle me rpond

    que lindcence ntait rien, mais que ce qui lavait sur

    prise tait une ressemblance.

    Je vois tout, et je frmis de mon indiscrtion involontaire.

    Madame, lui dis-je, cest le portrait d une Vnitienne

    que j ai aime il y a sept ans.

    Je le crois, mais cest fort. Ces deux M, ces dpouilles

    de la religion sacrifie lamour, tout concourt augmenter

    ma surprise.

    Elle est religieuse et elle sappelle M. M.

    E t une nice la mode de Bretagne que j ai Chambri

    sappelle aussi M. M., et est religieuse du mme ordre que

    la vtre. Je vous dirai davantage. Elle a t Aix, do vous

    venez, pour gurir dune maladie.

    Je ne sais rien de tout cela.

    Si vous retournez Chambri, allez lui faire une

    U. 8. Bonn

  • 34 H ISTOI RE DE MA VIE V OL UME 7 - CH AP ITRE I I 35

    visite de ma part, et votre surprise sera gale la mienne.

    Madame, je vous promets dy aller mon retour

    dItalie ; mais je ne lui ferai pas voir ce portrait que je vais

    dabord enfermer.

    Ne le faites voir personne, je vous prie.

    A huit heures tous les invits arrivrent, et j ai vu chez

    moi tout ce quil y avait Grenoble de plus joli en femmes,

    et de plus galant en hommes. La seule chose qui me gna

    un peu furent les compliments dont on nest pas chiche

    dans toutes les provinces de France.

    J ai ouvert le bal avec la dame que Valenglard m a indi

    que, et chacune son tour j ai dans avec toutes ; mais

    avec la seule Roman les contredanses qui prcisment parce

    quelle tait mise avec la plus grande simplicit brillait plus

    que toutes les autres.

    Aprs une forte contredanse je monte ma chambre pour

    me mettre un habit plus lger, et une minute aprs je vois

    la [1951] cousine qui me demande si j avais besoin de

    quelque chose.

    Vous a-t-on vue entrer ici?

    Non, car je viens de l-haut. Mes cousines sont ia salle.

    Ma chre amie, vous tes belle comme un astre, et

    voil le moment o je dois vous prouver que je vous adore.

    Que faites-vous? Non, non, quelquun peut venir.

    teignez la bougie.

    Je lteins, et tout plein de la Roman, elle me trouve

    ti que je me serais trouv avec elle ; mais je navais pas

    besoin dillusion, car elle tait charmante. Je naurais peut-

    tre pas trouv la Roman si vive. Elle me pria de lpargner,

    et ce fut dit dans le moment quil fallait le dire ; je voulais

    recommencer, mais elle eut peur, et elle sen alla. J ai ral

    lum ma bougie, et aprs m tre habill je suis descendu.

    Nous avons dans jusquau moment que le roi des con

    cierges vint me dire quon avait servi.

    J ai vu un ambigu compos de tout ce quil y avait de

    plus dlicat, et qui couvrait toute la table ; mais ce qui plut

    lexcs principalement aux dames fut la quantit de

    bougies. La compagnie tant de trente, je ne me suis pas

    mis table, mais une autre moins grande, o les vtrans

    sassirent avec moi avec plaisir. Ils me firent tous les plus

    grandes instances de passer dans leur ville lautomne ; et

    je suis sr quils m auraient ft, car la noblesse (18) de

    cette ville est accomplie. Je leur ai dit que si je pouvais

    m arrter je serais enchant de connatre la famille d un

    homme illustre qui avait t grand ami de mon pre.

    Quelle est donc cette famille? me demandrent-ils

    tous la fois.

    Bouchenu de Valbonnais (19).

    Ctait mon oncle. Hlas, monsieur ! Venez chez nous.

    Vous avez dans avec ma fille (20). Dites-moi, de grce,

    comment sappelait Monsieur votre pre.

    Cette fable que j ai invente sur-le-champ parut un coup

    de thtre, et me fit devenir une merveille. Nous nous

    levmes [1952] tous la fois et nous allmes recommencer

    le bal.

