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1 ARRETS : LA FAUTE DE LASSOCIE CASS. COM., 3 JUIN 2003, N° 912 Bulletin Joly Sociétés, 01 octobre 2003 n° 10, P. 1049 222. Note – Affectation systématique des bénéfices en réserve non caractéristique d'un abus de majorité... Doit être cassé l'arrêt dans lequel la cour d'appel a retenu un abus de majorité pour mises en réserve de bénéfices au motif que ces décisions étaient contraires à l'intérêt social et destinées uniquement à favoriser les actionnaires majoritaires, alors qu'elle avait relevé que ces mises en réserve avaient été accompagnées de très importants investissements. Abus de majorité – Bénéfices – Mise en réserve – Atteinte à l'intérêt social(non) Fondement : C. civ., art. 1382. Cass. com., 3 juin 2003, n° 912 FD, Consorts Robert c/ Consorts Babeaud (cons. rapp. Betch) LA COUR Sur le premier moyen, pris en sa première branche : Vu l'article 1382 du Code civil ; Attendu, selon l'arrêt attaqué, que la Société générale du granit a été constituée en 1957 entre les consorts Robert, les consorts Babeaud et M. Viane ; qu'en 1989, M. P. Babeaud, alors président-directeur général, a été démis de ses fonctions et remplacé par M. M. Robert ; que M. P. Babeaud est resté administrateur jusqu'au 20 avril 1994 ; qu'à partir de 1991, les bénéfices de la société ont été systématiquement mis en réserve tandis que des investissements très importants étaient réalisés et que le chiffre d'affaires, jusque-là en progression diminuait ; que privés de tout revenu consécutivement à la mise en réserve des bénéfices, les consorts Babeaud ont assigné, en 1996, les consorts Robert et M. Viane en paiement de dommages et intérêts ; que la cour d'appel a condamné ces derniers à payer aux consorts Babeaud une certaine somme pour abus de majorité ; Attendu que pour caractériser l'abus de majorité, l'arrêt retient que « les consorts Babeaud ont été sacrifiés sur tous les plans ; que du jour de leur éviction en 1989, ils n'ont perçu pendant six ans ni dividende, ni indemnité malgré les bénéfices élevés réalisés ; qu'ils n'ont plus participé à l'activité de cette société dont ils ont été exclus ; qu'ils n'ont perçu aucun salaire ; que leurs titres n'étant pas cotés en bourse, ils n'ont aucun espoir de les céder, sinon à vil prix, aux conditions des majoritaires détenteurs d'un droit d'agrément propre aux sociétés familiales dites « fermées » et sans réaliser aucune plus-value ; que privés de dividendes et de pouvoir, ils ont été condamnés à une épargne forcée et sont devenus en quelque sorte prisonniers de leurs titres ; qu'à cela s'ajoute le fait que, loin de favoriser la progression de l'entreprise sur le marché, la mise en réserve des bénéfices (40 MF sur un chiffre d'affaires d'alors 72 MF bientôt ramené lui-même à 53 MF pendant la période considérée), tandis que le secret des affaires était de façon insolite opposé à la curiosité légitime des minoritaires spécialement M. P. Babeaud, administrateur, d'une thésaurisation excédant de beaucoup la normale dans ce secteur, de la chute des bénéfices eux-mêmes, de la baisse continue du chiffre d'affaires, de la diminution inexorable de la valeur des actions, cependant que seuls, les associés majoritaires, déportant sciemment et dès leur prise de pouvoir, à leur seul profit, l'objet essentiel de ce type de société familiale, recevaient salaires et indemnités confortables, avantages les rendant moins soucieux du rendement des actions tout en menaçant son existence même par la création de nombreuses sociétés dont ils sont dirigeants avec un objet proche de celui de la Société générale du granit, sous couvert d'une croissance externe seulement alléguée » ; Attendu qu'en se déterminant par de tels motifs impropres à établir que les décisions de mise en réserve des bénéfices avaient été prises contrairement à l'intérêt social et dans l'unique dessein de favoriser les consorts Robert et M. Viane au détriment des consorts Babeaud, alors qu'elle avait relevé que cette mise en réserve des bénéfices avait été accompagnée de la réalisation de très importants investissements, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ; PAR CES MOTIFS Et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs : Casse et annule en toutes ses dispositions l'arrêt rendu le 9 février 2000 entre les parties par la cour d'appel de Rennes, remet en conséquence la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et pour y être fait droit les renvoie devant la cour d'appel d'Angers. Note Affectation systématique des bénéfices en réserve non caractéristique d'un abus de majorité... 1. Les politiques de mise en réserve des bénéfices d'exploitation favorisent les divergences entre groupes d'associés tant il apparaît que les minoritaires ont naturellement tendance à se sentir injustement privés de revenus là où les majoritaires font le choix de constituer des réserves en se recommandant de l'intérêt social. La tentation d'alléguer un abus de majorité est alors forte chez les minoritaires frustrés mais elle risque de butter sur la caractérisation de l'atteinte à l'intérêt social dans la mesure où il peut sembler de bonne gestion de renforcer les réserves de la société. De même, l'avantage exclusif retiré par les majoritaires, et qui constitue, on le sait, l'autre branche de la définition standard de l'abus de majorité, peut être difficile à rapporter à partir de la seule décision de mise en réserve et en l'absence d'autres indices permettant par ailleurs d'étayer un tel abus. Et, de fait, la jurisprudence se montre très stricte quant à la preuve des conditions de l'abus de majorité par affectation systématique des bénéfices en réserve 1 . La présente décision de la Cour de cassation ne fait pas exception et rejette une nouvelle fois les prétentions des minoritaires déçus. 2. En l'occurrence, un ancien président-directeur général, faisant partie d'un groupe d'actionnaires devenu minoritaire, se plaignait de la non-distribution de bénéfices depuis plusieurs années. Pour l'intéressé, ces années de disette étaient le résultat d'une attitude abusive des majoritaires qui, après l'avoir révoqué de ses fonctions de P-DG (en 1989) puis de celles d'administrateur (en 1994), visait délibérément à le priver de tout dividende depuis 1991, sans doute à l'effet de le pousser en compagnie des autres actionnaires minoritaires vers la sortie du groupement. Semblant s'émouvoir de la suppression de toute distribution de bénéfices depuis tant d'années, la cour d'appel de Rennes condamna les majoritaires au versement de dommages et intérêts en tant qu'auteurs d'un abus de majorité. Cette décision est cassée par le présent arrêt de la Chambre commerciale qui, par un attendu ferme, reproche aux juges du fond de n'avoir pas suffisamment caractérisé l'atteinte à l'intérêt social et le dessein égoïste des majoritaires. La position de la Cour régulatrice ne provoque pas l'étonnement dans la mesure où les Hauts magistrats considèrent traditionnellement que la mise en réserve des bénéfices, même systématique, ne caractérise que de façon exceptionnelle l'existence d'un abus de majorité (I), cela, quand bien même certains droits fondamentaux appartenant aux associés minoritaires pourraient s'en trouver compromis (II).

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ARRETS : LA FAUTE DE L’ASSOCIE

CASS. COM., 3 JUIN 2003, N° 912 Bulletin Joly Sociétés, 01 octobre 2003 n° 10, P. 1049

222. Note – Affectation systématique des bénéfices en réserve non caractéristique d'un abus de majorité...

Doit être cassé l'arrêt dans lequel la cour d'appel a retenu un abus de majorité pour mises en réserve de bénéfices au motif que ces décisions étaient contraires à l'intérêt social et destinées uniquement à favoriser les actionnaires majoritaires, alors qu'elle avait relevé que ces mises en réserve avaient été accompagnées de très importants investissements. Abus de majorité – Bénéfices – Mise en réserve – Atteinte à l'intérêt social(non)

Fondement : C. civ., art. 1382.

Cass. com., 3 juin 2003, n° 912 FD, Consorts Robert c/ Consorts Babeaud (cons. rapp. Betch) LA COUR

Sur le premier moyen, pris en sa première branche : Vu l'article 1382 du Code civil ; Attendu, selon l'arrêt attaqué, que la Société générale du granit a été constituée en 1957

entre les consorts Robert, les consorts Babeaud et M. Viane ; qu'en 1989, M. P. Babeaud, alors président-directeur général, a été démis de ses fonctions et remplacé par M. M. Robert ; que M. P. Babeaud est resté administrateur jusqu'au 20 avril 1994 ; qu'à partir de 1991, les bénéfices de la société ont été systématiquement mis en réserve tandis que des investissements très importants étaient réalisés et que le chiffre d'affaires, jusque-là en progression diminuait ; que privés de tout revenu consécutivement à la mise en réserve des bénéfices, les consorts Babeaud ont assigné, en 1996, les consorts Robert et M. Viane en paiement de dommages et intérêts ; que la cour d'appel a condamné ces derniers à payer aux consorts Babeaud une certaine somme pour abus de majorité ;

Attendu que pour caractériser l'abus de majorité, l'arrêt retient que « les consorts Babeaud ont été sacrifiés sur tous les plans ; que du jour de leur éviction en 1989, ils n'ont perçu pendant six ans ni dividende, ni indemnité malgré les bénéfices élevés réalisés ; qu'ils n'ont plus participé à l'activité de cette société dont ils ont été exclus ; qu'ils n'ont perçu aucun salaire ; que leurs titres n'étant pas cotés en bourse, ils n'ont aucun espoir de les céder, sinon à vil prix, aux conditions des majoritaires détenteurs d'un droit d'agrément propre aux sociétés familiales dites « fermées » et sans réaliser aucune plus-value ; que privés de dividendes et de pouvoir, ils ont été condamnés à une épargne forcée et sont devenus en quelque sorte prisonniers de leurs titres ; qu'à cela s'ajoute le fait que, loin de favoriser la progression de l'entreprise sur le marché, la mise en réserve des bénéfices (40 MF sur un chiffre d'affaires d'alors 72 MF bientôt ramené lui-même à 53 MF pendant la période considérée), tandis que le secret des affaires était de façon insolite opposé à la curiosité légitime des minoritaires spécialement M. P. Babeaud, administrateur, d'une thésaurisation excédant de beaucoup la normale dans ce secteur, de la chute des bénéfices eux-mêmes, de la baisse continue du chiffre d'affaires, de la diminution inexorable de la valeur des actions, cependant que seuls, les associés majoritaires, déportant sciemment et dès leur prise de pouvoir, à leur seul profit, l'objet essentiel de ce type de société familiale, recevaient salaires et indemnités confortables, avantages les rendant moins

soucieux du rendement des actions tout en menaçant son existence même par la création de nombreuses sociétés dont ils sont dirigeants avec un objet proche de celui de la Société générale du granit, sous couvert d'une croissance externe seulement alléguée » ;

Attendu qu'en se déterminant par de tels motifs impropres à établir que les décisions de mise en réserve des bénéfices avaient été prises contrairement à l'intérêt social et dans l'unique dessein de favoriser les consorts Robert et M. Viane au détriment des consorts Babeaud, alors qu'elle avait relevé que cette mise en réserve des bénéfices avait été accompagnée de la réalisation de très importants investissements, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ; PAR CES MOTIFS Et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs : Casse et annule en toutes ses dispositions l'arrêt rendu le 9 février 2000 entre les parties par la cour d'appel de Rennes, remet en conséquence la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et pour y être fait droit les renvoie devant la cour d'appel d'Angers. Note –

Affectation systématique des bénéfices en réserve non caractéristique d'un abus de majorité... 1. Les politiques de mise en réserve des bénéfices d'exploitation favorisent les divergences

entre groupes d'associés tant il apparaît que les minoritaires ont naturellement tendance à se sentir injustement privés de revenus là où les majoritaires font le choix de constituer des réserves en se recommandant de l'intérêt social. La tentation d'alléguer un abus de majorité est alors forte chez les minoritaires frustrés mais elle risque de butter sur la caractérisation de l'atteinte à l'intérêt social dans la mesure où il peut sembler de bonne gestion de renforcer les réserves de la société. De même, l'avantage exclusif retiré par les majoritaires, et qui constitue, on le sait, l'autre branche de la définition standard de l'abus de majorité, peut être difficile à rapporter à partir de la seule décision de mise en réserve et en l'absence d'autres indices permettant par ailleurs d'étayer un tel abus. Et, de fait, la jurisprudence se montre très stricte quant à la preuve des conditions de l'abus de majorité par affectation systématique des bénéfices en réserve 1 . La présente décision de la Cour de cassation ne fait pas exception et rejette une nouvelle fois les prétentions des minoritaires déçus.

2. En l'occurrence, un ancien président-directeur général, faisant partie d'un groupe d'actionnaires devenu minoritaire, se plaignait de la non-distribution de bénéfices depuis plusieurs années. Pour l'intéressé, ces années de disette étaient le résultat d'une attitude abusive des majoritaires qui, après l'avoir révoqué de ses fonctions de P-DG (en 1989) puis de celles d'administrateur (en 1994), visait délibérément à le priver de tout dividende depuis 1991, sans doute à l'effet de le pousser en compagnie des autres actionnaires minoritaires vers la sortie du groupement.

Semblant s'émouvoir de la suppression de toute distribution de bénéfices depuis tant d'années, la cour d'appel de Rennes condamna les majoritaires au versement de dommages et intérêts en tant qu'auteurs d'un abus de majorité. Cette décision est cassée par le présent arrêt de la Chambre commerciale qui, par un attendu ferme, reproche aux juges du fond de n'avoir pas suffisamment caractérisé l'atteinte à l'intérêt social et le dessein égoïste des majoritaires. La position de la Cour régulatrice ne provoque pas l'étonnement dans la mesure où les Hauts magistrats considèrent traditionnellement que la mise en réserve des bénéfices, même systématique, ne caractérise que de façon exceptionnelle l'existence d'un abus de majorité (I), cela, quand bien même certains droits fondamentaux appartenant aux associés minoritaires pourraient s'en trouver compromis (II).

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I. Mise en réserve systématique et caractérisation de l'abus de majorité

1. L'affectation des bénéfices en réserve est rarement considérée comme constitutive d'un abus, même lorsque celle-ci se renouvelle au point de devenir systématique 2 . Il est en effet a priori difficile de voir en quoi l'accroissement des réserves serait contraire à l'intérêt social alors même qu'il est de l'intérêt de la société de favoriser son autofinancement et d'éviter de faire appel à des concours financiers extérieurs plus coûteux. L'idée est si vraie que le législateur lui-même oblige à la constitution d'un fonds de réserve légale, ou pousse à la formation de réserves statutaires (C. com., art. L. 232-10 et L. 232-11).

2. La simple mise en réserve de bénéfices n'étant pas en soi contraire à l'intérêt social, d'autres éléments de fait doivent en conséquence nécessairement être établis afin de parvenir à caractériser un abus. La décision litigieuse adoptée par les majoritaires doit ainsi être analysée minutieusement au regard d'un contexte plus général. De fait, certains indices peuvent révéler objectivement une décision abusive des majoritaires comme, par exemple, « la mise en réserve chaque année depuis vingt ans de sommes considérables, simplement portées au crédit de comptes bancaires et chèques postaux de la société, et dont l'accumulation ne s'est accompagnée d'aucun investissement véritable, constituant ainsi une thésaurisation pure et simple » 3 . De même apparaît critiquable le fait que « tous les bénéfices d'exploitation avaient été affectés entièrement aux réserves, portant le montant de celles-ci à vingt-deux fois celui du capital, sans que cette mise en réserve n'ait eu aucun effet sur la politique d'investissement de l'entreprise » 4 . En somme, il ressort clairement de telles décisions qu'une affectation des bénéfices aux réserves, fût-elle systématique, n'est pas abusive dès l'instant qu'elle répond à une politique d'investissements actuels ou futurs et que les sommes accumulées ne sont pas totalement disproportionnées par rapport aux dépenses envisagées. Sans doute la même tolérance doit-elle l'emporter lorsque la constitution de provisions est destinée, par mesure de prévoyance, à faire face à des besoins imprévus, voire à financer des prises de participations futures, de sorte qu'il y a presque toujours un intérêt social, même éventuel, au renforcement des réserves 5 .

Ainsi, dans l'arrêt objet du présent commentaire, la Cour de cassation retient que les juges du fond avaient relevé que la mise en réserve des bénéfices avait été accompagnée de la réalisation de « très importants investissements ». Voilà qui devait suffire à la Chambre commerciale pour rejeter l'accusation d'abus de majorité et justifier la politique financière litigieuse. L'examen du pourvoi indiquait en effet que l'accumulation des réserves était justifiée par une crise du secteur d'activité de la société, pour faire face aux conséquences financières d'une rupture d'approvisionnement en matières premières, ainsi qu'aux charges financières entraînées par un investissement réalisé dans une usine à carreaux. Un avis favorable du commissaire aux comptes aurait même été porté sur cette politique d'accroissement des réserves. Ce faisant, on peut estimer que l'intérêt social avait apparemment été recherché par les majoritaires et que la cour de Rennes n'établissait pas suffisamment en quoi la décision litigieuse était contraire audit intérêt. En effet, le reproche adressé par les juges du second degré d'une « thésaurisation excédant de beaucoup la normale dans ce secteur » pouvait paraître insuffisant, les « investissements très importants » pouvant justement légitimer une telle accumulation de réserves. Il semble en fait que les magistrats rennais aient surtout eu le souci de rechercher les éléments permettant d'établir les motifs égoïstes des actionnaires majoritaires. Sans doute cette démonstration était-elle nécessaire, mais elle ne pouvait supplanter la preuve indispensable de la contrariété de la décision à l'intérêt social.

II. Mise en réserve systématique et préservation des droits des actionnaires

1. L'absence durable de distribution de bénéfices n'est pas sans compromettre certains droits fondamentaux des associés. On pense en particulier au droit aux dividendes. Ce droit est si important qu'il est décrit comme étant de l'essence même du contrat de société 6 . Le partage des bénéfices est en effet le but du contrat de société, expressément assigné par l'article 1832 du Code civil. Tout associé qui a apporté quelque chose à la société n'espère-t-il pas retirer un bénéfice de cette mise en commun ? Dès lors, l'absence totale de distribution de bénéfices depuis plusieurs années risque de « vider de sa substance le contrat constitutif de société » 7 .

Il reste que le contrat de société est fondamentalement un contrat aléatoire et que rien ne garantit aux associés la perception d'un dividende périodiquement. Il se peut d'abord que la société n'en réalise pas et que l'exploitation soit déficitaire. Il se peut ensuite que la société fasse profiter ses membres non de bénéfices à proprement parler mais d'une économie, ce qui constitue depuis la loi n° 78-9, du 4 janvier 1978, un critère du contrat de société. Il se peut enfin que, malgré la constatation de bénéfices distribuables, la société opte pour la constitution ou le renforcement d'un fonds de réserves. Or, ce dernier choix est librement décidé par le groupe d'associés majoritaires, et peut répondre à des motifs légitimes conformes à l'intérêt bien compris de l'entreprise.

2. L'assemblée des associés est tout à fait libre d'affecter comme elle le souhaite le solde positif dégagé par l'exploitation sociale. L'assemblée est en effet souveraine dans l'affectation des résultats de l'exercice (C. com., art. L. 225-100), sous réserve tout de même de quelques dispositions légales, ou statutaires, qui figurent en particulier aux articles L. 232-10 et suivants du Code de commerce pour les sociétés par actions. En vertu de la loi de la majorité, c'est donc le groupe d'actionnaires majoritaires qui gouverne la société et détermine le sort des bénéfices réalisés.

3. Cependant, la décision majoritaire ne saurait bafouer le droit aux bénéfices des associés minoritaires. Ces derniers n'ont de raison de rester dans la société que par les gains qu'ils espèrent recevoir et non bien sûr par le pouvoir de décision qui ne leur appartient pas. Des décisions systématiques de mise en réserve des bénéfices, non dictées par l'intérêt de la société, risqueraient alors de priver injustement les minoritaires du seul fruit qu'ils peuvent retirer de leur participation 8 , tandis que les majoritaires ont une situation qui leur permet de percevoir des rémunérations, en occupant les postes de direction ou en bénéficiant de contrats de travail. Tel était au demeurant le cas dans la présente affaire. Les associés majoritaires recevaient « salaires et indemnités confortables ». Encore fallait-il que ces rémunérations fussent exagérées ou exorbitantes eu égard aux fonctions assumées pour qu'elles devinssent un avantage indu, ce qui n'était pas démontré. En outre, il n'était pas indiqué que lesdites rémunérations progressaient au rythme de l'accumulation de réserves, de sorte que la comparaison entre l'évolution de ces sommes respectives ne pouvait être significative 9 .

4. Enfin, un autre reproche, traditionnel en la matière, était également adressé par le groupe d'actionnaires minoritaires emmené par l'ancien P-DG. Précisément, il était fait grief à la politique d'accumulation des réserves d'avoir pour effet d'entraver la cessibilité des actions. Un autre droit fondamental de l'actionnaire se trouvait donc mis en cause : celui de céder ses actions.

À première vue, la critique à de quoi surprendre dans la mesure où la mise en réserve de bénéfices emporte valorisation intrinsèque des actions de tous les associés 10 . Lorsque ces actions sont émises par une société cotée en bourse, le cours des titres est donc à la hausse, ce qui d'une certaine manière compense l'absence de dividendes annuels ; chaque actionnaire ayant la perspective de réaliser une plus-value en cas d'aliénation de ses droits sociaux. Il reste que ce qui est

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vrai pour les actions de sociétés cotées l'est bien moins pour celles des sociétés qui ne le sont pas. Dans ce dernier cas, en effet, les actionnaires, privés de la liquidité du marché financier, ont très peu d'espoir de céder leurs titres à d'autres acquéreurs que les majoritaires eux-mêmes, lesquels imposent alors en pratique leurs conditions, et en particulier un vil prix sans véritable possibilité de réalisation d'une plus-value. C'est précisément ce désavantage qu'invoquaient les actionnaires minoritaires dans la présente affaire, comme pour mieux faire ressortir le caractère injuste d'une politique de thésaurisation qui, ainsi que le résumait fort bien un auteur, fait de l'associé minoritaire le détenteur « d'un titre qui ne lui rapporte rien et qu'il ne peut même pas vendre pour un prix correspondant à sa valeur vraie » 11 . Il reste que l'inconfort de cette situation résulte des circonstances et non d'une attitude fautive des majoritaires. De plus, tant que la politique initiée par les majoritaires est conforme à l'intérêt social, l'accusation d'abus de majorité n'est-elle pas infondée, quand bien même les associés minoritaires en souffriraient-ils ?

5. Le présent arrêt du 3 juin 2003 rappelle ainsi sans ménagement aux minoritaires que, si les politiques financières d'accumulation de réserves malmènent certains de leurs droits pécuniaires et leur intérêt individuel, elles ne constituent qu'exceptionnellement une atteinte à l'intérêt de la société pourvoyant à son autofinancement. En conséquence, l'abus de majorité reposant sur la réunion des deux conditions bien connues ne peut être que rarement caractérisé en pareille occurrence. De plus, si le juge a incontestablement le pouvoir de sanctionner les décisions sociales irrégulières, il ne lui appartient cependant pas de gouverner les sociétés en appréciant l'opportunité économique des politiques mises en œuvre. L'équilibre entre, d'un côté, le droit des majoritaires d'affecter librement les bénéfices d'exploitation et, d'un autre côté, la préservation des droits pécuniaires des associés minoritaires est alors particulièrement difficile à trouver et place les magistrats devant une rude tâche.