    Aprs une contredanse, voyant Mme Morin, sa nice et

    Valenglard aller dehors pour prendre le frais, je suis sorti

    aussi, et nous promenant au clair de lune j ai introduit la

    Roman sous une alle couverte ; mais les sduisants dis

    cours que je lui ai tenus furent tous vains. La tenant serre

    entre mes bras transport du plus ardent amour, elle ne put

    pas se drober la fougue de mes baisers, mais sa belle

    bouche ne m en rendit pas un seul, et ses belles mains plus

    fortes que les miennes mirent toujours un obstacle mes

    entreprises. tant arriv par un dernier effort et par surprise

    deux ou trois pouces de ce que je dsirais, elle me ptrifia,

    me disant avec un ton anglique :

    Ah I monsieur, soyez mon ami, et ne me perdez pas.

    Je lui ai demand pardon genoux, nous rejoignmes sa

    tante ; et nous retournmes la salle, mais j tais en fureur.

  • 36 H IS T O IR E D E MA V IE

    Je vais m asseoir dans un coin, je vois Rose, et je la prie

    de me porter une limonade. Elle me reproche, aprs me

    lavoir porte, que je n avais dans ni avec elle, ni avec sa

    sur, ni avec sa cousine. Je lui rponds que j tais fatigu,

    mais que si elle me promettait d tre bonne je danserais

    un menuet seulement avec elle.

    - Que faut-il que je fasse? me rpondit-elle.

    Que vous alliez m attendre sans lumire dans ma

    chambre coucher, quand votre sur et votre cousine seront

    occupes la contredanse.

    E t vous ne danserez aprs quavec moi?

    Je vous en donne ma parole.

    Je vous attendrai.

    J y fus ; je lai trouve amoureuse, et je me suis senti

    satisfait. J ai attendu danser le menuet avec elle, lorsque

    je fus certain quon n en danserait plus, car honntement je

    naurais jamais pu me dispenser de danser aussi avec les

    deux autres.

    A la pointe du jour, les dames commencrent sen aller

    sans [1953] faon. Mettant la Morin et sa nice dans la voi

    ture, je leur ai dit que je ne les verrais pas dans la journe,

    mais que si elles voulaient venir passer chez moi tout le

    lendemain je leur donnerais lhoroscope quelles dsiraient

    tant.

    Je suis all loffice pour remercier le brave concierge de

    mavoir fait briller et j ai vu l ses trois filles qui remplis

    saient leurs poches de sucreries ; il leur dit plaisamment

    quen prsence du matre elles pouvaient voler en bonne

    conscience. Je lui ai dit que je dnerais six heures et je suis

    all me coucher.

    Mais nayant dormi que jusqu midi, j ai travaill sans

    sortir de mon lit lhoroscope. Je me suis dtermin lui

    prdire que sa fortune l attendait Paris, o elle deviendrait

    matresse de son matre ; mais elle devait y aller sans perdre

    de temps, puisque si elle laissait passer sa dix-huitime anne

    VOLUME 7 - C HAPITRE II 37

    sans aller o le monarque pourrait la voir, sa destine pren

    drait une autre route. Pour donner ma prdiction tout le

    crdit qui lui tait ncessaire, je disais des choses tonnantes

    sur ce qui lui tait arriv jusqu lge de dix-sept ans

    quelle avait alors. Je les avais apprises btons rompus

    delle-mme ou de sa tante, faisant semblant de ne pas y

    faire attention. Moyennant un livre dphmrides (21) que

    j avais, et un autre qui ne traitait que dastrologie, j ai fait

    et copi en net en moins de six heures, lhoroscope de cette

    fille, fait pour tonner Morin et Valenglar, et pour rendre

    fanatiques les femmes. J esprais de me voir pri de con

    duire moi-mme Paris le beau joyau, et je me sentais tout

    prt m en charger; je me flattais quon me trouverait

    ncessaire au mange, et que, sinon lamour, la reconnais

    sance au moins m accorderait tout ce que je dsirais ; il me

    semblait mme dentrevoir ma grande fortune qui par

    contrecoup pouvait dpendre de mon entreprise. Le mo

    narque devait en devenir amoureux peine laurait-il [1954]