Laurent Godon Maître de conférences à l'Université de Versailles Saint-Quentin

COUR DE CASSATION 22 AVRIL 1976 N° 75-10.735 Cass. com. 22 avril 1976 revue des sociétés 1976, p479

Publication :Bulletin des arrêts Cour de Cassation Chambre commerciale N. 131 P. 112

REJET 22 avril 1976 N° 75-10.735 Bulletin des arrêts Cour de Cassation, Chambre commerciale N. 131 P. 112

République française Au nom du peuple français SUR LE MOYEN UNIQUE, PRIS EN SES TROIS BRANCHES : ATTENDU QU'IL EST REPROCHE A L'ARRET ATTAQUE (PARIS, 21 NOVEMBRE 1974) D'AVOIR PRONONCE LA NULLITE DES DECISIONS DES ASSEMBLEES GENERALES DE LA SOCIETE A RESPONSABILITE LIMITEE LES ETABLISSEMENTS LANGLOIS ET PETERS TENUES LES 30 JUIN 1970, 29 JUIN 1971, 29 JUIN 1972, 28 JUIN 1973 ET 27 JUIN 1974 ET QUI ONT AFFECTE A LA RESERVE EXTRAORDINAIRE LES BENEFICES DES EXERCICES SUR LESQUELS ELLES ONT RESPECTIVEMENT STATUE ET AINSI REFUSE LEUR DISTRIBUTION, ALORS, SELON LE POURVOI, D'UNE PART, QUE DANS SES CONCLUSIONS DEMEUREES SANS REPONSE, LA SOCIETE AVAIT FAIT VALOIR QUE CE N'EST QU'A PARTIR DE 1968 QU'IL N'AVAIT PLUS ETE DECIDE A L'UNANIMITE DE SES

MEMBRES D'AFFECTER LES BENEFICES A LA RESERVE EXTRAORDINAIRE ET QU'A PARTIR DE CETTE DATE, ROIZOT, ASSOCIE MINORITAIRE ET DEMANDEUR EN NULLITE, N'AVAIT PAS EMIS DE VOTE DEFAVORABLE, MAIS S'ETAIT SIMPLEMENT ABSTENU DE VOTER, EN SORTE QU'IL ETAIT IRRECEVABLE A CRITIQUER DES DELIBERATIONS AUXQUELLES IL NE S'ETAIT PAS OPPOSE, D'AUTANT PLUS QUE LA QUESTION D'UNE EVENTUELLE DISTRIBUTION DE DIVIDENDES N'AVAIT JAMAIS ETE PORTEE REGULIEREMENT A L'ORDRE DU JOUR DESDITES ASSEMBLEES, ALORS, D'AUTRE PART, QUE L'ARRET ATTAQUE NE RELEVE AUCUN ELEMENT CONSTITUTIF D'UN PREJUDICE QUELCONQUE RESULTANT POUR LA SOCIETE DES DELIBERATIONS LITIGIEUSES, LA SEULE REFERENCE A L'OPPORTUNITE PLUS OU MOINS FAVORABLE D'UNE POLITIQUE DE THESAURISATION, QUI ACCROISSAIT AU CONTRAIRE L'ACTIF SOCIAL, NE POUVANT, A ELLE SEULE, JUSTIFIER L'ANNULATION DES DECISIONS DE LA MAJORITE, ET ALORS, ENFIN, QUE L'ARRET NE CARACTERISE PAS NON PLUS L'AVANTAGE SUSCEPTIBLE DE RESULTER DES DELIBERATIONS ANNULEES POUR LES ASSOCIES MAJORITAIRES, ET CORRELATIF A UN PREJUDICE SUBI PAR L'ASSOCIE MINORITAIRE, DE NATURE A ETABLIR L'EXISTENCE D'UNE DISCRIMINATION ENTRE LES ASSOCIES, CELLE-CI NE POUVANT ETRE RECHERCHEE DANS LES ELEMENTS EXTRINSEQUES A LA DELIBERATION POURSUIVIE EN ANNULATION POUR ABUS DU DROIT DE MAJORITE ; MAIS ATTENDU, D'UNE PART, QUE L'ARRET ENONCE QUE LES DECISIONS LITIGIEUSES ONT ETE PRISES EN ASSEMBLEE GENERALE PAR LES DEUX ASSOCIES MAJORITAIRES PETERS ET TILLINGER SANS AUCUN EGARD POUR L'AVIS DIFFERENT EXPRIME PAR ROIZOT, ET QUE CE DERNIER AVAIT SAISI LA SOCIETE CHAQUE ANNEE DEPUIS 1969 D'UNE DEMANDE DE DISTRIBUTION AUX ASSOCIES DU MONTANT DE LA RESERVE EXTRAORDINAIRE MAIS QU'IL S'ETAIT VU IMPOSER CHAQUE ANNEE LA LOI DE LA MAJORITE ; QUE L'ARRET A AINSI REPONDU AUX CONCLUSIONS DE LA SOCIETE, REGULIEREMENT PRODUITES, QUI SOUTENAIENT QUE ROIZOT NE S'ETAIT PAS OPPOSE FORMELLEMENT A L'AFFECTATION DES BENEFICES AUX RESERVES ET QUE L'ORDRE DU JOUR N'AVAIT JAMAIS COMPORTE L'EXAMEN DE LA DISTRIBUTION DES RESERVES, MAIS QUI NE PRETENDAIENT PAS QUE LA QUESTION D'UNE EVENTUELLE DISTRIBUTION DE DIVIDENDES N'AVAIT PAS ETE PORTEE A L'ORDRE DU JOUR ; QUE, DES LORS, LE PREMIER GRIEF DE LA PREMIERE BRANCHE EST MAL FONDE, ET LE SECOND GRIEF NOUVEAU ET DONC IRRECEVABLE ; ATTENDU, D'AUTRE PART, QUE L'ARRET CONSTATE QUE LA SOCIETE, SANS DISTRIBUER PENDANT VINGT ANS AUCUN DIVIDENDE, A MIS EN RESERVE DES SOMMES CONSIDERABLES DONT L'ACCUMULATION A ATTEINT CHAQUE ANNEE DEPUIS 1968 UN CHIFFRE SUPERIEUR AUX DEUX TIERS DU CHIFFRE D'AFFAIRES, ET QU'A DEFAUT DE VERITABLES INVESTISSEMENTS, CES SOMMES ONT SIMPLEMENT ETE PORTEES AU CREDIT DES COMPTES BANCAIRES ET CHEQUES POSTAUX DE LA SOCIETE ; QUE L'ARRET RETIENT QU'EN L'ESPECE CETTE AFFECTATION SYSTEMATIQUE DE LA

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TOTALITE DES BENEFICES A LA RESERVE EXTRAORDINAIRE A CONSTITUE UNE THESAURISATION PURE ET SIMPLE, QU'ELLE A FAIT SUBIR A TOUTES CES SOMMES, DONT LA SOCIETE N'AVAIT PAS L'USAGE, LES CONSEQUENCES DES FLUCTUATIONS MONETAIRES, ET QU'AINSI ELLE N'A REPONDU NI A L'OBJET NI AUX INTERETS DE LA SOCIETE ; QUE, PAR CES MOTIFS, L'ARRET A RELEVE LE PREMIER ELEMENT DONT L'EXISTENCE EST NECESSAIRE, SINON SUFFISANTE, POUR CARACTERISER L'ABUS DU DROIT DE MAJORITE ; QUE LE MOYEN, PRIS EN SA DEUXIEME BRANCHE, EST DONC SANS FONDEMENT ; ATTENDU, ENFIN, QUE L'ARRET DECLARE QU'A RAISON DES DECISIONS LITIGIEUSES QUI LUI ETAIENT IMPOSEES PAR LES DEUX ASSOCIES MAJORITAIRES PETERS ET TILLINGER, EXERCANT DES FONCTIONS DE DIRECTION ET RECEVANT A CE TITRE CHAQUE ANNEE DE LA SOCIETE UN SALAIRE ET DES AVANTAGES SUBSTANTIELS, ROIZOT, SEUL ASSOCIE MINORITAIRE ET ETRANGER A LA GESTION DES AFFAIRES SOCIALES, S'EST TROUVE, EN L'ABSENCE DE TOUT DIVIDENDE, PRIVE DU SEUL AVANTAGE QUE PRESENTAIT SA QUALITE DE PORTEUR DE PARTS, EN MEME TEMPS QUE CELLES-CI, AU LIEU D'ETRE VALORISEES PAR LA PROSPERITE DE L'ENTREPRISE, ONT EN FAIT PERDU LEUR VALEUR ; QU'EN CONSTATANT PAR CES MOTIFS QUE LES DECISIONS LITIGIEUSES FAVORISAIENT LES DEUX ASSOCIES MAJORITAIRES ET NUISAIENT AU CONTRAIRE A ROIZOT, LA COUR D'APPEL A RELEVE LE SECOND ELEMENT CARACTERISTIQUE DE L'ABUS DU DROIT DE MAJORITE ; QUE LA TROISIEME BRANCHE DOIT ETRE EGALEMENT ECARTEE ; PAR CES MOTIFS : REJETTE LE POURVOI FORME CONTRE L'ARRET RENDU LE 21 NOVEMBRE 1974 PAR LA COUR D'APPEL DE PARIS. Textes cités : Code civil 1382 Demandeur : SARL les Ets Langlois et Peters Défendeur : Roizot Composition de la juridiction : M. Cénac, M. Portemer, M. Toubas, Demandeur M. Pradon Décision attaquée : Cour d'appel Paris (Chambre 3 ) 21 novembre 1974 (REJET) … Commentaire … CA ROUEN 4 AVRIL 2001, CH. 1 CAB. 1, SCI TROLETTI C/ TROLETTI : CA Rouen 4 avril 2001 RJDA janv.2002 n°11

… Texte arrêt … RJDA 11/01 n° 1111 som. ; Dr. sociétés 2002 n° 191 note F.-X. Lucas La décision prise par l'assemblée générale d'une société civile, pour le quatrième exercice

consécutif, de ne pas distribuer les bénéfices et de les inscrire dans un compte de report à nouveau

afin d'entretenir le patrimoine immobilier de la société est constitutive d'un abus de majorité compte tenu des éléments suivants :

- ce report n'est pas conforme à l'intérêt social dès lors que, d'une part, les bénéfices reportés des exercices précédents et les loyers perçus pendant l'exercice en cause étaient suffisants pour faire face aux travaux engagés pour conserver et entretenir le patrimoine de la société et pour compenser la perte de loyers prévisible cette année-là et que, d'autre part, les travaux à prévoir, essentiellement de nature à apporter une plus-value aux immeubles, ne présentaient pas de véritable nécessité selon le rapport d'expertise ;

- cette décision, qui survenait après le refus des associés majoritaires de rembourser à l'associé minoritaire, leur père, son compte courant et après l'annulation judiciaire d'une précédente décision de report à nouveau, avait pour but de favoriser les associés majoritaires en leur permettant de conserver dans la société les dividendes dus à leur père alors âgé de 87 ans.

Décisions concernant l'affectation des bénéfices Les associés majoritaires commettent un abus en décidant d'affecter systématiquement,

pendant vingt ans, la totalité des bénéfices en réserve dès lors que ces sommes n'ont pas été utilisées pour des investissements mais simplement portées au crédit des comptes bancaires de la société (Cass. com. 22 avril 1976, SARL Ets Langlois et Peters c/ Roizot : Bull. civ. IV n° 131 ; dans le même sens Cass. com. 6 juin 1990 n° 814 P, SARL Huber et cie c/ Lamps : Bull. civ. IV n° 171 Cass. com. 1er juillet 2003 n° 1077 F-D, Sté Mécano soudure c/ Balice : RJDA 11/03 n° 1074). En revanche, la mise en réserve des bénéfices n'est pas abusive dès lors que :

• - autorisée par les statuts et commandée par la prudence requise par la crise économique et les menaces de guerre, elle profitait à l'ensemble des actionnaires et à la société elle-même (CA Paris 18 juillet 1948, 1e ch., Sté des Anciens Etablissements Cauvin-Yvose c/ de la Moissonnière : JCP G 1948 II n° 4567 note D. Bastian) ;

• - elle n'avait pas pour but de dissimuler des bénéfices distribuables et répondait aux prévisions d'un bon administrateur (Cass. com. 9 novembre 1966, Courtois de Viscose c/ Cie des Chaux et Ciments de Grappier Lameignère d'Orthez : Bull. civ. IV n° 425) ;

• - elle a permis à la société de s'autofinancer et d'augmenter la valeur de ses titres (Cass. com. 23 juin 1987, Philip c/ SA Manoir Murisaltien : Bull. civ. IV n° 160), ou de conforter sa position auprès du concédant de la marque qu'elle exploitait et de bénéficier plus facilement de prêts bancaires (CA Toulouse 1er mars 1993, 1e et 2e ch., Grenet c/ Sté Pyrénées Diesel : RJDA 1/94 n° 46) ;

• - cette politique, suivie pendant plusieurs années, avait permis à la société de réaliser d'importants investissements (Cass. com. 3 juin 2003 n° 912 F-D, Robert c/ Babeaud : RJDA 11/03 n° 1074, 1e espèce), de renforcer la situation de la société et de contribuer à augmenter la valeur des titres (CA Reims 10 septembre 2007 n° 04-2958, ch. civ. 1e sect., SA Fonderies Vigno c/ Moret : RJDA 10/08 n° 1028) ou de reconstituer sa trésorerie, cette affectation ne s'étant pas accompagnée d'une augmentation anormale des rémunérations perçues par les majoritaires (CA Versailles 29 avril 2004 n° 02-803, 12e ch. sect. 1, SA Atelier Bellet-De Pina c/ Bellet : RJDA 12/04 n° 1328). Constitue un abus de majorité le report à nouveau des bénéfices d'une société civile

pendant quatre exercices consécutifs dès lors que, malgré l'importance des bénéfices réalisés, les associés majoritaires ont ainsi vidé de sa substance le contrat constitutif de la société et que cette décision a été prise dans l'intention de nuire à l'associé minoritaire qui ne pouvait plus profiter du seul

5

avantage attaché à sa qualité de porteur de parts (Cass. 1e civ. 13 avril 1983 n° 285, Sté civile de gestion Vendôme c/ Monot : Bull. Joly 1983 p. 512). De même, le report décidé pour le quatrième exercice consécutif dans le but d'entretenir le patrimoine immobilier de la société est abusif dès lors que les précédents reports et les loyers perçus permettent de financer cet entretien, que les travaux envisagés, destinés à valoriser les immeubles, ne sont pas véritablement nécessaires et que la décision litigieuse a pour finalité réelle la conservation, au sein de la société, des dividendes dus à l'associé minoritaire, père des associés majoritaires, alors très âgé (CA Rouen 4 avril 2001, ch. 1 cab. 1, SCI Troletti c/ Troletti : RJDA 11/01 n° 1111 som. ; Dr. sociétés 2002 n° 191 note F.-X. Lucas). A l'inverse, la décision de report à nouveau des bénéfices d'un exercice sur l'autre n'est pas anormale quand elle est justifiée par un besoin d'autofinancement de la société (CA Versailles 1er février 2001 n° 00-2591, Mieral c/ SARL Podia France : RJDA 6/01 n° 693) ou lorsqu'elle a été prise en raison des risques de change existant sur le paiement des dividendes en monnaie étrangère et pour un montant normal eu égard à l'importance des bénéfices sociaux et des charges prévisibles (Cass. req. 16 novembre 1943, Morniche c/ Sté des Etablissements Au Planteur de Caïffa : Gaz. Pal. 1944 I p. 14) ou lorsque, réalisée à un moment où les réserves étaient déjà égales à deux fois et demi le montant du capital social, elle avait pour but de pourvoir au développement de l'affaire sans recourir à une augmentation régulière de capital devenue indispensable, même si elle a empêché la valorisation corrélative des actions et faussé leur cotation en bourse (Cass. com. 18 avril 1961, Sté des anciens Ets Piquard Frères et Durey-Sohy réunis c/ Schumann : Bull. civ. III n° 175).

C.CASS. COM 1ER JUILLET 2003 (BULL. JOLY P.1137) Bulletin Joly Sociétés, 01 novembre 2003 n° 11, P. 1137

236. Note – Annulation d'une décision de mise en réserve des bénéfices, pour abus de majorité.

La mise en réserve systématique des bénéfices d'exploitation d'une société pendant plusieurs années, et ce sans que cette mise en réserve ait eu une quelconque incidence sur la politique d'investissement de l'entreprise, tandis que les associés majoritaires votaient l'octroi de primes et d'une rémunération très importantes au profit du gérant doit être considérée comme n'ayant répondu ni à l'objet ni aux intérêts de la société mais comme ayant favorisé les associés majoritaires au détriment du minoritaire : l'abus de majorité ainsi commis affecte par lui-même la régularité des délibérations de l'assemblée qui doivent donc être annulées.

Fondement : C. civ., art. 1382 ; C. com., art. L. 223-1 et s.

Cass. com., 1er

juillet 2003, n° 1077 FD, SARL Mécano soudure et autres c/ Balice (cons. rapp. Betch) LA COUR

Sur les premier et second moyens, pris en leurs diverses branches, réunis : Attendu, selon l'arrêt attaqué (CA Colmar, 3 février 1999), que MM. A., E. et R. Balice ont

constitué en 1976 la société Mécano soudure (la société) au capital réparti entre A. (850 parts), E. (840 parts) et R. (860 parts) ; que M. E. Balice, gérant de la société, était rémunéré pour cette fonction et bénéficiait d'une procuration générale de M. R. Balice pour le représenter lors des assemblées générales ; que, par délibérations prises au cours des assemblées générales ordinaires tenues les 27

juin 1992 (3e résolution) et 26 juin 1993 (3e résolution), les associés ont décidé d'affecter aux

réserves de la société les bénéfices des exercices 1991 et 1992 ; qu'ils ont également, au cours des

assemblées générales ordinaires tenues le 18 décembre 1991 et le 12 décembre 1992 (1res résolutions), accordé une prime de bilan au gérant pour les exercices 1991 et 1992 et approuvé, lors

de l'assemblée générale ordinaire des 27 juin 1992 et 26 juin 1993 (4es résolutions), pour les mêmes exercices, la rémunération versée à la gérance ; que, sur demande de M. A. Balice du 3 août 1993, la cour d'appel a annulé, d'une part, les troisièmes délibérations des assemblées des 27 juin 1992 et 26 juin 1993 en tant qu'elles avaient décidé d'affecter les bénéfices aux réserves sous forme d'un compte « report à nouveau », d'autre part, les premières résolutions des assemblées des 18 décembre 1991 et 12 décembre 1992 ayant accordé une prime de bilan au gérant pour les exercices 1991 et 1992 et, enfin, les quatrièmes résolutions des assemblées des 27 juin 1992 et 26 juin 1993 ayant approuvé pour les mêmes exercices la rémunération versée à la gérance ;

Attendu que la SARL Mécano soudure et MM. R. et E. Balice font grief à l'arrêt d'avoir ainsi statué, alors, selon le moyen :

1° que l'intérêt d'une société commerciale est distinct de celui de ses membres et que la non-distribution des bénéfices sociaux et leur incorporation aux capitaux propres permettent à la société de mieux pouvoir faire face à l'avenir ; qu'il s'ensuit que viole l'article 1382 du Code civil l'arrêt attaqué qui considère que la décision systématique des associés majoritaires d'incorporer le bénéfice de l'exercice aux capitaux propres ne correspond pas à l'intérêt social ;

2° qu'après avoir constaté que M. E. Balice, associé majoritaire, était seul gérant ; ne justifie pas légalement sa solution au regard de l'article 1382 du Code civil l'arrêt attaqué qui, faute d'avoir précisé en quoi aurait pu consister la « substantielle rémunération » de M. R. Balice, associé majoritaire non gérant, et d'indiquer de quelle manière sa situation aurait été différente de celle de M. A. Balice, associé minoritaire, considère que « les associés majoritaires s'octroyaient de substantielles rémunérations » au détriment de M. A. Balice, « privé par l'absence de dividendes du seul avantage issu de sa qualité d'associé » ;

3° que ce défaut de base légale est d'autant plus caractérisé que la cour d'appel a considéré que la décision prise par les associés majoritaires d'incorporer le bénéfice de l'exercice aux capitaux propres avait eu pour conséquence de priver « l'ensemble » des associés de la rémunération de leurs apports ;

4° qu'enfin, les parts sociales étant représentatives de l'actif net de la société, ne justifie pas légalement sa solution au regard des articles 34 et suivants de la loi n° 66-537 du 24 juillet 1966 l'arrêt attaqué qui considère que l'incorporation des bénéfices au capital d'une SARL n'a pas pour effet de valoriser les parts des associés ;

5° qu'ayant constaté que seul l'un des deux associés majoritaires (M. E. Balice) était gérant, ne justifie pas légalement sa solution au regard de l'article 1382 du Code civil l'arrêt attaqué qui considère que les décisions d'augmenter la rémunération du gérant et de ne pas distribuer de dividendes permettaient de compenser au profit des seuls associés majoritaires la perte de l'avantage correspondant à la répartition de dividendes, sans préciser en quoi aurait consisté la « compensation » dont aurait bénéficié M. R. Balice, associé majoritaire non gérant ;

6° qu'ayant constaté que les décisions litigieuses avaient eu pour effet de n'accorder qu'à un seul associé majoritaire, M. E. Balice, « les fruits de la prospérité de l'entreprise », se contredit dans ses explications, en violation de l'article 455 du nouveau Code de procédure civile, l'arrêt attaqué qui énonce ensuite que lesdites décisions permettaient « de compenser au profit des seuls associés

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majoritaires (à savoir MM. E. Balice et R. Balice) la perte de l'avantage correspondant à la répartition des dividendes » ;

7° qu'en outre, ne justifie pas légalement sa solution au regard de l'article 1382 du Code civil l'arrêt attaqué qui retient l'existence d'un abus de majorité au motif que M. E. Balice (détenteur de 840 parts aux côtés de M. R. Balice, détenteur de 860 parts et de M. A. Balice, détenteur de 850 parts) était un associé majoritaire pour l'unique raison qu'il disposait d'une procuration de M. R. Balice à l'assemblée générale ordinaire des associés ;

8° qu'après avoir constaté que la situation de la société Mécano soudure apparaissait « florissante », ne justifie pas légalement sa solution au regard de l'article 1382 du Code civil l'arrêt attaqué qui considère que la prime de bilan allouée au gérant aurait été d'un montant abusif, faute d'avoir vérifié si le montant global de la rémunération annuelle du gérant, salaire et prime de bilan comprise, avait un caractère excessif au regard de la situation financière de la société et des fonctions effectives de l'intéressé ;

Mais attendu que l'arrêt retient qu'entre 1988 et 1995, les bénéfices d'exploitation de l'entreprise sont venus systématiquement accroître le montant des capitaux propres, qui s'élevait en décembre 1995 à la somme de 1 927 814 F dont 1 647 314 F au titre du « report à nouveau », sans que cette mise en réserve n'ait eu aucun effet sur la politique d'investissement de l'entreprise tandis que les associés majoritaires ont voté des résolutions octroyant au gérant une prime de bilan de 340 000 F pour les exercices 1991 et 1992 correspondant à deux fois le montant du bénéfice de l'exercice 1991 et à quatre fois le montant du bénéfice de l'exercice 1992, et approuvant pour les mêmes exercices la rémunération versée à la gérance de 270 920 F pour 1991 et de 279 110 F pour 1992 ; que la cour d'appel, qui a ainsi fait ressortir que l'affectation systématique des bénéfices aux réserves n'a répondu ni à l'objet ni aux intérêts de la société et que ces décisions ont favorisé les associés majoritaires au détriment de l'associé minoritaire, a caractérisé l'abus du droit de majorité ; que l'abus commis dans l'exercice du droit de vote d'une assemblée générale affecte par lui-même la régularité des délibérations de cette assemblée ; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ; PAR CES MOTIFS Rejette le pourvoi. Note – Annulation d'une décision de mise en réserve des bénéfices, pour abus de

majorité. 1. Bien qu'il n'innove pas, l'arrêt rapporté n'en reste pas moins intéressant, compte tenu

notamment du faible nombre de décisions relatives à la mise en réserve abusive des bénéfices, et singulièrement de décisions qui entrent en voie de condamnation des majoritaires 1 . Cette question 2 pourrait d'ailleurs redevenir d'une brûlante actualité si, comme le laisse entendre la presse économique 3 , les minoritaires décidaient, dans les grandes entreprises comme dans les moins importantes, de remettre en avant par tous les moyens leurs intérêts financiers. L'on pourrait alors reparler de la shareholder value, et, avec elle, du choix entre deux stratégies financières : le réinvestissement des bénéfices ou, au contraire, leur distribution sous forme de dividendes 4 .

2. En l'espèce, la SARL Mécano soudure est une société familiale dont le capital est réparti entre MM. A. Balice (850 parts), R. Balice (860 parts) et E. Balice (840 parts), ce dernier exerçant les fonctions de gérant et bénéficiant régulièrement d'une procuration de R. Balice pour le représenter aux assemblées générales. Entre 1988 et 1995, les bénéfices de l'entreprise ont été systématiquement affectés aux réserves par les associés, lesquels ont également voté, lors des assemblées ordinaires réunies en 1992 et 1993, l'octroi au gérant d'une prime de bilan ainsi que d'une

rémunération annuelle pour les exercices de 1991 et 1992. En première instance, comme en appel, M. A. Balice a obtenu la nullité des délibérations de ces assemblées générales, pour abus de majorité. La Chambre commerciale de la Cour de cassation lui a donné également raison, en jugeant que « l'affectation systématique des bénéfices aux réserves n'a répondu ni à l'objet ni aux intérêts de la société et que ces décisions ont favorisé les associés majoritaires aux détriment de l'associé minoritaire ». Cette formulation, très classique, invite à revenir un instant sur la problématique, ainsi que sur les critères, de l'abus de majorité dans la mise en réserve des bénéfices.

I. Du conflit des intérêts au conflit des prérogatives

1. Le problème de la mise en réserve des bénéfices est l'une des manifestations les plus évidentes du conflit d'intérêts susceptible d'exister entre les associés détenant le contrôle et les minoritaires 5 .D'un côté, la mise en œuvre par les majoritaires d'une politique d'autofinancement est de nature à satisfaire leurs intérêts exclusifs. Cette politique peut leur permettre en effet, tout d'abord, de stabiliser et de sécuriser leur pouvoir tout en augmentant les fonds propres de la société (en évitant le recours à des augmentations de capital et le risque corrélatif d'une perte du contrôle). Elle peut permettre aux contrôlaires, ensuite, d'accroître leur puissance économique personnelle par l'accroissement de celle de la société qu'ils dominent et par l'extension de leur puissance hors de l'entreprise sociale 6 . Cette politique d'autofinancement peut permettre également aux associés de contrôle de s'avantager personnellement. Certaines décisions de jurisprudence - l'arrêt rapporté en témoigne de manière éclatante - révèlent que des détournements de bénéfices préjudiciables aux minoritaires existent parfois, principalement dans les sociétés de faible importance, à gestion souvent familiale. Elle leur permet enfin de disposer d'une liberté d'action et de décision importante 7 .

2. De l'autre côté, les minoritaires ont intérêt à voir leur apport rémunéré par un dividende aussi élevé et aussi fréquent que possible 8 . La satisfaction de cet intérêt est en principe assurée par le principe du partage des bénéfices inhérent au contrat de société. L'article 1832 du Code civil prévoit en effet que chaque associé a vocation aux bénéfices réalisés par la société, à charge pour lui de contribuer aux pertes. Cette vocation, qui exprime la cause du contrat de société 9 est certes aléatoire ; en d'autres termes, le droit des associés aux bénéfices est un droit incertain, conditionnel 10 . Cependant, la condition qui affecte ce droit est limitée au principe selon lequel il ne peut s'exercer que s'il y a, à un moment donné, en cours de vie sociale ou au jour de la liquidation de la société, un bénéfice légalement distribuable. Lorsque cette condition se trouve remplie, le droit des associés aux bénéfices paraît certain 11 .

3. Pour autant, il est admis depuis longtemps que l'assemblée peut décider la mise en réserve facultative des bénéfices, sans que cette décision n'apparaisse contraire à l'article 1844-1 du Code civil. Il appartient donc à l'assemblée générale ayant approuvé les comptes de l'exercice et constaté l'existence de sommes distribuables, après avoir effectué les différentes dotations obligatoires, de choisir entre une mise en réserve de tout ou partie des bénéfices et une distribution sous forme de dividendes. Conformément au principe majoritaire, le choix de l'assemblée traduit le choix de la majorité des associés présents ou représentés. Le conflit d'intérêts entre contrôlaires et minoritaires sur le problème de la mise en réserve des bénéfices se conjugue donc sous la forme d'une opposition entre deux principes juridiques fondamentaux du droit des sociétés, le droit des associés aux bénéfices et le pouvoir de la majorité de décider d'une affectation différente de ceux-ci. Il appartient alors aux tribunaux de trancher ce conflit d'intérêts et de prérogatives 12 . Ce qu'ils font en affirmant la primauté du pouvoir de l'assemblée d'affecter les bénéfices distribuables aux réserves facultatives,

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sauf abus de la part de la majorité.

II. La prééminence du pouvoir majoritaire dans l'affectation des bénéfices distribuables aux réserves facultatives 1. Pour les tribunaux, le pouvoir de la majorité de décider de l'affectation des bénéfices

distribuables prime le droit des associés à percevoir ces derniers. Cette hiérarchie des normes ne peut qu'être approuvée. La majorité est, en effet, présumée exprimer la volonté du groupement, en conformité avec l'intérêt social. Or, l'intérêt social prime l'intérêt individuel des associés à percevoir une part des bénéfices. C'est pourquoi la légitimité de la constitution de réserves est le plus souvent reconnue. Elle l'est d'autant plus qu'il est incontestable, d'un point de vue économique et financier, que la constitution de réserve relève d'une gestion prudente et avisée, tant il est vrai que dans la conjoncture actuelle l'accroissement de leurs capitaux propres est pour beaucoup de sociétés une question de survie 13 .

2. Cette présomption que la décision majoritaire est conforme à l'intérêt social n'est cependant qu'une présomption simple, dont on admet qu'elle puisse être renversée par la preuve que les majoritaires ont abusé de leur pouvoir (ou plus exactement l'ont détourné). C'est précisément ce tempérament que les tribunaux appliquent à cette hiérarchie des prérogatives, relativement à la mise en réserve des bénéfices par la majorité. Conformément à une définition maintenant classique de l'abus de majorité, les minoritaires demandeurs doivent prouver que la décision d'affectation des bénéfices aux réserves a été prise contrairement à l'intérêt général de la société et dans l'unique dessein de favoriser les membres de la majorité au détriment des membres de la minorité 14 .

III. L'abus dans la mise en réserve des bénéfices suppose la violation de l'intérêt social

1. Sur ce point, l'abus de majorité possède une indéniable particularité, tenant au fait qu'il est difficilement concevable qu'une décision de mise en réserve puisse être contraire à l'intérêt de la société, c'est-à-dire susceptible de porter atteinte à son patrimoine ou de nuire à son bon fonctionnement. De sorte que si ce critère de l'abus de majorité qu'est la contrariété de la décision majoritaire à l'intérêt de la société devait être appliqué tel quel - dans son sens strict - à la question de la mise en réserve des bénéfices, les minoritaires ne pourraient jamais reprocher un abus de majorité en ce domaine. C'est pourquoi le critère de la contrariété de la décision à l'intérêt de la société doit être nécessairement appréhendé d'une autre manière. La mise en réserve des bénéfices est abusive lorsqu'elle n'est pas justifiée par l'intérêt social, c'est-à-dire toutes les fois qu'elle n'est d'aucune utilité réelle à la société. Il y a entre ces deux lectures du premier critère de l'abus de majorité une différence fondamentale. Une décision de mise en réserve des bénéfices doit pouvoir être jugée abusive, alors même qu'elle n'est pas nuisible à l'intérêt de la société, dès lors qu'elle ne lui est pas économiquement utile ou nécessaire. La jurisprudence est aujourd'hui en ce sens. Les tribunaux s'attachent, à chaque fois, à rechercher si la décision de mise en réserve des bénéfices est économiquement justifiée. Ils le font tantôt pour rejeter la qualification d'abus de majorité 15 , tantôt pour constater l'existence d'un tel abus 16 .

2. L'arrêt rapporté est sur ce plan d'une parfaite orthodoxie. Les juges ont pris soin de constater « qu'entre 1988 et 1995, les bénéfices d'exploitation de l'entreprise sont venus systématiquement accroître le montant des capitaux propres, qui s'élevait en décembre 1995 à la somme de 1 927 814 F dont 1 647 314 F au titre du « report à nouveau », sans que cette mise en réserve n'ait eu aucun effet sur la politique d'investissement de l'entreprise ». Plus loin, ils ont

stigmatisé, fort classiquement d'ailleurs, une « thésaurisation pure et simple » qui ne correspond pas à l'objet de la société 17 .

3. Sans doute, comme le faisaient valoir les majoritaires, la non-distribution des bénéfices sociaux et leur incorporation aux capitaux propres permettent-elles à la société de mieux pouvoir faire face à l'avenir. La portée d'un tel argument doit néanmoins être largement relativisée. La science juridique rejoint ici les sciences de gestion pour poser qu'une mise en réserve systématique des bénéfices, qui n'est pas accompagnée d'une réelle politique de financement de la croissance de l'entreprise et qui soumet ces fonds réservés « au risque des fluctuations monétaires » (selon les termes de la cour d'appel), n'est pas une bonne affectation des ressources financières. Il est vrai que l'on est alors très proche d'une appréciation de l'opportunité d'une décision sociale, dont on enseigne traditionnellement que la majorité doit être considérée comme seul juge. Mais, en réalité, ce contrôle d'opportunité permet aux tribunaux de faire preuve de réalisme et de pragmatisme dans l'appréciation de la cause 18 . Surtout, il ne se suffit pas à lui-même, mais sert d'appui au contrôle d'un éventuel détournement de son pouvoir par la majorité, lequel implique par ailleurs la preuve que la décision des majoritaires a pour mobile essentiel de les favoriser.

IV. L'abus dans la mise en réserve des bénéfices suppose également une rupture

d'égalité entre les associés 1. Ce second critère traduit la poursuite par les majoritaires de leur intérêt exclusif 19 . Il est

bien évidemment tentant, pour les majoritaires, de contester l'existence d'une telle rupture d'égalité en invoquant l'argument selon lequel la décision de mise en réserve des bénéfices : i) prive tous les associés sans distinction ; ii) valorise l'ensemble du capital et donc la valeur des titres de tous les associés. C'est précisément ce qu'ont fait les demandeurs au pourvoi. Le rejet du moyen était néanmoins inéluctable. Non pas que ces arguments soient erronés. Toute mise en réserve conduit bien mathématiquement à un accroissement de la valeur de la société et corrélativement des parts de l'ensemble des associés. La rupture d'égalité n'est simplement pas là où les majoritaires la contestent. Elle se laisse voir au terme d'une analyse qui se doit d'être beaucoup plus globale, et de tenir compte des avantages que les majoritaires - seuls et sans partage - retirent par ailleurs de la thésaurisation systématique des bénéfices 20 . Ces avantages compensatoires, qui ne bénéficient pas par hypothèse aux minoritaires, peuvent être très divers. Le plus souvent, les majoritaires occupent les principaux postes de direction et se font octroyer des rémunérations, des avantages en nature ou des indemnités.

2. En l'occurrence, les seconds juges, approuvés par la Cour de cassation, ont pu relever que « les associés majoritaires ont voté des résolutions octroyant au gérant une prime de bilan de 340 000 F pour les exercices 1991 et 1992 correspondant à deux fois le montant du bénéfice de l'exercice 1991 et à quatre fois le montant du bénéfice de l'exercice 1992 », et ont approuvé « pour les mêmes exercices, la rémunération versée à la gérance de 270 920 F pour 1991 et de 279 110 F pour 1992 ».

3. Les demandeurs au pourvoi pouvaient-ils alors valablement faire grief à la cour d'appel de ne pas avoir recherché « si le montant global de la rémunération annuelle du gérant, salaire et prime de bilan compris, avait un caractère excessif au regard de la situation financière de la société et des fonctions effectives de l'intéressé » ? Une réponse négative s'impose. Le caractère anormal des avantages octroyés au dirigeant majoritaire ne doit pas tant être examiné à l'aune de la situation financière de la société 21 , par hypothèse florissante (puisqu'elle réalise des bénéfices régulièrement mis en réserve), qu'à celle du montant des réserves ainsi constituées par affectation systématique des

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bénéfices. De ce point de vue, il saute aux yeux que le montant global des rémunérations versées au gérant majoritaire, dans l'espèce rapportée, permettait à ce dernier de récupérer, pour lui seul, sa part dans les bénéfices, voire plus que sa part... Alexis Constantin Professeurà l'Université Rennes-I Centre de droit des affaires

C.CASS. COM, 22 MAI 2001 : BULL JOLY 2001, P.1003 Bulletin Joly Sociétés, 01 octobre 2001 n° 10, P. 1003

230. Note – Prime d'émission : conditions de validité En l'espèce, à l'occasion d'une augmentation de capital, les actionnaires minoritaires

contestaient le montant de la prime d'émission estimant que celle-ci n'aurait pas été causée compte tenu de la situation de la société et n'aurait pas d'autre objet que de permettre aux actionnaires majoritaires de conserver abusivement leur majorité en reconstituant le capital social à leur détriment.

Il n'y a pas fraude dès lors que, la situation de la société exigeant l'apport de capitaux propres, le montant des réserves, du chiffre d'affaires et de la valeur du stock justifie la prime d'émission retenue.

Par ailleurs, les actionnaires minoritaires ne peuvent soutenir l'existence d'un abus de majorité par la simple affirmation selon laquelle, faute de moyens financiers, les actionnaires majoritaires n'auraient pu souscrire à de nouvelles actions.

Fondement : Cass. com., art. L. 225-128 (L., art. 179)

Joly Sociétés, Traité, vo « Augmentation de capital », par G. Baranger, no 15. Cass. com., 22 mai 2001, n° 980 F-D, Consorts Tari c/ Sté d'exploitation du château de Giscours (cons. rapp. Métivet) La Cour

Attendu, selon l'arrêt confirmatif attaqué (CA Bordeaux, 3 juin 1998), que le 17 juin 1992, une assemblée générale de la Société anonyme d'exploitation du château Giscours (la SAEGC) dont la totalité du capital était détenue par des membres de la famille Tari, a décidé d'une augmentation de capital jusqu'à hauteur de 39 MF en une ou plusieurs fois ; que le 2 décembre 1992, le conseil d'administration a décidé d'une première augmentation de capital de 350 000 F par l'émission de 3 500 actions de 100 F chacune avec une prime d'émission de 5 900 F par action ; que par décision du 17 décembre 1992, l'augmentation de capital a été portée à 520 000 F dans les mêmes conditions ; qu'enfin le conseil d'administration ayant constaté que l'augmentation avait été souscrite à hauteur de 437 000 F, une assemblée générale extraordinaire du 16 février 1993 a porté le capital de 1 437 000 F à 10 MF par incorporation d'une partie de la prime d'émission ; que certains actionnaires, les consorts Tari-Heeter et les époux Nicolas Tari, ont demandé judiciairement l'annulation de l'augmentation de capital, contestant le montant de la prime d'émission qui, selon eux, n'aurait pas été causée compte tenu de la situation de la société et n'aurait eu d'autre objet, grâce à un abus de majorité, que de permettre aux époux Pierre Tari, actionnaires majoritaires de le demeurer ;

Sur le premier moyen : Attendu que les époux Nicolas Tari et les consorts Tari-Heeter reprochent à l'arrêt d'avoir

rejeté leur demande alors, selon le moyen, qu'une augmentation de capital conçue avec une prime

d'émission correspondant à 59 fois la valeur des actions afin d'empêcher les actionnaires minoritaires de devenir majoritaires, constitue une fraude et qu'en n'examinant pas comme il lui était demandé, si le mobile ayant amené les actionnaires majoritaires, dont le conseil d'administration représentait les intérêts, ne consistait pas à détourner de sa fonction la prime d'émission pour éviter de perdre la majorité, en émettant très peu d'actions avec une prime d'émission destinée en réalité à renflouer le capital au détriment de l'intérêt social et des actionnaires minoritaires, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 179 de la loi du 24 juillet 1966 ;

Mais attendu qu'ayant, par motifs propres et adoptés, par une appréciation concrète de la situation de la société à la date de l'augmentation de capital litigieuse, sur la base des documents comptables alors disponibles et produits aux débats, estimé que le montant des réserves, du chiffre d'affaires et de la valeur du stock justifiait le montant de la prime d'émission et retenu que si la situation de la société exigeait l'apport de capitaux propres, les modalités adoptées ne contrevenaient pas à l'objectif visé et écarté par cette appréciation souveraine l'existence de la fraude invoquée, la cour d'appel a légalement justifié sa décision ; que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le second moyen, pris en ses quatre branches : Attendu que les époux Nicolas Tari et les consorts Tari-Heeter font encore le même reproche

à l'arrêt alors selon le moyen : 1° que la cause est le motif illicite ou immoral qui a déterminé le consentement ; qu'en

considérant valide une augmentation de capital avec une prime d'émission de 5 900 F par action alors que la cause de cette prime d'émission ne consistait que dans le désir des actionnaires majoritaires d'abuser de leur majorité en reconstituant le capital social auquel ils ne pouvaient souscrire par de nouvelles actions, faute de moyens financiers, au détriment des actionnaires minoritaires, la cour d'appel a violé l'article 1131 du Code civil ;

2° que l'obligation sans cause ou sur une fausse cause ou sur une cause illicite ne peut avoir d'effet ; que la cour d'appel qui a retenu le montant des réserves et la valeur du stock ainsi que le chiffre d'affaires sans rechercher si la dégradation considérable des comptes de la société en trois ans ne privait pas de cause la prime d'émission, puisque le solde de la société était positif de 18 848 000 F au 31 décembre 1989, le compte était débiteur de 26 893 714 F en 1991 et qu'au 31 décembre 1992 une nouvelle perte de 10 089 331 F venait s'ajouter, soit en deux ans un total de pertes de 45 953 000 F, a ainsi privé sa décision de base légale au regard de l'article 1131 du Code civil ;

3° que la cour d'appel qui considère que l'augmentation des pertes n'est liée qu'à une dotation aux provisions et aux amortissements de 37 748 000 F a ainsi dénaturé par omission le rapport de l'expert judiciaire Paquier qui explique que la cause de cette dotation résulte dans la dette de la SMEFF, société contrôlée par M. Pierre Tari, du groupe des actionnaires majoritaires, qui

s'élevait au 1er janvier 1993 à la somme de 38 670 253,81 F qui compte tenu de l'état de la société n'avait guère de chance d'être recouvrée, et a ainsi dénaturé ce rapport et violé l'article 1134 du Code civil ;

4° que l'apport de son droit au bail à une société par le preneur constitue une opération prohibée ; qu'en ne recherchant pas, comme il lui était demandé, si ce chiffre n'était pas établi en raison de la valorisation d'un bail à long terme dont était bénéficiaire la société Jean Perrot, la cour d'appel a ainsi privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 411-35 du Code rural ;

Mais attendu, en premier lieu, que le moyen qui se borne, pour soutenir l'existence d'un abus de majorité, à la simple affirmation que, faute de moyens financiers, les actionnaires majoritaires n'auraient pu souscrire à de nouvelles actions est inopérant ;

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Attendu, en deuxième lieu, qu'ayant estimé que le montant de la prime d'émission était justifié, en l'état de la situation de la société au 31 décembre 1992, qui tenait nécessairement compte des pertes des exercices antérieurs, la cour d'appel a écarté l'abus de majorité invoqué, justifiant légalement sa décision ;

Attendu, en troisième lieu, qu'il ne saurait être reproché à la cour d'appel d'avoir dénaturé un document auquel elle ne s'est pas référée ;

Attendu, enfin, que contrairement aux allégations du moyen, les époux Nicolas Tari et les consorts Tari-Heeter, n'avaient pas soutenu dans leurs conclusions que le bénéficiaire du bail à long terme était la société Jean Perrot, mais la SAEGC elle-même ;

D'où il suit que le moyen qui n'est pas fondé en ses trois premières branches, manque en fait en la quatrième ;

Par ces motifs : Rejette le pourvoi formé contre l'arrêt rendu par la cour d'appel de

Bordeaux, 2e ch. civ., le 3 juin 1998.

Note – Prime d'émission : conditions de validité Les arrêts sur la prime d'émission ne sont pas très nombreux. Aussi retiennent-ils l'attention.

Vingt-six ans après avoir fustigé une prime que rien ne justifiait, ni « l'existence de réserves sociales », ni « la situation de la société » (déficitaire), ni « la diminution de son chiffre d'affaires » 1 , la Cour de cassation revient sur son travail pour dire, avec les mêmes critères, qu'une prime est légitime lorsque, au contraire, son montant est causé par celui des « réserves de la société », l'importance de « son chiffre d'affaires » et la « valeur du stock » porteur d'importantes plus-values. La démarche est classique. Elle appréhende le mécanisme de la prime d'émission comme un mécanisme objectif dont la légitimité est fonction de la situation de la société.

Le 17 juin 1992, une assemblée générale de la Société anonyme d'exploitation du château Giscours (la SAECG) décide d'augmenter le capital de la société « jusqu'à hauteur » de 39 MF, en une ou plusieurs fois. Le 2 décembre 1992, le conseil d'administration décide une première augmentation de capital de 350 000 F réalisée par l'émission de 3 500 actions de 100 F de nominal. L'émission est assortie d'une prime d'émission de 5 900 F par action, représentant 59 fois le montant nominal de l'action. Quinze jours plus tard, l'augmentation de capital « est portée » à 520 000 F. Elle est réalisée dans les mêmes conditions (la prime est exigée) mais ne sera souscrite qu'à hauteur de 437 000 F sans que les actionnaires aient eu, apparemment, la possibilité de souscrire à titre réductible. Dans un troisième et dernier temps, l'assemblée générale extraordinaire de la société décidera, le 16 février 1993, deux mois après les souscriptions, d'incorporer une partie de la prime au capital social pour le porter de 1 437 000 F à 10 MF.

L'opération n'est pas du goût des actionnaires minoritaires qui, relevant que la société réalisait des pertes, tenteront de démontrer que la prime d'émission avait été fixée à son montant « à seule fin d'empêcher les actionnaires minoritaires de devenir majoritaires » compte tenu du nombre réduit d'actions de numéraire émises, de l'importance de leurs souscriptions personnelles et de la défaillance de certains membres du groupe majoritaire. Détournement de sa fonction de la prime d'émission ! Fraude ! Défaut de cause ! Abus de majorité ! Tout y passe, tant les augmentations de capital accompagnées de primes d'émission importantes suscitent jusqu'à la défiance même des professionnels avertis 2 .

1. Sur le terrain de l'abus de majorité, les chances de voir l'augmentation de capital annulée étaient, pour les minoritaires, assez aléatoires. L'abus, lorsqu'il émane de la majorité, suppose qu'une

décision ait été prise « contrairement à l'intérêt de la société » et dans l'unique dessein d'avantager les actionnaires majoritaires au détriment de la minorité. Si l'on admet que « la situation de la société exigeait l'apport de capitaux propres », peu importait que cet « apport » ait été affecté au compte capital ou à un compte de prime 3 . Aussi la Cour de cassation rappelle-t-elle aux demandeurs que la nécessité de rehausser le montant des capitaux propres de la société n'étant pas contestée, « les modalités adoptées (par les majoritaires) ne contrevenaient pas à l'objectif » poursuivi et ne prêtaient donc pas le flan à la critique.