    vue ; je n en doutais pas. Quel est d ailleurs lhomme amou

    reux qui ne simagine que lobjet quil aime doit plaire

    tout le monde? Dans ce moment-l j en tais jaloux; mais

    me connaissant, je savais que je cesserais de ltre peu de

    temps aprs que j aurais joui de mon trsor. Je savais que

    Louis X V sur cet article ne pensait pas tout fait comme

    un Turc. Ce qui donnait ma diatribe prophtique une

    apparence divine tait la prdiction dun fils qui devait faire

    le bonheur de la France, et qui ne pouvait sortir que du

    sang royal et dun vase dlection, qui cependant naurait

    rien produit si les combinaisons humaines ne le faisaient

    pas aller la capitale.

    L ide de devenir clbre en astrologie dans mon sicle

    o la raison lavait si bien dcrie me comblait de joie. Je

    jouissais, me prvoyant recherch par des monarques, et

    devenu inaccessible dans ma vieillesse. Si la Roman ft

    accouche dune fille, j en aurais ri tout de mme. Mon

  • 38 H ISTOI RE DE MA VIE VOLUME 7 - CHAPITRE II

    horoscope ne devait tre connu que delle et de sa famille,

    qui devait tre trs jalouse de ce secret. Aprs avoir achev,

    lu et relu mon petit chef-duvre, j ai trs bien dn avec

    mes trois demoiselles sans vouloir sortir de mon lit. tant

    galement gracieux avec chacune je nai pu que leur plaire,

    et dailleurs j avais besoin de relche. J tais sr quelles

    devaient tre galement contentes, et point jalouses, car

    chacune devait se croire la favorite.

    Le lendemain neuf heures j ai vu Valenglar, qui me dit

    que personne ne me crQyait amoureux de la Roman, mais

    bien des trois filles du concierge. Il me demanda sil pouvait

    crire tout Mme dUrf ; et je lui ai dit quil me ferait

    plaisir.

    La tante et la nice vinrent avec M. Morin midi, et

    nous passmes l heure avant dner lire lhoroscope. Il m est

    difficile dcrire l espce diffrente des quatre surprises. La

    Roman trs srieuse, qui coutait, et qui ne sachant pas

    davoir une volont ne savait que dire. M. Morin qui me

    regardant de temps en temps, et me [1955] trouvant srieux

    nosait pas rire. Valenglard qui laissait voir peint sur sa

    physionomie le fanatisme ; et la Morin qui la fin de la

    lecture se m it raisonner. Sans se laisser tonner par la

    prdiction, elle trouva que sa nice avait plus de droit que

    la Maintenon devenir femme, ou matresse du roi.

    Celle-ci, disait-elle, naurait jamais t rien, si elle

    ntait alle en France quittant lAmrique (22), et si ma

    nice nira pas Paris, lhoroscope ne pourra pas tre

    convaincu de mensonger (23). Il sagit donc dy aller ; mais

    comment faire? Ce voyage confine avec limpossible. La

    prdiction de la naissance dun garon est toute divine,

    et je nen sais rien ; mais elle a plus de titres pour devenir

    chre au roi que la Maintenon ; ma nice est jeune et sage,

    lautre tait sur son retour, et elle avait t galante (24).

    Mais ce voyage ira en fume.

    Valenglard dit dun air grave que ce voyage se fera,

    car le destin devait saccomplir, et M. Morin dit qu 'Astra

    influant non cogunt *. La demoiselle tait bahie, et je les

    laissais parler. Nous nous mmes table.

    Nous retombmes sur le mme propos au dessert.

    Selon lhoroscope, reprit Mme Morin, le roi doit devenir

    amoureux de ma nice dans sa dix-huitime anne (25) ;

    elle y est actuellement. Comment sy prendre? O sont

    cent louis, dont il faut disposer pour le moins dans un tel

    voyage? E t, arrivant Paris, ira-t-elle dire au roi : Me

    voil, Sire ? E t avec qui ira-t-elle? Pas avec moi.