2. Sur le terrain de la fraude, ou de l'absence de cause, l'argumentaire des actionnaires minoritaires eût pu être plus fin. Ils se bornaient à souligner l'existence de pertes d'exploitation importantes qui, selon eux, rendaient la prime injustifiée. Ils critiquaient aussi, et peut-être surtout, le résultat atteint par les majoritaires : au-delà du renforcement des fonds propres de la société, la confortation du pouvoir de la majorité alors que certains de ses membres n'avaient pas exercé pleinement leur droit de souscription. Et, de fait, une prime d'émission permet, mécaniquement, de diminuer le nombre d'actions émises et de compenser par ce biais, si les choses sont « bien faites », l'éventuelle défaillance de certains actionnaires, membres du groupe majoritaire. En se plaçant toutefois sur ce terrain de raisonnement, les demandeurs se condamnaient à être confrontés à des données de droit comptable. Aussi la Cour de cassation a-t-elle beau jeu de les y renvoyer. Rapport d'expertise à l'appui, la cour d'appel avait noté « qu'au 31 décembre 1992, le montant des réserves : 21 159 850 F, la valeur du stock : 69 720 957 F, soit près de neuf fois le montant des pertes, et un chiffre d'affaires de 25 780 000 F justifiait qu'une prime d'émission de 5 900 F (par action) soit fixée ». Dans ces conditions, peu importe qu'une partie de la prime (8 563 000 F) ait été rapidement incorporée au capital (deux mois après son versement) puisque, causée par la situation comptable de la société et la valeur réelle de ses actions, elle sortait lavée de toute soupçon de fraude.

3. Le raisonnement, orthodoxe et classique, n'appellerait pas d'observation complémentaire si l'augmentation de capital avait été réservée à un tiers ou à certains seulement des actionnaires de la SAECG. Si elle s'était, en d'autres termes, accompagnée d'une suppression du droit préférentiel de souscription des actionnaires. Or, en l'espèce, il apparaît que l'augmentation de capital avait été proposée et « réservée » aux actionnaires eux-mêmes. Simplement, certains d'entre eux, membres du groupe majoritaire, renonceront à exercer leurs droits sans que les autres soient invités - du reste - à exercer les leurs à titre réductible. C'est, en effet, en cas de suppression du droit préférentiel de souscription que la prime d'émission joue pleinement son rôle de « droit d'entrée » des nouveaux actionnaires. Elle égalise les droits des actionnaires, anciens et nouveaux, sur les réserves et plus-values, par ce fait qu'elle impose aux nouveaux actionnaires d'en régler le montant avant d'entrer en société. Elle contribue, de ce fait même, à maintenir l'égalité entre les actionnaires. Alors là, oui ! Les données du droit comptable sont vraiment essentielles. Elles légitiment, ou condamnent, le montant de la prime d'émission.

Il est moins usuel, en revanche, d'assortir une augmentation de capital d'une prime d'émission lorsque les actionnaires exercent leur droit préférentiel de souscription. D'abord parce que la prime réduit, mécaniquement, la valeur de ce droit. Ensuite parce que la prime revient, dans cette configuration, à inviter les actionnaires « anciens », mais futurs souscripteurs, à racheter leurs propres droits sur les réserves et plus-values. Enfin, parce que si certains actionnaires renoncent finalement à souscrire, ils peuvent toujours, théoriquement, en l'absence de prime, récupérer la perte de valeur enregistrée par leurs actions en négociant leurs droits préférentiels de souscription. Cette possibilité était, sans doute, suffisamment théorique en l'espèce (ou suffisamment périlleuse) pour que, en

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prévision de la défection de certains actionnaires, les dirigeants de la société SAECG aient préféré la voie de la prime d'émission. Pour autant, puisque l'objectif était bien, comme l'avenir l'a montré, d'incorporer immédiatement la prime au capital social, ils eussent pu également, en meilleure logique, et plus grande équité, choisir d'augmenter directement le capital pour le porter, sur souscriptions, à 10 MF, par émission de 85 630 actions au pair, toutes « réservées » aux anciens actionnaires. Las ! La volonté de conserver le pouvoir a des raisons que la raison ne peut pas ignorer. Décidément, la prime, et l'usage qu'on en fait (la stipulation d'une prime au moment de la constitution d'une société, l'imputation inégalitaire des apports sur des comptes de prime et/ou le capital, la prime comme instrument de mise en œuvre des garanties de passif dans les augmentations de capital... etc.), justifieraient que l'on prolonge une réflexion, déjà bien avancée 4 , à leur propos. Hervé Le Nabasque

CASS. COM., 9 MARS 1993 : JCP E 1993, II, 448 Cassation. 9 mars 1993 N° 91-14.685 Bulletin 1993 IV N° 101 p. 69 République française

Au nom du peuple français Attendu, selon l'arrêt attaqué, que pour se mettre en conformité avec les dispositions de la

loi du 1er mars 1984 portant à 50 000 francs minimum le capital des sociétés à responsabilité limitée et imposant aux sociétés existantes d'y procéder avant le 1er mars 1989 sous peine de dissolution de plein droit, le gérant de la société Alarme Service Electronique a proposé par consultation écrite des associés une augmentation de capital à hauteur de 50 000 francs ; qu'un procès-verbal du résultat de cette consultation en date du 24 mai 1985 a constaté que, faute de majorité qualifiée requise, la décision d'augmentation du capital était rejetée ; que lors des assemblées générales extraordinaires des 4 janvier et 8 septembre 1988, MM. Joseph et Marcel X..., porteurs respectivement de 51 et 50 parts sur les 204 représentant le capital social, ne se sont pas présentés, empêchant ainsi le vote de l'augmentation de capital demandée, cette fois là, à hauteur de 500 000 francs ; que la société Alarme Service Electronique les a assignés pour voir dire que l'attitude de ces associés constituait un abus de droit de la minorité et qu'il y avait lieu en conséquence de l'autoriser à effectuer l'augmentation de capital envisagée ;

Sur le moyen unique pris en ses première et deuxième branches : Vu l'article 1382 du Code civil ; Attendu qu'après avoir retenu à bon droit que M. X... avait commis un abus de minorité en

s'opposant à l'augmentation de capital à hauteur de 50 000 francs qui était légalement requise et était nécessaire à la survie de la société, l'arrêt, pour décider qu'il y avait eu abus de minorité, retient également que l'augmentation de capital demandée à hauteur de 500 000 francs était justifiée par les documents produits, que le silence et l'absence de M. X... aux assemblées générales extraordinaires, bloquant une décision nécessaire de façon injustifiée, procédaient par leur caractère systématique d'un dessein de nuire aux majoritaires, et par là-même, à l'intérêt social ;

Attendu qu'en se déterminant par de tels motifs, impropres à établir en quoi l'attitude de M. X... avait été contraire à l'intérêt général de la société en ce qu'il aurait interdit la réalisation d'une opération essentielle pour celle-ci, et dans l'unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment de l'ensemble des autres associés, et alors qu'elle retenait que les résultats de la société étaient bons et que celle-ci était prospère, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ;

Et sur le moyen unique pris en sa troisième branche : Vu les articles 57 et 60 de la loi du 24 juillet 1966 ;

Attendu que pour sanctionner l'abus de minorité retenu, la cour d'appel a décidé que son arrêt valait adoption de la résolution tendant à l'augmentation de capital demandée, laquelle n'avait pu être votée faute de majorité qualifiée ;

Attendu qu'en statuant ainsi, alors que le juge ne pouvait se substituer aux organes sociaux légalement compétents et qu'il lui était possible de désigner un mandataire aux fins de représenter les associés minoritaires défaillants à une nouvelle assemblée et de voter en leur nom dans le sens des décisions conformes à l'intérêt social mais ne portant pas atteinte à l'intérêt légitime des minoritaires, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;

PAR CES MOTIFS : CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 21 janvier 1991, entre les

parties, par la cour d'appel de Pau ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Toulouse. Textes cités : 2° : CGI 66-537 1966-07-24 art. 57, art. 60 3° : Code civil 1382 Demandeur : M. Flandin Défendeur : société Alarme service électronique et autres. Composition de la juridiction : Président : M. Bézard ., Rapporteur : Mme Loreau., Avocat général : M. Raynaud., Avocats : Mme Baraduc-Bénabent, M. Delvolvé. Décision attaquée : Cour d'appel de Pau 21 janvier 1991 (Cassation.) Numéro JurisData : 1993-000497 Commentaire en PDF: Revue des sociétés 1993, p403

Abstract Société, société à responsabilité limitée (SARL), droits et obligations des associés

minoritaires, abus de minorité (oui), refus de vote d'une augmentation de capital, augmentation portant le capital à 50000, augmentation légalement requise pour mettre la société en conformité avec la loi du 1er mars 1984, augmentations ultérieures du capital fixées à 500000, refus de participation aux assemblées, abus de droit de minorité (non), attitude contraire à l'intérêt général, preuve non-rapportée d'un intérêt personnel (non), résultats prospères de la société, cassation.

Société, société à responsabilité limitée (SARL), abus de minorité, refus de vote d'une augmentation de capital, sanction, arrêt valant adoption de la résolution (non), excès de pouvoirs du juge, impossibilité de se substituer aux organes sociaux compétents, faculté de désigner un mandataire pour représenter les minoritaires, articles 57 de la loi du 24 juillet 1966 et 60 de la loi du 24 juillet 1966, cassation.

Résumé Si une cour d'appel a justement retenu l'abus de minorité concernant le refus de vote d'une

augmentation de capital destinée à le porter à 50000, conformément à la loi du 1er mars 1984, elle n'a pas donné de base légale à sa décision en considérant que le refus de vote des augmentations de capital ultérieures fixées à 500000 constituait aussi un abus, l'attitude de l'associé n'étant pas contraire à l'intérêt social ou dictée par un profit personnel dès lors que les résultats de la société étaient bons.

Doit être cassée la décision qui pour sanctionner l'abus de minorité résultant du refus de

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vote d'une augmentation de capital, décide que l'arrêt vaut adoption de la résolution n'ayant pu être votée, faute de majorité qualifiée. En effet, en statuant ainsi, alors que le juge ne peut se substituer aux organes sociaux et qu'il avait la faculté de désigner un mandataire pour représenter les minoritaires, la cour d'appel a violé les articles 57 et 60 de la loi du 24 juillet 1966.

Décision Antérieure : Cour d'appel PAU Chambre 2 21 janvier 1991 N° 000186 Législation - Réglementation citée

• Loi du 24 juillet 1966, article 57 • Loi du 24 juillet 1966, article 60 • Loi du 1er mars 1984

Publication : Bulletin civil mars 1993 N° 101 IV Revues : Semaine juridique JCP N - édition notariale et immobilière 1994 N° 17 II PAGE 152 - NOTE VIANDIER Semaine juridique JCP E - édition Entreprise 1993 N° 23 II N° 448 PAGE 141 - NOTE VIANDIER => PAS en ligne Semaine juridique JCP G - édition générale 1993 N° 31 II N° 22107 PAGE 326 - NOTE PACLOT Semaine juridique JCP N - édition notariale et immobilière 1993 N° 41 II PAGE 293 - NOTE BARBIERI Semaine juridique JCP N - édition notariale et immobilière 1993 N° 44-45 II PAGE 331 Gazette du Palais 19 mai 1993 139-140 flash 40 Recueil Dalloz 1993 N° 25 JURISPRUDENCE PAGE 363 - NOTE GUYON Gazette du Palais 11 juillet 1993 192-194 jurisprudence 17 - BONNARD Gazette du Palais 4 août 1993 N° 216-217 PANORAMA PAGE 175

Sommaire : 1° C'est à bon droit qu'une cour d'appel retient qu'un associé d'une société à responsabilité

limitée commet un abus de minorité en s'opposant à l'augmentation du capital à hauteur de 50 000 francs qui était légalement requise et était nécessaire à la survie de la société.

2° Ne donne pas de base légale à sa décision la cour d'appel qui, pour décider qu'il y a eu abus de minorité, retient également que l'augmentation de capital demandée à hauteur de 500 000 francs était justifiée par les documents produits et que le silence et l'absence de l'associé minoritaire aux assemblées générales extraordinaires, bloquant une décision nécessaire de façon injustifiée, procédaient par leur caractère systématique d'un dessein de nuire aux majoritaires et, par là-même, à l'intérêt social, de tels motifs étant impropres à établir en quoi l'attitude de l'associé minoritaire avait été contraire à l'intérêt général de la société en ce qu'il aurait interdit la réalisation d'une opération essentielle à celle-ci, et dans l'unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment de l'ensemble des autres associés, alors que la cour d'appel retenait que les résultats de la société étaient bons et que celle-ci était prospère.

3° Viole les articles 57 et 60 de la loi du 24 juillet 1966 la cour d'appel qui, pour sanctionner un abus de minorité, décide que son arrêt vaut adoption de la résolution tendant à l'augmentation de capital demandée alors que le juge ne peut se substituer aux organes sociaux légalement compétents et qu'il lui est possible de désigner un mandataire aux fins de représenter les associés minoritaires défaillants à une nouvelle assemblée et de voter en leur nom dans le sens des décisions conformes à l'intérêt social mais ne portant pas atteinte à l'intérêt légitime des minoritaires.

CA RENNES, 13 JUIN 2000 : BULL. JOLY 2001, P.258 Bulletin Joly Sociétés, 01 mars 2001 n° 3, P. 258

070. Note – Sanction d'un abus de minorité : désignation en référé d'un mandataire

afin qu'il vote le transfert du siège social au lieu du principal établissement d'une SARL En l'espèce, une SARL, dont le siège social était fixé auprès d'une société de domiciliation,

avait réuni (à la suite du déménagement de cette dernière) une assemblée pour décider de transférer ledit siège à l'adresse de l'un de ses établissements où se trouvaient regroupées la comptabilité, la gestion administrative et la direction de l'entreprise. Un associé, disposant de la minorité de blocage, avait refusé de voter ce transfert. Le siège social se trouvait donc fixé en un lieu qui n'était plus affecté à la société et où il ne se passait rien de ce qui concernait la vie sociale, devenant de ce fait fictif.

Le refus de vote de l'associé minoritaire doit être considéré comme abusif car motivé par des raisons exclusivement personnelles de proximité de domicile, au mépris de l'intérêt de la société à avoir une activité normale en plaçant son siège social au lieu de son principal établissement. En conséquence, l'opposition abusive de cet associé met la société dans une situation de péril imminent justifiant l'intervention du juge des référés, afin que soit désigné un mandataire ad hoc avec mission de représenter l'associé minoritaire à la prochaine assemblée et de voter en son nom en faveur du transfert de siège social.

Joly Sociétés, Traité, vo « Siège social », par M. Storck, no 33. CA Rouen ch. appels prioritaires, 13 juin 2000, n° 1999/04931, SARL Net Informatique c/ Guillome

La Cour Attendu qu'en produisant les courriers de la société Actuel Secrétariat l'informant de son

déménagement, de ceux de La Poste des 14 et 23 mars 2000 aux termes desquels la réexpédition du courrier adressé aux personnes morales n'est possible que pour une durée de un mois, pendant la période estivale, la société Net Informatique établit la nécessité dans laquelle elle se trouve de transférer son siège social et l'urgence de ce transfert ;

Qu'elle établit également par les mêmes pièces le péril dans lequel elle se trouve du fait de l'impossibilité de recevoir le courrier adressé à son siège, qu'il concerne des démarches ou procédures commerciales ou judiciaires ;

Attendu qu'elle se trouve, du fait du déménagement de la société de domiciliation à laquelle elle est liée, avoir à l'heure actuelle son siège tel qu'il est indiqué au registre du commerce et sur les documents sociaux en un lieu qui n'est plus affecté à celle-ci et où ne se passe rien de ce qui concerne la vie de la société Net Informatique, que ce siège est donc fictif ;

Attendu qu'il ressort des contrats de travail, attestations et factures versés aux débats que la comptabilité, la gestion administrative, la direction de l'entreprise sont concentrés dans les locaux de l'établissement de Brignoles, Var, 7 Place Caramy ;

Que si les statuts d'une société déterminent librement le lieu de son siège, cette désignation n'est valable que si le siège social est réel, c'est-à-dire s'il constitue effectivement son principal établissement tel qu'exigé par les dispositions de l'article 102 du Code civil, celui qui constitue le centre de ses affaires, où se trouve sa direction juridique, financière, administrative et technique ;

Attendu que le refus de M. Guillome, qui dispose d'une minorité de blocage et dont les seules motivations sont de ne pas voir le siège social déplacé de la ville d'Évreux qui est plus proche

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de son domicile (Issy-les-Moulineaux) que Brignoles, alors qu'il est établi que rien de ce qui concerne la vie de la société ne se passe en cette ville, et de ne voir avantagé en aucune manière le gérant qui demeure à Brignoles apparaît comme abusif en ce qu'il est inspiré par un intérêt égoïste, de nature à empêcher la SARL d'avoir une activité normale en plaçant son siège social au lieu de son principal établissement, ce qui représente pour elle des avantages certains en termes d'économie et de conformité aux règles juridiques ;

Que son opposition contraint en l'état la société à conserver un siège social fictif ou, pour le satisfaire à continuer à contracter avec la société de domiciliation qui a une nouvelle adresse à Évreux, au mépris des principes régissant la notion de siège social alors que la gestion, l'administration et la direction de l'entreprise s'exercent à Brignoles ;

Que la fixation du siège social à Brignoles est donc conforme à l'intérêt social, et que M. Guillome n'établit pas en quoi elle porterait atteinte à ses intérêts légitimes d'associé minoritaire alors qu'il ne conteste pas que rien de ce qui concerne le siège social n'existe à Évreux si ce n'est une domiciliation ;

Attendu que s'il est exact que d'une manière générale, il n'appartient pas au juge et particulièrement au juge des référés de s'immiscer dans le fonctionnement quotidien des sociétés commerciales, il convient de constater que le litige porte sur une question d'intérêt exceptionnel, concernant la modification des statuts de la société, alors que l'opposition abusive d'un des associés met celle-ci dans une situation de péril imminent comme exposé ci-dessus ;

Que dans ces conditions, l'intervention du juge des référés est entièrement justifiée, en raison de l'urgence et de l'absence de contestation sérieuse sur la mesure envisagée ;

Que, limitée à la prise de mesures, elle ne peut toutefois aller jusqu'à l'annulation d'un vote émis dans une assemblée générale extraordinaire des associés ;

Que dans ces conditions, la décision entreprise devra être infirmée, l'appelante sera

déboutée de sa demande aux fins d'annulation du vote exprimé par M. Guillome, Me Leblay, administrateur judiciaire, 57, rue de Lecat, 76000 Rouen, sera désigné en qualité de mandataire ad hoc avec mission de représenter M. Guillome lors de la prochaine assemblée générale et de voter en son nom en faveur du transfert du siège social de la société à Brignoles et M. Guillome sera débouté de ses demandes et condamné aux dépens de première instance et d'appel ;

Par ces motifs : Reçoit la société Net Informatique en son appel et M. Guillome en son appel incident ;

Infirme la décision entreprise ; Déboute M. Guillome de ses demandes ; Désigne Maître Leblay, 57, rue de Lecat, 76000 Rouen, en qualité de mandataire ad hoc

avec mission de représenter M. Guillome lors de la prochaine assemblée générale de la société Net Informatique et d'y voter en son nom en faveur du transfert du siège social de Net Informatique au 7, place de Caramy à Brignoles 83.

Note – Sanction d'un abus de minorité : désignation en référé d'un mandataire afin qu'il vote le

transfert du siège social au lieu du principal établissement d'une SARL 1. Solution apparemment difficile à contester que celle donnée par le présent arrêt au litige

issu d'un refus de voter en faveur d'un transfert de siège, bien que ce transfert fût, à l'évidence, conforme à l'intérêt social : l'obstruction farouche, vraisemblablement consécutive à un conflit

interpersonnel, manifestée par un associé détenant la minorité de blocage dans une SARL est contournée par la désignation d'un mandataire ad hoc chargé de voter, lors d'une prochaine assemblée générale, en faveur du transfert contesté.

Néanmoins, la rationalité de cette solution, face à l'opposition injustifiable d'un minoritaire, appelle quelques réflexions.

2. D'une part, quant à la notion même d'abus de minorité, il paraissait acquis, comme le rappelait il y a peu une excellente doctrine, que l'abus du droit de voter négativement se mesurait à l'atteinte portée à la viabilité de la personne morale : la survie de la société semblait être, pour les hauts magistrats de la Chambre commerciale, le critère essentiel de l'abus de minorité. C'est ce qui résulte clairement de leur dernière décision connue : l'augmentation de capital bloquée par un minoritaire récalcitrant était « indispensable à la survie de la société » 1 . De la sorte, l'immixtion du juge dans le fonctionnement des mécanismes sociaux, a priori intolérable, trouverait sa justification dans la gravité de la menace que le comportement du minoritaire ferait peser sur l'existence même de la personne morale : cette immixtion judiciaire aurait pour fondement un « impératif de survie de la société » 2 .

3. Tout en s'abritant derrière le fait que « l'opposition abusive » du minoritaire aurait mis la société « dans une situation de péril imminent », l'arrêt rapporté statue dans une hypothèse sensiblement différente : bien que le refus d'accepter le transfert du siège social occasionnât une gêne certaine, la viabilité de la société n'était manifestement pas en cause, de sorte qu'il est difficile de justifier ici l'immixtion du juge par l'impératif de survie de la société, comme c'est le cas pour les augmentations de capital réputées « salvatrices ». On veut bien croire que le fonctionnement de la SARL a été perturbé par le décalage existant entre le siège fictif et sa réelle implantation, mais cette situation avait perduré et ce n'est qu'à l'occasion de la délocalisation du domiciliataire de cette société que s'était posée la question du transfert de son siège social : l'imminence du péril était donc douteuse.

À la vérité, il nous semble que les magistrats ont voulu ici sanctionner un comportement dolosif et malicieux du minoritaire, c'est-à-dire une atteinte grave à l'affectio societatis, plutôt qu'un abus mettant vraiment en péril l'existence de l'entreprise. Si cette analyse était avérée, il en résulterait une évidente extension de la notion d'abus de minorité, donc un élargissement du domaine d'intervention du juge dans le fonctionnement des sociétés.

4. D'autre part, quant à la sanction de l'abus, la désignation en référé d'un mandataire ayant pour mission de voter en faveur de la résolution litigieuse est conforme à la jurisprudence dominante.

On sait, en effet, qu'après avoir affirmé qu'il existe des « solutions permettant la prise en compte de l'intérêt social » autres que l'octroi de dommages et intérêts 3 , la Cour de cassation a très vite fermé la porte du jugement valant délibération sociale, condamnant ainsi les juridictions qui s'étaient aventurées sur cette voie de la décision valant acte 4 . La résistance, bien qu'approuvée par une partie de la doctrine, a été timide et isolée 5 . Il semble donc bien que, hormis l'allocation éventuelle de dommages-intérêts et le prononcé de la nullité de la décision « abusive », le juge ne saurait « se substituer aux organes sociaux légalement compétents » en prenant à leur place une décision réputée conforme à l'intérêt social ; en revanche, il lui est loisible de nommer un mandataire aux fins de représenter les minoritaires et de voter en leur nom dans le sens des résolutions qui, sans porter atteinte à leurs intérêts légitimes, seraient conformes à l'intérêt social 6 .

5. Nous avions exprimé une vive réticence face à cette dernière solution, qui constitue un subterfuge assurant aux magistrats la maîtrise de la décision sociale 7 . En l'espèce, n'est-ce pas une

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hypocrisie juridique de la Cour d'affirmer, dans un premier temps, que l'intervention du juge des référés « ne peut aller jusqu'à l'annulation d'un vote émis dans une assemblée générale extraordinaire des associés » - ce qui est exact au regard de la compétence de la juridiction des référés - puis, dans un deuxième temps, de nommer un mandataire chargé de voter au nom du minoritaire « en faveur du transfert du siège social », ce qui revient à anéantir le vote négatif : ce détour complexe n'équivaut-il pas à une décision valant vote ?

Nous convenons volontiers, néanmoins, que la solution, au regard des besoins de la pratique et du « réalisme », n'est pas choquante dans le cas de figure. Elle nous conduit pourtant à poser une autre question, dont la réponse pourrait, en l'occurrence, régler le problème : le transfert du siège social, dont l'utilité est ici avérée, entre-t-il nécessairement parmi les décisions les plus graves, requérant un quorum spécifique et une majorité renforcée ? C'est d'autant moins certain que le législateur lui-même a montré la voie, pour les SA, en donnant compétence aux organes de gestion ou de contrôle sous réserve de ratification par la prochaine assemblée ordinaire : ce transfert ne pourrait-il entrer dans la catégorie des modifications statutaires arrêtées aux conditions de quorum et de majorité d'une assemblée ordinaire ? De lege ferenda, une extension et une généralisation de la règle posée par les articles 99 et 125 de la loi de 1966 (C. com., art. L. 225-36 et L. 225-65) nous paraîtraient bienvenues : elles épargneraient des chicaneries dérisoires, et de coûteuses (il faudra bien trouver le moyen d'honorer le mandataire !) acrobaties juridiques. Jean-François Barbièri Professeur au CDA (Université Toulouse I) et au CREJ-PME (Université de Limoges)

CASS. COM., 8 JUILLET 1997 : BULL. JOLY 1997, P.980 Bulletin Joly Sociétés, 01 novembre 1997 n° 11, P. 980

352. Note – Vers une singularisation de l'abus d'égalité ? Dès lors que des carences ou refus de transparence, établis par expertise, sont imputables

au gérant, ces manquements ont pu légitimement entraîner la suspicion d'un associé et son refus de voter les résolutions soumises à l'assemblée.

Ce refus ne présente pas, en l'état du climat créé par une gestion en marge de la légalité depuis plusieurs années, les spécificités susceptibles de caractériser un abus de droit d'associé. La preuve d'une atteinte à l'intérêt social n'étant pas rapportée, il n'est pas établi que l'attitude de l'associé correspondait à l'unique dessein de favoriser ses intérêts au détriment de l'intérêt général de l'entreprise.

Joly Sociétés, Traité, vo « Décisions collectives - SARL », nos 15, 16, par G. Lesguillier. Cass. com., 8 juill. 1997, n° 1816 D, SARL Chessa Frères et autre c/ Chessa La Cour Attendu, selon l'arrêt infirmatif attaqué, que la société Chessa frères (la société) et son gérant,

M. Sauveur Chessa ont assigné M. Louis Chessa, chacun des deux frères détenant la moitié des parts sociales, en paiement de dommages-intérêts, pour abus de droit dans l'exercice de ses pouvoirs d'associé ; que de son côté, celui-ci a demandé, outre la révocation du gérant, sa condamnation à lui payer ainsi qu'à la société, diverses sommes ; qu'exception faite de la condamnation de M. Sauveur Chessa à rembourser à la société des salaires indûment perçus, la cour d'appel a rejeté les

demandes des parties ; Sur le moyen unique du pourvoi principal, pris en ses trois branches : Attendu que la société Chessa frères et M. Sauveur Chessa reprochent à l'arrêt d'avoir rejeté

leur demande d'indemnisation formée à l'encontre de M. Louis Chessa, alors, selon le pourvoi, d'une part, qu'est constitutif d'un abus de droit le refus systématique d'un associé égalitaire de voter les résolutions soumises à l'assemblée ; que la cour d'appel constate que les « carences ou refus de transparence » constatés par l'expert ne sauraient justifier une telle attitude pour l'avenir ; qu'en décidant néanmoins que ceux-ci étaient de nature à justifier l'opposition systématique manifestée dans le passé, au seul motif inopérant qu'ils auraient légitimé la « suspicion » nourrie par cet associé, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard de l'article 1382 du Code civil ; et alors, d'autre part, qu'en ne précisant pas, en toute hypothèse, en quoi les réserves émises par le commissaire aux comptes, pour les exercices 1986 et 1987, quand à l'évaluation des stocks aurait justifié le rejet systématique par M. Louis Chessa des résolutions relatives aux autres exercices, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du Code civil ; et alors, enfin que la cour d'appel constate que la mauvaise méthode de gestion des stocks n'était pas déterminante d'une fraude imputable à M. Sauveur Chessa ; qu'en énonçant, par ailleurs, que cette mauvaise méthode de gestion constituait un comportement reprochable de M. Sauveur Chessa justifiant l'attitude de M. Louis Chessa, la cour d'appel s'est contredite en violation de l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ;

Mais attendu que l'arrêt retient que l'ensemble des « carences ou refus de transparence » constatés par l'expert et imputables au gérant ont légitimé la suspicion nourrie par M. Louis Chessa et son refus de voter les résolutions soumises à l'assemblée ; que ce refus ne présente pas, en l'état du climat créé par une gestion en marge de la légalité pendant plusieurs années, les spécificités susceptibles de caractériser un abus de droit d'associé ; que la preuve d'une atteinte à l'intérêt social n'était pas rapportée ; qu'en l'état de ces constatations et appréciations d'où il résulte qu'il n'était pas établi que l'attitude de M. Louis Chessa répondait à l'unique dessein de favoriser ses intérêts au détriment de l'intérêt général de la société, la cour d'appel, sans se contredire, a légalement justifié sa décision ; que le moyen n'est pas fondé ; […]

Par ces motifs Casse et annule, mais seulement en ce qu'il a déclaré irrecevable la demande de M. Louis

Chessa tendant à voir condamné M. Sauveur Chessa à supporter les conséquences financières du licenciement de M. René Chessa, l'arrêt rendu le 16 mars 1995, entre les parties, par la cour d'appel d'Aix-en-Provence ; remet, en conséquence, quant à ce, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Montpellier.

Note – Vers une singularisation de l'abus d'égalité ?

1. Cet arrêt de la Chambre commerciale est remarquable à deux titres : il s'agit tout d'abord du premier arrêt rendu par la Cour de cassation en matière d'abus d'égalité ; il semble par ailleurs revenir à une conception originale des éléments constitutifs de l'abus en cas de conflit entre associés. Deux frères ayant créé une SARL en 1950 avec un capital social réparti par moitié avaient commencé à s'opposer sur la marche de cette entreprise en 1980, pour finalement porter l'affaire devant les juges consulaires en 1990. A trente années de vie sociétaire commune et dix années de guerre fratricide vinrent s'ajouter sept ans de réflexion judiciaire, à laquelle l'arrêt commenté met enfin un terme, tout

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au moins sur le moyen unique du pouvoir principal (rejeté) concernant l'abus d'égalité. L'un des deux associés s'opposait systématiquement aux résolutions proposées aux

assemblées annuelles par son coassocié gérant de frère, que ce soit l'approbation des comptes, le changement de régime fiscal ou le quitus à la gérance. S'ensuivit un long contentieux. Cette procédure judiciaire aboutit à un jugement du tribunal de commerce de Salon-de-Provence en date du 29 juin 1990 1 qui condamna l'associé non gérant pour abus d'égalité « (...) pour avoir privé la société d'une chance d'améliorer ses résultats », puis à un arrêt de la cour d'appel d'Aix-en-Provence en date du 16 mars 1995 qui réforma ce jugement en justifiant l'opposition de cet associé par les « carences et refus de transparence du gérant égalitaire », et enfin à un arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation du 8 juillet dernier qui rejeta le pourvoi sur ce point en rappelant que l'atteinte à l'intérêt social n'était pas démontré et que les carences et refus de transparence constatés par l'expert et imputables au gérant « avaient légitimé la suspicion nourrie par l'associé égalitaire ».

2. Cet arrêt de la Cour suprême vient étoffer une jurisprudence rare en matière de conflits entre associés égalitaires 2 et encore plus rare en matière d'abus d'égalité 3 . En l'espèce, le gérant fondait son action sur l'abus d'égalité mais n'exigeait pas la dissolution pour mésentente entre associés ; la pérennité de la société n'étant pas en cause, le conflit permanent entre associés égalitaires devait seulement, selon les demandeurs au pourvoi, aboutir à une condamnation de l'un des deux frères pour abus d'égalité.

La Chambre commerciale insiste sur la nécessité de la contrariété à l'intérêt social et de l'unique dessein de favoriser des intérêts propres au détriment de « l'intérêt général de la société » comme éléments constitutifs de l'abus d'égalité. La seule privation d'une chance d'améliorer les résultats de la société n'est désormais plus un élément suffisant pour que l'abus d'égalité soit démontré 4 , ce que l'on ne peut qu'approuver.

Cette définition diffère cependant de celle classiquement retenue en matière d'abus de minorité. Les ouvrages et recueils de doctrine ont en effet tendance, depuis quelques années, à assimiler ces deux notions 5 ou, plus radicalement, à noyer l'abus d'égalité dans le concept d'abus de minorité 6 . Cette assimilation, qui a le mérite de la simplicité, ne doit pas pour autant être une porte ouverte à l'analyse systématiquement symétrique de l'abus de minorité et de l'abus d'égalité, parce qu'elle entraînerait une banalisation non souhaitable de l'abus d'égalité 7 .

3. Celui-ci pourrait mériter un traitement particulier dans la mesure où la « rupture d'égalité » 8 , qui est un élément nécessaire à la détermination de l'abus de majorité et de l'abus de minorité est peut-être moins indispensable à l'abus d'égalité. L'attitude négative symbolisée par le blocage de toute décision, contrairement à l'intérêt social et dans l'unique dessein de favoriser l'associé égalitaire, est en effet plus qu'un signe de rupture d'égalité puisque, résultant de l'égalité originellement voulue et créée par les deux associés, elle va directement à l'encontre de l'état d'esprit des fondateurs.

L'élément objectif de l'abus, la contrariété à l'intérêt social, paraît donc dominant, sinon suffisant, pour constituer l'abus d'égalité. En effet, l'abus d'égalité est à la fois une rupture d'égalité et une rupture du contrat social. Il rompt l'égalité et va à l'encontre de l'affectio societatis commun qui a précisément incité les fondateurs à s'associer sur des bases strictement égalitaires. Le second élément, plus subjectif, « l'unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment de l'ensemble des autres associés », utilisé en matière d'abus de majorité comme en matière d'abus de minorité 9 , semble donc marginalisable en matière d'abus d'égalité.

4. Certains conclueront peut-être que faire de la contrariété à l'intérêt social un élément suffisant pour constituer l'abus nous ramène 20 ans en arrière, lorsque dans l'arrêt Langlois et

Peter 10 , la Chambre commerciale affirmait en matière d'abus de majorité, et à l'encontre de la doctrine dominante, que : « la contrariété à l'intérêt de la société (...), élément dont l'existence est nécessaire, sinon suffisant, pour caractériser l'abus de majorité (...) ». Cette affirmation, qui ne pouvait être acceptable en matière d'abus de majorité 11 , tant celui-ci est lié aux intérêts des minoritaires, semble cependant plus adaptée en matière d'abus d'égalité car, en ce cas, les associés égalitaires ont décidé, ab initio, de s'associer, sans majorité, ni minorité.

5. La jurisprudence relative à l'affaire commentée nous le démontre par a contrario : la cour d'appel d'Aix-en-Provence écarte l'abus d'égalité au seul motif que « la preuve d'une atteinte à l'intérêt social n'est pas rapportée ». La Chambre commerciale de la Cour de cassation, quant à elle, insiste sur la prédominance, sinon la suffisance, de la seule contrariété à l'intérêt social comme élément constitutif de l'abus d'égalité : « Attendu que la preuve d'une atteinte à l'intérêt social n'était pas apportée (...) ; qu'il n'était pas établi que l'attitude de M. Louis Chessa répondait à l'unique dessein de favoriser ses intérêts au détriment de l'intérêt général de la société ». Il n'est en effet nullement fait état de l'intérêt de « l'autre associé » 12 . Seul celui de la société est pris en compte 13 . Ce qui peut s'expliquer par le fait que, contrairement aux majoritaires et minoritaires, qui dès le départ savent que leur interprétation de l'intérêt social sera différente en cas de conflit, de par la nature même de leurs participations respectives au capital social, les deux associés égalitaires sont liés par un même intérêt social. Ce qui va à l'encontre de cet intérêt social commun irait donc automatiquement à l'encontre de l'autre associé. Cela semble d'ailleurs être l'analyse faite par la Chambre commerciale, car « atteinte à l'intérêt social » et « détriment de l'intérêt général de la société » se confondent.

6. Ce critère unique permet donc à la Cour suprême de rejeter le moyen unique du pourvoi principal et de confirmer l'arrêt de la cour d'appel d'Aix-en-Provence qui avait réformé, sur l'unique fondement de l'absence d'atteinte à l'intérêt social, le jugement du tribunal de commerce de Salon-de-Provence. Celui-ci avait en effet aussi lourdement 14 condamné l'associé égalitaire opposé aux résolutions, qu'il avait légèrement qualifié l'abus d'égalité, sur la simple hypothèse que cette opposition « créait un dommage sinon immédiat à la société, du moins potentiel ».

Qu'il nous soit permis de penser qu'une telle erreur d'analyse de la part du juge consulaire avait pour secret espoir que les deux frères préférassent un mauvais arrangement à un bon procès. En effet, le juge s'était laissé aller à espérer « que l'acquisition des parts de l'un des associés par l'autre (...) serait une bonne solution pour ce litige opposant deux frères irréconciliables et constituant un risque majeur pour l'avenir de l'entreprise » 15 . Ce faisant, il a rendu un jugement d'opportunité non fondé en droit, qui a prolongé de sept années « le litige constituant un risque majeur pour l'avenir de l'entreprise ». La Cour suprême met un terme à ce périple judiciaire en refermant les voies de l'abus d'égalité, mais rouvre à nouveau le débat en doctrine sur les éléments constitutifs de cet abus. D'un point de vue pratique, cette jurisprudence fera réfléchir à nouveau les fondateurs de joint-ventures égalitaires ainsi que leurs conseils, lors de la rédaction des statuts et des actes concernant des événements marquant la vie de la société. E. LEPOUTRE.

15

C.CASS. COM., 16 JUIN 1998 : BULL. JOLY 1998, P.1083 Bulletin Joly Sociétés, 01 octobre 1998 n° 10, P. 1083

331. Note – Abus d'égalité par abstention de voter une mise en réserves Le refus par un associé égalitaire de voter la mise en réserve des bénéfices, dont la société

a besoin pour faire un investissement important, constitue un abus d'égalité. L'existence d'une clause statutaire prévoyant qu'à défaut d'une décision de l'assemblée

générale de porter tout ou partie du bénéfice distribuable à un compte de réserve ou de le reporter à nouveau, ce bénéfice devait être réparti entre les associés, ne signifie pas que l'assemblée générale soit dépouillée de son pouvoir de déterminer la part du bénéfice distribuable attribuée aux associés (L.

no 66-537, art. 347, al. 1°).

Fondement : L. no 66-537, art. 347, al. 1°

Joly Sociétés, Traité, vo « Décisions collectives - SARL », nos 15 et 16, par G. Lesguillier. Cass. com., 16 juin 1998, n° 1275 D, Curri c/ Curri et autre (cons. rapp. Poullain) La Cour Attendu, selon l'arrêt, partiellement confirmatif, attaqué, rendu après renvoi sur cassation

(Lyon, 19 février 1996), que M. Gilbert Curri, porteur de la moitié des parts de la SARL Electronique Curri (la société ELC), l'autre moitié étant détenue par son frère, M. Henri Curri, a assigné la société aux fins de la voir condamner à lui verser diverses sommes au titre de dividendes pour les exercices 1986, 1987, 1988 et 1989, et au titre de son compte courant, ainsi que pour voir révoquer de ses fonctions de gérant M. Henri Curri et voir désigner un administrateur provisoire ; que M. Henri Curri est intervenu volontairement à l'instance ;

Sur le premier moyen : Attendu que M. Gilbert Curri reproche à l'arrêt d'avoir refusé d'écarter des débats les

conclusions signifiées et les pièces communiquées par la société ELC et M. Henri Curri la veille de l'ordonnance de clôture, alors, selon le pourvoi, qu'il résulte de l'article 16 du nouveau Code de procédure civile que le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction ; qu'il ne peut retenir dans sa décision les moyens et documents invoqués par les parties que si celles-ci ont été à même d'en débattre contradictoirement, si bien qu'en retenant dans sa décision des pièces et conclusions déposées par une partie la veille de l'ordonnance de clôture, sans constater que l'autre partie avait été à même d'en débattre contradictoirement, la cour d'appel a violé le texte précité ;

Mais attendu que M. Gilbert Curri, qui n'a ni demandé le report de l'ordonnance de clôture, ni usé de la faculté qui lui était donnée par l'article 784 du nouveau Code de procédure civile de demander sa révocation, n'est pas recevable à reprocher à la cour d'appel d'avoir tenu compte des conclusions signifiées et des pièces communiquées la veille de la clôture ;

Sur le deuxième moyen, pris en ses quatre branches : Attendu que M. Gilbert Curri reproche à l'arrêt d'avoir jugé qu'il a commis un abus d'égalité,

alors, selon le pourvoi, d'une part, qu'en se fondant sur la nécessité constatée en 1995 de procéder à un investissement et sur les exigences du banquier formulées à la même époque, pour juger qu'il avait commis un abus d'égalité en s'opposant à la mise en réserve des bénéfices des exercices 1986,

1987, 1988 et 1989, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 1382 du Code civil ; alors, d'autre part, qu'en se déterminant par les motifs précités, impropres à établir en quoi son attitude avait été contraire à l'intérêt général de la société en ce qu'elle aurait interdit la réalisation d'une opération essentielle pour celle-ci, et dans l'unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment de ceux de l'autre associé, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 1382 du Code civil ; et alors, enfin, qu'il faisait valoir dans ses écritures que l'intégralité des bénéfices distribuables réalisés depuis la constitution de la société, en 1973, avaient été affectés à la réserve ordinaire, que pour les exercices 1986 à1989, tout en proposant d'affecter la totalité des bénéfices distribuables à la réserve ordinaire, le gérant, associé égalitaire, de la société, proposait de s'attribuer un complément de rémunération substantiel équivalant à environ la moitié des bénéfices distribuables, si bien qu'en ne s'expliquant pas sur ce moyen, l'arrêt attaqué : 1° a méconnu les exigences de l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ; 2° n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 1382 du Code civil ;

Mais attendu qu'ayant relevé, par motifs propres et adoptés, que la société ELC a besoin de l'autofinancement le plus large pour ses investissements et son fonds de roulement du fait des délais existants entre le financement des fabrications et l'encaissement du prix des ventes, l'arrêt retient que ce fonds serait entamé si, comme le veut M. Gilbert Curri, la totalité du résultat comptable était distribuée sous forme de dividendes et, en outre, qu'une telle distribution diminuerait le crédit de la société auprès des banques, alors que l'ancienneté du litige entre les associés a empêché l'affectation des bénéfices et qu'à présent elle doit procéder à la réhabilitation de son tènement industriel pour un coût qui, malgré le montant important de ses fonds propres, sera, pour les cinq sixièmes, couvert par un emprunt ; qu'ayant, par ces constatations justifié son appréciation selon laquelle les exigences de M. Gilbert Curri répondaient à un intérêt égoïste et étaient contraires à l'intérêt de la société et qu'en interdisant toute décision de l'assemblée générale y faisant obstacle, il commettait un abus de son droit de vote, la cour d'appel a pu, sans encourir aucun des griefs du moyen, statuer comme elle a fait ;

Sur le troisième moyen, pris en ses trois branches : Attendu que M. Gilbert Curri reproche à l'arrêt d'avoir rejeté sa demande de distribution des

bénéfices de la société ELC au titre des exercices 1986 à 1989, alors, selon le pourvoi, d'une part, qu'il faisait valoir qu'il résultait de l'article 21 des statuts de la société ELC qu'à défaut d'une décision de l'assemblée générale de porter tout ou partie du bénéfice distribuable à un compte de réserve ou de le reporter à nouveau, ce bénéfice devait être réparti entre les associés, si bien qu'en ne s'expliquant pas sur ce moyen si ce n'est par des motifs inopérants, la cour d'appel n'a pas satisfait aux exigences de l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ; alors, d'autre part, qu'en décidant que, malgré le refus de l'assemblée générale de voter une résolution en ce sens, les bénéfices des exercices écoulés avaient valablement pu être portés à un compte de réserve ou de report à nouveau, la cour d'appel a méconnu l'article 21 des statuts qui subordonne une telle affectation à une décision de l'assemblée générale, violant ainsi les articles 1134 et 1835 du Code civil ; et alors, enfin, que les statuts peuvent déroger aux dispositions de 1'article 347, alinéa premier, de la loi du 24 juillet 1966, notamment en prévoyant la distribution des bénéfices distribuables à défaut de décision de l'assemblée générale de les affecter autrement, si bien qu'en retenant qu'aucune dérogation à la règle de l'article 347, alinéa premier, de la loi du 24 juillet 1966 n'était possible, l'arrêt attaqué a violé le texte précité et les articles 1832 et 1835 du Code civil ;

Mais attendu que l'arrêt retient, par motifs propres et adoptés, que l'article 21 des statuts, dont

16

les termes diffèrent peu de ceux de la loi, doit s'interpréter dans le même sens que celle-ci et ne saurait signifier que l'assemblée générale serait dépouillée de son pouvoir de déterminer la part du bénéfice distribuable attribuée aux associés ; qu'ayant, par cette interprétation motivée des statuts, répondu au moyen prétendument délaissé, la cour d'appel a pu statuer comme elle a fait ; d'où il suit que, mal fondé en chacune de ses trois branches, le moyen ne saurait être accueilli ;

Sur le quatrième moyen : Attendu que M. Gilbert Curri reproche à l'arrêt d'avoir déclaré irrecevable sa demande en

annulation de la décision de l'assemblée générale du 23 octobre 1995 relative à l'augmentation de capital, alors, selon le pourvoi, qu'il résulte de l'article 566 du nouveau Code de procédure civile que les parties peuvent, en appel, ajouter aux prétentions soumises au premier juge toutes celles qui en sont l'accessoire, la conséquence ou le développement, si bien qu'en ne cherchant pas si la demande en annulation de l'augmentation de capital social par incorporation des sommes portées aux comptes de réserve ou de report à nouveau décidée par M. Henri Curri n'était pas la conséquence de sa demande initiale de distribution de ces mêmes sommes, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à se décision au regard du texte précité ;

Mais attendu que M. Gilbert Curri, qui soutenait que sa demande en annulation de la décision d'augmentation du capital, présentée devant la cour d'appel, était recevable en application de l'article 564 du nouveau Code de procédure civile comme tendant à faire écarter les prétentions de l'intimé et à faire juger une question née de la survenance d'un fait nouveau en cause d'appel, n'est pas fondé à reprocher à la cour d'appel de n'avoir pas recherché si sa demande n'aurait pas été recevable sur un autre fondement ; que le moyen ne peut être accueilli ;

Par ces motifs

Rejette le pourvoi formé contre l'arrêt rendu par la cour d'appel de Lyon (1re et 2e ch. réunies), le 19 février 1996.

Note – Abus d'égalité par abstention de voter une mise en réserves

1. Bien que décidé en formation restreinte, cet arrêt revêt une réelle importance. Il affirme en effet, avec force, dans le cadre bien spécifique d'une SARL bi-personnelle égalitaire, que l'un des deux associés peut abuser de son droit en refusant de voter une mise en réserves, parce qu'il désire obtenir sa part des bénéfices annuels.

La reconnaissance de l'abus d'égalité se situe dans la ligne des précédents arrêts relatifs à l'abus de minorité, et notamment, pour le cas particulier de l'abus d'égalité, de l'arrêt Chessa 1 ; elle était déjà illustrée par plusieurs décisions des juges du fond 2 .