    - Avec ma tante Roman, dit la demoiselle, rougissant

    jusquaux oreilles d une rise indiscrte que personne ne

    put retenir.

    Cela cependant, reprit Mme Morin, pourrait arriver

    trs naturellement, car Mme Varnier, qui demeure dans la

    rue de Richelieu au-dessus du Caf de Foi (26), est ta

    tante (27). Elle tient une bonne maison, et elle connat tout

    Paris.

    Voyez-vous, dit Valenglard, les chemins de la des

    tine? Vous parlez de cent louis. Il ne vous en faut (pie

    douze pour aller faire une visite Mme Varnier, qui logera

    Mademoiselle ; et quand elle sera l, laissez faire le reste

    aux combinaisons.

    Si vous allez Paris, dis-je la Roman, [1956] il

    ne faut parler de lhoroscope ni votre tante dici ni

    Mme Varnier.

    Je nen parlerai personne ; mais croyez-moi que tout

    ceci nest quun joli rve. Je ne verrai jamais Paris, et encore

    moins Louis XV.

    Attendez un moment.

    * Au volume 5, p. 183, Casanova attribue ce mot Pico della M iran

    dola, mais on le trouve chez G iam battis ta d e l l a P o r ta ( 1538-1615) : De Clesti Physiognom ia (Napies, 1601), puis chez K e p le u ( 157 1-1630) :

    Astra inclinant, non ncessitant (Les astres prdisposent mais ne

    com m andent pas).

  • 40 HI ST OI R E DE MA VIE

    Je vais prendre un rouleau cachet o j avais cinquante

    doblones da ocho (28), qui faisaient plus de cent-cinquante

    louis et je le porte la Roman lui disant que ctaient des

    bonbons. Elle trouve le rouleau trop pesant, elle le dca

    chette, et elle voit les cinquante belles mdailles quelle ne

    croyait pas monnaies. Valenglard lui dit quelles taient

    dor, et M. Morin ajoute que lorfvre lui en donnerait

    cent-cinquante louis. Je la prie de les garder, et de me faire

    un billet de la mme somme payable Paris quand elle

    serait riche. Elle me rendit le rouleau me tmoignant sa

    reconnaissance. J tais sr quelle le refuserait; mais j ai

    admir la force avec laquelle elle retint ses larmes sans

    cependant dranger le riant de sa physionomie.

    Nous allmes au jardin o, le propos de lhoroscope se

    renouvelant entre Mme Morin et Valenglard, je me suis

    spar deux tenant la demoiselle par la main.

    - Dites-moi je vous prie, me dit-elle, si tout ceci n est

    pas un badinage.

    Cest srieux; mais tout dpend dun si; si vous

    nallez pas Paris tout ceci naboutit rien.

    Vous devez le croire, car sans cela vous nauriez pas

    voulu me donner les cinquante mdailles.

    Ne croyez pas cela. Acceptez-les en secret dans lins

    tant.

    Je vous remercie; mais pourquoi me donneriez-vous

    une si grosse somme?

    Esprant que vous me souffririez amoureux.

    Si vous m aimez, pourquoi m opposerai-je? Vous

    n avez pas besoin dacheter mon consentement. Je vous

    suis mme reconnaissante. Je rflchis que pour faire mon

    bonheur il ne me faut pas un roi de France. Si vous saviez

    quoi se bornent mes dsirs 1

    Dites. quoi?

    A avoir un mari doux, et assez riche pour quil ne

    me manque rien du ncessaire.

    V OL U ME 7 - C HA P IT RE II 41

    Et si vous ne laimiez pas?

    Honnte et doux, comment pourrai-je [1957] ne pas

    laimer?

    Je vois que vous ne connaissez pas lamour.

    Cest vrai. Je ne connais pas cet amour qui fait tourner

    la tte, et j en remercie Dieu.

    Vous avez raison. Dieu vous en prserve.

    Vous prtendez que seulement me voir le roi perdra

    la tte ; et cest cela, vous dire vrai, que je trouve chim

    rique, car il se peut bien quil ne me trouve pas laide, mais

    je ne crois pas cet excs.