2. Toutefois, la solution peut surprendre, en raison des termes de l'article 1832 du Code civil, selon lequel une société « est instituée »... « en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l'économie qui pourra en résulter ». Au premier abord, le refus de distribuer des dividendes semble contraire à cet objectif posé par la loi.

La Cour de cassation n'a certainement pas voulu se mettre en contravention avec l'article 1832. Les distributions annuelles ne sont nullement obligatoires ; c'est sur l'ensemble de la vie sociale qu'il faut apprécier si les distributions existent ou non. A la limite, dans certaines circonstances, le partage des résultats définitifs après dissolution suffit à remplir l'exigence légale.

3. En l'espèce, les deux associés cultivaient depuis plusieurs années une mésentente fraternelle - dont il n'importe pas ici de connaître l'origine. Celui des deux qui occupait le poste de gérant proposait une politique d'investissement, qui ne pouvait être réalisée que par voie

d'endettement, si les bénéfices étaient entièrement distribués. L'autre associé se fondait sur son droit aux bénéfices pour voter contre les propositions de mise en réserves faites par le gérant. C'est lui qui avait assigné la société pour obtenir le paiement des dividendes qu'il estimait lui être dus, et pour faire prononcer la révocation du gérant, son coassocié. La cour d'appel de Chambéry lui avait donné tort, estimant que les bénéfices ne pouvaient être distribués. Cette décision avait été cassée par la Chambre commerciale, qui rappelait à la cour d'appel qu'elle avait décidé dans son arrêt du 4 février 1992 de surseoir à statuer sur la distribution des bénéfices jusqu'au dépôt du rapport du mandataire de justice désigné. Puis la cour d'appel de Lyon, statuant sur le fond, avait débouté le demandeur.

4. Ce dernier faisait pourtant valoir des faits assez troublants : l'intégralité des bénéfices distribuables réalisés depuis la constitution de la société, en 1973, avaient été affectés à la réserve ordinaire ; pour les exercices 1986 à 1989, tout en proposant d'affecter la totalité des bénéfices distribuables à la réserve ordinaire, le gérant, associé égalitaire, de la société, proposait de s'attribuer un complément de rémunération substantiel équivalant à environ la moitié des bénéfices distribuables. Un tel dispositif, s'il était établi, présenterait une nature frustratoire pour l'associé non gérant, et révélerait une sorte d'abus de la part de l'associé gérant.

Il faut supposer que ces éléments n'avaient pas la vigueur que leur donnait l'auteur du pourvoi, puisque la cour d'appel de Lyon est approuvée d'avoir préféré la position du gérant. Elle « a pu » statuer comme elle a fait en relevant divers éléments relatifs à l'intérêt social. La société ELC avait besoin de l'autofinancement le plus large pour ses investissements et son fonds de roulement du fait des délais existants entre le financement des fabrications et l'encaissement du prix des ventes ; ce fonds aurait été entamé si, comme le voulait l'auteur du pourvoi, la totalité du résultat comptable avait été distribuée sous forme de dividendes ; en outre, une telle distribution aurait diminué le crédit de la société auprès des banques.

5. Sans qu'il soit précisé dans l'arrêt rendu en 1998 par la Cour de cassation quelle avait été l'affectation des bénéfices réalisés au cours des quatre exercices litigieux, on lit que la cour d'appel avait relevé que « l'ancienneté du litige entre les associés avait empêché l'affectation des bénéfices ». De plus, sur le thème de la décision économique nécessaire, on apprend que la société « doit procéder à la réhabilitation de son tènement industriel pour un coût qui, malgré le montant important de ses fonds propres, sera, pour les cinq sixièmes, couvert par un emprunt ».

6. On observera que, selon l'état des marchés et des modes, le financement par fonds propres est plus ou moins bien considéré. Le présent arrêt sonne curieusement, à l'heure de la loi du 2 juillet 1998 3 - qui, il est vrai, n'est pas faite pour les SARL. L'optimisation du capital en présence de possibilités d'endettement à taux faible ne trouve pas d'écho dans une décision comme celle-ci. Il est vrai que les faits remontaient à la fin des années 1980, dont nous sommes séparés par une longue procédure comportant deux arrêts de la Cour de cassation. En outre, il s'agit ici non de réduire le capital, mais de refuser une distribution. Mais enfin, quelle contingence dans les impératifs économique !

En outre, l'arrêt lui-même n'est pas exempt d'une certaine contradiction. En effet, le deuxième moyen trouve sa solution dans l'intérêt social, qui aboutit à justifier une décision prise par 50 % des parts. Le problème posé par le troisième moyen, de son côté, est résolu par l'appel au pouvoir de l'assemblée générale. Certes, la portée de la solution peut sembler limitée, puisqu'il s'agit d'interpréter une clause des statuts. Cependant, il est déjà significatif que l'on puisse s'interroger, dans une SARL, sur la possibilité qu'ont les statuts d'obliger ou non à une distribution de bénéfices. Les termes de l'article 347 de la loi ne laissent pas entrevoir une solution autre que celle de la compétence de

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l'assemblée générale - si ce n'est en cas d'acompte sur dividendes (cf. D. no 67-236, art. 245-1), donc libre de contraintes statutaires. C'est donc une « assemblée » amputée de moitié qui a imposé sa décision.

7. Devant une situation aussi bloquée que celle d'une société bi-personnelle dont les associés ne s'entendent plus, on admettrait assez volontiers que le pouvoir modérateur du juge puisse s'exercer. Puisque, pour l'instant au moins, l'exclusion judiciaire de l'un n'est pas possible, faute de disposition (ou de clause ?) l'autorisant 4 , il paraît indispensable de permettre au juge de trouver la voie qui permette de conjuguer les intérêts en présence. Dans l'arrêt commenté, on a le sentiment que la politique du tout ou rien l'a emporté, au moins au plan des principes, puisque l'alternative était cristallisée entre la mise en réserves totale et la distribution intégrale.

Cependant, grâce à la responsabilité civile, l'associé taxé d'abus aurait pu être contraint à « restituer », sous forme de dommages-intérêts, au moins une partie de ses dividendes, s'il les avait perçus. Il aurait alors été intéressant de connaître le mode d'appréciation du préjudice, ainsi que l'identité des « victimes » indemnisées. La nature de l'abus privilégie l'indemnisation de la société, l'autre associé n'éprouvant pas ce préjudice direct, si ce n'est en perte de temps et d'énergie ; le droit des sociétés donne aux associés un certain pouvoir de nuisance ; a-t-il été dépassé en l'espèce ? Ces questions restent pure conjecture.

En effet, l'échec du demandeur a pour conséquence certaine qu'il n'a jamais touché les dividendes auxquels il croyait avoir droit. Par la force des choses, c'est la proposition non votée qui a été mise en œuvre. Les arrêts de la cour d'appel de Lyon et de la Cour de cassation, s'ils ne « valent pas vote », aboutissent au même résultat, en mettant hors d'atteinte une décision « d'assemblée » qui n'a pas été adoptée à la majorité des parts des associés présents. On ne peut mieux exprimer le particularisme des situations d'égalité. Paul Le Cannu

CASS. 3EME CIVILE, 6 JANVIER 1999 : BULL. JOLY, 1999, P.498 Bulletin Joly Sociétés, 01 avril 1999 n° 4, P. 498

105. Note – Révocation d'un gérant de société civile : absence de motif et d'indemnité Sauf disposition contraire des statuts, le gérant est révocable par une décision des associés

représentant plus de la moitié des parts sociales, sous réserve d'un juste motif. En l'espèce, pour condamner la SCI à verser au gérant révoqué une indemnité

provisionnelle, la cour d'appel avait retenu que l'article 1851 (C. civ.) n'autorisait qu'une différence statutaire de majorité et que le gérant était toujours librement révocable, seul lui étant ouverte, en cas d'absence de juste motif, une action en dommages-intérêts.

En limitant ainsi les possibilités statutaires de dérogation à la seule différence de majorité, la cour d'appel a violé le texte susvisé.

Fondement : C. civ., art. 1851

Joly Sociétés, Traité, vo « Société civile », nos 84 à 87, et 119, par G. Baranger.

Cass. 3e

civ., 6 janv. 1999, n° 22 P B, SCI Forum de Grammont c/ SARL Mouzay Investissement (cons. rapp. Masson-Daum) La Cour Sur le moyen unique : Vu l'article 1851 du Code civil ; Attendu que, sauf disposition contraire des statuts, le gérant est révocable par une décision

des associés représentant plus de la moitié des parts sociales ; que si la révocation est décidée sans juste motif, elle peut donner lieu à des dommages-intérêts ;

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Orléans, 1er octobre 1996), que la société civile immobilière Forum de Gramont (la SCI) a été constituée pour l'édification d'un groupe d'immeubles ; que la société à responsabilité limitée Mouzay Investissement est devenue associée majoritaire de la SCI après l'acquisition de 67 parts sociales et cogérante avec la société Siidéco, détentrice des 33 autres parts formant le capital social ; qu'une assemblée générale ayant révoqué la société Siidéco de ses fonctions de gérant en application des statuts et de l'article 1851 du Code civil, cette société a assigné la SCI et la société Mouzay Investissement en nullité des décisions de l'assemblée générale et en paiement de dommages-intérêts en réparation du préjudice résultant de sa révocation abusive ;

Attendu que, pour condamner la SCI, représentée par son gérant la société Mouzay Investissement, à verser à la société Siidéco une indemnité provisionnelle et confirmer le jugement ayant ordonné une expertise, l'arrêt retient que l'article 1851 du Code civil n'autorise qu'une différence statutaire de majorité et que le gérant est toujours librement révocable, seule lui étant ouverte, en cas d'absence de juste motif, une action en dommages-intérêts ;

Qu'en limitant ainsi les possibilités statutaires de dérogation à la seule différence de majorité, la cour d'appel a violé le texte susvisé ;

Par ces motifs Casse et annule, mais seulement en ce qu'il a condamné la SCI à verser à la société Siidéco

une indemnité provisionnelle et confirmé le jugement ayant ordonné une expertise, l'arrêt rendu le 1er octobre 1996, entre les parties, par la cour d'appel d'Orléans ; remet, en conséquence, quant à ce, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Bourges.

Note – Révocation d'un gérant de société civile : absence de motif et d'indemnité

1. L'importance du présent arrêt 1 qui concerne les conditions de révocation des gérants de sociétés civiles n'échappera à personne. Les faits de l'espèce sont simples. Une société civile immobilière Forum de Gramont est constituée pour l'édification d'un groupe d'immeubles ; elle a pour associés la SARL Mouzay Investissement et la société Sudeco, les deux sociétés étant cogérantes. Sudeco est révoquée de ses fonctions de gérant : elle assigne en nullité des décisions de l'assemblée générale et en paiement de dommages-intérêts en réparation du préjudice résultant de sa révocation abusive. La cour d'appel retient que l'article 1851 du Code civil n'autorise qu'une différence statutaire de majorité, ce qui provoque la cassation de l'arrêt. On croit comprendre en effet que les statuts contenaient une clause supprimant tout droit à indemnité en cas de révocation du gérant même non motivée.

2. Les décisions concernant la révocation des gérants de sociétés civiles ne sont pas légion.

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On ne citait guère à ce jour que quelques décisions de juges du fonds. Le présent arrêt de la troisième chambre civile porte la parole de la Cour de cassation sur cette question en décidant que l'article 1851 du Code civil qui autorise la révocation des gérants par une décision représentant plus de la moitié des parts sociales, et cela sauf disposition contraire des statuts, autorise plus qu'une différence statutaire de majorité. Cet arrêt qui ne manquera pas de susciter des appréciations divergentes vient éclairer une forte zone d'incertitudes (I) ; il reste délicat d'apprécier sa portée réelle (II).

I - Les incertitudes antérieures sur l'étendue des possibilités statutaires de dérogation 3. L'article 1851 du Code civil est ainsi libellé « Sauf disposition contraire des statuts le gérant

est révocable par une décision des associés représentant plus de la moitié des parts sociales. Si la révocation est décidée sans juste motif, elle peut donner lieu à dommages-intérêts ». Le texte n'a pas suscité beaucoup de commentaires. Une lecture de la doctrine permet néanmoins de constater trois évidences dans la littérature juridique.

4. Un consensus existait sur l'idée que les conditions de majorité pouvaient être modifiées par les statuts, solution commune dictée par le simple bon sens. Plus précisément, certains auteurs ajoutaient que les statuts pouvaient stipuler par exemple une majorité plus forte que la majorité simple prévue par la loi 2 , voire même l'unanimité 3 . Une majorité par tête pouvait se concevoir 4 . Un accord semblait se faire également sur l'affirmation que la clause dérogatoire doit viser expressément les conditions de la révocation : on ne saurait considérer que du seul fait que le gérant est nommé dans les statuts, il ne peut être révoqué qu'aux conditions de modification des statuts 5 . Enfin l'accord semblait également exister sur le fait que les statuts pouvaient interdire au gérant de participer au vote, le droit commun étant pour lui la possibilité de participer 6 .

5. Par contre, les divergences étaient très nettes concernant la désignation de l'organe compétent pour révoquer et l'exclusion d'une indemnisation.

S'agissant de l'organe compétent pour révoquer, la doctrine dominante considérait que les statuts ne peuvent convenir de la désignation de l'organe compétent pour prononcer cette révocation : la révocation des gérants relève de la compétence exclusive des associés 7 . Deux décisions toutefois s'étaient prononcées en sens inverse en décidant que la clause statutaire prévoyant la révocation du gérant par le conseil d'administration d'une société civile de perception et de répartition de droits d'auteur n'est pas contraire aux dispositions de l'article 1851 du Code civil 8 .

6. S'agissant ensuite de l'exclusion d'une indemnisation pour révocation sans juste motif, les auteurs semblaient généralement favorables 9 à l'idée que les statuts puissent prévoir que la révocation aura lieu dans tous les cas sans indemnité, même si elle a lieu sans juste motif 10 . Un premier argument en ce sens est d'ordre analogique : la doctrine est souvent favorable à cette solution dans les SARL et les SNC. Or, l'article 55, alinéa premier, dispose aussi pour les SARL que la révocation « peut donner lieu à dommages-intérêts » et l'article 18, alinéa 4, le dit également pour les SNC.

Un deuxième argument tiré de l'équité procède de l'idée que les gérants de sociétés civiles ne sont pas le plus souvent des professionnels de la gestion. Leur fonction est accessoire. Les conséquences d'une privation d'indemnité ne sont pas aussi graves que pour les dirigeants d'une société commerciale.

7. Un troisième argument de logique pure consiste à observer que « la faculté ouverte par le verbe pouvoir ne paraît pas s'adresser au juge puisque l'alternative se situe toujours dans le cadre

d'une révocation injustifiée ». Le terme « pouvoir » s'expliquant par l'exigence d'un préjudice établi 11 . 8. Enfin un quatrième argument d'ordre exégétique consistait à relever que les mots « sauf

disposition contraire des statuts » se réfèrent seulement à la première phrase (décision majoritaire) et non à la seconde (révocation sans juste motif) 12 .

9. Opinion majoritaire ne signifie pas unanimité. D'éminents auteurs se montraient hostiles à des clauses de ce type, entretenant par là-même le débat 13 . L'arrêt de la troisième chambre civile donne une solution qui paraît mettre fin au moins partiellement aux incertitudes doctrinales.

II - La portée de l'arrêt La portée de l'arrêt doit être appréciée eu égard au domaine des seules sociétés civiles

mais également eu égard aux sociétés de personnes et à la SARL. 10. Lorsque l'on est en présence du gérant d'une société civile, les statuts semblent pouvoir

disposer d'une liberté considérable. « Qu'en limitant ainsi les possibilités statutaires de dérogation à la seule différence de majorité, la cour d'appel a violé le texte susvisé ... ». Cette liberté concerne apparemment tant le choix de l'organe compétent pour la révocation que la possibilité de supprimer toute indemnité même au cas de révocation sans juste motif. Est-ce pour autant évident ? On relèvera au passage que l'on ignore à la lecture de l'arrêt ce qu'était le libellé exact des statuts.

11. Il n'est pas certain à notre sens que l'arrêt concède une liberté totale dans le choix de l'organe compétent. L'examen du moyen unique de cassation montre que la seule question en cause était le droit à l'allocation de dommages-intérêts en cas de défaut de juste motif. Ensuite, on peut penser que la compétence de l'assemblée des associés paraît naturelle ici 14 . Comme on a pu le faire remarquer, le Code civil partage les pouvoirs entre les seuls gérants et associés sans prévoir d'autres organes : selon l'article 1852 en effet, « les décisions qui excèdent les pouvoirs reconnus aux gérants sont prises selon les dispositions statutaires ou, en l'absence de telles dispositions, à l'unanimité des associés » 15 . L'arrêt toutefois n'exclut pas dans sa rédaction très lapidaire la possibilité d'envisager une telle liberté déjà affirmée par la cour d'appel de Paris dans son arrêt du 17 octobre 1995 16 . Certains auteurs ont d'ores et déjà pris parti en ce sens 17 .

12. Par contre la possibilité d'insérer une clause statutaire autorisant une révocation sans indemnité paraît acquise. La simple question que l'on puisse se poser est celle de savoir si la troisième chambre civile compétente en matière de SCI est à même de donner toute autorité à une solution concernant l'ensemble des sociétés civiles, matière qui relève normalement de la compétence de la première 18 .

Voilà pour le principe. La mise en oeuvre peut en revanche faire l'objet de contestations : il ne fait pas de doute que le gérant révoqué doit bénéficier des garanties procédurales qui s'attachent aujourd'hui à la révocation des dirigeants révocables ad nutum. De même la clause exclusive d'indemnisation ne saurait sans doute jouer en cas de fraude ou de faute lourde des associés 19 , et ce conformément aux solutions communément admises en la matière 20 .

13. La solution donnée peut-elle avoir un effet de contamination en matière de sociétés en nom collectif ou de sociétés à responsabilité limitée ? Comme on l'a indiqué précédemment, la doctrine déduisait bien souvent la validité de la clause supprimant toute indemnité des solutions généralement adoptées en matière de SARL, compte tenu du libellé même de l'article 55, alinéa premier.

« Le gérant est révocable par décision des associés représentant plus de la moitié des parts sociales. Toute clause contraire est réputée non écrite. Si la révocation est décidée sans juste motif,

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elle peut donner lieu à dommages-intérêts. » La terminologie utilisée par l'article 18, alinéa 4, pour les gérants de SNC est identique : on

ne perçoit pas de forme impérative. 14. A ce jour la doctrine est loin d'être unanime. Certains auteurs condamnent toute clause

supprimant le droit à indemnité en cas de révocation « ..... il ne doit pas pouvoir être prévu valablement que le gérant n'aura, en toute hypothèse, aucun droit à l'indemnité en cas de révocation 21 ». D'autres auteurs se prononcent au contraire dans le sens de la validité arguant de ce que l'article 55, alinéa premier, n'interdit les clauses contraires qu'en ce qui concerne la majorité requise pour prononcer la révocation, la prohibition n'étant pas reprise à propos des dommages-intérêts attachés aux révocations injustifiées 22 .

Cette dernière opinion parfaitement conforme à la lettre des textes peut convaincre 23 . 15. Divers arguments pourraient appeler à la prudence dans la transposition de la solution,

et ce pour quatre raisons au moins : – les gérants de SARL ou de SNC ont une véritable activité professionnelle de gérance alors

que la gérance des sociétés civiles est le plus souvent une fonction accessoire ; cette observation d'ordre sociologique plus que juridique n'est peut être pas totalement indifférente au débat ;

– l'évolution de notre droit positif va davantage aujourd'hui dans le sens du renforcement des droits des mandataires sociaux que dans le sens de leur restriction ; certes, ce renforcement se situe davantage sur le terrain des garanties procédurales que sur celui de l'instauration d'un droit à la stabilité. Il n'empêche que le renforcement des garanties procédurales n'est pas neutre quant à la question de fond ;

– l'esprit du droit des sociétés civiles n'est pas celui du droit des sociétés de personnes ou des SARL. La société civile est aujourd'hui un espace de liberté ; on ne saurait en dire autant des SNC ou de la SARL ;

– les juges tendent à exercer un droit de regard accru sur les modalités de révocation des gérants de SARL 24 . Or, une clause qui exclut purement et simplement à l'avance l'obligation d'indemniser le gérant en cas de révocation sans motif légitime a pour effet de priver les juges de tout droit de regard sur les modalités de révocation des gérants de SARL notamment 25 .

16. Mais en sens inverse, on peut s'interroger sur l'opportunité véritable d'une distinction. On peut observer avec R. Baillod que la logique plaide pour une interprétation unique, « valable pour toutes les hypothèses de révocabilité pour juste motif » surtout lorsque l'on est en présence de textes rédigés en des termes identiques.

17. On le voit, toutes les hésitations sont loin d'être levées. L'arrêt cependant valide les clauses supprimant toute indemnisation du gérant d'une société civile dans le cas de révocation, sous réserve naturellement de l'application du droit commun (fraude à la loi, abus de droit). En d'autres termes, l'arrêt de la troisième chambre civile condamne la thèse du caractère d'ordre public du droit à réparation du dirigeant révoqué sans juste motif. Dans les sociétés civiles, il est donc possible d'organiser une révocabilité ad nutum en neutralisant totalement la référence au motif légitime de révocation. On peut sans doute considérer qu'il n'y a pas de raison majeure d'ordre institutionnel à assurer la protection du gérant à l'encontre des associés. Comme l'a fort bien montré un auteur, on ne saurait raisonner ici sur la base d'une préoccupation d'équilibre institutionnel que l'on attribuerait au législateur. Il en irait différemment si l'on raisonnait sur le cas de membres du directoire par exemple.

18. D'une certaine manière, l'arrêt ne s'inscrit pas dans l'air du temps : il paraît même aller un peu à l'encontre d'une évolution plus protectrice des droits des mandataires sociaux. Il s'inscrit

également à contre-courant de la jurisprudence rendue dans le domaine de l'exclusion de l'associé. Alors même que l'exclusion peut être prévue dans les statuts d'une société à capital variable par exemple, le juge refuse de se dépouiller du droit de contrôler les conditions de cette exclusion en décidant qu'il lui appartient de vérifier que l'exclusion n'est pas abusive nonobstant toute disposition statutaire contraire 26 . Or ici, le juge se prive de tout moyen d'exercer un droit de regard sur les modalités de révocation.

19. L'arrêt traduit-il seulement une volonté caractérisée de faire de la société civile l'outil d'ingénierie juridique que l'on voit prôné dans la doctrine aujourd'hui 27 ? La liberté d'organisation étant une vertu évidente des sociétés civiles 28 , la présente décision serait alors une expression supplémentaire de cette liberté ?

20. Il y a peut-être plus. On peut en effet se demander si l'arrêt ne contient pas une orientation plus importante intéressant l'ensemble du droit des sociétés, à savoir la reconnaissance de l'idée que les statuts ont tout loisir d'organiser ce que la loi n'interdit pas. En l'espèce, il est dit que les statuts peuvent instaurer une véritable révocabilité ad nutum sans véritable contrôle du juge sur cette révocation. Au-delà de cette solution ponctuelle, d'autres perspectives ne sont-elles pas esquissées ?

Se pose alors la question des limites de la liberté contractuelle, limites toujours plus difficiles à cerner 29 . Ici la liberté pourrait procéder de ce qu'un jeune auteur a récemment qualifié de « connexion radicale » : au moins dans les sociétés civiles et dans les sociétés en nom collectif, l'étendue de la responsabilité des associés peut justifier qu'un droit de révocation particulièrement efficace soit accordé 30 . Alain Couret Professeur à l'Université Paris I (Panthéon-Sorbonne) Avocat associé (Bureau Francis Lefebvre)

CASS. COM. DU 1ER FEVRIER 1994

• JCP E 1994, II, 363, n°7 ;

• Rev. Sociétés 1995, p.281 Cour de cassation 1 février 1994, n° 92-11.171 Publication :Bulletin 1994 IV N° 53 p. 40

Cassation partielle. 1 février 1994 N° 92-11.171 Bulletin 1994 IV N° 53 p. 40 République française Au nom du peuple français Attendu, selon l'arrêt attaqué, que M. Jean-Claude X..., qui était gérant de la société

d'exploitation X... et fils (la Sewf), a été révoqué de ses fonctions lors de l'assemblée générale du 7 juillet 1989 réunie à la demande de M. Philippe X..., associé majoritaire ; qu'il a assigné la Sewf et M. Philippe X... en paiement de dommages-intérêts pour révocation sans juste motif et dans des conditions brusques et vexatoires ;

Sur le deuxième moyen : (sans intérêt) ; Sur le troisième moyen : Attendu que la Sewf et M. Philippe X... font encore grief à l'arrêt d'avoir décidé que la

révocation sans justes motifs de M. Jean-Claude X... était intervenue dans des conditions de brutalité

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donnant un caractère vexatoire à la mesure prise, alors, selon le pourvoi, que seule une mesure de révocation prise dans des conditions portant atteinte à la réputation ou à l'honorabilité du dirigeant peut revêtir un caractère vexatoire ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a décidé que les conditions de brutalité donnant un caractère vexatoire à la mesure de révocation prise à l'encontre de M. Jean-Claude X... résultaient des énonciations du procès-verbal de la délibération extraordinaire du 7 juillet 1989 selon lesquelles il était demandé à M. Jean-Claude X... de remettre les clés de l'entreprise, les documents qu'il aurait en sa possession et de ne plus s'y présenter ; qu'en s'abstenant de caractériser l'atteinte à la réputation ou à l'honorabilité du gérant révoqué, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 1382 du Code civil ;

Mais attendu qu'ayant retenu qu'il avait été demandé au terme de l'assemblée générale à M. Jean-Claude X... de remettre les clés de l'entreprise et les documents appartenant à la société qu'il aurait en sa possession et de ne plus s'y présenter, la cour d'appel a pu décider que la révocation décidée par la société avait été faite dans des conditions brusques et vexatoires constitutives d'une faute ; qu'elle a légalement justifié sa décision ; que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le quatrième moyen, pris en ses deux branches : (sans intérêt) ; Mais sur le premier moyen : Vu l'article 1382 du Code civil ; Attendu que pour condamner M. Philippe Y... in solidum avec la société Sewf au paiement

de dommages-intérêts envers M. Jean-Claude X..., la cour d'appel a retenu que M. Philippe X... apparaissait avoir décidé la révocation du gérant dans un but personnel, sous couvert de divergences avec son frère sur la politique à mener ;

Attendu qu'en se déterminant par de tels motifs, impropres à caractériser la faute personnelle de M. Philippe X..., la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ;

PAR CES MOTIFS : CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il a condamné M. Philippe X..., in solidum

avec la Sewf, au paiement de dommages-intérêts envers M. Jean-Claude X..., l'arrêt rendu le 5 décembre 1991, entre les parties, par la cour d'appel de Rouen ; remet, en conséquence, quant à ce, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Caen.

Textes cités : 2° : Code civil 1382 Demandeur : Société d'exploitation Wohlshlegel et fils et autre Défendeur : M. Jean-Claude Wohlschlegel. Composition de la juridiction : Président : M. Bézard ., Rapporteur : Mme Loreau., Avocat

général : M. Raynaud., Avocats : la SCP Delaporte et Briard, la SCP Guiguet, Bachellier et Potier de la Varde.

Décision attaquée : Cour d'appel de Rouen 5 décembre 1991 (Cassation partielle.) Revue des sociétés 1995 p. 281

Sanction de la révocation d'un gérant de SARL intervenue dans des conditions brusques et vexatoires.

COUR DE CASSATION (COM.). 1er février 1994. Sté d'exploitation Wohlschlegel et fils et autre c/ M. Jean-Claude Wohlschlegel.

Yves Chartier, Agrégé des Facultés de droit SOCIETE A RESPONSABILITE LIMITEE. - GERANT. - REVOCATION. - CONDITIONS

BRUSQUES ET VEXATOIRES. - FAUTE (OUI). - REPARATION. - CHARGE. Sommaire Ayant retenu qu'il avait été demandé à un gérant de société à responsabilité limitée, au

terme d'une assemblée générale au cours de laquelle il avait été révoqué, de remettre les clés de l'entreprise et les documents appartenant à la société qu'il aurait en sa possession et de ne plus s'y présenter, une cour d'appel a pu décider que la révocation décidée par la société avait été faite dans des conditions brusques et vexatoires constitutives d'une faute.

En retenant, pour condamner l'associé majoritaire qui a voté la révocation, qu'il apparaissait avoir décidé celle-ci dans un but personnel, sous couvert de divergences avec le gérant sur la politique à mener, la cour d'appel, qui s'est déterminée par de tels motifs, n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 1382 du Code civil.

Décision LA COUR. - Attendu, selon l'arrêt attaqué, que M. Jean-Claude Wohlschlegel, qui était

gérant de la société d'exploitation Wohlschlegel et fils (la Sewf), a été révoqué de ses fonctions lors de l'assemblée générale du 7 juillet 1989 réunie à la demande de M. Philippe Wohlschlegel, associé majoritaire ; qu'il a assigné la Sewf et M. Philippe Wohlschlegel en paiement de dommages-intérêts pour révocation sans juste motif et dans des conditions brusques et vexatoires ;

Sur le deuxième moyen : (sans intérêt) ; Sur le troisième moyen : - Attendu que la Sewf et M. Philippe Wohlschlegel font encore grief

à l'arrêt d'avoir décidé que la révocation sans justes motifs de M. Jean-Claude Wohlschlegel était intervenue dans des conditions de brutalité donnant un caractère vexatoire à la mesure prise, alors, selon le pourvoi, que seule une mesure de révocation prise dans des conditions portant atteinte à la réputation ou à l'honorabilité du dirigeant peut revêtir un caractère vexatoire ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a décidé que les conditions de brutalité donnant un caractère vexatoire à la mesure de révocation prise à l'encontre de M. Jean-Claude Wohlschlegel résultaient des énonciations du procès-verbal de la délibération extraordinaire du 7 juillet 1989 selon lesquelles il était demandé à M. Jean-Claude Whohlschlegel de remettre les clés de l'entreprise, les documents qu'il aurait en sa possession et de ne plus s'y présenter ; qu'en s'abstenant de caractériser l'atteinte à la réputation ou à l'honorabilité du gérant révoqué, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 1382 du Code civil ; - Mais attendu qu'ayant retenu qu'il avait demandé au terme de l'assemblée générale à M. Jean-Claude Wohlschlegel de remettre les clés de l'entreprise et les documents appartenant à la société qu'il aurait en sa possession et de ne plus s'y présenter, la cour d'appel a pu décider que la révocation décidée par la société avait été faite dans des conditions brusques et vexatoires constitutives d'une faute ; qu'elle a légalement justifié sa décision ; que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le quatrième moyen, pris en ses deux branches : (sans intérêt) ; Mais sur le premier moyen : - Vu l'article 1382 du Code civil ; - Attendu que pour condamner

M. Philippe Wohlschlegel in solidum avec la société Sewf au paiement de dommages-intérêts envers M. Jean-Claude Wohlschlegel, la cour d'appel a retenu que M. Philippe Wohlschlegel apparaissait avoir décidé la révocation du gérant dans un but personnel, sous couvert de divergences avec son frère sur la politique à mener ; - Attendu qu'en se déterminant par de tels motifs, impropres à

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caractériser la faute personnelle de M. Philippe Wohlschlegel, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ;

PAR CES MOTIFS : - Casse et annule, mais seulement en ce qu'il a condamne M. Philippe Wohlschlegel, in solidum avec la Sewf, au paiement de dommages-interets envers M. Jean-Claude Wohlschlegel, l'arret rendu le 5 décembre 1991, entre les parties, par la cour d'appel de Rouen.

M. BEZARD, prés. ; Mme LOREAU, rapp. ; M. RAYNAUD, av. gén. ; SCP DELAPORTE et BRIARD, SCP GUIGUET, BACHELLIER et POTIER DE LA VARDE, av.

Note L'arrêt ci-dessus reproduit porte sur la révocation d'un gérant de société à responsabilité

limitée - précision qui n'apparaît pas à la lecture du texte, mais qui figure dans le sommaire publié au Bulletin de la Cour de cassation.

M. Jean-Claude Wohlschlegel, qui était gérant de la société Wohlschlegel et fils, a été démis de ses fonctions lors de l'assemblée générale de la société réunie à la demande de M. Philippe Wohlschlegel, associé majoritaire. Se plaignant des conditions dans lesquelles est intervenue la révocation, il a assigné celui-ci et la société en paiement de dommages-intérêts.

La révocation du gérant de SARL fait, on le sait, l'objet de l'article 55 de la loi du 24 juillet 1966 selon lequel (elle) « si (elle) est décidée sans juste motif, elle peut donner lieu à des dommages-intérêts ». Mais, outre ces dommages-intérêts, conséquence, selon lui, d'une absence de , M. Wohlschlegel en demandait d'autres, sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, en raison des conditions « brusques et vexatoires » de sa révocation. L'arrêt reproduit présente à cet égard un double intérêt : il admet l'application de ce dernier texte dans une telle hypothèse, et conduit à s'interroger sur la personne à qui incombe la réparation.

En l'espèce, il avait été demandé à M. Jean-Claude Wohlschlegel, au cours d'une assemblée générale, de remettre les clés de l'entreprise et les documents appartenant à la société qu'il aurait en sa possession et de ne plus s'y présenter. La Chambre commerciale juge que la cour d'appel a pu déduire de ces éléments que la révocation avait ainsi été décidée « dans des conditions brusques et vexatoires constitutives d'une faute ».

Très logiquement, elle exerce son contrôle sur la qualification juridique de la faute (V. par ex. Cass. 2e civ. 24 nov. 1955, D. 1956.163). A la vérité, il paraît difficile de ne pas admettre qu'un dirigeant révoqué doit remettre les clés et les documents en sa possession ; il est également logique qu'il ne puisse plus se présenter dans les locaux de l'entreprise. Mais le caractère brusque et vexatoire de cette demande paraît résulter de ce qu'elle a été faite, « au terme de l'assemblée générale », encore qu'il peut y avoir là un élément variable d'appréciation. On peut aussi supposer l'existence, retenue par la cour d'appel, d'éléments de fait sous-jacents qui n'apparaissent pas dans la formulation logiquement ramassée de l'arrêt reproduit.

C'est, semble-t-il, pour la première fois que la Cour de cassation a ainsi l'occasion d'étendre aux gérants de sociétés à responsabilité limitée une règle qui est en réalité de caractère très général puisqu'elle repose finalement sur la notion d'abus de droit. Les dommages-intérêts, sanction d'une faute, sont dus si la révocation « revêt un caractère abusif eu égard aux circonstances dans lesquelles elle est intervenue » (Cass. com. 27 mars 1990, Bull. civ. IV, n° 103, p. 68). Elle avait déjà été appliquée à plusieurs reprises pour la révocation du président du conseil d'administration ou du directeur général d'une société anonyme (V. par ex. Cass. soc. 19 oct. 1981, Rev. sociétés 1982.821, note Sitbon ; Grandes décisions de la jurisprudence, Les sociétés, éd. PUF, coll. Themis, par Y. CHARTIER et J. MESTRE, n° 35, p. 189).

Encore faut-il remarquer que les décisions faisant référence à l'abus de révocation ont été le plus souvent rendues dans des affaires où, finalement, il a été jugé que cet abus n'était pas caractérisé (V. Cass. com. 9 oct. 1990, Bull. civ. IV, n° 236, p. 164 ; Cass. com. 27 mars 1990, préc. ; Cass. com. 11 oct. 1988, Bull. civ. IV, n° 275, p. 188 ; Cass. com. 21 juin 1988, Bull. civ. IV, n° 236, p. 164). La voie est étroite. Mais peut-être l'arrêt reproduit marque-t-il un retour en grâce de cet « abus ». Et l'on rapprochera à cet égard, bien que les données de fait soient sensiblement différentes, et à vrai dire beaucoup plus caractéristiques, un autre arrêt rendu peu de temps après par la Chambre commerciale à propos d'un directeur général (Cass. com. 26 avr. 1994, Bull. civ. IV, n° 158, p. 125).

Dès lors en tout cas qu'est ainsi admise la sanction d'une révocation intervenue dans des conditions abusives, se pose la question de savoir à qui incombe la réparation. Car, dans les faits, ce sont nécessairement des personnes, dirigeants ou associés, qui sont à l'origine des comportements dont se plaint la victime.

Dans l'espèce, M. Jean-Claude Wohlschlegel s'était retourné non seulement contre la société, mais aussi contre son frère, associé majoritaire. Pour condamner celui-ci et la société in solidum, la cour d'appel avait retenu que M. Philippe Wohlschlegel « apparaissait avoir décidé la révocation du gérant dans un but personnel, sous couvert de divergences avec son frère sur la politique à mener ». La Chambre commerciale a cassé pour défaut de base légale au regard de l'article 1382 du Code civil, considérant que de tels motifs sont « impropres à caractériser la faute personnelle de M. Philippe Wohischlegel ».

La décision suggère deux observations. La première est que, bien que la faute ait nécessairement été commise par des personnes

physiques, elle remonte à la société, qui doit en assumer la responsabilité. On ne peut évidemment ici se référer à l'article 1384, alinéa 1, du Code civil, puisque les gérants ou les associés ne sont pas ses préposés. Mais la responsabilité incombe naturellement à la société parce que c'est, par définition, dans le cadre de son fonctionnement - d'un fonctionnement défectueux - que le gérant révoqué a dû subir des comportements vexatoires ou brusques. Comme le relève l'arrêt, la révocation a été « décidée par la société ».

La seconde tend à souligner que voter, fût-ce dans un intérêt personnel, n'est pas en soi, pour l'associé, constitutif d'une faute pouvant justifier une condamnation au profit d'un autre associé. Il faut être très prudent quand il s'agit de restreindre sous une forme ou sous une autre la liberté de voter, laquelle est un attribut essentiel de l'associé. Ce n'est pas une faute de voter la révocation d'un gérant parce qu'il ne vous convient plus. Certes la jurisprudence connaît-elle l'abus de majorité, et aussi l'abus de minorité. Mais ceux-ci sont enserrés dans d'étroites limites, dont le franchissement par M. Philippe Wohlschlegel n'était au demeurant ici même pas allégué.

Publication Bulletin civil février 1994 IV N° 53 Bulletin civil 1994 IV N° 53 PAGE 40 Revues Semaine juridique JCP G - édition générale 1994 N° 17 IV N° 921 PAGE 119 Semaine juridique JCP E - édition Entreprise 1994 N° 17 PANORAMA D'ACTUALITE N°

512 PAGE 175 Semaine juridique JCP N - édition notariale et immobilière 1994 37 ii 262 Semaine juridique JCP G - édition générale 1995 20 ii 22432 189-192

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Semaine juridique JCP G - édition générale 17 mai 1995 N° 20 PAGE 189 - NOTE D GIBIRILA CASS. COM. DU 13 MARS 2001, N° 98-16.197 , (JCP E 2001, 753 => PAS EN LIGNE!!!) Publication :Bulletin 2001 IV N° 60 p. 56

Revues : • Recueil Dalloz 2001. p. 1175. • Recueil Dalloz 2003. p. 51. • Revue des sociétés 2001. p. 818. • Revue trimestrielle de droit commercial 2001. p. 443.

République française Au nom du peuple français Sur le moyen unique, pris en sa première branche : Vu l'article 1382 du Code civil ; Attendu, selon l'arrêt attaqué, que Mme Z..., associée avec M. Y... et Mme X... de la société à responsabilité limitée MSR Recrutement, a été révoquée de son mandat de gérante par décision d'une assemblée générale du 7 février 1990 ; qu'invoquant la faute personnelle qu'ils avaient commise en décidant de sa révocation dans le seul dessein de lui nuire, elle a assigné ses deux associés en paiement de dommages-intérêts ; Attendu que pour rejeter sa demande, l'arrêt retient que quelle que soit leur gravité, les reproches adressés à M. Y... et à Mme X... concernant la décision de révocation, s'adressent à des associés qui, usant de leur liberté de vote, ont pris une décision d'associés engageant la société et que ces manquements, fussent-ils à finalité vexatoire et contraires à l'intérêt social, sont impropres à caractériser une faute personnelle des associés susceptible d'engager leur responsabilité à l'égard de Mme Z... ; Attendu qu'en statuant ainsi, alors qu'elle avait relevé que la décision de révocation avait été prise en violation flagrante des règles légales relatives à la tenue et à la convocation des assemblées des associés et alors qu'une décision inspirée par une intention vexatoire et contraire à l'intérêt social, caractérise de la part de ses auteurs une volonté de nuire constitutive d'une faute, la cour d'appel a violé le texte susvisé ; PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs : CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 6 mars 1998, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Paris, autrement composée. Textes cités : Code civil 1382

Demandeur : Mme Mesny Défendeur : M. Baumgartner, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société MSR Recrutement et autres. Composition de la juridiction : Premier président :M. Canivet, président., Rapporteur : M. Métivet., Avocat général : M. Lafortune., Avocats : la SCP Gatineau, M. Roger. Décision attaquée : Cour d'appel de Paris 6 mars 1998 (Cassation.)

Revue des sociétés 2001 p. 818

La responsabilité des associés d'une SARL en raison des fautes commises lors de la révocation du gérant Note sous Cour de cassation (com.) 13 mars 2001 Mesny c/ Baumgartner Bruno Dondero, Maître de Conférences à l'Université de Paris I (Parthéon-Sorbonne) SOCIETE A RESPONSABILITE LIMITEE - GERANT - REVOCATION - ASSOCIE - VOLONTE DE NUIRE - RESPONSABILITE DELICTUELLE Sommaire Une décision de révocation prise en violation des règles légales relatives à la tenue et à la convocation des assemblées des associés, inspirée par une intention vexatoire et contraire à l'intérêt social caractérise de la part de ses auteurs une volonté de nuire constitutive d'une faute. Rép. sociétés Dalloz, v° Société à responsabilité limitée, n° 631, par J. Hémard. Décision LA COUR. - Sur le moyen unique, pris en sa première branche : Vu l'article 1382 du code civil ; Attendu, selon l'arrêt attaqué, que Mme Mesny, associée avec M. Horovitz et Mme Baudet de la SARL MSR Recrutement, a été révoquée de son mandat de gérante par décision d'une assemblée générale du 7 février 1990 ; qu'invoquant la faute personnelle qu'ils avaient commise en décidant de sa révocation dans le seul dessein de lui nuire, elle a assigné ses deux associés en paiement de dommages-intérêts ; Attendu que pour rejeter sa demande, l'arrêt retient que quelle que soit leur gravité, les reproches adressés à M. Horovitz et à Mme Baudet concernant la décision de révocation, s'adressent à des associés qui, usant de leur liberté de vote ont pris une décision d'associés engageant la société et que ces manquements, fussent-ils à finalité vexatoire et contraires à l'intérêt social, sont impropres à caractériser une faute personnelle des associés susceptible d'engager leur responsabilité à l'égard de Mme Mesny ; Attendu qu'en statuant ainsi, alors qu'elle avait relevé que la décision de révocation avait été prise en violation flagrante des règles légales relatives à la tenue et à la convocation des assemblées des associés et alors qu'une décision inspirée par une intention vexatoire et contraire à l'intérêt social, caractérise de la part de ses auteurs une volonté de nuire constitutive d'une faute, la cour d'appel a violé le texte susvisé ; PAR CES MOTIFS, [...], casse [...], renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée [...].

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M. CANIVET, premier président ; M. DUMAS, président ; M. MEHUET, rapporteur ; Me LAFORTUNE, avocat général ; SCP GATINEAU, Me Roger CRU, avocat

Note 1. La gérante associée d'une société à responsabilité limitée pluripersonnelle avait été

révoquée de son mandat par une décision des associés prise en assemblée générale. Elle assigna ses coassociés en paiement de dommages-intérêts, invoquant qu'ils ne l'avaient révoquée que dans le dessein de lui nuire.

La demande de la gérante limogée fut rejetée par la cour d'appel de Paris, qui jugea que les reproches adressés par la demanderesse à ses coassociés concernaient une décision engageant la seule société, et qu'aucune faute personnelle susceptible d'engager la responsabilité des associés n'avait été caractérisée à leur égard (V. Paris, 6 mars 1998, Droit des sociétés 1998, com. n° 106, note D. Vidal ; Rev. sociétés 1998, p. 436, obs. Y. Guyon ; RTD com. 1998, p. 339, obs. C. Champaud et D. Danet).

Par un arrêt en date du 13 mars 2001, la Chambre commerciale de la Cour de cassation censure la décision des juges parisiens, celle-ci se voyant reprocher la violation de l'article 1382 du code civil (Com., 13 mars 2001, Bull. IV, n° 60 ; D. 2001, p. 1175, obs. A. Lienhard ; www.droit21.com, Dr2l.2001, ER 024, note P. Le Cannu ; Droit des sociétés 2001, com. n° 101, note F.-X. Lucas ; JCP éd. E, 2001, p. 953, note A. Viandier ; RTD com. 2001, p. 443, obs. C. Champaud et D. Danet ; Bull. civ. 2001, p. 891, note C. Prieto).

2. L'arrêt de la Cour de cassation est intéressant en ce qu'il traite de la question peu connue du rapport entre les fautes des associés et la responsabilité de la société. Si l'on sait que les dirigeants sociaux ne sont responsables envers les tiers que des fautes séparables de leurs fonctions (V. not. com., 20 oct. 1998, Bull. IV, n° 254 ; JCP éd. E, 1998, p. 2025, note A. Couret ; Rép. Defrénois 1999, p. 240, note P. Le Cannu ; Droit des sociétés 1999, com. n° 3, note T. Bonneau ; Bull. Joly 1999, p. 88, note J.-F. Barbièri ; D. 1999, jur. 639, note M.-H. de Laender), la situation des associés est moins claire. Tout comme les dirigeants, ils sont amenés à prendre des décisions pour le compte de la société, dans l'intérêt de celle-ci. Dès lors, les fautes des associés qui entacheraient la prise de ces décisions ne sont-elles pas des fautes de la société ? L'espèce soumise à la Cour de cassation présentait un cas de révocation du dirigeant social doublement fautive de la part des associés, qui avaient violé les règles relatives à la tenue et à la convocation des assemblées, d'une part, et n'avaient limogé la gérante que par inimitié envers elle, au mépris de l'intérêt de la société, d'autre part. Du caractère fautif de la décision de révocation (I), la Cour de cassation déduit la responsabilité personnelle des associés (II).

I. Le caractère fautif de la décision de révocation

3. Deux éléments, constatés par la cour d'appel de Paris, sont retenus par la Cour de cassation pour justifier la censure de l'arrêt soumis à son examen. Ces éléments, qui interviennent sur un plan distinct (la procédure de révocation d'une part, les motifs de la révocation d'autre part), confèrent à la décision de révocation un caractère fautif. Celui-ci résulte tant de la violation des règles relatives à la tenue et à la convocation des assemblées (A) que du but recherché par les auteurs de la décision de révocation (B).

A. - La violation des règles relatives à la tenue et à la convocation des assemblées

4. Aux termes de l'arrêt commenté, la cour d'appel de Paris avait relevé que « la décision de révocation [de la gérante] avait été prise en violation flagrante des règles légales relatives à la tenue et à la convocation des assemblées des associés ». Elle n'en avait pas déduit, toutefois, l'existence d'une faute personnelle des associés. La Cour de cassation reproche de ce fait aux magistrats parisiens de n'avoir pas retenu la responsabilité des associés ayant convoqué de manière irrégulière l'assemblée qui a statué sur la révocation de la gérante.