    Vous ne le croyez pas? Asseyons-nous. Imaginez-

    vous que le roi vous rende la mme justice que je vous

    rends. L affaire serait faite.

    Que trouvez-vous dans moi que vous ne trouveriez

    dans plusieurs filles de mon ge? Il se peut cependant que

    je vous aie frapp; mais cela prouve que j tais ne pour

    faire ce coup sur vous, et non pas sur le roi. Quallez-

    vous chercher le roi de France, si vous maimez vous-

    mme?

    Je ne peux pas vous rendre heureuse comme vous le

    mritez.

    Ce que vous dites est contre lapparence.

    Vous ne m aimez pas.

    Je'serais sre de vous aimer uniquement tant votre

    femme. Je vous rendrais alors ce baiser que vous venez

    de medonner, et que mon devoir m empche de vous rendre

    prsent.

    Que je vous sais gr de ce que vous ntes pas fche

    du plaisir que je ressens quand je me trouve prs de

    vous !

    Au contraire, je suis bien aise de vous plaire.

    Permettez que j aille vous voir chez vous demain de

    trs bonne heure, et que je prenne du caf avec vous assis

    prs de vous sur votre lit.

  • 42 HISTOI RE DE MA VIE

    A h ! Je vous prie de ne pas y penser. Je dors avec

    ma tante, et je me lve toujours avant elle. A h ! Je vous

    en prie. Retirez cette main. Eh bien I De grce. Au nom

    de Dieu, finissez.

    Hlas ! Je nai fini quen obissant. Mais ce qui me rendait

    heureux en imagination ctait qu mon cart elle avait

    conserv la mme douceur et le mme air riant qui carac

    trisait toujours sa figure. L air que j avais tait celui dun

    homme qui demandait et mritait pardon ; et elle avait

    celui qui me disait quelle tait fche de ne pas pouvoir me

    permettre ce que je dsirais. Je suis all dans ma chambre,

    o j ai trouv Manon, [1958] qui dbtissait des manchettes,

    et qui dans une minute me dsaltra, puis se sauva. Je

    rflchissais que je nobtiendrais jamais de la Roman plus

    de ce que j avais obtenu, et quil tait inutile de tenter davoir

    davantage moins que je ne voulusse entamer des ngo

    ciations auxquelles lhoroscope sopposait.

    E tant redescendu au jardin, j ai pri Mme Morin de se

    promener un peu avec moi. Ce que j ai dit cette honnte

    femme pour la persuader recevoir de moi cent louis pour

    faire faire ce voyage sa nice, est incroyable. Je lui ai

    jur que personne nen saurait jamais rien ; mais toute mon

    loquence fut inutile. Elle me dit que sil ne tenait qu ce

    voyage, la destine de sa nice pourrait saccomplir, car

    elle avait dj pens au moyen de le lui faire faire, si son

    mari y consentait. Elle me rendit dailleurs les grces les

    plus sincres, et elle appela sa nice heureuse de m avoir

    tant plu. Je lui ai rpondu quelle me plaisait tant que je

    partais le lendemain, car la proposition que j tais tent

    de lui faire dtruirait la grande fortune que le destin lui

    promettait.

    Je croirais de me rendre heureux vous la demandant

    en mariage.

    Son bonheur serait peut-tre plus solide. Expliquez-

    vous.

    V OLUME 1 - C HAPITRE II 43

    Je nose pas faire la guerre au destin.

    Mais vous ne partirez pas demain?

    Oui, madame. Je passerai chez vous deux heures

    pour prendre cong.