5. La lecture de l'arrêt attaqué révèle que la gérante associée avait été convoquée tardivement à l'assemblée devant statuer sur sa révocation, et qu'un associé avait convoqué lui-même l'assemblée, sans avoir sollicité la gérante à cette fin.

Le non-respect du délai de convocation de quinze jours prévu par l'article 38 du décret du 23 mars 1967 constitue une violation de ce texte. La référence aux « règles légales » pourrait par conséquent être critiquée, la norme violée par les associés étant en réalité de nature réglementaire. Mais il est vrai que l'article L. 223-27 du code du commerce (anciennement article 57 de la loi du 24 juillet 1966) se réfère expressément aux textes réglementaires quant à la détermination des formes et délais relatifs à la convocation aux assemblées, et l'on pourrait encore voir dans la convocation tardive une forme de non-convocation, constitutive d'une violation de l'article L. 223-28, alinéa 1er du code du commerce (anciennement article 58, alinéa 1er de la loi de 1966), aux termes duquel « chaque associé a droit de participer aux décisions [prises en assemblée] ».

L'article L. 223-27 dispose, en matière de société à responsabilité limitée, que la convocation est faite par le gérant et ouvre cette possibilité au commissaire aux comptes s'il en existe un. Il permet par ailleurs aux associés détenant une certaine quantité de parts sociales de « demander la réunion d'une assemblée », et à tout associé de demander en justice la désignation d'un mandataire chargé de convoquer l'assemblée et de fixer son ordre du jour. Mais demander la réunion d'une assemblée et la réunir soi-même sont deux choses distinctes, et la jurisprudence interdit aux associés de convoquer directement une assemblée (V. ainsi com., 4 mars 1974, Bull. IV, n° 77 ; Rev. sociétés 1975, p. 69 ; Paris, 15 déc. 1995, Rev. sociétés 1996, p. 356, obs. Y. Guyon).

6. Les suites de la cassation de l'arrêt attaqué méritent encore d'être explicitées au regard de l'espèce. La Cour de cassation reproche à la cour d'appel de n'avoir pas retenu la responsabilité personnelle des associés alors que cette juridiction avait constaté à leur charge une « violation flagrante des règles légales » relatives à la convocation des associés aux assemblées. Pourtant, la convocation n'avait été le fait que d'un seul associé. C'est dire que la cour de renvoi devra, pour condamner également l'autre associé au versement de dommages-intérêts à la gérante révoquée, constater que le non-respect des règles de convocation lui était attribuable.

B. - Le but recherché par les auteurs de la décision de révocation 7. Les magistrats parisiens avaient constaté que la décision de révocation prise par les

associés relevait d'une « intention vexatoire et contraire à l'intérêt social ». L'absence de prise en compte du caractère fautif de la méconnaissance de l'intérêt social justifie la cassation.

8. L'intérêt social peut désigner tant l'objectif général qui doit être poursuivi par les personnes agissant pour le compte de la société que l'intérêt concret de celle-ci, rapporté à un acte déterminé (Rapp. C. Ruellan, La loi de la majorité dans les sociétés commerciales, th. Paris II, 1997, n° 495 : « L'intérêt social est déterminable dans son principe et à chaque fois déterminé au regard d'un contexte économique, juridique, humain renouvelé et contraignant, se cristallisant dans la décision sociale. »). Le caractère distinct de ces deux acceptions est illustré par la théorie de l'abus du droit de vote, qui les sollicite toutes deux. Ainsi, l'associé qui commet un abus de majorité a en

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premier lieu poursuivi un autre intérêt que celui de la société, puisqu'il a tenté de favoriser son intérêt au détriment de celui du (des) minoritaire(s). En second lieu, la décision abusive a porté une atteinte concrète à l'intérêt de la société, puisque la Cour de cassation exige que celle-ci ait subi un préjudice (Ainsi com., 4 oct. 1994, Bull. IV, n° 278 ; Rép. Defrénois 1995, p. 251, note P. Le Cannu ; Civ. 3e, 18 juin 1997, Bull. III, n° 147 ; Bull. Joly 1997, p. 968, note P. Le Cannu).

Ni la décision commentée ni l'arrêt censuré n'ont semble-t-il pris en compte l'atteinte concrète à l'intérêt de la société - c'est-à-dire le préjudice que lui avait causé le départ de la gérante en place. En revanche, la finalité de la révocation a été prise en considération, ce que confirme la mention de l'intention vexatoire. Si les associés se sont préoccupés de brimer la gérante, ils ont de ce fait perdu de vue l'intérêt de la société, qu'ils doivent rechercher lorsqu'ils agissent en qualité d'associés (de ce fait, la décision de révocation n'était pas tant « contraire » à l'intérêt social qu'elle ne lui était étrangère car animée par un autre dessein - celui de nuire à la gérante en place). Ils ont ainsi commis un détournement de pouvoir, comparable à celui commis lors d'un abus de majorité.

Il convient de rappeler que les décisions sociales prises par les associés ne constituent pas l'exercice d'un droit subjectif mais celui d'un pouvoir, prérogative visant à satisfaire un intérêt au moins partiellement distinct de l'intérêt de celui qui la met en oeuvre (sur la distinction du droit subjectif et du pouvoir, V. E. Gaillard, Le pouvoir en droit privé, Economica 1985, sp. n° 20). L'intérêt devant être recherché est bien évidemment celui de la société (V. ainsi K. Adom, La révocation des dirigeants de sociétés commerciales, Rev. sociétés 1998, p. 487, sp. n° 21 : « La révocation est un droit essentiel que les associés exercent, ou devraient exercer, exclusivement dans l'intérêt de la société. »). De ce fait, l'associé n'a pas la « liberté de vote » qui avait été relevée par la cour d'appel de Paris (pour les magistrats parisiens, « quelle que soit leur gravité, les reproches formulés à cet égard à l'encontre des appelants s'adressent à des associés qui, usant de leur liberté de vote, ont, en cette qualité, pris une décision d'associés engageant la société »), et il devrait en être ainsi même lorsque le dirigeant social est révocable ad nutum. Mais il est vrai que les associés auraient été condamnés à verser des dommages-intérêts à la gérante révoquée quand bien même le droit de vote aurait eu la nature de droit subjectif. On sait en effet que l'exercice d'un droit subjectif dans le seul dessein de nuire à autrui constitue un abus de droit, susceptible d'engager la responsabilité de son auteur (V. J. Ghestin, G. Goubeaux et M. Fabre-Magnan, Traité de droit civil - Introduction générale, 4e éd., LGDJ 1994, n° 761 et s. ; G. Cornu, Droit civil - Introduction - Les personnes - Les biens, 10e éd., Montchrestien 2001, n° 147 et s.).

Les fautes entachant la décision de révocation ayant été caractérisées par la cour d'appel de Paris, celle-ci aurait dû en tirer les conséquences et condamner les associés à réparer le préjudice causé à la gérante révoquée.

II. La responsabilité personnelle des associés

9. La solution de la Cour de cassation est claire : les associés devaient supporter les conséquences dommageables de leurs fautes (A). Ils ne peuvent donc pas s'abriter derrière l'écran de la société, ce que leur aurait permis la théorie dite de la faute détachable des fonctions. On peut cependant hésiter quant au sens de la décision commentée. La théorie de la faute détachable est-elle toujours inapplicable aux actes des associés, ou bien la Cour de cassation n'a-t-elle fait qu'en écarter les effets dans l'espèce qui lui était soumise (B) ?

A. - La réparation par les associés du préjudice causé par leurs fautes

10. Les associés devaient réparer les conséquences dommageables de leurs fautes, qui avaient consisté en la violation des règles relatives à la tenue et à la convocation des assemblées, et en la poursuite d'une intention vexatoire, de manière contraire à l'intérêt social. Cette solution soulève cependant plusieurs questions, tenant au lien de causalité entre les fautes des associés et le préjudice subi par la gérante, à la forme de la réparation due par les associés, et enfin à la pertinence de l'application de l'article 1382 du code civil.

11. La gérante avait subi un préjudice du fait qu'elle n'avait pas été convoquée régulièrement à l'assemblée qui devait statuer sur sa révocation. Cette assemblée ayant été convoquée par un associé, dont il est constaté qu'il n'avait fait parvenir que tardivement la lettre de convocation à la gérante (V. Paris, 6 mars 1998, préc.), le lien de causalité entre la faute que constitue cette violation des règles de convocation et le préjudice de la gérante apparaît indiscutable. La condamnation de l'associé qui n'avait pas procédé à la convocation irrégulière supposera la démonstration de la faute de cet associé et du lien de causalité entre celle-ci et le préjudice de la gérante révoquée (V. supra, n° 6). Le lien de causalité entre ce préjudice et la faute commise par les associés apparaît en tous les cas facilement démontrable.

En revanche, on peine à saisir le lien de causalité entre le préjudice causé à la gérante révoquée et les motifs de la décision de révocation, qui contribuent à caractériser la faute commise par les auteurs de la décision. La contrariété d'une décision à l'intérêt social cause un préjudice à la société, pas à son dirigeant. Ce ne peut donc être que l'intention vexatoire ayant justifié la révocation qui a causé un préjudice à la gérante. Mais à dire vrai, une simple intention ne saurait causer un préjudice. C'est en réalité l'intention mise en rapport avec la révocation qui cause le préjudice : la gérante a été révoquée de manière injustifiée, et ne l'aurait pas été si ses coassociés n'avaient pas été animés d'une intention vexatoire. Un texte sanctionne la révocation sans juste motif du gérant de SARL. L'article L. 223-25 du code du commerce (anciennement article 55 de la loi du 24 juillet 1966) dispose en effet qu'une telle révocation peut donner lieu à dommages-intérêts. On conçoit aisément que la volonté de nuire au gérant ne constitue pas un juste motif au sens du texte précité (sur la notion de juste motif, V. M.-H. de Laender, La révocation des dirigeants sociaux, Droit des sociétés 2000, chr. n° 9, sp. n° 17 et s.). Cependant, c'est alors la société qui est débitrice de dommages-intérêts, ceux-ci visant à réparer le préjudice causé au gérant par la révocation injustifiée (V. la note précitée de M. le professeur Lucas sous l'arrêt commenté. Au cas d'espèce la société aurait donc dû être tenue de verser ces dommages-intérêts, par application de l'article L. 223-25 du code de commerce, si elle avait été assignée par la gérante révoquée. Cette solution aurait été quelque peu paradoxale, puisque la société aurait dû supporter les conséquences de l'absence de juste motif de la révocation, absence caractérisée par le fait que la décision était inspirée par une intention « contraire à l'intérêt social ». Du fait qu'une décision avait été prise contre l'intérêt de la société, cette même société aurait donc été tenue de réparer les conséquences de la décision !). Il ne semble pas que la gérante révoquée ait intenté une action contre la société elle-même (la société étant en liquidation judiciaire, il est vrai qu'une demande de dommages-intérêts avait sans doute peu de chances de prospérer). Pourtant, le jeu simultané de l'art. L. 223-25 du code du commerce et de l'article 1382 du code civil aurait sans doute permis d'engager à la fois la responsabilité de la société et celle des associés, qui auraient alors été tenus in solidum au paiement de dommages-intérêts (Rapp. com., 1er févr. 1994, Bull. IV, n° 53 ; Bull. Joly 1994, p. 413, note R. Baillod ; JCP éd. G, 1995, II, 22432, note D. Gibirila ; Rev. sociétés 1995, p. 281, note Y. Chartier, arrêt cassant pour défaut de base légale l'arrêt d'appel qui avait condamné in solidum la société et l'associé majoritaire, les motifs retenus par

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la cour d'appel étant impropres à caractériser la faute personnelle de l'associé. V. également, pour une révocation abusive engageant in solidum la responsabilité d'une société anonyme et de son actionnaire, Paris, 27 oct. 1995, Bull. Joly, 1996, p. 45).

12. Le législateur ayant prévu que la révocation du gérant de SARL pouvait donner lieu à l'attribution de dommages-intérêts lorsqu'elle était dépourvue de juste motif, l'admission de ce mode de réparation ne soulève aucune difficulté, même lorsque la demande est formée contre un associé.

En revanche, le législateur ne sanctionnant expressément le non-respect des règles relatives à la tenue et à la convocation des assemblées que par l'annulation, facultative pour le juge, des assemblées litigieuses (article L. 223-27, alinéa 5 du code du commerce) (V. ainsi com., 4 mars 1974 et Paris, 15 déc. 1995, préc.), on pourrait douter de la possibilité pour le juge de prononcer une condamnation à dommages-intérêts en cas de convocation irrégulière d'une assemblée. Cependant, les caractères facultatif et relatif (Com., 5 déc. 2000, Bull. IV, n° 192 ; D. 2001, p. 239, obs. A. Lienhard, admettant la ratification par le demandeur à la nullité des résolutions prises dans le cadre d'une assemblée irrégulièrement convoquée) de la nullité de l'assemblée irrégulièrement convoquée amènent à penser que cette nullité tend en réalité à réparer le préjudice causé par les irrégularités de la convocation. Cette nullité peut de ce fait être remplacée par l'allocation de dommages-intérêts, notamment lorsque l'annulation de l'assemblée irrégulièrement convoquée aura pour seul effet d'entraîner la répétition de cette assemblée, ce qui aurait sans doute été le cas en l'espèce. L'attribution de dommages-intérêts en lieu et place de l'annulation de l'assemblée répare ainsi de manière simple et efficace le préjudice subi par l'ex-gérante.

13. Une fois admis le principe de la condamnation des associés à réparer le préjudice causé par leurs fautes, l'on peut s'interroger sur la portée de la cassation de l'arrêt d'appel au visa de l'article 1382 du code civil. Le recours à ce texte pourrait sembler critiquable. L'article 1382 est certes utilisé par la Cour de cassation elle-même pour fonder l'obligation de l'associé de réparer le préjudice résultant des abus du droit de vote (V. ainsi, en matière d'abus de minorité, com., 6 juin 1990, Bull. IV, n° 171 ; Bull. Joly 1990, p. 782, note P. Le Cannu ; Rev. sociétés 1990, p. 606, note Y. Chartier). Pourtant, ce texte ne saurait en principe fonder l'action en responsabilité d'un associé contre son coassocié qui aurait méconnu l'intérêt social. La responsabilité de l'associé qui utilise son pouvoir dans un but autre que celui pour lequel il lui a été confié n'est pas, envers ses coassociés, de nature quasi délictuelle mais de nature contractuelle. L'associé s'est rendu coupable, dans cette hypothèse, de l'inexécution de son obligation d'agir dans l'intérêt commun des associés, obligation née du contrat de société et contenue dans l'article 1833 du code civil. Ce dernier texte (ou l'article 1147 du code civil) aurait donc semblé plus approprié à la critique de l'arrêt attaqué. La demanderesse ayant la qualité d'associée, l'application de l'article 1382 aurait dû être exclue. On sait en effet que le créancier d'une obligation contractuelle inexécutée « ne peut invoquer les règles délictuelles » (Ph. Malaurie et L. Aynès, Les obligations, vol. 2, 11e éd., Cujas 2001, n° 620). Une critique similaire pourrait valoir à propos de l'action en réparation du préjudice résultant de la violation des règles relatives à la convocation et à la tenue des assemblées, énoncées par les textes mentionnés précédemment (V. supra n° 5). Cependant, le visa de ce texte peut être expliqué autrement que par l'absence de fondement alternatif à la cassation.

Le terme d'abus de droit n'est pas employé par la Cour de cassation, et il est vrai que le droit de vote est un pouvoir, et non un droit subjectif (v. supra n° 8). L'application de la théorie de l'abus de droit (reposant principalement sur le critère de l'intention de nuire) justifierait cependant le recours à l'article 1382 du code civil (V. Soc., 11 juin 1953, Bull. IV, n° 443, arrêt aux termes duquel «

l'abus de droit, qu'il ait été commis dans le domaine contractuel ou extra-contractuel, engendre, dans tous les cas, la responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle de son auteur »). Une autre explication plausible réside dans le fait que le gérant n'est dans une relation contractuelle qu'avec la société, et non avec les associés de celle-ci. L'action du gérant contre les associés doit donc relever de l'article 1382 du code civil. Or l'on peut penser qu'en l'espèce, la gérante révoquée, qui était également associée, agissait « avant tout » au titre de sa première qualité (certes, aucun texte ne consacre le droit du gérant de SARL non associé à assister aux assemblées et à y être convoqué lorsqu'il n'est pas l'auteur de la convocation. Mais ces droits lui sont reconnus par la doctrine (voir ainsi SARL, Lefebvre 2000, n° 72670 pour l'obligation de convoquer le gérant non associé aux assemblées et n° 73915 pour le droit du gérant non associé d'assister à toutes les assemblées de la société). De plus, le gérant devant établir et signer le procès-verbal constatant les délibérations de l'assemblée, il apparaît pour le moins utile qu'il soit présent lors de l'assemblée).

B. - La portée du rejet de la théorie de la faute détachable 14. La société pouvait être tenue de payer des sommes à la gérante révoquée, en

application de l'article L. 223-25 du code du commerce (V. supra, n° 11). Mais, indépendamment de l'application de ce texte, la cour d'appel avait écarté toute responsabilité personnelle des associés en jugeant que la société pouvait seule être tenue de réparer le préjudice causé à la gérante. C'était là une application de la théorie de la faute détachable des fonctions, qui n'est pas accueillie par l'arrêt commenté.

15. Depuis bientôt trente ans, la Cour de cassation fait application aux dirigeants des personnes morales de la théorie dite de la faute détachable des fonctions (sur cette question, voir G. Auzero, L'application de la notion de faute personnelle détachable des fonctions en droit privé, D. Aff. 1998, p. 502). Par ce biais, la jurisprudence soustrait les dirigeants de la personne morale à l'obligation de réparer le préjudice causé aux tiers par les actes faits pour le compte du groupement (pour une application récente, V. Civ., 3e éd., 4 avr. 2001, Bull. III, n° 45 ; Droit des sociétés 2001, com. n° 102, note D. Vidal). Elle considère pour ce faire que la faute commise n'est pas détachable des fonctions du dirigeant, et doit donc peser sur la personne morale pour le compte de laquelle l'acte fautif a été accompli (il convient de relever que si la théorie de la faute détachable des fonctions est appliquée aux dirigeants des personnes morales, elle devrait également prendre effet lorsque le groupement pour le compte duquel des actes juridiques sont accomplis n'est pas doté de la personnalité morale (V. notre thèse, Les groupements dépourvus de personnalité juridique en droit privé, Paris X, 2001, n° 161)). L'effet d'écran du groupement connaît cependant une limite, tenant au caractère détachable des fonctions de la faute commise par le dirigeant.

16. En jugeant que « la décision inspirée par une intention vexatoire et contraire à l'intérêt social, caractérise de la part de ses auteurs une volonté de nuire constitutive d'une faute », la Cour de cassation rejette implicitement la théorie de la faute détachable. La portée de ce rejet est cependant incertaine.

La Cour de cassation a-t-elle voulu limiter l'application de la théorie de la faute détachable aux seuls dirigeants ? Les actes accomplis par les associés en cette qualité n'engageraient jamais la responsabilité de la société, les seuls associés étant tenus des conséquences de ces actes. Cette solution serait cependant critiquable. L'associé prend en effet, comme le dirigeant, des décisions pour le compte de la société, pouvant causer un préjudice aux tiers. Il en est ainsi de la décision de révocation des dirigeants - assimilables à des tiers de ce point de vue. De ce fait, l'extension aux associés de la théorie de la faute détachable serait justifiée, du moins lorsque leurs actes entraînent

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la prise d'une décision sociale, décision d'approbation d'une convention réglementée, par exemple. Les actes des associés n'aboutissant pas à la prise d'une décision sociale ne devraient en revanche engager que leur seule responsabilité (demande d'expertise de gestion par exemple).

Il apparaît plus opportun de permettre à l'associé de se retrancher derrière l'écran de la société sauf au cas où il serait sorti de ses fonctions, et aurait commis une faute détachable de celles-ci. L'arrêt commenté peut être lu en ce sens. Le fait de perdre de vue l'intérêt de la société pour se préoccuper seulement de satisfaire une inimitié personnelle peut sans doute être considéré comme une faute détachable des fonctions de l'associé (par le passé, la Cour de cassation a d'ailleurs jugé que seuls les associés majoritaires devaient répondre envers le minoritaire des conséquences de l'abus de majorité commis en assemblée (com. 6 juin 1990, préc.)). En agissant ainsi, les associés ne se sont pas comportés comme tels, mais ont commis des fautes engageant leur responsabilité personnelle, tant au titre de la violation des règles de tenue et de convocation des assemblées que de la motivation de la révocation. De ce fait, il était normal que la responsabilité de la société ne soit pas retenue en l'espèce. L'arrêt rendu par la Chambre commerciale le 13 mars 2001 ne priverait donc pas les associés de la protection de la théorie de la faute détachable.

Recherche: JCPE Cour de cassation, Chambre commerciale,13 Mars 2001

Cassation – renvoi Paris N° 98-16.197 (Publié au Bulletin) GAUTIER MESNY / BAUMGARTNER Contentieux Judiciaire Numéro JurisData : 2001-008646

Abstract Société à responsabilité limitée, révocation des dirigeants et mandataires sociaux,

révocation du gérant, absence de juste motif, article 55 alinéa 1 de la loi du 24 juillet 1966, révocation abusive, rejet justifié de l'action en responsabilité de la gérante contre les associés (non), violation de l'article 1382 du code civil (C.CIV), motifs, assemblée générale des associés, liberté du vote, engagement exclusif de la société par le vote des associés, motifs erronés, décision de révocation prise en violation des règles légales relatives à la tenue et à la convocation de l'assemblée générale, intention vexatoire et contraire à l'intérêt social des associés, preuve d'une volonté de nuire constitutive d'une faute personnelle des associés à l'égard de la gérante (oui), cassation.

Responsabilité civile pour faute, article 1382 du code civil (C.CIV), faute (oui), responsabilité personnelle des associés d'une société à responsabilité limitée (SARL) à l'égard du gérant, révocation abusive, assemblée générale, vote de la décision de révocation du gérant, rejet justifiée de l'action du gérant contre les associés (non), violation de l'article 1382 du code civil (C.CIV), liberté du vote, engagement de la société par le vote des associés, motifs erronés, décision prise en violation des règles légales relatives à la tenue et à la convocation des assemblées, intention vexatoire et contraire à l'intérêt social, preuve d'une volonté de nuire des associés constitutives d'une faute, cassation.

Résumé Pour rejeter la demande de la gérante d'une société à responsabilité limitée, révoquée de

son mandat par une décision de l'assemblée générale, et tendant à voir condamner les associés de la société sur le fondement de leur faute personnelle, l'arrêt retient que, quelle que soit leur gravité, les

reproches de la gérante concernant la décision de révocation s'adressent à des associés qui, usant de leur liberté de vote, ont pris une décision d'associés engageant la société et que ces manquements, fussent ils à finalité vexatoire et contraires à l'intérêt social, sont impropres à caractériser une faute personnelle des associés susceptible d'engager leur responsabilité à l'égard de la gérante. En statuant ainsi, alors qu'elle avait relevé que la décision de révocation avait été prise en violation flagrante des règles légales relatives à la tenue et à la convocation des assemblées des associés et alors qu'une décision inspirée par une intention vexatoire et contraire à l'intérêt social, caractérise de la part de ses auteurs une volonté de nuire constitutive d'une faute, la cour d'appel a violé l'article 1382 du code civil.

Décision Antérieure: Cour d'appel PARIS Chambre 3 section C 6 mars 1998 N° 020503 Code cité: Code civil, article 1382 Législation - Réglementation citée: Loi du 24 juillet 1966, article 5