    L annonce de mon dpart rendit notre souper un peu

    triste. Mme Morin, qui vit peut-tre encore, tait une

    femme dun excellent caractre. Elle dcida table que

    puisque mon dpart tait certain, et que je ne sortirais

    que pour aller chez elle, lhonneur que je voulais lui faire

    devenait une crmonie qui m incommoderait, et que le

    cong serait pris dans le moment. Je lui ai dit que j aurais

    au moins [1959] lhonneur de la conduire aprs souper

    jusqu sa porte. Et cela fut ainsi. Valenglard alla pied,

    et Mlle Roman sassit sur mes genoux. Je fus tmraire ;

    et elle fut bonne au point que je me suis repenti davoir

    pris cong ; mais ctait fait. Une voiture renverse la

    porte dune auberge obligea mon cocher sarrter un

    demi quart dheure. J tais bien loin de jurer comme lui

    cause de cet accident. Dsirant de voir sur la physionomie

    de lange si je pouvais distinguer quelque indice de mon

    bonheur, je les ai conduites jusqu leur appartement, et

    sans la moindre fatuit de ma part, j ai vu la tristesse de

    lamour. J ai embrass Mme Morin en sur Mops (29), et

    elle eut la complaisance dinitier dans linstant sa nice

    qui enfin me donna trs voluptueusement le baiser quelle

    a toujours cru devoir me refuser. Je suis retourn chez moi

    plein damour, mais dsespr, et fch quand j ai vu dons

    ma chambre les trois filles. Il ne m en fallait quune.

    Rose me coiffant de nuit entendit tout bas ma requte ;

    mais elle me dit que couchant toutes les trois dans la mme

    chambre il lui tait impossible de svader. Je prends alors

    le parti de leur dire que je partais le lendemain, et que je

    leur donnerais six louis d trennes chacune, si elles vou

    laient dormir toutes les trois dans ma chambre. Aprs avoir

    beaucoup ri de cette proposition, elles me dirent trs paisi

  • H ISTOI RE DE MA VIE V OLUME 7 - CH AP IT RE II 45

    blement que la chose tait impossible. Cela m a convaincu

    que lune ne savait rien de lautre ; mais quil y avait entre

    elles une jalousie dclare. J ai pass la nuit tout seul tenant

    entre les bras de mon me ladorable Roman jusqu mon

    rveil.

    J ai sonn un peu tard. Celle qui entra fut la cousine, me

    disant que Rose la suivait avec mon chocolat, et m annon

    ant en mme temps M. Charles IvanofT, qui dsirait de me

    parler. J ai [1960] dabord devin que ctait le Russe ; mais

    personne ne me layant prsent, j ai vu que je pouvais me

    dispenser de le recevoir.

    Dites ce monsieur que je ne connais pas ce nom.

    Elle va, et elle rentre un moment aprs pour me dire que

    je le connaissais pour avoir soup avec lui chez Mme Morin.

    Me croyant alors oblig le recevoir, je le fais entrer.

    Je voudrais avoir lhonneur, me dit-il, de vous dire

    un mot tte--tte.

    Je ne peux pas, monsieur, ordonner ces demoiselles

    de sortir de ma chambre. Ayez donc la bont dattendre l

    dehors que je sorte du lit, et je viendrai recevoir vos ordres.

    Si je vous incommode, je retournerai demain.

    Je pars ce soir.

    Dans ce cas je vais vous attendre.

    Je me couvre la hte de ma robe de chambre, et je vais

    lentendre. Il me dit quil devait partir, et que nayant

    pas d argent pour payer lhte il venait implorer mon secours,

    et. qu il n osait recourir personne de la ville parce que sa

    naissance ne lui permettait pas de sexposer lalront dun

    refus.

    Vous vous exposez cependant un refus dans ce mo

    ment, et certainement je suis incapable de vous affronter.

    Si vous saviez qui je suis, je suis sr que vous ne me

    refuseriez pas un petit secours.

    Si vous en tes sr, dites-le moi, ne doutez pas de ma

    discrtion.

    Je suis Charles, second fils d Ivan , duc de Courlande (30)

    qui v it dans lexil en Sibrie. Je me suis sauv.

    A Gnes, lui rpondis-je, vous ne vous trouverez plus

    dans le besoin ; car le frre de la duchesse votre mre ne peut

    pas vous abandonner.

    Il est mort en Silsie.

    Depuis quand?

    Il y a deux ans, je crois.

    On vous a tromp. Je lai vu S tu ttgart, il y a six

    mois. Cest le ba